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D'UN MIRACLE À L'AUTRE : LA TRAGÉDIE GRECQUE ET LE TRAGIQUE SELON VERNANT Pierre Ponchon CNDP | Cahiers philosophiques 2007/4 - N° 112 pages 26 à 41 ISSN 0241-2799 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-cahiers-philosophiques-2007-4-page-26.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Ponchon Pierre, « D'un miracle à l'autre : la tragédie grecque et le tragique selon vernant », Cahiers philosophiques, 2007/4 N° 112, p. 26-41. DOI : 10.3917/caph.112.0026 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour CNDP. © CNDP. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 194.83.242.250 - 23/05/2014 14h57. © CNDP Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 194.83.242.250 - 23/05/2014 14h57. © CNDP

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D'UN MIRACLE À L'AUTRE : LA TRAGÉDIE GRECQUE ET LETRAGIQUE SELON VERNANT Pierre Ponchon CNDP | Cahiers philosophiques 2007/4 - N° 112pages 26 à 41

ISSN 0241-2799

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-cahiers-philosophiques-2007-4-page-26.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Ponchon Pierre, « D'un miracle à l'autre : la tragédie grecque et le tragique selon vernant »,

Cahiers philosophiques, 2007/4 N° 112, p. 26-41. DOI : 10.3917/caph.112.0026

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D’UN MIRACLE À L’AUTRE : LA TRAGÉDIE GRECQUE ET LE TRAGIQUE SELON VERNANT

Pierre Ponchon

La tragédie a été pour Jean-Pierre Vernant un objet d’étude impor-tant et récurrent. Cet article propose de revenir sur sa caractéri-sation comme moment, et sur le statut du tragique qui en estle strict produit. Car, si le moment désigne d’abord une périodehistorique de transition qui rend compte, selon les probléma-tiques intellectuelles du temps de Vernant, à la fois d’un contexteet d’une série d’innovations, il se révèle aussi un moyen d’abor-der philosophiquement le tragique, à travers une figure originaledes catégories de volonté et de conscience. Cependant, cetteapproche se révèle aussi une source de tensions, du fait de ladimension inhibitrice du moment historique et des contradictionsqu’il engendre, tant dans l’analyse conceptuelle du tragique, quedans la méthode de Vernant.

Jean-Pierre Vernant a toujours considéré la tragédie comme unmoment. Tout son travail s’ancre dans cette approche à la fois féconde

et problématique.Il s’agit d’abord d’un «moment historique1». Vers 530 av. J.-C., à Athènes,

sous la tyrannie de Pisistrate, naîtrait la tragédie sur les recommandationsdu tyran qui souhaite rénover le culte de Dionysos. Le premier auteur detragédie, un certain Thespis, nous est connu par une anecdote que rappor-tent Plutarque et Diogène Laërce2. Solon se met en colère à la suite de lapremière représentation qui lui apparaît comme un jeu beaucoup trop sérieux.

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� 1. L’expression est utilisée à de nombreuses reprises et donne même son titre à l’article qui ouvre Mythe ettragédie en Grèce ancienne, volume I (avec Pierre Vidal-Naquet), Paris, La Découverte, 2001 [première éditionMaspero, 1972]. Désormais noté MT1.

� 2. Plutarque, Vies parallèles, Solon, 29, 6. Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, I, 60.

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Il y décèle un pouvoir nuisible ; à peine née, la tragédie se dote d’une légendenoire. Vernant voit dans cette anecdote le signe que la tragédie chercheencore sa place par rapport aux croyances mythiques et au modèle du héros3.Elle ne prend sa véritable forme qu’à l’occasion de la condamnation de lapièce de Phrynichos La Prise de Milet, en 492, qui consacre la nécessité pourelle de se situer dans un temps ou un espace mythiques. Enfin, dernier jalonhistorique, Vernant évoque le poète Agathon4, qui, à la fin du Ve siècle,fut, aux dires d’Aristote5, le premier à écrire des intrigues entièrement deson cru et à rompre le lien jusqu’ici maintenu avec le passé mythique.

Mais le moment de la tragédie n’est pas uniquement chronologique ouévénementiel ; il correspond à une période de l’histoire intellectuelle qui inté-resse spécialement Vernant, puisqu’il prend place dans cette évolution quifait passer du mythe à la pensée rationnelle. Comme l’a bien vu ChristianMeier, le tragique reste abordé par Vernant dans le cadre plus global d’uneanalyse « des structures profondes de la pensée grecque6 ». Par là, Vernantreste dans la continuité de ses autres travaux, et manifeste sa fidélité à laméthode de la psychologie historique héritée d’Ignace Meyerson, c’est-à-direà un structuralisme qui ne renie pas l’histoire7. Ce qui peut surprendre, néan-moins, c’est que Vernant n’intègre pas, par ailleurs, la tragédie à songrand panorama de la pensée grecque8, alors qu’il lui reconnaît pourtant cestatut de moment de transition9, et qu’il la lie à l’expression de la penséesociale, politique, religieuse et juridique de l’époque10. Il y a donc une parti-cularité du traitement de la tragédie chez lui.

C’est qu’il y a des précautions particulières à prendre afin de respecterles traits spécifiques de la tragédie comme œuvre. L’œuvre est certes immer-gée dans un contexte global, mais elle est aussi une élaboration particu-lière qui répond à un contexte plus étroit, celui de son genre littéraire dontil s’agit également de rendre compte. Cela revient à dire que ce qui se jouedans la tragédie ne peut être approché que moyennant une prise en consi-dération de ce contexte plus étroit que celui des seules « structures profon-des de la pensée », qu’il s’agit bien pourtant aussi de dévoiler. Dès lors, oncommence à entrevoir l’ambiguïté du terme de « moment » : il désigne à lafois le contexte dans lequel se déploie la tragédie, qui tout à la fois la rendpossible et permet d’en saisir le sens authentique, et ce que la tragédie apportede particulier, ce par quoi elle rompt avec le reste de ce qui la précède ou

� 3. J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet, MT1, op. cit., p. 17.� 4. Ibid.� 5. Aristote, Poétique, 1451 b 21.� 6. C. Meier, De la tragédie grecque comme art politique (1988), Paris, Les Belles Lettres, 2004, p. 269.� 7. Ainsi, il déclare dans un entretien d’avril 1997, qu’il continue d’être structuraliste dès lors que le structura-

lisme n’expulse pas l’histoire de sa recherche. Voir La Volonté de comprendre, transcription d’entretiens radio-phoniques, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 1999, p. 56.

� 8. Absente des Origines de la pensée grecque (1962) [Paris, PUF, 2002, coll. «Quadrige»], ou de textes comme«La formation de la pensée positive» (1957) dans Mythe et pensée chez les Grecs [Paris, La Découverte, 1996],la tragédie n’est jamais replacée explicitement dans ce tableau de l’évolution de la pensée grecque.

� 9. Sur cet aspect de transition, notamment entre des formes de pensée anciennes et nouvelles, voir, par exem-ple, MT1, op. cit., p. 16, ainsi que tout l’article « Tensions et ambiguïtés dans la tragédie grecque », MT1,ibid., p. 21-40. Voir également infra.

� 10. Voir par exemple, Entre mythe et politique, Paris, Seuil, 1996, coll. «Points Essai », p. 442. Désormais notéEMP.

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ER lui est contemporain, c’est-à-dire précisément ce par quoi elle dépasse le

contexte qui lui fournit pourtant son « horizon de sens ». La spécificité duphénomène tragique tient donc aussi à la singularité de chaque tragédie quien fait une œuvre dont on doit respecter le caractère abouti et refermé sursoi. Elle doit être lue comme «un type d’œuvre à la fois incroyablement cohé-rente et dense, fermée comme un œuf, et toujours absolument ouverte danscette densité11 », comme si la tragédie à nouveau condensait les paradoxesde la méthode de Vernant : isoler le sens d’un phénomène à partir du fluxcontextuel qui l’englobe.

Tout le problème consiste alors à comprendre comment le contexte peuts’articuler avec la saisie de la singularité, autrement dit à tenir ensemble lesdeux déterminations du moment comme produit d’un contexte et de cequi échappe au contexte. Quel type d’innovation la tragédie peut-elle biencontenir? Comment ce qu’elle invente en propre s’inscrit-il dans le contextequi lui sert pourtant d’horizon de sens ?

Ce sont les multiples diffractions de ce problème dans l’œuvre de Vernantsur la tragédie qui feront l’objet de cette étude, à travers les deux principalesdimensions du moment comme historique et philosophique. Nous parcour-rons alors une partie du spectre des paradoxes du centre et de la marge,sources de fécondité ou de blocage, auxquels l’analyse de la tragédie mèneVernant : le rapport de l’ancien au nouveau, du texte au contexte, de la tragé-die au tragique, du circonstanciel à l’universel, de l’ébauche à l’inédit.

Entre confrontation et invention: le moment historiqueLa tragédie reprend donc une grande partie des éléments qui constituent

« l’univers spirituel » de son temps, mais sur un mode particulier : celui dela tension et de la confrontation. Examinons donc les traits caractéristiquesdu moment historique tragique selon J.-P. Vernant.

Un moment de transition: entre l’ancien et le nouveau«C’est ça, je crois, le ressort de la tragédie : un passé qui continue à faire

problème12. » Or ce passé ne fait problème que parce qu’il apparaîtcomme ancien par rapport à une nouveauté, qui ne le relègue pourtant pasà du folklore. Mais qu’est-ce qui est ancien et qu’est-ce qui est nouveau ?Pour J.-P. Vernant, il y va de deux systèmes de pensée qui sont confrontésdans un troisième13, celui de la tragédie, qui a des modalités particulièresen tant que spectacle institutionnel. «C’est donc dans cette espèce de débatentre ce que j’ai appelé le passé du mythe, le passé des récits épiques desgrandes légendes héroïques, et le présent des institutions politiques que la

28

� 11. J.-P. Vernant, EMP, op. cit., p. 463.� 12. Ibid., p. 444.� 13. Un des problèmes consiste justement à savoir jusqu’où la tragédie relève d’un «système de pensée» parti-

culier. Vernant semble osciller entre une assimilation avec la pensée du Ve siècle représentée par les sophistes,et une opposition avec un certain nombre de savoirs positifs qui donneront lieu à cette rationalité philoso-phique avec laquelle la tragédie semble reliée d’une manière ambiguë, elle en est le «pendant négatif», selonl’expression de J. Bollack et P. Judet de la Combe, L’Agamemnon d’Eschyle I : le texte et ses interprétations,Presses Universitaires de Lille, 1981, note 1, p. LXXVIII.

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ERtragédie se constitue14.» L’ancien et le nouveau sont

donc également présents, ce qui signifie que l’onn’est pas dans le cas d’une pensée réactionnairedu type de celle de Platon15, car il n’y a pas d’ar-chaïsme, mais conflit entre les derniers feux d’unpassé encore vivant et une nouveauté en rupture.La tragédie prend donc place au cœur d’une expé-rience de « transmutation», dans un des «points defracture » majeurs de la civilisation grecque. Dèslors, elle est le produit d’un contexte dédoublé : ellese situe au point d’interférence de deux mondes,avec chacun son système de valeurs, son langage,

son type de pensée, son rapport à l’action, sa forme de sensibilité16. Ces deuxtypes sont incarnés par la figure du citoyen et celle du héros. Ainsi, le chiffrede la tragédie pour Vernant est le deux de l’opposition et du face-à-face irré-ductible et définitivement problématique17. D’où l’insistance avec laquelleil rappelle que la tragédie n’a pas, à proprement parler, de solution, dansle sens d’un retour à l’unité, mais que les résolutions ne sont jamais obte-nues que grâce à un équilibre provisoire des tensions18.

Deux lignes se déploient donc : celle de l’ancien univers de valeur et depensée, lié aux représentations des mythes et fondé sur l’idée de justice divine– elle obéit à la logique du daimôn ; et celle du nouveau régime de la penséepositive, centré sur l’èthos. Mais Vernant constate que les oppositions peuventaussi se déployer à l’intérieur d’un même régime de pensée19, en profitantdes imprécisions de celui-ci, et qu’ainsi les tensions et les ambiguïtés ont

29

� 14. J.-P. Vernant, EMP, op. cit., p. 445.� 15. Sur la valeur de l’archaïsme de Platon, voir H. Joly, Le Renversement platonicien (1974), Paris, Vrin, 2001,

1re partie, p. 15-94.� 16. Sur cette liste, probablement non exhaustive, des composants d’un univers spirituel, voir MT1, op. cit., p. 22.

Sur la tragédie comme «interférence de deux mondes au sein d’un même discours», voir N. Loraux, «L’interférencetragique», Critique, 317, 1973, p. 910, ainsi que le commentaire de Bollack et Judet de la Combe, L’Agamemnond’Eschyle I, op. cit., p. LXXVI et la réponse de Vernant et Vidal-Naquet en Mythe et tragédie (1986), volume II,Paris, La Découverte, 2001, p. 13-16. Désormais noté MT2.

� 17. Par exemple l’analyse de l’effet tragique des Sept contre Thèbes, MT1, op. cit., p. 29.� 18. MT1, op. cit., p. 31 ; EMP, op. cit., p. 455 où Vernant évoque la fin des Euménides.� 19. C’est le cas en particulier des notions juridiques, pour lesquelles Vernant reprend les analyses de Louis

Gernet, qui montrent que le droit est en cours d’élaboration et que la tragédie, en jouant avec l’imprécision deses concepts, participe aussi à leur évolution. Voir « La tragédie grecque selon Louis Gernet», in Hommage àLouis Gernet, Paris, PUF, 1966, p. 33 ou MT1, op. cit., p. 31, sur le cas de la notion de kratos qui oscille entrepouvoir et puissance dans Les Suppliantes. À vrai dire, il est difficile de déterminer avec précision ce que Vernantdoit à Gernet sur la tragédie, puisque ce dernier n’a rien écrit sur elle. Cependant, outre une approche géné-rale de l’homme grec, saisi à partir des différents champs de l’expérience humaine qui obéissent chacun à unelogique propre (voir « La tragédie selon Louis Gernet », op. cit., p. 31 ; cette vision culminera dans L’Hommegrec, sous la direction de J.-P. Vernant, Paris, Seuil, 1993), il semble bien qu’il hérite des cours de Gernet surla tragédie une grande partie de ce qu’il présente : la détermination comme moment, la place centrale d’undroit en train de se constituer, l’idée d’une tension entre un plan humain et un plan divin de causalité, le carac-tère problématisant de la tragédie. Cela dit, nous ne devons pas oublier que nous tenons cela de l’articlehommage que Vernant a écrit, et qui présente une synthèse qui l’oblige, selon ses propres mots, « à trahir laméthode et, plus profondément, le style de pensée et la forme d’exposition qui sont propres à Louis Gernet»(p. 31). On peut donc supposer que le style « mosaïque » subit une sérieuse inflexion dans le sens de cestructuralisme qui n’expulse pas l’histoire. Si les éléments sont probablement empruntés à Gernet, la synthèse,autour des structures profondes de la pensée que la notion de moment fait jouer, est vraisemblablementcelle de Vernant.

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tendance à investir tout l’espace et à le saturer. Néanmoins, la tragédie, neserait-ce que par cette simple mise en présence des deux lignes, se situe réso-lument du côté d’une forme de modernité, c’est pourquoi Vernant la met enrapport avec le système de pensée des sophistes20 qui eux aussi ontrecours à l’antilogie et à l’ambiguïté du langage. Il y a en effet des liens entreles sophismes et, par exemple, l’ironie tragique : les deux reposent sur lapolysémie de certains concepts clefs. Ainsi, la tragédie participe à l’élabo-ration de cette forme de rationalité typiquement grecque : « la raisonrhétorique», fondée sur le discours et l’argumentation21.

Par là, on voit bien en quoi la tragédie se retrouve au centre des préoc-cupations de Vernant puisqu’elle condense en elle ce passage qu’il a lui-même étudié ailleurs, selon d’autres modalités, entre une pensée de typemythique et l’avènement d’une forme de pensée positive qui se constitueelle-même entre un pôle politique et rhétorique, celui du droit et des débatsdans les assemblées, et un autre plus scientifique etdémonstratif qu’on retrouve dans la médecine, laphysique et les mathématiques et qui reste plus exté-rieur à la confrontation tragique22. La tragédie estdonc un moment décisif situé à égale distance desdeux systèmes. On comprend alors que Vernantinsiste sur le fait que la situation historique de latragédie ne tient pas du tout du hasard, mais qu’ellese situe dans un temps très précis, à bonne distancedu mythe, pour permettre de rendre manifestes lesoppositions, mais suffisamment près de lui pouréviter qu’il n’apparaisse comme un artifice mort ouune réaction23. Il y a une forme de coprésence vivantedes deux lignes de pensée dans la tragédie, d’où nais-sent tensions et ambiguïtés caractéristiques du genre. C’est donc un momentcharnière de durée relativement faible. Au niveau historique, le moment dela tragédie est une sorte d’instant privilégié : il reprend en lui l’évolutionde la pensée grecque, en offrant, par un effet de collision entre deuxmodes de pensée, et par le caractère civique et politique de l’institutiontragique, un condensé du processus qui fait de la raison « la fille de la cité ».C’est pour Vernant l’occasion d’étudier ses thèses en miniature. La tragédiejoue le rôle du microcosme par rapport au macrocosme qu’est le projet dedévoiler l’évolution des structures profondes de la pensée grecque, du mytheà une certaine forme de rationalité positive.

� 20. J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet, MT1, op. cit., note 1, p. 21.� 21. J.-P. Vernant, EMP, op. cit., p. 234-235, et tout l’article «Raison d’hier et d’aujourd’hui » pour cette carac-

térisation de la rationalité grecque.� 22. Tel est bien le projet des Origines de la pensée grecque, mais voir aussi « La formation de la pensée posi-

tive dans la Grèce archaïque » et « Les origines de la philosophie », dans Mythe et pensée chez les Grecs, op.cit., p. 373-410. Il y apparaît clairement que la tragédie consiste à « regarder le mythe avec l’œil du citoyen »(MT1, op. cit., p. 25), ce qui explique le privilège des formes rhétoriques et politiques de la pensée positive,dans la tragédie.

� 23. J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet, MT1, op. cit., p. 16.

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ERUn moment critique: du reflet à la réflexion

Que se joue-t-il dans cette juxtaposition ? Précisément tout autre chosequ’une pure exposition de deux moments de la pensée. Vernant insiste souventsur le fait qu’assigner un contexte à la tragédie ne signifie pas la considé-rer comme un simple reflet. Les œuvres tragiques sont certes immergéesdans un contexte, tout comme le genre tragique lui-même, mais cela n’im-plique pas qu’elles se contentent de le reproduire. Elles agissent sur lui enretour. La tragédie n’est pas seulement conditionnée, elle conditionne aussi.Qu’est-ce que cela signifie concrètement ?

D’abord, que cette coprésence a le sens d’une confrontation, qui n’estpas forcément réalisée aussi nettement, ni aussi radicalement, dans les autressphères de la société et de la pensée. La tragédie crée un entrelacs visible deproblèmes en superposant plans et tensions et en refusant une solution quiferait disparaître la tension par anéantissement d’un camp par l’autre, l’apai-sement ne signifiant jamais résolution totale et définitive, mais, dans lemeilleur des cas, équilibre précaire, dans le pire, acceptation résignée dumalheur et de la douleur de la scission. Que révèlent ces tensions? Pourquoila tragédie ne les dépasse-t-elle jamais, mais se contente de les débusquer?

C’est que, selon Vernant, la confrontation a une dimension critique. Loind’être un reflet passif, elle engage une réflexion active de la société sur elle-même, et dessine en creux la place pour une innovation possible. Dans le spec-tacle tragique, la société se met elle-même en scène et déniche ses failles, sesincohérences pour les exposer et les interroger. Elle évoque ce qui constitueses marges, et ses dysfonctionnements, dans la distance et la confrontation aumythe. Ainsi, Vernant a pu montrer, à partir de l’étude précise d’Œdipe Roi24,comment le personnage d’Œdipe s’éclairait par la mise en perspective d’unarrière-plan institutionnel. Certaines fêtes comme les Thargélies25, cérémonied’expulsion du pharmakos, ou bouc émissaire, ou certaines pratiques commel’ostracisme, même si elles ne sont pas ce dont il est question dans lapièce26, permettent d’en comprendre certains enjeux majeurs. Car la pièce deSophocle révèle aussi ce qu’il y a de tensions dans ces deux institutions quimettent en jeu le rapport à l’infra humain et au supra humain et que l’Athéniende l’époque a comme arrière-plan mental. Il montre ainsi comment la citétâche d’équilibrer certaines tensions anomiques par le jeu de ces deux insti-tutions27, et comment la tragédie en manifeste la puissance dangereuse. Nese contentant pas de refléter, elle réfléchit, interroge, conteste la distinctionque la société établit entre le sur-humain et le sous-humain. «Sa vraie gran-deur consiste dans cela même qui exprime sa nature d’énigme : l’interroga-tion28. » La tragédie dépasse donc les lignes qu’instaure la pratique sociale,elle est ce moment de brouillage généralisé des limites et des frontières.

31

� 24. Ibid., «Ambiguïté et renversement. Sur la structure énigmatique d’Œdipe Roi », p. 101-131.� 25. Vernant note des indices textuels précis sur une relation entre le début de la pièce et ces fêtes, MT1,

op. cit., p. 122.� 26. Il s’oppose même sur ce point à René Girard, qui veut aller plus loin dans cette voie.Voir MT2, op. cit., p. 11.� 27. J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet, MT1, op. cit., p. 126.� 28. Ibid. p. 131.

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ER Il reste cependant des difficultés dans cette concep-

tion. On peut se demander dans quelle mesure l’ar-rière-plan demeure inconscient. Le rapport entre lepharmakos ou l’ostracisme et Œdipe n’est pas clai-rement expliqué. Vernant dit bien que « ce qu’[il]voudr[ait] montrer, c’est que dans la communica-tion qui s’établissait entre le poète et son public,l’ostracisme constituait un cadre de référence commun,l’arrière-plan qui rendait intelligibles les structu-res mêmes de la pièce29». Mais si l’explication histo-rique et sociologique ne prétend pas livrer desexplications par un « contexte immédiat30 », si cen’est pas tel événement particulier, ni même tellestructure sociale déterminée qui provoque l’écriture d’une pièce, commentce contexte agit-il comme arrière-plan ? Certes l’œuvre ne se réduit pas àson contexte historico-sociologique : «Le pharmakos est un des termes limi-tes qui permettent de comprendre le personnage tragique, il ne s’identifiepas avec lui31.» Il n’empêche qu’une hésitation demeure sur le statut de cetteexplication historique et sociologique, et sur sa place par rapport àl’œuvre tragique. C. Meier l’a bien souligné : «Quelle est la portée réelle desstructures de la pensée et de l’imaginaire ainsi mises au jour? Dans quellemesure ces structures ne forment-elles qu’un substrat inconscient? […] Toutcela me semble insuffisamment tiré au clair32.» Il en va évidemment de mêmeavec l’influence du contexte historique et sociologique qui supporte ces struc-tures. Le rôle de l’arrière-plan n’est pas clair puisque dans le temps mêmeoù l’on dit qu’il ne constitue qu’un « cadre de références communes», «undes termes limites », on prétend qu’il rend intelligibles les structures de lapièce. Or celles-ci, en accord avec les analyses aristotéliciennes que Vernantreprend à son compte à plusieurs reprises33, constituent le propre du textetragique, en tant que muthos, ou intrigue.

Dès lors, c’est toute la question de l’articulation entre invention et contextequi pose problème à Vernant. Tant qu’il s’agit d’indiquer ce qui inscrit latragédie dans la société de son temps, ou de mettre en lumière les différentssystèmes de pensée et de valeurs qu’elle confronte, l’analyse fonctionne àplein. Mais la méthode patine dès lors qu’il faut rendre compte du tragiquedans ce qui va plus loin que son arrière-plan. La tragédie interroge la sociétédepuis son centre ; elle la remet en question par ses marges. Là serait sa forceinventive qui fait qu’elle ne se réduit pas à un reflet mais est une véritableréflexion qui prend la forme de l’interrogation pure, sans réponse, c’est-à-

32

� 29. Ibid., p. 10.� 30. J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet, MT2, op. cit., p. 15.� 31. Ibid., p. 11-12.� 32. C. Meier, De la tragédie grecque comme art politique, op. cit. p. 269. Voir aussi p. 57, une interprétation

un peu excessive du caractère problématisant et du rôle social que Vernant reconnaît à la tragédie.� 33. MT2, op. cit., p. 88-89, EMP, op. cit., p. 444. L’attitude de Vernant envers Aristote est ambiguë : il semble

reprendre à son compte certaines analyses de la tragédie, en ce qui concerne sa composition, voire son effetsur les spectateurs, tout en refusant à Aristote la compréhension spécifique du tragique, faute de l’avoir saisicomme moment. Voir MT1, op. cit., p. 21-22.

La tragédiedépasse les lignes

qu’instaure lapratique sociale,

elle est ce moment de brouillage

généralisé des limites et des frontières

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dire de l’énigme. Mais cela reste une détermination seulement négative del’invention tragique, qui consiste à dire que, si elle ne se contente pas derefléter un arrière-plan, elle n’est jamais qu’une synthèse d’éléments déjàprésents. Comment comprendre donc ce qu’elle invente en propre?

Un moment d’invention: entre horizon de sens et inéditVernant souligne souvent la dimension d’invention de la tragédie, qui

fait, par exemple, qu’elle est irréductible à d’autres approches du mythe34.Cependant, la présentation la plus complète dégage un triple niveau d’in-vention35. Premièrement, la tragédie est une invention institutionnelle, etVernant analyse comment « la cité se fait théâtre». Deuxièmement, c’est uneinvention sur le plan des formes littéraires, la tragédie correspond à la nais-sance d’un genre, et même si elle dépasse la seule question du spectacledramatique et de la mimesis intégrale, elle est aussi l’acte de naissance duthéâtre occidental. Troisièmement, sur le plan de l’expérience humaine, elleinvente un nouveau type d’homme, l’homme déchiré, énigme pour lui-même.En ce sens, l’invention est marquée par le surgissement du nouveau, de l’iné-dit. La notion de «moment» contient donc une ambiguïté puisqu’elle renvoieà la fois à la singularité d’un contexte, ce moment de transition entre deuxsystèmes de pensée, et à une forme d’irréductibilité à ce contexte qui présentele phénomène tragique comme une rupture temporelle, une quasi exception.Le moment est donc à la fois quelque chose de parfaitement circonstancié,inscrit très précisément dans un lieu et un temps, et ce qui échappe à toutlieu, qui s’échappe, presque hors du temps, dans la grâce de l’instant, unesorte de miracle36.

La polémique avec J. Bollack37 peut nous permettre d’éclaircir cepoint. Il reproche à Vernant de ne pas être en mesure de rendre compte dece que la tragédie comporte de propre et de nouveau, du fait même de sonmode d’appréhension du phénomène. D’où une attitude doublement para-doxale : d’une part Vernant ne parviendrait pas vraiment à comprendre latragédie par elle-même et se retrouverait au même point que les analysesplus traditionnelles. Alors qu’il se défend de tout recours à une mystérieuse« intention » de l’auteur38, il placerait l’œuvre « dans la dépendance d’un“sujet” réifié, extérieur à elle : non plus l’individu créateur, mais la société àun stade de son évolution39». D’autre part, il s’empêche ainsi de saisir l’ori-ginalité radicale du tragique et la raison de la perpétuation de son effet au-delà des circonstances de sa production: «Il subsiste un hiatus entre l’ampleur

� 34. J.-P. Vernant, Mythe et société en Grèce ancienne, Paris, La Découverte, 2004 [Maspero, 1974], p. 205-206,qui fait consister la nouveauté dans le fait d’utiliser les traditions mythiques «pour poser, à travers elles, desproblèmes qui ne comportent pas de solution ».

� 35. Voir par exemple, MT2, op. cit., p. 21-22.� 36. Précisons une fois pour toutes que Vernant n’a jamais recours à cette notion pour expliquer quoi que ce

soit, ce sont uniquement les impasses dans lesquelles on se trouve engagé qui nous poussent à utiliser ceterme, pour rendre compte d’un défaut d’explication.

� 37. J. Bollack, P. Judet de la Combe, L’Agamemnon d’Eschyle I, op. cit., p. LXXV-LXXVIII, discuté et cité par Vernanten MT2, op. cit., p. 13-16.

� 38. J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet, MT1, op. cit., p. 8.� 39. J. Bollack, P. Judet de la Combe, L’Agamemnon d’Eschyle I, op. cit., p. LXXVI.

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de l’investissement scientifique et la justification de l’intérêt actuel qui présideà celui-ci40. » Or, la défense explicite de Vernant est maladroite. À Bollackqui lui reproche de ne faire de la tragédie qu’une «maîtrise des codes prééta-blis », de réduire l’auteur à un « interprète ou virtuose », et finalement defaire de « l’état de la société», « le principe de la compréhension de l’œuvre»,au lieu de privilégier le texte dans son autonomie, Vernant répond par uneattaque contre la religion du texte dans l’école de Bollack, et par une miseau point sur la place du contexte social. Pour lui, la question du principe decompréhension est mal posée, et ne peut que renvoyer au vieux problèmede la poule et de l’œuf41. Pourtant, une telle manœu-vre de diversion ne saurait suffire. Affirmer que l’ex-plication historique et sociologique ne définit qu’un«horizon de sens» qui seul permet de poser des ques-tions pertinentes au texte, c’est éluder le problèmeréel, que souligne Bollack, de l’invention et de laspécificité du texte tragique, c’est-à-dire de ce quiprend place dans cet horizon. Vernant n’arrive àexpliquer que cette nouveauté qui consiste dans lasynthèse problématique et originale d’un état de lasociété, de structures de pensée déjà existantes, brefdans une certaine façon de faire jouer des contra-dictions présentes ailleurs dans la société. L’horizonde sens risque bien de se révéler indépassable, et latragédie, dans sa nouveauté irréductible au contexte,d’apparaître comme un miracle…

Néanmoins, Vernant esquisse ailleurs42 une autre ligne de défense, àpropos de l’innovation que constitue la rationalité grecque qui s’élabore àpartir du VIe siècle : « Les Grecs vont utiliser les mêmes éléments qu’aupa-ravant. Simplement, par derrière, grâce à un vocabulaire plus abstrait, grâceà des schémas explicatifs choisis, ils vont proposer des principes d’ordresous-jacent totalement inédits. C’est en ce sens qu’il y a innovation dans larationalité. À partir de là, va s’imposer une curiosité, un questionnementintellectuel qui, en empruntant des voies inédites, conduira plus tard à ceque nous appelons science43. » Il y a donc un jeu entre des éléments hérités,l’horizon de sens, et des voies inédites : ceux-là définissent un champ danslequel celles-ci sont tracées, sans qu’on puisse savoir à l’avance par où elles

� 40. Ibid., note 1, p. LXXVIII. Voir aussi infra. L’enjeu est bien de connaître la « matière de la tragédie » (MT1,op. cit., p. 15), c’est-à-dire de savoir si le tragique est simplement « l’expression de contradictions objectivesdans la société» (Bollack, op. cit., p. LXXV), ou bien s’il est une élaboration textuelle spécifique, avec ses propresenjeux intellectuels. Précisons que la critique de Bollack nous semble pertinente sans que sa solution, leretour au texte original et l’appel à une nouvelle philologie, n’emporte notre adhésion. Il n’empêche qu’ellea le mérite de souligner la nécessité de donner au tragique une assise intellectuelle plus forte que le simplemoment historique et la synthèse des tensions sociales qu’il détermine, ce dont d’ailleurs Vernant est cons-cient. Mais il y a chez lui un saut entre la constitution historico-sociale du tragique et sa dimension intel-lectuelle ou philosophique.

� 41. J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet, MT2, op. cit., p. 15.� 42. J.-P. Vernant, EMP, op. cit., p. 258-259.� 43. Ibid., p. 259.

L’horizon de sensrisque bien

de se révélerindépassable,et la tragédie,

dans sa nouveautéirréductible

au contexte,d’apparaître

comme unmiracle…

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ERvont passer. Mais l’horizon de sens est passé au premier plan et n’est donc

plus du tout un horizon. À l’inverse, la nouveauté et l’inédit sont rejetés dansun arrière-plan obscur. Il y a là un trait symptomatique du malaise qui existedans l’approche de Vernant, les continuités mènent peut-être à la rupture,mais en la cachant, en l’obscurcissant. Plutôt alors qu’à un horizon de sens,on semble avoir à faire à un champ de possibles, ce qui ne signifie pas quetout est possible. Le champ lui-même est déterminé, la façon de le parcou-rir demeure absolument neuve et n’est pas contenue dans la déterminationdu champ qui la recouvre. On ne peut qu’en écrire l’histoire après coup,ce nouveau parcours déterminant un nouveau champ qui servira de condi-tion de possibilité à d’autres innovations, ainsi on passe, par un jeu de cache-cache, de la rationalité hésiodique à la rationalité philosophique, et de celle-cià « ce que nous appelons science ». Or Vernant semble mettre ce modèle àl’épreuve pour les innovations conceptuelles de la tragédie.

Le moment philosophique de la tragédie: entre ébauches et impasseLa tragédie développe, en plus d’une « conscience », une « pensée », un

« monde », un « homme » particulier44 qui tous peuvent être dits tragiques.Par là la tragédie pourrait avoir d’emblée une dimension philosophique. Maisce qualificatif de tragique n’a pas de sens avant la tragédie, ni en dehorsd’elle : « Il n’y a pas de vision tragique en dehors de la tragédie et du genrelittéraire dont elle fonde la tradition45. » Il faut donc postuler que la tragé-die invente le tragique, et que celui-ci n’est pas d’emblée, voire pas du tout,un concept philosophique. Or, cela n’est pas un truisme, beaucoup, telNietzsche, considèrent que le tragique préexiste à la tragédie qui ne fait qu’endonner une expression particulière46. Par là, Vernant tient même une posi-tion radicale, puisqu’il confine le tragique à la tragédie47, mais paradoxalepuisqu’il semble bien faire d’elle un moment d’invention intellectuelle etconceptuelle, de sorte que si le tragique n’est pas une philosophie, il peutquand même s’appréhender comme un moment philosophique, au moinsdans l’analyse de Vernant. Ainsi, parmi ces inventions, on retrouve deuxconcepts : la conscience et la volonté. Comment le tragique est-il impliquédans le surgissement d’une forme de volonté et de conscience qui ont unedimension philosophique forte quoique problématique dans la traditiongrecque48 ?

35

� 44. J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet, MT1, op. cit., p. 23.� 45. J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet, MT2, op. cit., p. 83.� 46. F. Nietzsche, La Philosophie à l’époque tragique des Grecs, Paris, Gallimard, 1990, coll. «Folio essais», p. 16.

À noter que la position de Vernant n’est pas dénuée de toute ambiguïté, puisque celui-ci, à la suite de Winnington-Ingram, rapproche le tragique du fragment 119 d’Héraclite lisible dans les deux sens : « le caractère (èthos),pour l’homme, c’est le démon » ou « le démon pour l’homme c’est le caractère». Voir MT1, op. cit., p. 20.

� 47. Cela ne va pas sans difficultés si par ailleurs le tragique a une postérité et s’il instaure une consciencetragique, ce que soutient Vernant (MT2, op. cit., p. 83-84). Pourquoi la vision tragique se « cantonnerait-elle àla seule scène tragique?» comme le note Marc Escola, in Le Tragique (Paris, Flammarion, 2002, coll. «GF/CorpusLittérature », p. 21). Enfin, n’est-il pas possible de voir dans le tragique un phénomène beaucoup plus largedont la tragédie n’est qu’une manifestation parmi d’autres contemporaines?

� 48. Ils ne sont en effet pas conceptualisés tels quels pour eux-mêmes, mais à l’occasion d’autres processus,et n’apparaissent pas avec la même netteté que dans la tradition moderne.

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ER L’ébauche de la volonté dans la tragédie

Vernant rappelle que les Grecs n’ont pas de terme qui corresponde ànotre « volonté ». À la place, on trouve un champ de notions (hekôn,proairêsis, èthos) dont certaines configurations annoncent le développementde quelque chose qui pourrait ressembler à la volonté. Un champ de possi-bles se met en place dans lequel une certaine forme de volonté pourra sedégager. Encore faut-il préciser qu’il ne s’agit pas de la volonté telle que nousnous la figurons spontanément, à la suite d’Augustin et surtout de Descartes,comme faculté du libre arbitre et de l’autodétermination. En quel sens est-il alors encore question de volonté, et en quoi n’est-ce qu’une ébauche?

On peut partir d’un article de 1975, intitulé « Catégorie de l’agent etde l’action en Grèce ancienne49 ». L’action et l’agent se trouvent caractéri-sés par la langue grecque selon une double modalité50, d’où ressort une domi-nation de l’action sur l’agent, laquelle semble empêcher toute émergence dela volonté51. Pour Vernant, il s’agit dès lors de confronter ce donné de l’ana-lyse linguistique de Benveniste à d’« autres types de langages52 » : religieux,juridique, technique ou littéraire, pour sonder ces catégories du langage etde la pensée. L’enquête sur la tragédie est une partie de ce travail. En effet,du fait qu’elle place le personnage devant la nécessité d’agir et de décider,elle permet de dégager non seulement une catégorie d’agent, mais d’un agentà qui rapporter l’action comme à sa source, bref d’un agent volontaire, cequi ne veut pas dire qu’on fait de la volonté une faculté de l’agent. La tragé-die conduit donc à une remise en cause partielle de la distribution originelleà travers le problème de la responsabilité. Dès lors, il s’agit dans l’article« Ébauches de la volonté dans la tragédie grecque » (1972)53 de cerner le«statut tragique de l’agent54 », c’est-à-dire d’examiner l’engagement du sujetdans ses actes à partir du cas exemplaire du héros.

Or, des déterminations essentielles de l’acte volontaire semblent appa-raître : la tragédie propose de concevoir un début d’engagement du sujetdans ses actes ; l’ancien schéma se fissure, l’agent n’est plus inclus dans sonaction, quelque chose comme une intention commence à se dégager, dansla nouvelle idée de responsabilité et d’imputabilité dans laquelle « un indi-vidu privé, […] sans y être contraint, a choisi délibérément de commettreun délit55 ». Ainsi, on retrouve sur la scène tragique des moments d’hésita-tion, de délibération, de prise d’initiative qui montrent que le sujet penseêtre à l’origine de ses actes, et qui inscrivent son action dans la continuitéd’un caractère, d’un èthos. La distinction semble même très claire entre cequi est le produit d’un choix et ce qui est subi. Vernant prend ainsi l’exemple

36

� 49. Le texte a été repris dans l’ouvrage Religions, histoires, raisons, Paris, Éditions 10/18, 2006, coll. «Bibliothèques10/18», [Maspero, 1979], p. 85-95. Désormais noté RHR.

� 50. Ibid., p. 93.� 51. Ibid., p. 92 : « […] ce n’est pas la catégorie de l’agent qui apparaît dessinée chez les Grecs, mais celle de

l’action […] ou bien l’agent est immergé dans la fonction qu’il assume; ou bien il se voit attribuer un acte poséen dehors de lui comme un objet. »

� 52. Ibid., p. 88.� 53. J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet, MT1, op. cit., p. 43-74.� 54. Ibid., p. 63.� 55. Ibid., p. 72. Nous résumons ici les très importantes p. 70-72.

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ERdu vers 1229-1230 d’Œdipe Roi. À propos de ses yeux qu’il vient de crever,

Œdipe parle de « maux volontaires (hekonta) et non pas involontaires(akonta)», pour différencier cette action du parricide et de l’inceste, commissans le savoir56.

Néanmoins, cela reste un acte passionnel et ce n’est pas sans difficultéque l’on peut le qualifier de volontaire. D’ailleurs, Vernant se sert aussi dece même exemple pour montrer que cette ébauche de la volonté n’est quetrès partielle. En effet, il n’y a pas d’autodétermination, et toutes les actionsobéissent à un principe de double causalité, qui reconnaît, à côté del’agent humain, une causalité divine, l’Atè, cette divinité de l’égarement. La

volonté ne peut donc jamais être cause pleine carl’engagement dans l’acte se fait toujours selon unmode problématique : la résolution et la décision nevont pas de soi et ne sont jamais qu’une dimen-sion de l’acte dont l’agent n’a pas une entière maîtrise,même comme source57. «Et pendant qu’il [Œdipe]raisonne avec clairvoyance, il est complètement aveu-gle, parce que, par derrière, il y a des forces qui ledépassent et qui s’amusent à le manœuvrer. L’acteest toujours à la fois le produit de tous les méca-nismes intellectuels de la personne, du caractère, dutempérament de l’agent, et le produit de toutes

ces forces qui agissent à travers lui. C’est l’un et l’autre. C’est l’interfé-rence58.» Or, cette interférence empêche que l’autodétermination soit complètemême là où elle semble seule en scène, surtout là où elle semble seule, à vraidire. Ainsi, le personnage d’Œdipe se retrouve être, là où il ressemble le plusà un homme qui exerce sa seule volonté, le plus ballotté par le sort. C’estd’ailleurs dans ce genre d’autorevendication de la volonté et de sa capacitéd’agent que l’ironie tragique est la plus forte, le discours sur la volonté étanten quelque sorte miné par elle. Dès lors, l’autodétermination, comme formequasiment achevée de la volonté et du volontaire, n’est, dans la tragédie,qu’une source ironique, tronquée et problématique des actes du héros. Enfin,cette figure de l’agent volontaire n’est qu’un moment éphémère dans le déve-loppement du genre. Le héros responsable a en effet tendance à disparaître,comme si la tragédie, en évoluant, abandonnait cette ébauche au profit dela figure pathétique de la vie humaine plongée dans le désordre et laconfusion, dans le bruit et la fureur59.

On peut alors essayer de délimiter les réussites, mais aussi les limites, desanalyses de Vernant. Il dégage donc une innovation conceptuelle, bien qu’ellene soit pas conceptualisée dans la tragédie mais livrée, pour ainsi dire, à l’étatimmanent, tout en montrant combien et par où elle est limitée. Même dans

37

� 56. Ibid., p. 69.� 57. Sans même parler des conséquences imprévues d’une action, ce qui est aussi un problème que pose la

tragédie, mais cela a été bien plus étudié et ne remet pas en cause la volonté comme principe de l’acte.� 58. J.-P. Vernant, EMP, op. cit., p. 451.� 59. J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet, MT1, op. cit., p. 74. Il reviendra à Aristote de reprendre cette ébauche de la

volonté dans sa théorie de la proairèsis, ainsi que le montre bien le début de l’article de Vernant (parexemple p. 50-51).

Si le tragique n’est pas une philosophie, ilpeut quand mêmes’appréhendercomme un momentphilosophique

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ER la forme que le volontaire prend chez Aristote, il

continuera à lui refuser le titre de volonté pleine etentière. Là où il a raison, c’est quand il dit que cetteébauche est loin de la faculté de volonté telle qu’onla trouvera chez Descartes, par exemple. Là où il sepourrait qu’il ait tort, c’est quand il reste prisonnierde cette unique approche de la volonté60. Il est à soncrédit d’avoir montré que la volonté se situe, chezAristote, plus du côté de la proairèsis que de laboulèsis où on la cherchait sans l’y trouver. Mais onpourrait pousser plus loin et interroger la volontécomme cohérence du choix rationnel sur toute unevie, ou du moins sur une longue période de temps, par où l’on retrouveraitla question du caractère telle que la posent les tragiques. La volonté se cons-titue alors dans des épreuves et dans son intrication avec les déterminationsthéologiques. Dans ce cas, elle n’apparaît certes plus comme une faculté,mais on assiste alors dans la tragédie à quelque chose comme sa genèse, surun mode problématique, dans un sujet exemplaire, le héros. Dès lors, lavolonté ne se constitue plus seulement autour de l’agent comme cause immé-diate du mouvement, mais autour de quelque chose comme un sujet éthique,dans la durée. Vernant insiste suffisamment sur cette dimension de l’èthos :«La résolution prise par le héros émane de lui, répond à son caractère person-nel61.» Par là, le héros est transformé en être qui répond de soi dans le temps.Certes, c’est là une modalité finie et, peut-être, la marque d’une inférioritépar rapport à l’acte divin62, mais cette prise en compte, en plus du pouvoirfaire, de l’intention et d’une fin sur la durée, fait que le sujet, plus encoreque l’agent, apparaît bien en partie au principe non pas d’un seul acte maisde la suite de ses actions. En ce sens, le destin d’Œdipe est exemplaire dumode humain de l’action, caractérisé pour les Grecs par une infériorité parrapport à la plénitude du dieu car impliquant un développement dans letemps, mais aussi, in fine, signe d’une tentative d’assimilation avec le dieu,dans un monde régi par la contingence. Le fait que, pour le héros tragique,cette constitution éthique du sujet soit toujours aussi due à un enchevêtre-ment avec des forces extérieures, n’empêche plus que dans cette expé-rience même du poids du daimôn, ce soit bien l’èthos du héros qui se développeprogressivement, par lui-même. Cela ne signifie évidemment pas que la volontédu sujet est libre, le libre arbitre n’étant absolument pas requis dans cetteapproche éthique de la volonté. Cette dernière se constitue donc selon unprocessus de subjectivisation dans le temps, du fait de l’appropriation etde l’imputation d’une action par sa conformité à un caractère. Se crever lesyeux est ainsi dans la continuité du caractère d’Œdipe, et cet acte est bienen un sens une marque de sa volonté qui se découvre en s’éprouvant surun mode problématique, jusque dans l’Œdipe à Colone.

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� 60. Ce qui suit doit beaucoup à un cours d’Alain Petit, dispensé au printemps 2003.� 61. J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet, MT1, op. cit., p. 67.� 62. Ibid., p. 73. Par où l’on voit que la différence avec la volonté moderne, caractérisée par son infinité, s’accuse.

La volonté ne peutdonc jamais êtrecause pleine car

l’engagement dansl’acte se fait

toujours selon un mode

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ERVernant arrive bien à penser quelque chose comme une innovation propre-

ment tragique, une reconfiguration des rapports entre l’action et l’agent, quiouvre un nouveau champ de possibilités dont certaines seront exploitées parle droit, d’autres par Aristote. Ses analyses sont donc riches et précieuses,mais l’ébauche risque de conduire à une impasse. Il ne voit jamais qu’unevolonté amputée, car elle n’est ni une faculté, ni libre, ni appuyée sur uneautonomie du sujet. Même s’il ne réduit pas la volonté au concept cartésien,le fait de rechercher une catégorie de pensée l’empêche de pousser son intui-tion jusqu’au bout et d’en saisir toute la singularité. En effet, les deux premierscritères ne sont pas essentiels pour qu’il y ait volonté, quant au troisième, ilse pourrait bien que la volonté soit requise dans cette constitution progres-sive du sujet par lui-même dans l’épreuve. Refusant d’aller jusque-là, l’in-novation tragique semble limitée pour Vernant sur ce point : la tragédie offrequelques conditions mais sûrement pas celles qui sont suffisantes pourproduire la volonté comme catégorie de l’esprit. Or, nous avons vu que sion renonce non seulement aux critères cartésiens, mais même à en faire unecatégorie mentale, la tragédie présente, à l’état immanent certes, tous leséléments d’une forme originale mais complète de la volonté. Faute de quoi,Vernant se trouve aussi dans une impasse pour rendre compte du phéno-mène concomitant de cette subjectivisation : l’apparition d’une consciencetragique.

Naissance de la conscience tragiqueJ.-P. Vernant ne relie pas explicitement la question de la volonté à celle

de la conscience tragique, peut-être parce que la première concernedavantage le héros, et la seconde est envisagée du point de vue du specta-teur. Il n’empêche que, d’une part, le spectateur et le héros ne sont pas siéloignés l’un de l’autre, et que d’autre part, le héros peut parvenir à uneforme de conscience nouvelle de lui-même à la fin de la pièce. Peut-être est-il alors nécessaire de reposer le problème du moment tragique à partir de laquestion de la permanence de l’effet des textes au-delà de leur contexte denaissance ? Comment le moment tragique, non pas comme productiond’œuvres, mais comme permanence de leur réception, peut-il durer? Il s’agitde poser la question de l’universalité de l’expérience tragique, dont Vernantaffirme qu’elle concerne la condition humaine, car « on peut dire qu’il y acontradiction entre une explication du tragique qui en fait un moment histo-rique et, d’autre part, l’emploi d’expression du type “condition humaine”63».Vernant a consacré un article à cette question : « Le sujet tragique : histori-cité et transhistoricité » (1979)64.

S’interrogeant sur le succès intemporel de la tragédie, Vernant va cher-cher du côté de Marx65, qui lui aussi peut se poser ce genre de question dufait de la place du contexte (les infrastructures et les superstructures) dansle développement et le sens à donner à un phénomène intellectuel. La

� 63. J.-P. Vernant, EMP, op. cit., p. 459.� 64. J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet, MT2, op. cit., p. 79-90.� 65. Ibid., p. 80. Sur le rapport à Marx (la dette?), voir La Volonté de comprendre, op. cit., p. 54.

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ER piste consiste à dire qu’on produit aussi le sujet pour un objet quand on

invente cet objet66. Autrement dit, avec la tragédie, on crée une cons-cience tragique qui rend cet objet visible. La tragédie fabrique donc letype d’homme qui est capable de ressentir et de comprendre ce qu’elle repré-sente. En ce sens elle apparaît comme un geste inaugural qui ouvre un nouveaudomaine de l’imaginaire humain. Au niveau littéraire d’abord, elle instaureun genre qui, avec des variations, pourra avoir une descendance : lethéâtre tragique67 ; et, dans la représentation théâtrale, ce que Vernant appelleune conscience de fiction, se met en place. Contribuant à modifier l’expé-rience esthétique par la distinction entre l’acteur et le héros représenté, etla façon de ressentir une œuvre d’art, elle éduque à la mimèsis68. Enfin etsurtout, la tragédie fait apparaître une forme nouvelle de conscience enmettant en pleine lumière cet homme déchiré et en conflit, qui s’interrogesur ce qui, dans ses actes, lui est imputable. Ainsi, cette conscience tragiquedu héros ainsi que celle du spectateur apparaît comme le pendant de laréflexion sur la responsabilité et la volonté se construisant dans le temps.

Mais il y a alors deux poids et deux mesures. Dans cet élargissementde la conscience propre à la tragédie, serait contenu un universel, un inva-riant de la condition humaine : «La tragédie propose au spectateur une inter-rogation à portée générale sur la condition humaine, ses limites, sa nécessairefinitude69. » Mais, en reprenant ce vieux thème de la « vulnérabilité fonda-mentale70 », elle le modifie radicalement en présentant l’homme commeun sujet déchiré, qui ne subit plus simplement son destin de mortel, maisqui se le constitue aussi en partie en tant que sujet éthique. Le problèmehumain dans les termes du tragique est un acquis pour toujours. Il restenéanmoins que, dans le système de Vernant, ce passage à l’universel demeureproblématique, d’aucuns diraient miraculeux. Certes l’auteur revendique lesanalyses d’Aristote aussi bien sur l’ébauche de la volonté que sur le carac-tère universel de la poésie par rapport à l’histoire, mais ce ne peut être qu’unfaux-semblant quand par ailleurs il dit d’Aristote « qu’il ne comprend plusce qu’est l’homme tragique71 ». Comment l’homme tragique peut-il être unacquis universel si déjà Aristote ne le comprend plus ? Quelle est la naturede ce ktèma es aiei, cet acquis pour toujours, que la tragédie semble produire?Pourquoi et comment la conscience tragique serait-elle fondée une fois pourtoutes, alors que la volonté, son complément, n’est qu’ébauchée? Il semblebien que le constat de Bollack72 sur le hiatus entre la connaissance du contexteet la justification de l’intérêt qu’on peut porter à la tragédie, bref le gouf-fre qui sépare l’exigence d’historicité et le fait de la transhistoricité, ne peutqu’être maintenu et renforcé. Et la distance qui sépare une volonté seule-ment à l’état d’ébauche, car considérée en lien avec son seul contexte, et uneconscience achevée une fois pour toutes devient purement arbitraire, surtout

� 66. J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet, MT2, op. cit., p. 81.� 67. Ibid., p. 84.� 68. Ibid., p. 86.� 69. Ibid., p. 89. Où on vérifie que la volonté prend place dans le champ de la finitude. Voir aussi p. 83.� 70. J.-P. Vernant, EMP, op. cit., p. 496.� 71. J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet, MT1, op. cit., p. 21.� 72. J. Bollack, P. Judet de la Combe, L’Agamemnon d’Eschyle I, op. cit., p. LXXVIII.

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ERsi l’une est l’envers de l’autre. Si le miracle n’est plus

que la tragédie soit apparue, il est que l’on continueà l’apprécier et à croire qu’elle nous dit quelquechose de profond sur nous-mêmes.

Jean-Pierre Vernant apparaît alors à la fois commeun grand historien et anthropologue de la Grèceantique, et comme un philosophe engagé dans lesgrands problèmes de la recherche intellectuelle deson temps, sur le sens d’une révolution intellectuelle,la constitution de la rationalité, le statut de l’inter-prétation. La notion de moment est assurément

un moyen fécond d’aborder ces questions. Non seulement, elle permet d’enfinir avec le « miracle grec » dont la tragédie était censée être un fleuron,en révélant les tensions présentes dans toute société et en tout homme73,mais elle s’avère aussi un excellent moyen de mettre en lumière certains traitsparticuliers du tragique dans sa dimension philosophique. Mais cela n’estpossible qu’au prix d’une conception du moment pleine de tensions contra-dictoires: comment concilier l’universel et le contextualisé, le moment commeévénement ponctuel et comme acquis éternel, le moment historique et lemoment philosophique, la tragédie et le tragique? Dès lors, et paradoxale-ment, faute de chercher à comprendre le tragique pour lui-même et par lui-même, le psychologue historique se condamne à laisser place au miraclepour expliquer le saut entre les circonstances de sa naissance et la duréede son effet. La grandeur de Jean-Pierre Vernant est d’avoir senti ces diffi-cultés et de ne pas avoir cherché à les cacher, comme si, autant que cellesde la société grecque, la tragédie reflétait les tensions et les ambiguïtés de lapensée du psychologue historique. �

Pierre Ponchon,Université Blaise-Pascal Clermont-Ferrand II

Centre Philosophie et Rationalité (PHIER)

� 73. J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet, MT2, op. cit., p. 89.

La tragédiefabrique donc le type d’hommequi est capable de ressentir et de comprendre cequ’elle représente

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