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Caraïbe aux voix multiples

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Caraïbe aux voix multiples

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TRÉSORSDE L'ART

MONDIAL

Haïti

Siège ou duhoCe siège cérémoniel ou duho est un exemple caractéristique de l'art du bois sculpté desTaïnos, l'un des groupes de populations qui habitaient les Caraïbes avant la venue desEuropéens. Taillé dans la masse d'un tronc de gaïac, il représente un animal dans une atti¬tude assez dynamique, le dos, incurvé, formant siège et dossier (longueur : 78 cm ; hau¬teur maximum : 42 cm ; largeur maximum : 30,3 cm). Quand Christophe Colomb abordaà l'île d'Haïti, en 1492, les autochtones l'invitèrent à s'asseoir sur un duho, siège réservéaux personnages de haut rang. Le navigateur rapporta en Europe plusieurs de ces sièges ;ce beau spécimen, conservé au musée de l'Homme, est sans doute l'un d'entre eux.

Courrierdel'unesco

Une fenêtre ouverte sur le monde

DÉCEMBRE 1981 34» ANNÉE

PUBLIÉ EN 25 LANGUES

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Illustration : Ariane BaileyMaquettes : Philippe Gentil

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pages

4 CARAÏBE AUX VOIX MULTIPLES

par Alejo Carpentier

10 LA PLANTATION : L'EXIL ET LE ROYAUME

par Manuel Moreno Fraginals

14 TOUSSAINT LOUVERTURE, LE PRÉCURSEUR

par René Depestre

14 BOLIVAR : UNE VISION PROPHÉTIQUE

par Manuel Maldonado-Denis

16 UN ARC ET SES FLÈCHES

par René Depestre

29 DEVENIR CE QUE NOUS SOMMES

par Marion Patrick Jones

31 CALENDRIER LAGUNAIRE

par Aimé Césaire

31 ORTIZ, PÈRE DE L'ANTHROPOLOGIE CARAÏBÉENNE

par Lisandro Otero

32 LA VOCATION DE COMPRENDRE L'AUTRE

par Edouard Glissant

38 LA REVANCHE DE CALIBAN

par Roberto Fernandez Retamar

40 L'UNESCO ET LES CARAÏBES

41 JOSÉ MARTÍ : RÉVOLUTION ET CRÉATION

42 MARCUS GARVEY ET LE RÊVE AFRICAIN

par Kenneth Ramchand

43 LE REGGAE

par Sebastian Clarke

2 TRÉSORS DE L'ART MONDIAL

HAÏTI : Siège ou duho

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Notre couverture

Avec l'arrivée de Christophe Colomb et desEspagnols en 1492, commence aux Caraïbes,parmi les drames de la colonisation et de latraite des Noirs, un métissage culturel sansprécédent. L'Européen va se mêler à l'Indienet, surtout, au Noir pour former unconglomérat historique qui, dans sadiversité, n'en est pas moins uni par desstructures et des modes d'être fonda¬

mentaux. Ce numéro du Courrier de /'Unesco

est consacré à ce vaste creuset des cultures

qu'est la Caraïbe, à cette fusion dans laquellel'humanité peut voir l'un des moments lesplus originaux et les plus féconds de sonhistoire, et un signe de son avenir. Pour desraisons d'espace, il ne traite que des Antilles -l'archipel de la Caraïbe - en laissant de côtéles zones du continent américain qui, parleur histoire et leur géographie,appartiennent aussi aux Caraïbes. Sur lacouverture : Umbra/ (1949-1950), huile sur

toile du peintre cubain Wifredo Lam.

Photo © Luc Joubert. Musée national d'Art moderne. Pans

Caraïbe aux voix multiplespar Alejo Carpentier

Photo Goursat © Rapho, Paris

LES Caraïbes ont joué un rôle privilégiédans l'histoire du continent américain

et du monde. Tout d'abord, c'est par

elles que s'est révélée l'existence d'un autrepaysage, d'une autre végétation, d'autresterres. C'est à travers le journal de voyage deChristophe Colomb, à travers les lettres etles chroniques que celui-ci a envoyées auxRois Catholiques que l'Amérique est appa¬rue sur la planisphère et dans les esprits.Pour la première fois, l'homme pouvait sereprésenter exactement la terre : il savaitqu'elle était ronde, il était désormais enmesure de l'explorer en sachant où il allait.Pour la première fois dans l'histoire, il con¬naissait le monde dans lequel il vivait.

C'est un événement dont on ne saurait

trop souligner l'importance. On peut mêmedire qu'il divise l'histoire de l'humanité endeux grandes époques, avant la découvertede l'Amérique et après.

Voilà donc l'Amérique découverte et sou¬dain, par une série de coïncidences, cetteterre, et tout particulièrement celle desCaraïbes, devient le théâtre de la premièresymbiose, de la première rencontre entredes races qui ne s'étaient encore jamais croi¬sées en tant que telles : la race blanched'Europe, la race indienne d'Amérique,inconnue jusqu'alors, et la race noire d'Afri¬que, connue en Europe, mais insoupçonnéede l'autre côté de l'Atlantique. Symbiosemonumentale, riche de potentialités cultu¬relles extraordinaires, porteuse d'une civili¬sation totalement originale.

Or, cette découverte à peine faite, ceNouveau Monde, comme on l'appelait, àpeine révélé, un élément négatif va interve¬nir, que viendra compenser un autre, positifcelui-là.

L'élément négatif ? La notion de colonisa¬tion qui voit le jour avec la découverte del'Amérique. Auparavant, les Espagnols, etsurtout les Portugais, qui avaient le génie dela navigation, mais aussi les Anglais et lesFrançais, avaient exploré ce qu'ils appelaientles "îles des épices", mais jamais ilsn'avaient eu l'idée de créer, ni aux Indes ni le

ALEJO CARPENTIER, de Cuba, est l'un desprincipaux romanciers contemporains de langueespagnole. Parmi ses auvres traduites en plu¬sieurs langues, il faut citer La chasse à l'homme.Le Siècle des Lumières, Le Recours de laMéthode, etc. Il est aussi l'auteur d'une Historiade la música en Cuba ef de nombreux articles etessais sur la littérature et la musique latino-américaines. Il est mort en 1980. Le texte publié

ici est composé de larges extraits d'une interven¬tion qu'il fit à la télévision cubaine lors de la célé¬bration de la Carifesta, en 1979.

Carte hollandaise, datant de 1662, où l'on reconnaît l'arc que dessinent les îles de la Caraïbe.

LA CARAÏBE

ANTIGUA

ANTILLES NEERLANDAISES

BAHAMAS

BARBADE

BERMUDES

CAYMAN (¡tes)

CUBA

DOMINIQUE

GRENADE

GUADELOUPE

HAÏTI

JAMAÏQUE

Habitants

74 000

246000

225000

265000

58000

12 000

9728000

81000

97000

330 000

4833000

2 133 000

MARTINIQUE

MONTSERRAT

PUERTO RICO

REPUBLIQUEDOMINICAINE

SAINT CRISTOPHE, NEVISet ANGUILLA

SAINTELUCIE

SAINT VINCENT

et GRENADINES

TRINITEET TOBAGO

TURKS ET CAICOS (îles)

VIERGES (îles britanniques)

VIERGES (îles américaines)

Habitants

325000

13 000

3317000

5 124000

67000

113 000

96000

1 133 000

6000

12 000

104 000

long des côtes africaines, des colonies ausens propre du terme. Ils établissaient descomptoirs d'échanges commerciaux, fai¬saient du négoce, s'installaient parfois surles lieux, à raison d'une dizaine ou d'unequinzaine de familles par comptoir, maissans que s'implantât la notion de colonisa¬tion.

L'Espagne, elle, arrive en Amérique aveccette notion et le premier grand colonisateurà s'y établir après la découverte est le filsaîné de Christophe Colomb, Don Diego.Avec son épouse. Doña Maria Toledo, niècedu Duc d'Albe, il fonde une petite courRenaissance à Santo Domingo où vitGonzalo Fernandez de Oviedo, qui va deve¬nir le premier chroniqueur des Indes occi¬dentales ; bientôt, théâtres et universitéss'ouvrent dans la ville.

Cette idée de colonisation semble désor¬

mais bien implantée, mais l'histoire réservetoujours des surprises ; c'est, en l'occur¬rence, la venue des esclaves africains. Arra¬

ché au continent africain, le Noir qui arriveen Amérique enchaîné, entravé, tassédans les cales de bateaux insalubres, venducomme une marchandise, soumis aux condi¬

tions d'existence les plus dégradantes, lesplus inhumaines sera précisément le fer¬ment de l'idée d'indépendance. Au fil dutemps, ce sera lui, ce paria, ce rebut del'espèce humaine, qui nous dotera de rien demoins que la notion d'indépendance.

Si l'on avait une carte dotée de voyantsrouges signalant toutes les révoltes d'escla¬ves noirs sur le continent américain, on ver¬rait que, du 16° siècle à nos jours, il y en atoujours un qui clignote quelque part. Le

premier grand soulèvement eut lieu au16" siècle dans l'es mines de Buria, au Vene¬zuela : chef de la révolte, le noir Miguelréussit à créer un royaume indépendant,avec une cour, et même une église dissi¬dente dirigée par un évêque.

Très peu de temps après, il y eut au Mexi¬que la révolte de la Canada de Los Negros, sidangereuse pour les colonisateurs que leVice-Roi Martín Enrique de Almansa donnal'ordre de castrer sur le champ, sans autreforme de procès, tous les Noirs repris dansles montagnes. Il y eut ensuite Palenque dePalmares, où les esclaves noirs du Brésil

créèrent un royaume indépendant qui résistaà de nombreuses expéditions portugaises etréussit à maintenir son indépendance plus kde soixante ans. V

L'arc des îles de la Caraïbe

offre l'image d'un ensemblede terres bercées avec

douceur par les brises et lesvents alizés, comme le

suggère cette vuepanoramique, en troisclichés, des îlots des Saintes(1899). Christophe Colomb,face aux collines des

Caraïbes, s'écria enchanté :"Quelles merveilles I". Cette

esquisse (ci-contre) de lacôte nord-ouest d'Espanola(première appellationoccidentale d'Haïti et de la

République dominicaine),datée de 1493, est de la main

du navigateur lui-même. Lenord y est indiqué par unecroix avec deux points.

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î * U jû*A c.

S V

II

A Surinam, à la fin du 17e siècle, SantSam, Boston et Arabi prirent la tête d'unsoulèvement que ne réussirent pas à materquatre expéditions hollandaises. Citonsaussi la rébellion des Sastres à Bahia, et celle

dirigée par Aponte, à Cuba. Quant au Ser¬ment de Bois Caïman, son importance histo¬rique mérite qu'on s'y arrête.

En un lieu appelé Bois Caïman, les escla¬ves de la colonie française de Saint-Domingue (aujourd'hui la Républiqued'Haïti) se réunirent par une nuit d'orage etjurèrent de proclamer l'indépendance de leurpays que devait obtenir le grand Tous¬saint Louverture. C'est avec le Serment de

Bois Caïman que naît véritablement lanotion d'indépendance. Au concept decolonisation importé par les Espagnols àSaint-Domingue vient faire écho sur le

même- sol le concept de décolonisation,c'est-à-dire le début des guerres d'indépen¬dance, des guerres anticoloniales, quiallaient avoir des prolongements jusqu'à nosjours.

Je m'explique. Lorsque l'on étudie Y Ency¬clopédie, la plus célèbre, celle qui a été rédi¬gée notamment par Voltaire, Diderot, Rous¬seau et D'Alembert, vers le milieu du18e siècle, et dont les idées ont eu une sigrande influence sur les chefs de nos guer¬res d'indépendance, on s'aperçoit que leconcept d'indépendance n'y a encorequ'une valeur purement philosophique : il yest question de l'indépendance de l'hommeface à Dieu, face à la monarchie ; on y parlede libre arbitre, de liberté individuelle, maispas d'indépendance politique. Or, ce queréclamaient les Noirs de Haïti précurseurs

en cela de toutes nos guerres d'indé¬pendance c'était bien l'indépendancepolitique, l'émancipation totale.

D'aucuns pourraient faire valoir qu'en1791, date du Serment de Bois Caïman, il yavait longtemps que les Etats-Unis étaientindépendants. Certes, mais n'oublions pasque lorsque les treize colonies nord-américaines s'émancipèrent et devinrentindépendantes de la couronne britannique,leur structure ne subit aucun changement,qu'il s'agisse de la propriété foncière, ducommerce, etc. Personne n'imaginait, parexemple, qu'il pouvait y avoir une émancipa¬tion des esclaves. Il fallut attendre pour celala guerre de Sécession. Autrement dit, auxEtats-Unis, l'indépendance n'a en rien modi¬fié les structures internes.

Cette vision paradisiaque des îles,reflet du vieux rêve exotique, estcorrigée par la réalité. L'histoire desterres de la Caraïbe est jalonnéed'éruptions volcaniques, de séismeset de cyclones. L'éruption de laMontagne Pelée, en Martinique,devait, le 8 mai 1902, à 8 h 02 du,matin, anéantir dans les flammes, enmoins d'une minute, les charmes dela ville de Saint-Pierre (ci-contre),avec tous ses habitants

(28 000 morts). Quant aux cyclonesouragans alimentés par les

colores de Hu-Ra-Khan, le dieu du

vent caraïbe on en a recensé pasmoins de 13 au 17» siècle, 33 au 18*,28 au 19e et en ce siècle le bilan est

encore plus dramatique. Chaque îlegarde dans sa mémoire collective lablessure béante, le millésime cruel

d'un cyclone qui l'a particulièrementmalmenée. Il est impossible de nepas tenir compte du chemin de croixcosmique qu'est le cyclone dansl'histoire des peuples de la Caraïbe.

Il n'en alla pas de même en AmériqueLatine. A partir des soulèvements de Haïti,très vite suivis par les guerres d'indépen¬dance et la victoire finale d'Ayacucho en1824, les structures de la société et de la vie

quotidienne furent bouleversées par l'appa¬rition, sur le devant de la scène historique,d'un personnage dont l'existence n'avaitjusqu'alors pas compté sur le plan politique :le créole.

Qui était-il ce créole ? Ce terme, qui appa¬raît dans des documents américains à partirdes années quinze cent soixante, désigne,grosso modo, un homme né dans le Nou¬

veau Monde, qu'il soit métis d'Espagnol etd'Indien, métis d'Espagnol et de Noir, outout simplement Indien ou Noir né en Améri¬que, mais vivant en communauté avec lescolonisateurs. Ces créoles se sentaient

lésés. Dans sa "Lettre de la Jamaïque", l'undes documents les plus précieux que nouspossédions sur l'histoire de l'Amérique,Simon Bolivar, le libertador, parle de leurcondition avant les guerres d'indépen¬dance : "Nous n'étions jamais ni vice-rois, nigouverneurs, sauf cas vraiment extraordinai¬res, ni diplomates ; nous étions rarementévêques ou archevêques ; nous n'étionsmilitaires qu'à des postes subalternes etnobles que sans privilèges véritables. Enfin,nous n'étions ni magistrats, ni financiers etpresque jamais commerçants".

L'histoire de l'Amérique tout entière pré¬sente une caractéristique très importante :elle ne se développe qu'en fonction de lalutte des classes. À la différence des Euro¬péens, nous n'avons connu ni guerres desuccession, ni guerres féodales, ni 'guerres

de religion au sens strict. Notre lutte cons¬tante, qui a duré plusieurs siècles, a d'abordété celle des conquérants contre les classesautochtones, qu'ils ont dominées et oppri¬mées. Ce fut ensuite celle des colonisateurs

contre les conquérants : arrivés plus tard,les colonisateurs tentèrent de créer une oli¬

garchie, d'exercer leur autorité ; ils réussi¬rent d'ailleurs à détruire la classe des con¬

quérants qui, presque tous, moururentmisérables, assassinés ou exilés.

Ce fut enfin la lutte du créole contre le

colonisateur, devenu l'aristocrate, l'oligar¬que. Avec les guerres d'indépendance, cesont les fils de l'Amérique qui se soulèventcontre l'Espagnol. Mais le créole vainqueurva créer une nouvelle oligarchie que devrontcombattre l'esclave, le dépossédé, et une iclasse naissante qui comprend presque

La machette (grand coutelas utilisédans la Caraïbe comme coupe-

coupe ou sabre d'abattage) estprésente dans la vie réelle et dansl'imaginaire des peuples de larégion. Outil de travail dans lesplantations de canne à sucre, dansles bananeraies (photo de gauche),ustensile d'usage quotidien ilsert, par exemple, à décapiter lesnoix de coco fraîchement

coupées la machette fut aussiune arme dans les luttes de

libération ; elle intervient, avec une

valeur symbolique, dans des dansesantillaises, comme celle qui estreprésentée ci-dessous.

i toute l'intelligentsia (intellectuels, écrivains," professeurs, maîtres d'école, etc.), admira¬

ble classe moyenne qui va se développerdurant tout le 19a siècle jusqu'à aujourd'hui.

C'est dans cette dernière lutte, qui s'estprolongée jusqu'au milieu de notre siècle,qui se poursuit encore, que s'est affirmé lesentiment national des pays américains. Vic¬torieux sur l'ensemble du continent, lecréole a commencé à se chercher une iden¬

tité propre. Plus tard, avec l'essor des mou¬vements d'indépendance dans les Antilles,va surgir la conscience de l'identité jamaï¬quaine, martiniquaise, ou curaçaïenne, brefcelle des différentes îles qui forment notrevaste monde caraïbéen et ont acquis leurcaractère propre.

L'histoire des Caraïbes est jalonnée degrands noms. Ces hommes, qui l'ont forgée,nous prouvent qu'il existe ce que l'on pour¬rait appeler un humanisme caraïbéen. Loinde limiter leur action, leur pensée, leurexemple à leur milieu propre, ils ont regardévers les peuples voisins. À l'interpénétrationdes idées est venue s'ajouter l'interactiondes hommes. Mus par des aspirations com¬munes, les peuples des Caraïbes ont tou¬jours ardemment souhaité se comprendre.

Originaire de Curaçao, l'amiral Brion aappuyé Simon Bolivar dans sa lutte pourl'indépendance au Venezuela, en Colombie,en Equateur, au Pérou et en Bolivie. Pétion,alors président de Haïti, a demandé à cemême Bolivar de l'aider, moralement etmatériellement, dans sa lutte pour l'abolitionde l'esclavage au Venezuela. MaximoGomez, qui obtint l'indépendance de Cuba,était dominicain. Les parents des frèresMaceo, qui se sont battus pour l'indépen¬dance de Cuba, avaient également participéà la guerre d'indépendance au Venezuela. Lebras droit de Maceo était vénézuélien, etc'est un Cubain, Francisco Javier Yanes, quia signé l'Acte d'Indépendance du Vene¬zuela. Le grand José Marti, apôtre de l'indé¬pendance de Cuba, dont la trajectoire politi¬que et historique a embrassé toute laCaraïbe, nous a laissé des pages émouvan¬tes, pleines de vérité et d'amour sur le Vene¬zuela, le Guatemala, le Mexique et les payscaraïbéens en général.

A travers cette interaction des hommes,cette communauté de pensée, les zonescontinentales du Mexique ainsi que duVenezuela et de la Colombie, qui ont étépeuplées d'esclaves africains au cours dumême processus de colonisation comme,aussi, au Pérou, à Guayaquil et au Brésilont fini par faire partie de ce conglomératcaraïbéen dont nous commençons à distin¬guer et à comprendre l'ensemble en con¬frontant ce qui nous unit et nous distingue,ce qui nous rend à la fois semblables et sin¬guliers, ce qui nous appartient en propre etce qui appartient à tous.

Alejo Carpentier

Construite pour protéger l'indépendance de la jeune Haïticontre un retour offensif des forces coloniales, la citadelle

Laferrière s'élève sur un promontoire dans le nord de lile, àprès de mille mètres au-dessus de la mer des Caraïbes. C'est leGénéral Henri Christophe, l'un des chefs de la rébellionnationale, qui entreprit son édification au début du 19* siôcle ;la construction, qu'illustre la peinture naïve ci-dessous, aurait,dit-on, occupé 20 000 hommes pendant neuf ans. Ce symbolede la libération d'Haïti est aujourd'hui en péril. Victimes desintempéries, de l'humidité et du foisonnement de la végétationtropicale, la citadelle et d'autres monuments ont été en outregravement endommagés par un tremblement de terre en 1842.A la suite d'une demande du gouvernement de la Républiqued'Haïti, M. Amadou-Mahtar M'Bow, Directeur général del'Unesco, a lancé le 10 mars 1980 un appel en faveur de lasauvegarde du patrimoine culturel haïtien.

La plantation :l'exil et le royaume

par Manuel Moreno Fraginals

Photo © D. Ceyrac, PansEXISTE-t-il une identité caraîbéenne ?

Cette question, maintes fois posée,tendrait à prouver soit que l'on n'a ni

conscience ni certitude de cette identité, soit

que certaines forces ont tout intérêt à lanier. L'"identité culturelle" est, à notre avis,

la résultante historique de l'évolution com¬mune d'un ensemble de facteurs socio-

économiques non moins communs.

Le grand arc de cercle des Antilles formeun éco-système insulaire ayant des caracté¬ristiques climatiques et géographiques iden¬tiques et, à l'origine, une faune et une floreanalogues.

Après l'irruption des Européens en Améri¬que, ces îles, par leur situation géographi¬que, devinrent le carrefour des voies mariti¬mes vers l'empire espagnol et, partant, la"frontière impériale" : c'est à ce titrequ'elles allaient être le siège des grandesbatailles de la guerre coloniale de rapine.Ainsi, les Antilles existèrent d'abord enfonction de cet empire, mais comme ellescontenaient aussi des richesses exploitables,elles prirent une importance intrinsèque dufait de leur potentiel économique.

Si Cuba, par exemple, était, au 18" siècle,le bastion de l'empire espagnol, c'était aussiun pays producteur de sucre et de tabac ; demême, la Jamaïque, base stratégique de lamarine anglaise, avait de très nombreusesplantations de canne à sucre.

Le climat de ces îles, leur situation géo¬

graphique et leur morphologie ont permis decréer, dans la majorité d'entre elles, unsystème esclavagiste de plantations sucriè-res. Ce type de plantation exigeait en effetdes conditions particulières : les terresdevaient être à proximité de la mer, bénéfi¬cier à la fois d'une certaine chaleur et d'une

certaine pluviosité, offrir des ressourcesforestières, et disposer d'un approvisionne¬ment en bétail. Il fallait aussi d'excellentes

liaisons maritimes entre le marché acheteur

MANUEL MORENO FRAGINALS, historien et

professeur d'université cubain, est conseiller duCentre d'études de la Caraïbe de la Maison des

Amériques. Parmi ses éuvres les plus récentes, ilfaut citer Desintegración/abolición de la esclavi¬tud en el Caribe.

(l'Europe) et le marché pourvoyeur de main-d'iuvre (l'Afrique).

Les Antilles avaient un peuplementautochtone commun qui fut décimé par unmême phénomène historique. Les culturesaborigènes des Caraïbes semblent remonterà plus de 2500 ans avant notre ère. La colo¬nisation fit de ces peuples la proie d'unsystème d'anéantissement dans lequell'exploitation barbare qu'ils subissaients'accompagna d'épidémies, de la destruc¬tion de leur économie, du traumatismepsychologique de la conquête, voire d'uneextermination délibérée. L'extinction des

Amérindiens dans les îles colonisées par lesEspagnols a été abondamment commentéepar les Anglais, les Français, les Hollandais,mais l'on oublie de dire comment le colonia¬

lisme anglais, français et hollandais a, luiaussi, systématiquement exterminé les abo¬rigènes des îles qu'il avait conquises.

Sur ces îles méthodiquement dépeupléesfut plaquée une structure économique com¬mune : la plantation esclavagiste, créationcaractéristique du capitalisme européen. Avrai dire, aucun pays colonisateur d'Europen'a le privilège de cette invention qui est lerésultat d'expériences coloniales successi¬ves. Il y eut d'abord à Sao Tomé un modèlede plantation portugaise, transposé en Amé¬rique par les Espagnols. Ce modèle hispano-portuguais fut perfectionné par les Anglaiset les Français (La Jamaïque et Saint-Domingue en sont de tragiques exemples),puis repris par le colonialisme espagnol, quirendit l'exploitation plus complexe encore àCuba.

C'est là un point sur lequel il faut insister,car certains historiens ont tendance à établir

une distinction entre les "esclavages" selonqu'ils sont d'origine anglaise, française, por¬tugaise ou espagnole. Or l'esclavage est un ;son but est partout le même : l'exploitationde la force de travail. La nationalité de

l'exploiteur importe guère. Nous refusonsl'idée des différences dues à la religion del'exploiteur, de même que nous refusonscelle d'esclavage "bénin" ou "malin". Pourla masse des esclaves, l'esclavage a toujoursété le même, les différences de degré sontdues à des raisons économiques, et non à lasuperstructure.

Nous refusons aussi toutes les connota¬

tions raciales de l'idée selon laquelle lesesclavagistes auraient marqué une préfé¬rence pour les Africains. La race africaine aété réduite en esclavage parce que l'Afriqueétait à l'époque un marché de main-d'peu coûteux et proche. Quand ces condi¬tions ont changé, au 19e siècle, on a importédes Chinois et des Indiens (de l'Inde), sansparler de quelques autres tentatives d'asser¬vissement sur une plus petite échelle.

Quant aux aborigènes antillais, on tentaégalement de les réduire en esclavage et deles vendre. En 1494, Christophe Colomb lui-même sélectionna 50 indigènes de la Hispa-niola (l'île d'Haïti), qui furent envoyés enEspagne afin d'être vendus comme escla¬ves. Aux dires de Las Casas, Colombescomptait, en vendant tous les Indiens del'île en même temps que diverses autresmarchandises, quelque quarante millions demaravedís de bénéfices. En 1508, la chasseaux Indiens destinés à être vendus comme

esclaves était légale aux Caraïbes. Et si l'onen croit les chiffres de Pedro Mártir de

Angleria, quelques quarante mille esclavescaraïbes ont été chassés, puis vendus pourtravailler dans les mines d'or entre 1508 etv

1513. La barbarie coloniale ayant exterminer

Des ethnies aborigènes quipeuplaient les îles de la Caraïbeavant la découverte et la

colonisation espagnole Caraïbeset Arawaks principalement ilsubsiste aujourd'hui bien peud'éléments. Quelques décennies decolonialisme européen ont suffipour entraîner l'extinction quasitotale de ces populations. Seulsquelques petits groupes surviventactuellement, dispersés dans toutela région. De leur culture il resteseulement quelques témoignages,de petite taille, mais d'une factureremarquable. En haut, têtesquelettique en basalte noir sculpté(hauteur : 22 cm), objet religieux oucérémoniel d'une population deculture taïno (arawak) de Porto

Rico. En bas, pierreanthropomorphe (12 cm de haut,17 cm de large) de la Républiquedominicaine, une de ces "pierres âtrois pointes" si célèbres auxAntilles, et important symboleanimiste, sûrement, de lacivilisation taïno.

Photo © Museo del Hombre Dominicano, Santo Domingo

11

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Située à moins de quatre kilomètres au large de Dakar (Sénégal),l'île de Gorée a servi aux diverses puissances européennes, à partirdu 15e siècle, d'escale maritime ou de marché d'esclaves. Derrièreles murs et dans les cachots de ses forteresses et de ses bâtissesétaient enfermés et entassés les esclaves africains, hommes et

femmes jeunes pour la plupart. Ils étaient ensuite embarqués versles plantations et les fabriques du Nouveau Monde, en particuliervers les Antilles, dans un voyage sans retour qui constitue l'un des

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grands drames de l'histoire, mais qui allait être aussi d'uneimportance capitale pour le destin culturel et politique de maintesterres américaines. Devant la haute valeur culturelle et historique

du patrimoine architectural de l'île, le Directeur général del'Unesco, M. Amadou-Mahtar M'Bow. a lancé, en décembre 1980.un appel international pour sa sauvegarde et sa mise en valeur. Enhaut, plan de l'île de Gorée d'après une gravure de 1779.

les populations indigènes, celles-ci ne pou¬vaient être intégrées aux plantations... Lesquelques groupes agressifs qui survécurentreprésentaient une gêne pour la produc¬tion ; aussi les extermina-t-on par un actegénocide dont on trouve un exemple typi¬que chez les Anglais et les Français de laMartinique.

A partir du 16° siècle, le système des plan¬tations commence donc à être établi dans

les îles hispaniques des Caraïbes : à Saint-Domingue (l'ancienne île d'Haïti), Porto Ricoet Cuba. Ce mode d'exploitation, au17» siècle, s'étend aux Petites Antilles, puisà la Jamaïque. Bientôt le système économi¬que de la plantation prédomine dans les îles.Son extension est liée évidemment à leur

étendue. Les petites Antilles sont couvertesde plantations : il ne reste plus de terres dis¬ponibles pour d'autres types de cultures, nimême de terrains non cultivés où l'esclave

en fuite pourrait se réfugier. Dans les Gran¬des Antilles, la zone des plantations alterneavec d'autres types d'exploitations, ce quipermet un plus grand essor social. Selonl'échelle, le système socio-économique de laplantation est plus ou moins perfectionné,mais il ne diffère pas fondamentalementd'une île à l'autre.

Toute plantation, lors de sa création, estun agrégat humain ; ce n'est pas unesociété. A ce premier stade, on peut la com¬parer à une prison dont presque tous lesdétenus se caractériseraient par : leur ori¬gine africaine, quoique d'ethnies différen¬tes ; leur moyenne d'âge entre 18 et30 ans ; un déséquilibre numérique pro¬fond entre les sexes, les femmes ne consti¬tuant qu'un pourcentage faible (10 à 30 %),voire nul, de la population.

Dans un tel système répressif, le temps detravail est étroitement réglementé et tout loi¬sir éliminé ; le régime alimentaire est fixé par

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les maîtres et soumis à leur bon vouloir éco¬

nomique ; le logement répond à des normesde stricte économie et de sécurité ; le vête¬

ment est uniformisé et fabriqué à la chaîne ;la vie sexuelle est subordonnée aux besoins

de la reproduction et les relations familialessont paralysées par le déséquilibre entre lenombre des hommes et celui des femmes.

Ce schéma caractéristique de presquetoutes les plantations au stade de leur fon¬dation se modifie avec le temps. Les rela¬tions entre les esclaves créent bientôt deshiérarchies (clandestines, il est vrai) ; desrapports d'intérêt et des liens de fraternité senouent ; avec la naissance des enfants seconstituent des cellules familiales générale¬ment matriarcales, puisque ce systèmeempêche le père de jouer son rôle. L'intégra¬tion sociale est certes entravée par une mor¬

talité supérieure à la natalité (conséquencelogique du déséquilibre entre les sexes et durégime carcéral) et l'on maintient un volumeconstant de main-d' par de nouveaux

apports migratoires. Néanmoins un phéno¬mène de socialisation a lieu sur la base d'uneidentité commune la condition d'esclave

les hommes libres étant tenus en marge.

La plantation exige un centre d'importa¬tion et d'exportation qui offre en outre touteune série de services indispensables àl'infrastructure du négoce. Ainsi naîtra uncertain type de centre urbain dans lequel ontrouvera à la fois des esclaves et des hom¬

mes libres, mais où le modèle carcéral de laplantation ne sera pas appliqué, ce quicréera des relations sociales différentes.

L'opposition entre ville et campagne, typi¬que de toutes les sociétés, prendra donc iciun sens encore plus précis. Mais sous lapression de facteurs exogènes (prix desesclaves, prix des produits de la plantation,etc.), et endogènes (rentabilité de l'entre¬prise, application des progrès technologi

ques, appauvrissement de la terre, etc.), lesplantations vont évoluer jusqu'à acquérircertaines caractéristiques sociales que l'onretrouvera dans toutes les îles.

Les esclaves des plantations des Caraïbes,quel que soit leur degré de socialisation, onttous été soumis au même phénomène de"déculturation". Nous entendons par là le

processus délibéré par lequel, à des finsd'exploitation économique, on supprime laculture d'un groupe humain pour faciliterl'expropriation des richesses naturelles duterritoire sur lequel ce groupe est établi etpour utiliser celui-ci, en le réduisant à l'escla¬vage ou au semi-esclavage, comme force detravail non qualifiée et peu coûteuse. Dansles sociétés américaines de plantation, la"déculturation" peut ainsi apparaîtrecomme une sorte de moyen technologiquede rentabiliser au maximum le travail.

La "déculturation" fait partie d'un proces¬sus qui visait à faire perdre aux esclavestoute identité : on leur enlevait jusqu'à leurnom. En compulsant des milliers et des mil¬liers de Relations sur les esclaves des Caraï¬

bes, nous en avons trouvé une vingtaineseulement dans lesquelles figure le nom afri¬cain d'origine. Non seulement on coupait lesesclaves de leurs habitudes alimentaires ouvestimentaires et de leur mode d'habitat tra¬

ditionnel, mais on leur interdisait de prati¬quer leur musique et leur religion. En outre,on leur imposait la langue du maître. Seuleune vie clandestine des valeurs culturelles

originelles pouvait s'opposer à ce processusde déculturation. C'est ainsi qu'a commencéla lutte entre la culture dominante, qui sevoulait facteur d'intégration et de soumis¬sion, et la culture dominée devenue moyende résistance. Ce "conflit dialectique seral'une des sources de la culture caraïbéenne.

Or, on ne peut comprendre ce processussi l'on part du schéma anthropologique das-

sique selon lequel, par un processus de"transculturation" ou d'"intégration", quiserait habituel dans ces cas-là, les valeursculturelles africaines finissent par s'insérerdans les moules européens.. La réalité desîles des Caraïbes est tout autre. Dès le

début, il s'agit de sociétés nouvelles où Afri¬cains et Européens arrivent simultanément,ceux-là comme un peuple subissant le jougd'une guerre de racine capitaliste, ceux-ci entant que groupes d'exploiteurs. Il n'est doncpas question d'une société préexistante quise serait imprégnée d'apports africains. Il y alà un système d'exploitation économiquedans lequel la classe dominante crée uneculture non seulement pour son propreusage, mais aussi destinée à être imposée àla classe dominée. Cette culture reposait évi¬demment sur des valeurs et des modèles

eurocentriques, réélaborés,, recréés et actua¬lisés en fonction de la situation économique,politique et sociale des plantations. Face àelle, il y eut tout d'abord une culture derésistance issue, à l'origine, des modèlesafricains ; ceux-ci ont ensuite disparu, puisont été repris ou transmués en un processusde lutte de classe, dans le combat contre ladéculturation forcée et le système répressif.

Ainsi, à un certain moment, voit-on sedésintégrer la plantation esclavagiste. Cephénomène s'observe à des dates diverseset ses caractéristiques varient d'une île àl'autre. Ici, la plantation disparaît totale¬ment, là elle se métamorphose en une plan¬tation moderne où l'on continue de prati¬quer le trafic humain. Les Antilles sont lecadre de profonds courants migratoires :d'autres populations sont soumises à leurtour aux dures conditions de vie des caîieros

(ouvriers dans les plantations). Mais le faitque l'origine du peuple exploité change nemodifie en rien l'essence même de l'exploita¬tion.

Pour ces raisons historiques, les descen¬dants des anciens esclaves, en particulier lesnoirs et les mulâtres, ont constitué la couchesociale la plus défavorisée, la plus exposéeet la plus facile à exploiter. Au plan culturel,ils ont été profondément affectés par lespréjugés et la discrimination sociale : on lesa volontairement isolés, et l'on a tenté debriser, par des conflits internes, leur cohé¬sion en tant que classe. Les formes culturel¬les créées et recréées par ces groupessociaux sont donc inséparables, en ce sens,de la situation marginalisation sociale,exploitation économique, et refus cul¬turel dans laquelle ils ont été enferméspar la classe dominante.

De ce point de vue, toute analyse del'identité culturelle de ces groupes passe for¬cément par l'étude des formes à travers les¬

quelles continue de se manifester cette cul¬ture de résistance.

Les études où sont analysés les traitssymptomatiques de la culture, mais non sesstructures réelles, parlent de sociétés "duel-les" ou "plurielles". Certes, ces théoriesapportent de très intéressantes observa¬tions, mais elles esquivent le fait que les dif¬férences culturelles, loin d'être une simpleopposition de valeurs européennes et afri¬caines se "transculturant" dans un milieu

abstrait, obéissent, en réalité, à des affron¬tements très concrets entre classes.

D'autres spécialistes plus idéalistes, onttendance à rechercher des greffes africainessur un tronc européen. Certains se sontmême mis à recenser les africanismes pour kdéterminer le degré d'insertion de ces grou- r

Photo Bibliothèque nationale, Paris. Tirée de Catastrophe è la Martinique éd. Herscher © Société de géographie, Paris

Base de la société coloniale des Caraïbes, la plantation constituait un monde clos danslequel l'affrontement séculaire entre maître blanc et esclaves noirs a donné naissanceà un ensemble de traits culturels spécifiques. Cet univers conflictuel s'ordonnaitautour de deux pôles voisins mais étrangers : la maison du maître et les cases desesclaves. Dans la résidence vivaient le maître, sa famille et les esclaves chargés destâches domestiques. Les cases formaient un monde â part où la main-d' noirevivait dans des conditions misérables. Ci-dessous, cases d'une plantation de Curaçao.Ci-dessus, maison de maître photographiée à la Martinique en 1882.

Photo © Luc Joubert. Paris. Coll. Nelly et René Depestre

Dans l'histoire des Caraïbes,le sucre est lié à la notion

d'esclavage comme â cellede monoculture. Les

plantations, dans leurmajorité, étaient dessucreries. Tout de suite aprèsvenait l'exploitation du tabac.Certains pays des Caraïbes,en particulier Cuba, ontacquis une renomméeuniverselle à cause de cette

culture. La Havane, capitalede lile, a donné son nom à

des cigares réputés. Agauche, image d'une boîte decigares aux motifs pleins defantaisie.

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> pes dans des modèles préétablis. D'autres,non sans une certaine complexité anthropo¬logique, ont élaboré la théorie de la margina¬lisation. Mais comme on l'a souligné avecraison, il n'est peut-être pas tellement utilede prouver cela paraît évident quenombre de ces peuples, s'ils ont été empê¬chés de participer pleinement à la société oude bénéficier des minimes avantages de lacitoyenneté, n'ont jamais été empêchés decontribuer à l'ordre économique. En fait,leur marginalisation en tant que citoyens estune des fonctions du capitalisme. Ce rôle depourvoyeurs d'une force de travail honteu¬sement bon marché qu'ont tenu les peuplesafro-latino-américains des Caraïbes, nous

pensons, en particulier, au déplacementd'Haïtiens, de Jamaïquains, Dominicains,Portoricains, etc., aux Etats-Unis et dans lescapitales européennes a permis de dimi¬nuer le coût moyen de la main-d'puvre lamoins qualifiée. La marginalisation n'a nulle¬ment impliqué l'exclusion de ces hommes, nicomme matériel humain exploité, ni commecréateurs de plus-value.

Tout aussi négative est la quête d'uneidentité fondée sur la couleur ("négritude")ou sur les lointaines racines culturelles afri¬

caines, même si cette recherche est née ausein du peuple exploité. Ces théories igno¬rent ou éludent le fait que l'exploitation dutravail de l'esclave ou du semi-esclave n'a

pas été une simple question de couleur : desBlancs, des Indiens d'Amérique et, plustard, des Chinois, des Indiens et des Polyné¬siens ont été aussi exploités et asservis.Puissant et magnifique cri de révolte, à l'ori¬gine, d'un groupe se dressant contre les pré¬jugés, la "négritude" a ensuite couru le ris¬que de se transformer en idéologie. Le poètemartiniquais Aimé Césaire lui-même n'a pasmanqué de souligner ce danger et le poètehaïtien René Depestre a consacré un essai àce thème. Le retour à l'Afrique, l'identifica¬tion aux racines, apportent au peuple desCaraïbes une valeur incontestable : le retour

à l'une de leurs sources et la solidarité avec

des peuples exploités et saignés à blancdepuis des siècles. Mais ce serait une erreurque d'aller trop loin en ce sens, car la culturecaraïbéenne n'est pas africaine ; elle a étécréée et recréée à partir de conditions tout àfait spécifiques à l'intérieur du creuset desCaraïbes.

Les intérêts coloniaux au néo-coloniaux

ont voulu perpétuer le sentiment d'unediversité culturelle de la Caraïbe. A la bar¬

rière réelle de la diversité des langues, on aajouté l'obstacle d'une communicationjugée soit absente, soit faussée, en préten¬dant que chaque île sent et agit comme, unmonde culturellement et, donc, politique¬ment, différent. Dans certains cas, on vou¬drait même que certaines îles recherchentleur identité dans la métropole ou dans desterres étrangères. Mais l'histoire et la réalitéqu'expriment les diverses formes de mani¬festation artistique prouvent le contraire. Onprétend mettre en cause l'identité véritablede la Caraïbe et, à la longue, l'effacer. Lesartistes et les hommes de science caraïbéens

ont aujourd'hui une tâche plus pressanteque la recherche, un peu simpliste, d'élé¬ments africains dans leur culture ou l'analyse

comparative des cultures africaines actuel¬les : c'est l'étude des phénomènes d'inté¬gration particuliers et des formes symboli¬ques communes qui se sont développés auxCaraïbes avec la consolidation des sociétés

nouvelles qui ont vu le jour dans ces îles.Manuel Moreno Fraginals

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Toussaint Louverture,le Précurseur

Toussaint Louverture (1743-1803)

Bolivar :

une vision prophétique

Simon Bolivar (1783-1830)

TOUSSAINT Louverture s'est présentélui-même dans l'histoire du peuple haï¬tien : "Frères et amis, je suis Toussaint

Louverture, mon nom s'est peut-être faitconnaître jusqu'à vous. J'ai entrepris la ven¬geance. Je veux que la liberté et l'égalitérégnent à Saint-Domingue. Je travaille â lesfaire exister. Unissez-vous à nous, frères, et

combattez avec nous pour la même cause."

L'homme qui en 1793, â cinquante ans,s'adressait en ces termes à ses compagnonsde malheur était parvenu â un moment de savie où il se sentait en mesure de tout donner

de lui-même à une Luvre plus grande que sapropre destinée.

Toussaint Brêda était né le 20 mai 1743 sur

l'habitation du même nom, au lieudit le Haut-

du-Cap. Il descendait de Gaou-Guinou, unprince africain de l'ethnie des Aradas. Sonparrain Pierre Baptiste lui apprit à lire et âécrire. Le français lui donna accès â desuuvres comme les Commentaires, de Jules

César, les Rêveries, du maréchal de Saxe,

\H istoire des guerres, d'Hérodote, et surtoutla célèbre Histoire philosophique desIndes...,, de l'abbé Raynal. Ce dernierouvrage donna une "ouverture" exception¬nelle â son imagination, et au nom souslequel s'est illustré l'esclave de Brêda.

Par ailleurs, sa familiarité avec les plantesmédicinales du pays, des rudiments d'artvétérinaire acquis dans les écuries de sonmaître Bayon Libertat, lui permirent, lorsqu'ils'allia aux nègres marrons de la montagned'exercer sur eux un indiscutable ascendant.

Sa petite taille, son air taciturne et chétif, sesvilains traits, dissimulaient une force de

caractère, une formidable maîtrise du corpset de l'esprit qui firent merveille â la directiondes événements dont Saint-Domingue (Haïti)fut le théâtre, de 1791 à 1803.

Le principal mérite historique de ToussaintLouverture reste celui d'avoir transformé des

bandes de nègres marrons en une armée delibération aguerrie et disciplinée. Il sut égale¬ment, avec une habileté consommée, combi¬

ner les tactiques de la guérilla avec le sens ducompromis intelligent, grâce auquel il réussitâ tirer partie des contradictions intercolonia¬les qui existaient entre les divers empiresprésents sur la scène politique et militairedes Caraïbes.

Dans les dernières années du 18e siècle, le

reflux des forces de la Révolution française,la poussée thermidorienne, annoncèrent desjours dramatiques à la colonie de Saint-Domingue que Toussaint Louverture venaitd'engager dans un processus irréversibled'émancipation. Le chef des jacobins noirssavait que le nouveau pouvoir qui dirigeait laFrance depuis le coup d'Etat du 18 Brumaireallait mettre en question les fragiles conquê¬tes de la Révolution haïtienne. En effet,

Bonaparte ne tarda pas à prendre un décretqui rendait obligatoire sur tous les drapeauxde Saint-Domingue l'inscription suivante :"Braves Noirs, souvenez-vous que le peuplefrançais seul reconnaît votre liberté et l'éga¬lité de vos droits". Toussaint Louverture

riposta vivement à cette mesure du Premier

Consul : "Ce n'est pas, dit-il, une liberté decirconstance concédée â nous seuls quenous voulons, c'est l'adoption absolue duprincipe que tout homme né rouge, noir oublanc, ne peut être la propriété de son sem¬blable."

Une telle extension universelle du droit ne

pouvait entrer dans les vues de NapoléonBonaparte qui s'empressa d'envoyer â Saint-Domingue, pour y rétablir l'esclavage, uneexpédition commandée par son beau-frère,le général Leclerc. Dans la nuit du 7 au 8 juin1802, Toussaint Louverture tomba dans le

piège que lui tendit le général Brunet. Il futconduit à bord du vaisseau "Le Héros", vers

la captivité au Fort de Joux, dans le Jura, oùle 7 avril 1803, il mourut de faim, de froid et

de nostalgie. Au moment de sa capture, ilavait fait la déclaration suivante : "En me

renversant, on n'a abattu à Saint-Domingueque le tronc de l'arbre de la liberté des Noirs.Il repoussera par les racines parce qu'ellessont nombreuses et profondes".

Quelques mois après ces paroles prophéti¬ques, le 28 novembre 1803, le bras droit deToussaint Louverture, le général Jean-Jacques Dessalines, proclamait l'Indépen¬dance d'Haïti au Fort Dauphin. Tel fut lecombat de Toussaint Louverture : "ce com¬

bat pour la transformation du droit formel endroit réel, le combat pour la reconnaissancede l'homme, et c'est pourquoi il s'inscrit etinscrit la révolte des esclaves noirs de Saint-

Domingue dans l'histoire de la civilisationuniverselle."

René Depastre

par Manuel Maldonado-Denis

LE libérateur Simon Bolivar a toujourspensé que . la libération des peuplesd'Amérique resterait inachevée tant

qu'elle n'inclurait pas, dans son étreinteémancipatrice, Cuba et Porto-Rico. Sans lalibération de Cuba et de Porto-Rico, ces

"deux (derniers) fleurons de la couronne

espagnole", l'effort pour débarrasser le con¬tinent du fléau colonialiste serait incomplet.Et l'indépendance des peuples latino-américains serait toujours menacée par ceque Marti définira, des années plus tard,comme un tigre guettant perpétuellementles conquêtes des peuples qui forment cequ'il a appelé, avec une claire vision de l'his¬toire, "Notre Amérique".

Bolivar n'était aucunement étranger auxaspirations et aux espoirs des peuples desCaraïbes. Au contraire, le cadre de son

action révolutionnaire a été forgé, dans unelarge mesure, par l'expérience acquise danscette région. Ainsi a-t-il rédigé sa fameuse"Lettre de la Jamaïque" (1815) au cours deson exil dans cette île. Il esquisse là son planhistorique de libération du continent, sansoublier Cuba et Porto-Rico. Nous connais¬

sons aussi sa démarche auprès du révolu¬tionnaire haïtien Pétion, et l'accord qu'ilpassa avec lui pour libérer les esclaves noirssur le sol vénézuélien. Jamais, en fait, leLibérateur ne renonce à son ardent désir de

voir l'Amérique latine tout entière libérée ducolonialisme espagnol.

Dans ce sens, il faut mettre l'accent sur

cette "Lettre de la Jamaïque", écrite à Kings¬ton le 6 septembre 1815, dans laquelle leLibérateur affirme : "Les îles de Porto-Rico

et de Cuba, qui, à elles deux, peuvent comp

ter une population de 700 à 800 000 âmes,sont celles que les Espagnols gardent en leurpossession le plus tranquillement du monde,car elles n'ont aucun contact avec le partides indépendants. Mais ces insulaires nesont-ils pas américains 7 Ne sont-ils pas bri¬més ? Ne souhaitent-ils pas leur bien-être 7"Bolivar lance ¡ci un appel â la libération deCuba et de Porto-Rico en tant que peuplesappartenant au concert des peuples latino-américains. Géniale intuition du Libérateur,

dès cette première étape de la lutte libéra¬trice, quand il était encore difficile d'entre¬voir le triomphe des forces insurgées.

Ainsi l'histoire prouve-t-elle de façon con¬vaincante que Bolivar n'a jamais renoncé âson désir de voir Cuba et Porto-Rico devenir

des nations libres et souveraines. En outre, le

Libérateur eut l'idée d'une expédition mili¬taire pour libérer ces deux îles, mais la con¬joncture, tant nationale qu'internationale, l'aempêché de mener son projet â terme.

Il ne faut pas perdre de vue qu'au début dela révolution bolivarienne, les rapports deproduction en vigueur dans toute l'aire desCaraïbes étaient placés sous le signe del'esclavage des Noirs. Seule exception àcette règle : la République d'Haïti, dont lageste glorieuse qui mit fin à l'esclavages'acheva par la conquête de l'indépendance.Il est donc significatif que Bolivar, définis¬sant avec Pétion les conditions de l'aide haï¬

tienne â l'effort libérateur hispano-américain, se soit engagé à libérer les escla¬ves noirs des territoires émancipés sur lecontinent.

Bolivar lance également l'idée du "GrandCongrès amphictyonique" (le Congrès dePanama), qui se tiendra â Panama en 1826 etqui avait pour but l'union de tous les peupleslatino-américains en une grande fédérationde peuples libres et souverains. Mais les

Etats-Unis, en s'opposant à l'indépendance

de Cuba et de Porto-Rico, firent échouer ce

grand dessein historique.

Bolivar fut un aristocrate vénézuélien quiétait prêt à tout pour défendre la cause de laliberté de ce qu'il a appelé l'"Amérique méri¬dionale", distincte, par ses traits ethniqueset culturels, de l'autre Amérique, celle dunord. Dans sa vision internationaliste et

"latino-américaniste", le Libérateur englobeles Caraïbes, kaléidoscope racial et culturelvers lequel convergent alors tous des grandsempires. Et dans ce conglomérat de peuples,il voit déjà Cuba et Porto Rico comme despays libres. Si cette vision n'a pu devenirpour lui réalité, c'est en raison de forces dontl'ampleur dépassait son extraordinaire capa¬cité d'action révolutionnaire. Ennemi de

l'esclavage, Bolivar a posé les fondementsde l'émancipation du travail servile sur le

continent. Et l'exemple de ce grand révolu¬tionnaire allait ensuite servir de base aux

pays qu'il avait libérés et à tous ceux qui lut¬tent encore pour leur liberté.

L'histoire des Caraïbes ne serait pas cequ'elle est sans la pensée et l'action deSimon Bolivar. Mais, aujourd'hui encore,certains peuples des Caraïbes ne sont pasencore parvenus à transformer en réalitél'idéal bolivarien qui, deux cents ans plustard, reste donc encore vivant. Marti ne s'est

pas trompé lorsqu'il a dit : "Bolivar a encoredu travail en Amérique".

MANUEL MALDONADO-DENIS, essayisteportoricain, est professeur de sciences politiquesà la Faculté des sciences sociales de l'université

de Porto Rico. Il est l'auteur de nombreux essais

consacrés à son pays, notamment Puerto Rico,mito y realidad.

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Photo Charles Harbutt © Panmage, Pans

Un arc et ses flèches

par René Depestre

RENE DEPESTRE, poète, essayiste et écrivainhaïtien, est membre du Secrétariat de l'Unesco. Ilest l'auteur de nombreux recueils de poèmes,récits et essais. Parmi les plus récents, il faut citerEn état de poésie. Alleluia pour une femme-jardin.Bonjour et adieu à la négritude. // a collaboré adeux euvres collectives de l'Unesco : Africa en

America Latina (l'Afrique en Amérique latine) etAmérica Latina en sus ideas (l'Amérique latine àtravers ses idées).

DEVANT une carte de la Caraïbe on ne

peut éviter de rêver. A ce carrefourde la planète l'histoire a suscité des

foyers particulièrement complexes de civili¬sations où le baroque, le picaresque, lemagique, l'épique et le merveilleux s'interpé¬nétrent et se recoupent entre eux avecune égale exubérance sur les plans politi¬que, social, religieux et culturel. Cinq sièclesd'existence offrent toutefois le recul néces¬

saire à la connaissance et à l'identification,

dans l'archipel antillais, d'une famille histori¬quement conformée de peuples et de cultu¬res. Peuples et cultures ont été modelés à lafois par la diversité et la concordance desconditions de vie matérielle et spirituelle dela colonisation, comme par les luttes de libé¬ration ardemment soutenues pour y mettrefin.

Pendant longtemps, nos îles, frontières decinq empires distincts, s'étaient définies,non par leurs réalités sui generis, mais parréférence à l'Europe, à l'Afrique et auxautres Amériques. De nos jours, il est possi¬ble d'étudier, d'interpréter, de comprendredu dedans le système interne de valeurs pro¬pres à nos sociétés. La Caraïbe est intensé¬ment présente sur la scène mondiale avec saproblématique singulière, sa musique, sesarts et ses lettres, ses crises d'identité, ladynamique de ses efforts de mutation.

Avant leur rencontre dans l'hémisphère

occidental, les peuples engagés dans l'expé

rience de la colonisation s'ignoraient les unsles autres. L'ignorance de leurs caractéristi¬ques spirituelles et physiques devait faciliterle processus de déguisement ontologiquequi a marqué tout le cours de leur histoire.Les indigènes des îles ne connaissaient ni lesEuropéens ni les Africains : étant des Ara-waks, Siboneys, Tainos, Caraïbes, ils eurentun jour la stupeur de s'entendre générique-ment appeler Indiens I

Peu de temps après, une semblable aven¬ture sémantique ébranla la consciencequ'avaient d'eux-mêmes les Yorubas, Bam-baras, Ibos, Mandingues de l'Afrique sub¬saharienne déportés sous le travesti existen¬tiel de noirs, nègres ou hommes de couleur.Par ailleurs, ce mode "racial" d'identifica¬tion des membres de l'espèce avait déguiséen blancs des peuples qui avaient leur spéci¬ficité ethnique d'Espagnols, Français,Anglais, Hollandais, Portugais, etc. Sur lascène des colonies américaines la nécessité

se présenta sous un masque blanc. Lehasard de la couleur se transmua en histori¬

cité coloniale. La contradiction historiqueblanc/ noir devait survivre à l'esclavage et àla colonisation, sous la forme d'un mythesémiotique où l'homme devenait un doublesigne pour l'homme. L'ignominie et la vio¬lence de cet antagonisme "racial" s'ajoutè¬rent au conflit universel du maître et de

l'esclave, du colon et de l'indigène, de Pros¬péra et de Caliban.

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La danse est si étroitement associée au culte du vaudou, la religionpopulaire haïtienne, qu'un ethnologue comme Alfred Métraux a puclasser celle-ci parmi les "religions dansées". Les hounsis (motd'origine fon qui signifie "épouse du dieu") sont des initiées quiparticipent de façon active et continue aux cérémonies du vaudou(ci-dessus). Elles forment autour des prêtres ou des prêtresses(houngan ou mambo) une confrérie vouée au culte des loas ouesprits. Chaque loa a ses batteries de tambour et ses danses

propres, d'origine africaine, comme le boumba, la gabienne, lacalenda, le nago-grand-coup, etc. Un geste familier des femmespendant la danse est de saisir le bas de leur robe avec les deux

mains et de l'élever et le baisser légèrement en mesure. Tracé surle sol à la main avec de la farine, de la cendre, du marc de café ou

de la brique pilée, le vévé est un dessin symbolique qui représente

les attributs d'un loa. Trois de ces vévés, sculptés dans le métal,figurent ci-dessous. Le c.ur sans poignard (à gauche) est l'attributmagique de la déesse Erzulie Dantor, reine de la beauté et del'amour, protectrice des foyers et des eaux douces. La déesseAyizan-la Grande (au centre) doit être invoquée au début de toutecérémonie du vaudou. Comme son mari, Atibon-Legba, le maîtrehaïtien des carrefours et des croisées de chemins, Ayizan veille surles portes, les maisons, les places publiques et les marchés. Ledernier vévé (à droite) est celui des marassa ou jumeaux, auxquelsune place privilégiée est réservée dans le vaudou, â côté des"mystères" les plus importants. Il existe un lien entre les marassaet la pluie. Comme les autres loas, ils appartiennent à diverses"nations" africaines : Nago, Ibo, Congo, Dahomey, etc.

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L, Dès lors les traits somatiques, les appa¬rences physiques des Africains, Européens,£araïbéens, devenaient des signes sociauxqui identifiaient des relations de dominationet de dépendance entre les conquérants etleurs victimes. L'habitude était prise d'intro¬duire un rapport de cause à effet entre lacouleur de la peau, la structure du visagedes divers groupement humains, et leursformes singulières d'insertion dans la natureet dans la société. Du fait de la racialisation

des conflits sociaux et culturels de la coloni¬

sation, l'essence humaine des travailleursappartenant à diverses ethnies de l'Afriquefut réduite en une fantastique essence-inférieure-de-nègre, tandis que l'essencehumaine des colons issus de différentes

nations d'Europe fut élevée à une non moinsextravagante essence-supérieure-de-blancs.Il s'agit là d'une double réduction mythologi¬que et sémiotique qui structura la bonneconscience des colonisateurs librement par¬tis de l'Europe, et infériorisa, démantela lesétats de conscience des esclaves conduits

de force aux Caraïbes.

L'occultation des corps et des âmes avaitété précédée de celle de la géographie. Adéfaut de l'Orient fabuleux qu'il cherchait,Colomb appela Indes occidentales les îlesdont il prit possession. Mais à l'heure dedénommer l'ensemble des "terres découver¬

tes de l'autre côté de la mer océane" l'étoile

d'Amerigo Vespucci brilla d'un plus vif éclatque celle de l'Amiral espagnol : ces terress'appelleront America. Tout se passecomme si pour l'exécution de ses fantasti¬ques desseins dans l'hémisphère occidental,l'Europe avait toujours besoin d'occulter à lafois le champ de son action coloniale et lesréalités des divers protagonistes qui y prirentpart.

Comme les autres terres du continent, laCaraïbe entra donc dans l'histoire moderne

sous une fausse identité. Sous de multiplesmasques l'humanité acquit dans notrerégion une conscience rénovée des formes,des contours et des horizons de la planète.L'Europe vit s'ouvrir devant son audace defécondes expériences en matière agricole,alimentaire, astronomique, navale, militaire.Elle accéda à une nouvelle maîtrise de

l'espace terrestre et maritime : les théoriesde la navigation, la cartographie, l'évalua¬tion des distances, des courants et des ventsprirent un nouveau départ.

Le système de plantation fut l'axe écono¬mique de ces progrès. Les Portugaisl'avaient expérimenté à une modeste échelleà l'île de Sao Tomé. Il connut dans l'archipelantillais un essor spectaculaire du fait de latraite des esclaves et de l'impulsion qu'elledonna à la production du sucre, du tabac,du café, du coton, du cacao, de l'indigo etdes épices. Le combustible biologique afri¬cain permit au commerce international et àl'industrie mécanisée de profiter au maxi¬mum des innovations technologiques de lapremière révolution industrielle appliquéesdans l'économie de plantation : machine àvapeur, transmission d'énergie, méthodesoriginales de lubrification, perfectionnementdes moulins, etc. Fonctionnant pendanttrois siècles comme des poumons du marchémondial, la production des plantations de laCaraïbe fut l'un des rouages essentiels del'accumulation du capital et l'une des causeshistoriques du succès scientifique et culturelde l'Occident.

Pour parvenir à une telle réussite l'Europetenta d'abord de déculturer radicalement la

main-d' indienne et africaine. Terre

18

métissée par excellence, issue des symbio¬ses gréco-latine et judéo-chrétienne,l'Europe redoutait les conséquences dumétissage culturel dans les Amériques. Pourla marche en avant de son commerce et de

ses industries, l'Europe avait besoin d'unearmée de serviteurs aux bras d'acier plutôtque d'un orchestre de g réco- latins-de-couleur occupés à souffler l'esprit de leursancêtres sur les collines du nouveau

monde...

Porteurs d'un ordre politique, social etculturel qu'ils estimaient de droit divin, lesEuropéens n'envisageaient pas d'annexerdes modèles "exotiques" à leur patrimoine.Ils s'attendaient à voir les dieux yoruba, fon,fanti-ashanti, congo, s'effacer purement etsimplement devant les saints catholiques,car tout ce qui n'était pas blanc était tenu àpriori pour "barbare" ou "sauvage". Il étaitdemandé aux descendants d'Africains de

perdre la mémoire de leur passé, de congé¬dier leur imaginaire, leur identité, pour lais¬ser omnilatéralement zombifier leur cons¬

cience et leur sensibilité.

Le processus socio-culturel propre à laCaraïbe devait heureusement suivre une

autre voie. Les nouveaux peuples qui se for¬maient dans le creuset caraïbéen ne s'en

remirent pas à la providence des empirespour forger les composantes d'une nouvelleidentité. Empêtrés d'eux-mêmes, coincésdans le mythe "racial", ils ne crurent pasque pour passer de la "barbarie" à la "civili¬sation", il leur fallait purement et simple¬ment imiter les conduites, les arts et les cou¬tumes de l'Europe.

L'anthropologie culturelle a beaucoupparlé de l'acculturation des descendantsd'Africains aux modèles et aux symboles del'Europe. Elle a surtout avancé la notion de"réinterprétation", selon laquelle la "menta¬lité africaine" aurait été immuable dans ses

rapports au travail, au droit, à la religion, à lafamille, à la liberté, tout au long du proces¬sus caraïbéen de métissage des cultures.

En réalité, un phénomène d'hétérofécon-dation a requis profondément les racineshistoriques et les forces de création des des¬cendants de l'Afrique et de l'Europe. Lesapports culturels des esclaves africanisaientla conscience et la sensibilité, l'esprit et lecorps des colons. De même les innovationsde ces derniers européisaient l'imaginaireafricain. Ce double mouvement d'interfé-

condation des échelles de valeurs a engen¬dré une dynamique de mutations d'identitésqu'exprime parfaitement le concept de créo-lisation des sociétés antillaises.

Cette notion de créolité est déterminante

pour tout ce qui se rapporte à la connais¬sance, à l'interprétation, à la compréhensiondes phénomènes historiques des Caraïbes.Les héritages africains et européens, soumisau métabolisme social du régime de la plan¬tation, ont débouché sur des modes origi¬naux de penser, de sentir, d'agir et de rêver.Par le métissage des éléments culturels héri¬tés des deux continents, et des apports pré¬colombiens, la Caraïbe est devenu le nou¬veau monde trop tôt imaginé par Colomb,au moment où son Europe mettait fiévreuse¬ment des masques à l'histoire des autres kcontinents. La nouveauté du monde f

Les Ogou du vaudou haïtien(appelés Ogun dans la santeríacubaine et le candomblé

brésilien) forment une famille

d'esprits ou de divinités (loas)dont les membres sont des

dieux forgerons. Le nom d'Ogouest souvent assorti

d'appellations diverses dues ausyncrétisme des croyancesafricaines avec celles de

l'Europe par exemple Ogousaint Jacques le Majeur et dumonde pré-colombien, commedans Ogou de la Pierre Blanche.Au festival d'Ogun, à Undo(Nigeria), un prêtre porte autourdu cou un serpent, l'un desanimaux préférés du dieu (pagede gauche). Autre loa du vaudouhaïtien. Chango (Shangô auBrésil et à la Trinité) est l'un des

dieux les plus populaires de lamythologie caraïbe. Dieu destempêtes et lanceur de foudre, ilest aussi le protecteur de lafertilité féminine et il a la faculté

de traverser les rivières en crue

et les cyclones. Ce participantdu festival de Shango à Ede(Nigeria), est un porteur de feu(ci-contre).

Cette toile naïve haïtienne

représente la fête d'Agoué-Taroyo, le maître de la mer et deses îles. Ce dieu vaudou régnesur les eaux douces, rivières,

lacs, étangs et sources. Il seprésente souvent â ses fidèlessous les apparences d'unpoisson. L'un de ses symbolesest aussi un petit voilier que l'onpeut voir sur les autels deshoumfors (temples du vaudou)et qui est porté en grandepompe lors de sa fête.

19

caraïbéen et (latino) américain en

général est le résultat d'un long métis¬sage qui a permis aux peuples opprimés dela région de se découvrir eux-mêmes en arra¬chant peu à peu tous les masques de la colo¬nisation.

Qui sont alors ces Caraïbéens qui ne sesont jamais laissés gréco-latiniser ? Qu'est-ce qui les identifie par rapport à l'Europe, àl'Afrique, aux autres Amériques, au reste dumonde ?

Aujourd'hui il est plus aisé de décrire lacondition de nos sociétés qu'en 1815 où,aux yeux de Simon Bolivar, elle paraissait"tout à la fois extraordinaire et terriblement

compliquée". Les peuples eux-mêmes sesont chargés depuis de mettre fin auxdécoupages réalisés dans leur histoire àcoups d'épée coloniale. Ils ont cherché etcertains ont trouvé des réponses adéqua¬tes aux conflits d'identité auxquels laCaraïbe fait héroïquement face depuis lescombats de libération soutenus par lesToussaint Louverture, Simon Bolivar, JoséMarti, Marcus Garvey, C. Peralte, etc.

De nos jours on dispose aux Caraïbesd'outils méthodologiques qui permettent laréévaluation de l'histoire de nos sociétés.

Les nouveaux cadres conceptuels écartentl'ethnocentrisme qui ramenait la réflexionaux schémas tracés par les idéologies de lacolonisation. Les tenaces préjugés"raciaux" qui pesaient sur les concepts del'anthropologie, de l'historiographie, sont entrain de reculer grâce à des travaux interdis¬ciplinaires qui permettent une connaissanceexhaustive des processus historico-culturelsextrêmement complexes qui ont déterminé àla fois l'étonnante diversité et l'unité indiscu¬

table des cultures du nouveau monde caraï¬

béen.

Maintenant on connaît mieux l'histoire

des mouvements de résistance à la colonisa¬

tion que plusieurs générations de nègresmarrons ont animé de 1519 jusqu'à la fin du19a siècle. Les travaux consacres aux répu¬

bliques de marrons ont détruit le mythe duprétendu esprit de résignation qui auraitcaractérisé les esclaves africains. On a

découvert que le marronnage ne fut pas seu¬lement un phénomène social et politique. Ilfut également l'activité spirituelle qui permitaux travailleurs des plantations américainesde se donner une nouvelle échelle de valeurs

dans la religion, la magie, la musique, ladanse, la médecine populaire, les languescréoles, la cuisine, la littérature orale, la viesexuelle, la famille, et dans d'autres expres¬sions de la vie en société.

Cherchant de nouveaux fondements exis¬

tentiels à leur identité, les esclaves de laCaraïbe prirent à l'angoisse même de la"condition nègre" qu'on leur avait inventéeson dynamisme pour maintenir et faire pros¬pérer en eux le sens universel de la liberté.Les esclaves trouvèrent des ripostes menta¬les et motrices à des situations de crise qui

menaçaient gravement d'anéantir ou dezombif ier leur conscience sociale et leur sen¬

sibilité. Comme leurs prédécesseurs del'Empire romain, ils imaginèrent des religionsautochtones de défense dotées de structu¬

res symboliques et mythologiques qui cor¬respondaient à leurs désirs inassouvisd'hommes terriblement humiliés et offensés.

Ce marronnage culturel ne s'est pas exercéavec une égale efficacité dans toutes leszones de la vie et de la culture. Les languesdes maîtres n'ont pu être marronnées par¬tout, bien qu'on décèle une réelle influence

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des langues africaines sur l'espagnol et leportugais des Amériques. A part les languescréoles d'Haïti, de la Martinique, de la Gua¬deloupe, le papiamento de Curaçao etd'Aruba, les pidgins antillais et guyanais, lemarronage des idiomes européens ne s'estpas généralisé.

De même les traditions juridiques del'Afrique de l'Ouest, comme les modes depensée politique et économique propres auxsociétés pré-coloniales du continent africainfurent étouffés. Les techniques le travaildu fer; le tissage et les arts comme lastatuaire, là sculpture sur bois et sur ivoire,et d'autres expressions du génie africain ontété submergées par la "sensibilité purementsocio-économique" de l'Amérique coloniale.

L'action historique du marronnage ne putnon plus conjurer les attitudes de "l'oncle-tomisme", la peur et la honte d'être"nègre", le complexe d'infériorité, les con¬duites d'imitation, les formes d'ambivalencesocialisée qui caractérisent parfois le com¬portement des Caraïbéens.

Les négriers de la traite économique ont,certes, disparu de la scène, mais en pleinepériode de décolonisation, il y a encore,hélas, des "élites" occupées à contrefairetragiquement les modèles institutionnels desempires, anciens et nouveaux, et à parodierdes outillages mentaux complètement oppo¬sés aux idiosyncrasies de nos îles.

Cependant le fait est là : le renouveaugénéral de l'esprit et de la sensibilitél'emporte sur les phénomènes de récurrencecoloniale. La mémoire et l'imaginaire assu¬rent de nouvelles fonctions aux héritages

culturels que nos peuples ont patiemmentincorporés à leurs jours, à leurs travaux,comme à leurs rêves les plus secrets.

Le bassin caraïbe qu'une vision mani¬chéenne de l'histoire présente comme desterres en flammes entourées d'une mer en

ebullition est en train de vivre une nou¬

velle étape de son aventure historique. Pou¬vant devenir ce qu'il est, l'archipel, dans sonensemble, a aujourd'hui quelque chose enpropre à exprimer, et il le fait avec vigueurdans tous les domaines de la pensée et del'action. Les données historiques, écologi¬ques, sociales, ludiques, politiques, religieu¬ses, prennent souvent des dimensions épi¬ques dans la vie comme dans les cultures dela région.

Quant au complexe littéraire et artistiquede la Caraïbe, il traduit une sensibilité diony¬siaque, solaire et onirique à la fois, qui ras¬semble sur le même registre le réalisme pica¬resque et le surréalisme populaire. Entrel'être humain et le milieu naturel caraïbéen

s'ouvre un golfe éblouissant : l'élémentairejoie de vivre, (malgré d'atroces malheurssociaux) côtoie la jouissance quasi erotiqueque procure l'équilibre des sons, des cou¬leurs et des formes. A cet égard, sans sous-estimer le rôle de la littérature et des arts

plastiques, la musique occupe aux Caraïbesle premier rang de l'appréhension esthétiquedes expériences vécues.

- L'arc de la Caraïbe finira donc un jour parbriser le dernier côté du triangle où le com¬merce colonial enferma son destin, afin dedécocher dans toutes les directions de la

solidarité des flèches musicales, plastiques,romanesques et poétiques. Ce jour-là, lemonde recevra la nouvelle que les maladiesde l'histoire et de la géographie peuvent êtrechangées en suprême santé du réel et del'imaginaire des sociétés.

René Depestre

Pages en couleurs

Page 21

Cette toile du peintre haïtien EdouardDuval représente un dieu de la familledes Zaka qui joue un rôle importantdans la mythologie du vaudou. CeZaka à cheval est un

Chef-de-l'agriculture et un dieu paysanpar excellence. Il est intimement liéaux péripéties de l'histoire agraired'Haïti. Ici le dieu et son cheval,

entourés d'une aura fantastique, ont lemême regard halluciné et moqueur, enmême temps qu'une attitude de défi etde confiance en soi. L'homme et sa

monture expriment la grande aventuredes espoirs, des vérités et desmystères dont la culture haïtienne,fécondée par les racines historiques dupays, est illuminée du dedans, àtravers les expressions littéraires etplastiques d'un onirisme objectif.

Photo © Alexis Stroukoff, Vogue, France

Pages 22-23

La jungla (1943), tableau du peintrecubain Wifredo Lam. Cette

célèbre est considérée à juste titrecomme une expression parfaite de lasensibilité plastique antillaise. Peintretrès lié à Picasso et au surréalisme, Lam

traduit ici, comme souvent, une vision

et une expérience d'homme de laCaraïbe. Dans le foisonnement des

formes végétales se reconnaît aisémentun paysage que l'artiste put contemplerpendant son enfance cubaine : lacannaie. Ici, le lien unissant sa

1 démarche picturale à la nature tropicaleantillaise apparaît dans lacorrespondance entre les couleurs, lesformes et le lacis végétal qu'on retrouvedans tant d'îles de la Caraïbe (photo de .gauche). Mais la peinture de Lam estmoins nature que culture : la cultureessentiellement métisse de sa patrie etdes Antilles en général. Dans La jungla,surtout dans les quatre mystérieuxpersonnages, surgit le monde mythiquedes cultes syncrétiques cubains. Danssa frénésie animiste, dans la couleurrouille des feuilles et des fleurs vibre la

présence du dieu Shangô (voir légendede la page 19). Mais au-delà de cetteexpérience spécifiquement antillaise,cette apparaît comme le premiermanifeste plastique d'un tiers mondequi a compris l'urgente nécessité d'unemise en commun des cultures.

Photo © Yvette Vincent Alleaume, Pans

Photo © Musée d'art moderne, New York

Pages 24-25

Marché du port de Miragoane (Haïti). Avecson explosion de couleurs, son exubérance,sa vie, cette scène haïtienne évoque lagrâce éclatante d'autres îles de la Caraïbe.Les voiliers rappellent l'omniprésence de lamer, cette mer des Caraïbes qui est "Histoire"

Photo Michael Friedel © Rapho, Paris

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Page 26

Paysage de salines dans l'île de Bonairequi forme, avec Aruba et Curaçao, lesAntilles néerlandaises, où l'on parle unedes diverses langues nées dans lecreuset des Caraïbes : le papiamento.

Photo Michael Friedet © Rapho, Paris

Page 27

Liés à l'ancien système économique dela plantation, le tabac et surtout lesucre restent, aujourd'hui encore, deuxproductions essentielles de la Caraïbe.En haut, vestiges d'une sucrerie âTobago, symbole de l'écroulement del'économie de plantation. Le vieuxmoulin, importé de Glasgow en 1857, aété envahi par la végétation.Aujourd'hui, les raffineries utilisent lestechniques les plus modernes. En bas,champ de tabac â Cuba, patrie descélèbres "havanes".

Photos Michael Friedel © Rapho, Paris

Page 28

Le carnaval est une fête typique desrégions tropicales latino-américaines.C'est dans la Caraïbe que l'exubérancedes formes et des imagescarnavalesques atteint son sommet, enétroite liaison avec l'héritage africain.En haut à gauche et en bas, deuximages du Carnaval de Trinité, réputépour sa beauté. En haut â droite,Diablito, Buvre du peintre cubain RenéPortocarrero. Les diablitos sont des

personnages masqués qui dansent engroupe dans certaines cérémonies de lasantería cubaine. Leur parenté avec lesfigures du carnaval antillais estmanifeste, les uns et les autres étantissus d'un même imaginaire.

Photo M. Moisnard © Explorer, Pans

Photo Michael Friedel © Rapho, Paris

Photo © Miguel Rojas Mix, Paris. Coll. part. La Havane

Devenir

ce que nous sommespar Marion Patrick Jones

LA mer ne se lasse pas, depuis des siècles,de fouailler la falaise. Le lieu : Sauteurs,

à Grenade. C'est là que les Indiens ontsauté dans le vide, acculés par les envahis¬seurs européens. Qui chantera les combatsdésespérés des Caraïbes, des Arawaks, des"Indiens", comme on les appelle ? Les pier¬res qu'ils avaient sculptées ont disparu dansla mer, les poteries qu'ils avaient fabriquéesne sont rassemblées qu'épisodiquement. Ilreste des noms : Jamaïque, Chacachare,Naparima. Certes, à Trinidad, le mélange deCaraïbes (ou d'Arawaks) et d'Espagnols pau¬vres nous a conservé le maïs, les plats à basede manioc, les guitares, les chants et les dan¬ses de Parang (1), les tourbillons de la dansecastillane (2). Mais peu de choses commé¬morent le refus de l'esclavage â Grenade oula révolte contre la conquête â Trinidad. Il estvrai que dans cette île, on se souvient surtoutdes prêtres "martyrisés" à cette occasion,preuves de la sauvagerie indigène.

Ce n'est pas le fruit du hasard. L'histoireretient toujours tel fait de préférence â telautre, non pas nécessairement parce qu'il estplus important dans l'absolu, mais parcequ'il correspond aux préoccupations dumoment. Mais dans le cas des Antilles anglo¬phones, cette sélection a été en grande par¬tie, même après l'indépendance, imposée del'extérieur. Il ne s'agit pas seulement du faitcolonial ou néo-colonial ; pour la droitecomme pour la gauche, la Caraïbe est sur¬tout un lieu excentré où s'affrontent la politi¬que et les ambitions raciales des Noirs et desBlancs.

Les héros connus sont ceux qui ont princi¬palement influencé les Noirs à l'étranger. Leseul moyen d'atteindre â la notoriété cultu¬relle consiste â publier â l'étranger, â exposerà l'étranger, à se faire remarquer des criti¬ques étrangers. Mais pour les Trinidadiens,l'important, dans la danse, c'est Beryl Mac-Burnie et son Little Ca rib, et dans la musi¬

que, Ellie Manette et Spree Simons. Peu deJamaïquains peuvent échapper â l'influenced'une Edna Manley dans le domaine de lasculpture ou d'une Louise Bennett dans celuide la chanson. Les habitants des Bahamas,

quant à eux, se souviennent de la musique deMeta Cumberbatch. Tous ceux-là ont lutté

avec acharnement pour créer la Caraïbed'aujourd'hui. Ils ont misé sur des pays quisemblaient n'avoir d'avenir ni en eux-

mêmes, ni pour eux-mêmes.

A l'exception des grandes demeures de laJamaïque et de la Guyane, les belles maisonsdes îles, avec leurs dentelles de bois, leurs

fenêtres à tout petits carreaux, les fentes deleurs jalousies, sont à l'abandon, remplacéespar le béton jaune des immeubles modernes.Que vaut en effet cet art patient du pauvre, àcôté d'une tradition noire aristocratique qu'ilfaut créer à usage externe comme, end'autres temps, les planteurs construisaientleur propre mythologie d'un passé blanc aris¬tocratique ? Ce n'est pas une question decouleur de peau. Dans les Caraïbes, certains

(1) Parang : Chants et danses liés aux fêtes de Noel.Les chants de Parang ont un rythme particulier ; ilssont chantés en espagnol avec accompagnementde guitare.

(2) Castillane : Valse espagnole d'autrefois encore dan¬sée à Trinidad et au Venezuela

éléments de la tradition des Indes orientalesse sont cherché de nobles racines brahmani¬

ques. Ah, les romans des deux frères Nai-paul I C'est l'orihni, voile de la paysanneindienne, qui était nôtre.

On connaît peu J.J. Thomas, qui a fixé,dès 1869, les règles d'une grammaire créolepour un "patois" déjà menacé par l'anglais.Son ouvrage intitulé "Froudacity" (1889) adonné le ton de l'historiographie caraïbe,qu'il s'agisse d'Eric Wiliams, de C.L.R.James, de Brathwaite ou de Walter Rodney.J.J. Thomas est né en 1840 deux ans aprèsl'abolition définitive de l'esclavage dans lesAntilles britanniques. Il a écrit "Froudacity :West Indian fables explained" pour répon¬dre à James Anthony Froude, un Anglais quiavait publié "The English in the West Indies"en 1888. Si l'on se souvient aujourd'hui à laJamaïque de "Nanny of the Maroons"comme de la femme qui a pris la tête desesclaves révoltés contre les colons britanni¬

ques et que les balles ne pouvaient atteindre,elle n'a pas encore acquis à l'étranger larenommée que lui vaudraient ses talentsmilitaires de Jeanne d'Arc jamaïquaine.

Le regard de l'étranger obsède l'ensemblede la société. L'histoire caraïbéenne n'a pasencore obtenu ses lettres de noblesse à côté

de l'histoire européenne ; a fortiori, elle nepeut pas encore jouer son rôle dans l'accu¬mulation des connaissances. Cette situation

d'infériorité s'explique en partie par la fragi¬lité de ces pays dont l'histoire s'est un tempsconfondue avec celle du mythe de la domina¬tion européenne conçue comme étant dansl'ordre naturel des choses. S'opposer, c'étaitsouvent coopter, en l'inversant, l'idéologiedominante. Si le centre réel de la supérioritése trouvait dans la Culture de l'Europe, il fal¬lait, en réponse, placer sur un pied d'égalitéla Culture de l'Inde et de l'Afrique, sourcesde l'opposition réelle â l'Europe.

L'idéalisation de l'étranger, les problèmesréels et complexes des petits pays, le pour¬centage élevé d'émigrants des pays indus¬trialisés "blancs", la crainte de la canaille

qu'éprouvait la classe moyenne naissantesont autant de facteurs qui ont constam¬ment empêché, â quelques exceptions près,que la connaissance du passé ne s'élève au-dessus du niveau de l'histoire orale et du

savoir populaire.

Cette histoire, cette culture qui sont lesnôtres ont été patiemment créées dansune lutte qui s'est déroulée, pour l'essentiel,à l'intérieur et qui a surtout été celle du peu¬ple, dans les cases et les cours, dans les plan¬tations et les petites exploitations. C'était,comme partout ailleurs, une lutte quevenaient compliquer non seulement le fac¬teur racial, mais aussi le statut social celuid'homme libre ou d'esclave et la classe. Si

les esclaves marrons se sont révélés capa¬bles, du fait des guerres qu'ils ont menées de1655 â 1880, d'imposer â la couronne britanni- Lque un traité qui garantissait leur liberté, ils r

MARION PATRICK JONES (Trinité et Tobago)est écrivain, romancière et ethnologue. Elle anotamment publié Pan Beat ef Jour ouvert Mor¬ning.

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Photo P. Lactaire, Unesco

.ont aussi été utilisés par le gouverneurEdward Eyre pour écraser, au nom de cettemême couronne, la révolte de 1865 par

laquelle des Jamaïquains réclamaient unemeilleure représentation au Parlement

Gordon et Bogie, mêlés à la révolte, furentexécutés par les autorités coloniales pour"subversion".

Dans la deuxième moitié du dix-neuvième

siècle, la lutte s'inscrivait dans une efferves¬cence générale, dominée sur le plan culturelpar J.J. Thomas à Trinidad et sur le plan poli¬tique par Gordon et Bogie, à la Jamaïque.C'est dans la culture populaire que l'histoirea été conservée, que les revendications sesont exprimées en termes politiques. C'estde là qu'est née la culture de l'élite, pourautant qu'elle existât. L'une comme l'autrefaisaient partie du combat politique pourl'autonomie, pour les droits syndicaux et,plus tard, pour l'indépendance. Ce ne futjamais simplement une lutte contre la supré¬matie raciale ou pour l'intégration, encoreque le racisme ait joué un rôle importantdans les structures de la domination colo¬

niale. On ne saurait oublier les liens entre la

culture populaire et la politique, autrementdit les résonances du politique, sans mécon¬naître la nature de la société dans les Antilles

anglophones.Les années 1920 et 1930 furent marquées

par les tableaux d'Alf Cadallo, où le mythecôtoie la réalité quotidienne, avec ses flam¬beaux et ses cours populeuses. La pauvretéqui accompagnait le joug colonial fit éclorela beauté. Mais à la même époque, Cipriani(3) défendait contre l'usurpation coloniale lesquelques bastions d'autonomie qui subsis¬taient. Richards (4) organisait les syndicatsde dockers, des pétitions circulaient tous lesans pour préserver le carnaval ou pour main¬tenir dans la rue St-James les temples de

papier mâché de la fête musulmane de Hos-sein.

Aucune de ces résistances n'allait de soi. Il

ne faut pas oublier que le contentieux étaitlourd : il y avait eu les "Red House riots", aucours desquelles les habitants de Port of

(3) Cipriani : Trinidadien d'origine corse qui fit la guerrede 1914-1918 et rentra à Trinidad afin de lutter pourl'autonomie et contre les privilèges des Blancs.Maire de Port of Spam pendant de nombreusesannées, c'est l'un des plus grands héros de Trini¬dad.

(4) Alfred Richards : Lutta avec Cipriani pour améliorerla situation de la main-d'luvre employée sous con¬trat à long terme et pour permettre la création desyndicats.

Spain, pour protester contre les taxes surl'eau, avaient incendié les bâtiments admi¬nistratifs. Ces mouvements mobilisaient

contre l'autorité britannique les ouvriers, leschômeurs, les sans-terre et mettaient enrelief le problème important des droits syndi¬caux.

A la fin des années trente, le mécontente¬

ment de la classe ouvrière éclatait un peu

partout : en 1935, grève dans les raffineriesde sucre à St-Kitts, révolte contre les droitsde douane à St-Vincent et grève dans lesmines de charbon de Ste-Lucie ; en 1937, à la

Barbade, grève de solidarité qui débouchasur un véritable conflit où Payne joua un

grand rôle, et révolte dans les plantations decanne à sucre de la Guyane ; l'année sui¬vante, grève des dockers à la Jamaïque. ATrinidad, Uriah Buzz Butler prenait la têted'un mouvement ouvrier et une femme lais¬

sait mort sur le carreau Charlie King, agentredouté de la force publique. A la Jamaïque,la grève avait révélé deux grands leaders,Manley et Bustamante ; saluons au passagele courage des femmes qui ont secouru lesgrévistes et sans lesquelles le mouvementaurait échoué.

Aucune de ces personnalités locales n'aconnu la notoriété à l'étranger. Dans leurconception de la révolution, les traditionsbourgeoises n'ont pas accepté Gordon, dontl'argumentation rappelait pourtant celles deGeorge Washington et de Jefferson. Quantaux traditions de la gauche, elles n'ont pasconservé la tentative de formation d'un

groupe socialiste et le défilé du 1" mai asso¬ciés, à Trinidad, à Richards, Achong etJones.

Cette période fut aussi celle d'un granddéveloppement culturel. C'est pendant lesannées de guerre qu'est né, dans les taudisde Port of Spain, le "steel band". Créée parles pauvres, cette musique, d'abord jouée

au grand dam des classes moyennestrinidadiennes sur des couvercles de pou¬belles volés, lors des batailles rangées desbandes rivales s'affrontant au bâton, devait

devenir après la guerre la musique nationale.

Les éléments culturels nationaux forgés

par les pauvres, qu'il s'agisse de la danse, dela chanson, de la musique ou de l'alimenta¬tion, sont d'abord rejetés, puis adoptés parles élites. La Jamaïque vit au son du reggae,Rex Nettleford adapte les danses populaires,Sylvia Winter écrit ses plus belles pièces dethéâtre sur le mime de John Cannoe et ErrolJohn crée ce chef-d'euvre de sensibilité

qu'est "Moon on a Rainbow Shawl".

La musique et la littérature ne sont pas lesseuls domaines où s'illustre ce processus.Les découvertes de Pawan sur la rage datentdes années vingt et trente. L' deW. Arthur Lewis en économie et de

M. G. Smith en sociologie ne saurait êtrecomprise sans référence aux problèmes dupeuple ou à son combat pour prendre enmain sa destinée. Ces deux personnalitéssont liées à la lutte pour l'indépendance desannées quarante et cinquante, d'où leurgrandeur et leurs limites.

Et les hommes qui nous ont conduits âl'indépendance ? Ils ont, eux aussi, tenu desparis insensés. Auteur d'une étude histori¬que féconde intitulée "Capitalism and Sla¬very", Eric Williams (5) a fait salle comble à laBibliothèque publique de Trinidad où il don¬nait des conférences en 1949 et 1950. Chasséde la Caribean Commission à cause de ses

opinions "partiales" sur le "Noir dans lesCaraïbes", il vida son sac lors d'une série deconférences à Woodford Square. C'est cegenre de situations qui incita les habitants deTrinidad et Tobago à penser que le seulmoyen de résoudre les difficultés et les con¬flits que connaissaient toutes les institutionsétait l'indépendance. Certes, les caissesétaient vides et nous étions peu nombreux

beaucoup moins qu'aujourd'hui, où Trini¬dad compte environ un milliond'habitants mais nous en avions, pour laplupart, plus qu'assez.

Le mouvement indépendantiste et la ques¬tion annexe des bases américaines étaient

fort complexes. Certains segments de lapopulation étaient contre l'indépendance,qui risquait de leur ôtertel ou tel privilège. Lecourant indépendantiste était profond à laJamaïque, avec Manley et Bustamante (ilsortait directement de la bataille syndicalisteet des grèves de 1930), â la Guyane avecBurnham et Jagan, à la Barbade avecAdams. C'est cette lame de fond qui coulales "Bay Street boys" (6) aux Bahamas.

Considérer le combat pour l'indépendancecomme gagné serait optimiste. La lutte quenous menons pour façonner notre proprehistoire en fonction de nos réalités et nous

en faire reconnaître le droit continue.

L'acclamation de l'indépendance, qui a com¬mencé à retenir dans les années soixante et

gagne de proche en proche l'ensemble de larégion, n'est ni le début, ni la fin d'un proces¬sus.

Nous ferons notre propre histoire, car noussommes chez nous. Les fleurs d'or éphémè¬res de l'arbre "poui" sont à nous. A nous lesrouges immortelles qui flamboient sur lescollines. Nous nous sommes cotisés pour

l'un, puis pour l'autre, nous avons dansé lelimbo, bu le café noir à la veillée mortuaire,mangé des petits pâtés tout cela, c'estnous. Nous avons créé une langue leJamaïquain des collines, le parler Bajan (7),l'idiome des Antilles ; cette langue est ànous.

Mettez-nous en terre, nous et tous ceux

qui viendront après nous, dans les collinesbleues, sous les étoiles fixes de la Caraïbenocturne. Car les collines, les étoiles, la mercontiennent les âmes de nos ancêtres qui ontcombattu, et les collines, les étoiles, la mersont à nous.

Marion Patrick Jones

(5) Eric Williams : Economiste qui a analysé les rap¬ports entre le libre échange et l'abolition de l'escla¬vage. Benjamin du corps enseignant de HowardUniversity, il a fait partie de la Caribbean Commis¬sion, dont le siège était à Port of Spam Après enavoir été chassé, il a fondé le Peoples NationalMovement et mené Trinidad et Tobago à l'indépen¬dance Il est mort en 1981.

(6) Bay Street Boys : Ainsi dénommés parce qu'ils con¬trôlaient l'activité commerciale de Bay Street : ilsdominèrent longtemps la vie politique aux Baha¬mas, en excluant la quasi-totalité des Noirs.

(7) Parler Batan : On appelle là-bas "Bajans" les habi¬tants de la Barbade , ils parlent avec un accent par¬ticulier

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Calendrier lagunaireJ'habite une blessure sacrée

j'habite des ancêtres imaginairesj'habite un vouloir obscurj'habite un long silencej'habite une soif irrémédiablej'habite un voyage de mille ansj'habite une guerre de trois cents ansj'habite un culte désaffecté

entre bulbe et caïeu j'habite l'espace inexploitéj'habite du basalte non une couléemais de la lave le mascaret

qui remonte la valleuse à toute allureet brûle toutes les mosquéesje m'accommode de mon mieux de cet'avatard'une version du paradis absurdement ratée

c'est bien pire qu'un enferJ'habite de temps en temps une de mes plaiesChaque minute je change d'appartementet toute paix m'effraie

tourbillon de feu

ascidie comme nulle autre pour poussièresde mondes égarésayant craché volcan mes entrailles d'eau viveje reste avec mes pains de mots et mes minerais

secrets

J'habite donc une vaste pensée

mais le plus souvent je préfère me confinerdans la plus petite de mes idéesou bien j'habite une formule magiqueles seuls premiers motstout le reste étant oublié

J'habite l'embâcle

J'habite la débâcle

J'habite le pan d'un grand désastreJ'habite le plus souvent le pis le plus sec

du piton le plus efflanqué la louve de ces nuagesJ'habite l'auréole des cactacées

J'habite un troupeau de chèvres tirantsur la tétine de l'arganier le plus désolé

A vrai dire je ne sais plus mon adresse exacteBathyale ou abyssaleJ'habite le trou des poulpesJe me bats avec un poulpe pour un trou de poulpe

Frère n'insistez pasvrac de varech

m'accrochant en cuscute

ou me déployant en poranac'est tout un

et que le flot rouleet que ventouse le soleilet que flagelle le vent

ronde bosse de mon néant

La pression atmosphérique ou plutôt l'historiqueagrandit démesurément mes mauxmême si elle rend somptueux certains de mes mots.

AIME CESAlRE, poète et auteur dramatique martiniquais, est maire deFort-de-France (Martinique) et député à l'Assemblée Nationale. Il fautciter, parmi ses 1uvres, des recueils de poèmes, Cahier d'un retour aupays natal, ef Les Armes miraculeuses, des dramatiques commeLa tragédie du roi Christophe et, entre autres brillants essais, ToussaintLouverture. // est l'un des poètes les plus éclatants du lyrisme moderne.Calendrier lagunaire est publié ici pour la première fois.

OrtlZ, père de l'anthropologie caraïbéenneCfEST le 16 juillet de cette année qu'a

été célébré le centenaire de la nais¬

sance de Fernando Ortiz. On l'ap¬

pelle, à juste titre, le troisième découvreur deCuba (après Colomb et Humboldt), car sonnuvre, monument d'érudition et de rigueurscientifique, a été l'un des principaux fac¬teurs de la formation de l'identité nationale

cubaine.

Ortiz fut l'un des tout premiers à observerle caractère métissé de notre culture et à

montrer l'aspect fragmenté et dissemblablede nos origines ainsi que la nature syncréti-que de certaines de nos croyances populai¬res.

En 1942, il avouait s'être intéressé, qua¬

rante ans auparavant, aux questions desociologie, qui était alors une discipline rela¬tivement nouvelle, et s'être penché sur lesproblèmes de Cuba. «L'image de l'hommenoir s'est immédiatement imposée à moi. Ilétait naturel qu'il en fût ainsi, car' sans lesNoirs, Cuba ne serait pas Cuba». C'est ainsiqu'il entreprit d'étudier les Noirs en tant quefacteur d'intégration de l'identité nationaleet qu'il se heurta sans tarder â de nombreux

. obstacles et préjugés. Les études étaient peunombreuses sur ce sujet, qui ne suscitait pasun grand intérêt. Pour certains, il ne s'agis¬sait, somme toute, que de remuer le passé,entreprise de culpabilisation qui ne valait pasla peine et n'était pas rentable.

«Il était dangereux de parler des Noirs», ditOrtiz lors d'une conférence au Club Atenas,

«et cela n'était faisable que de façon détour¬née... Les Noirs eux-mêmes, les mulâtres

surtout, semblaient vouloir oublier qui ilsétaient et renier leur race, pour occulter leurmartyre et leurs frustrations, tout comme ilarrive parfois qu'un lépreux dissimule lahonte de ses plaies». A cette époque audébut de notre siècle qui a vu naître laRépublique cubaine, il existait une bourgeoi¬sie qui s'employait â idéaliser sa propreimage et à adopter, par mimétisme, lesmodèles étrangers de pensée et de compor

tement. Ortiz fut le premier à faire preuve derigueur scientifique dans sa recherche desracines véritables, et â oser proclamer leurnature. Sa principale contribution à la cul¬ture cubaine a été de comprendre le carac¬tère hybride de nos origines nationales.

Il a marqué de son empreinte des domai¬nes très divers de la culture. Après avoirentamé une carrière de juriste et de crimino-logue, il s'est orienté vers la sociologie, puisvers l'archéologie, l'histoire, la philologie etl'anthropologie, la musicologie et l'ethnolo¬gie. Il a mis en évidence l'interdépendancedynamique des différents facteurs de la viesociale cubaine. Sept décennies durant, il aexploré, analysé et classifié les cultures noi¬res qui connaissaient alors à Cuba une nou¬velle floraison, après leurs splendeurs africai¬nes.

L'un des premiers problèmes auxquelsOrtiz s'est heurté était l'absence d'outils

adaptés à sa nouvelle tâche ; il n'existait eneffet ni précédent, ni même un vocabulairescientifique qui lui permît de décrire les phé¬nomènes qu'il étudiait. Ortiz inventa desmots nouveaux, par exemple afro-cubain,adjectif aujourd'hui bien connu, et transcul-turation, qui désigne la symbiose de plu¬sieurs cultures. Son examen des aspects spé¬cifiques du phénomène cubain le mena â lalinguistique. En 1923 parut son Catauro decubanismos (Dictionnaire des cubanismes)

dans lequel sont répertoriés mille cinq centsvocables typiquement cubains.

Son ouvrage le plus connu est sans doutele Contrapunto cubano del tabaco y elazúcar(Tabac et sucre : contrepoint cubain), quicontient non seulement une étude approfon¬die de l'histoire économique, mais aussiquelques-unes des pages les plus brillantesde notre littérature ; Ortiz soumet à une con¬

frontation dialectique l'esprit du sucre etcelui du tabac, considérés en tant qu'entitésabstraites : c'est ainsi qu'il oppose le sucreblanc au tabac brun, le doux à l'amer, la

nourriture au poison, l'énergie au rêvei lachair à l'esprit, la pluie à la terre, le soleil à la

par Lisandro Otero

lune, le jour à la nuit, l'eau au feu. Ici,richesse d'imagination et documentationscientifique se conjuguent pour nous léguerl'une des ouvres maîtresses de la culture

cubaine.

Ortiz l'ethnologue écrit El Engaño de lasRazas (La mystification des races), qui paraîten 1946, alors que le monde sort à peine ducauchemar fasciste et de ses théories

pseudo-scientifiques sur la supériorité de larace aryenne et l'infériorité des races sémiti¬ques, la première étant destinée à régner, etles secondes à être enchaînées. L'

d'Ortiz est une réfutation bien documentée

de ces thèses.

Fernando Ortiz ne fut pas seulement unérudit et un chercheur : il fut aussi un anima¬

teur et un promoteur de la culture. C'est ainsiqu'il a créé de nombreuses institutions,revues et maisons d'éditions, à une époquequi n'était pas propice â ce type d'entre¬prises.

L'intérêt que portait Ortiz à l'influence afri¬caine sur l'Amérique latine l'a conduit àentreprendre une analyse en profondeur dela principale région où sont concentrés deséléments culturels d'origine africaine lesCaraïbes. En cela, il es't un précurseur desétudes caraïbéennes en général.

C'est pour toutes ces raisons que de nom¬breux intellectuels cubains ont, cette année,

rendu hommage à l'Ùuvre immense, lucideet profonde, de Fernando Ortiz. Pour l'Amé¬rique latine, et notamment pour la partie dece continent qui a été exposée aux influen¬ces de l'Afrique, la connaissance de cetteeuvre est indispensable par la lumièrequ'elle jette sur les processus de transcultu¬ra tion.

LISANDRO OTERO, romancier et essayistecubain, est directeur du Centre d'études de laCaraïbe de la Maison des Amériques. Parmi sesromans, traduits en plusieurs langues, il faut citerLa situación et General a caballo.

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La vocation de comprendre

32

l'Autrepar Edouard Glissant

Lj^AIRE culturelle et géographique dési¬gnée sous le nom de "Caraïbe" està première vue indéfinissable, tant

par ses composantes que dans ses con¬tours. Doit-on la limiter à l'arc des Iles ? Ou

au contraire les concevoir dans un plusgrand espace, où inclure les trois Guyanes,qui sont continentales, et Panama, dont lepeuplement est en partie antillais ? Le Vene¬zuela a une vocation caraïbe. A la fête désor¬

mais traditionnelle de la Carifesta (Guyane1972, Jamaïque 1976, Cuba 1979, Barbade1981) le Mexique est régulièrement repré¬senté. La tradition créole alimente encore en

Louisiane bien des nostalgies. D'autre part,quelques-unes des îles semblaient jusqu'icipencher vers une dimension uniquementlatino-américaine : ainsi de la Républiquedominicaine et de Cuba. Quatre langueseuropéennes (l'anglais, l'espagnol, le fran¬çais et le hollandais) sont institutionnellesdans la région, et au moins cinq variétés decréole y sont parlées. Qu'est-ce donc quecette réalité qui éclate sur les Amériques, duNord et du Sud, et qui ne se conçoit à l'inté¬rieur d'aucun cadre donné, linguistique,politique ni ethnique ?

La réponse qui se dégage peu à peu estque cette part d'indétermination est la mar¬que même de la richesse profonde de laCaraïbe. Ou plutôt, que l'indétermination estdans la pensée de ceux qui conçoiventencore la Caraïbe selon les normes péri¬mées, les schémas anciens qui permirentd'apprécier le phénomène historique d'appa¬rition des nations au cours des siècles précé¬dents, en Occident ou ailleurs. Toute la

région des Antilles a été agitée de contradic¬tions fécondes, dont il est profitable deméditer le travail et les résultats.

Il est par exemple naïf de proclamer sansnuances qu'ici tout a commencé avec Chris¬tophe Colomb. La prétendue "découverte"laisse au fond un rémanent où les Arawaks

et les Caraïbes, premiers occupants de cetterégion, exterminés par les colonisateurs,enracinent pourtant dans chaque Antillais ,souvent de manière inconsciente il est vrai,des modes de l'être.

Il serait tout aussi absurde de méconnaître

les conditions historiques de la nouvellezone culturelle ainsi constituée àpartir de lacolonisation, et qui par nature implique lecomposite, le métissage des éléments cultu¬rels, le brassage des ethnies, la tension versune dimension partagée de la réalitéhumaine : un cas presque "organique" de la wRelation mondiale. Ce métissage n'est pour- f

EDOUARD GLISSANT, écrivain martiniquais,est l'auteur de nombreux recueils de poèmes,romans et essais, comme Le Sel noir, La Lézarde(prix Renaudot 1958), La Case du commandeur,L'Intention poétique er Le Discours antillais. Il aaussi publié une pièce de théâtre : MonsieurToussaint En 1967 il a fondé à Fort-de-France

l'Institut martiniquais d'Etudes. Il est membre duSecrétariat de /'Unesco.

"Je m'éveille, songeant au fruit noir de l'Anibedans sa cupule verruqueuse et tronquée... Ah Ibien I les crabes ont dévoré tout un arbre à fruits

mous. Un autre est plein de cicatrices, ses fleurspoussaient succulentes, au tronc. Et un autre, onne peut le toucher de la main, comme on prend àtémoin, sans qu'il pleuve aussitôt de ces mouches,couleurs I"

Saint-John Perse (Eloges, IV)

La faune elle-même est végétale, dans la visionqu'André Masson rapporte de la Martin/quecharmeuse de serpents (d'André Breton). L'Ailleursque sont les Antilles pour le peintre françaisfoisonne d'abord dans le vertige et la profondeur .des lianes, dans la forêt impénétrable où lemerveilleux s'amasse. Ainsi les crabes de Masson,

surgis d'un limon originel, sont-ils cuirassés debois. Minéraux et ligneux à la fois, ils sont clouésde racines sèches qui bientôt, à l'horizon, s'effilenten cocotiers. Pour l'Antillais cependant, cetteforteresse du crabe est décorticable : il constitue

encore l'essentiel des festins qu'on organise, pourfêter les Pâques, au bord des rivières toujours plussecrètes et plus introuvables.

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tant pas consentement passif à des valeursimposées.

Tout autant qu'on ne saurait sous-estimerle facteur primordial qui a résulté du peuple¬ment africain (à partir de la Traite) et l'illu¬sion qu'il y aurait à constituer les Antilles enune zone répétitive du continent africain.Non-pas seulement parce qu'il y a eu un peu¬plement venant de l'Inde pour fournir au tra¬vail de la terre désertée par les esclaves afri¬cains émancipés ; non pas seulement àcause de l'empreinte occidentale ; mais bienparce que la fermentation née de ces com¬posantes a donné autre chose : des culturesnouvelles, une nouvelle civilisation.

Enfin,, il n'est pas légitime de s'appuyersur la disparité des langues hier imposées àla région, ou nées de son bouillonnement,pour conclure à l'hétérogénéité des peuplesqui y vivent. Les Antilles sont l'un des exem¬ples actuels d'une civilisation en pleine ebul¬lition, qui se construit dans l'exaltation dumultilinguisme : les langues sont nationales(comme l'espagnol à Cuba, ou l'anglais àTrinidad) mais leur usage est antillais,comme bientôt leur partage.

Ces contradictions "constitutives" ali¬

mentent certes bien des conflits, en même

temps qu'elles ont donné lieu à combiend'illusions et d'à priori idéologiques. Laconstruction de la nation dans chacun des

pays, d'une part, les virulences de l'opposi¬tion entre les classes sociales d'autre part, etenfin la nécessité d'affirmer ou de défendre

des valeurs culturelles souvent inséparablesde l'origine ethnique, et ceci en forgeant desthéories généralisées (indigénisme en Haïtivers les années 30 de ce siècle, négritude,résurgences antillaises du Black Power, phé¬nomène rastafari) semblent ouvrir des che¬

mins opposés. Mais c'est la contradictionelle-même qui fait la valeur de cette civilisa¬tion. On ne saurait l'apprécier en se tenantaux catégories figées qui excluent le dépas¬sement. Ce que les histoires convergentesdes peuples antillais enseignent, c'est peut-être que les nations peuvent aujourd'hui seconstruire en dehors des oppositions négati¬ves, tout comme les valeurs culturelles nepérissent pas de consentir au partage. Lespays antillais, qui ont fait l'expérience del'esclavage et parfois des tyrannies"locales", ont payé cher ce privilège de larencontre, du contact des cultures. La mercaraïbe est le lieu d'une telle communion.

C'est ce que résume le dramaturge sainte-lucien Derek Walcott : "The sea is History",

et c'est ce que signifie l'historien barbadienEdward Kamau Brathwaite : "The unity is

submarine"; tous deux poètes, acharnés àsentir et à exprimer le long travail de cetteémergence.

La mer des Antilles est une mer ouverte.

Les Arawaks et les Caraïbes la sillonnèrent :

nomades de la mer, leur errance s'ancrait àdes lieux que périodiquement ils réoccu¬paient. C'est la colonisation qui tenta etobtint parfois de "balkarliser" cette régionen autant de terres isolées, enfermées dans

les conflits qui opposaient, sur ce terraincomme sur d'autres, les grandes puissancesoccidentales. Mais les esclaves des Petites

Antilles essayèrent en 1794, alertés par desrumeurs dont on ne contrôlait pas l'origine,de rejoindre le pays de Toussaint Louver¬ture, la future République d'Haïti. On peutmultiplier les exemples qui prouvent que,malgré l'enfermement des colonisations, leshistoires des peuples de cette région se sonttoujours rencontrées. La mer caraïben'amasse pourtant pas autour d'elle un lot

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de terres et de peuples qui se concentre¬raient dans une unité contraignante : cen'est pas, comme jadis la Méditerranée, une"mer intérieure". Sa vocation est d'éclater.

On comprend la difficulté à délimiter les con¬tours d'un tel phénomène socio-culturel.Les éclats de cette civilisation, de la Loui¬siane à Tobago et aux Guyanes, couvrentdes réalités qui par ailleurs se sont ratta¬chées à d'autres mouvances.

Mais l'indétermination ne s'étend pas auxfondements culturels eux-mêmes de cette

réalité antillaise. Aux divers points de débar¬quement des esclaves, sur toute l'étenduede la côte américaine, du nord du Brésil ausud des Etats-Unis, et dans toutes les îles, lemême système fut instauré, qui permitl'exploitation des divers produits exotiques :épices, pétun, indigo, coton, canne à sucre.C'est le système des Plantations. Non seule¬ment un système économique, lié à l'exploi¬tation esclavagiste, mais aussi un mode del'existence, un cadre culturel, et qui fut àl'origine aussi bien des contes antillais quede la calinda (une danse) ou du blues.

La Plantation est un lieu clos, d'oùl'esclave ou le travailleur ne sortent pas.

Mais ce lieu clos est multiplié à l'infini surtoute la zone. Casa Grande e Senzala<1'.

C'est à partir de la Plantation que se déve¬loppent deux entreprises, politiques et cultu¬relles, pour échapper au lieu clos : le mar¬ronnage et le carnaval, tous deux générali¬sés dans la région.

Le marronnage des esclaves n'est passeulement un épisode de la lutte des oppri¬més contre les oppresseurs. Il a sans doutedéterminé une grande part de l'attitude etdes réflexes des Antillais : il s'agit d'échap¬per à un autre enfermement, celui des cloi¬sons intellectuelles et culturelles à l'intérieur

desquelles chaque peuple de la région étaitmaintenu. La conclusion historique du phé¬nomène du marronnage, c'est la recherchepassionnée de la solidarité caraïbe.

Le carnaval n'est pas seulement un débor¬dement d'instincts libérés, hors des limitesde la Plantation. Peu à peu il a renforcé latendance à faire de toute manifestation cul¬

turelle à la fois un acte de conscience et une

fête (Carifesta) : la mise en commun des rai¬sons d'exprimer le monde et la conceptionqu'on en a.

C'est de la Plantation que s'élèvent leconte, la chanson, la cadence du tambour,bientôt relayés par les fulgurances des poè¬tes (Guillen ou Césaire), les plénitudes desartistes populaires (peinture haïtienne), lesdépassements et les synthèses des artsmodernes (Lam ou Cárdenas), les analyseset les profondeurs des romanciers (Carpen-tier ou Naipaul).

C'est sans doute le souvenir de la Planta¬

tion qui pousse tant d'intellectuels antillais às'exposer au monde des damnés de la terreet à s'identifier à leur cause : le jamaïquainMarcus Garvey avec les Noirs des Etats-Unis, le trinidadien Padmore au Ghana, lemartiniquais Fanon en Algérie. Cette sorted'exil ou d'expatriation généreuse est tropgénéralisée pour qu'on ne tâche pas d'enchercher les causes fondamentales : une

vocation à comprendre l'Autre, qui est auprincipe de la réalité antillaise ; et une

volonté de sortir des limites, par quoi oncontinue de marronner loin de la Plantation.

Si donc les pays antillais sont aujourd'huiencore considérés comme en quête de leuridentité, eux dont la variété culturelle est siprofusément unitaire et féconde, c'est préci¬sément à cause de cette profusion même,dont la pensée n'est pas habituée à faire letour ; et aussi pour la raison que l'effondre¬ment du système des Plantations a laisséplace, çà et là, aux variétés extrêmes desystèmes politiques ou économiques dontles distorsions expliquent la difficulté à con¬cevoir ou à accepter le fait antillais. L'indé¬termination n'est pas dans le réel, elleparalyse ceux-là mêmes qui analysent lescultures antillaises.

(1) Titre d'un ouvrage de /'écrivain brésilien Gil¬berto Freyre, paru en 1933 et publié en français(1952) sous le titre Maîtres et Esclaves. Littérale¬

ment, Casa grande e senzala signifie "La maisonde maître et la case". N.D.L.R.

Pieds nus sur la terre nue,

cette paysanne de laMartinique équilibred'instinct le mouvement et le

port de tête. Sur sa torche decharroyage, au vu de tous, lemanger du jour. Mais ellecache dans ses paniers leshumbles trésors de la

pauvreté et de la dignité. Lesfemmes ont tout porté àtravers la Caraïbe : les pierresdu chemin, le charbon des

cargos mystérieux, les

légumes et les fruits, la peinede chaque jour, et l'avenir deleurs enfants.

Cette en ébène du

grand sculpteur cubainAgustin Cárdenas s'intitule ElQuarto Famba I (1973), nom

du lieu où étaient initiés les

nouveaux membres d'une

société secrète de la

population cubaine d'origineafricaine, choisis pour leurfidélité aux traditions du

continent d'où on les avait

arrachés. Cárdenas a

commencé par sculpter ceshauts totems de bois,flammes noires nées de ce

feu africain qui est une dessemences du pays antillais.La forme en est â la fois

sereine et tourmentée, elle

signale l'irruption dansl'esthétique moderne dessensibilités jusque là tenuesen réserve de l'art, depuisl'arrêt porté à la sculptureafricaine. Les buvres de ce

type dépassent, par leurventilation et leur achevé, léscatégories où on serait tentéde les enfermer. Cas

exemplaire du contact descultures, l'nuvre entière de

Cárdenas, bois puis marbres,prouve que l'enracinement leplus profond s'allie à larecherche la plus audacieuseet que l'art est à la foisconfirmation et

dépassement.

Dans l'état actuel des choses, aucunepossiblité ne s'esquisse d'une fédération nid'une confédération des pays de la région.Le CARICOM (Marché commun de la

Caraïbe) intéresse principalement les Antillesanglophones. Les statuts politiques cou¬vrent tout l'éventail des organisations possi¬bles. Jamais pourtant les cultures antillaisesn'ont autant mis en commun leurs traits spé¬cifiques, autant communiqué dans unemême conception diversifiée de l'homme.

Cette conception a culminé dans ce qu'onappelle la créolisation. Phénomène ambigu,dont l'étymologie rend compte : on a long¬temps balancé à dire si le créole est le blancqui vit aux Antilles, le blanc né aux Antilles,ou le descendant d'Africain ? La créolisation

n'est pas un simple processus d'accumula¬tion : elle implique des traits originaux, nésparfois de contradictions difficilement viva-bles, et dont le principal peut-être, endehors des modes de vie et des phénomènesde syncrétisme culturel, réside dans unesorte de variance linguistique.

Une telle variance affecte les languesimportées dans la région, dont nous avonsdit que l'usage est quelquefois très particu¬lier. Mais son expression la plus extrême estdans la diversité des pidgins et surtout dansl'existence de la langue créole, langue decompromis, langue littéralement forgée àl'intérieur de la Plantation, et que le peupleantillais s'est appropriée, en Haïti, en Marti¬nique et Guadeloupe, à Cayenne, à Sainte-Lucie et à la Dominique.

Cette langue populaire disparaîtaujourd'hui à Trinidad et à la Jamaïque ; ellen'a jamais été parlée dans les Antilles hispa¬nophones. Mais les dix millions de locuteurs

créoles dans le monde (y compris, phéno¬mène sócio-historique extrêmement curieuxet significatif, les habitants de la Réunion etde l'Ile Maurice dans l'Océan Indien) sont

aujourd'hui en mesure de concevoir pourleur langue maternelle une renaissance, il estvrai menacée par le poids technologique deslangues dominantes dans le monde.

Le fait que la même langue créole soit par¬lée par les peuples anglophones des petitesAntilles démontre suffisamment qu'un 'telidiome n'a rien à voir avec les phénomènesde patoisement à partir des grandes languesvéhiculaires, à quoi on a souvent vouluréduire les langues de compromis apparuesdans le contexte de la colonisation. La lan¬

gue créole n'est pas une déformation patoi-sée de la langue française, à laquelle sasyntaxe, qu'on répute d'origine africaine, esttotalement étrangère.

Dans la configuration mondiale actuelle,la Caraïbe apparaît donc comme un lieuexemplaire de la Relation, où des nations etdes communautés, qui ont toutes leur origi¬nalité, partagent cependant un même deve¬nir : la zone de civilisation concernée ouvre

sur les Amériques, peu à peu surmonte lesbarrières du monolinguisme -paralysant,prend conscience de sa vocation originale àmettre en symbiose et à assumer, dans leurdépassement, les éléments souvent contra¬

dictoires mis en présence par les histoiresconvergentes dans le bassin caraïbe. Dans lemonde menacé d'aujourd'hui, c'est là unehaute vocation, à la fois fragile et indéra¬cinable.

Edouard Glissant

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Carifesta

1 2

Les photos ci-dessus viennent d'un film de l'Unesco tourné lorsdu quatrième Festival des arts de la Caraïbe ("Carifesta") quis'est déroulé â Bridgetown (Barbade) du 19 juillet au 3 août 1981.Cet événement, inscrit désormais régulièrement au calendrierculturel de la région, permet aux artistes de la communautécaraïbéenne de présenter leurs ruvres à un vaste public. Lesuccès qu'il obtient montre que les Caraïbéens prennent de plusen plus conscience, ces dernières années, de leur potentielculturel. Les arts de la Caraïbe résultent, en général, d'unesynthèse féconde entre les apports venus d'Afrique, d'Inde etd'Europe. Ce mélange n'est sans doute jamais si frappant quedans la danse, art qui transcende les barrières linguistiques et lesfrontières nationales. Il y a surtout un riche héritage africain dedanses rituelles dont la survivance est due â l'effort accompli parchaque génération pour préserver les croyances ancestrales.Photos 1 et 2 : la ganga, danse de Trinité et Tobago, enhommage à Ogun, le dieu du fer dans le panthéon des Yoruba

(Afrique occidentale). Au cours de ce genre de danse, les orishasou esprits, descendent parmi les hommes, dès lors "possédés" ettransformés pour un laps de temps qui peut aller de quelques -minutes à plusieurs heures. Autre fil dans ce tissu d'influences(Photo 4, danseurs de Trinité et Tobago) : celui des Indiens quisont venus dans les Caraïbes, comme travailleurs sur contrats, au19e siècle et au début du 20e. Les mouvements de danses

européennes entrent aussi dans ce processus d'hybridation. Au18e et 19e siècles les planteurs suivaient les modes d'Europe etdansaient, au cours des soirées qu'ils donnaient dans leurs vastesdemeures, au rythme des polkas, mazurkas/quadrilles, menuetset autres danses alors en vogue. L'influence de ces danses,adaptées et interprétées par les esclaves et serviteurs africains,est encore forte aujourd'hui. Photo 3 : danseuses des Antillesnéerlandaises, où les rythmes africains et la lenteur majestueusede certaines danses européennes se sont mêlés pour donner uneforme d'expression originale.

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Héritagesdu passé

Dans le vieux quartier de Cap-Haïtien,la seconde ville d'Haïti.

Cathédrale catholique de St. Mary à Kingstown, capitale de Saint Vincent.

La ville de Trinidad, à Cuba,

a été fondée en 1514 par les Espagnols.

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La revanche de Caliban

par Roberto Fernandez Retamar

AU début du 19e siècle, les révolution¬naires victorieux de. Saint-Domingue,la partie française de l'île de Santo-

Domingo, décidèrent de changer, entreautres choses, le nom même de la jeunenation qui allait devenir Haïti: ainsirendaient-ils au pays le nom que lui avaientdonné ses premiers habitants. Cent cin¬quante ans plus tard, les révolutionnairesvictorieux de Cuba (qui avait conservé sadénomination originelle) rebaptisaient deuxbanlieues de la Havane où résidaient les pro¬fiteurs du régime aboli : Country et Biltmores'appelleraient désormais Cubanacan etSiboney, deux noms qui venaient aussi de lalangue des premiers habitants.

Sanctionner une lutte de libération en

effaçant les vocables d'origine européenne(euro-américaine dans le cas de Cuba) pourremettre à l'honneur ceux forgés par lesvrais découvreurs des Antilles, c'est un pro¬cédé qui depuis lors a été souvent reprisdans la région. Toutefois, à Cuba comme àHaïti les habitants n'avaient aucun lien ethni¬

que avec les peuples auxquels ils emprun¬taient quelques mots pour proclamer leurvolonté d'indépendance. Le débarquement

des Européens aux Antilles (la prétenduedécouverte) avait marqué l'arrivée d'une"civilisation dévastatrice", comme l'écrivaiten 1877 le poète cubain José Marti en ajou- .tant : "Si contradictoires soient-ils, cesdeux termes marquent, une réalitéhistorique". En effet, quelques décenniesaprès ce débarquement, les autochtones(mal nommés "indiens" par lesoccidentaux), soumis à d'écrasantes cor¬vées, chassés comme les fauves, luttant envain contre des ennemis très supérieurs enarmes, poussés à des suicides collectifs oudécimés par des maladies jusqu'alors incon¬nues, avaient été pratiquement anéantis.D'eux il n/allait plus rester que des noms (laplus grande partie des mots d'origine améri¬caine passés dans les langues d'Europe),certaines plantes cultivées, des objets oudes coutumes (comme celle de fumer).

Il ne pouvait donc exister, chez les Haï¬tiens ou chez les Cubains une quelconquevolonté de renouer avec une tradition brisée

depuis des siècles, lors de l'exterminationdes peuples qui l'avaient créée et mainte¬nue. Mais la revendication de ces vocables

renvoie à une polémique très ancienne.

indissociable de l'Amérique, en particulier dela zone caraïbéenne, celle du "bonsauvage". Ce débat fut suscité par l'irrup¬tion en Europe (alors au début de son déve¬loppement capitaliste) de nouvelles parlantde ce qu'on devait appeler le "Nouveaumonde".

De ce "Nouveau monde", les premiershommes dont les Européens entendirentparler furent les habitants des Caraïbes.C'est à eux que fait allusion la lettre écrite le15 février 1493 "à bord de la caravelle devant

l'île de Canarie", par laquelle ChristopheColomb annonçait à l'Europe sa "décou¬verte". Ces hommes appartenaient à deuxgrandes communautés qui, de la partie sep¬tentrionale de l'Amérique du Sud, étaientvenues s'installer dans les Antilles : celle des

Arawaks, qui comprenait les Siboneys et lesTainos, et celle des Caraïbes qui devaientdonner leur nom à la "Méditerranée améri¬

caine". Les premiers étaient pacifiques, lesseconds belliqueux. C'est à leur propos ques'élaborèrent les deux grandes conceptionsde l'homme américain qui allaient susciterpendant des siècles de graves débats entrepenseurs européens.

38

A ses débuts, la controverse eut lieu entreEspagnols du 16" siècle et portait sur la con¬quête et sur les droits de ceux qu'on appelaità tort les Indiens. En faveur de ceux-ci, il yeut pour se prononcer bien haut des hom¬mes tels qu'Antonio Montesino, Bartoloméde Las Casas, le plus vigoureux et le pluscélèbre, et Francisco de Vitoria ; contre (etdonc partisans de l'asservissement desautochtones) il y eut notamment GonzaloFernandez de Oviedo et Ginés de Sepúl-veda. La controverse la plus retentissanteopposa celui-ci à Las Casas que Simon Boli¬var, le Libérateur, a appelé, en souvenir desa courageuse défense des aborigènes :"L'apôtre de l'Amérique".

Mais ces révélations d'une humanité diffé¬

rente ne se limitèrent pas à l'Espagne. Dès1516, influencé sans cloute par elles, Tho¬mas More, en Angleterre, fit paraître sa des¬cription d'une contrée idéale, ÏUtopie, dontles ressemblances avec l'île de Cuba ont été

signalées en 1963 par l'écrivain argentin Eze-quiel Martínez Estrada. Et surtout, en 1580,Michel de Montaigne publia son essai DesCannibales, dans lequel il déclare : "qu'il n'ya rien de barbare et de sauvage en cettenation, à ce qu'on m'en a rapporté, sinonque chacun appelle barbarie ce qui n'est pasde son usage...".

Sous diverses formes, cette appréciationreparut maintes fois comme une sorted'hypothèse de travail de ce que nous appel¬lerions aujourd'hui la gauche de la bourgeoi¬sie occidentale, au cours de sa montée révo-

Les pays et les peuples desCaraïbes luttent aujourd'hui contrela dépendance économique qu'ilsont héritée du passé, où l'économieétait fondée sur la monoculture liée .

au système de la plantation, et oùils étaient considérés comme une

simple annexe des puissancescoloniales. Ci-contre, une raffineriede sucre moderne à la Barbade.

lutionnaire, pour atteindre, semble-t-il, sonapogée en 1754, lorsque Jean-JacquesRousseau envoya sa réponse, au sujet deconcours proposé par l'Académie de Dijon :"Quelle est la source de l'inégalité parmi leshommes, et si elle est autorisée par la loinaturelle." On a accusé Rousseau de naïve¬

tés grossières à propos des qualités présu¬mées du "bon sauvage". Mais la lecture duDiscours ne nous autorise pas à lui attribuerces naïvetés-là. Mieux que personne, peut-être, il a souligné le caractère hypothétiquedu "bon sauvage". Dès ses premièrespages, il soulignait que "ce n'est pas unelégère entreprise de démêler ce qu'il y ad'originaire et d'artificiel dans la natureactuelle de l'homme, et de bien connaître unétat qui n'existe plus, qui n'a peut-être pointexisté, qui probablement n'existerajamais..." (c'est nous qui soulignons).

Pour étayer son hypothèse, Rousseaus'est plus d'une fois référé à l'homme améri¬cain, en particulier l'Antillais, encore qu'ilfasse aussi allusion à l'Africain noir. Les

"sauvages" cités en exemples sont quelque¬fois des "Nègres", d'autres fois (ou conjoin¬tement) "les Caraïbes de Venezuela" ; parmoments "les Hottentots du Cap de BonneEspérance", et à d'autres occasions "lesSauvages de l'Amérique" ; ce sont ceux-ciqui reviennent le plus souvent. Il en parle àmaintes reprises, avec une préférence pourle Caraïbe "celui de tous les peuples exis¬tants qui jusqu'ici s'est écarté le moins del'état de nature". La thèse de Rousseau est

bien connue : "...Ce sont le fer et le blé quiont civilisé les hommes, et perdu le genrehumain". Son suvre condamne tout ce quiavait passé jusque-là pour civilisation (bienque le mot lui-même ne fût guère utiliséavant le 18e siècle), et annonce un autrecommencement qui sauvegarderait la bontéde l'homme naturel à un degré nouveau dedéveloppement. L'histoire a voulu que cemessage (dont le radicalisme se manifeste,entre autres preuves, dans l'influence évi¬dente de Rousseau sur Robespierre)annonce, dans l'immédiat, la grande révolu¬tion bourgeoise de 1789.

La vague connaissance des hommes qu'ilsdécouvrirent aux Antilles a servi aux Euro¬

péens de More (qui dans son Utopiemaintient l'esclavage) à Rousseau pouraffirmer la bonté originelle corrompue par lasociété telle qu'ils la connaissaient enEurope, et pour aspirer à en créer une nou¬velle. Mais une autre conception des abori¬gènes, toute différente, est née, d'abordparallèlement à la première avant de l'évin¬cer en se répandant bien au-delà des Caraï¬bes et même de l'Amérique. Cette idéeremonte à Colomb qui en traduisant ce quedes aborigènes lui disaient dans une languequ'il ignorait (le taïno), mentionne l'exis¬tence de Caraïbes, qu'il nomme aussi Cani-bas, "le peuple du grand Khan" (n'oublionspas qu'à son premier voyage il croyait débar¬quer en Asie) et Cannibales : gens férocesqui, dit-on, se nourrissent de chair humaine.

Le premier Antillais était l'hypothétique"bon sauvage", celui-ci, non moins conjec¬tural, allait être le "méchant sauvage". C'està son propos que le plus acharné des adver¬saires de Las Casas, Ginés de Sepûlveda,exhumant la thèse aristotélicienne de

l'esclave par nature, écrit : "C'est à bondroit que les Espagnols exercent leur domi¬nation sur ces Barbares... lesquels ensagesse, esprit et toute sorte de vertus etsentiments humains sont aussi inférieurs

aux Espagnols que les enfants aux adultes,les femmes aux hommes, les cruels et inhu

mains aux extrêmement bons, les excessive¬ment intempérants aux abstinents et auxmodestes, et, pour tout dire, que les singesaux humains".

Ce "méchant sauvage" devait connaîtreune extraordinaire incarnation littéraire avec

le personnage de Caliban (anagramme decannibale), dans La Tempête (1611), la der¬nière pièce de Shakespeare. Caliban-Caraïbe-Cannibale est un monstre difforme

qui ¡mite l'homme : ce pauvre être habiteune île dont s'est emparé le magicien euro¬péen Prospero, qui lui a appris à parler salangue ; il ne survit que parce que son travailest indispensable à ses maîtres. Jamaispeut-être création littéraire n'a montré si net¬tement et si cruellement l'affreuse réalité du

colonialisme. Le personnage de Caliban -Cannibale apparaît comme l'hypothèse de ladroite de la bourgeoisie occidentale nais¬sante qui couvrait la planète de Prósperosexploiteurs et de Calibans exploités. Rappe¬lons d'ailleurs que si l'hypothèse rous-seauiste du "bon sauvage" tentait des'appuyer sur des exemples d'aborigènesantillais et de noirs africains, le substantif"cannibale", au sens d'anthropophage,allait s'appliquer non seulement aux Caraï¬bes mais surtout, malgré son étymologie,aux caricatures d'Africains populariséesdans le monde entier par les films fausse¬ment innocents des aventures de Tarzan.

Triste destin que celui des premiers habi¬tants de nos terres. Ils ont inspiré à la bour¬geoisie européenne naissante d'admirablestextes visionnaires et d'illustres

d'art, mais, dans la pratique, ils n'ont purésister au choc brutal de la "civilisation

dévastatrice" de cette même bourgeoisie.Après cette destruction, il fallait unemain-d' de nouveaux Calibans : des

millions d'Africains furent arrachés à leur

continent et jetés sur nos terres pour vivreen esclaves, avant qu'un assez grand nom¬bre d'Asiatiques subissent un sort analogue.Du métissage (encore inachevé) des descen¬dants des oppresseurs européens et desopprimés afro-asiatiques sont issus lesCaraïbéens d'aujourd'hui. Mais ce n'est qu'àla lumière de ce drame historique que l'oncomprend pourquoi le premier pays desAntilles à obtenir son indépendance (Haïti)et le premier à s'ouvrir à un nouveau régimesocial (Cuba) aient l'un et l'autre revendiquéleur patrimoine pré-occidental : le doulou¬reux héritage de Caliban exterminé qui avaitdécouvert et enrichi les terroirs où nous

vivons.

Toutefois cet héritage ne peut à lui seulrendre compte de l'identité culturelle desCaraïbes après l'arrivée des Européens. Cesnouvelles Caraïbes forment l'une des trois

grandes zones qui constituent notre Améri¬que et qu'on a nommées schématiquementIndo-Amérique, Afro-Amérique et Euro-Amérique. Dans notre sous-continent ellescorrespondent à ce que l'anthropologue bré¬silien Darcy Ribeiro appelle peuples témoins,peuples nouveaux et peuples transplantés.

Ils ont tous en commun d'avoir été d'abord |colonisés puis néo-colonisés, attelés au mar- 1

ROBERTO FERNANDEZ RETAMAa essayisteet poète cubain, est professeurà l'université de LaHavane et directeur de la revue "Casa de las Ame¬

ricas". Son essai Calibán. Apuntes sobre la cul¬tura en nuestra América a été traduit en français

(Caliban cannibale, 1973), en anglais, en italien,en portugais et en hongrois. En français ont éga¬lement paru Notre Amérique, présentation etchoix de textes de José Marti, et Avec les mêmes

mains, poèmes traduits par René Depestre.

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La CANA est une agence de presse indépendante créée en 1975, avec le soutiende l'Unesco, dans les Antilles anglophones.

L'Unesco

et les Caraïbes

DE l'école d'un village de la République dominicaine auxtéléscripteurs de l'agence de presse des Caraïbes(CANA) du laboratoire de recherche biologique

appliquée â l'équipe de surveillance de la pollution marine,l'Unesco est présente dans tous les aspects de la vie des popu¬

lations des Caraïbes.

Dans le domaine de l'éducation, elle a décidé d'entrepren¬

dre un "Projet majeur régional" dont les objectifs consistent àscolariser avant la fin du siècle tous les enfants d'âge scolaire,éliminer l'analphabétisme et développer l'éducation des adul¬tes, améliorer parallèlement la qualité et l'efficacité des systè¬mes d'enseignement par la mise en iuvre des réformesnécessaires. C'est lors d'une réunion intergouvernementale,tenue à Quito en avril 1981, que ces objectifs ont été précisés,ainsi que les stratégies et les modalités d'action à adopter. Ilstémoignent de la volonté politique des Etats membres de larégion de s'engager dans un développement économique etsocial axé sur l'homme et sur sa formation intégrale.

En matière de sciences exactes et naturelles, l'Unesco con¬

tribue par exemple, dans le cadre de son programme MAB(L'homme et la biosphère), à l'aménagement intégré deszones tropicales humides ; elle étudie ainsi les problèmesprioritaires que sont le défrichement, le reforestation, les cul¬tures itinérantes, les migrations de populations des monta¬gnes vers les plaines tropicales, etc. Elle apporte égajementson appui au développement des infrastructures dans lessciences de la mer en fonction des besoins propres aux diffé¬

rents pays de la région.

Dans le domaine des sciences sociales, citons les études

que l'Unesco consacre aux composantes socio-culturelles dudéveloppement endogène dont les résultats devraient per¬mettre de proposer des styles de développement originaux envue de répondre aux exigences du respect de l'identité cultu¬relle de chaque peuple. L'Organisation coopère aussi de façonconcrète avec les différents organismes qui s'occupent dudéveloppement des sciences sociales dans la région, notam¬ment pour ce qui est de la recherche et de la formation.

Enfin, dans le domaine de la culture et de la communica¬tion, elle s'intéresse tout particulièrement à l'étude des con¬tacts culturels et de leur évolution dans les Caraïbes. Elle

encourage par ailleurs la traduction de textes vers et à partirde la langue créole et se propose d'entreprendre une "Histoiregénérale des Caraïbes". Signalons aussi que le Prix Internatio¬nal Simon Bolivar, destiné à reconnaître les mérites de per¬sonnes ou d'institutions ayant exercé des activités remarqua¬bles au service de la liberté, de l'indépendance et de la dignitédes peuples, sera décerné pour la première fois le 24 juillet1983, date du bicentenaire de la naissance du "Libertador".

, ché capitaliste mondial. Mais ici l'unité nesignifie pas uniformité ni monotonie : elle nedispense pas de signaler les caractéristiquesspécifiques de chaque zone.

Or, notre zone des Caraïbes, parfois nom¬mée afro-américaine, est celle qui intègreune société fondée sur le système de la plan¬tation avec un riche apport humain d'origineafricaine dont l'influence aura été décisive

sur notre culture, sur toute notre vie, et plustard avec divers apports asiatiques.. Notrehistoire immédiate, celle des Caraïbesmodernes, est donc l'histoire de la mer qui àl'aube du capitalisme vit arriver les conqué¬rants européens et qui assistera à leurs que¬relles de voleurs ; la mer qui vit surgir audébut du 19° siècle la première révolutionvictorieuse de notre Amérique, la formidablerévolution haïtienne qui vainquit les troupesnapoléoniennes avant l'Espagne et la Rus¬sie, abolit l'esclavage et ouvrit la voie àl'indépendance de l'Amérique latine ; la merqui, à la fin de ce même siècle, vit le premiermouvement concrètement organisé parMarti pour freiner l'impérialisme modernequi prenait alors son essor ; la mer, enfin, oùtriomphera, au 20° siècle, la première révolu¬tion socialiste de l'Amérique.

Notre identité culturelle découle nécessai¬

rement de ce contexte historique. Elles'accompagne d'une conscience toujoursplus aiguë de tout ce que nous avons encommun, bien que nous ayons pâti (et queçà et là nous pâtissions encore) de métropo¬les diverses et qu'en conséquence nous par¬lions des langues différentes. Nous avonsvécu en commun le colonialisme, le néo¬

colonialisme, l'impérialisme, le sous-développement, le racisme ; les latifundia, laplantation, la monoculture ; l'esclavage, latraversée, la traite ; les patrons, les contre¬maîtres, les esclaves, les esclaves marrons ;la canne à sucre, le café, les bananiers ; lamachine, la maison de maître, la case...

Ainsi quelquefois le syncrétisme aboutit àdes résultats qui, sans être identiques, pré¬sentent de très grandes ressemblancescomme le vaudou haïtien, la pocomania

jamaïquaine et la santería cubaine. Et rien nemontre mieux, sans doute, l'identité quenous partageons, que notre musique désor¬mais universellement admirée. Cette "jubi¬lante nouveauté venue des Indes" dont a

magnifiquement parlé Alejo Carpentier, onl'entend depuis les premières années de laconquête, et elle ne cesse de proliférer enrythmes toujours vivants : guaracha,rumba, conga, soné, bolero, mambo, chacha cha, calypso, reggae, merengues, tam¬borito, samba, bossa nova, salsa... Et nousne saurions oublier que la culture esclava¬giste de plantation qui s'est développéedurant des siècles dans la zone embrassait

aussi, hors de notre Amérique, le sud de cequi est aujourd'hui les Etats-Unis, où la ren¬contre afro-européenne donna naissance aunegro-spiritual, au blues, au tout-puissantjazz autant de cousins germains de nosproductions musicales.

Mais notre identité ne sera pleinementacquise que le jour où disparaîtront les der¬niers vestiges du colonialisme et du néo¬colonialisme. C'est alors et alors seulement

que nous serons en mesure d'affirmer, grâceaux multiples enracinements qui contribuentà notre universalité, notre place essentielle àun carrefour de l'histoire humaine : histoire

dont nous ne serons plus les victimes maisles protagonistes et qui a, en partie, com¬mencé.

Roberto Fernandez Retamar

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José Martí,révolution et création

Autoportrait de José Marti (1853-1895).

JOSE Marti est l'une des figures histori¬ques les plus nobles, les plus pures,riches et profondes de l'Amérique

latine. Sa personnalité se dresse sur la lignehéroïque, sur laquelle apparaissent Bolivar etSan Martin, Hidalgo et Morelos, Sucre etToussaint Louverture, pères de l'indépen¬dance de leurs peuples et combattants illus¬tres et inlassables dans la lutte contre la

domination coloniale.

José Marti naquit à la Havane, le 28 janvier1853. Fils d'un fonctionnaire intègre etmodeste du gouvernement espagnol de l'îlede Cuba, son foyer fut celui d'un enfant pau¬vre dans un comptoir colonial, accablé par lagêne et les besognes épuisantes. Le specta¬cle quoditien de l'arbitraire et de la corrup¬tion firent de lui un non-conformiste et un

rebelle avant l'adolescence. Il publie ledrame Abdala, pétri de ferveur patriotique etd'un désir anxieux de liberté ; on lui fait un

procès pour déloyauté et il est condamnéaux travaux forcés par les autorités espagno¬les â l'âge de seize ans. Sa santé étant ébran¬lée, sa peine de prison est commuée en relé¬gation à l'île des Pins et, en 1871°, en Espagne.

Sa vie sera désormais un pèlerinageangoissé et avide en Europe et en Amérique,et si cette vie errante lui apporte sans cesseles souffrances de l'expatrié, elle lui offre enrevanche la vigueur et l'ampleur de ses critè¬res politiques, et lui permet d'acquérir unevaste culture.

En Espagne, Marti a l'occasion de connaî¬tre de l'intérieur le régime corrompu qui gou¬verne â Cuba, mais aussi témoignage etmesure de son esprit celle de toucher dudoigt les solides vertus du peuple de la pénin¬sule et de pénétrer les racines de sa langue.D'Espagne, Marti part pour le Mexique où ilaccomplit un intense labeur comme confé¬rencier et journaliste. Son contact avec leMexique de l'époque l'identifie â jamais auxproblèmes de l'Amérique latine, auxquels ilconsacrera dorénavant le meilleur de son

action politique et culturelle.

Marti est de retour à Cuba au moment de

la signature de la Paix de Zanjón, en 1878.Dans des articles et des discours très bril¬

lants, il confirme sa conviction selon laquelleil n'est, pour libérer l'île, que l'action armée.Condamné à l'exil, il part pour l'Espagne,passe â Paris et débarque à New York en 1880où il passera les quatorze dernières annéesde sa vie.

Lorsqu'il entre aux Etats-Unis, Marti a prisla décision de se consacrer corps et âme â lalibération de Cuba. Mais il lui faut aplanir desdifférends et des querelles entre les caudil¬los, déterminer la meilleure contribution des

groupes cubains émigrés, fixer le caractèreet les conséquences rapprochées et média¬tes de la lutte armée qu'il prépare et convain¬cre familiers et étrangers de l'opportunité etde l'excellence de sa lutte libératrice. Il a vite

fait de mériter le dévouement fidèle de ses

compatriotes et devient le chef indiscutablede la lutte pour l'émancipation de son pays.

Marti fonde en 1891 le Parti révolutionnaire

cubain, instrument fondamental du mouve¬

ment armé qu'il prépare. Dorénavant, etjusqu'au déclenchement de la révolution en1895, sa vie sera une longue course trépi¬dante, un voyage inlassable â travers l'Amé¬rique du Nord et aussi en Amérique latine. Enaccord avec les chefs séparatistes MaximoGomez (dominicain de naissance) et Antonio

Maceo, il décide le début des opérations. Ilrédige et signe avec Gomez, à la veille ducombat, le Manifeste de Montecristi, docu¬

ment fondamental dans lequel sont précisésla nature et les buts de la révolution qu'il aorganisée.

Le 11 avril 1895, Marti débarque à Cuba ets'incorpore comme un simple soldat auxtroupes insurgées. Le 19 mai 1895, une balleespagnole mit un terme à sa vie à Dos Rios,dans la partie orientale de Cuba.

Quand il part pour son île, conscient d'allerdonner sa vie pour la liberté, le leader révolu¬tionnaire laisse dans son bureau de New

York une auvre multiforme et si vaste

qu'une fois intégralement réunie, elle occu¬pera vingt-sept grands volumes. L'austèredevoir révolutionnaire n'a donc gêné enaucun moment le travail spécifique de l'écri¬vain. Bien que se détachent, par leur apportau mouvement littéraire du modernismo, des

recueils de poèmes comme Ismae/illo, Verslibres. Vers simples et Fleurs de l'ex/l, où ilexprime ses soucis et ses pressentiments derévolutionnaire et d'homme, il semble indé¬

niable que le journalisme fut le domaine où ilatteignit son niveau le plus élevé, avec lesfameuses chroniques publiées en maintspays du continent par lesquelles il devientl'informateur universel des peuples latino-américains. Auteur d'incomparables biogra¬phies (de Emerson, Walt Whitman, Thoreau,Longfellow), de journaux et d'une correspon¬dance qui constitue une véritable prouesse,critique de littérature et d'art remarquablepar la sûre audace du diagnostic et de la pré¬vision, la passion de Marti pour l'Amériquelatine ne l'abandonne pas pour autant unseul instant. Son souci du présent et de l'ave¬nir des peuples hispaniques de l'hémisphèrel'absorbe tout entier. C'est à très juste titreque Pedro Henriquez Urena appela Marti"citoyen d'Amérique".

Son action s'exerça d'abord dans sa patrieet dans les Antilles à propos desquelles ilécrivit en 1894 : "Au fléau de la balance des

Amériques se tiennent les Antilles. Esclaves,elles ne seraient qu'un ponton dans la guerred'une république impériale contre un mondejaloux et supérieur qui déjà s'apprête à nierson pouvoir (...). Mais libres (...) ellesseraient dans le continent la garantie del'équilibre, de l'indépendance pour l'Améri¬que hispanique, et de l'honneur pour lagrande république du nord, qui en dévelop¬pant son territoire (...) acquerra plus sûregrandeur que dans la conquête sans gloire deses faibles voisins..."

Mais, comme l'écrit le poète et essayisteRoberto Fernandez Retamar, "ce qui intéres¬sait Marti au premier chef, c'était Cuba (...)et, dans une perspective plus large, le conti¬nent américain au sud du rio Bravo : "notre

Amérique métisse". Si cette idée court enfiligrane dans toute son c'est dans letexte fondamental intitulé Nuestra America,

véritable Grande Charte, qu'elle apparaît leplus clairement. Marti y affirme l'originalitéabsolue de ce continent, et cette affirmation

revêt une importance capitale, car elle cons¬titue la pierre angulaire de sa vision dumonde. C'est autour de cette affirmation, de

cette confiance, de ce défi que s'articuletoute sa pensée".

Le présent article est tiré, pour l'essentiel, d'uneétude de Juan Marinello, essayiste cubain, intitu¬lée José Marti (Seghers, Coll. Poètesd'aujourd'hui, 1970).

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Marcus Garveyet le rêve africain

par Kenneth Ramchand

LA première moitié du 20e siècle vit surgiraux Antilles et en Amérique du Nord uncertain nombre de mouvements par les¬

quels la population d'origine africaine revendi¬quait son patrimoine et ses racines. Bien qu'ilsaient contribué par leur travail à la marche del'économie et chèrement acquis leur droit decitoyenneté, les Noirs du Nouveau Monden'avaient pas la vie facile dans les sociétés occi¬dentales où leurs ancêtres avaient été déportés.L'émancipation, leur disait-on, était acquise ;mais pour la grande majorité d'entre eux, ellesemblait avoir fait long feu. Les conditions danslesquelles ils vivaient en "hommes libres" étaientau moins aussi déprimantes, surtout après la pre¬mière guerre mondiale, que celles qu'avaientendurées leurs ancêtres esclaves.

"A aucun moment de l'histoire mondiale des

cinq cents dernières années il n'y eut de véritabletentative de libération des Noirs. On nous a ber¬

cés de l'illusion qu'Abraham Lincoln nous avaitrendu libres, que Victoria d'Angleterre nous avaitrendus libres, alors qu'aujourd'hui encore noussommes des esclaves, des esclaves de l'industrie,des esclaves sociaux, des esclaves politiques ; leNouveau Noir aspire à une liberté sans borne,sans limite. "

(Marcus Garvey,Philosophy and Opinions)

De tous les mouvements qui sont nés pouraider, moralement et matériellement, les victimesde cette situation lamentable, le plus spectacu¬laire fut celui qui se développa autour du Jamaï¬quain Marcus Mosiah Garvey, fondateur de laUniversal Negro Improvement Association(UNÍA). Né aux colonies le 17 août 1877, Garveymourut en obscur exilé dans la métropole britan¬

nique en 1940. Entre ces deux dates, Garveyacquit une fantastique renommée auprès desNoirs d'Amérique. Il était le Moïse noir, le guidespirituel envoyé pour délivrer son peuple de la ser¬vitude ; il était aussi le créateur du royaume politi¬que. Son Excellence le Président Provisoired'Afrique.

"Je demandais : Où est le Gouvernement de

l'homme noir ? Où est son Roi, son Royaume ?

Son Président, son pays et son ambassadeur, sonarmée, sa marine, ses potentats, où sont-ils ?"Comme je ne les trouvais pas, je déclarais : "Je

KENNETH RAMCHAND, de Trinité et Tobago,est chargé du cours de littérature antillaise à l'uni¬versité des West Indies. Il a publié notammentWest Indian Narrative, The West Indian Novel

and its Background et West Indian Poetry.

ferai en sorte qu'ils existent"... J'eus alors lavision, que j'ai conservée en moi, d'un mondenouveau d'hommes noirs, non des péons, desserfs, des chiens et des esclaves, mais une nationd'hommes vigoureux, marquant la civilisation deleur empreinte et éclairant d'un jour nouveaul'espèce humaine".

(Marcus Garvey,Philosophy and Opinions)

On estime qu'à son apogée, vers 1925, l'Asso¬ciation de Garvey comptait, avec ses filiales, entrequatre et six millions de membres ou supportersdans tous les pays où vivaient des populationsd'origine africaine.

Garvey rêvait du jour où tous les Noirs auraientréintégré une Afrique indépendante et unie. Mais,en attendant ce jour, les Noirs du NouveauMonde pourraient contribuer à la création d'uneAfrique libre, auprès de laquelle ils pourraientchercher protection dans leurs pérégrinations et,le cas échéant, trouver refuge : "une nation bienà nous, assez forte pour étendre sa protection auxmembres de notre race disséminés à travers le

monde et pour imposer respect aux autres nationset races de la terre". Dans le même temps, ils

pourraient, dans leur pays d'adoption, s'organiser"dans le but absolu d'améliorer leur condition sur

les plans industriel, commercial, social, politiqueet religieux."

Cependant, du fait d-'une mauvaise gestion,d'un manque de compétence, ainsi que de lacupidité et de la corruption de ses adjoints, la plu¬part des projets économiques de Garvey échouè¬rent, telle l'affaire des épaves de navires que leurspropriétaires blancs lui vendirent au prix du mar¬ché noir pour la Black Star Line, compagnie denavigation qu'il avait créée et qui devait être, dansson esprit, à la fois le fondement du commercenoir et le symbole du rapatriement.

Ses tentatives dans le domaine de l'éducation

furent plus heureuses, mais pas de la façon qu'ilavait initialement prévue. Après avoir fondél'UNIA à la Jamaïque en 1914, Garvey se proposade créer des collèges destinés aux Noirs jamaï¬quains, sur le modèle de l'Institut Tuskagee deBooker T. Washington. C'est afin de s'entretenirde son projet avec Washington lui-même qu'ilentreprit en 1916 de se rendre en Amérique ; c'estd'ailleurs à la suite de cette visite que le centre desopérations fut établi aux Etats-Unis. Mais sa seuleentreprise durable sur le plan de l'éducation fut lacréation du journal 777e Negro World, qui parut de1918 à 1933. Dans les colonnes de cet hebdoma¬

daire, le garveyisme était exposé en détail et leslecteurs instruits des splendeurs de l'histoire afri¬caine, de l'héroïsme des révoltes noires et de labarbarie des peuples européens.

"A l'époque où l'Europe était habitée par unerace de cannibales, une race de sauvages haïssa¬bles et païens, l'Afrique était peuplée d'hommesnoirs cultivés qui étaient des maîtres dans les arts,les sciences et la littérature, d'hommes instruits etraffinés, d'hommes, disait-on, semblables auxdieux."

(Marcus GarveyPhilosophy and Opinions)

Dans sa pensée comme dans ses actes, Garveyprésente des contradictions et des confusionsqu'il serait facile d'utiliser pour prouver que c'étaitun extrémiste et un illuminé de nombreux intel¬

lectuels noirs de l'époque ne s'en sont d'ailleurspas privés. Il reporta sur les membres de l'intelli¬gentsia noire, en qui il ne voyait rien d'autre quedes laquais de l'Amérique blanche, son aversioninsulaire pour la classe des métis à la peau clairede la Jamaïque.

Il coopéra un temps avec le Ku Klux Klan, dontil partageait les souhaits de pureté de la race etd'émigration des Noirs. Impétueux et fort peudiplomate, Garvey eut de nombreux accrochagesavec les autorités ; celles-ci finirent par le coinceret il fut condamné pour avoir chef d'accusa¬tion futile, fabriqué de toutes pièces utilisé lesservices postaux des Etats-Unis afin d'escroquerles actionnaires de la Black Star Line. Garvey futexpulsé des Etats-Unis en 1928 et rentra à laJamaïque, où l'attendaient ses adversaires métisà la peau claire. Humilié dans son propre pays, leprophète déchu s'exila en Angleterre où il mou¬rut, vaincu et désabusé.

En 1964, le corps de Garvey fut exhumé de satombe londonienne et restitué à la terre jamaï¬quaine. Plusieurs années plus tard, il fut officielle¬ment proclamé héros national. Mais il y avait déjàlongtemps que l'on avait commencé à dissocierl'homme vain, égocentrique, angoissé del'quvre, dont le caractère durable était reconnu,tant par ses contemporains que par ceux quin'avaient pas vécu son mouvement.

Les aspects positifs de sa philosophie ou de sesidées n'étaient pas nouveaux ; ils avaient, engrande partie, déjà été exprimés par des intellec¬tuels ou des hommes de lettres noirs dont, pour

certains, Garvey n'avait sans doute jamaisentendu parler. Toutefois, cet orateur habile, quiavait un sens extraordinaire de la mise en scène et

de la propagande, savait mieux que personnes'adresser aux humbles et parler à leurc Per¬sonne avant Garvey n'avait été capable de mobili¬ser le prolétariat noir dans un mouvement demasse d'une telle ampleur et d'un tel élan. Per¬sonne n'avait stimulé à ce point son imagination."J'apprendrai à l'homme noir à reconnaître labeauté qui est en lui". Personne ne lui avait insuf¬flé un tel amour-propre.'

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Né au début des années soixante dans les quartiers pauvres des

villes de la Jamaïque, le reggae a connu une progression fou¬

droyante ; il est aujourd'hui mondialement connu et apprécié sur¬

tout des jeunes. Les pulsations de la batterie et des guitares sontune synthèse des rythmes africains et afro-américains et accom¬

pagnent des textes qui évoquent tantôt des événements d'actua¬

lité, tantôt les thèmes éternels de la passion, tout en puisant dansle douloureux capital de la mémoire populaire.

"Lorsque le fouet cingle ma mémoire.

Mon sang se glace dans mes veines

EtJe revois la cale du négrier

Où ils torturaientJusqu'à mon âme."

Les racines du reggae personne ne connaît avec certitude l'ori¬

gine de ce mot plongent dans le passé de la Jamaïque où,

comme ailleurs dans la Caraïbe, les esclaves ont conservé vivants

les rythmes, les chants et les danses de l'Afrique.

Le Reggaepar Sebastian Clarke

Texte © CopyrightReproduction interdite.

LA première cargaison d'Africains expé¬diée par les Européens vers le "Nou¬veau Monde" atteignit la Jamaïque en

en 1509. Bien que les Espagnols eussent tirégrand profit de leur conquête, ce n'est qu'en1655, avec l'arrivée des armées de Crom¬well, chargées d'arracher systématiquementaux Espagnols tous les vastes territoiresqu'ils occupaient dans la Caraïbe, que lesfondements économiques de l'île furentradicalement transformés. Avec l'aide des

Africains, les Anglais n'eurent aucun mal às'emparer de la Jamaïque, faiblement peu¬plée et médiocrement mise en valeur.

L'esclavage n'avait pas entamé la volontéde résistance des Africains, dont les révoltesjalonnent l'histoire de l'île. Ceux qui parve¬naient à s'échapper se réfugiaient dans lesmontagnes, où ils s'organisaient dans lecadre de systèmes sociaux, culturels, politi¬ques et religieux analogues à ceux qu'ilsavaient connus en Afrique.

Ces esclaves "marrons" luttaient contre

les Anglais, faisaient des ravages dans lesplantations et semaient la terreur parmi lesmaîtres. Malgré la présence de nombreuxdétachements militaires, les Anglais ne réus¬sissaient pas à réduire les esclaves marrons ;aussi finirent-ils par conclure avec eux destraités de paix et par leur accorder le droit derester sur leurs terres, à la condition qu'ils nerecueillent pas d'esclaves en fuite.

A la fin du 18e siècle, les esclaves marronsn'étaient plus qu'une force d'opposition

SEBASTIAN CLARKE, écrivain etjournaliste deTrinité et Tobago, est l'auteur de nombreux tex¬tes sur l'art moderne antillais. Il a publié New Pla¬net, anthologie de la littérature antillaise moderne(1979) ; il est aussi l'auteur d'un livre intitulé LesRacines du Reggae (Editions caribéennes, 1981).Il travaille actuellement à une biographie de BobMar/ey.

morcelée. Malgré l'abjection de leur condi¬tion, les Africains conservèrent des élémentsimportants de leur culture. Ils communi¬quaient en patois, mélange d'anglais et delangues africaines parlé phonétiquement. Ilsinventaient des chants racontant leurs con¬

ditions de vie, faisaient des jeux à l'occasionde certaines fêtes, Noël par exemple,jouaient du tam-tam, se paraient de costu¬mes d'inspiration africaine et dansaient.

Ils conservèrent intacte une grande partiede leurs pratiques religieuses, les confes¬sions orthodoxes n'ayant pas eu particuliè¬rement à cvur de les convertir. Les prêtresadministraient le baptême à la chaîne, en lemonnayant. Mais en 1784, la fondation parGeorge Liele, prédicateur afro-américain etancien esclave, d'une Eglise baptiste éthio¬pienne eut un grand succès auprès des Afri¬cains : la célébration du culte était sembla¬

ble à la leur et la perspective de la rédemp¬tion et du salut offrait la possibilité de retrou¬ver la liberté après la mort.

Dans les années 1860, la Jamaïque connutun regain de ferveur religieuse ; la paroissede St-Thomas, surtout, était animée parGeorge William Gordon, prédicateur bap¬tiste noir et membre du conseil local, ainsi

que par Paul et Moses Bogle. Tout en ravi¬vant la flamme de la religion, ils étaient leschampions des pauvres, pour lesquels ilsréclamaient justice. Ce mouvement futdirectement à l'origine de la rébellion deMorant Bay (1865).

Pour l'étouffer, la milice britannique futappelée à la rescousse ; Gordon et PaulBogie furent tués. On ne saurait trop souli¬gner l'importance de cet épisode, car c'estdans cette paroisse qu'est né, plus tard, lemouvement rastafari, phénomène à la foispolitique et religieux. Il tire son nom de RasTafari, qui n'était autre que le nom del'empereur d'Ethiopie Haïlé Selassie avantson couronnement en 1930.

L'histoire de ce mouvement est insépara¬ble de celle de Marcus Garvey. Né dans laparoisse de St-Anns, Garvey manifesta trèstôt sa volonté d'améliorer les conditions de

vie des déshérités (voir article p. 41). Aprèss'être installé aux Etats-Unis en 1916, il mitsur pied une organisation impressionnantequi devait lui permettre, pensait-il, de résou¬dre les problèmes des Noirs, non seulementaux Etats-Unis, mais dans le monde entier.

Désireuses d'endiguer son influence, lesautorités américaines maneuvrèrent poursemer la discorde dans les rangs de ses par¬tisans. Garvey fut incarcéré pour escroque¬rie, puis expulsé des Etats-Unis. Il repartit dezéro à la Jamaïque, où il aurait déclaré unjour : "Regardez vers l'Afrique, où un roinoir sera couronné, car le jour de la déli¬vrance est proche".

Feuilletant leur Bible, ses disciples ontcompris ce qu'il voulait dire en lisant les pas¬sages qui évoquent l'Ethiopie, la rupture dessept sceaux, et surtout le "Lion de Juda, laRacine de David", etc. A son couronne¬ment, en 1930, Ras Tafari remit à l'honneurles titres de l'ancien temps Lion conqué¬rant de la tribu de Juda, Roi des Rois, Sei¬gneur des Seigneurs... Mais même avant lecouronnement d'Haïlé Selassie, la notiond'éthiopianisme avait beaucoup contribué àpersuader les Noirs que les Européens, vou¬lant accréditer l'idée que les Africains étaientdes sauvages avant leur arrivée et n'avaientrien apporté à la culture et à la civilisationmondiales, avaient falsifié l'histoire. Cetteprise de conscience se traduisit par le rejetde la Bible en tant qu'instrument d'escla¬vage moral utilisé par les Européens et par ledésir de créer de nouveaux systèmes reli¬gieux inspirés de ceux de l'Afrique ances-trale. On ne s'étonnera pas que cette idée fîtcouler beaucoup d'encre et suscitât l'intérêtdes masses. Ainsi fut élargi le débat surla culture africaine et pressentie la déter-

SUITEPAGE46 «o

Photo Jacques Pavlovsky © Sygma, París

Le reggae a une histoire étrange comme,d'ailleurs, la plupart des formes modernes dela musique noire occidentale. Bien que plusrécent, il apparaît dans les mêmes conditionsque d'autres types de musique populaire, le"soul" et le "rock and roll", par exemple. Ilest issu du génie singulier du sous-prolétariaturbain, des "damnés" de Kingston, capitalede la Jamaïque. Avec ses mélopées qui fontvibrer la mémoire collective' des Jamaï¬

quains, il possède une force percutante etune magie incantatoire auxquelles personnene peut rester insensible et, de fait, il estdevenu un phénomène musical véritable¬ment international. Ci-dessus, Bob Marley,

qui fut la figure la plus célèbre du reggae,accompagné par les l-Threes, lors d'un con¬cert donné au Bourget (France) en juillet1980, qui attira des milliers de fans.

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"La musique est une force importante dans la vie de toutes les communautés noires de par le monde". La photo ci-dessus a été prise à laJamaïque.

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SUITE DE LA PAGE 43

mination des Noirs à prendre leur vie enmain.

Le couronnement de Selassie consacra

l'acceptation d'une nouvelle foi religieuse.Les premiers apôtres en furent Leonard P.Howell, Joseph Nathaniel Hibbert et H.Archibald Dunkley. Ils subirent, à des degrésdivers, le courroux de la société officielle. Ilsfurent harcelés, traqués, enfermés, agressésdans leur corps et leurs longues tressesfurent coupées. Le contenu philosophiquedu mouvement rastafari n'était pas limité à laJamaïque ; en Afro-Amérique, en Afriquedu Sud, à Antigua, nombre d'hommesd'Eglise noirs imprégnés de la notiond'éthiopianisme et de la doctrine de Garveyl'enrichirent de façon non négligeable.

Du point de vue philosophique, le mouve¬ment rastafari était essentiellement un anti¬

colonialisme et une affirmation de l'histoire

sociale et culturelle africaine. Il proposait dessolutions religieuses et politiques et était axésur la figure centrale de l'Afrique, HaïléSelassie, homme divin du fait des liensancestraux qui le rattachaient, par une lon¬gue lignée ininterrompue, au roi Salomon età la reine de Saba. Que Selassie ait été, ou

non, un despote importe peu pour le mouve¬ment que son acceptation a créé dans lesesprits, mouvement révolutionnaire en cequ'il niait le mythe du roi blanc et la positionprivilégiée de l'Europe.

Dans cette quête de l'authenticité cultu¬relle, il aurait été absurde que les Rastafa-riens chantent des chansons d'origine euro¬péenne et fassent de la musique euro¬péenne. Aussi ont-ils créé leurs propreschansons en adaptant les Psaumes de laBible ; ils en ont aussi inventé à partir de leurpropre expérience religieuse. A la Jamaïque,les Burrus, descendants des Ashantis duGhana, avaient conservé intacte leur tradi¬tion de percussion ; les Rastafariens leurdonnèrent leur nouvelle religion et acceptè¬rent en échange leur percussion africaine.Tout cela se passait dans les bidonvilles deWest Kingston, refuge des pauvres et desparias.

Dans les années quarante, la musiqueafro-américaine était très appréciée à laJamaïque. De même, dans les années cin¬quante, le "rhythm and blues" et le "boogie-woogie" (descendant de styles musicauxliés aux mêmes conditions de vie que cellesdes Jamaïquains et fondés sur la même base

ancestrale l'Afrique). On entendait cettemusique un peu partout, dans les lieuxpublics et sur les ondes. Les Jamaïquainsécoutaient aussi, sur ondes courtes, les sta¬tions du sud des Etats-Unis (la Jamaïque est

à quelque 160 km de Miami). De jeuneschanteurs tels que Owen Grey, WinstonJackie Edwards, Laurel Aitken et Alton Ellis¡mitaient les styles de la musique afro-américaine. Le boogie-woogie se caractéri¬sait par un schéma rythmique spécifique, aupiano, qui plaisait aux Jamaïquains. Et cesderniers ne furent pas conquis par le rock-and-roll, qui commença, au début desannées soixante, à supplanter le rhythm-and-blues afro-américain.

Ils conservèrent donc la base rythmiqueau piano, à laquelle ils incorporèrent des élé¬ments nouveaux. Dans un premier temps, ilsrestèrent fidèles à la langue du rhythm-and-blues, puis, progressivement, ils s'en éman¬cipèrent pour créer leur propre musique. Faitrévélateur, ce processus coïncida avecl'accession de la Jamaïque à l'indépen¬dance, en 1962. Issus du sous-prolétariaturbain, d'où était née la philosophie rasta¬fari, les musiciens étaient, à l'évidence, poli¬tiquement et cultu Tellement motivés. Ainsi,leurs compositions s'inspiraient parfois del'actualité locale et mondiale. Le morceau

intitulé "Independence Ska", par exemple,est l' des Skatalites, premier groupeaccompagnateur jamaïquain.

Dès 1958, la musique rastafarienne futgravée sur disque : "Oh Carolina", vieil airafro-américian, enregistré par les FolkesBrothers, fut produit par Prince Buster,légendaire artiste jamaïquain qui imitait avecsa voix le son du saxophone, trop cher pourqu'il puisse s'en offrir un ; à la batterie,Count Ossie immortalisa les rythmes decette musique, dans laquelle il était passémaître.

Après l'indépendance, les Jamaïquainseurent la possibilité de participer au pouvoiret aux bénéfices. Les luttes qui avaient tou¬jours marqué la scène politique s'intensifiè¬rent dans les années soixante et soixante-dix

avec la participation du sous-prolétariaturbain qui trouvait dans les chansons de sesporte-parole l'écho de sa condition.

La musique populaire jamaïquaine estgénétiquement liée aux autres musiquescaraïbéennes. Dans les années cinquante, laplus répandue était Le Mento, mélange de

calypso et de rythme des Antilles hispano¬phones. Depuis la fin des années soixante-dix, la musique jamaïquaine flirte avec lecalypso : le rythme de cette danse est incor¬poré au reggae. En outre, et c'est plusimportant, les thèmes du calypso ont direc¬tement influencé les compositions des chan¬teurs jamaïquains. Nombre de classiques ducalypso trinidadien ont été remaniés ettransposés dans le contexte culturel jamaï¬quain, où ils sont devenus des "tubes" dureggae.

Aujourd'hui comme hier, le reggae ne seborne donc pas à un seul concept musical nià une seule préoccupation thématique. Ilparle de l'amour, de la mort, de la destruc¬tion, de la guerre et de sujets ponctuels.Mais il est inextricablement lié à la lutte des

Noirs du monde entier pour leur libérationpolitique. Et lorsqu'elle parle de libération, lamusique évoque des entraves qui ne sontpas seulement celles de l'homme noir.

Cette musique a été adoptée par les Noirsde tous les continents. Ceux qui vivent enEurope, par exemple, participent activementà son développement. Ils y ajoutent de nou¬velles idées instrumentales et lui donnent

une autre dimension en y intégrant leurexpérience d'autres styles, notamment le"soul" et le jazz afro-américains. La musiqueest manifestement une force importantedans la vie de toutes les communautés noi¬

res de par le monde. Dans les Amériques eten Europe, elle a donné force et courage àceux qui sont victimes du racisme et des pré¬jugés et les a poussés à résister à ces épreu¬ves.

Le style de la musique jamaïquainechange de jour en jour. De nouveaux modesd'association de la batterie et de la guitarebasse, qui en sont le fondement, apparais¬sent, et les chanteurs noirs en général, etjamaïquains en particulier, ont une façonbien à eux d'interpréter et d'improviser. Il nefait aucun doute que Bob Marley, mortrécemment, a beaucoup contribué à lapopularité mondiale du reggae sans compro¬mettre sa vision politique, mais la musiqueelle-même transcende Bob Marley et

exprime la grande richesse spirituelle etl'aspiration profonde du monde noir à deslendemains de justice et de liberté. Aussilongtemps que la souffrance sera la normede vie des Noirs, le reggae aura un sens pourla condition humaine.

Sebastian Clarke

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INDEX DU COURRIER DE L'UNESCO 1981Janvier

LES PERSONNES HANDICAPEES : VAINCRE L'ISOLEMENT (F. Mayor) ; L'annéeinternationale des personnes handicapées (A. -M. M'Bow) ; Déclaration des droits des per¬sonnes handicapées (ONU) ; Savoir oser (E.-W. Roberts) ; Comment je vols avec mesmains (O.-l. Skorokhodova) ; Le handicap des préjugés (P.-O. Mba) ; "J'ai tellement peurque l'on se moque de moi" (B. Lundahl) ; Le Courrier de l'Unesco en Braille(B.-H. Potter) ; Louis Braille le libérateur (S. Guillemet) ; L'Unesco et l'année Internatio¬nale des personnes handicapées (N.-l. Sundberg) ; Les personnes handicapées et lemonde en développement (N. Acton) ; Un avenir pour chaque enfant aveugle (P. Pos-movski) ; Trésors de l'art mondial : La biche blessée (Bulgarie).

Février

LE TOURISME, UNE RENCONTRE MANQUEE ? (A. Bouhdiba) ; Tourisme et déve¬loppement (E. de Kadt) ; La décennie de l'eau (1981-1990) ; Les chars de bronze del'empereur Qin ; Le musée de l'inconscient, au Brésil (F. de Camargo e Almeida) ;L'apprentissage accéléré des langues (M. Vaisbourd) ; Le retour de la voile (A. Gillette) ;Trésors de l'art mondial : Crucifixion en bois (Islande).

Mars

LA SCIENCE AU SERVICE DE L'ART (M. Hours) ; Le sauvetage de Lascaux ; La salledes taureaux ; Faux zapothèque et thermoluminescence ; La reine Arégonde et la micro¬fluorescence X ; Le vase à la cachette ; L'âme des instruments de musique ; L'archéologiede l'atome (B. Keisch) ; Petite histoire de quelques faussaires d'art (S.-J. Fleming) ; Lesprincipes de la conservation (B.-M. Feilden) ; L'holographie (I. Yavtouchenko et V. Mar¬kov) ; L'archéologie aérienne ; Trésors de l'art mondial : Baal, le dieu de l'orage (Liban).

Avril

L'HOMME ET LA BIOSPHERE (A. -M. M'Bow) ; L'écologie : naissance d'une science(F. di Castri) ; Grandeur et fragilité des forêts tropicales (F. Golley et M. Hadley) ; Actua¬lité d'un système agricole précolombien ; Une usine naturelle de produits chimiques ; Lesmétamorphoses de la forêt ; Terres en marge (M. Ayyard et G. Glaser) ; Halte au désert ;Quatre modèles pour une montagne ; Vers un urbanisme humain (V. Giacominil ; L'éco¬logie des mégalopoles (S. Boyden et J. Celecia) ; Changement sans peine ; Conservationde la nature et développement (W. Lusigi et J. Robertson) ; Les réserves de la biosphèreen URSS (V. Sokolov et P. Gounine) ; Quand les braconniers deviennent gardes-chasse ;Transmettre un message (J. Damlamian) ; Le MAB : bilan et perspectives (R. Slatyer) ;Trésors de l'art mondial : l'homme-oiseau (Chili).

Mai

LA BULGARIE : Les racines d'une nation moderne (M. Stantcheva) ; I. "Elle granditmais ne vieillit pas", II. 5000 ans d'urbanisme. III. L'histoire de trois capitales, IV. Desmonastères au Réveil national ; Le drame des cinq millions de réfugiés africains(M.-L. Zöllner) ; Science, pseudo-science et racisme (A. Jacquard) ; L'appel d'Athènes ;Le vainqueur de la fièvre jaune (P. -M. Pruna et R.-O. Pedraza) ; Saint-Benoît de Nursie(G. Penco) ; Trésors de l'art mondial : une idole chamanique (République dominicaine).

Juin

ANNEE INTERNATIONALE DES PERSONNES HANDICAPEES : LES CHEMINS

DE LA PARTICIPATION (L.-F. Buscaglia) ; Une expérience africaine (G.-J. Mo) ;Jamaïque : méthodes d'éveil (M. Thorburn) ; L'Unesco et l'éducation spéciale des

enfants handicapés ; Ecoles spécialisées ou éducation intégrée ? : Ecoles spécialisées (V.-I. Loubovski), Intégration des handicapés (M. Söder) ; Respecte-t-on les droits du défi¬cient mental ? Un modèle communautaire (M. Boucebci) ; Chine : les voix du silence (LiHongtai et Shen Jiayin ; Le droit au travail (Ed. Sackstein) ; Fausses images dans les livresd'enfants (T. Orjasaeter) ; Trésors de l'art mondial : statue pré-axoumite (Ethiopie).

Juillet

MAÎTRISER L'ENERGIE (A. -M. M'Bow) ; Le cocktail énergétique (E.-V. Iglesias) ; Scé¬nario pour un système énergétique mondial (W. Sassin) ; Les métamorphoses de l'éner¬gie ; Le monde pourra-t-il payer la note ? ; Indépendance et développement(A.-M. Dioffo) ; Inventaire mondial de l'énergie (Z. Zanc) ; Former et informer(J.-F. McDivitt) ; L'unification des formes fondamentales de l'énergie (A. Salam) ; Ener¬gies nouvelles : coûts et contraintes (B.-M. Berkovsky) ; Le centre scolaire régional deBamako, Mali ; Freins sociaux et culturels ; L'essence verte au Brésil (B. Silva) ; Inde : lebiogaz à l'épreuve des traditions (T.-K. Moulik) ; Trésors de l'art mondial : un adorateurdu soleil (Inde).

Août-Septembre

ISLAM : 15" SIECLE DE L'HEGIRE (A.-M. M'Bow) ; La vie du prophète (M. Hamidul-lah) ; Le Coran, la Sunna ; Une mission universelle (H. Chatty) ; Ibn Battuta ; Rites etfêtes en Union soviétique (Z. Babakhan) ; Indonésie : l'élan réformateur (S.-B. Baried) ;L'influence en Afrique noire (S. -S. Nyang) ; L'éthique du savant et du savoir (M. -A. Sina-ceur) ; L'hégire (H.-M. Said) ; L'âge d'or scientifique de l'Islam (A-Razzak Kaddoura) ;Ummat Al-llm (A. Salam) ; La dynamique de la pensée musulmane (A.-M. Meziane) ;Soufisme : l' du c (Rahmatoullah) ; Bâtir avec le passé (D. Kuban) ; Trésors del'art mondial : Mosquée d'al-Azhar, au Caire (Egypte).

Octobre

LES DESHERITES : LE CAS DES PAYS LES MOINS AVANCES. Le piège de la pau¬vreté (H. Lopès et H. Cao Tri) ; Etudes de cas : I. Les pays les plus pauvres d'une régionriche en pétrole (M. Said al-Attar) ; II. Un archipel en quête de son avenir (interview deJosé Brito) ; Dossier : les 31 pays les moins avancés ; La jeunesse africaine entre la tradi¬tion et la modernité (Boubakar Ly) ; Trésors de l'art mondial : une boule-hochet(Panama).

Novembre

ATATURK ¡NAISSANCE DE LA TURQUIE MODERNE (B. Tanor) ; Le peuple a parléplus fort que le Sultan (C. Altan) ; Femmes de la Turquie nouvelle (G. Dino) ; Deux chefs-d' de la statuaire antique sauvés des eaux (V. Abella) ; Pierre Teilhard de Chardin :hardiesses d'un non-conformiste (F. Russo) ; Le phénomène Teilhard (Y. Coppens) ; Tré¬sors de l'art mondial : duo d'argile (Turquie).

Décembre

CARAÏBES AUX VOIX MULTIPLES (A. Carpentier) ; La plantation : l'exil et leroyaume (M. -M. Fraginals) ; Toussaint Louverture IR. Depestre) ; Simon Bolivar (M.Maldonado-Denis) ; La Caraïbe : un arc et ses flèches (R. Depestre) ; Devenir ce que noussommes (M.-P. Jones) ; La vocation de comprendre l'autre (E. Glissant) ; Calendrierlagunaire (A Césaire) ; La revanche de Caliban (R.-F. Retamar) ; José Marti ; MarcusGarvey (K. Ramchand) ; Le reggae ; IS Clarke) ; Fernando Ortiz ; Trésors de l'art mon¬dial : siège ou duho (République d'Haïti).

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nienne pour l'Unesco, av. Iranchahr Chomali N° 300 ; B P. 1533,Téhéran ; Kharazmie Publishing and Distribution Co 28 VessalShirazi St, Enghélab Avenue, P.O Box 314/1486, Téhéran. -IRLANDE. The Educational Co. of Ir. Ltd., Ballymount RoadWalkinstown. Dublin 12 - ISRAEL. Emanuel Brown, formerlyBlumstein's Bookstores : 35, Allenby Road et 48, Nachlat Benja¬min Street, Tel-Aviv ; 9 Shlomzion Hamalka Street, Jérusalem.

ITALIE. Licosa (Librería Commissionaria Sansoni, S.p A.) via

Lamarmora, 45, Casella Postale 552, 50121 Florence. -JAPON. Eastern Book Service Shuhwa Toranomon 3 Bldg,23-6 Toranomon 3-chome, Minato-ku, Tokyo 105 LIBAN.Librairies Antione. A. Naufal et Frères ; B P 656, Beyrouth.LUXEMBOURG. Librairie Paul Brück, 22, Grande-Rue, Luxem¬

bourg. MADAGASCAR. Toutes les publications : Commis¬sion nationale de la Rép dém. de Madagascar pour l'Unesco,Ministère de l'Education nationale, Tananarive MALAISIE.

University of Malaya Co-operative Bookshop, Kuala Lumpur22-11 - MALI. Librairie populaire du Mali, B P. 28, Bamako -MAROC. Librairie « Aux belles images », 282, avenueMohammed-V, Rabat, CCP 68-74. « Courrier de l'Unesco» :

pour les membres du corps enseignant . Commission nationalemarocaine pour l'Unesco 19, rue Oqba, B P. 420, Agdal, Rabat(C C.P. 324-451 - MARTINIQUE. Librairie « Au Boul' Mich »,

1, rue Pernnon, et 66, av. du Parquet. 972, Fort-de-France.MAURICE. Nalanda Co Ltd , 30, Bourbon Street, Port-Louis.- MEXIQUE. SABSA, Servicios a Bibliotecas, S A , Insurgen

tes Sur N° 1032-401, México 12. Librería El Correo de la Unesco,Actipán 66, Colonia del Valle, Mexico 12 DF MONACO. Bri¬tish Library, 30, boulevard des Moulins, Monte-CarloMOZAMBIQUE. Instituto Nacional do livra e do Disco UNID),

Avenida 24 de Julho, 1921 r/c e f andar, Maputo -NIGER.Librairie Mauclert, B P. 868, Niamey - NORVÈGE. Toutes lespublications : Johan Grundt Tanum (Booksellers), Karl Johansgate 41/43, Oslo 1. Pour le « Courrier » seulement : A S. Narve-sens Litteraturjeneste, Box 6125 Oslo 6 - PAKISTAN. MirzaBook Agency, 65 Shahrah Quaid-i-azam, Box 729 Lahore 3.PARAGUAY. Agencia de diarios y revistas, Sra Nelly de GarciaAstillero, Pte Franco N° 580 Asunción. - PAYS-BAS.« Unesco Koener » (Edition néerlandaise seulement) Keesmg

Boeken B V , Postbus 1118, 1000 B C Amsterdam. - POLO¬GNE. ORPAN-Import. Palac Kultury, 00-901 Varsovie, Ars-Polona-Ruch, Krakowskie-Przedmiescie N° 7, 00-068 Varsovie

PORTUGAL. Dias & Andrade Ltda. Livrana Portugal, rua do

Carmo, 70, Lisbonne - ROUMANIE. ILEXIM. Romlibn, Str.Biserica Amzei N° 5-7, P.O B. 134-135, Bucarest. Abonnements

aux périodiques : Rompresfilatelia calea Victonei 29, Bucarest.- ROYAUME-UNI. H M. Stationery Office P O Box 569, Lon¬dres SEI- SÉNÉGAL. La Maison du Livre, 13, av. Roume,

B P 20-60, Dakar, Librairie Clairafrique, B P. 2005, Dakar,Librairie « Le Sénégal » B P. 1954, Dakar - SEYCHELLES.New Service Ltd., Kingsgate House, P O. Box 131, Mahé.SUÈDE. Toutes les publications : A/B C E Fntzes Kungl. Hov-bokhandel, Regenngsgatan, 12, Box 16356, 103-27 Stockholm,16. Pour le «Courrier» seulement: Svenska FN-Forbundet,

Skolgrand 2, Box 150-50, S-10465 Stockholm-Postgiro 184692.SUISSE. Toutes publications. Europa Verlag, 5, Ramistrasse,

Zurich, C.C.P 80-23383. Librairie Payot, 6, Rue Grenus, 1211,Genève 11. C.C.P. : 12.236. - SYRIE. Librairie Sayegh Immeu¬ble Diab, rue du Parlement, B.P. 704, Damas - TCHÉCOSLO¬VAQUIE. S N T.L., Spalena 51, Prague 1 (Exposition perma¬nente} , Zahracmi Literatura, 11 Soukenicka, Prague 1 Pour laSlovaquie seulement : Alfa Verlag Publishers, Hurbanovo nam6, 893 31 Bratislava. TOGO. Librairie Evangélique, B P. 1164,Lomé, Librairie du Bon Pasteur, B P. 1164, Lomé, LibrairieModerne, B P. 777, Lomé - TRINIDAD ET TOBAGO. Com¬mission Nationale pour l'Unesco, 18 Alexandra Street, St. Clair,Trinidad, W I. - TUNISIE. Société tunisienne de diffusion, 5,avenue de Carthage, Tunis. - TURQUIE. Haset Kitapevi A S ,Istiklâl Caddesi, N° 469, Posta Kutusu 219, Beyoglu, Istambul.- U.R.S.S. Mejdunarodnaya Kniga, Moscou, G-200 - URU¬GUAY. Edilyr Uruguaya, S A. Librería Losada, Maldonado,1092. Colonia 1340, Montevideo - YOUGOSLAVIE. Jugoslo-venska Kn|iga, Trg Republike 5/8, P O B. 36, 11-001 BelgradeDrzavna Zalozba Slovénie, Titova C 25, P O.B. 50, 61-000 Ljubl¬jana RÉP. DU ZAIRE. La librairie. Institut national d'étudespolitiques, B P. 2307, Kinshasa. Commission nationale de laRép du Zaïre pour l'Unesco, Ministère de l'Education nationale,Kinshasa

Visagesdes Caraïbes

Alan Muichtson Library Ltd. Lend«