Camille Danlvan - Fnac

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----------------------------INFORMATION----------------------------Couverture : Classique

[Roman (134x204)] NB Pages : 286 pages

- Tranche : 2 mm + (nb pages x 0,07 mm) = 21.88 ----------------------------------------------------------------------------

Voyage au bout du monde

Camille Danlvan

Cam

ille

Dan

lvan

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Une foule nombreuse et chamarrée se pressait

contre le cordon de sécurité qui enserrait le sommet de

la colline, et s’étendait, au loin, jusque dans la vallée.

Cette colline imposante que desservaient quelques

chemins de randonnée tortueux et escarpés, se limitait,

au nord, par une voie routière qui, en suivant les

courbes de la vallée, reliait entre elles deux cités

voisines avant d’aller se perdre plus loin dans la

campagne vers d’autres horizons ; elle était bornée au

sud par un ruisseau, au demeurant tranquille, qui, en

saison de fortes pluies, charriait un flot impétueux

jusque dans la vallée. Tous étaient venus, aujourd’hui,

sur cette colline, sous le soleil. Des familles, prêtes à

tirer leur repas du sac, pour lesquelles cet événement

était un jour de fête ; des pères qui avaient accompagné

leurs enfants ; des couples d’amoureux pour lesquels la

tendresse du moment sublimait encore leur soif de

savoir ; de nombreux retraités, plus ou moins vaillants,

qui, eux aussi, ne voulaient pas rester indifférents à ce

pas de l’histoire. Tous, enfin, étaient venus pour

participer à cet événement, qui, leur semblait-il, allait

marquer, pour des siècles, l’avenir de l’humanité.

Certains étaient venus par simple curiosité, d’autres

parce qu’ils pensaient ne pas devoir manquer cette

page de l’histoire. D’autres, encore, pensaient que le

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progrès est un formidable facteur de civilisation, et

qu’il leur fallait, bien évidemment, commémorer ce

pas de géant que l’humanité allait franchir. Tous

attendaient impatiemment l’événement, et sa réussite

les préoccupait au plus haut point. Des pères, trop

éloignés, leur enfant perché sur les épaules,

observaient la scène dans une paire de jumelles ; de

jeunes gens épris de sciences et de techniques qui

avaient pu se positionner en bonne place, ou qui, le cas

échéant, s’étaient confectionné une rampe d’accès avec

des matériaux hétéroclites, filmaient, quant à eux,

l’événement avec un équipement sophistiqué, ce qui

leur permettrait de procéder à des analyses ultérieures

et de conserver, par ailleurs, de précieux documents.

Au hasard des conversations, des groupes s’étaient

formés. Les uns commentaient l’événement, posaient

des questions à leurs interlocuteurs. Leur

préoccupation était de mieux connaître la genèse de

cette nouvelle science, et de mieux comprendre, enfin,

ses implications possibles dans l’évolution des

techniques dans un proche avenir. D’autres, au

contraire, pour qui le fait scientifique était acquis, se

souciaient davantage des retombées sociales que

pourrait induire dans la marche de l’humanité vers une

civilisation humaniste, le développement de ces bases

scientifiques. L’homme aura, demain, c’était leur vœu

secret, inavoué qui transpirait dans leurs propos, la

possibilité de créer la profusion et, de là, satisfaire tous

les besoins que l’humanité voudra développer pour

exalter ce désir, cette attente incompressible de

civilisation qui habite, qui motivent les gens bien nés.

Et cela, c’est une innovation exceptionnelle, en

préservant, par l’usage de technologies d’avant-garde,

les équilibres naturels de la planète.

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Au détour d’un buisson, des fillettes, plus

insouciantes, tout à leur bonheur, chantaient, enivrées

par la saveur du jasmin et le parfum du chèvrefeuille,

ces vieilles ballades éternelles que leur maman, leurs

grand-mères avaient fredonnées avant elles,

désabusées dans l’attente, dans l’impatience d’un

amour à venir. Pour ce peuple venu des quatre coins

de la contrée, ce jour, qui devait mettre en évidence,

confirmer l’opportunité d’une avancée technologique

parmi les plus décisives, était un jour d’espoir, de

concorde qui devait, c’était leur attente, réconcilier,

enfin, l’homme, l’avenir et le progrès.

Crise après crise, l’Europe s’était, peu à peu,

enfoncée dans une récession profonde, avec son lot de

misère, de précarité. La cohésion sociale s’était, au fil

des années, désagrégée. Les gens vivaient au jour le

jour, sans aucune perspective d’avenir, souvent

désespérés par un quotidien à peine supportable. Leur

détresse était encore accentuée par la montée de la

délinquance et de la criminalité qui gangrènent une

société sur le déclin. Les hommes politiques, qui

exerçaient le pouvoir, prenaient prétexte de la crise

qu’ils avaient insidieusement provoquée pour mettre

en place une gestion plus drastique, encore, de

l’appareil économique. Et ces mesures, inspirées par

un conservatisme atavique, aggravaient la perte de

pouvoir d’achat des classes moyennes et accentuaient

encore misère et précarité. C’était, selon eux, le prix à

payer pour obtenir le redressement, et quand le

peuple, excédé par cette chienlit, manifestait sa

colère, son indignation, ils n’hésitaient pas à traiter

ces travailleurs misérables de nantis, de paresseux.

– Soyez modernes, ajoutaient-ils sans rire. Ne vous

attachez pas à ces acquis du passé qui, aujourd’hui,

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déstabilisent notre économie, et menacent vos

emplois. Ne soyez pas conservateurs ! Avec nous,

acceptez les options difficiles, mais courageuses, que

nous impose la conjoncture ! Ces options, vous le

savez comme nous, s’imposent d’emblée, si nous

voulons préparer l’avenir.

Cette vérité de circonstance était, ainsi, assénée par

des individus pas toujours très scrupuleux qui usaient

de leur notoriété pour abuser un peuple sceptique et

désabusé, qui, dans un rapport de force défavorable,

disposait de peu de moyens pour faire pression. Et toute

contestation, toute remise en question des fondements

de l’économie étaient, d’un revers de la main, reléguées

au rang des utopies stériles pour rêveur.

En dépit des crises qui avaient altéré le

développement de la société tout au long des années

passées, les avancées technologiques avaient,

néanmoins, optimisé l’appareil économique et accru,

de façon significative la productivité du travail. Ces

gains de productivité auraient dû, par une juste

redistribution des valeurs produites, permettre à chaque

citoyen de connaître une meilleure qualité de vie,

quand, dans le même temps, la pression du travail se

serait allégée sur ses épaules. Le progrès, ainsi conçu,

aurait dû permettre aux citoyens de vivre de façon plus

digne, plus libre, et de ne pas redouter l’avenir, quand

au contraire, il était, pour eux, la cause d’une

incessante préoccupation. « Que seront nos

lendemains ? » se demandaient-ils anxieux. Et sans

oser se l’avouer ouvertement, ils craignaient qu’un

mauvais concours de circonstances ne les jette dans la

rue.

La logique libérale nie l’implication de la

citoyenneté dans la relation au travail. Elle nie cette

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juste cohésion sociale qui serait le pendant de la

cohésion dans le travail. Cette cohésion dans le travail

optimise, justement, les performances des équipes qui

œuvrent de concert à la réalisation d’une œuvre, d’un

ouvrage. Cette cohésion, à elle seule, justifie,

explique la différence des gains de productivité que

nous pouvons constater entre un travail improvisé par

un homme seul, qui œuvre, c’est une évidence, équipé

d’outils, souvent, rudimentaires, et un travail élaboré

de concert, dans un processus où viennent interférer

d’autres initiatives, d’autres actions, où les outils, par

leurs combinaisons, leur complémentarité,

interviendraient comme autant de leviers dans la main

de l’homme, et permettraient des gains de

productivité absolument prodigieux. Ces gains de

productivité devraient libérer l’homme de l’aliénation

matérielle et ouvrir une nouvelle ère de civilisation où

les citoyens, plus volontiers, s’adonneraient, sans

restriction, à des activités gratifiantes qui leur

ouvriraient de nouvelles perspectives et leur

apporteraient un regard plus altruiste sur la marche du

monde. Mais dans le cadre restreint d’une politique

de classe, du fait de la restriction de la demande de

main-d’œuvre, et, paradoxalement, en raison de

l’abondance produite, la grande majorité de la

population est exclue et rejetée dans la précarité,

quand, au contraire, une minorité s’enrichit de façon

insolente, et ose, sans vergogne, défendre cette

spéculation comme un droit légitime. Et impudiques,

ces spéculateurs parent leur discours rétrograde des

atouts de la modernité.

Pour le libéral, le travailleur n’est qu’un outil auquel

il refuse le bénéfice de cette formidable dynamique. La

vie en société permet, autorise cette exceptionnelle

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dynamique, mais le libéral se présente comme en étant

le seul instigateur, et, sans état d’âme, il en revendique

pour lui seul tout le bénéfice. Dans une société qui se

délite, cet événement majeur, présenté comme résultant

d’une avancée scientifique sans précédent dans

l’histoire, ne pouvait, bien évidemment, laisser personne

indifférent. Tous ces gens voulaient croire que, par cette

innovation, on allait tourner, sur Terre, la page de la

misère, et connaître, enfin, une ère de prospérité, de

démocratie qui allait apporter, à chacun, cette liberté du

corps et de l’esprit à laquelle, de façon confuse ou plus

déterminée, nous aspirons tous dans notre soif de vivre

notre vie dans un présent radieux.

Tel un champignon géant, le véhicule spatial

trônait, immobile, au sommet de la colline. Et, soudain,

à la stupéfaction de tous, sans un bruit, sans un souffle,

il s’éleva lentement dans les airs, fit une virevolte en

signe d’adieu, à l’attention de toute la foule médusée

qui observait son envol. Salué par une forte ovation, il

poursuivit sa course vers l’espace et, en quelques

secondes, après une accélération progressive, il

disparut comme un point dans le bleu du ciel.

Tous ces gens étaient venus observer cet envol qui,

selon sa réussite, devait confirmer l’existence d’une

énergie inépuisable et quasiment gratuite. Ils étaient

comblés, enthousiastes, le véhicule spatial, sans

aucun problème, s’était élevé dans les airs pour

disparaître, ensuite, dans le ciel. Cette source

d’énergie dont il venait d’observer la force et la

puissance apparentes, leur semblait-il, allait

permettre, enfin, un développement, une croissance

nouvelle qui par la production de biens de

consommation, les emplois qui en résulteraient, allait

sortir l’humanité de ce marasme dans lequel la

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civilisation s’étiolait depuis des siècles avec, parfois,

c’est vrai, une faible rémission qui s’estompait tout

aussitôt.

En quelques secondes, le véhicule spatial avait

franchi l’atmosphère terrestre, pour se placer quelques

instants plus tard en orbite autour de la Lune. Le film

retransmis qui mettait en évidence le relief de la face

cachée, puis de la face visible, parvint à la base

terrestre, qui en accusa réception. Devant son tableau

de bord, le regard posé sur l’écran de contrôle, Milan

tira sur le manche à balai, et poursuivit ainsi, de

concert avec sa base, l’exploration des planètes du

système solaire. Rien n’était négligé, Mars, Jupiter,

Saturne, Uranus, Neptune, Pluton étaient au

programme Et pour que son observation du système

solaire fût plus complète, il programma, aussi, la visite

de Xéna, ce rocher perdu aux confins de notre espace.

Par un réflexe atavique, et en s’en remettant,

probablement aux expériences du passé, l’équipe, qui

avait programmé cette expédition, avait, par

précaution, choisi le sommet d’une colline pour

organiser cet envol. Cette organisation avait permis,

par ailleurs, de recevoir une foule importante venue

assister à l’envol du véhicule. Mais sur un plan

purement technique, compte tenu des performances,

des nouvelles technologies mises en œuvre à la

réalisation de Pégase, le véhicule spatial, son envol

aurait pu être organisé sur la place publique d’une

grande ville, un jour d’affluence, un jour de marché,

peut-être ? Pégase s’était, effectivement, élevé dans les

airs sans produire le moindre bruit, le moindre souffle,

sans rejeter le moindre gaz qui aurait pu être nocif. Sur

le mirador planté à quelques lieues de là, derrière le

cordon de sécurité, les officiels avaient observé la

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scène, médusés, surpris par le silence et la légèreté de

l’envol. Le professeur Stéfano qui se tenait parmi eux,

expliqua, tout en évitant un langage qui eût pu paraître

trop ardu, que les nouvelles techniques mises en œuvre

pour la réalisation du véhicule permettaient des

prouesses que l’expédition allait encore révéler. « Et il

est probable que je serai, moi-même, surpris par ses

étonnantes performances », dit-il en se tapant dans les

mains, à la surprise de l’assistance qui, finalement, ne

voulut voir, dans ces propos, qu’une marque de

dérision de la part d’un scientifique confronté à

l’acquisition, à l’application d’un savoir exceptionnel

qu’il maîtrisait, lui, sans aucune restriction.

L’expédition spatiale avait été annoncée au public

comme une première qui allait défrayer toutes les

techniques connues à ce jour, et qui allait modifier

profondément la relation que l’homme pouvait avoir

avec le cosmos. Si l’homme avait pu, à ce jour,

effectuer, chose extraordinaire, des sauts de puce dans

l’Univers, il pourrait, maintenant, avec une aisance

étonnante, visiter la galaxie comme une proche

banlieue et, même, aller explorer, s’il le désirait, les

espaces intergalactiques plus éloignés. La vitesse, la

maniabilité de l’engin permettaient, aujourd’hui, ces

performances exceptionnelles, inimaginables il y

avait seulement quelques décennies.

Soucieux de dispenser une information très large, le

laboratoire du professeur Stéfano avait organisé une

conférence à laquelle étaient conviés toute la presse,

toutes les télés, et un large public. La manifestation se

tenait dans le vaste hall d’entrée du laboratoire, où le

professeur Stéfano, en compagnie de son directeur,

Robert Tourneboule, qui lui apportait un soutien de

circonstance, et lui témoignait publiquement une

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considération qui se voulait de bon aloi, allait de

groupe en groupe, serrait une main par-ci, une main

par-là. Il accepta même, avec sa modestie et son

humilité habituelles, l’accolade d’une admiratrice

enjouée, journaliste au grand journal, qui voulut lui

dire, lui manifester, à sa façon, tout le respect, toute la

considération qu’elle éprouvait pour le scientifique.

Enjouée et faussement grave, elle avait marqué au

rouge, ses lèvres sur la joue du professeur. Après cet

intermède, les questions avaient fusé. L’auditoire,

curieux et intrigué, voulait en savoir davantage et

connaître les bases de cette nouvelle technique.

Au regard du public en présence, le professeur

Stéfano et son directeur de laboratoire, Robert

Tourneboule, formaient une équipe soudée. Les deux

hommes faisaient effectivement cause commune dans

la campagne de vulgarisation des nouveaux concepts

scientifiques. Et la reconnaissance de ces concepts par

l’intelligentsia et la société civile contribuerait, ils le

savaient, l’un et l’autre, à la promotion, au

classement, en bonne place, de leur laboratoire sur le

plan international.

Robert Tourneboule était comblé par le déroulement

de cette conférence. L’homme aux formes un peu

rondes, avec sa tête de poupon aux yeux ébahis derrière

ses grosses lunettes, souriait aux uns et aux autres. On

devinait, chez lui, le plaisir et la préoccupation de plaire

à ses interlocuteurs. Un réflexe acquis, probablement,

par l’acquisition d’une grande culture, mais, aussi,

certainement par l’exercice de plusieurs mandats

politiques. On le sentait soucieux, cependant,

d’entretenir une certaine gravité dans la conversation

par un ton qui se voulait, quelque peu, solennel. Il lui

plaisait de se présenter ainsi à ses interlocuteurs :

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– Enchanté ! Robert Tourneboule, directeur du

laboratoire. Nous avons décidé, mon équipe et moi-

même, d’organiser cette conférence afin de vulgariser,

de porter à la connaissance d’un public très large, les

dernières avancées scientifiques que nous venons

d’élaborer. Ces avancées technologiques, croyez-moi,

vont changer la donne ! Mais je n’en dirai pas

davantage pour l’instant. Nous allons développer tout

cela, de façon plus structurée, plus cohérente, pendant

la conférence. Le professeur Stéfano qui est à

l’initiative de ces travaux vous fera, vous pouvez me

croire, un long commentaire sur le sujet !

En dépit des convergences qu’ils pouvaient avoir

sur le plan professionnel, les deux hommes avaient

eu, dans un passé encore proche, un différent que

Stéfano relativisait, quant à lui, mais qui avait causé,

chez Tourneboule, rancœur et agacement. Il n’avait

pas accepté qu’un de ses chercheurs pût rivaliser avec

lui, même dans le cadre de la plus élémentaire

démocratie. Outre ses fonctions de directeur, Robert

Tourneboule avait exercé plusieurs mandats de

conseiller régional et, lors des dernières élections, il

n’avait pas admis que Stéfano pût poser sa

candidature à une élection dont il était le sortant, et

l’élu présumé.

Dans les conversations intimes, Stéfano avait eu

l’occasion de commenter sa position. Sa ligne politique

et son programme auraient permis, par une plus juste

redistribution des revenus, de relancer l’économie et,

de là, favoriser une orientation sociale. Mais il n’était

pas un notable, et un conformisme ambiant, il le savait,

jouerait contre lui. Il affirmait qu’en dépit de ce

mécanisme inéluctable, il ne devait pas se démettre.

Cette élection offrait aux citoyens une large tribune où

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des orateurs pouvaient, selon leur qualité, selon leurs

convictions, engager des débats prépondérants, et un

démocrate ne pouvait pas déserter cette tribune, se

plaisait-il à dire en levant le point vers le ciel, mais en

riant à l’intention de ses interlocuteurs. Quand on

l’interrogeait sur sa position vis-à-vis de son directeur,

il s’en expliquait très simplement :

– Nos options politiques respectives ne doivent, en

rien, interférer sur nos pratiques professionnelles. Nos

divergences d’opinion ont cet avantage d’élargir le

champ de la discussion et de permettre un débat franc

et offensif. Quand on aime la polémique, disait-il

encore, on peut la mener de façon très offensive et

dans le plus grand respect de son interlocuteur.

Pendant la campagne électorale, lors d’une réunion

publique, les deux hommes s’étaient affrontés, en

débat, devant un vaste public. Pour couper court à

toute polémique, et pensant probablement que sa

position politique lui permettait cette démarche,

Tourneboule, d’emblée, avait affirmé sans aucune

hésitation, et avec une assurance qui vous laissait

pantois, que son passé politique, sa connaissance des

dossiers, et son aptitude à intégrer, à mieux assimiler

la logique libérale, toutes ces conditions réunies,

faisaient de lui le candidat désigné à sa succession.

– Stéfano, avait-il dit, vous êtes un utopiste, un

candidat sans aucune perspective, sans aucune

envergure. Croyez-vous en votre programme ? Votre

élection, vous le savez, serait une catastrophe. Mais

votre présence à ce scrutin, même si vous n’avez

aucune chance d’obtenir le mandat, ne peut que fausser

la répartition des suffrages en ma défaveur. Votre

présence à ce scrutin ne me permettra pas d’être élu au

premier tour, et, cela, croyez-moi je ne l’accepte que

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contraint et forcé. La démocratie peut avoir des revers

calamiteux ! Vous en êtes l’évidence, Stéfano !

Stéfano l’avait écouté avec complaisance, en

opinant de la tête.

– Mais, enfin, Robert, croyez-moi, je comprends

parfaitement votre position, mais, admettez que voter

social-démocrate ou voter libéral, c’est toujours voter

contre une Europe de progrès, contre son peuple. Les

doctrines que professent ces tendances, sont

incapables d’intégrer, convenez-en, dans leur cursus,

à des fins humanistes, les avancées technologiques

qui devraient libérer et promouvoir l’humain. Dans la

gestion que peuvent administrer ces tendances, ces

avancées technologiques, de façon dérisoire, seront

toujours un facteur de misère, de précarité.

Homme de protocole, Robert Tourneboule avait été

quelque peu décontenancé par cette interpellation que

l’on eût pu, à la limite, trouver trop familière, peut-être

amicale. Mais, confusément, il se posa la question :

Devait-il se considérer offensé ou, au contraire, devait-il

percevoir dans cette interpellation une marque de

considération, mieux encore, un hommage, quand lui, il

en convenait, s’était montré plutôt cinglant envers

Stéfano ? Il avait perçu dans la voix de son

interlocuteur, chaleur et considération, et ces marques

qui lui avaient été manifestées l’avaient-elles ému,

troublé plus qu’il ne l’aurait imaginé ? L’avaient-elles,

au contraire, décontenancé ? À l’interpellation de

Robert Tourneboule, Stéfano aurait pu répondre de

façon plus cinglante encore. Mais il avait refusé d’entrer

dans une spéculation stérile dont l’objectif serait d’avoir

raison envers et contre tout, et au détriment des valeurs

essentielles. Et, dans la discussion, il avait considéré en

son interlocuteur, l’homme avec son potentiel

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intellectuel et culturel. Il avait intégré dans sa

dialectique tout ce que cela pouvait avoir de positif et

de… négatif, bien évidemment, mais en évitant toute

agressivité gratuite et inutile.

Inlassable, Stéfano poursuivit ses propos. Et,

emporté par la passion, il avait analysé, dans un long

commentaire où il évoluait avec son habituelle aisance

à la polémique, les contradictions du système libéral,

qui, indéniablement, c’est un mécanisme inéluctable,

interdisent à la société civile d’évoluer vers un

humanisme authentique. Cela, quand, au contraire, les

avancées technologiques devraient imposer cette

perspective. Et il conclut, très volontaire :

– Nos contemporains sont las et fatigués par toutes

ces turpitudes ; mais, croyez-moi, en dépit d’une

désespérance profonde, ils sont encore nombreux à

garder intacte, au plus profond d’eux-mêmes, l’intime

conviction que cette crise profonde et le marasme qui

en résulte sont le fait d’une gestion ultra-financière

qui fausse, qui brise les mécanismes d’une économie

réelle dont la finalité est de satisfaire les besoins

sociaux. Et, lucides, nos contemporains ne doutent

pas que tous ces désordres, bien qu’ils puissent

paraître complexes, incohérents, peuvent être balayés

par la mise en œuvre d’une politique sociale, d’une

gestion cohérente ! Devons-nous, envers et contre

tout, rester prisonniers des mythes libéraux qui

s’appuient sur la seule logique financière, ou devons-

nous, au contraire, choisir le parti de l’homme et

œuvrer à des principes de civilisation ? Cette

question, nous devons l’avoir, en permanence, à

l’esprit dans toutes nos démarches ! dit-il, encore,

avec force et conviction. Scientifiques, cette pensée,

nous devons, l’un et l’autre, toujours l’avoir à l’esprit,

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pour que nos travaux de recherche contribuent au

développement d’une civilisation digne. Sans cet

objectif, que peut valoir la recherche ? Dites-moi,

Robert !

Le lendemain, la presse locale faisait mention de

ce débat qui sortait du cadre politicien, où les

problèmes de fond avaient été abordés sans

restriction, et titrait : « Qui l’emportera aux

prochaines élections : le scientifique ou son

directeur ? »

Le moment venu, quand le hall fut plein de

visiteurs, le professeur, d’un bond, se hissa,

prestement, sur une estrade improvisée, dressée au

fond du hall, et après s’être présenté de façon

sommaire à tout ce monde, il prit la parole devant un

auditoire, visiblement, motivé, impatient de

l’entendre. En dépit d’une assistance nombreuse et

bavarde, le silence se fit, soudain, dans la salle. Tous

attendaient, attentifs, que le professeur prenne la

parole. Debout devant ces gens qui étaient à l’écoute,

le professeur parla enfin. Pour le plaisir de la

discussion, comme il aime le faire, il agrémenta son

discours par quelques gestes de la main, qu’il voulait

amicaux et familiers. C’était spontané, chez lui.

– Bonjour à vous tous, mes amis ! Je vous remercie

d’être venus nombreux nous témoigner l’intérêt que

vous portez à la science, d’être venus nombreux, aussi,

nous témoigner votre confiance à l’occasion de cette

conférence. Pour satisfaire cette saine curiosité qui

vous habite et vous rapproche de nous, je vais

m’efforcer de commenter dans les grandes lignes les

bases de ces nouveaux concepts. Je vais, aussi,

expliciter dans le détail les applications pratiques qui

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peuvent en résulter. Vous serez surpris, stupéfaits ;

enthousiasmés, je veux croire ! L’innovation, dans ce

nouvel engin spatial, réside dans le fait, simple a priori,

qu’il n’a plus besoin d’une quantité phénoménale

d’énergie pour se déplacer. Géré par un dispositif

électronique simple, cet engin évolue tout

naturellement dans le champ électromagnétique

cosmique. Et, du fait de sa conception, il a la

possibilité de se jouer des phénomènes d’attraction, de

répulsion générés par la gravité universelle. Piloté par

une manette similaire à celle d’un jeu vidéo, il pourra,

selon la volonté de son pilote, s’élever dans les airs, se

mettre en état d’apesanteur, se reposer à sa guise, ou,

au contraire, poursuivre, encore, sa course sur une

trajectoire qui sera verticale, horizontale, ou oblique.

Toutes les manœuvres sont possibles : nous pourrons

moduler sa vitesse qui peut varier de zéro à x fois la

vitesse de la lumière. Il est bien évident, précisa-t-il,

que dans l’atmosphère de la terre et des différentes

planètes qu’il pourra rencontrer tout au long de son

périple, l’engin ne devra pas se déplacer à une vitesse

susceptible de provoquer sa désintégration. Il est doté

d’un dispositif de détection qui le préservera de cette

avarie. Dans l’espace intersidéral, il pourra, au

contraire, atteindre une vitesse que, Terriens, nous

avons bien du mal à imaginer ! Imaginez, mes amis,

que Pégase, en quelques instants, peut quitter le

système solaire, et traverser notre galaxie. C’est

absolument ahurissant.

Et, avec une apparente désinvolture, le professeur

parla, parla, parla encore, sans manifester le moindre

signe de fatigue ou de lassitude. À l’observer, on

pouvait deviner, par ses mimiques, par sa façon de

déambuler sur son estrade, qu’en fait, il jubilait de

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pouvoir parler, ainsi, en toute simplicité, de ses

travaux, devant un public visiblement très intéressé.

– Si la science a la capacité de changer le monde, il

appartient, cependant aux hommes qui disposent de

leur libre arbitre, d’orienter le progrès et la mutation

qui en résultent, dans le sens d’une civilisation

authentique, vers un humanisme véritable. La science,

en suppléant les bras, a cette possibilité exceptionnelle

et quasi miraculeuse de libérer de l’aliénation

matérielle l’homme qui, dans le passé et pendant des

millénaires, n’avait que la force de ses bras pour

satisfaire, de façon très aléatoire, ses besoins les plus

élémentaires. Mais nous devons, hélas ! bien admettre

que quand l’homme sut, de façon rudimentaire, utiliser

les matériaux que lui offrait la nature pour produire

plus que n’exigeait sa simple survie, usurper à son

profit cette force de travail, qui pouvait paraître

excédentaire, a été le premier réflexe des puissants. Et,

d’avancées en reculs, l’humanité connut, tout au long

de son histoire, des périodes sombres où l’esclavage, le

servage étaient légitimés comme étant des facteurs de

développement. Plus près de nous, le salariat, forme

moderne de l’exploitation sera, selon la conjoncture,

plus ou moins social, et même parfois inhumain, en

raison de sa gestion financière qui ne laisse rien au

hasard et ne s’embarrasse d’aucun tabou. La législation

a beaucoup évolué, me direz-vous, et le travailleur est,

aujourd’hui, un homme libre, maître de ses choix.

Mais c’est compter sans les contraintes matérielles,

savamment entretenues, qui maintiennent, de fait, son

assujettissement. Il est révoltant qu’aujourd’hui, la

force de travail, obtenue par la mécanisation et qui

devrait libérer de la servitude tous les corvéables,

exclut, au contraire, les plus vulnérables, quand elle

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pourrait, ce serait tout naturel, intégrer le plus grand

nombre. Peut-être pensez-vous, à m’écouter, que c’est

le scientifique imbu de ses certitudes qui parle, mais

détrompez-vous, c’est plus encore le citoyen,

l’humaniste épris de civilisation qui exprime son

impatience, son désaccord, sa colère, confronté à tant

de gâchis ! Refusons ce désordre sciemment organisé,

que l’on nous présente comme relevant de la pure

fatalité. Œuvrons pour un monde meilleur où l’homme

sera juste, où l’homme sera bon, où l’homme sera

généreux. Œuvrons pour un monde libéré où

l’imagination, la créativité sont à l’initiative, où les

idées reçues n’ont plus droit d’ingérence !

Le professeur fit une courte pose, but un verre

d’eau, puis il poursuivit :

– Si vous le voulez bien, mes amis, nous pouvons,

maintenant, procéder à l’étude de cet engin sous un

angle plus pratique, plus technique. Soyez assurés,

cependant, que je ne vais pas, pour clore cette

aimable rencontre, vous asséner des formules qui

rebuteraient bien des scientifiques. Non, mon

approche, mes propos seront ceux du technicien, ceux

du mécanicien, et seront, donc, en conséquence, bien

compris par chacun d’entre vous.

Le professeur reposa son verre sur la table, devant

lui, puis, sans se départir, il expliqua que l’engin est

conçu comme une soucoupe volante, et que sa coque

constituée d’un alliage très résistant et non

magnétique est solidaire de sa base, elle-même

formée d’un empilement de couches successives de

magnésium dopé alternativement de protons ou de

neutrons provenant de matériaux appropriés. Il

poursuivit, passionné :

Page 20: Camille Danlvan - Fnac

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– Chacune des couches est reliée, par une électrode,

au circuit de commande. Le signal qui lui est appliqué

peut varier par sa forme qui sera sinusoïdale, carrée ou

triangulaire, par son amplitude, par sa fréquence et par

sa polarité. Ces variations sont obtenues par la

manipulation de la manette de commande qui régit les

circuits logiques. Et cette manette, à elle seule, permet

de piloter l’engin, de modifier sa direction, de faire

varier sa vitesse. Ces effets sont produits par les

échanges électroniques provoqués au sein des

jonctions obtenues. Nous ne parlerons pas, ici, comme

nous avions l’habitude de le faire dans le passé, de

force de propulsion, mais, plus simplement, nous

évoquerons la réactivité du dispositif au champ de

gravité universelle. C’est, en fait, dans la prise en

compte de ce nouveau concept que se tient toute

l’innovation. Il y a mille façons d’associer

l’électronique et la mécanique pour réaliser des

prouesses. Notre engin spatial, nous pouvons le dire,

est une de ces prouesses. Conçu comme une soucoupe

volante, il peut se déplacer à une vitesse fabuleuse,

nous l’avons mentionné, déjà. Et cela, sans véhiculer

avec lui d’importantes réserves d’énergie, puisque sa

force de propulsion, il la prélève dans le champ

électromagnétique cosmique présent dans tout

l’Univers. Cet engin peut, donc, en un temps record,

c’est presque un miracle, nous acheminer aux confins

de l’Univers. C’est ahurissant, me direz-vous ! Mais

nous devons, néanmoins, aujourd’hui, admettre et

gérer cette éventualité. Les techniques qui régissent ce

véhicule, apportent des arguments intéressants dans la

polémique qui divise ceux qui veulent croire que des

extraterrestres viennent, de temps à autre, nous visiter à

bord de leur soucoupe volante, et ceux qui refusent