Camus, Actuelles III

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  • Albert CAMUS philosophe et crivain franais [1913-1960]

    ACTUELLES III

    CHRONIQUES ALGRIENNES 1939-1958

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    au domaine public 50 ans aprs la mort de lauteur(e). Cette uvre nest pas dans le domaine public dans les pays o il

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    Cette dition lectronique a t ralise par Jean-Marie Tremblay, b-

    nvole, professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi et fondateur des Classiques des sciences sociales, partir de :

    Albert CAMUS [1913-1960] ACTUELLES III. Chroniques algriennes, 1939-1958. Paris : Les ditions Gallimard, 1958, 213 pp. Collection NRF.

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    Albert CAMUS philosophe et crivain franais [1913-1960]

    Actuelles III Chroniques algriennes, 1939-1958.

    Paris : Les ditions Gallimard, 1958, 213 pp. Collection NRF.

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    [4] OEUVRES D'ALBERT CAMUS

    Rcits-Nouvelles

    L'TRANGER. LA PESTE. LA CHUTE. L'EXIL ET LE ROYAUME.

    Essais

    NOCES. LE MYTHE DE SISYPHE. LETTRES UN AMI ALLEMAND. ACTUELLES, chroniques 1944-1948. ACTUELLES 11, chroniques 1948-1953. CHRONIQUES ALGRIENNES, 1939-1958 (Actuelles III).

    L'HOMME RVOLT. L'ET. L'ENVERS ET L'ENDROIT. DISCOURS DE SUDE. CARNETS (Mai 1935 - fvrier 1942). CARNETS II (janvier 1942 - mars 1951).

    Thtre

    LE MALENTENDU CALIGULA. L'TAT DE SIGE. LES JUSTES.

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    Adaptations et Traductions

    LES ESPRITS, de Pierre de Larivey. LA DVOTION LA CROIX, de Pedro Calderon de la Barca. REQUIEM POUR UNE NONNE, de William Faulkner. LE CHEVALIER D'OLMEDO, de Lope de Vega. LES POSSDS, d'aprs le roman de Dostoevski.

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    Table des matires Note de lditeurAvant-propos, mars-avril 1958. 1. Misre de la Kabylie (1939)

    Le dnuementLe dnuement (suite) Les salairesLenseignementLavenir politiqueLavenir conomique et socialConclusion

    2. Crise en Algrie (1945)

    Crise en AlgrieLa famine en AlgrieDes bateaux et de la justiceLe malaise politiqueLe Parti du ManifesteConclusion

    3. Lettre un militant algrien (1955)

    4. L'Algrie dchire (1956) LabsenteLa table rondeLa bonne conscienceLa vraie dmissionLes raisons de ladversaire

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    Premier novembreTrve pour les civilsLe Parti de la trve

    5. Appel pour une trve civile (1956) Pour une trve civile en Algrie

    6. L'affaire Maisonseul (1956) Lettre au MondeGouvernez !

    7. Algrie 1958 Algrie 1958LAlgrie nouvelle

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    Actuelles III

    Chroniques algriennes, 1939-1958.

    Note de lditeur

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    Ce volume tait dj compos et sur le point de paratre lorsque les vnements du 13 mai ont clat. Aprs rflexion, il m'a paru que sa publication restait souhaitable, qu'il constituait mme un commentaire direct de ces vnements et que, dans la confusion actuelle, la position et les solutions de synthse qui sont ici dfinies devaient l'tre plus que jamais. De vastes changements s'oprent dans les esprits en Alg-rie et ces changements autorisent de grandes esprances en mme temps que des craintes. Mais les faits, eux, n'ont pas chang et, de-main, il faudra encore en tenir compte pour dboucher sur le seul ave-nir acceptable : celui o la France, appuye inconditionnellement sur ses liberts, saura rendre justice, sans discrimination, ni dans un sens ni dans l'autre, toutes les communauts de l'Algrie. Aujourd'hui, comme hier, ma seule ambition, en publiant ce libre tmoignage, est de, contribuer, selon mes moyens, la dfinition de cet avenir.

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    Actuelles III

    Chroniques algriennes, 1939-1958.

    Avant-propos Mars-avril 1958

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    [11] On trouvera dans ce recueil un choix d'articles et de textes qui tous concernent l'Algrie. Ils s'chelonnent sur une priode de vingt ans, depuis l'anne 1939, o presque personne en France ne s'in-tressait ce pays, jusqu' 1958, o tout Le monde en parle. Pour contenir ces articles, un volume n'aurait pas suffi. Il a fallu liminer les rptitions et les commentaires trop gnraux, retenir surtout les faits, les chiffres et les suggestions qui risquent d'tre encore utiles. Tels quels, ces textes rsument la position d'un homme qui, plac trs jeune devant la misre algrienne, a multipli vainement les avertisse-ments et qui, conscient depuis longtemps des responsabilits de son pays, ne peut approuver une politique de conservation ou d'oppression en Algrie. Mais, averti depuis longtemps des ralits algriennes, je ne puis non plus approuver une politique de dmission qui abandonnerait le peuple arabe une plus grande misre, arracherait de ses [12] raci-nes sculaires le peuple franais d'Algrie et favoriserait seulement, sans profit pour personne, le nouvel imprialisme qui menace la libert de la France et de l'Occident.

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    Une telle position ne satisfait personne, aujourd'hui, et je sais d'avance l'accueil qui lui sera fait des deux cts. Je le regrette sin-crement, mais je ne puis forcer ce que je sens et ce que je crois. Du reste, personne, sur ce sujet, ne me satisfait non plus. C'est pourquoi, dans l'impossibilit de me joindre aucun des camps extrmes, devant la disparition progressive de ce troisime camp o l'on pouvait encore garder la tte froide, doutant aussi de mes certitudes et de mes connaissances, persuad enfin que la vritable cause de nos folies r-side dans les murs et le fonctionnement de notre socit intellec-tuelle et politique, j'ai dcid de ne plus participer aux incessantes polmiques qui n'ont eu d'autre effet que de durcir en Algrie les in-transigeances aux prises et de diviser un peu plus une France dj em-poisonne par les haines et les sectes.

    Il y a en effet une mchancet franaise laquelle je ne veux rien ajouter. Je sais trop le prix qu'elle nous a cot et nous cote. Depuis vingt ans, particulirement, on dteste ce point, chez nous, l'adver-saire politique qu'on finit par tout lui prfrer, et jusqu' la dictature trangre. Les Franais ne se lassent [13] pas apparemment de ces jeux mortels. Ils sont bien ce peuple singulier qui, selon Custine, se peindrait en laid plutt que de se laisser oublier. Mais si leur pays dis-paraissait, il serait oubli, de quelque faon qu'on l'ait maquill et, dans une nation asservie, nous n'aurions mme plus la libert de nous insulter. En attendant que ces vrits soient reconnues, il faut se r-signer ne plus tmoigner que personnellement, avec les prcautions ncessaires. Et, personnellement, je ne m'intresse plus qu'aux ac-tions qui peuvent, ici et maintenant, pargner du sang inutile, et aux, solutions qui prservent l'avenir d'une terre dont le malheur pse trop sur moi pour que je puisse songer en parler pour la galerie.

    D'autres raisons encore m'loignent de ces jeux publics. Il me manque d'abord cette assurance qui permet de tout trancher. Sur ce point, le terrorisme, tel qu'il est pratiqu en Algrie, a beaucoup in-fluenc mon attitude. Quand le destin des hommes et des femmes de son propre sang se trouve li, directement ou non, ces articles qu'on crit si facilement dans le confort du bureau, on a le devoir d'hsiter

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    et de peser le pour et le contre. Pour moi, si je reste sensible au ris-que o je suis, critiquant les dveloppements de la rbellion, de donner une mortelle bonne conscience aux plus anciens et aux plus insolents [14] responsables du drame algrien, je ne cesse pas de craindre, en faisant tat des longues erreurs franaises, de donner un alibi, sans aucun risque pour moi, au fou criminel qui jettera sa bombe sur une foule innocente o se trouvent les miens. Je me suis born reconna-tre cette vidence, et rien de plus, dans une rcente dclaration qui a t curieusement commente. Pourtant, ceux qui ne connaissent pas la situation dont je parle peuvent difficilement en juger. Mais ceux qui, la connaissant, continuent de penser hroquement que le frre doit prir plutt que les principes, je me bornerai les admirer de loin. Je ne suis pas de leur race.

    Cela ne veut pas dire que les principes n'ont pas de sens. La lutte des ides est possible, mme les armes la main, et il est juste de, savoir reconnatre les raisons de l'adversaire avant mme de se d-fendre contre lui. Mais, dans tous les camps, la terreur change, pour le temps o elle dure, l'ordre des termes. Quand sa propre famille est en pril immdiat de mort, on peut vouloir la rendre plus gnreuse et plus juste, on doit mme continuer le faire, comme ce livre en tmoi-gne, mais (qu'on ne s'y trompe pas !) sans manquer la solidarit qu'on lui doit dans ce danger mortel, pour qu'elle survive au moins et qu'en vivant, elle retrouve alors la chance d'tre juste. mes yeux, c'est cela [15] l'honneur, et la vraie justice, ou bien je reconnais ne plus rien savoir d'utile en ce monde.

    partir de cette position seulement, on a le droit, et le devoir, de dire que la lutte arme et la rpression ont pris, de notre ct, des aspects inacceptables. Les reprsailles contre les populations civiles et les pratiques de torture sont des crimes dont nous sommes tous soli-daires. Que ces faits aient pu se produire parmi nous, c'est une humi-liation quoi il faudra dsormais faire face. En attendant, nous devons du moins refuser toute justification, fut-ce par l'efficacit, ces m-thodes. Ds l'instant, en effet, o, mme indirectement, on les justi-fie, il n'y a plus de rgle ni de valeur, toutes les causes se valent et la

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    guerre sans buts ni lois consacre le triomphe du nihilisme. Bon gr, mal gr, nous retournons alors la jungle o le seul principe est la violence. Ceux qui ne veulent plus entendre parler de morale devraient com-prendre en tout cas que, mme pour gagner les guerres, il vaut mieux souffrir certaines injustices que les commettre, et que de pareilles entreprises nous font plus de mal que cent maquis ennemis. Lorsque ces pratiques s'appliquent, par exemple ceux qui, en Algrie, n'hsi-tent pas massacrer l'innocent ni, en d'autres lieux, torturer ou excuser que l'on torture, ne sont-elles pas aussi des fautes incalcula-bles [16] puisqu'elles risquent de justifier les crimes mmes que l'on veut combattre ? Et quelle est cette efficacit qui parvient justifier ce qu'il y a de plus injustifiable chez l'adversaire ? cet gard, on doit aborder de front l'argument majeur de ceux qui ont pris leur par-ti de la torture : celle-ci a peut-tre permis de retrouver trente bom-bes, au prix d'un certain honneur, mais elle a suscit du mme coup cinquante terroristes nouveaux qui, oprant autrement et ailleurs, fe-ront mourir plus d'innocents encore. Mme accepte au nom du ralis-me et de l'efficacit, la dchance ici ne sert rien, qu' accabler notre pays ses propres yeux et ceux de l'tranger. Finalement, ces beaux exploits prparent infailliblement la dmoralisation de la France et l'abandon de l'Algrie. Ce ne sont pas des mthodes de censure, honteuses ou cyniques, mais toujours stupides, qui changeront quelque chose ces vrits. Le devoir du, gouvernement n'est pas de suppri-mer les protestations mme intresses, contre les excs criminels de la rpression ; il est de supprimer ces excs et de les condamner pu-bliquement, pour viter que chaque citoyen se sente responsable per-sonnellement des exploits de quelques-uns et donc contraint de les dnoncer ou de les assumer.

    Mais, pour tre utile autant qu'quitable, nous devons condamner avec la mme force, [17] et sans prcautions de langage, le terrorisme appliqu par le F.L.N. aux civils franais comme, d'ailleurs, et dans une proportion plus grande, aux civils arabes. Ce terrorisme est un crime, qu'on ne peut ni excuser ni laisser se dvelopper. Sous la forme o il est pratiqu, aucun mouvement rvolutionnaire ne l'a jamais admis et

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    les terroristes russes de 1905, par exemple, seraient morts (ils en ont donn la preuve) plutt que de s'y abaisser. On ne saurait transformer ici la reconnaissance des injustices subies par le peuple arabe en indul-gence systmatique l'gard de ceux qui assassinent indistinctement civils arabes et civils franais sans considration d'ge ni de sexe. Aprs tout, Gandhi a prouv qu'on pouvait lutter pour son peuple, et vaincre, sans cesser un seul jour de rester estimable. Quelle que soit la cause que l'on dfend, elle restera toujours dshonore par le mas-sacre aveugle d'une foule innocente o le tueur sait d'avance qu'il at-teindra la femme et l'enfant.

    Je n'ai jamais cess de dire, on le verra dans ce livre, que ces deux condamnations ne pouvaient se sparer, si l'on voulait tre efficace. C'est pourquoi il m'a paru la fois indcent et nuisible de crier contre les tortures en mme temps que ceux qui ont trs bien digr Melouza ou la mutilation des enfants. europens. Comme il m'a paru nuisible [18] et indcent d'aller condamner le terrorisme aux cts de ceux qui trouvent la torture lgre porter. La vrit, hlas, c'est qu'une par-tie de notre opinion pense obscurment que les Arabes ont acquis le droit, d'une certaine manire, d'gorger et de mutiler tandis qu'une autre partie accepte de lgitimer, d'une certaine manire, tous les excs. Chacun, pour se justifier, s'appuie alors sur le crime de l'autre. Il y a l une casuistique du sang o un intellectuel, me semble-t-il, n'a que faire, moins de prendre les armes lui-mme. Lorsque la violence rpond la violence dans un dlire qui s'exaspre et rend impossible le simple langage de raison, le rle des intellectuels ne peut tre, comme on le lit tous les jours, d'excuser de loin l'une des violences et de condamner l'autre, ce qui a pour double effet d'indigner jusqu' la fu-reur le violent condamn et d'encourager plus de violence le violent innocent. S'ils ne rejoignent pas les combattants eux-mmes, leur rle (plus obscur, coup sr !) doit tre seulement de travailler dans le sens de l'apaisement pour que la raison retrouve ses chances. Une droite perspicace, sans rien cder sur ses convictions, et ainsi essay de persuader les siens, en Algrie, et au gouvernement, de la ncessit de rformes profondes et du caractre dshonorant de certains pro-

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    cds. Une gauche intelligente, sans rien [19] cder sur ses principes, et de mme essay de persuader le mouvement arabe que certaines mthodes taient ignobles en elles-mmes. Mais non. droite, on a, le plus souvent, entrin, au nom de l'honneur franais, ce qui tait le plus contraire cet honneur. gauche, on a le plus souvent, et au nom de la justice, excus ce qui tait une insulte toute vraie justice. La droite a laiss ainsi l'exclusivit du rflexe moral la gauche qui lui a cd l'exclusivit du rflexe patriotique. Le pays a souffert deux fois. Il aurait eu besoin de moralistes moins joyeusement rsigns au mal-heur de leur patrie et de patriotes qui consentissent moins facilement ce que des tortionnaires prtendent agir au nom de la France. Il semble que la mtropole n'ait point su trouver d'autres politiques que celles qui consistaient dire aux Franais d'Algrie : Crevez, vous l'avez bien mrit , ou : Crevez-les. Ils l'ont bien mrit. Cela fait deux politiques diffrentes, et une seule dmission, l o il ne s'agit pas de crever sparment, mais de vivre ensemble.

    Ceux que j'irriterai en crivant cela, je leur demande seulement de rflchir quelques instants, l'cart des rflexes idologiques. Les uns veulent que leur pays s'identifie totalement la justice et ils ont raison. Mais peut-on rester justes et libres dans une nation morte ou asservie ? Et l'absolue puret [20] ne concide-t-elle pas, pour une na-tion, avec la mort historique ? Les autres veulent que le corps mme de leur pays soit dfendu contre l'univers entier s'il le faut, et ils n'ont pas tort. Mais peut-on survivre comme peuple sans rendre justice, dans une mesure raisonnable, d'autres peuples ? La France meurt de ne pas savoir rsoudre ce dilemme. Les premiers veulent l'universel au dtriment du particulier. Les autres le particulier au dtriment de l'universel. Mais les deux vont ensemble. Pour trouver la socit hu-maine, il faut passer par la socit nationale. Pour prserver la socit nationale, il faut l'ouvrir sur une perspective universelle. Plus prcis-ment, si l'on veut que la France seule rgne en Algrie sur huit millions de muets, elle y mourra. Si l'on veut que l'Algrie se spare de la France, les deux priront d'une certaine manire. Si, au contraire, en Algrie, le peuple franais et le peuple arabe uniment leurs diffren-

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    ces, l'avenir aura un sens pour les Franais, les Arabes et le monde entier.

    Mais, pour cela, il faut cesser de considrer en bloc les Arabes d'Algrie comme un peuple de massacreurs. La grande masse d'entre eux, expose tous les coups, souffre d'une douleur que personne n'exprime pour elle. Des millions d'hommes, affols de misre et de peur, se terrent pour qui ni Le Caire ni Alger ne parlent jamais. J'ai essay, [21] depuis longtemps, on le verra, de faire connatre au moins leur misre et l'on me reprochera sans doute mes sombres descrip-tions. J'ai crit pourtant ces plaidoyers pour la misre arabe quand il tait temps encore d'agir, l'heure o la France tait forte, et o se taisaient ceux qui aujourd'hui trouvent plus facile d'accabler sans re-lche, et mme l'tranger, leur pays affaibli. Si, il y a vingt ans, ma voix avait t mieux entendue, il y aurait peut-tre moins de sang pr-sentement. Le malheur (et je l'prouve comme un malheur) est que les vnements m'ont donn raison. Aujourd'hui, la pauvret des paysans algriens risque de s'accrotre dmesurment au rythme d'une dmo-graphie foudroyante. De surcrot, coincs entre les combattants, ils souffrent de la peur : eux aussi, eux surtout ont besoin de paix ! C'est eux et aux miens que je continue de penser en crivant le mot d'Al-grie et en plaidant pour la rconciliation. C'est eux, en tout cas, qu'il faudrait donner enfin une voix et un avenir libr de la peur et de la faim.

    Mais, pour cela, il faut cesser aussi de porter condamnation en bloc sur les Franais d'Algrie. Une certaine opinion mtropolitaine, qui ne se lasse pas de les har, doit tre rappele la dcence. Quand un par-tisan franais du F.L.N. ose crire que les Franais d'Algrie ont tou-jours considr la France [22] comme une prostitue exploiter, il faut rappeler cet irresponsable qu'il parle d'hommes dont les grands-parents, par exemple, ont opt pour la France en 1871 et quitt leur terre d'Alsace pour l'Algrie, dont les pres sont morts en masse dans l'est de la France en 1914 et qui, eux-mmes, deux fois mobiliss dans la dernire guerre, n'ont cess, avec des centaines de milliers de musulmans, de se battre sur tous les fronts pour cette prostitue.

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    Aprs cela, on peut sans doute les juger nafs, il est difficile de les traiter de souteneurs. Je rsume ici l'histoire des hommes de ma fa-mille qui, de surcrot, tant pauvres et sans haine, n'ont jamais exploi-t ni opprim personne. Mais les trois quarts des Franais d'Algrie leur ressemblent et, condition qu'on les fournisse de raisons plutt que d'insultes, seront prts admettre la ncessit d'un ordre plus juste et plus libre. Il y a eu sans doute des exploiteurs en Algrie, mais plutt moins qu'en mtropole et le premier bnficiaire du sys-tme colonial est la nation franaise tout entire. Si certains Franais considrent que, par ses entreprises coloniales, la France (et elle seu-le, au milieu de nations saintes et pures) est en tat de pch histori-que, ils n'ont pas dsigner les Franais d'Algrie comme victimes expiatoires ( Crevez, nous l'avons bien mrit ! ), ils doivent s'offrir [23] eux-mmes l'expiation. En ce qui me concerne, il me parat d-gotant de battre sa coulpe, comme nos juges-pnitents, sur la poitri-ne d'autrui, vain de condamner plusieurs sicles d'expansion europen-ne, absurde de comprendre dans la mme maldiction Christophe Co-lomb et Lyautey. Le temps des colonialismes est fini, il faut le savoir seulement et en tirer les consquences. Et l'Occident qui, en dix ans, a donn l'autonomie une douzaine de colonies mrite cet gard plus de respect et, surtout, de patience, que la Russie qui, dans le mme temps, a colonis ou plac sous un protectorat implacable une douzaine de pays de grande et ancienne civilisation. Il est bon qu'une nation soit assez forte de tradition et d'honneur pour trouver le courage de d-noncer ses propres erreurs. Mais elle ne doit pas oublier les raisons qu'elle peut avoir encore de s'estimer elle-mme. Il est dangereux en tout cas de lui demander de s'avouer seule coupable et de la vouer une pnitence perptuelle. Je crois en Algrie une politique de rpa-ration, non a une politique d'expiation. C'est en fonction de l'avenir qu'il faut poser les problmes, sans remcher interminablement les fautes du pass. Et il n'y aura pas d'avenir qui ne rende justice en mme temps aux deux communauts d'Algrie.

    Cet esprit d'quit, il est vrai, semble tranger [24] la ralit de notre histoire o les rapports de force dfinissent une autre sorte de

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    justice ; dans notre socit internationale, il n'est de bonne morale que nuclaire. Le seul coupable est alors le vaincu. On comprend que beaucoup d'intellectuels en aient conclu que les valeurs et les mots n'avaient d'autre contenu que celui que la force leur donnait. Et cer-tains passent ainsi, sans transition, des discours sur les principes d'honneur ou de fraternit l'adoration du fait accompli ou du parti le plus cruel. Je continue cependant de croire, propos de l'Algrie comme du reste, que de pareils garements, droite comme gauche, dfinissent seulement le nihilisme de notre poque. S'il est vrai qu'en histoire, du moins, les valeurs, qu'elles soient celles de la nation ou de l'humanit, ne survivent pas sans qu'on ait combattu pour elles, le combat (ni la force) ne suffit pas les justifier. Il faut encore que lui-mme soit justifi, et clair, par ces valeurs. Se battre pour sa vri-t et veiller ne pas la tuer des armes mmes dont on la dfend, ce double prix les mots reprennent leur sens vivant. Sachant cela, le rle de l'intellectuel est de discerner, selon ses moyens, dans chaque camp, les limites respectives de la force et de la justice. Il est donc d'clai-rer les dfinitions pour dsintoxiquer les esprits et apaiser les fana-tismes, mme contre-courant.

    [25] Ce travail de dsintoxication, je l'ai tent selon mes moyens. Ses effets, reconnaissons-le, ont t nuls jusqu'ici : ce livre est aussi l'histoire d'un chec. Mais les simplifications de la haine et du parti pris, qui pourrissent et relancent sans cesse le conflit algrien, il fau-drait les relever tous les jours et un homme n'y peut suffire. Il y fau-drait un mouvement, une presse, une action incessante. Car il faudrait aussi bien relever, tous les jours, les mensonges et les omissions qui obscurcissent le vrai problme. Nos gouvernements dj veulent faire la guerre sans la nommer, avoir une politique indpendante et mendier l'argent de nos allis, investir en Algrie tout en protgeant le niveau de vie de la mtropole, tre intransigeant en publie et ngocier en cou-lisses, couvrir les btises de leurs excutants et les dsavouer de bouche oreille. Mais nos partis ou nos sectes, qui critiquent le pou-voir, ne sont pas plus brillants. Personne ne dit clairement ce qu'il Veut, ou, le disant, n'en tire les consquences. Ceux qui prconisent la

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    solution militaire doivent savoir qu'il ne s'agit de rien ou d'une re-conqute par les moyens de la guerre totale qui entranera, par exem-ple, la reconqute de la Tunisie contre l'opinion, et peut-tre les ar-mes, d'une partie du monde. C'est une politique sans doute, mais il faut la voir et la prsenter telle qu'elle est. Ceux qui prconisent, [26] en termes volontairement imprcis, la ngociation avec le F.L.N. ne peu-vent plus ignorer, devant les prcisions du F.L.N., que cela signifie l'in-dpendance de l'Algrie dirige par les chefs militaires les plus impla-cables de l'insurrection, c'est--dire l'viction de 1 200 000 Euro-pens d'Algrie et l'humiliation de millions de Franais avec les risques que cette humiliation comporte. C'est une politique, sans doute, mais il faut l'avouer pour ce qu'elle est, et cesser de la couvrir d'euphmis-mes.

    La polmique constante qu'il faudrait mener cet gard irait contre ses objectifs dans une socit politique o la volont de clair-voyance et l'indpendance intellectuelle se font de plus en plus rares. De cent articles, il ne reste que la dformation qu'en impose l'adver-saire. Le livre du moins, s'il n'vite pas tous les malentendus, en rend quelques-uns impossibles. On peut s'y rfrer et il permet aussi de prciser avec plus de srnit les nuances ncessaires. Ainsi, voulant'. rpondre tous ceux qui, de bonne foi, me demandent de faire conna-tre une fois de plus ma position, je n'ai pas pu le faire autrement qu'en rsumant dans ce livre une exprience de vingt ans, qui peut rensei-gner des esprits non prvenus. Je dis bien une exprience, c'est--dire la longue confrontation d'un homme et d'une situation, - avec [27] toutes les erreurs, les contradictions et les hsitations qu'une telle confrontation suppose et dont on trouvera maints exemples dans les pages qui suivent. Mon opinion, d'ailleurs, est qu'on attend trop d'un crivain en ces matires. Mme, et peut-tre surtout, lorsque sa nais-sance et son cur le vouent au destin d'une terre comme l'Algrie, il est vain de le croire dtenteur d'une vrit rvle et son histoire personnelle, si elle pouvait tre vridiquement crite, ne serait que l'histoire de dfaillances successives, surmontes et retrouves. Sur ce point, je suis tout prt reconnatre mes insuffisances et les er-

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    reurs de jugement qu'on pourra relever dans ce volume. Mais j'ai cru possible au moins, et bien qu'il m'en cote, de runir les pices de ce long dossier et de les livrer la rflexion de ceux qui n'ont pas encore leur opinion faite. La dtente psychologique qu'on peut sentir actuel-lement, entre Franais et Arabes, en Algrie permet aussi d'esprer qu'un langage de raison risque nouveau d'tre entendu.

    On trouvera donc dans ce livre une vocation ( l'occasion d'une crise trs grave en Kabylie) des causes conomiques du draine alg-rien, quelques repres pour l'volution proprement politique de ce drame, des commentaires sur la complexit de la situation prsente, la prdiction de l'impasse o nous a mens la relance du terrorisme et de la [28] rpression et, pour finir, une esquisse de la solution qui me pa-rait encore possible. Consacrant la fin du colonialisme, elle exclut les rveries de reconqute ou de maintien du statu quo qui sont, en rali-t, des ractions de faiblesse et d'humiliation et qui prparent le di-vorce dfinitif et le double malheur de la France et de l'Algrie. Mais elle exclut aussi les rves d'un dracinement des Franais d'Algrie qui, s'ils n'ont pas le droit d'opprimer personne, ont celui de ne pas tre opprims et de disposer d'eux-mmes sur la terre de leur nais-sance. Pour rtablir la justice ncessaire, il est d'autres voies que de remplacer une injustice par une autre.

    J'ai essay, cet gard, de dfinir clairement ma position. Une Al-grie constitue par des peuplements fdrs, et relie la France. me parat prfrable, sans comparaison possible au regard de la simple justice, une Algrie relie un empire d'Islam qui ne raliserait l'intention des peuples arabes qu'une addition de misres et de souf-frances et qui arracherait le peuple franais d'Algrie sa patrie na-turelle. Si l'Algrie que j'espre garde encore une chance de se faire (et elle garde, selon moi, plus d'une chance), je veux, de toutes mes forces, y aider. Je considre au contraire que je ne dois pas aider une seule seconde, et de quelque faon que ce soit, la constitution de l'autre Algrie. [29] Si elle se faisait, et ncessairement contre ou loin de la France, par la conjugaison des forces d'abandon et des for-ces de pure conservation, et par la double dmission qu'elles entra-

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    nent, ce serait pour moi un immense malheur, dont il me faudrait, avec des millions d'autres Franais, tirer les consquences. Voil, loyale-ment, ce que je pense. Je peux me tromper ou juger mal d'un drame qui me touche de trop prs. Mais, au cas o s'vanouiraient les esp-rances raisonnables qu'on peut aujourd'hui concevoir, devant les v-nements graves qui surgiraient alors et dont, qu'ils attentent notre pays ou l'humanit, nous serons tous responsables solidairement, chacun de nous doit se porter tmoin de ce qu'il a fait et de ce qu'il a dit. Voici mon tmoignage, auquel je n'ajouterai rien.

    Mars-avril 1958.

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    [31]

    Actuelles III

    Chroniques algriennes, 1939-1958.

    MISRE DE LA KABYLIE 1

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    1 Au dbut de 1939, la Kabylie souffrit cruellement d'une sorte de lamine dont on

    verra les causes, et les effets, dans les articles qui suivent. Envoy en reportage par Alger rpublicain, quotidien qui, l'poque, groupait les socialistes et les ra-dicaux, j'ai publi ces articles du 5 au 15 juin 1939. Trop long et trop dtaill pour tre reproduit en entier, ce reportage est rimprim ici l'exclusion de considrations trop gnrales et des articles sur l'habitat, l'assistance, l'artisa-nat et l'usure.

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    [33]

    Misre de la Kabylie

    LE DNUEMENT

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    Avant d'entreprendre un tableau d'ensemble de la misre en Kaby-lie et avant de reparcourir cet itinraire de la famine qu'il m'a t donn de faire pendant ces longs jours, je voudrais dire quelques mots sur les raisons conomiques de cette misre. Elles tiennent en une li-gne : la Kabylie est un pays surpeupl et elle consomme plus qu'elle ne produit. Ces montagnes abritent dans leurs plis une population grouil-lante qui atteint, dans certaines communes comme celle du Djurdjura, une densit de 247 habitants au kilomtre carr. Aucun pays d'Europe ne prsente ce pullulement. Et la densit moyenne de la France est de 71 habitants. D'autre part, le peuple kabyle consomme surtout des c-rales, bl, orge, sorgho, sous forme de galette ou de couscous. Or, le sol kabyle ne produit pas de crales. La production cralire de [34] la rgion atteint peu prs le huitime de sa consommation. Ce grain, si ncessaire la vie, il faudrait l'acheter. Dans un pays o l'industrie est rduite rien, cela ne se peut qu'en fournissant un excdent de productions agricoles complmentaires.

    Or la Kabylie est surtout un pays arboricole. Les deux grandes pro-ductions sont la figue et l'olive. En bien des endroits, la figue suffit peine la consommation. Quant l'olive, la rcolte, selon les annes, est dficitaire ou, au contraire, surabondante. Comment quilibrer avec l'actuelle production les besoins en grains de ce peuple affam ?

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    L'Office du bl a revaloris le prix de cette crale et il ne s'agit pas de s'en plaindre.. Mais ni la figue, ni l'olive n'ont t revalorises. Et le Kabyle, consommateur de bl, paye sa terre magnifique et in-grate le tribut de la faim.

    cette situation difficile, les Kabyles, comme toutes les nations pauvres et surpeuples, ont obvi par l'migration. La chose est bien connue. Je signalerai seulement qu'on peut valuer le nombre des Ka-byles exils 40 ou 50 000, qu'en priode de prosprit, en un mois, le seul arrondissement de Tizi-Ouzou a pay en mandats la somme norme de 40 millions de francs, la commune de Fort-National prs d'un million par jour. Cet afflux norme de capitaux, produit du [35] labeur kabyle, suffisait vers 1926 balancer l'conomie dficitaire de la Kabylie. On peut dire qu' cette poque, le pays a connu la prospri-t. Et les Kabyles avaient vaincu par leur tnacit et leur travail la pauvret de leur pays.

    Mais avec la crise conomique, le march du travail en France s'est restreint. On a refoul l'ouvrier kabyle. On a mis des barrires l'migration et, en 1935, une srie d'arrts vint compliquer de telle sorte les formalits d'entre en France que le Kabyle s'est senti de plus en plus enferm dans sa montagne. Cent soixante-cinq francs verser pour frais de rapatriement, d'innombrables obstacles adminis-tratifs et l'obligation singulire de payer les impts arrirs de tous les compatriotes de l'migrant qui portent le mme nom que lui : l'mi-gration s'est trouve bloque. Pour ne citer qu'un chiffre, la commune de Michelet paye en mandats le dixime seulement de ce qu'elle payait en priode de prosprit.

    C'est cette chute verticale qui a conduit le pays la misre. Ce bl qu'il faut acheter au prix fort, le paysan kabyle ne peut l'acqurir avec la production qu'on lui enlve bas prix. Il l'achetait auparavant, et se sauvait, par le travail de ses fils. On lui a t aussi le travail et il reste sans dfense contre la faim. Le rsultat, c'est ce que j'ai vu et que je voudrais [36] dcrire avec le minimum de mots pour qu'on sente bien la dtresse et l'absurdit d'une pareille situation.

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    Un rapport officiel value 40% les familles kabyles qui vivent ac-tuellement avec moins de 1,000 francs par an, c'est--dire (qu'on y rflchisse bien), moins de 100 francs par mois. Ce mme rapport va-lue 5% seulement le nombre de familles qui vivent avec 500 francs par mois. Quand on saura que la famille kabyle compte toujours au moins cinq au six membres, on aura une ide du dnuement indicible o vivent les paysans kabyles. Je crois pouvoir affirmer que 50% au moins de la population se nourrissent d'herbes et de racines et attendent pour le reste la charit administrative sous forme de distribution de grains.

    Bordj-Menael, par exemple, sur 27,000 Kabyles que compte la commune, 10 000 vivent dans l'indigence, un millier seulement se nour-rissent normalement. la distribution de grains, organise le jour o j'arrivais dans ce centre, j'ai vu prs de 500 misreux attendre pa-tiemment leur tour de recevoir quelques litres de bl. C'est ce jour-l qu'on me fit voir la merveille de l'endroit : une vieille femme casse en deux qui pesait 25 kilos. Chaque indigent recevait environ [37] 10 kilos de bl. Bordj-Menael, cette charit se renouvelait tous les mois, dans d'autres localits tous les trois mois. Or il faut une famille de huit membres environ 120 kilos de bl pour assurer le pain seulement pendant un mois. On m'a affirm que les indigents que j'ai vus fai-saient durer leurs 10 kilos de grains pendant un mois et pour le reste se nourrissaient de racines et de tiges de chardon que les Kabyles, avec une ironie qu'on peut juger amre, appellent artichauts d'ne.

    Tizi-Ouzou, pour des distributions semblables, des femmes font 30 et 40 kilomtres pour venir chercher cette misrable subsistance. Il a fallu la charit d'un pasteur local pour donner un abri nocturne ces malheureuses.

    Et ce ne sont pas les seuls tmoignages de cette affreuse misre. Le bl dans la tribu de Tizi-Ouzou, par exemple, est devenu un produit de luxe. Les meilleur" familles mangent un mlange de bl et

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    de sorgho. On est arriv, pour les familles pauvres, payer le gland, produit sauvage, jusqu' 20 francs le quintal. Le menu ordinaire d'une famille pauvre dans cette tribu se compose d'une galette d'orge et d'une soupe faite de tiges de chardon et de racines de mauves. On ajoute cette soupe un peu d'huile. Mais la rcolte d'olives de l'an pass ayant t dficitaire, [38] l'huile, cette anne, a manqu. Ce menu se retrouve dans toute la Kabylie et il n'est pas un village qui fasse exception la rgle.

    Par un petit matin, j'ai vu Tizi-Ouzou des enfants en loques dis-puter des chiens kabyles le contenu d'une poubelle. A mes questions, un Kabyle a rpondu : C'est tous les matins comme a. Un autre habitant m'a expliqu que l'hiver, dans le village, les habitants, mal nourris et mal couverts, ont invent une mthode pour trouver le som-meil. Ils se mettent en cercle autour d'un feu de bois et se dplacent de temps en temps pour viter l'ankylose. Et la nuit durant, dans le gourbi misrable, une ronde rampante de corps couchs se droule sans arrt. Ceci n'est sans doute pas suffisant puisque le Code fores-tier empche ces malheureux de prendre le bois o il se trouve et qu'il n'est pas rare qu'ils se voient saisir leur seule richesse, l'ne croteux et dcharn qui servit transporter les fagots. Les choses, dans la rgion de Tizi-Ouzou, sont d'ailleurs alles si loin qu'il a fallu que l'ini-tiative prive s'en mlt. Tous les mercredis, le sous-prfet, ses frais, donne un repas 50 petits Kabyles et les nourrit de bouillon et de pain. Aprs quoi, ils peuvent attendre la distribution de grains qui a lieu au bout d'un mois. Les surs blanches [39] et le pasteur Rolland contribuent aussi ces oeuvres de charit.

    * * *

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    On me dira : Ce sont des cas particuliers... C'est la crise, etc. Et, en tout cas, es chiffres ne veulent rien dire. J'avoue que je ne puis comprendre cette faon de voir. Les statistiques ne veulent rien dire et j'en suis bien d'accord, mais si je dis que l'habitant du village d'Azouza que je suis all voir faisait partie d'une famille de dix en-fants dont deux seulement ont survcu, il ne s'agit point de chiffres ou de dmonstration, mais d'une vrit criante et rvlatrice. Je n'ai pas besoin non plus de donner le nombre d'lves qui, dans les coles autour de Fort-National, s'vanouissent de faim. Il me suffit de savoir que cela s'est produit et que cela se produira si l'on ne se porte pas au secours de ces malheureux. Il me suffit de savoir qu' l'cole de Ta-lam-Aach les instituteurs, en octobre pass, ont vu arriver des lves absolument nus et couverts de poux, qu'ils les ont habills et passs la tondeuse. Il me suffit de savoir qu' Azouza, parmi les enfants qui ne quittent pas l'cole 11 heures parce que leur village est trop loi-gn, un sur soixante environ mange de la galette et les autres djeu-nent d'un oignon ou de quelques figues.

    [40] Fort-National, la distribution de grains, j'ai interrog un enfant qui portait sur son dos le petit sac d'orge qu'on venait de lui donner.

    - Pour combien de jours, on t'a donn a ?

    - Quinze jours.

    - Vous tes combien dans la famille ?

    - Cinq.

    - C'est tout ce que vous allez manger ?

    - Oui.

    - Vous n'avez pas de figues ?

    - Non. Vous mettez de l'huile dans la galette ?

    - Non. On met de l'eau.

    Et il est parti avec un regard mfiant.

    . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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    Est-ce que cela ne suffit pas ? Si je jette un regard sur mes notes, j'y vois deux fois autant de faits rvoltants 'et je dsespre d'arriver les faire connatre tous. Il le faut pourtant et tout doit tre dit.

    Pour aujourd'hui, j'arrte ici cette promenade travers la souf-france et la faim d'un peuple. On aura senti du moins que la misre ici n'est pas une formule ni un thme de mditation. Elle est. Elle crie et elle dsespre. Encore une fois, qu'avons-nous fait pour elle et avons-nous le droit de nous dtourner d'elle ? Je ne sais pas si on l'aura compris. Mais je sais qu'au retour d'une visite [41] la tribu de Tizi-Ouzou, j'tais mont avec un ami kabyle sur les hauteurs qui do-minent la ville. L, nous regardions la nuit tomber. Et cette heure o l'ombre qui descend des montagnes sur cette terre splendide apporte une dtente au coeur de l'homme le plus endurci, je savais pourtant qu'il n'y avait pas de paix pour ceux qui, de l'autre ct de la valle, se runissaient autour d'une galette de mauvaise orge. Je savais aussi qu'il y aurait eu de la douceur s'abandonner ce soir si surprenant et si grandiose, mais que cette misre dont les feux rougeoyaient en face de nous mettait comme un interdit sur la beaut du monde.

    Descendons, voulez-vous ? me dit mon compagnon.

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    [42]

    Misre de la Kabylie

    LE DNUEMENT (suite)

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    Aprs avoir parcouru la rgion de Tizi-Ouzou, un soir o nous nous promenions dans les rues de la ville, je demandai un de mes compa-gnons si c'tait partout comme a . Il me rpondit que je verrais pire. Aprs quoi nous parcourmes longtemps le village indigne o, venues des boutiques faiblement claires, des lueurs coulaient dans les rues sombres avec des airs de musique, une danse de marteaux et des bavardages confus.

    Et le fait est que j'ai vu pire.

    Je savais en effet que la tige de chardon constituait une des bases de l'alimentation kabyle. Je l'ai ensuite vrifi un peu partout. Mais ce que je ne savais pas c'est que l'an pass, cinq petits Kabyles de la r-gion d'Abbo sont morts la suite d'absorption de racines vnneuses. Je savais que les distributions de [43] grains ne suffisaient pas faire vivre les Kabyles. Mais je ne savais pas qu'elles les faisaient mourir et que cet hiver quatre vieilles femmes venues d'un douar loign jusqu' Michelet pour recevoir de l'orge sont mortes dans la neige sur le che-min du retour.

    Et tout est l'avenant. Adni, sur 106 lves qui frquentent les coles, 40 seulement mangent leur faim. Dans le village mme, le chmage est gnral et les distributions trs rares. Dans les douars de la commune de Michelet, on compte peu prs 500 chmeurs par

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    douar. Et pour les douars les plus malheureux, les Akbils, les At-Yahia, les Abi-Youef, la proportion est encore plus forte. On compte 4 000 chmeurs valides dans cette commnune. l'cole d'Azerou-Kollal, sur 110 lves, on en compte 35 qui ne font qu'un seul repas par jour. Maillot, on estime 4/5 de la population le nombre des indigents. L, les distributions n'ont lieu que tous les trois mois. Aux Ouadhias, sur 7 500 habitants, on compte 300 misreux. Dans la rgion de Sidi-Ach, 60% des habitants sont indigents. Dans le village d'El-Flay, au-dessus du centre de Sidi-Ach, on cite et on montre des familles qui restent souvent deux et trois jours sans manger. La plupart des familles de ce village ajoutent au menu quotidien de racines et de galettes les graines de pin qu'elles peuvent trouver en fort. Mais cette [44] audace leur rapporte surtout des procs, puisque le code forestier et les gardes forestiers sont impitoyables cet gard.

    Si cette numration ne parait pas suffisamment convaincante, alors j'ajouterai que dans la commune d'El-Kseur, sur 2 500 habitants kabyles, on compte 2 000 indigents. Les ouvriers agricoles emportent avec eux, pour la nourriture de toute une journe, un quart de galette d'orge et un petit flacon d'huile. Les familles, aux racines et aux her-bes, ajoutent les orties. Cuite pendant plusieurs heures, cette plante fournit un complment au repas du pauvre. On constate le mme fait dans les douars qui se trouvent autour d'Azazga. De mme les villages indignes autour de Dellys sont parmi les plus pauvres. En particulier le douar Beni-Sliem compte l'incroyable proportion de 96% d'indigents. La terre ingrate de ce douar ne fournit rien. Les habitants sont r-duits utiliser le bois mort pour en faire du charbon qu'ils tentent ensuite d'aller vendre Dellys. Je dis qu'ils le tentent, car ils ne pos-sdent pas de permis de colportage et, dans la moiti des cas, le char-bon et l'ne du colporteur sont saisis. Les habitants de Beni-Sliem ont pris l'habitude de venir Dellys la nuit. Mais le garde champtre aussi et l'ne saisi est envoy la fourrire. Le charbonnier doit alors payer une amende et les frais de fourrire. Et comme il [45] ne le peut, la contrainte par corps l'enverra en prison. L du moins, il mangera. Et

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    c'est dans ce sens et dans ce sens seulement qu'on peut dire sans iro-nie que le colportage du charbon. nourrit les Beni-Sliem.

    Qu'ajouterais-je tous ces faits ? Qu'on les lise bien. Qu'on place derrire chacun d'eux la vie d'attente et de dsespoir qu'ils figurent. Si on les trouve naturels, alors qu'on le dise. Mais qu'on agisse si on les trouve rvoltants. Et 'si enfin en les trouve incroyables, je demande qu'on aille sur place.

    Quels remdes a-t-on apport une pareille dtresse ? Je rponds tout de suite : un seul et c'est la charit. D'une part, on distribue des grains et, d'autre part, on cre avec ces grains et avec des secours en espces des chantiers dits de charit .

    Sur les distributions, je serai bref. L'exprience mme en dmon-tre l'absurdit. Distribuer 12 litres de grains tous les deux ou trois mois des familles de 4 ou 5 enfants, c'est trs exactement cracher dans l'eau pour faire des ronds. On dpense des millions chaque anne et ces millions restent improductifs. Je ne crois pas que la charit soit un sentiment inutile. Mais je crois qu'en certains cas ses rsultats le sont et qu'alors il faut lui prfrer une politique sociale constructive.

    [46] Il faut bien dire de plus que le choix des bnficiaires de ces distributions est le plus souvent laiss l'arbitraire du cad ou de conseillers municipaux qui ne sont pas forcment indpendants. On affirme Tizi-Ouzou que les dernires lections au Conseil gnral ont t faites avec le grain des distributions. Ce n'est pas mon affaire de savoir si cela est vrai. Mais le fait que cela puisse tre dit condamne dj la mthode. Et je sais, en tout cas, qu'aux Issers on a refus du grain ceux des indigents qui avaient vot pour le parti populaire alg-rien. Presque toute la Kabylie d'autre part se plaint de la qualit du bl distribu. Ce grain provient sans doute pour une partie des excdents nationaux, mais il est fourni aussi, pour une autre partie, par les stocks dfrachis de l'arme. Le rsultat, c'est qu' Michelet par exemple, on a distribu une orge si amre que les btes n'en voulaient pas et cer-

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    tains Kabyles m'ont confi sans rire qu'il leur arrivait d'envier les chevaux de la gendarmerie puisque, du moins, un vtrinaire tait charg de vrifier leur nourriture.

    Pour remdier au chmage, beaucoup de communes ont organis des chantiers de charit o les indigents excutent des travaux d'utilit publique et reoivent en change un [47] salaire de 8 10 francs par jour, pay moiti en grains, moiti en argent. Les communes de Fort-National et de Michelet, de Maillot et de Port-Gueydon, pour n'en ci-ter que quelques-unes, ont organis ces chantiers. Cette institution a un avantage : elle mnage la dignit de l'indigent. Mais elle a un in-convnient. C'est que dans les communes o tout le grain est employ cet effet, les infirmes ne sont plus secourus puisqu'ils ne peuvent tra-vailler. De plus, le nombre des places tant limit, on emploie les indi-gents par roulement et le Kabyle qui peut travailler deux jours se pla-ce parmi les plus favoriss. Tizi-Ouzou, les ouvriers travaillent 4 jours tous les 40 jours pour un double dcalitre de bl. L encore, des millions sont dpenss pour faire des ronds dans l'eau.

    Enfin, je ne saurai passer sous silence une pratique qui est devenue gnrale et contre laquelle une protestation nergique doit tre le-ve. Dans toutes les communes, l'exception de Port-Gueydon, les im-pts arrirs des indigents (car les indigents payent ou plutt ne payent pas leurs impts) sont prlevs sur la partie argent de leur sa-laire. Il n'y a pas de mot assez dur pour qualifier pareille cruaut. Si les chantiers de charit sont faits pour aider vivre des gens qui meu-rent de faim, ils trouvent une justification, drisoire sans doute, mais relle. Mais s'ils ont pour [48] effet de faire travailler en continuant les laisser crever de faim des gens qui jusque-l crevaient de faim sans travailler, ils constituent une exploitation intolrable du malheur.

    Je ne voudrais pas terminer ce tableau de la misre matrielle sans faire remarquer qu'elle ne figure pas la limite extrme de la dtresse

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    de ce peuple. Si extraordinaire que cela paraisse, il y a pire puisqu'il y a l'hiver au bout de chaque t. En ce moment, la nature est favorable ces malheureux. Il ne fait pas froid. Les chemins muletiers sont pra-ticables. On peut cultiver le chardon sauvage pendant deux mois. Les racines sont abondantes. On peut manger la salade crue. Ce qui nous parat aujourd'hui une misre extrme est pour le paysan kabyle une priode bnie. Mais le jour o la neige recouvre la terre et bloque les communications, o le froid dchire ces corps mal nourris et rend le gourbi inhabitable, ce jour-l commence pour tout un peuple une longue priode de souffrances indicibles.

    C'est pour cela qu'avant de. passer d'autres aspects de la mal-heureuse Kabylie, je voudrais faire justice de certains arguments que nous connaissons bien en Algrie et qui s'appuient sur la mentalit kabyle pour [49] trouver des excuses la Situation actuelle. Car je ne connais rien de plus mprisable que ces arguments. Il est mprisable de dire que ce peuple s'adapte tout. M. Albert Lebrun lui-mme, si on lui donnait 200 francs par mois pour sa subsistance, s'adapterait la vie sous les ponts, la salet et la crote de pain trouve dans une poubelle. Dans l'attachement d'un homme sa vie, il y a quelque chose de plus fort que toutes les misres du monde. Il est mprisable de di-re que ce peuple n'a pas les mmes besoins que nous. S'il n'en avait pas eu, il y a beau temps que nous les lui aurions crs. Il est curieux de voir comment les qualits d'un peuple peuvent servir justifier l'abaissement o on le tient et comment la sobrit proverbiale du paysan kabyle peut lgitimer la faim qui le ronge. Non, ce n'est pas ainsi qu'il faut voir les choses. Et ce n'est pas ainsi que nous les ver-rons. Car les ides toutes faites et les prjugs deviennent odieux quand on les applique un monde o les hommes meurent de froid et o les enfants sont rduits la nourriture des btes sans en avoir l'ins-tinct qui les empcherait de prir. La vrit, c'est que nous ctoyons tous les jours un peuple qui vit avec trois sicles de retard, et nous sommes les seuls tre insensibles ce prodigieux dcalage.

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    [50]

    Misre de la Kabylie

    LES SALAIRES

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    Les gens qui meurent de faim n'ont gnralement qu'un moyen d'en sortir et c'est le travail. C'est l une vrit premire que je m'excuse de rpter. Mais la situation actuelle de la Kabylie prouve que cette vrit n'est pas aussi universelle qu'elle le parat. J'ai dit, prcdem-ment, que la moiti de la population kabyle est en chmage et que les trois quarts sont sous-aliments. Cette disproportion n'est pas le r-sultat d'une exagration arithmtique. Elle prouve seulement que le travail de ceux qui ne chment pas ne les nourrit pas.

    On m'avait prvenu que les salaires taient insuffisants. Je ne sa-vais pas qu'ils taient insultants. On m'avait dit que la journe de tra-vail excdait la dure lgale. J'ignorais qu'elle n'tait pas loin de la doubler. Je ne voudrais pas hausser le ton. Mais je suis forc [51] de dire ici que le rgime du travail en Kabylie est un rgime d'esclavage. Car je ne vois pas de quel autre nom appeler un rgime o l'ouvrier travaille de 10 12 heures pour un salaire moyen de 6 10 francs.

    Je vais donner, sans y ajouter de commentaires, les salaires ou-vriers par rgion. Mais je voudrais dire auparavant que, si extraordi-naires qu'ils paraissent, je les garantis absolument. J'ai sous les yeux des cartes d'ouvriers agricoles des domaines Sabat-Tracol dans la rgion de Bordj-Menael. Elles portent la mention de la quinzaine en cours, le nom de l'ouvrier, son numro d'ordre et le prix convenu. Sur l'une je lis 8 francs, sur l'autre 7 et sur la dernire 6. Dans la colonne rserve au pointage, je vois que l'ouvrier qui touche 6 francs a tra-

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    vaill 4 jours dans la quinzaine. Se rend-on compte de ce que cela re-prsente ?

    Mme si l'ouvrier en question travaillait 25 jours par mois, il gagne-rait 150 francs, avec quoi il lui faudrait nourrir pendant 30 jours une famille de plusieurs enfants. Ceci recule les bornes de l'indignation. Mais je demanderai seulement combien de ceux qui me lisent sauraient vivre avec ces ressources.

    Avant d'aller plus loin, voici des prcisions, [52] Je viens de donner les salaires moyens de la rgion de Bordj-Menael. J'ajouterai ceci : les sirnes des fermes Tracol hurlent en pleine saison (en ce moment) 4 heures, 11 heures, 12 heures et 19 heures. Cela fait 14 heures de travail. Les ouvriers communaux du village touchent 9 francs par jour. Aprs protestation des conseillers municipaux indignes, les sa-laires ont t ports 10 francs. la Tabacoop de la mme rgion, le salaire est de 9 francs. Tizi-Ouzou, le salaire moyen est de 7 francs pour 12 heures. Les employs communaux reoivent 12 francs.

    Les propritaires kabyles de la rgion emploient aussi les femmes pour le sarclage. Pour la mme dure, elles sont payes trois francs cinquante. A Fort-National, les propritaires kabyles, qui n'ont rien envier aux colons cet gard, payent leurs ouvriers 6 et 7 francs par jour. Les femmes sont payes 4 francs et on leur donne de la galette. Les employs communaux sont pays 9, 10 et 11 francs.

    Dans la rgion de Djema-Saridj, o le pays est plus riche, les hommes sont pays de 8 10 francs pour une dizaine d'heures et les femmes 5 francs. Autour de Michelet, le salaire agricole moyen est de 5 francs, plus la nourriture, pour 10 heures de travail. Le salaire com-munal est de 11 12 francs. Mais on retient directement sur cet ar-gent, et sans [53] prvenir les intresss, l'arrir des impts. Ces retenues atteignent parfois la totalit du salaire. Elles sont, en moyenne, de 40 francs par quinzaine.

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    Aux Ouadhias, le salaire agricole est de 6 8 francs. Les femmes touchent pour la cueillette d'olives de 3 5 francs, les ouvriers com-munaux de 10 11 francs, sur lesquels on retient aussi l'arrir d'im-pts.

    Dans la rgion de Maillot, pour une journe de travail illimite, l'ou-vrier touche de 9 10 francs. Pour la cueillette des olives, on a aussi institu un salaire familial de 8 francs au quintal d'olives rcoltes. Une famille de 4 personnes rcolte en moyenne deux quintaux dans une journe. Elle gagne donc 4 francs par personne.

    Dans la rgion de Sidi-Ach, le salaire est de 6 francs, plus la galet-te et les figues. Une socit agricole locale paye ses ouvriers 7 francs sans la nourriture. On pratique aussi le louage 1 000 francs par an, plus la nourriture.

    Dans la plaine d'El-Kseur, rgion colonise, l'homme touche 10 francs, la femme 5 francs et l'enfant qu'on emploie la taille de la vigne, 3 francs. Enfin, dans la rgion qui va de Dellys Port-Gueydon, le salaire moyen est de 6 10 francs pour 12 heures de travail.

    J'arrterai cette rvoltante numration sur [54] deux remarques. Tout d'abord, il n'y a jamais eu de raction de la part des ouvriers. En 1936 seulement, aux Beni-Yenni, des ouvriers occups construire une route, qui touchaient cinq francs par jour, ont fait grve et ont obtenu un cahier de charges qui fixait leur salaire 10 francs. Ces ouvriers n'taient pas syndiqus.

    Je noterai enfin que la dure injustifiable de la journe de travail se trouve aggrave du fait que l'ouvrier kabyle habite toujours loin du lieu de travail. Certains font ainsi plus de 10 kilomtres l'aller et au retour. Et, rentrs 10 heures du soir chez eux, ils en repartent 3 heures du matin, aprs quelques heures d'un sommeil crasant. On me demandera ce qui les oblige retourner chez eux. Et je dirai seule-ment qu'ils 'ont l'inconcevable prtention d'aspirer quelques mo-ments de dtente au milieu d'un foyer qui demeure la fois leur seule joie et le sujet de tous leurs soucis.

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    Un pareil tat de choses a ses raisons. L'estimation officielle de la journe de prestations est de 17 francs. Si l'on arrive payer 6 francs la journe de travail, c'est que le chmage tendu permet la concurrence. Les colons et les propritaires kabyles le savent si bien qu'on a pu voir certains administrateurs [55] hsiter augmenter les salaires communaux pour ne pas les mcontenter.

    Aux Beni-Yenni, grce des circonstances sur lesquelles je revien-drai, une politique de grands travaux a t instaure. Le chmage ayant notablement diminu, les ouvriers sont pays 22 francs par jour. Ceci fait la preuve que l'exploitation seule est la cause des bas salai-res. Aucune des autres raisons qu'on en donne n'est valable.

    Les colons invoquent le fait que l'ouvrier kabyle se dplace souvent et lui appliquent le salaire dit de passage . Mais en Kabylie, tous les salaires aujourd'hui sont de passage et cette misrable excuse couvre d'inexcusables intrts.

    Quant l'ide si rpandue de l'infriorit de la main-d'oeuvre indi-gne, c'est sur elle que je voudrais terminer. Car elle trouve sa raison dans le mpris gnral o le colon tient le malheureux peuple de ce pays. Et ce mpris, mes yeux, juge ceux qui le professent. J'affirme qu'il est faux de dire que le rendement d'un ouvrier kabyle est insuf-fisant. Car s'il l'tait, les contrematres qui le talonnent se charge-raient de l'amliorer.

    Il est vrai par contre que l'on peut voir sur des chantiers vicinaux des ouvriers chancelants et incapables de lever une pioche. Mais c'est qu'ils n'ont pas mang. Et l'on nous met en prsence d'une logique ab-jecte qui veut [56] qu'un homme soit sans forces parce qu'il n'a pas de quoi manger et qu'on le paye moins parce qu'il est sans forces.

    Il n'y a pas d'issue cette situation. Ce n'est pas en distribuant du grain qu'on sauvera la Kabylie de la faim, mais en rsorbant le chmage et en contrlant les salaires. Cela, on peut et on doit le faire ds de-main.

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    J'ai appris aujourd'hui que la colonie, pour donner la population indigne une preuve de son intrt, allait rcompenser les anciens combattants par le don d'un insigne. Puis-je dire que ce n'est pas avec ironie que j'cris ceci, mais avec une certaine tristesse ? Je ne vois pas de mal ce qu'on rcompense le courage et la loyaut. Mais beau-coup de ceux que la faim ronge aujourd'hui en Kabylie ont combattu aussi. Et je me demande de quel air ils montreront leurs enfants af-fams le morceau de mtal qui tmoignera de leur fidlit.

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    [57]

    Misre de la Kabylie

    L'ENSEIGNEMENT

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    La soif d'apprendre du Kabyle et son got pour l'tude sont deve-nus lgendaires. Mais c'est que le Kabyle, outre ses dispositions natu-relles et son intelligence pratique, a vite compris quel instrument d'mancipation l'cole pouvait tre. Il n'est pas rare, l'heure actuel-le, de voir des villages proposer un local, offrir une participation en argent ou de la main-d'oeuvre gratuite pour qu'une cole leur soit don-ne. Il n'est pas rare non plus de voir ces offres inutilises. Et ceci ne vaut pas seulement pour les garons. Je n'ai pas travers un seul cen-tre de la Kabylie sans que ses habitants nie me disent leur impatience d'avoir des coles de filles. Et il n'est pas une de ces coles qui, au-jourd'hui, ne refuse des lves.

    [58] Du reste, c'est tout le problme de l'enseignement en Kaby-lie : ce pays manque d'coles, mais il ne manque pourtant pas de cr-dits pour l'enseignement. J'expliquerai tout l'heure ce paradoxe. Si je mets part la dizaine d'coles grandioses rcemment construites, la plupart des coles kabyles d'aujourd'hui datent de l'poque o le budget algrien dpendait de la mtropole, aux environs de 1892.

    De 1892 1912, la construction d'coles a marqu un temps d'arrt total. cette poque, le projet Joly-Jean-Marie envisagea la cons-truction de nombreuses coles 5 000 francs ; le gouverneur gnral Lutaud, le 7 fvrier 1914, annona mme solennellement la construc-tion en Algrie de 62 classes et de 22 coles par an. Si la moiti de ce

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    projet avait t excut, les 900000 enfants indignes qui se trou-vent aujourd'hui sans cole auraient t scolariss.

    Pour des raisons que je n'ai pas approfondir, il n'a pas t donn de suite ce projet officiel. Le rsultat, je le rsumerai en un chiffre - aujourd'hui, un dixime seulement des enfants kabyles en ge de frquenter l'cole peuvent bnficier de cet enseignement.

    Est-ce dire que la colonie n'a rien fait cet gard ? Le problme est complexe. Dans un rcent discours, M. Le Beau a dclar que plu-sieurs millions avaient t consacrs [59] l'enseignement indigne. Or, les prcisions que je vais maintenant donner prouvent sans contre-dit que la situation n' pas t sensiblement amliore. Il faut donc croire, pour parler net, que ces millions ont t mal dpenss et c'est ce que je me propose d'illustrer par des explications. Mais voyons d'abord la situation.

    Comme il est naturel, les centres conomiques et touristiques sont bien desservis. Mais ce qui nous intress ici, c'est le sort des douars et de la population kabyle. Pourtant, on peut dj noter que Tizi-Ouzou, qui possde une belle cole indigne de 60D places, refuse 500 coliers par an.

    Dans une cole des Oumalous que j'ai pu voir, les instituteurs de-vaient refuser en octobre une dizaine d'coliers par classe. Et ces classes comptaient dj des effectifs surchargs de 60 80 lves.

    Aux Beni-Douala, on peut admirer une classe de 86 lves o les enfants sont cass un peu partout, entre les bancs, sur l'estrade et quelques-uns debout. Djema-Saridj, une magnifique cole de 250 lves en a refus une cinquantaine en octobre. L'cole d'Adni qui compte 106 lves en a rejet une dizaine, aprs avoir mis la porte les enfants gs de treize ans.

    [60] Autour de Michelet, la situation est, si j'ose dire, plus ins-tructive. Le douar Aguedal, qui compte 11,000 habitants, a une seule

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    cole de deux classes. Le douar Ittomagh, peupl par 10,000 Kabyles, n'en a pas du tout. Aux Beni-Ouacif, l'cole de Bou-Ahderrahmane vient de refuser une centaine d'lves.

    Depuis deux ans, le village d'At-Alem offre un local qui n'attend qu'un instituteur.

    Dans la rgion de Sidi-Ach, au village du Vieux-March, 200 postu-lants se sont prsents en octobre. On en a reu une quinzaine.

    Le douar lkedjane, qui compte 15,000 habitants, n'a pas une seule classe. Le douar Timzrit qui a la mme population a une cole d'une classe. Le douar lyadjadjne, (5,000 habitants) n'a pas d'cole. Le douar Azrou-N'-Bechar (6,000 habitants) n'a pas d'cole.

    On value dans la rgion 80% le nombre d'enfants privs d'ensei-gnement. Ce que je traduirai en disant que prs de 10,000 enfants dans cette seule rgion sont livrs la boue des gouts.

    En ce qui concerne la commune de Maillot, j'ai sous les yeux le d-compte des coles par douar et par habitant. Bien qu'il ne s'agisse pas ici de littrature mondaine, je crois que l'numration en serait fasti-dieuse. Qu'on sache seulement que pour 30,000 Kabyles environ la r-gion dispose de neuf classes. Dans la rgion de Dellys, le douar Beni-Sliem, [61] dont j'ai dj signal l'extrme pauvret, a 9,000 habi-tants et pas une seule classe.

    Quant aux coles de filles, l'initiative louable prise par la colonie ne date pas de longtemps et il est certain que neuf douars sur dix en manquent. Mais on aurait mauvaise grce chercher des responsabili-ts. Ce qu'il faut dire cependant, c'est l'extrme importance que les Kabyles attachent cet enseignement et l'unanimit avec laquelle ils rclament son extension.

    Rien de plus mouvant cet gard que la lucidit avec laquelle cer-tains Kabyles prennent conscience du foss que l'enseignement unila-tral creuse entre leurs femmes et eux : Le foyer, m'a dit l'un d'eux, n'est plus qu'un nom ou une armature sociale sans contenu vi-vant. Et nous prouvons tous les jours l'impossibilit douloureuse de

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    partager avec nos femmes un peu de nos sentiments. Donnez-nous des coles de filles, sans quoi cette cassure dsquilibrera la vie des Kaby-les.

    Est-ce dire qu'on n'a rien fait pour l'enseignement kabyle ? Au contraire. On a construit des coles magnifiques, une dizaine en tout, je crois. Chacune de ces coles a cot de 700,000 1 million de francs. Les plus somptueuses sont certainement celles de Djema-Saridj, [62] de Tizi-Rached, de Tizi-Ouzou et de Tililit. Mais ces co-les refusent rgulirement du monde. Mais ces coles ne rpondent aucun des besoins de la rgion.

    La Kabylie n'a que faire de quelques palais. Elle a besoin de beau-coup d'coles saines et modestes. Je crois avoir tous les instituteurs avec moi en disant qu'ils peuvent se passer de murs mosaqus et qu'un logement confortable et salubre leur suffit. Et je crois aussi qu'ils aiment assez leur mtier, comme ils le prouvent tous les jours, dans la solitude difficile du bled, pour prfrer deux classes de plus une pergola inutile.

    Le symbole de cette absurde politique, je l'apercevais sur la route de Port-Gueydon, en traversant la rgion d'Aghrib, une des plus ingra-tes de la Kabylie. Une seule chose tait belle, et c'tait le poids de la mer qu'on voyait, du sommet du col, reposer dans une chancrure de montagnes. Mais sous cette lumire bourdonnante, des terres ingrates et rocheuses, couvertes de gents flamboyants et de lentisques, s'tendaient perte de vue. Et l, au milieu de ce dsert sans un hom-me visible, s'levait la somptueuse cole d'Aghrib, comme l'image m-me de l'inutilit.

    Je me sens contraint de dire ici toute ma pense. Je ne sas pas ce quil faut croire de ce que me disait ce Kabyle : Il s'agit, voyez-vous, de faire le moins de classes possible [63] avec le plus de capitaux. Mais j'ai l'impression que ces coles sont faites pour les touristes et

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    les commissions d'enqute et qu'elles sacrifient au prjug du presti-ge les besoins lmentaires du peuple indigne.

    Rien ne me parat plus condamnable qu'une pareille politique. Et si jamais l'ide de prestige pouvait recevoir une justification, elle la re-cevra le jour o elle s'appuiera, non sur l'apparence et l'clat, mais sur la gnrosit profonde et la comprhension fraternelle.

    En attendant, il faut savoir qu'avec les mmes crdits qui ont servi difier une de ces coles-palais, on pourrait construire trois classes de plus et rsorber l'excdent rejet chaque anne. Je me suis ren-seign sur le prix de revient d'une cole type, moderne et confortable, comprenant deux classes et deux logements d'instituteurs.

    Une telle cole peut tre difie avec 200,000 francs. Et chaque cole-palais permettrait d'en construire trois. Il me semble que ceci devrait suffire juger une politique qui consiste donner une poupe de 1 000 francs un enfant qui n'a pas mang depuis trois jours.

    Les Kabyles rclament donc des coles, comme ils rclament du pain. Mais j'ai aussi la conviction que le problme de l'enseignement [64] doit subir une rforme plus gnrale. La question que j'ai pose ce sujet aux populations kabyles a rencontr l'unanimit. Les Kabyles auront plus d'coles le jour ou on aura supprim la barrire artificielle qui spare l'enseignement europen de l'enseignement indigne, le jour enfin o, sur les bancs d'une mme cole, deux peuples faits pour se comprendre commenceront se connatre.

    Certes, je ne me fais pas d'illusions sur les pouvoirs de l'instruc-tion. Mais ceux qui parlent avec lgret de l'inutilit de l'instruction en ont profit eux-mmes. En tout cas, si l'on veut vraiment d'une as-similation, et que ce peuple si digne soit franais, il ne faut pas com-mencer par le sparer des Franais. Si je l'ai 'bien compris, c'est tout ce qu'il demande. Et mon sentiment, c'est qu'alors seulement la connaissance mutuelle commencera. Je dis commencera car, il faut

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    bien le dire, elle n'a pas encore t faite et par l s'expliquent les er-reurs de nos politiques. Il suffit pourtant, je viens d'en faire l'exp-rience, d'une main sincrement tendue. Mais c'est nous de faire tomber les murs qui nous sparent.

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    [65]

    Misre de la Kabylie

    L'AVENIR POLITIQUE

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    Je voudrais envisager partir de maintenant, sans jouer l'cono-miste distingu et sous le seul angle du bon sens, l'avenir politique, conomique et social qu'on pourrait souhaiter la Kabylie. J'ai assez dit la misre de ce pays. Mais on ne saurait se borner la description de cette dtresse sans trahir du mme coup la tche qu'elle comman-de.

    Je voudrais aussi prvoir ici une mthode. Devant une situation aussi pressante, il s'agit de faire vite et on aurait mauvaise grce imaginer des systmes utopiques et prconiser des solutions chim-riques. C'est pourquoi dans chacune des suggestions qui seront expo-ses ici, on partira non des principes hasardeux, mais des expriences mmes qui ont t dj tentes en Kabylie ou qui sont en train de l'tre. Comme il est naturel rien ici n'est invent. Un confrencier de [66] talent le disait rcemment avec force : en matire de politique, il n'y a pas de droits d'auteur. C'est le bien d'un peuple fraternel qu'il s'agit de rechercher ici et c'est la seule tche que nous nous propo-sons.

    Il faut partir de ce principe que si quelqu'un peut amliorer le sort de Kabyles, c'est d'abord le Kabyle lui-mme. Les trois quarts de la Kabylie vivent sous le rgime de la commune mixte et du cadat. Je ne referai pas aprs tant d'autres le procs d'une forme politiqu qui n'a

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    que de trs lointains rapports avec la dmocratie. On a tout dit sur les abus engendrs par cette organisation. Mais dans le cadre mme de la commune mixte, il est dsormais, possible aux Kabyles de faire leurs preuves en matire administrative.

    Par dcret du 27 avril 1937, un lgislateur gnreux a envisag la possibilit d'riger certains douars d'Algrie en communes et d'en confier la direction aux indignes eux-mmes sous le contrle d'un administrateur. Plusieurs expriences ont t faites en pays arabe et en pays kabyle. Et si cette tentative est susceptible de russite, l'ex-tension des douars-communes n'a pas de raison d'tre retarde. Or une exprience riche d'enseignements se droule en ce moment en Kabylie et c'est elle que j'ai voulu voir. [67] Depuis janvier 1938, le douar des Oumalous, quelques kilomtres de Fort-National, fonction-ne en douar-commune, sous la prsidence de M. Hadjeres. Grce l'obligeance et l'intelligente comptence de celui-ci, j'ai pu voir sur place le fonctionnement de ce douar et me documenter sur ses, rali-sations. Le douar des Oumalous comprend 18 villages et 1200 adminis-trs. Au centre gographique du douar, on a lev une mairie et quel-ques dpendances. Cette mairie fonctionne comme toutes les mairies, mais l'avantage qu'elle prsente pour les habitants, c'est qu'elle leur vite les longs dplacements pour formalits administratives. Au mois de mai 1938, la mairie n'a pas dlivr moins de 517 pices ses admi-nistrs. Et pendant la mme anne elle a facilit l'migration de 515 Kabyles.

    Avec un budget minime de 200 000 francs, cette municipalit en miniature compose d'lus kabyles, ports au pouvoir par des lec-teurs kabyles, fait vivre depuis un an et demi une communaut indigne o personne ne se plaint. Pour la premire fois, les Kabyles ont affaire des lus qu'ils peuvent contrler, qui leur sont abordables et avec qui ils discutent et ne subissent pas.

    juste titre, ces biens leur paraissent inestimables. Et c'est pour-quoi on ne saurait tre trop prudent dans la critique de ces nouvelles expriences. Seules, les amliorations proposes [68] par M. Hadjeres me paraissent pertinentes. Car jusqu' prsent, en effet, la municipa-

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    lit des douars-communes lue au scrutin de liste choisissait sans dou-te son prsident. Mais le douar conservait quand mme son cad et de-meurait sous le contrle de l'administrateur. Les fonctions de ces trois responsables sont par suite assez mal dfinies et il y aurait avan-tage les prciser et les limiter.

    D'autre part, l'exprience des douars-communes a soulev quelques protestations sur l'esprit desquelles je ne m'arrterai pas et provoqu quelques critiques qui mritent examen. Dans une campagne de presse rcente, on a tent de dmontrer que le douar tait une unit adminis-trative artificielle et qu'on risquait de runir dans le cadre du douar-commune des villages et des fractions dont les intrts sont opposs. Ceci n'est pas vrai, il faut le dire tout de suite, dans la majorit des cas. Cette situation peut cependant se rencontrer. Mais la mme cam-pagne de presse tendait transfrer du douar au village le bnfice de l'exprience envisage. Et cette ide se heurte alors toutes les objections. D'une part, la majorit des villages n'ont aucune ressource. Il y a, par exemple, des' villages qui n'ont, pour tout bien commun, qu'un frne ou qu'un figuier dans l'indivision. D'autre part, les villages kabyles [69] sont en trop grand nombre et on ne peut songer raliser un pareil miettement des municipalits dont le contrle serait impos-sible raliser.

    Il reste, il est vrai, tenter un regroupement des villages suivant leur unit gographique et culturelle. Mais les anciennes divisions tant maintenues dans le cadre de la commune mixte, il en rsulterait une somme de complications administratives qu'il faudrait viter.

    C'est sans doute pourquoi il parat prfrable d'assouplir l'actuelle lgislation sans rien changer au cadre administratif choisi. Et, l, je ne puis mieux faire que de rsumer le plan d'amlioration politique que M. Hadjeres m'exposa avec une tonnante clairvoyance. Au vrai, ce plan revient raliser une dmocratie encore plus complte dans le douar-commune et la baser sur une sorte de reprsentation proportionnel-

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    le. S'il s'agit seulement d'viter les heurts d'intrts, en effet, M. Hadjeres est d'avis qu'il suffit de donner une expression tous ces intrts. Et c'est ainsi que le prsident propose, d'une part, que les lections ne se fassent plus au scrutin de liste, mais que chaque village lise ses reprsentants. La runion de ces reprsentants formera le conseil municipal qui lira son [70] prsident. Ainsi les comptitions entre villages l'intrieur d'un douar seront supprimes. D'autre part, les lections l'intrieur du village se feront au scrutin proportionnel. Et chaque village aura un reprsentant par 800 habitants. Ainsi les rivalits l'intrieur du village seront galement supprimes. Par ce moyen, la djema des Oumalous, par exemple, au lieu de 16 membres en compterait 20. Enfin, M. Hadjereis envisage l'rection en communes de tous les douars de la commune mixte de Fort-National et la mise en commun de toutes les ressources dans le budget unique de la commune mixte qui le rpartirait entre les douars au prorata de leurs besoins et de leur population. Ainsi se trouverait ralise au coeur du pays kabyle une sorte de petite rpublique fdrative inspire des principes d'une dmocratie vraiment profonde. Et une vue si lucide des choses, un bon sens si remarquable m'apparaissaient, en coutant le prsident des Oumalous, comme un exemple pour beaucoup de nos dmocrates offi-ciels. En tout cas, je donne ici ce projet comme il est. Il reste sou-haiter que l'administration sache en tirer profit.

    Si l'exprience des Oumalous a russi, il n'y a aucune raison pour ne pas l'tendre. Bien des douars attendent qu'on les tramsforme [71] en communes. Il en existe autour de Michelet, par exemple, qui sont ns plus viables encore que celui des Oumalous. Ils possdent des mar-chs dont les revenus sont importants. Si l'administration a l'intention de faire russir cette exprience, ce sont ces douars, les Menguellet, les Ouacif, qu'elle doit riger en communes. cet gard, il arrive sou-vent que la commune mixte s'oppose cette rection pour les douars qui possdent des marchs, sous prtexte que les ressources de ces marchs (certains fournissent prs de 150 000 francs par an) revien-

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    nent la commune : or, ces douars sont pratiquement les seuls viables. Si, d'autre part, on considre que le douar-commune doit, dans un ave-nir prochain, rendre inutile la commune mixte, on conviendra que c'est celle-ci qu'on doit sacrifier.

    On ne doit Pas non plus reculer devant la transformation d'autres douars, comme les Ouadhias, en commune de plein exercice. Le centre des Ouadhias comporte dj plus de cent lecteurs franais. Son mar-ch rapporte 70 000 francs par an, ses impts 100 000. Il y a l une exprience faire, en permettant des citoyens franais d'origine kabyle de s'exercer la vie civique.

    En tout cas, cette politique gnreuse ouvrirait [72] la voie l'mancipation administrative de la Kabylie. Cette mancipation, il suf-fit aujourd'hui de la vouloir rellement. Elle peut se poursuivre paral-llement au relvement matriel de ce malheureux pays. Nous avons fait assez d'erreurs dans cette voie pour savoir utiliser aujourd'hui l'exprience qui suit tous les checs. Je ne connais gure, par exem-ple, d'argument plus spcieux que celui du statut personnel quand il s'agit de l'extension des droits politiques aux indignes. Mais en ce qui concerne la Kabylie, cet argument devient risible. Car ce statut, c'est nous qui l'avons impos aux Kabyles en arabisant leur pays par le ca-dat et l'introduction de la langue arabe. Et nous sommes mal venus au-jourd'hui de reprocher aux Kabyles cela mme que nous leur avons im-pos.

    Que le peuple kabyle soit mr pour marcher vers une vie plus ind-pendante et plus consciente, j'en avais la preuve le matin o, revenant des Oumalous, je conversais avec M. Hadjeres. Nous tions alls jus-qu' une troue d'o l'on dcouvrait l'immensit d'un douar qui s'tendait jusqu' l'horizon. Et mon compagnon, me nommant les villa-ges, m'expliquait leur vie, comment le village imposait chacun sa soli-darit, forait les habitants suivre tous les enterrements afin que le convoi du pauvre ft aussi suivi que celui du riche, et comment, enfin,

  • Albert Camus, ACTUELLES III. Chroniques algriennes, 1939-1958 (1958) 51

    la [73] peine la plus svre tait l'exclusion et la mise en quarantaine que personne ne pouvait supporter. Devant cet immense paysage o la lumire du matin bondissait, au-dessus de ce trou vertigineux o les arbres paraissaient des hues et dont la terre fumait sous le soleil, je comprenais quel lien pouvait unir ces hommes entre eux et quel accord les liait leur terre. Je comprenais aussi combien peu leur et t n-cessaire pour vivre aussi en accord avec eux-mmes. Et comment, alors, n'aurais-je pas compris ce dsir d'administrer leur vie et cet apptit de devenir enfin ce qu'ils sont profondment : des hommes courageux et conscients chez qui nous pourrons sans fausse honte prendre des leons de grandeur et de justice ?

  • Albert Camus, ACTUELLES III. Chroniques algriennes, 1939-1958 (1958) 52

    [74]

    Misre de la Kabylie

    L'AVENIR CONOMIQUE ET SOCIAL

    Retour la table des matires

    La Kabylie a trop d'habitants et pas assez de bl. Elle consomme plus qu'elle ne produit. Son travail, rmunr de faon drisoire, ne suffit pas combler le dficit de sa balance commerciale. Ses mi-grs, aujourd'hui de plus en plus rares, ne peuvent plus jeter le pro-duit de leur labeur dans cette balance dsquilibre.

    Si donc l'on veut rendre la Kabylie un destin prospre, arracher ses habitants la famine et faire notre devoir vis--vis de ce peuple, ce sont toutes ces conditions de la vie conomique kabyle qu'il faut transformer.

    Le bon sens suffit ici indiquer que si la Kabylie est un pays de consommation, il faut., d'une part, essayer d'augmenter le pouvoir d'achat du peuple kabyle et le mettre mme de compenser par son travail les insuffisances [75] de sa production, et, d'autre part, es-sayer de rduire le dcalage entre l'importation et la production en augmentant celle-ci autant qu'il est possible.

    Ce sont les deux lignes de force d'une politique vidente pour tout le monde. Mais ces deux efforts ne doivent pas tre spars. On ne peut songer a lever le niveau de vie de la Kabylie sans revaloriser la fois son travail et sa production. Ce n'est pas seulement l'humanit qui est foule aux pieds par les salaires six francs, mais aussi la logique.

  • Albert Camus, ACTUELLES III. Chroniques algriennes, 1939-1958 (1958) 53

    Et par les bas prix des productions agricoles kabyles, on ne viole pas seulement la justice, mais aussi le bon sens.

    Je reprendrai ici quelques-uns des thmes constants de cette en-qute. Le travail kabyle n'est pay comme il l'est qu'en raison du ch-mage et de la libert laisse aux employeurs. Les salaires, en cons-quence, ne deviendront normaux que lorsque le chmage aura t r-sorb, la concurrence supprime sur le march du travail et le contrle des tarifs rtabli.

    En attendant que l'inspection du travail soit devenue une ralit en Kabylie, il est souhaitable que l'tat emploie le plus possible d'ou-vriers. Le contrle ainsi sera automatique. De mme, la liquidation du chmage peut se faire en trois temps : par une politique de grands travaux, par la gnralisation [76] de l'enseignement professionnel et par l'organisation de l'migration.

    La politique des grands travaux, je le sais, fait partie de tous les programmes dmagogiques. Mais le caractre essentiel de la dmago-gie, c'est que ses programmes sont faits pour n'tre point appliqus. Il s'agit ici du contraire.

    Faire des grands travaux dans un pays o le besoin ne s'en fait pas sentir, c'est, en effet, dilapider des crdits. Mais dois-je rappeler quel point la Kabylie manque de routes et d'eau ? Une politique de grands travaux, en mme temps qu'elle absorberait la plus grosse par-tie du chmage et qu'elle lverait les salaires un niveau normal, donnerait la Kabylie une plus-value conomique dont le bnfice nous reviendrait un jour ou l'autre.

    Cette politique a dj t entame. L o elle a t mene de faon systmatique, dans la commune de Port-Gueydon et au douar des Beni-Yenni, le rsultat s'est fait aussitt sentir. Dix-sept fontaines et plu-sieurs routes enrichissent la premire. Quant au second, il est l'un des douars les plus riches de la Kabylie et ses ouvriers sont pays 22 francs par jour.

    Mais le grand reproche dont on peut faire tat, c'est que ces exp-riences sont isoles. C'est que des crdits normes sont disperss

  • Albert Camus, ACTUELLES III. Chroniques algriennes, 1939-1958 (1958) 54

    [77] en petites subventions dont l'effet est pratiquement nul. Les d-lgations financires s'crient rgulirement : O trouver les cr-dits ? Or, il ne s'agit pas, pour le moment du moins, de trouver de nouveaux crdits, mais seulement de mieux utiliser ceux dj vots.

    Prs de 600 millions ont t jets sur la Kabylie. Le rsultat, il y a dj dix jours que j'essaie d'en faire sentir l'horreur. Ce qu'il faut ici, c'est un plan gnral et intelligent dont l'application sera poursuivie avec mthode. Nous n'avons que faire d'une politique politicienne, fai-te de demi-mesures et d'arrangements, de petites charits et de sub-ventions parpilles. La Kabylie rclame le contraire d'une politique politicienne, c'est--dire une politique clairvoyante et gnreuse. Voir grand, runir tous ces crdits disperss, toutes ces subventions miettes, toutes ces charits jetes au vent, ce sont les conditions d'une mise en valeur de la Kabylie par les Kabyles eux-mmes et le re-tour de ces paysans la dignit par un travail utile et justement pay.

    Nous avons trouv les crdits ncessaires pour donner des pays d'Europe prs de 400 milliards, aujourd'hui perdus jamais. Il serait invraisemblable que nous n'arrivions pas donner le centime de ces sommes pour le mieux-tre d'hommes dont, sans doute, [78] nous n'avons pas encore fait des Franais, mais qui nous demandons des sacrifices de Franais.

    Les salaires, d'autre part, ne sont si bas que parce que les Kabyles ne peuvent se placer dans les catgories d'ouvriers spcialiss prot-gs par la loi. Ici, c'est l'ducation professionnelle tant ouvrire qu'agricole que nous devons recourir. Il existe, en Kabylie, des co