Camus Envers Et Endroit

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Albert CAMUS philosophe et écrivain français [1913-1960] (1958) L’ENVERS ET L’ENDROIT ESSAI Un document produit en version numérique par Charles Bolduc, bénévole, professeur de philosophie au Cégep de Chicoutimi Courriel: [email protected] Page web personnelle dans Les Classiques des sciences sociales Dans le cadre de: "Les classiques des sciences sociales" Une bibliothèque numérique fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Site web: http://classiques.uqac.ca/ Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

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Albert CAMUSphilosophe et écrivain français [1913-1960]

(1958)

L’ENVERSET L’ENDROIT

ESSAI

Un document produit en version numérique par Charles Bolduc, bénévole,professeur de philosophie au Cégep de Chicoutimi

Courriel: [email protected] web personnelle dans Les Classiques des sciences sociales

Dans le cadre de: "Les classiques des sciences sociales"Une bibliothèque numérique fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay,

professeur de sociologie au Cégep de ChicoutimiSite web: http://classiques.uqac.ca/

Une collection développée en collaboration avec la BibliothèquePaul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi

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Cette œuvre n’est pas dans le domaine public dans les pays où il faut attendre 70 ans après la mort de l’auteur(e).

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OEUVRES D'ALBERT CAMUS

Récits

L'ÉTRANGER. LA PESTE.LA CHUTEL’EXIL ET LE ROYAUME

Essais

NOCES. LE MYTHE DE SISYPHE. LETTRES À UN AMI ALLEMAND.ACTUELLES. [Chroniques 1944-1948]ACTUELLES II. [Chroniques 1948-1953]CHRONIQUES ALGÉRIENNES, 1939-1958 [Actuelles III]L'HOMME RÉVOLTÉ.L’ÉTÉ.L’ENVERS ET L’ENDROIT.DISCOURS DE SUÈDE.CARNETS (mai 1935 – février 1942).CARNETS II (janvier 1942 – mars 1951).

Théâtre

LE MALENTENDU. — CALIGULA.L'ÉTAT DE SIÈGE. LES JUSTES.

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Adaptations et traductions

LES ESPRITS, de Pierre de Larivey.LA DÉVOTION À LA CROIX, de Pedro Calderon de la Barca.REQUIEM POUR UNE BONNE, de William Faulkner.LE CHEVALIER D’OLMEDO, de Lope de Vega.LES POSSÉDÉS, d’après le roman de Dostoïevski.

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Cette édition électronique a été réalisée par Charles Bolduc, béné-vole, professeur de philosophie au Cégep de Chicoutimi et doctorant en philosophie à l’Université de Sherbrooke, à partir de :

Albert CAMUS [1913-1960]

L’ENVERS ET L’ENDROIT.

Paris : Les Éditions Gallimard, 1958, 127 pp. Collection : Les essais LXXXVIII.

Polices de caractères utilisée :

Pour le texte: Comic Sans, 12 points.Pour les citations : Comic Sans, 12 points.Pour les notes de bas de page : Comic Sans, 12 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2008 pour Macintosh.

Mise en page sur papier format : LETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’)

Édition numérique réalisée le 22 avril 2010 à Chicoutimi, Ville de Saguenay, province de Québec, Canada.

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Albert CAMUSphilosophe et écrivain français [1913-1960]

L’ENVERS ET L’ENDROIT

Paris : Les Éditions Gallimard, 1958, 127 pp. Collection : Les essais LXXXVIII.

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Table des matières

PRÉFACE

L’RONIEENTRE OUI ET NONLA MORT DANS L’ÂMEAMOUR DE VIVREL'ENVERS ET L’ENDROIT

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À JEAN GRENIER

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[9]

L’envers et l’endroit. (1958)

PRÉFACE

Retour à la table des matières

[11] Les essais qui sont réunis dans ce volume ont été écrits

en 1935 et 1936 (j’avais alors vingt-deux ans) et publiés un an

après, en Algérie, à un très petit nombre d’exemplaires. Cette

édition est depuis longtemps introuvable et j’ai toujours refusé la

réimpression de L’Envers et l’Endroit.

Mon obstination n’a pas de raisons mystérieuses. Je ne renie

rien de ce qui est exprimé dans ces écrits, mais leur forme m’a

toujours paru maladroite. Les préjugés que je nourris malgré moi

sur l’art (je m’en expliquerai plus loin) m’ont empêché longtemps

d’envisager leur réédition. Grande vanité, apparemment, et qui

laisserait supposer que mes autres écrits satisfont à toutes les

exigences. Ai-je besoin de préciser qu’il n’en est rien ? Je suis

seulement plus sensible [12] aux maladresses de L’Envers et

l’Endroit qu’à d’autres, que je n’ignore pas. Comment l’expliquer

sinon en reconnaissant que les premières intéressent, et tra-

hissent un peu, le sujet qui me tient le plus à cœur ? La question

de sa valeur littéraire étant réglée, je puis avouer, en effet, que

la valeur de témoignage de ce petit livre est, pour moi, considé-

rable. Je dis bien pour moi, car c’est devant moi qu’il témoigne,

c’est de moi qu’il exige une fidélité dont je suis seul à connaître

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la profondeur et les difficultés. Je voudrais essayer de dire pour-

quoi.

Brice Parain prétend souvent que ce petit livre contient ce

que j’ai écrit de meilleur. Parain se trompe. Je ne le dis pas,

connaissant sa loyauté, à cause de cette impatience qui vient à

tout artiste devant ceux qui ont l’impertinence de préférer ce

qu’il a été à ce qu’il est. Non, il se trompe parce qu’à vingt-deux

ans, sauf génie, on sait à peine écrire. Mais je comprends ce que

Parain, savant ennemi de l’art et philosophe de la compassion,

veut dire. Il veut dire, et il a [13] raison, qu’il y a plus de véri-

table amour dans ces pages maladroites que dans toutes celles

qui ont suivi.

Chaque artiste garde ainsi, au tond de lui, une source unique

qui alimente pendant sa vie ce qu’il est et ce qu’il dit. Quand la

source est tarie, on voit peu à peu l’œuvre se racornir, se fen-

diller. Ce sont les terres ingrates de l’art que le courant invisible

n’irrigue plus. Le cheveu devenu rare et sec, l’artiste, couvert de

chaumes, est mûr pour le silence, ou les salons, qui reviennent

au même. Pour moi, je sais que ma source est dans L’Envers et

l’Endroit, dans ce monde de pauvreté et de lumière où j’ai long-

temps vécu et dont le souvenir me préserve encore des deux

dangers contraires qui menacent tout artiste, le ressentiment et

la satisfaction.

La pauvreté, d’abord, n’a jamais été un malheur pour moi : la

lumière y répandait ses richesses. Même mes révoltes en ont été

éclairées. Elles furent presque toujours, [14] je crois pouvoir le

dire sans tricher, des révoltes pour tous, et pour que la vie de

tous soit élevée dans la lumière. Il n’est pas sûr que mon cœur

fût naturellement disposé à cette sorte d’amour. Mais les circons-

tances m’ont aidé. Pour corriger une indifférence naturelle, je fus

placé à mi-distance de la misère et du soleil. La misère m’empê-

cha de croire que tout est bien sous le soleil et dans l’histoire ; le

soleil m’apprit que l’histoire n’est pas tout. Changer la vie, oui,

mais non le monde dont je faisais ma divinité. C’est ainsi, sans

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doute, que j’abordai cette carrière inconfortable où je suis, m’en-

gageant avec innocence sur un, fil d’équilibre où j’avance péni-

blement, sans être sûr d’atteindre le but. Autrement dit, je de-

vins un artiste, s’il est vrai qu’il n’est pas d’art sans refus ni sans

consentement.

Dans tous les cas, la belle chaleur qui régnait sur mon en-

fance m’a privé de tout ressentiment. Je vivais dans la gêne,

mais aussi dans une sorte de jouissance. Je me [15] sentais des

forces infinies : il fallait seulement leur trouver un point d’appli-

cation. Ce n’était pas la pauvreté qui faisait obstacle à ces

forces : en Afrique, la mer et le soleil ne coûtent rien. L’obstacle

était plutôt dans les préjugés ou la bêtise. J’avais là toutes les oc-

casions de développer une « castillanerie » qui m’a tait bien du

tort, que raille avec raison mon ami et mon maître Jean Grenier,

et que j’ai essayé en vain de corriger, jusqu’au moment où j’ai

compris qu’il y avait aussi une fatalité des natures. Il valait

mieux alors accepter, son propre orgueil et tâcher de le faire ser-

vir plutôt que de se donner, comme dit Chamfort, des principes

plus forts que son caractère. Mais, après m’être interrogé, je puis

témoigner que, parmi mes nombreuses faiblesses, n’a jamais fi-

guré le défaut le plus répandu parmi nous, je veux dire l’envie,

véritable cancer des sociétés et des doctrines.

Le mérite de cette heureuse immunité ne me revient pas. Je la

dois aux miens, [16] d’abord, qui manquaient de presque tout et

n’enviaient à peu près rien. Par son seul silence, sa réserve, sa

fierté naturelle et sobre, cette famille, qui ne savait même pas

lire, m’a donné alors mes plus hautes leçons, qui durent toujours.

Et puis, j’étais moi-même trop occupé à sentir pour rêver d’autre

chose. Encore maintenant, quand je vois la vie d’une grande for-

tune à Paris, il y a de la compassion

dans l’éloignement quelle m’inspire souvent. On trouve dans

le monde beaucoup d’injustices, mais il en est une dont on ne

parle jamais, qui est celle du climat. De cette injustice-là, j’ai été

longtemps, sans le savoir, un des profiteurs. J’entends d’ici les

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accusations de nos féroces philanthropes, s’ils me lisaient. Je

veux faire passer les ouvriers pour riches et les bourgeois pour

pauvres, afin de conserver plus longtemps l’heureuse servitude

des uns et la puissance des autres. Non, ce n’est pas cela. Au

contraire, lorsque la pauvreté se conjugue avec cette vie sans

ciel ni [17] espoir qu’en arrivant à l’âge d’homme j’ai découverte

dans les horribles faubourgs de nos villes, alors l’injustice der-

nière, et la plus révoltante, est consommée : il faut tout faire, en

effet, pour que ces hommes échappent à la double humiliation

de la misère et de la laideur. Né pauvre, dans un quartier ou-

vrier, je ne savais pourtant pas ce qu’était le vrai malheur avant

de connaître nos banlieues froides. Même l’extrême misère

arabe ne peut s’y comparer, sous la différence des ciels. Mais

une fois qu’on a connu les faubourgs industriels, on se sent à ja-

mais souillé, je crois, et responsable de leur existence.

Ce que j’ai dit ne reste pas moins vrai. Je rencontre parfois

des gens qui vivent au milieu de fortunes que je ne peux même

pas imaginer. Il me faut cependant un effort pour comprendre

qu’on puisse envier ces fortunes. Pendant huit jours, il y a long-

temps, j’ai vécu comblé des biens de ce monde : nous dormions

sans toit, sur une plage, je me nourrissais de fruits et [18] je pas-

sais la moitié de mes journées dans une eau déserte. J’ai appris à

cette époque une vérité qui m’a toujours poussé à recevoir les

signes du confort, ou de l’installation, avec ironie, impatience, et

quelques fois avec fureur. Bien que je vive maintenant sans le

souci du lendemain, donc en privilégié, je ne sais pas posséder.

Ce que j’ai, et qui m’est toujours offert sans que je l’aie recher-

ché, je ne puis rien en garder. Moins par prodigalité, il me

semble, que par une autre sorte de parcimonie : je suis avare de

cette liberté qui disparaît dès que commence l’excès des biens.

Le plus grand des luxes n’a jamais cessé de coïncider pour moi

avec un certain dénuement. J’aime la maison nue des Arabes ou

des Espagnols. Le lieu où je préfère vivre et travailler (et, chose

plus rare, où il me serait égal de mourir) est la chambre d’hôtel.

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Je n’ai jamais pu m’abandonner à ce qu’on appelle la vie d’inté-

rieur (qui est si souvent le contraire de la vie intérieure) ; le bon-

heur dit bourgeois [19] m’ennuie et m’effraie. Cette inaptitude

n’a du reste rien de glorieux ; elle n’a pas peu contribué à ali-

menter mes mauvais défauts. Je n’envie rien, ce qui est mon

droit, mais je ne pense pas toujours aux envies des autres et cela

m’ôte de l’imagination, c’est-à-dire de la bonté. Il est vrai que je

me suis fait une maxime pour mon usage personnel : « Il faut

mettre ses principes dans les grandes choses, aux petites la mi-

séricorde suffit. » Hélas ! on se fait des maximes pour combler

les trous de sa propre nature. Chez moi, la miséricorde dont je

parle s’appelle plutôt indifférence. Ses effets, on s’en doute, sont

moins miraculeux.

Mais je veux seulement souligner que la pauvreté ne suppose

pas forcément l’envie. Même plus tard, quand une grave maladie

m’ôta provisoirement la force de vie qui, en moi, transfigurait

tout, malgré les infirmités invisibles et les nouvelles faiblesses

que j’y trouvais, je pus connaître la peur et le découragement, ja-

mais l’amertume. [20] Cette maladie sans doute ajoutait d’autres

entraves, et les plus dures, à celles qui étaient déjà les miennes.

Elle favorisait finalement cette liberté du cœur, cette légère dis-

tance à l’égard des intérêts humains qui m’a toujours préservé

du ressentiment. Ce privilège, depuis que je vis à Paris, je sais

qu’il est royal. Mais j’en ai joui sans limites ni remords et, jusqu’à

présent du moins, il a éclairé toute ma vie. Artiste, par exemple,

j’ai commencé à vivre dans l’admiration, ce qui, dans un sens,

est le paradis terrestre. (On sait qu’aujourd’hui l’usage, en

France, pour débuter dans les lettres, et même pour y finir, est

au contraire de choisir un artiste à railler.) De même, mes pas-

sions d’homme n’ont jamais été « contre ». Les êtres que j’ai ai-

més ont toujours été meilleurs et plus grands que moi. La pau-

vreté telle que je l’ai vécue ne m’a donc pas enseigné le ressen-

timent, mais une certaine fidélité, au contraire, et la ténacité

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muette. S’il m’est arrivé de l’oublier, moi seul ou mes [21] dé-

fauts en sommes responsables, et non le monde où je suis né.

C’est aussi le souvenir de ces années qui m’a empêché de me

trouver jamais satisfait dans l’exercice de mon métier. Ici, je vou-

drais parler, avec autant de simplicité que je le puis, de ce que

les écrivains taisent généralement. Je n’évoque même pas la sa-

tisfaction que l’on trouve, paraît-il, devant le livre ou la page

réussis. Je ne sais si beaucoup d’artistes la connaissent. Pour

moi, je ne crois pas avoir jamais tiré une joie de la relecture

d’une page terminée. J’avouerai même, en acceptant d’être pris

au mot, que le succès de quelques-uns de mes livres m’a tou-

jours surpris. Bien entendu, on s’y habitue, et assez vilainement.

Aujourd’hui encore, pourtant, je me sens un apprenti auprès

d’écrivains vivants à qui je donne la place de leur vrai mérite, et

dont l’un des premiers est celui à qui ces essais furent dédiés, il

y a déjà vingt ans 1. L’écrivain a, naturellement, [22] des joies

pour lesquelles il vit et qui suffisent à le combler. Mais, pour moi,

je les rencontre au moment de la conception, à la seconde où le

sujet se révèle, où l’articulation de l’œuvre se dessine devant la

sensibilité soudain clairvoyante, à ces moments délicieux où

l’imagination se confond tout à fait avec l’intelligence. Ces ins-

tants passent comme ils sont nés. Reste l’exécution, c’est-à-dire

une longue peine.

Sur un autre plan, un artiste a aussi des joies de vanité. Le

métier d’écrivain, particulièrement dans la société française, est

en grande partie un métier de vanité. Je le dis d’ailleurs sans mé-

pris, à peine avec regret. Je ressemble aux autres sur ce point ;

qui peut se dire dénué de cette ridicule infirmité ? Après tout,

dans une société vouée à l’envie et à la dérision, un jour vient

toujours où, couverts de brocards, nos écrivains payent dure-

ment ces pauvres joies. Mais justement, en vingt années de vie

littéraire, mon métier m’a apporté bien peu de joies semblables,

et [23] de moins en moins à mesure que le temps passait.

1 Jean Grenier.

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N’est-ce pas le souvenir des vérités entrevues dans L’En-

vers et l’Endroit qui m’a toujours empêché d’être à l’aise dans

l’exercice public de mon métier et qui m’a conduit à tant de re-

fus qui ne m’ont pas toujours fait des amis ? À ignorer le compli-

ment ou l’hommage, en effet, on laisse croire au complimenteur

qu’on le dédaigne alors qu’on ne doute que de soi. De même, si

j’avais montré ce mélange d’âpreté et de complaisance qui se

rencontre dans la carrière littéraire, si même j’avais exagéré ma

parade, comme tant d’autres, j’aurais reçu plus de sympathies

car, enfin, j’aurais joué le jeu. Mais qu’y faire, ce jeu ne m’amuse

pas ! L’ambition de Rubempré ou de Julien Sorel me déconcerte

souvent par sa naïveté, et sa modestie. Celle de Nietzsche, de

Tolstoï ou de Melville, me bouleverse, et en raison même de leur

échec. Dans le secret de mon cœur, je ne me sens d’humilité que

[24] devant les vies les plus pauvres ou les grandes aventures de

l’esprit. Entre les deux se trouve aujourd’hui une société qui fait

rire.

Parfois, dans ces « premières » de théâtre, qui sont le seul

lieu où je rencontre ce qu’on appelle avec insolence le Tout-Pa-

ris, j’ai l’impression que la salle va disparaître, que ce monde, tel

qu’il semble, n’existe pas. Ce sont les autres qui me paraissent

réels, les grandes figures qui crient sur la scène. Pour ne pas fuir

alors, il faut se souvenir que chacun de ces spectateurs a aussi

un rendez-vous avec lui-même ; qu’il le sait, et que, sans doute,

il s’y rendra tout à l’heure. Aussitôt, le voici de nouveau frater-

nel : les solitudes réunissent ceux que la société sépare. Sachant

cela, comment flatter ce monde, briguer ses privilèges déri-

soires, consentir à féliciter tous les auteurs de tous les livres, re-

mercier ostensiblement le critique favorable, pourquoi essayer

de séduire l’adversaire, de quelle figure surtout recevoir ces [25]

compliments et cette admiration dont la société française (en

présence de l’auteur du moins, car, lui parti !...) use autant que

du Pernod et de la presse du cœur ? Je n’arrive à rien de tout ce-

la, c’est un fait. Peut-être y a-t-il là beaucoup de ce mauvais or-

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Albert Camus, L’envers et l’endroit. (1958) 17

gueil dont je connais en moi l’étendue, et les pouvoirs. Mais, s’il

y avait cela seulement, si ma vanité était seule à jouer, il me

semble qu’au contraire je jouirais du compliment, superficielle-

ment, au lieu d’y trouver un malaise répété. Non, la vanité que

j’ai en commun avec les gens de mon état, je la sens réagir sur-

tout à certaines critiques qui comportent une grande part de vé-

rité. Devant le compliment, ce n’est pas la fierté qui me donne

cet air cancre et ingrat que je connais bien, mais (en même

temps que cette profonde indifférence qui est en moi comme

une infirmité de nature) un sentiment singulier qui me vient

alors : « Ce n’est pas cela... » Non, ce n’est pas cela et c’est

pourquoi la réputation, comme on dit, est parfois si [26] difficile à

accepter qu’on trouve une sorte de mauvaise joie à taire ce qu’il

faut pour la perdre. Au contraire, relisant L’Envers et l’Endroit

après tant d’années, pour cette édition, je sais instinctivement

devant certaines pages, et malgré les maladresses, que c’est ce-

la. Cela, c’est-à-dire cette vieille femme, une mère silencieuse, la

pauvreté, la lumière sur les oliviers d’Italie, l’amour solitaire et

peuplé, tout ce qui témoigne, à mes propres yeux, de la vérité.

Depuis le temps où ces pages ont été écrites, j’ai vieilli et tra-

versé beaucoup de choses. J’ai appris sur moi-même, connais-

sant mes limites, et presque toutes mes faiblesses. J’ai moins ap-

pris sur les êtres parce que ma curiosité va plus à leur destin

qu’à leurs réactions et que les destins se répètent beaucoup. J’ai

appris du moins qu’ils existaient et que l’égoïsme, s’il ne peut se

renier, doit essayer d’être clairvoyant. Jouir de soi est impos-

sible ; je le sais, malgré les grands dons qui sont les miens pour

cet exercice. Si la solitude [27] existe, ce que j’ignore, on aurait

bien le droit, à l’occasion, d’en rêver comme d’un paradis. J’en

rêve parfois, comme tout le monde. Mais deux anges tranquilles

m’en ont toujours interdit l’entrée ; l’un montre le visage de

l’ami, l’autre la face de l’ennemi. Oui, je sais tout cela et j’ai ap-

pris encore ou à peu près, ce que coûtait l’amour. Mais sur la vie

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elle-même, je n’en sais pas plus que ce qui est dit, avec gauche-

rie, dans L’Envers et l’Endroit.

« Il n’y a pas d’amour de vivre sans désespoir de vivre », ai-je

écrit, non sans emphase, dans ces pages. Je ne savais pas à

l’époque à quel point je disais vrai ; je n’avais pas encore traver-

sé les temps du vrai désespoir. Ces temps sont venus et ils ont

pu tout détruire en moi, sauf justement l’appétit désordonné de

vivre. Je souffre encore de cette passion à la fois féconde et des-

tructrice qui éclate jusque dans les pages les plus sombres de

L’Envers et l’Endroit. Nous ne vivons vraiment que quelques

heures de notre vie, a-t-on [28] dit. Cela est vrai dans un, sens,

faux dans un autre. Car l’ardeur affamée qu’on sentira dans les

essais qui suivent ne m’a jamais quitté et, pour finir, elle est la

vie dans ce qu’elle a de pire et de meilleur. J’ai voulu sans doute

rectifier ce qu’elle produisait de pire en moi. Comme tout le

monde, j’ai essayé, tant bien que mal, de corriger ma nature par

la morale. C’est, hélas ! ce qui m’a coûté le plus cher. Avec de

l’énergie, et j’en ai, on arrive parfois à se conduire selon la mo-

rale, non à être. Et rêver de morale quand on est un homme de

passion, c’est se vouer à l’injustice, dans le temps même où l’on

parle de justice. L’homme m’apparaît parfois comme une injus-

tice en marche : je pense à moi. Si j’ai, à ce moment, l’impres-

sion de m’être trompé ou d’avoir menti dans ce que parfois

j’écrivais, c’est que je ne sais comment faire connaître honnête-

ment mon injustice. Sans doute, je n’ai jamais dit que j’étais

juste. Il m’est seulement arrivé de dire qu’il fallait essayer de

l’être, et aussi [29] que c’était une peine et un malheur. Mais la

différence est-elle si grande ? Et peut-il vraiment prêcher la jus-

tice celui qui n’arrive même pas à la faire régner dans sa vie ? Si,

du moins, on pouvait vivre selon l’honneur, cette vertu des in-

justes ! Mais notre monde tient ce mot pour obscène ; aristocrate

fait partie des injures littéraires et philosophiques. Je ne suis pas

aristocrate, ma réponse tient dans ce livre : voici les miens, mes

maîtres, ma lignée ; voici, par eux, ce qui me réunit à tous. Et ce-

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pendant, oui, j’ai besoin d’honneur, parce que je ne suis pas as-

sez grand pour m’en passer !

Qu’importe ! Je voulais seulement marquer que, si j’ai beau-

coup marché depuis ce livre, je n’ai pas tellement progressé.

Souvent, croyant avancer, je reculais. Mais, à la fin, mes fautes,

mes ignorances et mes fidélités m’ont toujours ramené sur cet

ancien chemin que j’ai commencé d’ouvrir avec L’Envers et l’En-

droit, dont on voit les traces dans tout ce que j’ai fait [30] en-

suite et sur lequel, certains matins d’Alger, par exemple, je

marche toujours avec la même légère ivresse.

Pourquoi donc, s’il en est ainsi, avoir longtemps refusé de pro-

duire ce faible témoignage ? D’abord parce qu’il y a en moi, il

faut le répéter, des résistances artistiques, comme il y a, chez

d’autres, les résistances morales ou religieuses. L’interdiction,

l’idée que « cela ne se fait pas », qui m’est assez étrangère en

tant que fils d’une libre nature, m’est présente en tant qu’es-

clave, et esclave admiratif, d’une tradition artistique sévère.

Peut-être aussi cette méfiance vise-t-elle mon anarchie profonde,

et par là, reste utile. Je connais mon désordre, la violence de cer-

tains instincts, l’abandon sans grâce où je peux me jeter. Pour

être édifiée, l’œuvre d’art doit se servir d’abord de ces forces

obscures de l’âme. Mais non sans les canaliser, les entourer de

digues, pour que leur flot monte, aussi bien. Mes digues, aujour-

d’hui encore, sont peut-être trop hautes. De là, [31] cette rai-

deur, parfois... Simplement, le jour où l’équilibre s’établira entre

ce que je suis et ce que je dis, ce jour-là peut-être, et j’ose à

peine l’écrire, je pourrai bâtir l’œuvre dont je rêve. Ce que j’ai

voulu dire ici, c’est qu’elle ressemblera à L’Envers et l’Endroit,

d’une façon ou de l’autre, et qu’elle parlera d’une certaine forme

d’amour. On comprend alors la deuxième raison que j’ai eue de

garder pour moi ces essais de jeunesse. Les secrets qui nous

sont les plus chers, nous les livrons trop dans la maladresse et le

désordre ; nous les trahissons, aussi bien, sous un déguisement

trop apprêté. Mieux vaut attendre d’être expert à leur donner

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Albert Camus, L’envers et l’endroit. (1958) 20

une forme, sans cesser de faire entendre leur voix, de savoir unir

à doses à peu près égales le naturel et l’art ; d’être enfin. Car

c’est être que de tout pouvoir en même temps. En art, tout vient

simultanément ou rien ne vient ; pas de lumières sans flammes.

Stendhal s’écriait un jour : « Mais mon âme à moi est un feu qui

[32] souffre, s’il ne flambe pas. » Ceux qui lui ressemblent sur ce

point ne devraient créer que dans cette flambée. Au sommet de

la flamme, le cri sort tout droit et crée ses mots qui le réper-

cutent à leur tour. Je parle ici de ce que nous tous, artistes incer-

tains de l’être, mais sûrs de ne pas être autre chose, attendons,

jour après jour, pour consentir enfin à vivre.

Pourquoi donc, puisqu’il s’agit de cette attente, et probable-

ment vaine, accepter aujourd’hui cette publication ? D’abord

parce que des lecteurs ont su trouver l’argument qui m’a

convaincu 2. Et puis un temps vient toujours dans la vie d’un ar-

tiste où il doit faire le point, se rapprocher de son propre centre,

pour tâcher ensuite de s’y maintenir. C’est ainsi aujourd’hui et je

n’ai pas besoin d’en dire plus. Si, malgré tant d’efforts pour édi-

fier [33] un langage et faire vivre des mythes, je ne parviens pas

un jour à récrire L’Envers et l’Endroit, je ne serai jamais parvenu

à rien, voilà ma conviction obscure. Rien ne m’empêche en tout

cas de rêver que j’y réussirai, d’imaginer que je mettrai encore

au centre de cette œuvre l’admirable silence d’une mère et l’ef-

fort d’un homme pour retrouver une justice ou un amour qui

équilibre ce silence. Dans le songe de la vie, voici l’homme qui

trouve ses vérités et qui les perd, sur la terre de la mort, pour re-

venir à travers les guerres, les cris, la folie de justice et d’amour,

la douleur enfin, vers cette patrie tranquille où la mort même est

un silence heureux. Voici encore... Oui, rien n’empêche de rêver,

à l’heure même de l’exil, puisque du moins je sais cela, de

science certaine, qu’une œuvre d’homme n’est rien d’autre que

ce long cheminement pour retrouver par les détours de l’art les

2 Il est simple. « Ce livre existe déjà, mais à un petit nombre d’exem-plaires, vendus chèrement par des libraires. Pourquoi seuls les lecteurs riches auraient-ils le droit de le lire ? » En effet, pourquoi ?

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Albert Camus, L’envers et l’endroit. (1958) 21

deux ou trois images simples et grandes sur lesquelles le cœur,

une première fois, s’est ouvert. Voilà [34] pourquoi, peut-être,

après vingt années de travail et de production, je continue de

vivre avec l’idée que mon œuvre n’est même pas commencée.

Dès l’instant où, à l’occasion de cette réédition, je me suis re-

tourné vers les premières pages que j’ai écrites, c’est cela,

d’abord, que j’ai eu envie de consigner ici.

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Albert Camus, L’envers et l’endroit. (1958) 22

[35]

L’envers et l’endroit. (1958)

L’IRONIE

Retour à la table des matières

[37] Il y a deux ans, j’ai connu une vieille femme. Elle souffrait

d’une maladie dont elle avait bien cru mourir. Tout son côté droit

avait été paralysé. Elle n’avait qu’une moitié d’elle en ce monde

quand l’autre lui était déjà étrangère. Petite vieille remuante et

bavarde, on l’avait réduite au silence et à l’immobilité. Seule de

longues journées, illettrée, peu sensible, sa vie entière se rame-

nait à Dieu. Elle croyait en lui. Et la preuve est qu’elle avait un

chapelet, un christ de plomb et, en stuc, un saint Joseph portant

l’Enfant. Elle doutait que sa maladie fût incurable, mais l’affirmait

pour qu’on s’intéressât à elle, s’en remettant du reste au Dieu

qu’elle aimait si mal.

Ce jour-là, quelqu’un s’intéressait à elle. C’était un jeune

homme. (Il croyait qu’il [38] y avait une vérité et savait par

ailleurs que cette femme allait mourir, sans s’inquiéter de ré-

soudre cette contradiction.) Il avait pris un véritable intérêt à

l’ennui de la vieille femme. Cela, elle l’avait bien senti. Et cet in-

térêt était une aubaine inespérée pour la malade. Elle lui disait

ses peines avec animation : elle était au bout de son rouleau, et

il faut bien laisser la place aux jeunes. Si elle s’ennuyait ? Cela

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Albert Camus, L’envers et l’endroit. (1958) 23

était sûr. On ne lui parlait pas. Elle était dans son coin, comme

un chien. Il valait mieux en finir. Parce qu’elle aimait mieux mou-

rir que d’être à la charge de quelqu’un.

Sa voix était devenue querelleuse. C’était une voix de mar-

ché, de marchandage. Pourtant, ce jeune homme comprenait. Il

était d’avis cependant qu’il valait mieux être à la charge des

autres que mourir. Mais cela ne prouvait qu’une chose : que,

sans doute, il n’avait jamais été à la charge de personne. Et pré-

cisément il disait à la vieille femme - parce qu’il avait vu le cha-

pelet : « Il vous reste le bon Dieu. » [39] C’était vrai. Mais même

à cet égard, on l’ennuyait encore. S’il lui arrivait de rester un

long moment en prière, si son regard se perdait dans quelque

motif de la tapisserie, sa fille disait : « La voilà encore qui prie ! -

Qu’est-ce que ça peut te faire ? disait la malade. - Ça ne me fait

rien, mais ça m’énerve à la fin. » Et la vieille se taisait, en atta-

chant sur sa fille un long regard chargé de reproches.

Le jeune homme écoutait tout cela avec une immense peine

inconnue qui le gênait dans la poitrine. Et la vieille disait encore :

« Elle verra bien quand elle sera vieille. Elle aussi en aura be-

soin ! »

On sentait cette vieille femme libérée de tout, sauf de Dieu, li-

vrée tout entière à ce mal dernier, vertueuse par nécessité, per-

suadée trop aisément que ce qui lui restait était le seul bien

digne d’amour, plongée enfin, et sans retour, dans la misère de

l’homme en Dieu. Mais que l’espoir de vie renaisse et Dieu n’est

pas de force contre les intérêts de l’homme.

[40] On s’était mis à table. Le jeune homme avait été invité

au dîner. La vieille ne mangeait pas, parce que les aliments sont

lourds le soir. Elle était restée dans son coin, derrière le dos de

celui qui l’avait écoutée. Et de se sentir observé, celui-ci man-

geait mal. Cependant, le dîner avançait. Pour prolonger cette

réunion, on décida d’aller au cinéma. On passait justement un

Page 24: Camus Envers Et Endroit

Albert Camus, L’envers et l’endroit. (1958) 24

film gai. Le jeune homme avait étourdiment accepté, sans pen-

ser à l’être qui continuait d’exister dans son dos.

Les convives s’étaient levés pour aller se laver les mains,

avant de sortir. Il n’était pas question, évidemment, que la vieille

femme vînt aussi. Quand elle n’aurait pas été impotente, son

ignorance l’aurait empêchée de comprendre le film. Elle disait ne

pas aimer le cinéma. Au vrai, elle ne comprenait pas. Elle était

dans son coin, d’ailleurs, et prenait un grand intérêt vide aux

grains de son chapelet. Elle mettait en lui toute sa confiance. Les

trois objets qu’elle conservait marquaient pour elle le [41] point

matériel où commençait le divin. À partir du chapelet, du christ

ou du saint Joseph, derrière eux s’ouvrait un grand noir profond

où elle plaçait tout son espoir.

Tout le monde était prêt. On s’approchait de la vieille femme

pour l’embrasser et lui souhaiter un bon soir. Elle avait déjà com-

pris et serrait avec force son chapelet. Mais il paraissait bien que

ce geste pouvait être autant de désespoir que de ferveur. On

l’avait embrassée. Il ne restait que le jeune homme. Il avait serré

la main de la femme avec affection et se retournait déjà. Mais

l’autre voyait partir celui qui s’était intéressé à elle. Elle ne vou-

lait pas être seule. Elle sentait déjà l’horreur de sa solitude, l’in-

somnie prolongée, le tête-à-tête décevant avec Dieu. Elle avait

peur, ne se reposait plus qu’en l’homme, et se rattachant au seul

être qui lui eût marqué de l’intérêt, ne lâchait pas sa main, la

serrait, le remerciant maladroitement pour justifier cette insis-

tance. Le jeune homme était gêné. Déjà, les autres se [42] re-

tournaient pour l’inviter à plus de hâte. Le spectacle commençait

à neuf heures et il valait mieux arriver un peu tôt pour ne pas at-

tendre au guichet.

Lui se sentait placé devant le plus affreux malheur qu’il eût

encore connu : celui d’une vieille femme infirme qu’on aban-

donne pour aller au cinéma. Il voulait partir et se dérober, ne

voulait pas savoir, essayait de retirer sa main. Une seconde du-

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Albert Camus, L’envers et l’endroit. (1958) 25

rant, il eut une haine féroce pour cette vieille femme et pensa la

gifler à toute volée.

Il put enfin se retirer et partir pendant que la malade, à demi

soulevée dans son fauteuil, voyait avec horreur s’évanouir la

seule certitude en laquelle elle eût pu reposer. Rien ne la proté-

geait maintenant. Et livrée tout entière à la pensée de sa mort,

elle ne savait pas exactement ce qui l’effrayait, mais sentait

qu’elle ne voulait pas être seule. Dieu ne lui servait de rien, qu’à

l’ôter aux hommes et à la rendre seule. Elle ne voulait pas quit-

ter les [43] hommes. C’est pour cela qu’elle se mit à pleurer.

Les autres étaient déjà dans la rue. Un tenace remords tra-

vaillait le jeune homme. Il leva les yeux vers la fenêtre éclairée,

gros œil mort dans la maison silencieuse. L’œil se ferma. La fille

de la vieille femme malade dit au jeune homme : « Elle éteint

toujours la lumière quand elle est seule. Elle aime rester dans le

noir. »

Ce vieillard triomphait, rapprochait les sourcils, secouait un in-

dex sentencieux. Il disait : « Moi, mon père me donnait cinq

francs sur ma semaine pour m’amuser jusqu’au samedi d’après.

Eh bien, je trouvais encore le moyen de mettre des sous de côté.

D’abord, pour aller voir ma fiancée, je faisais en pleine cam-

pagne quatre kilomètres pour aller et quatre kilomètres pour re-

venir. Allez, allez, c’est moi qui vous le dis, la jeunesse d’aujour-

d’hui ne [44] sait plus s’amuser. » Ils étaient autour d’une table

ronde, trois jeunes, lui vieux. Il contait ses pauvres aventures :

des niaiseries mises très haut, des lassitudes qu’il célébrait

comme des victoires. Il ne ménageait pas de silences dans son

récit, et, pressé de tout dire avant d’être quitté, il retenait de son

passé ce qu’il pensait propre à toucher ses auditeurs. Se faire

écouter était son seul vice : il se refusait à voir l’ironie des re-

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Albert Camus, L’envers et l’endroit. (1958) 26

gards et la brusquerie moqueuse dont on l’accablait. Il était pour

eux le vieillard dont on sait que tout allait bien de son temps,

quand il croyait être l’aïeul respecté dont l’expérience fait poids.

Les jeunes ne savent pas que l’expérience est une défaite et qu’il

faut tout perdre pour savoir un peu. Lui avait souffert. Il n’en di-

sait rien. Ça fait mieux de paraître heureux. Et puis, s’il avait tort

en cela, il se serait trompé plus lourdement en voulant au

contraire toucher par ses malheurs. Qu’importent les souffrances

d’un vieil homme quand la vie vous occupe tout [45] entier ? Il

parlait, parlait, s’égarait avec délices dans la grisaille de sa voix

assourdie. Mais cela ne pouvait durer. Son plaisir commandait

une fin et l’attention de ses auditeurs déclinait. Il n’était même

plus amusant ; il était vieux. Et les jeunes aiment le billard et les

cartes qui ne ressemblent pas au travail imbécile de chaque jour.

Il fut bientôt seul, malgré ses efforts et ses mensonges pour

rendre son récit plus attrayant. Sans égards, les jeunes étaient

partis. De nouveau seul. N’être plus écouté : c’est cela qui est

terrible lorsqu’on est vieux. On le condamnait au silence et à la

solitude. On lui signifiait qu’il allait bientôt mourir. Et un vieil

homme qui va mourir est inutile, même gênant et insidieux. Qu’il

s’en aille. À défaut, qu’il se taise : c’est le moindre des égards. Et

lui souffre parce qu’il ne peut se taire sans penser qu’il est vieux.

Il se leva pourtant et partit en souriant à tout le monde autour de

lui. Mais il ne rencontra que des visages [46] indifférents ou se-

coués d’une gaîté à laquelle il n’avait pas le droit de participer.

Un homme riait : « Elle est vieille, je dis pas, mais des fois, c’est

dans les vieilles marmites qu’on fait les meilleures soupes. » Un

autre déjà plus grave : « Nous autres, on n’est pas riche, mais on

mange bien. Tu vois mon petit-fils, plus que son père il mange.

Son père, il lui faut une livre de pain, lui un kilog il lui faut ! Et

vas-y le saucisson, vas-y le camembert. Des fois qu’il a fini, il

dit : « Han ! Han ! » et il mange encore. » Le vieux s’éloigna. Et

de son pas lent, un petit pas d’âne au labeur, il parcourut les

longs trottoirs chargés d’hommes. Il se sentait mal et ne voulait

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Albert Camus, L’envers et l’endroit. (1958) 27

pas rentrer. D’habitude, il aimait assez retrouver la table et la

lampe à pétrole, les assiettes où, machinalement, ses doigts

trouvaient leur place. Il aimait encore le souper silencieux, la

vieille assise devant lui, les bouchées longuement mâchées, le

cerveau vide, les yeux fixés et morts. Ce soir, il rentrerait plus

tard. Le souper servi [47] et froid, la vieille serait couchée, sans

inquiétude puisqu’elle connaissait ses retards imprévus. Elle di-

sait : « Il a la lune » et tout était dit.

Il allait maintenant, dans le doux entêtement de son pas. Il

était seul et vieux. À la fin d’une vie, la vieillesse revient en nau-

sées. Tout aboutit à ne plus être écouté. Il marche, tourne au

coin d’une rue, bute et, presque, tombe. Je l’ai vu. C’est ridicule,

mais qu’y faire. Malgré tout, il aime mieux la rue, la rue plutôt

que ces heures où, chez lui, la fièvre lui masque la vieille et

l’isole dans sa chambre. Alors, quelquefois, la porte s’ouvre len-

tement et reste à demi béante pendant un instant. Un homme

entre. Il est habillé de clair. Il s’assied en face du vieillard et se

tait pendant de longues minutes. Il est immobile, comme la porte

tout à l’heure béante. De temps en temps, il passe une main sur

ses cheveux et soupire doucement. Quand il a longtemps regar-

dé le vieil homme du même regard lourd de tristesse, il s’en va,

silencieusement. [48] Derrière lui, un bruit sec tombe du loquet

et le vieux reste là, horrifié, avec, dans le ventre, sa peur acide

et douloureuse. Tandis que dans la rue, il n’est pas seul, si peu

de monde qu’on rencontre. Sa fièvre chante. Son petit pas se

presse : demain tout changera, demain. Soudain il découvre ceci

que demain sera semblable, et après-demain, tous les autres

jours. Et cette irrémédiable découverte l’écrase. Ce sont de pa-

reilles idées qui vous font mourir. Pour ne pouvoir les supporter,

on se tue - ou si l’on est jeune, on en fait des phrases.

Vieux, fou, ivre, on ne sait. Sa fin sera une digne fin, sanglo-

tante, admirable. Il mourra en beauté, je veux dire en souffrant.

Ça lui fera une consolation. Et d’ailleurs où aller : il est vieux

pour jamais. Les hommes bâtissent sur la vieillesse à venir. À

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Albert Camus, L’envers et l’endroit. (1958) 28

cette vieillesse assaillie d’irrémédiables, ils veulent donner 1’oisi-

veté qui les laisse sans défense. Ils veulent être contremaître

pour se retirer dans une petite [49] villa. Mais une fois enfoncés

dans l’âge, ils savent bien que c’est faux. Ils ont besoin des

autres hommes pour se protéger. Et pour lui, il fallait qu’on

l’écoutât pour qu’il crût à sa vie. Maintenant, les rues étaient

plus noires et moins peuplées. Des voix passaient encore. Dans

l’étrange apaisement du soir, elles devenaient plus solennelles.

Derrière les collines qui encerclaient la ville, il y avait encore des

lueurs de jour. Une fumée, imposante, on ne sait d’où venue, ap-

parut derrière les crêtes boisées. Lente, elle s’éleva et s’étagea

comme un sapin. Le vieux ferma les yeux. Devant la vie qui em-

portait les grondements de la ville et le sourire niais indifférent

du ciel, il était seul, désemparé, nu, mort déjà.

Est-il nécessaire de décrire le revers de cette belle médaille ?

On se doute que dans une pièce sale et obscure la vieille servait

la table - que le dîner prêt, elle s’assit, regarda l’heure, attendit

encore, et se mit a manger avec appétit. Elle pensait : « Il a la

lune. » Tout était dit.

[50] Ils vivaient à cinq : la grand-mère, son fils cadet, sa fille

aînée et les deux enfants de cette dernière. Le fils était presque

muet ; la fille, infirme, pensait difficilement, et, des deux enfants,

l’un travaillait déjà dans une compagnie d’assurances quand le

plus jeune poursuivait ses études. À soixante-dix ans, la grand-

mère dominait encore tout ce monde. Au-dessus de son lit, on

pouvait voir d’elle un portrait où, plus jeune de cinq ans, toute

droite dans une robe noire fermée au cou par un médaillon, sans

une ride, avec d’immenses yeux clairs et froids, elle avait ce port

de reine qu’elle ne résigna qu’avec l’âge et qu’elle tentait parfois

de retrouver dans la rue.

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C’est à ces yeux claire que son petit-fils devait un souvenir

dont il rougissait encore. La vieille femme attendait qu’il y eût

des visites pour lui demander en le fixant sévèrement : « Qui

préfères-tu, ta mère ou ta [51] grand-mère ? » Le jeu se corsait

quand la fille elle-même était présente. Car, dans tous les cas,

l’enfant répondait : « Ma grand-mère », avec, dans son cœur, un

grand élan d’amour pour cette mère qui se taisait toujours. Ou

alors, lorsque les visiteurs s’étonnaient de cette préférence, la

mère disait : « C’est que c’est elle qui l’a élevé. »

C’est aussi que la vieille femme croyait que l’amour est une

chose qu’on exige. Elle tirait de sa conscience de bonne mère de

famille une sorte de rigidité et d’intolérance. Elle n’avait jamais

trompé son mari et lui avait fait neuf enfants. Après sa mort, elle

avait élevé sa petite famille avec énergie. Partis de leur ferme de

banlieue, ils avaient échoué dans un vieux quartier pauvre qu’ils

habitaient depuis longtemps.

Et certes, cette femme ne manquait pas de qualités. Mais,

pour ses petits-fils qui étaient à l’âge des jugements absolus, elle

n’était qu’une comédienne. Ils tenaient ainsi d’un de leurs oncles

une histoire [52] significative. Ce dernier, venant rendre visite à

sa belle-mère, l’avait aperçue, inactive, à la fenêtre. Mais elle

l’avait reçu un chiffon à la main, et s’était excusée de continuer

son travail à cause du peu de temps que lui laissaient les soins

du ménage. Et il faut bien avouer que tout était ainsi. C’est avec

beaucoup de facilité qu’elle s’évanouissait au sortir d’une discus-

sion de famille. Elle souffrait aussi de vomissements pénibles dus

à une affection du foie. Mais elle n’apportait aucune discrétion

dans l’exercice de sa maladie. Loin de s’isoler, elle vomissait

avec fracas dans le bidon d’ordures de la cuisine. Et revenue par-

mi les siens, pâle, les yeux pleins de larmes d’effort, si on la sup-

pliait de se coucher, elle rappelait la cuisine qu’elle avait à faire

et la place qu’elle tenait dans la direction de la maison : « C’est

moi qui fais tout ici. » Et encore : « Qu’est-ce que vous devien-

driez si je disparaissais ! »

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Les enfants s’habituèrent à ne pas tenir compte de ses vomis-

sements, de ses « attaques » [53) comme elle disait, ni de ses

plaintes. Elle s’alita un jour et réclama le médecin. On le fit venir

pour lui complaire. Le premier jour, il décela un simple malaise,

le deuxième un cancer du foie, et le troisième, un ictère grave.

Mais le plus jeune des deux enfants s’entêtait à ne voir là qu’une

nouvelle comédie, une simulation plus raffinée. Il n’était pas in-

quiet. Cette femme l’avait trop opprimé pour que ses premières

vues puissent être pessimistes. Et il y a une sorte de courage

désespéré dans la lucidité et le refus d’aimer. Mais à jouer la ma-

ladie, on peut effectivement la ressentir : la grand-mère poussa

la simulation jusqu’à la mort. Le dernier jour, assistée de ses en-

fants, elle se délivrait de ses fermentations d’intestin. Avec sim-

plicité, elle s’adressa à son petit-fils : « Tu vois, dit-elle, je pète

comme un petit cochon. » Elle mourut une heure après.

Son petit-fils, il le sentait bien maintenant, n’avait rien com-

pris à la chose. Il ne pouvait se délivrer de l’idée que s’était [54]

jouée devant lui la dernière et la plus monstrueuse des simula-

tions de cette femme. Et s’il s’interrogeait sur la peine qu’il res-

sentait, il n’en décelait aucune. Le jour de l’enterrement seule-

ment, à cause de l’explosion générale des larmes, il pleura, mais

avec la crainte de ne pas être sincère et de mentir devant la

mort. C’était par une belle journée d’hiver, traversée de rayons.

Dans le bleu du ciel, on devinait le froid tout pailleté de jaune. Le

cimetière dominait la ville et on pouvait voir le beau soleil trans-

parent tomber sur la baie tremblante de lumière, comme une

lèvre humide.

Tout ça ne se concilie pas ? La belle vérité. Une femme qu’on

abandonne pour aller au cinéma, un vieil homme qu’on n’écoute

plus, une mort qui ne rachète rien et puis, de l’autre côté, toute

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la lumière du monde. Qu’est-ce que ça fait, [55] si on accepte

tout ? Il s’agit de trois destins semblables et pourtant différents.

La mort pour tous, mais à chacun sa mort. Après tout, le soleil

nous chauffe quand même les os.

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Albert Camus, L’envers et l’endroit. (1958) 32

[57]

L’envers et l’endroit. (1958)

ENTREOUI ET NON

Retour à la table des matières

[59] S’il est vrai que les seuls paradis sont ceux qu’on a per-

dus, je sais comment nommer ce quelque chose de tendre et

d’inhumain qui m’habite aujourd’hui. Un émigrant revient dans

sa patrie. Et moi, je me souviens. Ironie, raidissement, tout se

tait et me voici rapatrié. Je ne veux pas remâcher du bonheur.

C’est bien plus simple et c’est bien plus facile. Car de ces heures

que, du fond de l’oubli, je ramène vers moi, s’est conservé sur-

tout le souvenir intact d’une pure émotion, d’un instant suspen-

du dans l’éternité. Cela seul est vrai en moi et je le sais toujours

trop tard. Nous aimons le fléchissement d’un geste, l’opportunité

d’un arbre dans le paysage. Et pour recréer tout cet amour, [60]

nous n’avons qu’un détail, mais qui suffit : une odeur de

chambre trop longtemps fermée, le son singulier d’un pas sur la

route. Ainsi de moi. Et si j’aimais alors en me donnant, enfin

j’étais moi-même puisqu’il n’y a que l’amour qui nous rende à

nous-mêmes.

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Albert Camus, L’envers et l’endroit. (1958) 33

Lentes, paisibles et graves, ces heures reviennent, aussi

fortes, aussi émouvantes - parce que c’est le soir, que l’heure est

triste et qu’il y a une sorte de désir vague dans le ciel sans lu-

mière. Chaque geste retrouvé me révèle à moi-même. On m’a dit

un jour : « C’est si difficile de vivre. » Et je me souviens du ton.

Une autre fois, quelqu’un a murmuré : « La pire erreur, c’est en-

core de faire souffrir. » Quand tout est fini, la soif de vie est

éteinte. Est-ce là ce qu’on appelle le bonheur ? En longeant ces

souvenirs, nous revêtons tout du même vêtement discret et la

mort nous apparaît comme une toile de fond aux tons vieillis.

Nous revenons sur nous-mêmes. Nous sentons notre détresse et

nous [61] en aimons mieux. Oui, c’est peut-être cela le bonheur,

le sentiment apitoyé de notre malheur.

C’est bien ainsi ce soir. Dans ce café maure, tout au bout de

la ville arabe, je me souviens non d’un bonheur passé, mais d’un

étrange sentiment. C’est déjà la nuit. Sur les murs, des lions

jaune canari poursuivent des cheiks vêtus de vert, parmi des pal-

miers à cinq branches. Dans un angle du café, une lampe à acé-

tylène donne une lumière inconstante. L’éclairage réel est donné

par le foyer, au fond d’un petit four garni d’émaux verts et

jaunes. La flamme éclaire le centre de la pièce et je sens ses re-

flets sur mon visage. Je fais face à la porte et à la baie. Accroupi

dans un coin, le patron du café semble regarder mon verre resté

vide, une feuille de menthe au fond. Personne dans la salle, les

bruits de la ville en contrebas, plus loin des lumières sur la baie.

J’entends l’Arabe respirer très fort, et ses yeux brillent dans la

pénombre. Au loin, est-ce le bruit de [62] la mer ? le monde sou-

pire vers moi dans un rythme long et m’apporte l’indifférence et

la tranquillité de ce qui ne meurt pas. De grands reflets rouges

font ondoyer les lions sur les murs. L’air devient frais. Une sirène

sur la mer. Les phares commencent à tourner : une lumière

verte, une rouge, une blanche. Et toujours ce grand soupir du

monde. Une sorte de chant secret naît de cette indifférence. Et

me voici rapatrié. Je pense à un enfant qui vécut dans un quar-

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Albert Camus, L’envers et l’endroit. (1958) 34

tier pauvre. Ce quartier, cette maison ! Il n’y avait qu’un étage et

les escaliers n’étaient pas éclairés. Maintenant encore, après de

longues années, il pourrait y retourner en pleine nuit. Il sait qu’il

grimperait l’escalier à toute vitesse sans trébucher une seule

fois. Son corps même est imprégné de cette maison. Ses jambes

conservent en elles la mesure exacte de la hauteur des marches.

Sa main, l’horreur instinctive, jamais vaincue, de la rampe d’es-

calier. Et c’était à cause des cafards.

Les soirs d’été, les ouvriers se mettent [63] au balcon. Chez

lui, il n’y avait qu’une toute petite fenêtre. On descendait alors

des chaises sur le devant de la maison et l’on goûtait le soir. Il y

avait la rue, les marchands de glaces à côté, les cafés en face, et

des bruits d’enfants courant de porte en porte. Mais surtout,

entre les grands ficus, il y avait le ciel. Il y a une solitude dans la

pauvreté, mais une solitude qui rend son prix à chaque chose. A

un certain degré de richesse, le ciel lui-même et la nuit pleine

d’étoiles semblent des biens naturels. Mais au bas de l’échelle, le

ciel reprend tout son sens : une grâce sans prix. Nuits d’été,

mystères où crépitaient des étoiles ! Il y avait derrière l’enfant

un couloir puant et sa petite chaise, crevée, s’enfonçait un peu

sous lui. Mais les yeux levés, il buvait à même la nuit pure. Par-

fois passait un tramway, vaste et rapide. Un ivrogne enfin chan-

tonnait au coin d’une rue sans parvenir à troubler le silence.

La mère de l’enfant restait aussi silencieuse. [64] En certaines

circonstances, on lui posait une question : « À quoi tu penses ? »

« À rien », répondait-elle. Et c’est bien vrai. Tout est là, donc

rien. Sa vie, ses intérêts, ses enfants se bornent à être là, d’une

présence trop naturelle pour être sentie. Elle était infirme, pen-

sait difficilement. Elle avait une mère rude et dominatrice qui sa-

crifiait tout à un amour-propre de bête susceptible et qui avait

longtemps dominé l’esprit faible de sa fille. Emancipée par le ma-

riage, celle-ci est docilement revenue, son mari mort. Il était

mort au champ d’honneur, comme on dit. En bonne place, on

peut voir dans un cadre doré la croix de guerre et la médaille mi-

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Albert Camus, L’envers et l’endroit. (1958) 35

litaire. L’hôpital a encore envoyé à la veuve un petit éclat d’obus

retrouvé dans les chairs. La veuve l’a gardé. Il y a longtemps

qu’elle n’a plus de chagrin. Elle a oublié son mari, mais parle en-

core du père de ses enfants. Pour élever ces derniers, elle tra-

vaille et donne son argent à sa mère. Celle-ci fait l’éducation des

enfants [65] avec une cravache. Quand elle frappe trop fort, sa

fille lui dit : « Ne frappe pas sur la tête. » Parce que ce sont ses

enfants, elle les aime bien. Elle les aime d’un égal amour qui ne

s’est jamais révélé à eux. Quelquefois, comme en ces soirs dont

lui se souvenait, revenue du travail exténuant (elle fait des mé-

nages), elle trouve la maison vide. La vieille est aux commis-

sions, les enfants encore à l’école. Elle se tasse alors sur une

chaise et, les yeux vagues, se perd dans la poursuite éperdue

d’une ramure du parquet. Autour d’elle, la nuit s’épaissit dans la-

quelle ce mutisme est d’une irrémédiable désolation. Si l’enfant

entre à ce moment, il distingue la maigre silhouette aux épaules

osseuses et s’arrête : il a peur. Il commence à sentir beaucoup

de choses. À peine s’est-il aperçu de sa propre existence. Mais il

a mal à pleurer devant ce silence animal. Il a pitié de sa mère,

est-ce l’aimer ? Elle ne l’a jamais caressé puisqu’elle ne saurait

pas. Il reste alors de longues minutes à la regarder. À [66] se

sentir étranger, il prend conscience de sa peine. Elle ne l’entend

pas, car elle est sourde. Tout à l’heure, la vieille rentrera, la vie

renaîtra : la lumière ronde de la lampe à pétrole, la toile cirée,

les cris, les gros mots. Mais maintenant, ce silence marque un

temps d’arrêt, un instant démesuré. Pour sentir cela confusé-

ment, l’enfant croit sentir dans l’élan qui l’habite, de l’amour

pour sa mère. Et il le faut bien parce qu’après tout c’est sa mère.

Elle ne pense à rien. Dehors, la lumière, les bruits ; ici le si-

lence dans la nuit. L’enfant grandira, apprendra. On l’élève et on

lui demandera de la reconnaissance, comme si on lui évitait la

douleur. Sa mère toujours aura ces silences. Lui croîtra en dou-

leur. Etre un homme, c’est ce qui compte. Sa grand-mère mour-

ra, puis sa mère, lui.

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Albert Camus, L’envers et l’endroit. (1958) 36

La mère a sursauté. Elle a eu peur. Il a l’air idiot à la regarder

ainsi. Qu’il aille faire ses devoirs. L’enfant a fait ses devoirs. Il est

aujourd’hui dans un café sordide. [67] Il est maintenant un

homme. N’est-ce pas cela qui compte ? Il faut bien croire que

non, puisque faire ses devoirs et accepter d’être un homme

conduit seulement à être vieux.

L’Arabe dans son coin, toujours accroupi, tient ses pieds entre

ses mains. Des terrasses monte une odeur de café grillé avec

des bavardages animés de voix jeunes. Un remorqueur donne

encore sa note grave et tendre. Le monde s’achève ici comme

chaque jour et, de tous ses tourments sans mesure, rien ne de-

meure maintenant que cette promesse de paix. L’indifférence de

cette mère étrange ! Il n’y a que cette immense solitude du

monde qui m’en donne la mesure. Un soir, on avait appelé son

fils - déjà grand - auprès d’elle. Une frayeur lui avait valu une sé-

rieuse commotion cérébrale. Elle avait l’habitude de se mettre au

balcon à la fin de la journée. Elle prenait une chaise et plaçait sa

bouche sur le fer froid et salé du balcon. Elle regardait alors pas-

ser les gens. Derrière [68] elle, la nuit s’amassait peu à peu. De-

vant elle, les magasins s’illuminaient brusquement. La rue se

grossissait de monde et de lumières. Elle s’y perdait dans une

contemplation sans but. Le soir dont il s’agit, un homme avait

surgi derrière elle, l’avait traînée, brutalisée et s’était enfui en

entendant du bruit. Elle n’avait rien vu, et s’était évanouie. Elle

était couchée quand son fils arriva. Il décida sur l’avis du docteur

de passer la nuit auprès d’elle. Il s’allongea sur le lit, à côté

d’elle, à même les couvertures. C’était l’été. La peur du drame

récent traînait dans la chambre surchauffée. Des pas bruissaient

et des portes grinçaient. Dans l’air lourd, flottait l’odeur du vi-

naigre dont on avait rafraîchi la malade. Elle, de son côté, s’agi-

tait, geignait, sursautait brusquement parfois. Elle le tirait alors

de courtes somnolences d’où il surgissait trempé de sueur, déjà

alerté - et où il retombait, pesamment, après un regard à la

montre où dansait, trois fois répétée, la flamme de la veilleuse.

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Albert Camus, L’envers et l’endroit. (1958) 37

Ce n’est [69] que plus tard qu’il éprouva combien ils avaient été

seuls en cette nuit. Seuls contre tous. Les « autres » dormaient,

à l’heure où tous deux respiraient la fièvre. Dans cette vieille

maison, tout semblait creux alors. Les tramways de minuit drai-

naient en s’éloignant toute l’espérance qui nous vient des

hommes, toutes les certitudes que nous donne le bruit des villes.

La maison résonnait encore de leur passage et par degrés tout

s’éteignait. Il ne restait plus qu’un grand jardin de silence où

croissaient parfois les gémissements apeurés de la malade. Lui

ne s’était jamais senti aussi dépaysé. Le monde s’était dissous et

avec lui l’illusion que la vie recommence tous les jours. Rien

n’existait plus, études ou ambitions, préférences au restaurant

ou couleurs favorites. Rien que la maladie et la mort où il se sen-

tait plongé... Et pourtant, à l’heure même où le monde croulait,

lui vivait. Et même il avait fini par s’endormir. Non cependant

sans emporter l’image désespérante et tendre d’une solitude

[70] à deux. Plus tard, bien plus tard, il devait se souvenir de

cette odeur mêlée de sueur et de vinaigre, de ce moment où il

avait senti les liens qui l’attachaient à sa mère. Comme si elle

était l’immense pitié de son cœur, répandue autour de lui, deve-

nue corporelle et jouant avec application, sans souci de l’impos-

ture, le rôle d’une vieille femme pauvre à l’émouvante destinée.

Maintenant le feu se recouvre de cendre dans le foyer. Et tou-

jours le même soupir de la terre. Une derbouka fait entendre son

chant perlé. Une voix rieuse de femme s’y plaque. Des lumières

avancent sur la baie - les barques de pêche sans doute qui

rentrent dans la darse. Le triangle de ciel que je vois de ma place

est dépouillé des nuages du jour. Gorgé d’étoiles, il frémit sous

un souffle pur et les ailes feutrées de la nuit battent lentement

autour de moi. Jusqu’où ira cette nuit où je ne m’appartiens

plus ? Il y a une vertu dangereuse dans le mot simplicité. Et cette

[71] nuit, je comprends qu’on puisse vouloir mourir parce que,

au regard d’une certaine transparence de la vie, plus rien n’a

d’importance. Un homme souffre et subit malheurs sur malheurs.

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Il les supporte, s’installe dans son destin. On l’estime. Et puis, un

soir, rien : il rencontre un ami qu’il a beaucoup aimé. Celui-ci lui

parle distraitement. En rentrant, l’homme se tue. On parle en-

suite de chagrins intimes et de drame secret. Non. Et s’il faut ab-

solument une cause, il s’est tué parce qu’un ami lui a parlé dis-

traitement. Ainsi, chaque fois qu’il m’a semblé éprouver le sens

profond du monde, c’est sa simplicité qui m’a toujours boulever-

sé. Ma mère, ce soir, et son étrange indifférence. Une autre fois,

j’habitais dans une villa de banlieue, seul avec un chien, un

couple de chats et leurs petits, tous noirs. La chatte ne pouvait

les nourrir. Un à un, tous les petits mouraient. Ils remplissaient

leur pièce d’ordures. Et chaque soir, en rentrant, j’en trouvais un

tout raidi et les babines retroussées. [72] Un soir, je trouvai le

dernier, mangé à moitié par sa mère. Il sentait déjà. L’odeur de

mort se mélangeait à l’odeur d’urine. Je m’assis alors au milieu

de toute cette misère et, les mains dans l’ordure, respirant cette

odeur de pourriture, je regardai longtemps la flamme démente

qui brillait dans les yeux verts de la chatte, immobile dans un

coin. Oui. C’est bien ainsi ce soir. À un certain degré de dénue-

ment, plus rien ne conduit à plus rien, ni l’espoir ni le désespoir

ne paraissent fondés, et la vie tout entière se résume dans une

image. Mais pourquoi s’arrêter là ? Simple, tout est simple, dans

les lumières des phares, une verte, une rouge, une blanche ;

dans la fraîcheur de la nuit et les odeurs de ville et de pouillerie

qui montent jusqu’à moi. Si ce soir, c’est l’image d’une certaine

enfance qui revient vers moi, comment ne pas accueillir la leçon

d’amour et de pauvreté que je puis en tirer ? Puisque cette heure

est comme un intervalle entre oui et non, je laisse pour d’autres

heures l’espoir [73] ou le dégoût de vivre. Oui, recueillir seule-

ment la transparence et la simplicité des paradis perdus : dans

une image. Et c’est ainsi qu’il n’y a pas longtemps, dans une

maison d’un vieux quartier, un fils est allé voir sa mère. Ils sont

assis face à face, en silence. Mais leurs regards se rencontrent :

« Alors, maman.

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- Alors, voilà.

- Tu t’ennuies ? Je ne parle pas beaucoup ?

- Oh, tu n’as jamais beaucoup parlé. »

Et un beau sourire sans lèvres se fond sur son visage. C’est

vrai, il ne lui a jamais parlé. Mais quel besoin, en vérité ? À se

taire, la situation s’éclaircit. Il est son fils, elle est sa mère. Elle

peut lui dire : « Tu sais. »

Elle est assise au pied du divan, les pieds joints, les mains

jointes sur ses genoux. Lui, sur sa chaise, la regarde à peine et

fume sans arrêt Un silence.

« Tu ne devrais pas tant fumer.

[74] - C’est vrai. »

Toute l’odeur du quartier remonte par la fenêtre. L’accordéon

du café voisin, la circulation qui se presse au soir, l’odeur des

brochettes de viande grillée qu’on mange entre des petits pains

élastiques, un enfant qui pleure dans la rue. La mère se lève et

prend un tricot. Elle a des doigts gourds que l’arthritisme a défor-

més. Elle ne travaille pas vite, reprenant trois fois la même

maille ou défaisant toute une rangée avec un sourd crépitement.

« C’est un petit gilet. Je le mettrai avec un col blanc. Ça et

mon manteau noir, je serai habillée pour la saison. »

Elle s’est levée pour donner de la lumière.

« Il fait nuit de bonne heure maintenant. »

C’était vrai. Ce n’était plus l’été et pas encore l’automne.

Dans le ciel doux, des martinets criaient encore.

« Tu reviendras bientôt ?

[75] - Mais je ne suis pas encore parti. Pourquoi parles-tu de

ça ?

- Non, c’était pour dire quelque chose. »

Un tramway passe. Une auto.

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Albert Camus, L’envers et l’endroit. (1958) 40

« C’est vrai que je ressemble à mon père ?

- Oh, ton père tout craché. Bien sûr, tu ne l’as pas connu. Tu

avais six mois quand il est mort. Mais si tu avais une petite

moustache ! »

C’est sans conviction qu’il a parlé de son père. Aucun souve-

nir, aucune émotion. Sans doute, un homme comme tant

d’autres. D’ailleurs, il était parti très enthousiaste. À la Marne, le

crâne ouvert. Aveugle et agonisant pendant une semaine : inscrit

sur le monument aux morts de sa commune.

« Au fond, dit-elle, ça vaut mieux. Il serait revenu aveugle ou

fou. Alors, le pauvre...

- C’est vrai. »

Et qu’est-ce donc qui le retient dans [76] cette chambre, si-

non la certitude que ça vaut toujours mieux, le sentiment que

toute l’absurde simplicité du monde s’est réfugiée dans cette

pièce.

« Tu reviendras ? dit-elle. Je sais bien que tu as du travail.

Seulement, de temps en temps... »

Mais à cette heure, où suis-je ? Et comment séparer ce café

désert de cette chambre du passé. Je ne sais plus si je vis ou si je

me souviens. Les lumières des phares sont là. Et l’Arabe qui se

dresse devant moi me dit qu’il va fermer. Il faut sortir. Je ne veux

plus descendre cette pente si dangereuse. Il est vrai que je re-

garde une dernière fois la baie et ses lumières, que ce qui monte

alors vers moi n’est pas l’espoir de jours meilleurs, mais une in-

différence sereine et primitive à tout et à moi-même. Mais il faut

briser cette courbe trop molle et trop facile. Et j’ai besoin de ma

lucidité. Oui, tout est simple. Ce sont les hommes qui com-

pliquent les choses. Qu’on ne nous raconte pas d’histoires. [77]

Qu’on ne nous dise pas du condamné à mort : « Il va payer sa

dette à la société », mais : « On va lui couper le cou. » Ça n’a

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l’air de rien. Mais ça fait une petite différence. Et puis, il y a des

gens qui préfèrent regarder leur destin dans les yeux.

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[79]

L’envers et l’endroit. (1958)

LA MORTDANS L’ÂME

Retour à la table des matières

[81] J’arrivai à Prague à six heures du soir. Tout de suite, je

portai mes bagages à la consigne. J’avais encore deux heures

pour chercher un hôtel. Et je me sentais gonflé d’un étrange sen-

timent de liberté parce que mes deux valises ne pesaient plus à

mes bras. Je sortis de la gare, marchai le long de jardins et me

trouvai soudain jeté en pleine avenue Wenceslas, bouillonnante

de monde à cette heure. Autour de moi, un million d’êtres qui

avaient vécu jusque-là et de leur existence rien n’avait transpiré

pour moi. Ils vivaient. J’étais à des milliers de kilomètres du pays

familier. Je ne comprenais pas leur langage. Tous marchaient

vite. Et me dépassant, tous se détachaient de moi. Je perdis pied.

J’avais peu d’argent. De quoi vivre six [82] jours. Mais, au

bout de ce temps, on devait me rejoindre. Pourtant, l’inquiétude

me vint aussi à ce sujet. Je me mis donc à la recherche d’un hô-

tel modeste. J’étais dans la ville neuve et tous ceux qui m’appa-

raissaient éclataient de lumières, de rires et de femmes. J’allai

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plus vite. Quelque chose dans ma course précipitée ressemblant

déjà à une fuite. Vers huit heures pourtant, fatigué, j’arrivai dans

la vieille ville. Là, un hôtel d’apparence modeste, à petite entrée,

me séduisit. J’entre. Je fais ma fiche, prends ma clef. J’ai la

chambre nº 34, au troisième étage. J’ouvre la porte et me trouve

dans une pièce très luxueuse. Je cherche l’indication d’un prix : il

est deux fois plus élevé que je ne pensais. La question d’argent

devient épineuse. Je ne peux plus vivre que pauvrement dans

cette grande ville. L’inquiétude, encore indifférenciée tout à

l’heure, se précise. Je suis mal à l’aise. Je me sens creux et vide.

Un moment de lucidité pourtant : on m’a toujours attribué, à tort

ou [83] à raison, la plus grande indifférence à l’égard des ques-

tions d’argent. Que vient faire ici cette stupide appréhension ?

Mais, déjà, l’esprit marche. Il faut manger, marcher à nouveau et

chercher le restaurant modeste. Je ne dois pas dépenser plus de

dix couronnes à chacun de mes repas. De tous les restaurants

que je vois, le moins cher est aussi le moins accueillant. Je passe

et repasse. À l’intérieur, on finit par prendre garde à mon ma-

nège : il faut entrer. C’est un caveau assez sombre, peint de

fresques prétentieuses. Le publie est assez mêlé. Quelques filles,

dans un coin, fument et parlent avec gravité. Des hommes

mangent, la plupart sans âge et sans couleur. Le garçon, un co-

losse au smoking graisseux, avance vers moi une énorme tête

sans expression. Vite, au hasard, j’indique sur le menu, incom-

préhensible pour moi, un plat. Mais il paraît que ça vaut une ex-

plication. Et le garçon m’interroge en tchèque. Je réponds avec le

peu d’allemand que je sais. Il ignore l’allemand. Je [84]

m’énerve. Lui appelle une des filles qui s’avance avec une pose

classique, main gauche sur la hanche, cigarette dans la

droite et sourire mouillé. Elle s’assied à ma table et m’inter-

roge dans un allemand que je juge aussi mauvais que le mien.

Tout s’explique. Le garçon voulait me vanter le plat du jour. Beau

joueur, j’accepte le plat du jour. La fille me parle, mais je ne com-

prends plus. Naturellement, je dis oui de mon air le plus pénétré.

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Mais je ne suis pas ici. Tout m’exaspère, je vacille, je n’ai pas

faim. Et toujours cette pointe douloureuse en moi et le ventre

serré. J’offre un demi parce que je sais mes usages. Le plat du

jour arrivé, je mange : un mélange de semoule et de viande, ren-

du écœurant par une quantité invraisemblable de cumin. Mais je

pense à autre chose, à rien plutôt, fixant la bouche grasse et

rieuse de la femme qui me fait face. Croit-elle à une invite ? Elle

est déjà près de moi, se fait collante. Un geste machinal de moi

la retient. (Elle [85] était laide. J’ai souvent pensé que si cette

fille avait été belle, j’eusse échappé à tout ce qui suivit.) J’avais

peur d’être malade, là, au milieu de ces gens prêts à rire. Plus

encore d’être seul dans ma chambre d’hôtel, sans argent et sans

ardeur, réduit à moi-même et à mes misérables pensées. Je me

demande, encore aujourd’hui, avec gêne, comment l’être hagard

et lâche que j’étais alors a pu sortir de moi. Je partis. Je marchai

dans la vieille ville, mais incapable de rester plus longtemps en

face de moi-même, je courus jusqu’à mon hôtel, me couchai, at-

tendis le sommeil qui vint presque aussitôt.

Tout pays où je ne m’ennuie pas est un pays qui ne m’ap-

prend rien. C’est avec de telles phrases que j’essayais de me re-

monter. Mais vais-je décrire les jours qui suivirent ? Je retournai à

mon restaurant. Matin et soir, je subis l’affreuse nourriture au cu-

min qui me soulevait le cœur. Par là, je promenai toute la jour-

née une perpétuelle envie de vomir. Mais je n’y cédai [86] pas,

sachant qu’il fallait s’alimenter. D’ailleurs, qu’était cela au prix

de ce qu’il eût fallu subir à essayer un nouveau restaurant ? Là

du moins, j’étais « reconnu ». On me souriait si on ne m’y parlait

pas. D’autre part, l’angoisse gagnait du terrain. Je considérais

trop cette pointe aiguë dans mon cerveau. Je décidai d’organiser

mes journées, d’y répandre des points d’appui. Je restais au lit le

plus tard possible et mes journées se trouvaient diminuées d’au-

tant. Je faisais ma toilette et j’explorais méthodiquement la ville.

Je me perdais dans les somptueuses églises baroques, essayant

d’y retrouver une patrie, mais sortant plus vide et plus désespéré

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de ce tête-à-tête décevant avec moi-même. J’errais le long de

l’Vltava coupée de barrages bouillonnants. Je passais des heures

démesurées dans l’immense quartier du Hradschin, désert et si-

lencieux. A l’ombre de sa cathédrale et de ses palais, à l’heure

où le soleil déclinait, mon pas solitaire faisait résonner les rues.

Et m’en apercevant, [87] la panique me reprenait. Je dînais tôt et

me couchais à huit heures et demie. Le soleil m’arrachait à moi-

même. Églises, palais et musées, je tentais d’adoucir mon an-

goisse dans toutes les œuvres d’art. Truc classique : je voulais

résoudre ma révolte en mélancolie. Mais en vain. Aussitôt sorti,

j’étais un étranger. Une fois pourtant, dans un cloître baroque, à

l’extrémité de la ville, la douceur de l’heure, les cloches qui tin-

taient lentement, des grappes de pigeons se détachant de la

vieille tour, quelque chose aussi comme un parfum d’herbes et

de néant, fit naître en moi un silence tout peuplé de larmes qui

me mit à deux doigts de la délivrance. Et rentré le soir, j’écrivis

d’un trait ce qui suit et

que je transcris avec fidélité, parce que je retrouve dans son

emphase même la complexité de ce qu’alors je ressentais : « Et

quel autre profit vouloir tirer du voyage ? Me voici sans parure.

Ville dont je ne sais pas lire les enseignes, caractères étranges

où rien de familier ne s’accroche, sans [88] amis à qui parler,

sans divertissement enfin. De cette chambre où arrivent les

bruits d’une ville étrangère, je sais bien que rien ne peut me tirer

pour m’amener vers la lumière plus délicate d’un foyer ou d’un

lieu aimé. Vais-je appeler, crier ? Ce sont des visages étrangers

qui paraîtront. Églises, or et encens, tout me rejette dans une vie

quotidienne où mon angoisse donne son prix à chaque chose. Et

voici que le rideau des habitudes, le tissage confortable des

gestes et des paroles où le cœur s’assoupit, se relève lentement

et dévoile enfin la face blême de l’inquiétude. L’homme est face

à face avec lui-même : je le défie d’être heureux... Et c’est pour-

tant par là que le voyage l’illumine. Un grand désaccord se fait

entre lui et les choses. Dans ce cœur moins solide, la musique du

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monde entre plus aisément. Dans ce grand dénuement enfin, le

moindre arbre isolé devient la plus tendre et la plus fragile des

images. Oeuvres d’art et sourires de femmes, races d’hommes

plantées dans [89] leur terre et monuments où les siècles se ré-

sument, c’est un émouvant et sensible paysage que le voyage

compose. Et puis, au bout du jour, cette chambre d’hôtel où

quelque chose à nouveau se creuse en moi comme une faim de

l’âme. » Mais ai-je besoin d’avouer que tout cela, c’étaient des

histoires pour m’endormir. Et je puis bien le dire maintenant, ce

qui me reste de Prague, c’est cette odeur de concombres trem-

pés dans le vinaigre, qu’on vend à tous les coins de rues pour

manger sur le pouce, et dont le parfum aigre et piquant réveillait

mon angoisse et l’étoffait dès que j’avais dépassé le seuil de

mon hôtel. Cela et peut-être aussi certain air d’accordéon. Sous

mes fenêtres, un aveugle manchot, assis sur son instrument, le

maintenait d’une fesse et le maniait de sa main valide. C’était

toujours le même air puéril et tendre qui me réveillait le matin

pour me placer brusquement dans la réalité sans décor où je me

débattais.

Je me souviens encore que sur les bords [90] de l’Vltava, je

m’arrêtais soudain et, saisi par cette odeur ou cette mélodie,

projeté tout au bout de moi-même, je me disais tout bas :

« Qu’est-ce que ça signifie ? Qu’est-ce que ça signifie ? » Mais,

sans doute, je n’étais pas encore arrivé aux confins. Le qua-

trième jour, au matin, vers dix heures, je me préparais à sortir. Je

voulais voir certain cimetière juif que je n’avais pas pu trouver le

jour précédent. On frappa à la porte d’une chambre voisine.

Après un moment de silence, on frappa de nouveau. Longue-

ment, cette fois, mais en vain apparemment. Un pas lourd des-

cendit les étages. Sans y prêter attention, l’esprit creux, je perdis

quelque temps à lire le mode d’emploi d’une pâte à raser dont

j’usais d’ailleurs depuis un mois. La journée était lourde. Du ciel

couvert, une lumière cuivrée descendait sur les flèches et les

dômes de la vieille Prague. Les crieurs de journaux annonçaient

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comme tous les matins la Narodni Politika. Je m’arrachai avec

peine à la [91] torpeur qui me gagnait. Mais au moment de sor-

tir, je croisai le garçon d’étage, armé de clefs. Je m’arrêtai. Il

frappa de nouveau, longuement. Il tenta d’ouvrir. Rien n’y fit. Le

verrou intérieur devait être poussé. Nouveaux coups. La

chambre sonnait creux, et de façon si lugubre qu’oppressé, je

partis sans vouloir rien demander. Mais dans les rues de Prague,

j’étais poursuivi par un douloureux pressentiment. Comment ou-

blierai-je la figure niaise du garçon d’étage, ses souliers vernis

recourbés de façon bizarre, et le bouton qui manquait à sa

veste ? Je déjeunai enfin, mais avec un dégoût croissant. Vers

deux heures, je retournai à l’hôtel.

Dans le hall, le personnel chuchotait. Je montai rapidement les

étages pour me trouver plus vite en face de ce que j’attendais.

C’était bien cela. La porte de la chambre était à demi ouverte, de

sorte que l’on voyait seulement un grand mur peint en bleu. Mais

la lumière sourde dont j’ai parlé plus haut projetait sur cet écran

[92] l’ombre d’un mort étendu sur le lit et celle d’un policier

montant la garde devant le corps. Les deux ombres se coupaient

à angle droit. Cette lumière me bouleversa. Elle était authen-

tique, une vraie lumière de vie, d’après-midi de vie, une lumière

qui fait qu’on s’aperçoit qu’on vit. Lui était mort. Seul dans sa

chambre. Je savais que ce n’était pas un suicide. Je rentrai préci-

pitamment dans ma chambre et me jetai sur mon lit. Un homme

comme beaucoup d’autres, petit et gros si j’en croyais l’ombre. Il

y avait longtemps qu’il était mort sans doute. Et la vie avait

continué dans l’hôtel, jusqu’à ce que le garçon ait eu l’idée de

l’appeler. Il était arrivé là sans se douter de rien et il était mort

seul. Moi, pendant ce temps, je lisais la réclame de ma pâte à ra-

ser. Je passai l’après-midi entier dans un état que j’aurais peine à

décrire. J’étais étendu, la tête vide et le cœur étrangement serré.

Je faisais mes ongles. Je comptais les rainures du parquet. « Si je

peux compter [93] jusqu’à mille... » À cinquante ou soixante,

c’était la débâcle. Je ne pouvais aller plus loin. Je n’entendais rien

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Albert Camus, L’envers et l’endroit. (1958) 48

des bruits du dehors. Une fois cependant, dans le couloir, une

voix étouffée, une voix de femme qui disait en allemand : « Il

était si bon. » Alors je pensai désespérément à ma ville, au bord

de la Méditerranée, aux soirs d’été que j’aime tant, très doux

dans la lumière verte et pleins de femmes jeunes et belles. De-

puis des jours, je n’avais pas prononcé une seule parole et mon

cœur éclatait de cris et de révoltes contenus. J’aurais pleuré

comme un enfant si quelqu’un m’avait ouvert ses bras. Vers la

fin de l’après-midi, brisé de fatigue, je fixais éperdument le lo-

quet de ma porte, la tête creuse et ressassant un air populaire

d’accordéon. À ce moment, je ne pouvais aller plus loin. Plus de

pays, plus de ville, plus de chambre et plus de nom, folie ou

conquête, humiliation ou inspiration, allais-je savoir ou me

consumer ? On frappa à la porte et mes amis [94] entrèrent.

J’étais sauvé même si j’étais frustré. Je crois bien que j’ai dit :

« Je suis content de vous revoir. » Mais je suis sûr que là se sont

arrêtés mes aveux et que je suis resté à leurs yeux l’homme

qu’ils avaient quitté.

Je quittai Prague peu après. Et certes, je me suis intéressé à

ce que je vis ensuite. Je pourrais noter telle heure dans le petit

cimetière gothique de Bautzen, le rouge éclatant de ses géra-

niums, et le matin bleu. Je pourrais parler des longues plaines de

Silésie, impitoyables et ingrates. Je les ai traversées au petit jour.

Un vol pesant d’oiseaux passait dans le matin brumeux et gras,

au-dessus des terres gluantes. J’aimai aussi la Moravie tendre et

grave, ses lointains purs, ses chemins bordés de pruniers aux

fruits aigres. Mais je gardais au fond de moi l’étourdissement de

ceux qui ont trop regardé dans une crevasse [95] sans fond. J’ar-

rivai à Vienne, en repartis au bout d’une semaine, et j’étais tou-

jours prisonnier de moi-même.

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Albert Camus, L’envers et l’endroit. (1958) 49

Pourtant, dans le train qui me menait de Vienne à Venise, j’at-

tendais quelque chose. J’étais comme un convalescent qu’on a

nourri de bouillons et qui pense à ce que sera la première croûte

de pain qu’il mangera. Une lumière naissait. Je le sais mainte-

nant : j’étais prêt pour le bonheur. Je parlerai seulement des six

jours que je vécus sur une colline près de Vicence. J’y suis en-

core, ou plutôt, je m’y retrouve parfois, et souvent tout m’est

rendu dans un parfum de romarin.

J’entre en Italie. Terre faite à mon âme, je reconnais un à un

les signes de son approche. Ce sont les premières maisons aux

tuiles écailleuses, les premières vignes plaquées contre un mur

que le sulfatage a bleui. Ce sont les premiers linges tendus dans

les cours, le désordre des choses, le débraillé des hommes. Et le

premier cyprès (si grêle et pourtant si droit), [96] le premier oli-

vier, le figuier poussiéreux. Places pleines d’ombres des petites

villes italiennes, heures de midi où les pigeons cherchent un abri,

lenteur et paresse, l’âme y use ses révoltes. La passion chemine

par degrés vers les larmes. Et puis, voici Vicence. Ici, les jour-

nées tournent sur elles-mêmes, depuis l’éveil du jour gonflé du

cri des poules jusqu’à ce soir sans égal, doucereux et tendre,

soyeux derrière les cyprès et mesuré longuement par le chant

des cigales. Ce silence intérieur qui m’accompagne, il naît de la

course lente qui mène la journée à cette autre journée. Qu’ai-je à

souhaiter d’autre que cette chambre ouverte sur la plaine, avec

ses meubles antiques et ses dentelles au crochet. J’ai tout le ciel

sur la face et ce tournoiement des journées, il me semble que je

pourrais le suivre sans cesse, immobile, tournoyant avec elles. Je

respire le seul bonheur dont je sois capable - une conscience at-

tentive et amicale. Je me promène tout le jour : de la colline, [97]

je descends vers Vicence ou bien je vais plus avant dans la cam-

pagne. Chaque être rencontré, chaque odeur de cette rue, tout

m’est prétexte pour aimer sans mesure. Des jeunes femmes qui

surveillent une colonie de vacances, la trompette des marchands

de glaces (leur voiture, c’est une gondole montée sur roues et

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Albert Camus, L’envers et l’endroit. (1958) 50

munie de brancards), les étalages de fruits, pastèques rouges

aux graines noires, raisins translucides et gluants - autant d’ap-

puis pour qui ne sait plus être seul 3. Mais la flûte aigre et tendre

des cigales, le parfum d’eaux et d’étoiles qu’on rencontre dans

les nuits de septembre, les chemins odorants parmi les len-

tisques et les roseaux, autant de signes d’amour pour qui est for-

cé d’être seul 4. Ainsi, les journées passent. Après l’éblouisse-

ment des heures pleines de soleil, le soir vient, dans le décor

splendide que lui fait l’or du couchant et le noir des cyprès. Je

marche alors sur la route, vers les cigales qui s’entendent de si

loin.

[98] À mesure que j’avance, une à une, elles mettent leur

chant en veilleuse, puis se taisent. J’avance d’un pas lent, op-

pressé par tant d’ardente beauté. Une à une, derrière moi, les ci-

gales enflent leur voix puis chantent : un mystère dans ce ciel

d’où tombent l’indifférence et la beauté. Et, dans la dernière lu-

mière, je lis au fronton d’une villa : « In magnificentia naturae,

resurgit spiritus. » C’est là qu’il faut s’arrêter. La première étoile

déjà, puis trois lumières sur la colline d’en face, la nuit soudain

tombée sans rien qui l’ait annoncée, un murmure et une brise

dans les buissons derrière moi, la journée s’est enfuie, me lais-

sant sa douceur.

Bien sûr, je n’avais pas changé, Je n’étais seulement plus seul.

À Prague, j’étouffais entre des murs. Ici, j’étais devant le monde,

et projeté autour de moi, je peuplais l’univers de formes sem-

blables à moi. Car je n’ai pas encore parlé du soleil. De même

que j’ai mis longtemps à comprendre mon attachement et mon

amour [99] pour le monde de pauvreté où s’est passée mon en-

fance, c’est maintenant seulement que j’entrevois la leçon du so-

leil et des pays qui m’ont vu naître. Un peu avant midi, je sortais

et me dirigeais vers un point que je connaissais et qui dominait

l’immense plaine de Vicence. Le soleil était

3 C’est-à-dire tout le monde.4 C’est-à-dire tout le monde.

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Albert Camus, L’envers et l’endroit. (1958) 51

presque au zénith, le ciel d’un bleu intense et aéré. Toute la

lumière qui en tombait dévalait la pente des collines, habillait les

cyprès et les oliviers, les maisons blanches et les toits rouges, de

la plus chaleureuse des robes, puis allait se perdre dans la plaine

qui fumait au soleil. Et chaque fois, c’était le même dénuement.

En moi, l’ombre horizontale du petit homme gros et court. Et

dans ces plaines tourbillonnantes au soleil et dans la poussière,

dans ces collines rasées et toutes croûteuses d’herbes brûlées,

ce que je touchais du doigt, c’était une forme dépouillée et sans

attraits de ce goût du néant que je portais en moi. Ce pays me

ramenait au cœur de moi-même et me mettait [100] en face de

mon angoisse secrète. Mais c’était l’angoisse de Prague et ce

n’était pas elle. Comment l’expliquer ? Certes, devant cette

plaine italienne, peuplée d’arbres, de soleil et de sourires, j’ai

saisi mieux qu’ailleurs l’odeur de mort et d’inhumanité qui me

poursuivait depuis un mois. Oui, cette plénitude sans larmes,

cette paix sans joie qui m’emplissait, tout cela n’était fait que

d’une conscience très nette de ce qui ne me revenait pas : d’un

renoncement et d’un désintérêt. Comme celui qui va mourir et

qui le sait ne s’intéresse pas au sort de sa femme, sauf dans les

romans. Il réalise la vocation de l’homme qui est d’être égoïste,

c’est-à-dire désespéré. Pour moi, aucune promesse d’immortalité

dans ce pays. Que me faisait de revivre en mon âme, et sans

yeux pour voir Vicence, sans mains pour toucher les raisins de

Vicence, sans peau pour sentir la caresse de la nuit sur la route

du Monte Berico à la villa Valmarana ?

Oui, tout ceci était vrai. Mais, en même [101] temps, entrait

en moi avec le soleil quelque chose que je saurais mal dire. À

cette extrême pointe de l’extrême conscience, tout se rejoignait

et ma vie m’apparaissait comme un bloc à rejeter ou à recevoir.

J’avais besoin d’une grandeur. Je la trouvais dans la confrontation

de mon désespoir profond et de l’indifférence secrète d’un des

plus beaux paysages du monde. J’y puisais la force d’être coura-

geux et conscient à la fois. C’était assez pour moi d’une chose si

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Albert Camus, L’envers et l’endroit. (1958) 52

difficile et si paradoxale. Mais, peut-être, ai-je déjà forcé quelque

chose de ce qu’alors je ressentais si justement. Au reste, je re-

viens souvent à Prague et aux jours mortels que j’y vécus. J’ai re-

trouvé ma ville. Parfois, seulement, une odeur aigre de

concombre et de vinaigre vient réveiller mon inquiétude. Il faut

alors que je pense à Vicence. Mais les deux me sont chères et je

sépare mal mon amour de la lumière et de la vie d’avec mon se-

cret attachement pour l’expérience désespérée que j’ai voulu dé-

crire. [102] On l’a compris déjà, et moi, je ne veux pas me ré-

soudre à choisir. Dans la banlieue d’Alger, il y a un petit cime-

tière aux portes de fer noir. Si l’on va jusqu’au bout, c’est la val-

lée que l’on découvre avec la baie au fond. On peut longtemps

rêver devant cette offrande qui soupire avec la mer. Mais quand

on revient sur ses pas, on trouve une plaque « Regrets éter-

nels », dans une tombe abandonnée. Heureusement, il y a les

idéalistes pour arranger les choses.

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Albert Camus, L’envers et l’endroit. (1958) 53

[103]

L’envers et l’endroit. (1958)

AMOURDE VIVRE

Retour à la table des matières

[105] La nuit à Palma, la vie reflue lentement vers le quartier

des cafés chantants, derrière le marché : des rues noires et silen-

cieuses jusqu’au moment où l’on arrive devant des portes per-

siennes où filtrent la lumière et la musique. J’ai passé près d’une

nuit dans l’un de ces cafés. C’était une petite salle très basse,

rectangulaire, peinte en vert, décorée de guirlandes roses. Le

plafond boisé était couvert de minuscules ampoules rouges.

Dans ce petit espace s’étaient miraculeusement casés un or-

chestre, un bar aux bouteilles multicolores et le public, serré à

mourir, épaules contre épaules. Des hommes seulement. Au

centre, deux mètres carrés d’espace libre. Des verres et des bou-

teilles en [106] fusaient, envoyés par le garçon aux quatre coins

de la salle. Pas un être ici n’était conscient. Tous hurlaient. Une

sorte d’officier de marine m’éructait dans la figure des politesses

chargées d’alcool. À ma table, un nain sans âge me racontait sa

vie. Mais j’étais trop tendu pour l’écouter. L’orchestre jouait sans

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Albert Camus, L’envers et l’endroit. (1958) 54

arrêt des mélodies dont on ne saisissait que le rythme parce que

tous les pieds en donnaient la mesure. Parfois la porte s’ouvrait.

Au milieu des hurlements, on encastrait un nouvel arrivant entre

deux chaises 5.

Un coup de cymbale soudain et une femme sauta brusque-

ment dans le cercle exigu, au milieu du cabaret. « Vingt et un

ans », me dit l’officier. Je fus stupéfait. Un visage de jeune fille,

mais sculpté dans une montagne de chair. Cette femme pouvait

avoir un mètre quatre-vingts. Enorme, [107] elle devait peser

trois cents livres. Les mains sur les hanches, vêtue d’un filet

jaune dont les mailles faisaient gonfler un damier de chair

blanche, elle souriait ; et chacun des coins de sa bouche ren-

voyait vers l’oreille une série de petites ondulations de chair.

Dans la salle, l’excitation n’avait plus de bornes. On sentait que

cette fille était connue, aimée, attendue. Elle souriait toujours.

Elle promena son regard autour du publie, et toujours silencieuse

et souriante, fit onduler son ventre en avant. La salle hurla, puis

réclama une chanson qui paraissait connue. C’était un chant an-

dalou, nasillard et rythmé sourdement par la batterie, toutes les

trois mesures. Elle chantait et, à chaque coup, mimait l’amour de

tout son corps. Dans ce mouvement monotone et passionné, de

vraies vagues de chair naissaient sur ses hanches et venaient

mourir sur ses épaules. La salle était comme écrasée. Mais, au

refrain, la fille, tournant sur elle-même, tenant ses seins à

pleines mains, ouvrant [108] sa bouche rouge et mouillée, reprit

la mélodie, en chœur avec la salle, jusqu’à ce que tout le monde

soit levé dans le tumulte.

Elle, campée au centre, gluante de sueur, dépeignée, dressait

sa taille massive, gonflée dans son filet jaune. Comme une

déesse immonde sortant de l’eau, le front bête et bas, les yeux

creux, elle vivait seulement par un petit tressaillement du genou

comme en ont les chevaux après la course. Au milieu de la joie

5 Il y a une certaine aisance dans la joie qui définit la vraie civilisation. Et le peuple espagnol est un des rares en Europe qui soit civilisé.

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Albert Camus, L’envers et l’endroit. (1958) 55

trépignante qui l’entourait, elle était comme l’image ignoble et

exaltante de la vie, avec le désespoir de ses yeux vides et la

sueur épaisse de son ventre...

Sans les cafés et les journaux, il serait difficile de voyager.

Une feuille imprimée dans notre langue, un lieu où le soir nous

tentons de coudoyer des hommes, nous permet de mimer dans

un geste familier l’homme que nous étions chez nous, et qui, à

distance, nous paraît si étranger. Car ce qui fait le prix du

voyage, c’est la [109] peur. Il brise en nous une sorte de décor

intérieur. Il n’est plus possible de tricher - de se masquer derrière

des heures de bureau et de chantier (ces heures contre les-

quelles nous protestons si fort et qui nous défendent si sûrement

contre la souffrance d’être seul). C’est ainsi que j’ai toujours en-

vie d’écrire des romans où mes héros diraient : « Qu’est-ce que

je deviendrais sans mes heures de bureau ? » ou encore : « Ma

femme est morte, mais par bonheur, j’ai un gros paquet d’expé-

ditions à rédiger pour demain. » Le voyage nous ôte ce refuge.

Loin des nôtres, de notre langue, arrachés à tous nos appuis, pri-

vés de nos masques (on ne connaît pas le tarif des tramways et

tout est comme ça), nous sommes tout entiers à la surface de

nous-mêmes. Mais aussi, à nous sentir l’âme malade, nous ren-

dons à chaque être, à chaque objet, sa valeur de miracle. Une

femme qui danse sans penser, une bouteille sur une table, aper-

çue derrière un rideau : chaque image devient un symbole. [110]

La vie nous semble s’y refléter tout entière, dans la mesure où

notre vie à ce moment s’y résume. Sensible à tous les dons,

comment dire les ivresses contradictoires que nous pouvons goû-

ter (jusqu’à celle de la lucidité). Et jamais peut-être un pays, si-

non la Méditerranée, ne m’a porté à la fois si loin et si près de

moi-même.

Sans doute c’est de là que venait mon émotion du café de Pal-

ma. Mais à midi, au contraire, dans le quartier désert de la cathé-

drale, parmi les vieux palais aux cours fraîches, dans les rues

aux odeurs d’ombre, c’est l’idée d’une certaine « lenteur » qui

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Albert Camus, L’envers et l’endroit. (1958) 56

me frappait. Personne dans ces rues. Aux miradors, de vieilles

femmes figées. Et marchant le long des maisons, m’arrêtant

dans les cours pleines de plantes vertes et de piliers ronds et

gris, je me fondais dans cette odeur de silence, je perdais mes li-

mites, n’étais plus que le son de mes pas, ou ce vol d’oiseaux

dont j’apercevais l’ombre sur le haut des murs [111] encore en-

soleillé. Je passais aussi de longues heures dans le petit cloître

gothique de San Francisco. Sa fine et précieuse colonnade luisait

de ce beau jaune doré qu’ont les vieux monuments en Espagne.

Dans la cour, des lauriers roses, de faux poivriers, un puits de fer

forgé d’où pendait une longue cuiller de métal rouillé. Les pas-

sants y buvaient. Parfois, je me souviens encore du bruit clair

qu’elle faisait en retombant sur la pierre du puits. Pourtant, ce

n’était pas la douceur de vivre que ce cloître m’enseignait. Dans

les battements secs de ses vols de pigeons, le silence soudain

blotti au milieu du jardin, dans le grincement isolé de sa chaîne

de puits, je retrouvais une saveur nouvelle et pourtant familière.

J’étais lucide et souriant devant ce jeu unique des apparences.

Ce cristal où souriait le visage du monde, il me semblait qu’un

geste l’eût fêlé. Quelque chose allait se défaire, le vol des pi-

geons mourir et chacun d’eux tomber lentement sur ses ailes dé-

ployées. [112] Seuls, mon silence et mon immobilité rendaient

plausible ce qui ressemblait si fort à une illusion. J’entrais dans le

jeu. Sans être dupe, je me prêtais aux apparences, Un beau so-

leil doré chauffait doucement les pierres jaunes du cloître. Une

femme puisait de l’eau au puits. Dans une heure, une minute,

une seconde, maintenant peut-être, tout pouvait crouler. Et pour-

tant le miracle se poursuivait. Le monde durait, pudique, ironique

et discret (comme certaines formes douces et retenues de l’ami-

tié des femmes). Un équilibre se poursuivait, coloré pourtant par

toute l’appréhension de sa propre fin.

Là était tout mon amour de vivre : une passion silencieuse

pour ce qui allait peut-être m’échapper, une amertume sous une

flamme. Chaque jour, je quittais ce cloître comme enlevé à moi-

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même, inscrit pour un court instant dans la durée du monde. Et

je sais bien pourquoi je pensais alors aux yeux sans regard des

Apollons doriques ou aux personnages brûlants et [113] figés de

Giotto 6. C’est qu’à ce moment, je comprenais vraiment ce que

pouvaient m’apporter de semblables pays. J’admire qu’on puisse

trouver au bord de la Méditerranée des certitudes et des règles

de vie, qu’on y satisfasse sa raison et qu’on y justifie un opti-

misme et un sens social. Car enfin, ce qui me frappait alors ce

n’était pas un monde fait à la mesure de l’homme - mais qui se

refermait sur l’homme. Non, si le langage de ces pays s’accordait

à ce qui résonnait profondément en moi, ce n’est pas parce qu’il

répondait à mes questions, mais parce qu’il les rendait inutiles.

Ce n’était pas des actions de grâces qui pouvaient me monter

aux lèvres, mais ce Nada qui n’a pu naître que devant des pay-

sages écrasés de soleil. Il n’y a pas d’amour de vivre sans déses-

poir de vivre.

À Ibiza, j’allais tous les jours m’asseoir [114] dans les cafés

qui jalonnent le port. Vers cinq heures, les jeunes gens du pays

se promènent sur deux rangs tout le long de la jetée. Là se font

les mariages et la vie tout entière. On ne peut s’empêcher de

penser qu’il y a une certaine grandeur à commencer ainsi sa vie

devant le monde. Je m’asseyais, encore tout chancelant du soleil

de la journée, plein d’églises blanches et de murs crayeux, de

campagnes sèches et d’oliviers hirsutes. Je buvais un orgeat dou-

ceâtre. Je regardais la courbe des collines qui me faisaient face.

Elles descendaient doucement vers la mer. Le soir devenait vert.

Sur la plus grande des collines, la dernière brise faisait tourner

les ailes d’un moulin. Et, par un miracle naturel, tout le monde

baissait la voix. De sorte qu’il n’y avait plus que le ciel et des

mots chantants qui montaient vers lui, mais qu’on percevait

comme s’ils venaient de très loin. Dans ce court instant de cré-

puscule, régnait quelque chose de fugace et de mélancolique qui

6 C’est avec l’apparition du sourire et du regard que commencent la dé-cadence de la sculpture grecque et la dispersion de l’art italien. Comme si la beauté cessait où commençait l’esprit.

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Albert Camus, L’envers et l’endroit. (1958) 58

n’était pas sensible [115] à un homme seulement, mais à un

peuple tout entier. Pour moi, j’avais envie d’aimer comme on a

envie de pleurer. Il me semblait que chaque heure de mon som-

meil serait désormais volée à la vie... c’est-à-dire au temps du

désir sans objet. Comme dans ces heures vibrantes du cabaret

de Palma et du cloître de San Francisco, j’étais immobile et ten-

du, sans forces contre cet immense élan qui voulait mettre le

monde entre mes mains.

Je sais bien que j’ai tort, qu’il y a des limites à se donner. À

cette condition, l’on crée. Mais il n’y a pas de limites pour aimer

et que m’importe de mal étreindre si je peux tout embrasser. Il y

a des femmes à Gênes dont j’ai aimé le sourire tout un matin. Je

ne les reverrai plus et, sans doute, rien n’est plus simple. Mais

les mots ne couvriront pas la flamme de mon regret. Petit puits

du cloître de San Francisco, j’y regardais passer des vols de pi-

geons et j’en oubliais ma soif. Mais un moment venait toujours

où ma soif renaissait.

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[117]

L’envers et l’endroit. (1958)

L’ENVERSET L’ENDROIT

Retour à la table des matières

[119] C’était une femme originale et solitaire. Elle entretenait

un commerce étroit avec les esprits, épousait leurs querelles et

refusait de voir certaines personnes de sa famille mal considé-

rées dans le monde où elle se réfugiait.

Un petit héritage lui échut qui venait de sa sœur. Ces cinq

mille francs, arrivés à la fin d’une vie, se révélèrent assez en-

combrants. Il fallait les placer. Si presque tous les hommes sont

capables de se servir d’une grosse fortune, la difficulté com-

mence quand la somme est petite. Cette femme resta fidèle à

elle-même. Près de la mort, elle voulut abriter ses vieux os. Une

véritable occasion s’offrait à elle. Au cimetière de sa ville, une

concession venait d’expirer et, sur ce terrain, les propriétaires

[120] avaient érigé un somptueux caveau, sobre de lignes, en

marbre noir, un vrai trésor à tout dire, qu’on lui laissait pour la

somme de quatre mille francs. Elle acheta ce caveau. C’était là

une valeur sûre, à l’abri des fluctuations boursières et des événe-

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Albert Camus, L’envers et l’endroit. (1958) 60

ments politiques. Elle fit aménager la fosse intérieure, la tint

prête à recevoir son propre corps. Et, tout achevé, elle fit graver

son nom en capitales d’or.

Cette affaire la contenta si profondément qu’elle fut prise d’un

véritable amour pour son tombeau. Elle venait voir au début les

progrès des travaux Elle finit par se rendre visite tous les di-

manches après-midi. Ce fut son unique sortie et sa seule distrac-

tion. Vers deux heures de l’après-midi, elle faisait le long trajet

qui l’amenait aux portes de la ville où se trouvait le cimetière.

Elle entrait dans le petit caveau, refermait soigneusement la

porte, et s’agenouillait sur le prie-Dieu. C’est ainsi que, mise en

présence d’elle-même, confrontant [121] ce qu’elle était et ce

qu’elle devait être, retrouvant l’anneau d’une chaîne toujours

rompue, elle perça sans effort les desseins secrets de la Provi-

dence. Par un singulier symbole, elle comprit même un jour

qu’elle était morte aux yeux du monde. À la Toussaint, arrivée

plus tard que d’habitude, elle trouva le pas de la porte pieuse-

ment jonché de violettes. Par une délicate attention, des incon-

nus compatissants devant cette tombe laissée sans fleurs,

avaient partagé les leurs et honoré la mémoire de ce mort aban-

donné à lui-même.

Et voici que je reviens sur ces choses. Ce jardin de l’autre côté

de la fenêtre, je n’en vois que les murs. Et ces quelques

feuillages où coule la lumière. Plus haut, c’est encore les

feuillages. Plus haut, c’est le soleil. Mais de toute cette jubilation

de l’air que l’on sent au-dehors, de toute cette joie épandue sur

le monde, je ne perçois que des ombres de ramures qui jouent

sur mes rideaux blancs. Cinq rayons de soleil aussi qui déversent

patiemment dans la [122] pièce un parfum d’herbes séchées.

Une brise, et les ombres s’animent sur le rideau. Qu’un nuage

couvre puis découvre le soleil, et de l’ombre émerge le jaune

éclatant de ce vase de mimosas. Il suffit : une seule lueur nais-

sante, me voilà rempli d’une joie confuse et étourdissante. C’est

un après-midi de janvier qui me met ainsi en face de l’envers du

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Albert Camus, L’envers et l’endroit. (1958) 61

monde. Mais le froid reste au fond de l’air. Partout une pellicule

de soleil qui craquerait sous l’ongle, mais qui revêt toutes choses

d’un éternel sourire. Qui suis-je et que puis-je faire, sinon entrer

dans le jeu des feuillages et de la lumière ? Etre ce rayon où ma

cigarette se consume, cette douceur et cette passion discrète qui

respire dans l’air. Si j’essaie de m’atteindre, c’est tout au fond de

cette lumière. Et si je tente de comprendre et de savourer cette

délicate saveur qui livre le secret du monde, c’est moi-même

que je trouve au fond de l’univers. Moi-même, c’est-à-dire cette

extrême émotion qui me délivre du décor.

[123] Tout à l’heure, d’autres choses, les hommes et les

tombes qu’ils achètent. Mais laissez-moi découper cette minute

dans l’étoffe du temps. D’autres laissent une fleur entre des

pages, y enferment une promenade où l’amour les a effleurés.

Moi aussi, je me promène, mais c’est un dieu qui me caresse. La

vie est courte et c’est péché de perdre son temps. Je suis actif,

dit-on. Mais être actif, c’est encore perdre son temps, dans la

mesure où l’on se perd. Aujourd’hui est une halte et mon cœur

s’en va à la rencontre de lui-même. Si une angoisse encore

m’étreint, c’est de sentir cet impalpable instant glisser entre mes

doigts comme les perles du mercure. Laissez donc ceux qui

veulent tourner le dos au monde. Je ne me plains pas puisque je

me regarde naître. À cette heure, tout mon royaume est de ce

monde. Ce soleil et ces ombres, cette chaleur et ce froid qui

vient du fond de l’air : vais-je me demander si quelque chose

meurt et si les hommes souffrent puisque tout est écrit [124]

dans cette fenêtre où le ciel déverse sa plénitude à la rencontre

de ma pitié. Je peux dire et je dirai tout à l’heure que ce qui

compte c’est d’être humain et simple. Non, ce qui compte, c’est

d’être vrai et alors tout s’y inscrit, l’humanité et la simplicité. Et

quand donc suis-je plus vrai que lorsque je suis le monde ? Je

suis comblé avant d’avoir désiré. L’éternité est là et moi je l’es-

pérais. Ce n’est plus d’être heureux que je souhaite maintenant,

mais seulement d’être conscient.

Page 62: Camus Envers Et Endroit

Albert Camus, L’envers et l’endroit. (1958) 62

Un homme contemple et l’autre creuse son tombeau : com-

ment les séparer ? Les hommes et leur absurdité ? Mais voici le

sourire du ciel. La lumière se gonfle et c’est bientôt l’été ? Mais

voici les yeux et la voix de ceux qu’il faut aimer. Je tiens au

monde par tous mes gestes, aux hommes par toute ma pitié et

ma reconnaissance. Entre cet endroit et cet envers du monde, je

ne veux pas choisir, je n’aime pas qu’on choisisse. Les gens ne

veulent pas qu’on soit lucide et ironique. Ils disent : « Ça [125]

montre que vous n’êtes pas bon. » Je ne vois pas le rapport.

Certes, si j’entends dire à l’un qu’il est immoraliste, je traduis

qu’il a besoin de se donner une morale ; à l’autre qu’il méprise

l’intelligence, je comprends qu’il ne peut pas supporter ses

doutes. Mais parce que je n’aime pas qu’on triche. Le grand cou-

rage, c’est encore de tenir les yeux ouverts sur la lumière

comme sur la mort. Au reste, comment dire le lien qui mène de

cet amour dévorant de la vie à ce désespoir secret. Si j’écoute

l’ironie 7, tapie au fond des choses, elle se découvre lentement.

Clignant son œil petit et clair : « Vivez comme si... », dit-elle.

Malgré bien des recherches, c’est là toute ma science.

Après tout, je ne suis pas sûr d’avoir raison. Mais ce n’est pas

l’important si je pense à cette femme dont on me racontait l’his-

toire. Elle allait mourir et sa fille l’habilla pour la tombe pendant

qu’elle [126] était vivante. Il paraît en effet que la chose est plus

facile quand les membres ne sont pas raides. Mais c’est curieux

tout de même comme nous vivons parmi des gens pressés.

Fin du texte

7 Cette garantie de liberté dont parle Barrès.