Camus Et La Foi Chrétienne-MARTINEZ_art129

10
Camus entre la justice et la foi chrétienne… LOUIS MARTINEZ Camus est né en 1913. Il est mort à l’âge de quarante-sept ans, en 1960. On célèbre cette année le cinquantième anniversaire de cette mort, et l’on mesure ô combien l’in- fluence de son œuvre persiste et comme il était également juste d’avoir raison avec Camus et Aron plutôt que tort avec Sartre. COMMENTAIRE Paradoxal ? N EST -IL pas abusif d’enfermer Camus dans un débat posthume sur sa posi- tion entre foi et justice à l’occasion du cinquantième anniversaire de sa mort ? Il peut sembler à première vue que l’écrivain ait donné de son vivant une réponse à cette alter- native. La presque totalité de son œuvre de publiciste ou d’essayiste et une grande partie de ses pièces sont une quête opiniâtre de justice, si bien qu’on en vint à le surnommer le Juste à son corps défendant. Ses premières œuvres se partagent entre le lyrisme et le souci obsédant de la pauvreté et de l’injustice sociale et jusqu’à la fin son travail littéraire alternera ou se mêlera avec la défense du persécuté, de l’affamé, du vaincu, des victimes ignorées de l’Histoire, qu’il s’agisse de Kabyles miséreux, de républicains espagnols ou d’amis encourant des soupçons de trahison pendant la guerre d’Algérie. Sartre lui repro- chait d’être en quelque sorte le prêtre de la déesse-justice et de déplacer avec lui un piédestal portable. Par ailleurs, en matière de religion, Camus a parfois été explicite : « Je n’ai pas la foi… Je ne suis pas chrétien. » Il lui est même arrivé de polémiquer directement ou non avec la vision chrétienne de l’homme et de son destin. En 1944, il renvoie brutalement à Mauriac la « charité divine » qui priverait les hommes de la justice. Le héros de L’Étranger congédie sèchement l’aumônier de la prison. La Peste tourne en dérision la justification du fléau par un père jésuite que l’auteur absout toutefois parce qu’il se laisse engloutir jusqu’à en mourir dans des corvées humanitaires. Les Justes en particulier font à l’homme l’honneur de refuser de verser un sang innocent, à la différence du Dieu de la Bible, qu’un scep- tique jugerait moins regardant à cet égard. Serions-nous, comme les mormons, avides de rebaptiser les morts ? Qu’est-ce qui peut auto- riser pareille réouverture d’une question qu’on croirait depuis longtemps réglée ? Assurément et en premier lieu la demande qui m’a été faite ( 1 ). Mais aussi, je m’en suis COMMENTAIRE, N° 129, PRINTEMPS 2010 13 (1) Par le frère Daniel Bourgeois, de traiter le sujet pour des paroissiens de Saint-Jean-de-Malte, à Aix-en-Provence.

description

Article

Transcript of Camus Et La Foi Chrétienne-MARTINEZ_art129

  • Camus entre la justiceet la foi chrtienne

    LOUIS MARTINEZ

    Camus est n en 1913. Il est mort lge de quarante-sept ans, en 1960. On clbrecette anne le cinquantime anniversaire de cette mort, et lon mesure combien lin-fluence de son uvre persiste et comme il tait galement juste davoir raison avecCamus et Aron plutt que tort avec Sartre.

    COMMENTAIRE

    Paradoxal ?

    NEST-IL pas abusif denfermer Camusdans un dbat posthume sur sa posi-tion entre foi et justice loccasion ducinquantime anniversaire de sa mort ? Ilpeut sembler premire vue que lcrivain aitdonn de son vivant une rponse cette alter-native. La presque totalit de son uvre depubliciste ou dessayiste et une grande partiede ses pices sont une qute opinitre dejustice, si bien quon en vint le surnommerle Juste son corps dfendant. Ses premiresuvres se partagent entre le lyrisme et lesouci obsdant de la pauvret et de linjusticesociale et jusqu la fin son travail littrairealternera ou se mlera avec la dfense duperscut, de laffam, du vaincu, des victimesignores de lHistoire, quil sagisse deKabyles misreux, de rpublicains espagnolsou damis encourant des soupons de trahisonpendant la guerre dAlgrie. Sartre lui repro-chait dtre en quelque sorte le prtre de ladesse-justice et de dplacer avec lui unpidestal portable.

    Par ailleurs, en matire de religion, Camusa parfois t explicite : Je nai pas la foiJe ne suis pas chrtien. Il lui est mme arrivde polmiquer directement ou non avec lavision chrtienne de lhomme et de son destin.En 1944, il renvoie brutalement Mauriac la charit divine qui priverait les hommes dela justice. Le hros de Ltranger congdieschement laumnier de la prison. La Pestetourne en drision la justification du flau parun pre jsuite que lauteur absout toutefoisparce quil se laisse engloutir jusqu enmourir dans des corves humanitaires. LesJustes en particulier font lhomme lhonneurde refuser de verser un sang innocent, ladiffrence du Dieu de la Bible, quun scep-tique jugerait moins regardant cet gard.Serions-nous, comme les mormons, avides derebaptiser les morts ? Quest-ce qui peut auto-riser pareille rouverture dune questionquon croirait depuis longtemps rgle ?Assurment et en premier lieu la demande

    qui ma t faite (1). Mais aussi, je men suis

    COMMENTAIRE, N 129, PRINTEMPS 2010 13

    (1) Par le frre Daniel Bourgeois, de traiter le sujet pour desparoissiens de Saint-Jean-de-Malte, Aix-en-Provence.

  • vite avis, la propension quavait lcrivain prter ses penses ou ses personnages uneformulation binaire, supposant soit unecontradiction, soit la juxtaposition dlmentsdifficilement conciliables, parfois tirs de sacondition de malade en sursis : amoureuxperdu de la vie, il fut tent par le suicide, le seul problme philosophique srieux et,malgr sa vitalit, la hantise dune rechutedans la tuberculose ne devait pas le quitter.Non plus que ne devait le quitter certaineinquitude thologique. Jai des proccupa-tions chrtiennes, mais ma nature estpaenne , avoue-t-il Stockholm. En effet lemonde est pour lui la fois le lieu dunecommunion sans mots, loccasion duneharmonie et le champ de nos checs oSisyphe roule son rocher. Soleil et mort , lit-on dans ses carnets. On ne sait si Jonas, dansLExil et le Royaume, se dit solitaire ou soli-daire . Pourquoi ce got des diptyques ? Lenvers et lendroit , Ni victime ni bour-reaux , LExil et le Royaume . Le Royaumenest pas pour lui le terme dune esprancemessianique, mais plutt la nostalgie dunbonheur prouv et perdu, il nen reste pasmoins que le monde de lexil, le monde delabsurde, est comme doubl par un universlumineux qui pourrait lui donner un sens. Unpersonnage de La Peste se soucie dtre saintsans Dieu et le hros de La Chute se dfinitlui-mme comme un Juge-Pnitent.

    Dieu prsent comme une ombre

    Remarquons que, parmi ces titres, plusieursnont de sens que par rfrence au christia-nisme : La Chute, bien sr, et, parmi lesnouvelles de LExil et le Royaume, La Femmeadultre et Le Rengat, histoire dun mission-naire perverti par le monde quil tait censvangliser. Bien plus, lors de son discours derception au prix Nobel, lcrivain dynamitelui-mme la statue de prtre de la justice aveclaquelle on lidentifiait trop souvent et clame,au scandale de beaucoup, que si on lui deman-dait de choisir entre la Justice et sa mre, ilchoisirait sa mre, femme sourde et quasi-ment muette, parfaitement illettre.Que sous-entendait-il par ce nom de

    mre auquel, dans les carnets du PremierHomme, il associait le nom du Christ ? mre, tendre enfant chri, plus grande que

    mon temps, plus grande que lhistoire qui tesoumettait elle, plus vraie que tout ce quejai aim en ce monde, pardonne ton filsdavoir fui la nuit de ta vrit. La nuit de tavrit ? On frle ici lindicible desmystiques Sil y a transcendance chezCamus, elle nest pas dans un avenir, dailleursrendu suspect par lchec historique des rvo-lutions, mais dans la mystrieuse prsence,tout prs de nous, mais se drobant auxparoles, dun amour brut ignorant tout dumal. La mre, cest le Christ , affirme-t-ilcrment. Christianisme de la mre la finde sa vie. La femme pauvre, malheureuse,ignorante, lui montrer le spoutnik ? Que lacroix la soutienne ! Percevait-on une ferveurreligieuse dans son intransigeance dfendreles vaincus, les gueux et les muets ? Sartre luireprochait ironiquement de ressembler saintVincent de Paul ou une petite sur despauvres et lui rappelait que la misre nela[vait] charg daucune commission . Ilconfie sa femme en 1941 : le seul tat reli-gieux cohrent me parat ltat monastique,avec toutes ses rigueurs . Plus tard : Je naipas la foi, mais je ne suis pas athe pourautant. Parfois lhumour lui permet deprendre ses distances avec ce Dieu auquel ilne croit pas, mais quil ne nie pas. AuChambon, en 1945, croisant avec JeanGrenier lArme du Salut et son Dieu techerche , il dit, pastichant Pascal : Il ne mechercherait pas sIl ne mavait trouv. Et puis quest-ce que cette manie qui lui fait

    glisser les initiales de Jsus-Christ dans le nomde ses personnages : Jean-Baptiste Clamencede La Chute, Jacques Cormery du PremierHomme et jusque dans celui de ses enfants,Jean et Catherine ? Ou qui lui fait choisirdans le rpertoire espagnol du XVIIe sicle laDvotion la Croix, pice o le symbolismeefficace de la croix et la violence de la grcesimposent avec une brutalit quasimentsurraliste ? Provocation ? Nostalgie dunmonde dou de sens, grandiose, mais rvolu ?Sans rien forcer, il faut bien admettre quequelques interrogations souterraines demeu-rent sous la couche des affirmations premp-toires de lauteur comme de ses commenta-teurs, hormis Jean Sarocchi.Admettons pour linstant que Camus,

    comme il nous arrive, ait but en roulant envoiture sur une bifurcation. Une rcente lgis-lation routire a qualifi une des deux

    LOUIS MARTINEZ

    14

  • branches comme impasse, o il sest toutefoisengag pour constater quelle sachevait parun domaine clos, verrouill. Dont il a puadmirer les belles ruines parmi les arbres. Auprix dune marche arrire laborieuse il aretrouv la voie quil suivait par habitude sanstoutefois parvenir oublier la fascinationprouve devant ce domaine interdit, commedevant un lieu autrefois chri, puis aban-donn, qui a peut-tre appartenu quelquundes siens, mais les chanons manquent entrecet anctre et lui. Le fil est rompu, il estdshrit, il croit sy rsigner, mais porte lepoids de cette dshrence.Camus, donc, entre la Justice, son grand

    souci, et la Foi, entrevue, quelquefois admirechez les autres, mais amrement rejetecomme un bien dont il aurait t frustr soitpar son destin denfant pauvre, dhommemalade, soit par le malheur des temps. Nousverrons que Camus, conscient du vide quecrait en lui labsence de foi, comme il lavouedans une longue lettre son matre JeanGrenier, ntait pas sans une religion person-nelle que ce nom de mre rsume et magni-fie mon sens. Quelle que soit la formulation,foi ou religion, je crains fort que lessentiel dela question rside non dans les deux termesconfronts mais dans la proposition qui lesassocie, dans ce terme intermdiaire entre .Non contre ou avec , non gal ou diffrent de , mais entre , comme pourlne de Buridan ou Panurge devant sonmariage. Entre sa vitalit de fils et petit-fils depionniers et la conscience dune dcrue de lacivilisation europenne. Entre le mutismesaint de sa mre et le jargon de la rue alg-rienne, entre ce jargon et le franais desdictes, entre le souvenir glorieux de lAfriqueromaine et les misres du petit peuple, entrele souci duniversalisme et le poids de laralit locale, entre la mmoire historiquevhicule par lcole et le vide creus par lamort dun pre la guerre. La Mditerra-ne sparait en moi deux univers, lun o,dans des espaces mesurs, les souvenirs et lesnoms taient conservs, lautre o le vent desable effaait les traces des hommes sur degrands espaces. Homme de lentre-deux.Doublement frontalier, parfois rassur par laculture du juste milieu, souvent tourment parlimpossibilit de rconcilier pleinement lescomposantes natives de son tre. Les insultesreues de la gauche pour sa glorification du

    juste milieu, pour son moralisme, pour sonengagement dans le non-engagement, loindbranler sa conviction, ont pu longtemps larenforcer. Quoi de plus juste, en effet, que lastature altire du flau ?

    Lombre du pch

    Ce qui devait bousculer un quilibrismesomme toute rassurant, cest la soudaineirruption, dans une conscience morale qui sevoulait la fois lucide et solidaire envers lhu-manit souffrante, du sentiment dune fautepersonnelle, dun manque dattention et derespect pour une dtresse qui ntait pas cellede lhumanit abstraite, mais trs concrte-ment celle de sa femme, quil avait aime,quil trompait depuis longtemps, mais qui ilavait promis une fidlit transcendante, au-del de bien des aventures amoureuses etdont il resta lami. Gravement et depuis long-temps dprime, Francine devait tenter de sesuicider. Cet appel au secours distraitementcout, nglig ou demi enterr sous lessoucis, les travaux, les plaisirs, a nourri de toutson vide douloureux le procs de la bonneconscience et la recherche cynique dunpardon impossible qui sont le sujet de LaChute. Aprs la publication de ce livre terri-ble, Francine devait lui dire : Celui-l, tu mele dois ! Lombre dune mort dont il pouvaitse sentir responsable intriorisa brusquementchez Camus un questionnement qui jusque-lavait t absorb par les malheurs du mondeet raviver en lui une notion du pch quilavait pass sa vie repousser de toutes lesforces dune me quil aurait voulu paenne. La religion, avoue-t-il dans les carnets du

    Premier Homme, ne tenait aucune place dansla famille. Baptme, comme pour tout lemonde, communion, mariage sil y avait lieu,enterrement religieux pour ne pas tre enterr comme un chien et ctait bien tout. Lacommunion du Premier Homme, durementngocie avec un prtre par la grand-mreautoritaire, fut aligne sur le certificatdtudes, ce rite dinitiation rpublicain pourles pauvres. Elle lui valut quelques mois ole son de lorgue, lencens, les cierges et lesornements sacerdotaux avaient la plus bellepart. Une calotte reue du prtre catchistepour sa dissipation le marqua peut-tre, maisM. Germain, son matre chri, lui donnait

    CAMUS ENTRE LA JUSTICE ET LA FOI CHRTIENNE

    15

  • parfois des coups de rgle, cela ne suffit pas armer une rvolte contre les hommes oucontre Dieu. On ignore en tout cas quelleinspiration lui fit choisir plus tard pour sujetde mmoireMtaphysique chrtienne et nopla-tonisme. Dj une tentative pour comblerlentre-deux ? Un pont jet entre lAntiquitpaenne, si proche de son temprament hdo-niste, et la pense chrtienne ? Ou le souve-nir dtre n dix-huit kilomtres dHippone,diocse de saint Augustin ?

    Pendant de longues annes

    La conclusion de son mmoire reconnat celui-ci le mrite davoir dot le christianismedune mtaphysique. Pendant de longuesannes il demeure le seul espoir commun etle seul bouclier effectif contre le malheur dumonde occidental. La pense chrtienne avaitpar l conquis sa catholicit. Pendant delongues annes ? Nest-ce pas l anticiperlide, sinon de la mort de cette pense, dumoins de sa vtust, de son inadaptation aumonde nouveau, qui rendront ses figures et sesimages obsdantes mais vaines et doulou-reuses dans La Chute ? Un hommage mlan-colique la splendeur des ruines de la chr-tient africaine ? Ou dj le panneau balisantune impasse ? Outre les lectures savantes quilavait d faire pour son mmoire, Camus taitencore lhritier de ce christianisme adoubpar les grands auteurs auprs de lcole deJules Ferry et qui proposait comme allant desoi aux coliers Les Tragiques dAubign, LesProvinciales et les Penses de Pascal, dontCamus resta grand lecteur, Polyeucte, Esther etAthalie. Vestiges dune culture chrtiennequi commenait se craqueler et dontaujourdhui il ne reste quasiment rien. Pendant de longues annes Il nignoraitcertes pas les questions poses par le christia-nisme quil savait ou croyait dpass, maisfermait obstinment les oreilles ses rponses.

    Un vide douloureux, toutefois

    En 1951, dans une longue confession sonmatre Jean Grenier, il tente de dfinir saposition : Ma seule crainte est de ne pasrendre justice ce qui mrite justice et amour[dj !]. Je sais pourtant que cela est impos-sible. Et par exemple si je reconnais la gran-

    deur des vangiles, je ne peux mempcher dejuger sans charit le christianisme historique.Je nignore pas, croyez-le, quil y a desmystres. Mais je suis plus sensible ceux dela nature qu ceux de lhistoire. Le christia-nisme, et il me semble que rien dans lensei-gnement de Jsus ne lautorisait, a tout faitpour recouvrir celle-l par celle-ci. Que puis-je admirer ici, moi qui ne me suis jamais sentilme religieuse que devant la mer et la nuit[et dans ces deux cas lmotion est doubledangoisse] ? Il reste pourtant que cette hosti-lit, cette incomprhension, au sens fort, faitune de mes tristesses. On conoit que ce refus ttu de lhistoire lui

    ait rendu amical le procs que Simone Weilfait Isral et Rome. Il va mme plus loinquelle dans la mesure o le message duChrist ne va pas au-del de son abandon surla croix et il lude la rsurrection comme unefable amoindrissant limage promthenne delinnocent dsespr. On lit dans les Carnets : Sa grandeur et sa vrit sarrtent la croixet ce moment o il crie son abandon. Arra-chons les dernires pages de lvangile et voilune religion humaine, un culte de la solitudeet de la grandeur nous est propos. Son amer-tume la rend bien sr insupportable. Mais lest la vrit et le mensonge de tout le reste. Rminiscence livresque du Christ au jardin desOliviers de Vigny ? Il sagit sans doute pluttdune rsurgence du martyre de Sisyphe, durefus dchapper par la bande la violenceimpitoyable dun monde absurde.Pourtant, on trouve dans les mmes carnets

    une bien curieuse citation dun sermon deLuther en 1519 sur la justification : Il estmille fois plus important de croire fermement labsolution que den tre digne. Cette foirend digne et constitue la vritable satisfac-tion. Mais si la foi manque ? Rien maconnaissance ne fait cho au contenu de cettenote dans toute luvre et pourtant cestautour de lui que gravitent sans jamais letoucher les affirmations et les drobades deLa Chute.

    La Chute

    Ce livre rpond ironiquement la questionlance par La Peste : Peut-on tre saint sansDieu ? Avocat des grandes causes, cham-pion de la veuve et de lorphelin, homme des

    LOUIS MARTINEZ

    16

  • cimes qui rpugne aux caves, qui se sent filsde roi ou buisson ardent , qui a longtempschemin sur les crtes du succs et de labonne conscience, J.-B. Clamence, pour avoirtourn le dos lappel dun prochain, setrouve enferm dans un monde ddoubl,ddoubl lui-mme, contraint au face facesans issue du Juge et du Pnitent au milieudun peuple lui aussi ddoubl : Il estdouble. Il est ici et il est ailleurs. coutons-le : Lhomme a deux faces : il ne peut aimersans saimer Mon mtier est double,voyez-vous, comme la crature Nous nesommes qu peu prs en toute chose . Etpourtant nous sommes au cur des choses dans une cit concentrique, dans une sortedle entoure de brumes, au cur des chosesparce que nous sommes au dernier cercle delenfer, celui des tratres. Tratres leursparents, leurs proches, leurs amis ousouverains, tratres leur Seigneur, Judas,Brutus et Cassius, tout prs de Lucifer planttte en bas depuis sa chute et, parmi lesdamns du dernier cercle, victimes du ressen-timent politique de Dante, je nen vois quunqui pourrait voquer Clamence : le frreAlberigo, non que Clamence ait comme luifait tuer son neveu et son frre, mais parceque son corps vit encore sur la terre alors queson me est dj aux enfers.Ce dernier cercle est aussi celui de la glace

    et des larmes qui se glent, image inverse dubonheur ensoleill mditerranen soleil,plages et les les ! une seule fois voqu.Monde rebours o Jean-Baptiste est un prophte vide pour temps mdiocres , paschrtien pour un sou, bien que jaie de lami-ti pour le premier dentre eux , dit-il ironi-quement, et contraint de se chercher unmatre, puisque Dieu nest plus la mode . Vive donc ce matre, quel quil soit, pourremplacer la loi du ciel Enfin, vous voyez,lessentiel est de ntre plus libre et dobir,dans le repentir, plus coquin que soi. Ilvoit clairement quun monde sans Dieu estvou lidoltrie du Chef ou de la Masse. Etdsormais le Juge-Pnitent, receleur dupanneau vol des Juges intgres, prche laservitude dans son glise du bar Mexico-City. Quel matre entend-il se chercher prsde la croupe de Lucifer ?Dans ce monde invers, chacun est la fois

    juge des autres et coupable devant eux, tous christs notre vilaine manire . Cest-

    -dire juges et victimes expiatoires. Dans ce nant sensible aux yeux , comme le Dieude Pascal tait sensible au cur, des millionsde colombes volent dans la brume etvoudraient descendre. Mais il ny a rien, quela mer et les canaux, les toits couverts den-seignes et nulle tte o se poser. Parce queDieu est mort, chaque homme tmoigne ducrime de tous les autres, voil ma foi et monesprance , Clamence formule sa faon ledogme du pch originel, mais le monde telquil est ou la mode lui interdisent des-prer le salut ou dinvoquer un Crateur ouun Rdempteur. Il y a jugement, et froce, etpnitence masochiste dans un univers peupldindividus atomiss sans mdiateur qui lessauve du nant. Pas dissue pour le damn quiverra sa faute reflte partout o il retrouve leau amre de son baptme .

    Trahir ? Pour allerou retourner o ?

    Ce thme de la trahison est repris dans deuxnouvelles de LExil et le Royaume : Le Rengat,histoire dun missionnaire absorb, mutil etrduit en esclavage par le monde de la sorcel-lerie africaine, histoire dun fou qui tue lemissionnaire charg de le relever, et La pierrequi pousse dont le hros, ingnieur perdu dansle Brsil amazonien, se lie damiti pour uncuisinier noir qui a fait vu de porter danslglise du Bon-Jsus une pierre norme.Comme le malheureux plerin succombe sousle poids de la pierre, lingnieur la relve,sloigne de lglise du vu et dpose finale-ment son fardeau dans une case o il a assist une veille de candomb (2) dont il a texclu avant la fin. Dsormais, il a sa placeparmi les Noirs et leurs transes, il sest affran-chi de lexil et a trouv son royaume. Les deuxhros de ces nouvelles sont dserteurs, lun dela foi chrtienne, lautre de la raison euro-penne. Les autres personnages du recueilsont aussi guetts par la trahison : grvesaborde par la faiblesse, la lchet et lemutisme de ses partisans, adultre commisavec le ciel toil par la femme de Maurice,trahison involontaire, fausse, mais objec-tive , dans LHte o un instituteur hbergeun rebelle que, contre son attente, les

    CAMUS ENTRE LA JUSTICE ET LA FOI CHRTIENNE

    17

    (2) Le candomb est un genre musical dvelopp en Uruguay etdans la zone du Rio de la Plata, qui trouve son origine dans lesrythmes de lAfrique Bantoue.

  • gendarmes viennent arrter prs de son cole.Jonas dserte sa vocation dartiste pour sereclure dans une sorte dasctisme sansprogramme ni matre visibles. Une vocationmonastique sans la foi.

    Pour ce que la vie nous offrede sacr

    Paradoxalement, les motivations de ces trahisons nous mettront peut-tre sur la voiede ce qui pour Camus tenait lieu de religion etquil englobe peut-tre sous le nom de mre.Jonas senferme dans sa soupente parce quil nepeut plus supporter dtre dvor par les soucisde sa famille et les suites de sa clbrit etchoisit le rien plutt que la saturation suffo-cante qui a priv sa vie et son art de tout sens.Il ne sagit l que dune fuite, dune retraite loindune vie dsormais absurde. Les autres person-nages cdent des mobiles plus proches de ceque Camus considre comme primordial : lerapport immdiat, sensuel, glorieux, extatiqueau monde dans La Femme adultre, la sympa-thie envers le monde africain pousse candide-ment jusquau martyre et la folie pour LeRengat, la simple hospitalit pour LHte, leculte de lamiti, le dgot de lEurope use etle retour aux jouissances primitives pour Lapierre qui pousse. Tous ces sentiments, Camusen a nourri ses uvres solaires ou encore nuptiales . Il sagit essentiellement de ceci : la joie, les tres libres, la force et tout ce quela vie a de bon, de mystrieux et qui ne sachteni ne sachtera jamais (le monde et le mondeseulement) , un honneur jaloux du renom dessiens, le mpris de largent comme de lenvie,la jouissance du corps dans lamour ou la mer,lamiti, la camaraderie, le rire, le jeu, sportifou gratuit, bref tout ce qui peut se passer dex-pression verbale, de concepts et surtout dhis-toire. ces joies qui peuvent tre purementcorporelles et muettes on peut ajouter lethtre qui certes recourt aux mots, mais quijoue avec le ddoublement de lhomme et enquelque sorte le rsorbe.

    Quel Christ ?

    Or la caution de ce monde quil prfrera la justice abstraite, cest, par la grce dusilence, la figure de sa mre, presque muette,bont pure sans pass ni avenir, incapable

    dimaginer le mal, aussi vigilante et silencieuseque la terre maternelle, aussi dmunie quelledevant linsulte ou le mpris, constante, gale elle-mme dans son mutisme et sa faiblessede femme pauvre et coupe du monde par lasurdit. Il la compare dans les carnets duPremier Homme cette icne du Christ,impuissant et bern, quest le prince Mych-kine dans LIdiot de Dostoevski et il en vientmme dire : Cest le Christ. Un Christmuet, bien videmment, parfaitement impuis-sant face au monde et au mal. Dun ct lemonde, son absurdit et aussi ses joies puis-santes, mais passagres, de lautre une figurechristique parfaitement innocente et passiveparce que innocente. On voit donc que celuiqui en mainte occasion a proclam quilntait pas chrtien, et qui mme, dans LaPeste, polmique ardemment contre la purifi-cation par lpreuve, ne peut tout fait sepasser de rfrence la figure de Jsus auquelil ne croit pourtant pas, mais on voit aussi quilse carre l encore dans un entre-deux sanspasserelle imaginable.

    Lentre-deux

    Cette situation mdiane, qui lui a valu tantdennemis, est-elle exceptionnelle ? Non. Je lacrois faonne par une perception inne dumonde que je qualifierai de crole , qui estplus rpandue quon ne pense et concerne aupremier chef la rencontre et en mme tempslesquive de lAutre. LEuropen transplantsur dautres continents se conoit comme unhomme nouveau, dcouvreur et conqurantdune terre nouvelle, et le fait davoir franchila mer le coupe de son terroir dorigine, luidonne la conviction plus ou moins conscientedun baptme, dune lection comparable celle dIsral sorti dgypte, chrement payepar un dur labeur, par la mort des premierspionniers. Cest ainsi que dans le cas duConstantinois o sinstalle le pre de Camusla moiti des colons meurt, de misre, depaludisme, de cholra, de massacres assortisde viols. Parce que, dans le cas de lAlgrie etdes colonisations tardives, les Cananensnont pas tous t extermins et qu lhommenouveau ils opposent plus ou moins ouverte-ment la mmoire de lhomme ancien, avec sescoutumes et sa religion et le ressentiment plusou moins cuisant du vaincu.

    LOUIS MARTINEZ

    18

  • Cet homme ancien, on ne peut lignorer, onle coudoie depuis lenfance, on le reconna-trait sous nimporte quel dguisement, il estaussi pleinement lui que vous tes vous , si bien que la conscience crolerside dans lentre-deux, dans la confrontationpermanente, souvent subconsciente, de deuxmondes qui voisinent sans se pntrer.Pareille confrontation, quelquefois obsdante,comme en tmoignent les crivains du Sudamricain, ne se borne pas aux pays coloniauxou esclavagistes dAmrique ou dAfrique. Onla retrouve dans la Russie du servage, o ladiffrence des conditions creusait un abmeentre le monde raffin des matres et celui,puant et pouilleux, des serfs, malgr lacommunaut de langue et de religion. Lida-lisation forcene du moujik russe parDostoevski et Tolsto na pas dautre raison.Le crole ne peut aucunement effacer

    de son horizon lunivers clos et mystrieux,tantt pacifique, tantt hostile, mpris ouadmir, dont il ne cesse dtre le voisin aupoint de le concevoir comme une partie de sapersonne. Les ntres , dira-t-il des Arabes(ou des Indiens, des Noirs, des Asiatiques)quil a coudoys depuis lenfance pour lesdistinguer de leurs congnres quil dcouvrehors de son pays natal. Il ne se soucie pastoujours de savoir si, son tour, il nencom-bre pas lhorizon de lindigne familier auprsduquel, le plus souvent au-dessus duquel,lhistoire la plac. Il saccommode de cetteadhrence qui le rend diffrent et, croit-il,plus riche, au moins en exprience spontane,que lEuropen vierge de tout voisinageexotique.

    Contact nest pas communion

    tre entre , cest tre successivement ct des deux termes qui vous limitent et cecontact sans permabilit est bien la marquede ltre crole. Lautre peut tre objet esth-tique, objet de compassion, de rejet, voire dehaine, mais il ne saurait devenir sujet ouprendre des initiatives inconsidres sansrisquer dbranler la cohsion dun mondebivalve. On peut la rigueur accepter de luiquil gorge par fanatisme religieux, cela faitpartie de son uniforme, non quil usurpe votrelangage, vous parle dmocratie ou droits delhomme comme sil les avait dans ses bagages

    depuis toujours. Pntrer le monde de lautreou en tre pntr, cest voir se disloquer lesdeux valves de ltre. La proximit sansmlange, le voisinage bon ou mauvais, resteun voisinage, cest--dire une impossibilit dese penser pleinement sans rfrence lautre, condition quil reste inconditionnellementautre. Cela implique le balancement dunsentiment de supriorit (nos murs, nosfemmes, notre hygine, notre langue, nos lois,notre nouveaut mme, notre travail de dfri-cheurs) un sentiment dinfriorit (leurnombre, leur pittoresque, leur accord aupaysage, leur religion opaque mais forte, leuranesse dans le pays). Quelque chose ici sap-parente lopposition jeunes/adultes plus qulopposition enfants/parents, car il y a juxta-position et non filiation. Jonction, mais nongalit. Parce que lgalit effacerait la subs-tance de lun ou de lautre, engendrerait lin-diffrenciation de ce qui est donn comme lagmellit de deux monades autonomes etinterdpendantes.

    Porte faux ici et l

    tre crole , au sens o je lentends, cestdonc se savoir contigu une autre humanit, une autre vision du monde et sen accom-moder avec un mlange de fiert et dinqui-tude. Contigu seulement, ce qui est peu etbeaucoup. De plus, dans le cas de lAlgrie,peut-tre mme que le poids du religieux chezlindigne entrane, par comparaison avec unemoindre religiosit chez le crole, une dva-luation inconsciente du religieux en gnral,celui-ci associ une arriration indniable, limmobilisme historique dun peuple stationnaire , selon labb Suchet. Le cat-chisme rpublicain tait fait pour simposeraux diverses confessions comme labsence detoute religion et se substituait aisment elle.Il en rsulte un double malaise du crole

    dans ses rapports et avec la masse indigne,habituelle, mais vaguement menaante parson nombre mme, et sa lointaine commu-naut dorigine dont il partage la langue, leslois, les servitudes militaires et la culturescolaire mais quil juge nave et mal avise, unpeu comme les soldats prouvs considrentles bleus .Camus a vcu ce double malaise que sa

    clbrit na pas dissip. Nous sommes les

    CAMUS ENTRE LA JUSTICE ET LA FOI CHRTIENNE

    19

  • LOUIS MARTINEZ

    20

    juifs de la France , a-t-il dit de ses compa-triotes europens dAlgrie Jean Grenier en1955, cest--dire jugs trangers, inassimila-bles et, pour leur part, mprisables, injuria-bles en toute impunit. Julien Green recon-naissait que Camus ne ressemblait personne(du moins de sa connaissance).Quant son rapport avec le monde indi-

    gne, cest bien videmment pour combattresa gne ou ses remords son gard quil amilit au Parti communiste puis la quitt parsolidarit avec les nationalistes algriens, cestpour corriger linjustice de la situation colo-niale quil a enqut sur la misre en Kabylieet lutt, vainement dailleurs, pour desrformes raisonnables. La guerre rvolution-naire devait rendre la position de Camusrigoureusement intenable et rejete par lesdeux camps. Aucun de ses efforts ne devaitfinalement rsoudre le dilemme de ce voisi-nage avec un univers proche et spar, devenusoudain hostile. Nul mieux que lui na exprimlambigut de la relation crole avec lemonde berbro-arabe.

    La rencontre et lesquive de lautre

    Quon me pardonne une longue citation :pays o prcisment il se sentait jet,

    comme sil tait le premier habitant, oule premier conqurant avec autour delui ce peuple attirant et inquitant,proche et spar, quon ctoyait au longdes journes, et parfois lamiti naissait,ou la camaraderie, et, le soir venu, ils seretiraient pourtant dans leurs maisonsinconnues, o lon ne pntrait jamais,barricades aussi avec leurs femmesquon ne voyait jamais ou, si on lesvoyait dans la rue, on ne savait pas quielles taient, avec leur voile mi-visageet leurs beaux yeux sensuels et doux au-dessus du linge blanc, et ils taientnombreux dans les quartiers o ilstaient concentrs, si nombreux que parleur seul nombre, bien que rsigns etfatigus, ils faisaient planer une menaceinvisible quon reniflait dans lair desrues certains soirs o une bagarre cla-tait entre un Franais et un Arabe, de lamme manire quelle aurait clat entredeux Franais et deux Arabes, mais ellentait pas accueillie de la mme faon,

    et les Arabes du quartier, vtus de leursbleus de chauffe dlavs ou de leur djel-laba misrable, approchaient lentement,venant de tous cts dun mouvementcontinu, jusqu ce que la masse peu peu agglutine jecte de son paisseur,sans violence, par le seul mouvement desa runion, les quelques Franais attirspar des tmoins de la bagarre et que leFranais qui se battait, reculant, setrouve tout dun coup en face de sonadversaire et dune foule de visagessombres et ferms qui lui auraient enlevtout courage si justement il navait past lev dans ce pays et navait su queseul le courage permettait dy vivre.(Le Premier Homme, p. 257-258.)

    En marge

    Cette difficult dtre de plain-pied avec lesdeux composantes de sa personnalit expliquepeut-tre la fois et lambigut de sesrapports avec la religion et la sympathie quilprouvait pour les hrtiques de la politique,anarchistes ou trotskystes, repentis ou non,dserteurs ou dus du communisme et le soinquil apporta la publication de Simone Weil,prcisment parce que, comme lui, elle abor-dait la justice par la gauche, quelle ne se rsi-gnait pas au mlange du bien et du mal danslhistoire, que son dsir dhonntet lexposait lostracisme ne stait-elle pas rsigne lannexion des Sudtes par Hitler ? parcequelle rendait honneur la pense antique,rejetait le Dieu violent de lAncien Testament lexception du livre de Job et que,comme lui, elle tait une marginale et delhistoire et du christianisme.Le malconfort , la cellule o se morfond

    le hros de La Chute, est lexagration path-tique dune tension qui demeure dans laconscience crole et saccuse encore dans lesmtissages religieux ou ethniques aussi long-temps quelle ne veut trahir aucune des compo-santes de son tre, cest--dire quelle se refuse trancher et opter pour un des deux campssils se trouvent en conflit (comme les abbsBerenguer et Scotto, lavocat Vergs, mtissdAsiatique, le pote Snac, chantre des fellaga aux mains charges de roses ).Camus na su ni voulu trancher et je pensequon doit rduire une tension primordiale,

  • native, son incapacit de rsoudre le dilemmeauquel Pascal offre son trange solution :misre de lhomme sans Dieu, cest tropvident, mais voil Dieu nest plus la modeou, comme dirait Cline, Dieu est en rpa-ration .Voici donc que Camus, baptis, mais arc-

    bout sur son agnosticisme profess et savision dun Christ muet et passif, semblerejoindre les limbes o Dante a plac seshros prfrs, Homre, Aristote, Csar,

    Averros, Ovide, tous ces Justes de lAn-tiquit ou de lislam, qui nont pas connu lebaptme et qui, pour ce seul manque, restentdans les Limbes et dont la seule peine est sans espoir, de vivre de dsir .

    e sol di tanto offesiche sanza speme vivemo in desio

    Dante (Inferno, IV, v. 41-42).

    LOUIS MARTINEZ

    CAMUS ENTRE LA JUSTICE ET LA FOI CHRTIENNE

    21

    UNE MORALE DE LA SINCRIT

    Je dirai quil faut viter le genre Kafka et lexpressionnisme, qui depuis vingt-cinqans a tant dadeptes chez nous. Ltranger nest ni raliste, ni fantastique. Jy verraiplutt un mythe incarn, mais trs enracin dans la chair et la chaleur des jours. Ona voulu y voir un nouveau type dimmoraliste. Cest tout fait faux. Ce qui est attaqude front ici ce nest pas la morale mais le monde du procs qui est aussi bien bour-geois que nazi et que communiste, qui est en un mot le chancre contemporain. Quant Meursault il y a en lui quelque chose de positif : et cest son refus, jusqu la mort,de mentir. Mentir ce nest pas seulement dire ce qui nest pas, cest aussi accepter dedire plus quon ne veut, la plupart du temps pour se conformer la socit. Meur-sault nest pas du ct des juges, de la loi sociale, des sentiments convenus. Il existe,comme une pierre, ou le vent, ou la mer sous le soleil, qui eux ne mentent jamais.Si vous envisagez le livre sous cet aspect vous y verrez une morale de la sincrit etune exaltation, la fois ironique et tragique, de la joie du monde. Ce qui exclutlombre, la caricature expressionniste ou la lumire dsespre.

    Albert CAMUS, brouillon de lettre M. Hdrich [1954] proposdune adaptation de Ltranger pour la scne allemande, in uvres compltes,

    tome 1 : 1931-1944, Gallimard, Pliade, p. 1269.

  • 22

    DANS LE SENS DE LHISTOIRE ET SUR LE DEVANT DE LA SCNE

    Au reste, ce qui autorisait la prtention de Hegel est ce qui le rend intellectuelle-ment, et jamais, suspect. Il a cru que lhistoire en 1807, avec Napolon et lui-mme, tait acheve, que laffirmation tait possible et le nihilisme vaincu. La Phno-mnologie, Bible qui naurait prophtis que le pass, mettait une borne aux temps.En 1807, tous les pchs taient pardonns, et les ges rvolus. Mais lhistoire a conti-nu. Dautres pchs, depuis, crient la face du monde et font clater le scandaledes anciens crimes, absous jamais par le philosophe allemand. La divinisation deHegel par lui-mme, aprs celle de Napolon, innocent dsormais puisquil avait russi stabiliser lhistoire, na dur que sept ans. Au lieu de laffirmation totale, le nihi-lisme a recouvert le monde. La philosophie, mme servile, a aussi ses Waterloo. Maisrien ne peut dcourager lapptit de divinit au cur de lhomme. Dautres sont venuset viennent encore qui, oubliant Waterloo, prtendent toujours terminer lhistoire. Ladivinit de lhomme est encore en marche et ne sera adorable qu la fin des temps.Il faut servir cette apocalypse et, faute de Dieu, construire au moins lglise. Aprstout, lhistoire, qui ne sest pas arrte encore, laisse entrevoir une perspective quipourrait tre celle du systme hglien ; mais pour la simple raison quelle est provi-soirement trane, sinon conduite, par les fils spirituels de Hegel. Quand le cholraemporte en pleine gloire le philosophe de la bataille dIna, tout est en ordre, en effet,pour ce qui va suivre. Le ciel est vide, la terre livre la puissance sans principes.Ceux qui ont choisi de tuer et ceux qui ont choisi dasservir vont successivementoccuper le devant de la scne, au nom dune rvolte dtourne de sa vrit.

    Albert CAMUS, LHomme rvolt [1951], in uvres compltes,tome III : 1949-1956, Gallimard, Pliade, p. 187.