Camara Laye Dramouss

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Table des matires

Ddicace Conakry Une nuit blanche Kouroussa Dans l'atelier Runion de comit Dramouss Incendie Retour

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DdicaceCe livre est ddi aux jeunes d'Afrique Mais d'abord aux jeunes gens de ma gnration et de mon Pays, qui, n'ayant pas connu les succs faciles de leurs cadets immdiats, et depuis longtemps spars de leur terre natale, et partis par le monde la recherche de moyens de lutte plus efficaces, s'en sont retourns pour la plupart cette terre, non pas nantis de l'ensemble des outils qu'ils ambitionnaient de rapporter, mais la tte chaude d'aventures et le cur empli d'un certain sentiment, lesquels, pour tre profitables la gnration montante, mritaient qu'on les contt avec sincrit. En tmoignage de solidarit et d'amiti tous, en formant le voeu que ce rcit, crit d'une plume rapide, ne serve pas d'exemple, mais plutt de base des critiques objectives, profitables la jeunesse, avenir du Pays. Que cet ouvrage contribue galvaniser les nergies de cette jeunesse; et surtout celles des jeunes potes et romanciers africains, qui se cherchent, ou qui, dj, se connaissent, pour faire mieux, beaucoup mieux, dans la voie de la restauration totale de notre pense; de cette pense qui, pour rsister aux 'preuves du temps, devra ncessairement puiser sa force dans les vrits historiques de nos civilisations particulires, et dans les ralits africaines Pour que la pense africaine ainsi reintgre et totalement restaure soit une force, non agressive, mais fconde. Librer cette extraordinaire puissance de sympathie qui est au plus profond de chacun de nous, savoir dominer nos passions pour qu'elle merge en nous, la rendre plus active et plus prsente encore, lui donner tout son champ pour que notre appel, l'appel d'une Afrique authentique, consciente et rsolument engage dans la voie de sa sagesse tutlaire et de la raison parvienne, tous, pour que l'incommunicable soit communiqu et l'ineffable entendu, tel est le dessein de l'auteur.

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ConakryJ'avais quitt Orly en plein mois d'aot, un mois qui, habituellement chaud Paris, tait frais, cette anne-l ; une fracheur pas trop vive, mais la fracheur tout de mme (et je ne l'aimais gure, je ne m'y tais jamais fait compltement). Et l'avion, prenant de l'altitude, m'avait entran dans une lumire o dj je pouvais reconnatre le ciel de ma terre natale. Aprs six annes, je regagnais enfin mon pays; et depuis que j'avais dcid ce dpart, mon impatience n'avait pas cess de crotre; une fivre s'tait comme empare de moi. C'est que toutes ces annes qui m'avaient tenu au loin taient proprement parler des annes d'exil, car la terre natale quoi que l'on fasse et en dpit de la gnrosit ou de l'hospitalit qu'on trouve en d'autres pays sera toujours plus qu'une simple terre : c'est toute la Terre ! C'est la famille et ce sont les amis, c'est un horizon familier et des faons de vivre que le coeur sans doute emporte avec soi, mais qu'il n'est jamais satisfait de confronter avec la ralit, jamais satisfait de tremper et de retremper dans la ralit. Au terme de ce voyage, mon grand pays me faisait signe. Une brve escale Dakar, et l'avion tait reparti. Alors, empli d'une impatience que je ne cherchais plus refrner, je me mis guetter l'apparition de ma Terre. Et bientt pass le semis d'les de la Guine dite portugaise, elle m'tait apparue, basse, trs basse, et pas seulement parce que je la regardais du ciel, mais parce qu' cet endroit c'est une terre comme conquise sur la mer : une terre de lagunes, une terre rouge o je devinais des cocotiers, des rizires et l'innombrable arme de paltuviers qui fixent au continent les boues gnreuses, jamais lasses de nourrir les moissons, et elles-mmes inlassablement nourries par les alluvions d'innombrables fleuves et rivires. Sur ma gauche, le pays insensiblement s'levait, devenait un pays de hautes montagnes; mais il me fallait l'imaginer entirement : le regard ne portait pas si loin, et mme le mien et-il port jusqu'aux cimes du massif, il se ft perdu dans la brume. Et puis se dessina l'le de verdure, l'le de maisons enfouies dans la verdure, qu'est Conakry, l'extrmit de la presqu'le de Kaloum. Conakry ! Conakry ! L'avion descendait. Si j'avais pu distraire mon attention de la ville, peut-tre aurais-je aperu au loin le haut sommet du Kakoulima, qui est la naissance de la presqu'le ; mais je n'arrivais pas arracher mon regard; et lorsque la ville disparut, l'avion dj se posait dans la plaine o viennent mourir les paisibles collines qui font suite au Kakoulima. Je descendis de l'avion et promenai le regard autour de moi, comme tonn, aprs tant d'annes, d'tre enfin revenu. Une aire d'atterrissage ne diffre gure d'une autre aire d'atterrissage; ce n'est et ce ne peut tre qu'une tendue dsole. Mais il y avait ici cette lumire, il y avait cette fracheur de tons qui n'appartiennent qu' cette terre, qu' ma Terre, et dont mes yeux n'avaient plus l'habitude; une lumire plus frmissante et plus pntrante, une verdure plus nourrie et plus frache, un sol plus clatant qu'ailleurs. Mon cur ne l'avait pas oubli, mais mes yeux Mes yeux clignaient ! Cette fracheur et cette lumire, c'tait bien ma BasseGuine; et aussi cette chaleur humide que je respirais, et ce soleil qui dardait ses rayons ! Je pris le car qui conduisait la ville; trs rapidement, il atteignit la banlieue. L, la misre tait monnaie courante. Les constructions, Madina et Dixinn notamment, taient fort prcaires; elles tenaient debout un peu trop par miracle; l'art de l'quilibriste y avait plus de part que celui de l'architecte. C'est a, la banlieue de Conakry ! murmura mon voisin dans le car. Oui, rpondis-je dans le mme murmure. Vous n'avez pas l'air satisfait. Non. Il n'y a rien ici. Absolument pas de constructions, de btisses prsentables ! D'ailleurs, les colons n'ont jamais voulu qu'il y ait quelque chose de prsentable. Ils ont pens, et ne pensent qu' garnir leur portefeuille, pour passer d'agrables congs en Europe. C'est a qu'ils pensent, les colons et non au bonheur du Ngre. Je ne suis pas d'accord avec vous, fis-je. Comment ? Comment, vous tes du ct des colons, prsent ? Je ne suis du ct de personne. Je m'en tiens la vrit. D'autre part j'estime que le moment n'est pas encore venu de condamner ou de blmer, les colons. Ce moment viendra quand nous aurons su prouver, dans l'abngation, par notre travail, par des ralisations concrtes, que nous sommes suprieurs aux colons. Non, non ! rpta mon voisin. Ces gens n'ont rien fait. Reconnaissez quand mme, cher Monsieur, que la colonisation nous a donn beaucoup. Non ! Elle nous a retards.3

Retards ! Certes, il y a eu des cts ngatifs dans la colonisation, je l'admets. Mais, tout compte fait, le bilan de la colonisation, dans ce pays, est positif. Il se tut et dsormais il ne m'adressa plus la parole. Quant au car, il continuait de rouler; et partout o il passait, il y avait toujours quelque endroit o la chausse attendait un peu de goudron, o elle dcouvrait ses entrailles, et toujours des entrailles un peu sommaires. Et partout, ou presque, des gouts qui tablaient un peu trop sur la seule pente des maisons; et trop de chausses sans bitume, boueuses cette saison pluvieuse, et nids poussire la saison sche. Le car roulait; tantt il tournait droite, tantt gauche. Au bout d'une demi-heure, j'atteignis la maison de mes parents, qui n'est gure qu' une quinzaine de kilomtres de l'aroport. L, je retrouvai mes tantes et mes oncles. Mais Mimie ? O tait Mimie ? Une tante me rpondit qu'elle se trouvait en banlieue, chez une amie. Hors d'haleine, je m'tendis sur un lit. Comment allais-je retrouver Mimie ? Dans quelle mesure le temps avait-il pu la marquer ? Je l'avais quitte en 1947. tait-elle demeure, comme auparavant, calme et extraordinairement courageuse ? Avait-elle toujours les pieds sur terre ? tait-elle toujours aussi raliste ? Pendant que ces penses me traversaient l'esprit, subitement, j'entendis une voix fminine. Je me levai aussitt et j'aperus au seuil de la porte, Mimie, encore plus belle, plus ensorcelante, plus mouvante que l'image dont j'avais gard le souvenir. Nous nous regardmes quelques instants sans dire mot, comme indiffrents l'un l'autre, ou comme si par timidit nous avions craint de manifester nos sentiments en prsence de mes tantes, toujours prtes nous taquiner. Et puis, d'un mme lan, l'lan de nos mes et de nos coeurs tout coup enfivrs, oubliant ces prsences importunes, nous nous retrouvmes subitement dans les bras l'un de l'autre. Nous ne parlmes gure, Mimie et moi, durant des heures ; c'est--dire que notre joie de nous retrouver, aprs tant d'annes, passait l'entendement. Nous nous contentions, aux rares moments o mes tantes ne nous prtaient pas attention, d'changer des sourires, ou encore, de nous presser les mains Mme par la suite, au repas de midi, notre bavardage fut superficiel : il portait sur des sujets anodins. Mais bientt, quand j'abordai mes souvenirs d'Europe, je sentis que Mimie, malicieusement, vitait la moindre allusion sa propre vie. Aprs qu'elle eut pris cong, je la rejoignis dans sa chambre et lui lanai un regard interrogateur. Je voulais, sans plus tarder, tout savoir : comment elle avait vcu Dakar, comment elle y avait t traite par les gens, mais surtout, si elle m'tait reste fidle Lorsqu'elle m'aperut, elle baissa la tte, et pendant un bout de temps un silence mortel plana autour de nous. Je la tirai par le bras. Allons donc faire un tour en ville. Je prends mon foulard. Toujours en silence, nous nous dirigemes vers la ville, pour y visiter quelques quartiers, mais en passant par la corniche. La brise jouait dans le foulard de Mimie. J'allumai une cigarette et, craignant de la brusquer, je retins quelques questions relatives nous deux, notre amiti, nos mutuelles promesses. J'attendrai, pensai-je, le moment psychologique, je veux dire : l'instant o notre timidit se sera tout fait dissipe, pour glisser dans la conversation quelques paroles se rapportant nos problmes intimes. Tout a beaucoup chang, risquai-je. Tout a chang, rpta-t-elle. De l'autre ct, l-bas, aux les, il y a des entrepts, parce qu'il y a le minerai Des villas aussi. Superbes. Mais elles ne sont ni pour toi, ni pour moi Elles appartiennent aux Socits trangres, conclut-elle dans un clat de rire. Oui, approuvai-je, c'est exact. Est-ce la route de Donka ? Lorsque nous tions plus enfants, la ville tait loin, trs loin, d'atteindre Dixinn. Cela commence compter ! Au pont de Tumbo, au sortir de la ville, j'aperus en face de moi la voie ferre du Conakry-Niger. Mais, un peu plus loin, il semblait y avoir une autre voie. Il y a deux lignes ? dis-je. Toujours la mme histoire, dit-elle. L'histoire des Socits trangres. La seconde ligne appartient la Compagnie Minire. A prsent, nous avancions sur la route du Niger, en tournant le dos au pont de Tumbo. Nous entrions dans la ville de la mer; mais d'abord, je ne la reconnus pas trs bien. Certes, c'taient les avenues et les boulevards que j'avais quitts, et les mmes arbres; mais, en trop d'endroits, ce n'taient plus les mmes maisons. J'en reconnaissais sans doute quelques-unes. Mais d'autres, beaucoup d'autres, je les voyais pour la premire fois. Arrivs au centre de la ville, nous tions fatigus de marcher. N'en pouvant plus, je fis signe un taxi. Mais il tait dj trop loin pour que le chauffeur entendt mon appel. Le signe, je l'avais fait automatiquement, comme je l'eusse fait Paris. Mais soudain je me fis la rflexion4

qu'appeler un taxi, cet endroit de Conakry, c'tait chose fort nouvelle aussi. Es-tu surpris de voir des taxis Conakry. Nous sommes la mode, nous aussi, dit Mimie. Oui, la mode vient lentement, mais srement Mais la ville est petite. En effet, elle est troite et petite. Nous venons d'en faire le tour en moins de deux heures. Pour compenser le manque de maisons modernes, la Providence, heureusement, nous pourvoit de verdure. Pense combien la vue que nous avions de la corniche tait reposante ! C'est une vue magnifique ! rpondis-je. Il parat que l-bas, Paris, c'est beau. Mais qu'il fait bien froid ! Il fait trs froid l-bas. Tellement froid que, d'ici, tu n'en peux avoir aucune ide. Ici, dit-elle, il va commencer pleuvoir normment. Il tombe au moins quatre mtres d'eau. Crois-moi, rien n'a chang depuis ton dpart ; cette saison mrite toujours le nom de saison des pluies. Nous sommes maintenant en aot, mais la saison commence en juin pour finir en octobre-novembre, ajouta-t-elle. Toi qui n'as jamais pass de vacances Conakry, je t'apprends que tu ferais mieux d'enfermer tes costumes dans ta valise, car en ce moment l'eau va tomber en cataractes. Un vrai dluge, qui laissera le ciel sinon trs pur, en tout cas srieusement dgag. Merci, Professeur, fis-je en souriant. Tu m'apprends un tas de choses que j'ignorais. Elle clata de rire, satisfaite, semble-t-il, des compliments que je venais de lui faire. A prsent, elle tait tout fait d'tendue ; je profitai de cette occasion pour orienter la conversation vers notre intimit; vers les problmes qui, tous deux, nous tenaient particulirement cur. Je crois, risquai-je, que nous pourrions parler de nous deux, maintenant. Mais peine euss-je prononc cette phrase qu'elle baissa la tte, comme gne de voir bientt le voile se lever sur son pass ; ce pass auquel tout l'heure, elle refusait de faire la moindre allusion ; elle redevint soudain la fille timide, la fille secrte, que j'avais connue jadis. Malgr tout, elle rpondit froidement Peut-tre. L'amour qu'elle me portait s'tait-il vanoui ? Notre lan de tout l'heure, l'lan commun de nos mes et de nos curs, tait-il un vritable lan ou bien un simulacre ? Je me dis alors que lorsque nous avions t spars, elle Dakar et moi Paris, les intervalles entre nos lettres avaient t souvent longs, et cela, sans doute (continuais-je ruminer) se produisait mesure que les rendez-vous de Mimie avec d'autres garons devenaient plus frquents, ou bien que l'amour qu'elle leur portait devenait plus profond, si bien que, le cur vou, entirement vou, d'autres garons, elle n'prouvait plus rien pour moi : elle ne m'aimait plus ! Toutes sortes d'ides m'obscurcissaient l'esprit, quoique je n'eusse aucune raison rellement valable de m'attrister. Je n'aurais pas d venir. Ma prsence Conakry te rend malheureuse ! Je l'avais prvu. Aussi, avant de venir, avais-je pris la prcaution de me nantir de mon billet de retour. Demain, je repartirai, dis-je. Alors, subitement, en scrutant son visage, je sentis que mes penses n'taient pas fondes, que mes arguments taient faux ; mais si absurdes et si faux qu'ils fussent, ils m'apparaissaient cependant comme seuls capables d'obliger Mimie lever le voile sur sa vie, plus prcisment sur la portion de sa vie que j'ignorais totalement. Comme pour me convaincre de son honntet, elle leva la tte et porta le regard vers le ciel, puis elle posa le regard au niveau de ma tte, comme si elle et dcouvert l-haut quelque chose, comme si elle y et trouv la rponse qu'elle devait me faire. Et, vigoureusement, elle protesta : Je ne veux pas que tu repartes. Si elle s'oppose mon dpart, c'est qu'elle m'aime toujours , pensai-je. Ah oui ? dis-je, feignant d'tre surpris. Oui ! Et doucement elle continua : Ce fut un choc lorsque j'ai reu ta lettre. Je savais que finalement tu reviendrais. Toi et moi, nous sommes en train de vivre l'instant que je redoutais. Mais je suis heureuse que cet instant se soit produit. Elle est loin d'oublier mes relations avec Franoise, me dis-je, au fond de moi-mme. Cette fille, ce bourgeon de femme, qui, de France, harcelait de lettres mes parents, pour que ceux-ci consentissent notre mariage. Si c'est de Franoise que tu veux parler, j'aime mieux te dire qu'il y a longtemps que j'en ai fini avec elle. D'ailleurs elle n'tait rien d'autre pour moi qu'une interlocutrice ; je veux dire une personne que j'aimais bien, et avec qui j'changeais des ides, dans l'unique dessein de nous informer mutuellement sur les manires de vivre de nos pays respectifs. Quand vas-tu oublier enfin tout cela ? Quand vas-tu balayer le pass, pour porter le regard vers l'avenir ? Oublier ! dit-elle doucement, en coupant le mot et en l'appuyant. Bien sr, des milliers de garons5

trompent leur fiance ! Quelle rponse pourrais-je donc te faire ? murmurai-je. Je te rpte que tout cela est prsent bien fini. Mais alors que dirais-tu, si je devais pouser deux, trois ou quatre femmes, nombre admis par le livre sacr, le Coran ? Je disais cela pour la taquiner. Mais la phrase l'irrita et elle sortit de son fourreau 1. Elle se mit crier. Si c'est cela que tu as en tte, je te dis tout de suite non, non et non Tu ne feras jamais cela ! Entends-tu ? Jamais Je serai la seule femme chez toi ou je n'y serai pas. Que cela soit entendu et compris une fois pour toutes ! Ne te fche pas, Mimie. Tu seras la seule, l'unique femme chez moi Ne comprends-tu pas la plaisanterie ? Bon ! D'accord ! Si c'est une plaisanterie, d'accord. Mais on ne sait jamais, avec vous, les hommes. Vous exprimez souvent vos dsirs par une plaisanterie ! Comprends-tu, alors ? dit-elle, revenant ce qui lui tenait cur. Je commenais croire qu'il n'y avait plus de refuge pour moi. Je t'coute, Mimie. Elle me regarda. Peut-tre voulait-elle se rendre compte de l'effet que ces mots produisaient sur moi. Ce ne fut sans doute pas l'effet attendu. Elle affermit sa voix et continua : C'est difficile, pour vous, les hommes, de comprendre les femmes. Tu devrais-quand mme tenter de me faire comprendre. Nous tions sortis quatorze heures, et dix-huit heures venaient de sonner la Cathdrale. Nous revenions la corniche. J'allumai de nouveau une cigarette et proposai Mimie de nous asseoir sur un banc. Elle y prit place, prs de moi, bien prs de moi; nos hanches se touchaient. Mon cur battait fort, trs fort. Tout mon cur et toute mon me taient tendus vers elle, comme magntiss par une passion sublime, indfinissable. Je la regardai : elle tait plus sereine et plus belle que jamais. La brise, qui soufflait doucement, dcuplait mon bonheur, en jouant dans son foulard, dont les pans balayaient ses paules. Elle dsirait parler, mais j'aurais aim qu'elle se tt. Ma pense, subitement, alla loin. Tantt elle se posait sur l'avenir que j'imaginais, plein de bonheur, tantt sur le pass, puis sur le prsent Et bientt, elle se confondait avec l'infini : elle montait trs haut, infiniment haut. Je voulus dire Mimie : Tu es belle , mais je me retins. Une force plus puissante que ma volont, et la pense subite que la vie ne se droule pas toujours selon des plans prtablis, m'arrachrent mes rves et m'obligrent l'couter. C'tait un cauchemar, reprit-elle. J'ai appris d'abord que tu tais mari. Et puis que ta femme crivait rgulirement ta famille. Et enfin tout le reste ! Un jour, je me suis sentie tellement mal que l'on m'a fait entrer l'hpital Ballay, o je suis reste je ne sais combien de temps. Les pauvres mdecins prenaient ma temprature, me soignaient. Mais ma maladie tait plutt morale que physique. Pour me traiter, il m'et fallu des psychiatres. Elle se tut un bout de temps, puis reprit : Mais, un jour, le voile s'est lev demi ; je me suis dit : Que faire ? Il est mari ! Comme pour me venger (ce n'tait, ce ne pouvait tre, qu'un semblant de vengeance) Hady venait la maison, et je le laissais venir A proprement parler, chaque fois que je le voyais, j'avais mal hurler. C'est drle, lorsqu'une fille n'aime pas un garon ! Alors je demandais au bon Dieu de faire retomber le voile sur mon esprit, je le suppliais de me rendre enfant, de me restituer la disponibilit d'un enfant, afin que je fusse dans l'incapacit de me souvenir. Calme-toi maintenant, dis-je d'un air coupable. Calme-toi, je t'en supplie ! Tout cela est fini. Oui, bien fini. Elle me lcha la main, se leva, puis essuya avec un pan de son foulard ses yeux soudain baigns de larmes. J'eus tout coup la gorge serre, mais je ne pleurai pas. Un homme peut-il pleurer devant une jeune fille ? Les pleurs de l'homme sont atroces; l'oppos de ceux des femmes, bien souvent ils n'apparaissent pas ; mes larmes, au lieu de noyer mes yeux, avaient noy le plus profond de mon tre, ma conscience mme. Elle s'loigna de moi et, s'accoudant une des murettes de la corniche, elle regarda, l'exemple de nombreux visiteurs, en direction des les de Loos. Le soleil couchant, rougeoyant, suspendu par des cordes mystrieuses au-dessus de ces les, projetait prsent des rayons moins brlants qu' l'instant de notre arrive. Silencieusement, je rejoignis la murette de la corniche. Chacun des hommes et chacune desfemmes qui s'y trouvaient accouds taient pareillement silencieux. Chacun et chacune semblaient anims d'une vie intrieure intense, et cette intensit tait telle que personne ne disait mot, chacun et chacune donnaient libre cours leur rverie. Mais quoi pouvaient penser tous ces hommes et toutes ces femmes ? Songeaient-ils aux les qui barrent6

l'horizon devant nous ? Et ces hommes d'Europe, ces Europens, entours de leurs pouses et de leurs enfants, accouds tout autant que les Africains la murette de la corniche, et plus silencieux encore que les Africains, quoi rvaient-ils ? Pensaient-ils leur pays, au repos qu'ils prendraient dans leur pays, aprs deux annes de sjour ? Je le crois volontiers. Je m'approchai de Mimie, je prononai doucement son nom. Comme elle ne rpondait pas, je l'agrippai par un pan de sa camisole et la secouai; mais ses yeux restaient braqus sur l'immensit de l'Ocan, et ainsi elle semblait absente d'esprit. A quoi donc pouvait-elle penser ? Sans doute aux nombreuses annes qu'elle avait passes au Sngal, chez ses correspondants , qui l'avaient si gentiment, si aimablement choye. Et peut-tre rflchissait-elle ce qu'avait pu tre ma vie, Paris ? L'une et l'autre choses, certainement ; cela se devinait la tension de ses traits. Et puisqu'elle n'avait plus conscience de ma prsence, je m'loignai quelque peu d'elle, de son visage tantt rayonnant, tantt triste. Cette tristesse trahissait l'tat d'me qu'envenime la jalousie ; une jalousie inavouable contre ma vie antrieure, plus prcisment propos d'une jeune fille qui, pourtant, n'avait t pour moi qu'une correspondante . A prsent, comme elle, j'tais debout dans un coin. La mer semblait en fureur ; la mare montait et les vagues, comme des bliers blancs, galopaient vers nous et venaient, avec un bruit d'orage dans lefort, s'craser contre le rivage. Aprs s'tre fracass contre les roches, ce grondement se transformait en mille petits bruits, lesquels, au fur et mesure que les vagues les transportaient loin du rivage, se dissolvaient et se fondaient dans une symphonie pastorale, avec ses balafons, ses coras, ses fltes et ses tamtams. Et c'tait un mouvement perptuel. Les moutons blancs, tantt se fracassaient contre les roches, tantt s'enfuyaient loin du rivage. Et lorsque soudain, remis de ma rverie, je me retournai, je vis Mimie, debout prs de moi. taitelle enfin, elle aussi, sortie de ses rves obscurs ? Etait-elle revenue de Paris et du Sngal ? Oublie le pass ! fis-je en la prenant par le bras. C'est le plus grand plaisir que tu puisses me faire. Il faut que je te raconte. Tu es pardonn, mais il faut, comprends-tu, il faut que je te parle. J'ai bien souffert l'poque, tu sais ! J'ai t chez mes parents, croyant que l'atmosphre familiale pourrait m'tourdir. Durant des heures je sortais avec des camarades. Mais souvent je restais la maison, moisir Il n'y avait rien faire : Fatoman Mari ! Paris. On et dit que dans mon cerveau, il n'y avait plus que ces trois mots. Debout derrire elle, je la serrai contre moi, dans une impulsion affectueuse. Comme n'en pouvant plus, elle rpondit mon treinte et posa la tte sur mon paule. Elle se tut un moment. Je compris qu'elle tait enfin libre de ce qui, durant toutes ces annes, l'avait si douloureusement tourmente. Nous tions tous deux attendris Rentrons, maintenant, Mimie, murmurai-je, il se fait tard. Comme j'aurais voulu tre prs de toi, ce moment o l'on t'avait fait croire que j'tais mari ! La main dans la main, nous prmes lentement le chemin de notre demeure, tout en poursuivant notre conversation. Sur un ton plus apais, car ses tourments taient prsent vanouis, elle poursuivit son rcit. Je sais, dit-elle, que tu aurais tout fait Personne l'poque, m'entends-tu, personne ne pouvait m'aider ! Il y a des batailles que l'on doit livrer toute seule. Enfin j'ai pris un emploi de matresse d'Internat. Ds la fin de mes tudes, je me suis plonge corps et me dans ce travail. Et c'tait rellement ce qu'il me fallait : un poste o sans trve j'tais sur la brche, presque jour et nuit, surveiller ces lves dont la plupart s'taient dj veilles, ou commenaient s'veiller la vie. Je conseillais les unes, punissais celles qui passaient les bornes. Enfin, des responsabilits telles qu'elles ne me laissaient point le temps de penser mes ennuis. J'avais toujours l'intention de t'crire, et en ralit j'ai peut-tre commenc deux cents lettres; mais la pense que tu m'avais trahie m'exasprait et je cessais d'crire. Tu as bien fait de venir, Fatoman. Je suis bien content de te retrouver, et de savoir que tout est fini maintenant, que toutes tes inquitudes sont apaises. Nous arrivions la maison. Dj il faisait nuit. A notre vue, mes tantes clatrent de rire. Je m'enfuis me terrer dans ma chambre. Mimie fit certainement de mme, car je ne l'aperus plus dans la concession . Mimie, Fatoman, venez manger ! cria ma tante Awa. Toujours la mme ! pensais-je. Elle ne peut pas nous laisser tranquilles ! Il faut chaque fois qu'elle crie nos noms, que toute la famille entende ces deux noms la fois, alors que nous, nous aimons vivre discrtement. Comme nous ne rpondions pas, sa voix retentit de nouveau. Que vous rpondiez ou non, vous mangerez ensemble partir de ce soir. Nous en avons assez de cette interminable timidit !7

Puis, s'adressant aux enfants : Allez ! Allez jouer dehors, ou bien promenez-vous. Votre cousin et sa belle vont manger dans cette chambre. Qu'ils restent, tante, dis-je. Je les aime bien. Je sais que tu les aimes bien. Mais je sais aussi que tu ne mangeras rien tant qu'il y aura du monde autour de toi. Et ta belle pareillement. Ah, que vous tes timides ! Nous terminmes enfin le repas. Tu sais, commenai-je, la vie l-bas n'est pas facile. A Paris ? Oui. Lorsqu'on n'est pas aid par l'tat ou par les parents, la vie est difficile. Je me demande s'il ne serait pas plus sage que tu m'attendes en Guine. Dans deux ou trois ans, nous nous retrouverons et nous nous marierons. Dans deux ou trois ans ! rpta-t-elle. Au mme moment, mon oncle Mamadou entra dans notre chambre et Mimie lui fit part de mes apprhensions. Fatoman, dit-il, si nous avons consenti votre union, si personnellement j'y ai donn mon accord, c'est parce que je sais que Mimie est une fille simple, issue d'une famille simple. Et par exprience je sais, pour l'avoir hberge chez moi pendant plusieurs annes, qu'elle s'est toujours contente, sans rechigner, de ce que tes petites mres 2 lui offraient. Pendant tout ce temps, elle a men une vie modeste, sans envier ses camarades Ce que je ne cesserai de vous recommander, c'est de bien vous entendre l-bas. Bien, oncle. Mais, l-bas, il y a le froid. Il faudra payer le trousseau, payer la chambre, payer mes tudes, tout payer, et avec quoi ? Je ne m'attends pas obtenir une bourse d'tudes de l'Etat. Mes tentatives pour en obtenir une ont t vaines. L-bas, la vie est dure, oncle. Eh bien, tant pis ! Tu veux me faire croire que l-bas Mimie mourra de faim, dit-il, en riant. Mais elle te suivra partout. Elle apprciera d'autant plus votre bonheur futur qu'elle y aura contribu dans une large mesure. Et puis c'est peut-tre pour elle la meilleure faon, je dirais mme la seule, de se prouver ellemme qu'elle ne t'pouse ni pour un titre, ni pour de l'argent. Enfin il faut te mettre dans la tte que tu n'as pas affaire une bourgeoise, mais une fille qui, comme toi, est issue du peuple. Dans la pense de mon oncle, qui tait trs religieux, la russite d'un homme ne dpendait pas uniquement de ses efforts, il fallait surtout que ces efforts fussent soutenus par Dieu. Selon lui, Dieu donne toujours manger toutes les bouches qu'il a cres. Ainsi donc, selon lui, satisfaire les besoins de Mimie tait plus l'affaire de Dieu que la mienne. Une telle foi en Dieu et aux principes du Coran tant inbranlable, aucun argument, si frappant ft-il, ne pouvait faire revenir mon oncle Mamadou sur un propos longuement mri. D'accord, oncle, dis-je. C'est cela, rpondit Mimie, satisfaite, Tonton Mamadou a su dire ce que j'avais en moi, ce que je voulais exprimer. Justement, mon petit, dit mon oncle, ton beau-pre, avant de nous quitter pour rejoindre son nouveau poste d'affectation, tenait ce que les crmonies religieuses de votre mariage eussent lieu. Nous avons dj accompli ces formalits la mosque. Quant au mariage civil, vous le ferez quand vous voudrez. Ce n'est pas difficile, il vous suffira de vous prsenter une quelconque mairie devant un officier d'tat civil. Il se tut un moment. Il tait devenu solennel. Aprs avoir port un peu de cola la bouche, il poursuivit, tout en mchant la noix lentement (ses mchoires remuaient comme celle d'un mouton qui rumine). Je suis donc heureux de t'apprendre qu' partir de ce soir, partir de la minute o je te parle, sur l'ordre de ton beau-pre et de nous tous, Mimie est devenue ton pouse. A prsent, vous tes unis devant Dieu et devant les hommes. Et j'ajoute qu'il faut bien vous entendre, afin de passer le plus agrablement possible votre sjour ici-bas. Je vous ordonne, partir de ce soir, de vivre maritalement. Vous pourrez occuper la chambre de mon jeune frre Skou, en attendant votre dpart pour de nouvelles aventures, car la vie n'est rien d'autre qu'une suite d'aventures. Voil, Fatoman, l'agrable surprise que je me suis cru en droit de te rvler. Ce moment de l'annonce de mon mariage fut mouvant. J'tais donc pourvu de ma moiti ! Mon oncle Mamadou, aprs ce discours, se retira et nous laissa nos rflexions. Es-tu satisfait, Fatoman ? demanda Mimie. Oui, trs satisfait. Et toi ? Je suis la plus heureuse de toutes les femmes du monde. Me permets-tu, mon cher poux, dit-elle, le visage rayonnant, d'aller annoncer la bonne nouvelle une amie ?8

Comment ? Tu sortirais cette nuit ? Ah, tu es jaloux, hein ? fit-elle. Non, ce n'est pas la question ! On m'a cependant appris qu'un homme qui n'est pas jaloux n'aime pas sa femme. Qui t'a dit cela ? Une camarade, rpondit-elle en riant. On peut aimer et ne pas manifester de jalousie. Tout cela est question de temprament. Alors, dis-moi pourquoi tu n'es pas jaloux, toi ? insista-t-elle. Je suis de ceux qui font facilement confiance autrui. Etant passablement srieux,je te fais confiance, tandis qu'un ancien coureur de jupons ne peut se fier sa femme. Il pense toujours que celle-ci, une fois loin de toute surveillance, agira fatalement comme il l'a fait luimme. Et puis Et puis non, ce serait trop long t'expliquer ! Mais si, explique-toi ! Je t'coute, dit-elle, trs excite. Non, Mimie, ce serait trop long. Mais si tel est ton dsir, notre arrive Kouroussa je demanderai au griot Kessery de te raconter les aventures d'un homme jaloux, et tu verras qu'elles sont peu engageantes. Je l'couterai volontiers, dit-elle. J'ai hte d'tre l-bas, pour dcouvrir de bonnes joueuses de cauris 3. Elle se leva soudain en repoussant sa chaise; je compris qu'elle avait envie de s'agiter un peu. Allons nous promener. Nous irons voir mon amie Aminata, dont l'poux est syndicaliste. Ce sera une occasion de les mieux connatre. Nous irons o tu voudras, Madame. J'tais fatigu et j'aurais voulu me mettre au lit, mais je n'osais pas le lui dire ; jusqu' ce moment, j'avais eu un temprament de vieux garon, me levant et me couchant lorsque cela me chantait; j'wais eu une existence quelque peu bouscule. Malgr cela, je renonais maintenant, avec une facilit et une rapidit surprenantes, mon indpendance, pour devenir le plus exemplaire des maris. Allons, ma belle, es-tu prte ? Et je la suivis. Je l'aurais suivie n'importe o. Je ne voulais pas la contrarier. On ne doit pas contrarier, si l'on a un brin de dignit, une fille qui vous pouse sans se proccuper de savoir si vous tes riche ou pauvre, et qui se dclare par surcrot prte vous suivre mme en enfer. Oui, je suis prte. Dpchons-nous, dit-elle. Nous allmes chez Aminata, dont le mari, volubile et intelligent, me brossa, en l'espace de deux heures, un tableau de la situation politique. Les exactions de certains colons, les querelles entre partis, tout y passa Enfin, minuit, au moment o nos paupires taient lourdes de sommeil, Aminata et son poux nous ramenrent en voiture notre domicile. N'oublie pas que nous sommes autoriss dsormais mener une vie commune, dis-je Mimie, en franchissant la porte de la concession d'oncle Mamadou. Ma tante Khadi, qui tait couche, mais qui s'endort toujours trs tard, m'entendit et m'approuva : Mimie, Mimie, tu ne vas pas faire de difficult ! dit-elle, la taquinant. Je n'ai pas de place pour toi dans ma chambre, ajouta-t-elle. Et puis, mon lit est trop petit pour nous deux. Tu ferais mieux de rester l-bas, prs de ton poux. Mimie entra, s'assit timidement au pied du lit, sans mot dire et je fis semblant de ne pas la remarquer. Nous allons prier, fis-je. Prier ? Oui. Le Crateur ne nous a-t-il pas crs pour prier. Seulement pour prier. Oui, ma chre. Toutes les autres cratures sont fabriques par Lui pour notre agrment, et nous, nous sommes crs par Lui pour prier et pour le remercier de ses bienfaits. Mais qui, Il ? Le bon Dieu. C'est vrai, Fatoman. Moi aussi, j'aime me recueillir. Et dans la nuit noire, tantt accroupi, tantt prostern, je priai, avec elle mes cts. Aprs le traditionnel Salam Alaykoum, elle risqua : Je prfre rester au bord du lit, tu te mettras du ct du mur. Comme tu voudras. N'teins pas la lumire. Cela m'en gal, dis-je pour l'apaiser. Les draps de lit enrouls sur moi, j'tais prsent au lit, avec elle prs de moi, bien prs de moi. Je ne crois9

pas que nous causmes longtemps. Et je m'endormis poings ferms Reposez-vous, mes enfants. Amusez-vous bien, surtout, nous dit oncle Mamadou notre rveil, avant de s'en aller son bureau. J'en profitai pour faire quelques excursions aux environs de Conakry; en compagnie de Mimie, naturellement. Nous allmes aux les de Loos, que j'avais aperues la veille du haut de la corniche. Ces les se trouvent quelque deux milles marins de Conakry, lgrement au sud. De la corniche, on a directement vue sur l'le de Kassa. C'est une terre allonge, une simple bande de terre, vallonne, dont le vert lumineux se dtache sur une mer nacre. Et il suffit de cette terre pour donner la mer son vrai prix, ce prix qu'on ne retrouve pas, lorsque, toujours uniforme, elle va se perdre l'horizon. Derrire cette bande de terre, il y en a une seconde, Tamara, dont on aperoit la pointe septentrionale. Chaque le forme un arc de cercle. Au centre, il y a un lot, l'le de Roume. Ces les, aux dires des connaisseurs, sont de la mme nature volcanique que l'le de Tumbo, sur laquelle est btie Conakry. Ce matin-l, nous allmes Kassa, l'le la plus proche. Nous avions pris place bord de la ptrolette 4. A mesure que nous approchions, nous dcouvrions des entrepts. Regarde, chrie. C'est l que sont installes les compagnies trangres ? Oui, c'est bien l ce dont je te parlais, te souviens-tu, le jour de ton arrive ? Regarde derrire toi, maintenant. Comme c'est beau, notre capitale ! Elle m'obit et Conakry lui apparut, avec ses hautes maisons mergeant de la verdure, ses cocotiers et ses manguiers. Oh oui, c'est beau ! s'cria-t-elle. C'est magnifique ! On dirait une de ces villes de Floride qu'on voit au cinma. Oui, c'est une Floride africaine. Plus proche que l'amricaine, pour le cinaste la recherche d'extrieurs. Peut-tre un jour y aura-t-il plus de maisons, car les richesses du pays seront mises en valeur. Il nous faudrait du temps pour faire, de ce pays, un pays ultra-moderne. Mais cela viendrait un jour ! Amin ! Amin ! Amin ! 5 La ptrolette accosta finalement au quai, et nous descendmes. Sur cette le, habite par nos compatriotes, des Canadiens et des Franais avaient difi leur cit ct du village. Tout cela avait bel aspect, l'aspect d'une cit-jardin. Il y avait de l'espace. Une excellente route parcourait l'le sur toute sa longueur. Un service d'autobus reliait les divers centres. Mimie et moi, nous rencontrmes l'ingnieur, qui nous expliqua : La bauxite affleure en de nombreux points sur les les de Loos. L, elle n'affleure pas, mais elle n'est recouverte que d'une couche, gnralement assez mince, de terre vgtale. On dblaie cette couche au bulldozer. Cette exploitation est-elle rentable ? Oui, ici la bauxite est conomiquement exploitable, sur toute la superficie des les. C'est presque une exploitation ciel ouvert. Le minerai est abattu aux explosifs et charg la pelle mcanique. En effet, nous promenant avec l'ingnieur sur toute l'tendue de l'le, nous constatmes qu'il y avait l une exploitation sans autre complication que la reconnaissance pralable des gisements : sondages minutieux et rpts, analyses attentives des fragments dterrs. Cette exploration doit tre conduite avec minutie; mais elle est indispensable, pour viter tout mcompte. Qu'est-ce que la bauxite, Monsieur ? demanda Mimie. C'est, dit-il, une altration des roches qui affleurent. Et la Guine en contient une rserve inpuisable. Mais, pour rduire les frais de transport, le minerai est dbarrass, par lavage, d'une partie de ses impurets, de la silice principalement, Kassa mme, l'usine d'enrichissement. Peut-on voir comment fonctionne cette usine, Monsieur ? continua Mirnie, curieuse de nature. A quelque distance de l et proximit mme du quai d'embarquement nous entrmes dans l'usine, qui broyait, lavait et schait le minerai. L'lment le plus saisissant tait le four cylindrique rotatif de schage. La bauxite qui sortait de l tait conduite par courroies transporteuses aux silos de stockage, selon le mme principe qui la conduirait finalement bord des cargos. Merci beaucoup, dis-je l'ingnieur, de nous avoir montr tout cela, de nous avoir appris tant de choses que nous ignorions au sujet de ces les. Ainsi nous prmes cong de lui et de l'le de Kassa, et nous reprmes place bord de la ptrolette, qui se mit de nouveau glisser sur la mer calme ce jour-l ; les petites vagues venaient caresser les flattts de notre barque. Avez-vous t satisfaits de votre journe ? demanda oncle Mamadou, notre retour. Oui, oncle, trs satisfaits. Nous avons visit Kassa. C'est magnifique, l-bas. Je voudrais, interrompit ma tante Awa, voir comment Mimie a arrang la chambre de son mari.10

A cette phrase, toute la famille se mit rire. Mimie s'enfuit; ma tante alla la chercher et la fit asseoir dans un fauteuil. Mimie baissa la tte. Lve la tte, soupira ma tante Awa, regarde-moi bien dans les yeux. Tout le monde, dans la pice, se remit rire aux clats. Tante Awa poursuivit, sur le mode ironique : Fatoman, dis-moi si elle te masse bien le dos, la nuit, avant de s'endormir. Elle ne le fait pas, dis-je en riant. Mais alors, reprit-elle, vhmente, que faites-vous donc tous les deux, lorsque vous tes seuls ? Eh bien, fis-je, moi je lis des journaux et des romans. Pendant ce temps, elle me tourne le dos et se recroqueville comme une chatte. Les rires recommencrent de plus belle. Ce n'est pas comme a que vous devez agir, suggra-t-elle. Vous devez causer, vous distraire, et non vous tourner le dos. Est-ce bien compris ? Oui, rpondis-je tout joyeux, c'est ce que j'ai toujours souhait. Mais elle reste indiffrente Alors, Mimie ! s'cria de nouveau tante Awa, dans un clat de rire, tu es indiffrente Fatoman ? Aprs un petit moment de silence, Mimie, la tte baisse, rpondit timidement : J'ai honte devant lui. Oh ! fit-elle a te passera. Nous allons voir si, d'ici un mois au plus, tu seras toujours aussi timide. Et dis-moi, Mimie, combien d'enfants comptes-tu avoir ? Neuf, comme ta mre ? En entendant cette dernire phrase, Mimie voulut fuir,, mais tante Awa la rattrapa de justesse la porte, en continuant la taquiner : Ne fuis pas. Dis-moi combien d'enfants tu auras. Je ne sais pas, dit-elle. Eh bien, fit la tante, nous n'en voulons pas beaucoup. Nous voulons trs peu d'enfants, comprends-tu ? Oui, dit Mimie, mais qu'entends-tu par trs peu d'enfants ? Peux-tu me dire le nombre ? Nous n'en voulons que sept ! Oh l l, sept enfants ! C'est bien trop ! Tout le monde se tenait les ctes. Alors, risqua oncle Skou, combien de filles et combien de garons ? Mais je n'ai pas rpondu ! dit-elle. Qui ne dit mot, consent, rpartit oncle Skou. A ce moment oncle Mamadou entra dans la pice. Il se fait tard, dit-il sur un ton de commandement. Laissez les jeunes maris tranquilles. Ne les ennuyez pas tant. Que chacun rejoigne sa chambre. N'est-il pas sage, n'est-il pas temps, oncle, risquai-je, que j'aille maintenant rendre visite ton frre ? Sans doute a-t-il appris mon arrive. Et peut-tre a-t-il hte de me voir. Comme s'il et approuv un dpart si brusque, il rpondit : Bien. Bien, mon petit. Pour gagner du temps, tu pourrais prendre le Hron 6 de demain matin. A Kankan, un taxi te conduira Kouroussa en peu de temps. Tu y seras avant midi. Quant toi, dit-il en se tournant vers Mimie, tu iras avec ton poux. Ce sera pour toi la meilleure occasion de connatre mieux ta bellefamille. Allez vite, mes enfants, mais revenez-moi bien vite. Nous n'en avons pas encore assez de vous voir. Et puis j'aimerais personnellement suivre les premiers pas de votre union, pour voir comment chacun de vous se comporte. Allez bien vite ! Si vous tardez, je vous enverrai tante Awa, conclut-il dans un clat de rire. Je sais, oncle, rpondis-je, que tu aimerais nous suivre. Cependant je suis limit par le temps, je n'ai pu obtenir que quinze jours de cong. J'aimerais regagner Dakar en passant par Bamako. Demain donc, au lieu du Hron, nous prendrons le train. Comme tu voudras mon petit. N'oublie pas de saluer pour moi, Kouroussa, mon frre et sa famille. Et lorsque tu seras rendu Paris, cris-moi bien souvent. Mais, ce soir, j'aimerais que tu ailles faire tes adieux ta belle-mre. Le soir, donc, je me rendis au quartier Almamya, o habitait ma belle-mre. Dj le dpart ? s'cria-t-elle en me voyant. Oui. Il est temps que ta fille te quitte, avec ta haute permission. Je suis venu la chercher, rpondis-je avec courtoisie. Entends-tu, Mimie ? dit-elle en se tournant vers sa fille. Tu vas faire avec Fatoman un magnifique voyage. Tu vas nous quitter, maintenant, et suivre ton poux partout o il ira ! Ce voyage sera plus beau que celui que tu as fait au Sngal il y a quelques annes. L'odeur d'oignon et de poulet frits, que j'aime bien, embaumait la cour ; cette odeur pntrait jusqu'au salon11

o nous avions pris place Je ne veux plus partir, maman, protesta Mimie. Je veux rester ici prs de toi. Voyons, ma fille ! Sois raisonnable. Le temps est pass o tu pouvais toujours rester prs de ta mre. Ta place, ton ge, n'est plus ici. Elle est auprs de ton mari. Au dbut, tu tais contente de partir avec lui. Et maintenant non ? Ne l'aimerais-tu donc plus ? Si, maman, dit-elle. Mais j'aime rester auprs de toi. Il faut aller. Allons, ma fille, sois courageuse. Mimie se mit pleurer Et elle tait encore en larmes le lendemain, quand nous allmes prendre le train. Sa mre tait avec nous, ainsi que mes tantes et mes oncles. Le train siffla, et peut-tre mme et-il dmarr avec ma bellemre dans notre compartiment si le chef de train, un jeune homme en tenue kaki et coiff d'une casquette, n'tait venu lui donner une tape sur l'paule, l'avertissant ainsi qu'il tait temps de descendre. Aprs qu'elle nous eut donn l'accolade en ravalant ses sanglots, elle rejoignit le quai et, ne voulant point tre submerge par la foule, apparut constamment, avec sa petite taille, l'avant de cette foule, dont une bonne partie tait triste. Elle, immobile, la tte toujours leve, ne quittait pas du regard un seul instant le compartiment dans lequel nous avions pris place. Un court moment, nous la perdmes de vue. Les voyageurs taient tous monts dans leurs voitures, prsent pleines craquer. Finalement, au moment o le train s'branlait, mes yeux rencontrrent ceux de ma bellemre. Elle courait le long de la voie ferre, s'efforant de garder l'image de nos sourires. Moi, je riais. Mais Mimie ne pouvait offrir sa mre qu'un sourire crisp, angoiss. Debout, je tenais ma femme tendrement par les paules, afin qu'elle sentt moins sa dtresse, et, travers la vitre, nous faisions nos adieux. La foule bigarre, multicolore, resta visible jusqu'au premier tournant. Le train, insensible notre chagrin, continuait impitoyablement sa traverse de la Basse-Guine. Dj nous approchions de Kindia. Connais-tu cette ville, Mimie ? Pas suffisamment Je l'ai seulement traverse en auto, pour aller Tliml, mon village natal. Je connais bien cette ville, et je l'aime bien quant moi. Ce n'est pas loin de Conakry, vois-tu. En trois heures, on y est rendu. En trois heures, dit-elle, parce qu'il y a des montagnes contourner, des collines gravir. Et aussi, de longs arrts aux diffrentes gares. Sans cela, on y serait rendu plus vite. Kindia est un coin magnifique. N'as-tu pas senti le changement de climat On. touffe moins, ici. J'ai remarqu, dit-elle, qu' l'approche de Kouria, on sent nettement une diffrence. On sent un climat plus lger qu' Conakry. Tu verras, lorsque nous serons la gare de Kindia. C'est un vritable carrefour, o l'on trouve toutes les ethnies de notre pays. Et sais-tu que les bananes y sont presque pour rien ? Viennent-elles de Kindia, toutes les bananes que l'on trouve Conakry ? Pas toutes, rpondis-je, mais beaucoup. Kindia me plat dj, cause de tout ce que tu m'en dis. Un jour, Mimie, je me promets de te conduire Pastoria, o les singes te feront rire. Les serpents aussi. Oh, des serpents ! Je n'irai jamais Pastoria. J'ai horreur des serpents, dit-elle d'un air dgot. Tu n'as rien craindre, Mimie. La cage aux serpents est entoure d'une grande fosse, qui fait que ces reptiles ne peuvent atteindre personne. Je n'aime pas les serpents, rpta-t-elle. Cela me rend malade, de voir un serpent. Eh bien, je te mnerai l-haut, sur la montagne que tu vois, dis-je. La plus leve de la chane qui entoure Kindia. Ah oui, j'aime bien les montagnes. J'aime me trouver l-haut pour avoir une vue d'ensemble, un panorama immense et magnifique. Du sommet, quand il n'y a pas de nuages, on peut voir Conakry et le littoral jusqu' une grande distance. Tiens, tu pourrais mme sentir que la terre tourne effectivement. Tu te rendras compte physiquement de ce mouvement de rotation. Tu sentiras que tu tournes, que nous tournons tous avec la terre. Oui, s'cria-t-elle, c'est magnifique, notre pays ! J'tais toujours assis ct d'elle, sur la banquette, dans la voiture de premire. La brise pntrait l'intrieur par les fentres largement ouvertes; elle caressait et rafrachissait nos visages. Arriverons-nous bientt Kindia ? demanda-t-elle. Oui, bientt. Une heure aprs, en effet, notre train s'arrtait dans la gare, mais la halte fut courte et nous nous mmes de nouveau rouler, rouler. Entre-temps, Mimie s'tait endormie. La ligne se rapprochait des montagnes du12

Fouta-Djalon, montagnes chauves aux flancs envelopps d'un pais manteau vgtal. Le convoi dvala le long d'une valle boise, traversa les contreforts de latrite, traversa des savanes, des plaines, les grandes plaines du Niger. A la nuit tombe, nous nous arrtions la gare de Kouroussa. Je rveillai Mimie. C'est long, ce voyage, ne trouves-tu pas ? lui dis-je pour la distraire de sa lassitude. A prsent nous tions dans la rue, et nos bagages sur la tte des porteurs. C'est long, mais ce n'est pas dsagrable, de faire un tel trajet en train. J'ai dormi toute la journe. Toi pas ? fit-elle dans un billement. Non, je n'ai pas ferm l'oeil. Et tu n'as mme pas fait la sieste ? Non. Insomnie ? s'inquita-t- elle. Je ne sais pas. Peut-tre. Me regardant fixement dans le blanc des yeux, elle essayait de savoir Je crois que tu es de ces hommes qui ont peur des prcipices, dit-elle. Non, je n'ai pas peur, bien que je ne sois pas un montagnard comme toi. Pourquoi aurais-je peur ? demandai-je d'un air coupable. Nous avions march, beaucoup march, prcds de nos deux porteurs. Et j'apercevais maintenant les toits de chaume des cases. Fatoman, tu ne dis pas la vrit ! s'cria t-elle. Et comme je baissais la tte, elle comprit qu'elle avait devin juste. Elle clata de rire. A chaque prcipice, Mimie, avouai-je finalement, il me semblait que c'tait le moment ultime, que le train allait chavirer dans les ravins et que la mort allait s'abattre sur moi. Mais la mort est partout ! rpliqua-t-elle, dans le mme clat de rire. Elle vous abat o elle veut, mme dans votre propre chambre. On ne peut s'y drober. J'en suis convaincu, mais en train, chaque fois que je traverse le Fouta, chaque fois que, du haut des montagnes, je regarde ces ravins, il ne m'est pas possible de ne pas avoir peur Tiens, tu aurais ri aux larmes, si tu m'avais vu lorsque nous longions ces prcipices. Que s'est-il pass ? fit-elle, amuse. Chaque fois, je tentais dsesprment, en tirant sur la banquette, de retenir notre voiture. Menteur ! Nous marchions toujours et, dj, nous tions au village, dont nous suivions les ruelles sinueuses. Ils ne sont gure braves, les hommes de Kouroussa ! reprit-elle d'un ton moqueur. C'est la brousse, Kouroussa. Si Kouroussa est la brousse, rpondis-je, que diras-tu de ton village, Tliml ? C'est la fort vierge, lbas ! Non, ce n'est pas vrai, Fatoman. Mon village est magnifique. Plus beau que Kouroussa Allons donc ! dis-je en riant. Le chemin de fer n'y passe mme pas, dans ton village, fortiori l'avion. A Kouroussa, il y a tout ! Ah a, non, Fatoman ! Tu ne connais pas mon village. Il y a tout, Tliml. Tandis qu' Kouroussa, je n'ai vu, l'anne dernire, lors de ma visite chez ta mre, que des manguiers. On m'a racont, dis-je avec malice, que chez toi, l-bas, une vieille femme a un jour tent de faire pousser du sel. Elle en a sem dans son jardin et elle l'arrosait tous les jours Est-elle toujours en vie ? C'est du roman ! rpondit-elle en riant. Ce n'est pas du roman, c'est ton pre qui m'a racont l'histoire. Papa ne parlait pas srieusement. Il ne t'arrive pas de plaisanter, toi ? Et nous nous mmes rire, rire C'est en riant que nous gagnmes notre concession . Ma mre, qui se tenait l'entre du vestibule, n'eut aucun mal nous apercevoir. Sur ce seuil, on et dit qu'elle attendait une visiteuse. Mais peut-tre prenait-elle l'air, simplement. Et avant mme que je n'eusse le temps de librer nos deux porteurs et de ranger nos valises dans une case, la concession fut envahie par nos voisines, car elles avaient t averties de notre arrive par les cris de joie de ma mre. Elles ne tardrent pas improviser une danse, qui, trs vite, prit de l'ampleur. L'une aprs l'autre, les femmes se dtachaient de la ronde pour nous serrer la main, dans des clats de rire sans retenue. Nous serrmes ainsi d'innombrables mains, nous rpondmes d'innombrables salutations. Bonne arrive ! s'criaient-elles le plus souvent, donnant libre cours leur allgresse. Vos camarades se portent-ils bien ? Vos amis, vos matres et connaissances jouissent-ils d'une bonne sant ?13

La tradition exigeait que nous rpondions chacune, dans l'ordre mme des questions poses : Oui, trs bien ! Tout va bien l-bas. Nos matres, nos amis et connaissances vous saluent. Ils jouissent d'une bonne sant. Au bout d'un certain temps, cependant, nous nous avismes que nous ne nous conformions plus strictement la rgle de civilit, parce que nous tions fatigus, parce que nous avions quitt Conakry l'aube et qu'il tait vingt heures. Nous prmes cong du groupe, non sans discrtion, et pntrmes dans la case de ma mre. Et les voisines, ces danseuses si souples, aux joyeuses improvisations, ne tardrent pas rejoindre leur domicile. Mon pre s'tait joint nous. Et puis, je ne sais pas, je ne sais plus, dans quel tat je me trouvais cet instant. J'tais heureux, sans doute, d'avoir retrouv les miens; j'tais triste aussi, affreusement frapp de les voir vieillis, marqu par l'ge et par l'pret d'une pnible existence. Je pensai subitement la mort. Mais ma conscience me rpondit que la mort n'est pas toujours fonction de l'ge. M'avisant que j'tais pour le moment, et peuttre pour longtemps encore, incapable pcuniairement de porter secours mes parents, des larmes subitement noyrent mes yeux. Me voyant dsol, ils se mirent eux aussi pleurer. Mais certainement pas pour les mmes raisons que moi. Moi je pleurais sur mon impuissance. J'aurais souhait disposer de plus de moyens matriels, pour les en faire profiter. Mais eux, ne pleuraient-ils pas de joie ? La joie de retrouver leur fils, l'an des fils, devenu si grand, et prsent mari Mimie assistait cette scne, trouble et la tte baisse. Ma mre, soudain, leva la tte pour la regarder Belle-fille, murmura-t-elle, ta mre se portet-elle bien ? Oui, Belle-mre. Et tes frres et surs sont-ils en bonne sant ? Oui. Ils vous saluent. Et toi, Belle-fille, comment vas-tu ? Je ne sais pas, Belle-Mre, rpondit-elle tristement. Es-tu triste ? Oh non ! fit-elle d'un air mcontent. N'es-tu pas contente d'tre venue me voir ? demanda ma mre dans un sourire. Si ! Si ! Alors, pourquoi cette mine d'enterrement ? Mimie rflchit un moment, puis rpondit timidement : J'aurais voulu ne pas quitter Maman aussi vite. Mais ne l'avais-tu donc pas dj quitte assez longtemps ? Si, si, Belle-Mre. Pendant quatre ans. Alors, sois brave, ma fille. Ta nostalgie te passera. Puis, aprs quelques minutes de silence, d'un ton maternel elle ajouta : Repose-toi. Tu trouveras auprs de moi le mme accueil et la mme affection que chez ta mre. Je n'en doute pas, s'cria Mimie, l'air heureux. Mon pre, plus calme, qui n'avait pas pris une part active la discussion, tait sorti. Et dj ma mre ne pleurait plus. Les sanglots avaient cess. Mimie, de son ct s'tait de nouveau parfaitement rsigne. Je me mis questionner ma mre : As-tu reu ma rcente lettre ? Oui. Mais tu avais oubli d'indiquer la date de ton arrive. Aussi regrettons-nous de n'avoir pas pu aller chercher notre belle-fille la gare. Je l'ai fait sciemment, ne voulant pas que vous vous drangiez pour nous. Crois-tu que cela nous drange ? Non, Mre, mais la discrtion ! J'aime la discrtion. Te souviens-tu de l'poque o tu m'appelais Saadni ? 7. Il y a longtemps de cela. Et pourquoi m'avais-tu baptis Saadni ? Parce que tu aimais la solitude. Tu es toujours aussi solitaire ? Mimie, amuse par les taquineries que je faisais ma mre, souriait gentiment. A prsent, j'aime la foule, dis-je pour l'apaiser. H ! cria-t-elle tout coup, dis-moi, Fatoman, tu mangeais bien l-bas ? Trs bien, rpondis-je. Mais cette rponse ne semblait pas la satisfaire, et elle s'inquitait toujours.14

C'est une femme qui prparait tes repas ? Une femme ? Non ! C'tait moi-mme. Faire la cuisine toi-mme, comme une femme ? Mimie et moi, nous clatmes de rire, trouvant amusante cette rplique de ma mre. Mais, la rflexion, nous l'estimmes raisonnable, car, durant sa vie, elle n'avait jusqu'alors jamais entendu dire qu'un homme et fait la cuisine pour lui-mme. Oui, Belle-Mre, expliqua Mimie avec un sourire complaisant, l-bas la cuisine n'est pas un art exclusivement rserv aux femmes. Alors, toi, ma fille, tu laisseras ton mari faire la cuisine pour lui-mme ? Si tu ne te dvoues pas, comment tes enfants auront-ils de la chance dans la vie ? Tu le sais, la chance des enfants dpend, d'aprs nos traditions, du dvouement de la femme envers son mari. Belle-Mre, ne sois pas inquite ! Dsormais, Fatoman ne s'approchera pas de la cuisine. A prsent, je suis l. Mre, interrompis-je, n'aurais-tu pas un peu d'eau chaude pour nous ? Nous voudrions nous dbarbouiller. Si. L'eau est dans le tata 8. Allez, allez maintenant vous laver, puis manger et vous coucher. A tour de rle, nous nous dbarbouillmes l'eau tide, avant de gagner la case qui nous tait attribue. Harasse, Mimie s'endormit aussitt. Quant moi, j'avais beau me contraindre dormir, le film de ma vie, des six annes passes loin de ma terre natale, resurgissait du trfonds de mon tre. Au lieu de dormir, je restais les yeux fixs sur la charpente et sur le toit de chaume, clairs par la lueur chiche de la lampetempte; et les souvenirs, cette nuit-l, affluaient dans ma mmoire et me brouillaient la vue. Le film tournait, tournait

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Une nuit blancheJe n'avais pas vingt ans lorsque j'avais quitt pour la premire fois mon pays natal. Par une soire blafarde, o les rayons du soleil peraient difficilement un pais brouillard, l'avion rgulier d'Air-France, prs d'atterrir, survolait faible altitude la banlieue parisienne. Enfoncs dans leur fauteuil, les passagers, ceintures boucles, attendaient, hors d'haleine, le terme de la longue traverse africaine. Enfin, le grand oiseau mtallique avait atterri; ensuite il avait roul assez vite vers un horizon barr de hautes maisons; puis, perdant de la vitesse, il avait tourn, avait suivi une piste faisant un coude droite, un autre gauche, et s'tait immobilis devant l'immense arogare d'Orly. Les passagers, escorts par des htesses, avaient pris place, presque aussitt, dans un car conduisant aux Invalides . C'est ce soir-l que j'avais senti le froid pour la premire fois, cet horrible froid dont je n'avais eu jusque-l qu'une connaissance livresque, par consquent thorique, et qui, pour de bon maintenant, me piquait les yeux et me gelait les oreilles Ne vous recroquevillez pas ! Bougez ! m'avait conseill un jeune homme qui, assis prs de moi, s'effarait de me voir le dos dj vot, sous la rigueur du froid. C'est qu'il ne fait pas chaud, l-dedans ! avais-je simplement rpondu. Il ne m'avait plus donn d'autres conseils. Le jeune homme, un Parisien sans doute, semblait connatre la rgion; le visage coll contre la vitre, tout le long du voyage, il murmurait des noms de villages de la banlieue parisienne, noms que le vrombissement discontinu du moteur m'empchait d'entendre distinctement. Enfin les Invalides ! On s'affairait, on me bousculait; chacun emportait avec soi, dans un taxi, tous ses bagages. C'tait bizarre, car personne, ce soir-l, n'tait venu ma rencontre. Sans doute, le cble qui avait t expdi de mon pays tait-il en retard. Mais, par un heureux hasard, j'avais rencontr un jeune Africain, dont on m'avait dit chez moi qu'il faisait son droit Grenoble. Il s'appelait Diabat. Son allure dgage montrait qu'il s'tait parfaitement habitu la vie parisienne, ces tumultes, ces alles et venues, mais surtout au froid. Je lui avais dit mon nom : Fatoman. O vas-tu, Fatoman ? demanda-t-il. Es-tu attendu en province ? Oui, Argenteuil. Argenteuil, dit-il, n'est pas la province, mais une proche, trs proche banlieue parisienne. Ce n'est pas compliqu, pour y aller. Tu n'as qu' prendre le mtro, ici, en face. Mais il avait devin que je ne comprenais pas trs bien ces explications. Cela se lisait sur mon visage. Il avait donc poursuivi : Tiens ! Descends dans le trou l, tout proche, et suis la foule Ensuite, la gare Saint-Lazare, tu prendras ton train pour Argenteuil. Il me serra la main, puis disparut dans la foule, press, disait-il, de prendre lui aussi le premier train, pour Grenoble. J'tais demeur seul, aprs que Diabat eut ainsi pris cong de moi, dsesprment seul, mes affaires poses ple-mle autour de moi. Et subitement, ma pense s'tait reporte vers les scnes que, la veille, ma mre m'avait faites, ainsi qu' mon pre, pour empcher mon dpart. N'aurai-je donc jamais la paix ? Hier c'tait une cole Conakry; aujourd'hui, c'est une cole en France. Demain Mais que serace demain ? C'est chaque jour une lubie nouvelle, pour me priver de mon fils ! Ne te rappelles-tu dj plus comme le petit a t malade Conakry ? avait-elle ajout en se tournant vers mon pre. Mais, toi, cela ne te suffit pas Il faut prsent que tu l'envoies en France. Es-tu fou ? Ou veux-tu me faire devenir folle ? Et toi, avaitelle dit en s'adressant moi, tu n'es qu'un ingrat. Tous les prtextes te sont bons pour fuir ta mre. Seulement, cette fois, cela ne va pas se passer comme tu l'imagines ! Et levant les yeux, elle s'tait adresse au ciel : Tant d'annes dj que je vis loin de mon fils ! Ma pense voltigeait ; elle voquait mes oncles, qui m'avaient si amicalement, si affectueusement choy ; elle embrassait l'avenir, enfin les passions futures. Et tout coup, je me sentis heureux, en dpit de ma solitude Et dans ce rayonnement de joie je pensai Diabat, ce que d'autres tudiants africains de France m'avaient cont de passionnant, sur Paris ; et j'avais vu, en levant la tte, la Tour Eiffel et ses phares multicolores qui balayaient le ciel, les Invalides, au dme en forme de ballon, ces monuments dont. tous m'avaient dit qu'ils taient les plus beaux du monde. Mais suffisait-il qu'une ville et les plus beaux monuments pour qu'elle ft la plus belle ? C'est ce que l'avenir allait confirmer ou infirmer. Et j'avais baiss la tte; j'avais observ la vie mme qui m'environnait, toute d'un bourdonnement continu,16

fait de mille bruits de la rue, du ronflement des moteurs, du brouhaha de la foule, de la houle blanche Ensuite, j'tais descendu dans le trou, l en face. Ce ne m'avait pas t difficile. Je m'tais avis que la bouche du mtro , o la circulation tait dense, s'ouvrait plus avant et communiquait sans doute avec le quai, par ce tunnel, luxueusement illumin. Je ne m'tais pas auparavant imagin que ce tunnel pt exister cet endroit de la ville. Certainement, il devait dater de longtemps. Je m'tais simplement fait la rflexion que, faute de cette brche, de ce tunnel si profond, je n'aurais pu entendre l'cho du roulement et du sifflement de train, qui m'avait si subitement envahi. Je dis bien : Qui m'avait si subitement envahi , car tout avait t calme par la suite ; si calme que j'avais eu quelque doute sur l'issue du tunnel, et mme conu quelque inquitude au sujet des indications donnes par Diabat, propos de ce tunnel. J'hsitais rellement avancer ; dj j'tais prt rebrousser chemin. Mais, alors, j'avais surpris un bruit de pas derrire moi : un homme sifflotait, insouciant. Il tait si dcid et si plein d'entrain que sa vue n1l'avait, rendu courage et confiance. J'avanai donc. Il portait une casquette marron dteinte, dont la visire laissait voir un front bas et troit ; en dpit du froid, il transpirait et haletait, comme s'il et accompli un travail particulirement puisant. Vous allez prendre votre mtro aussi, n'est-ce pas ? dit-il. Je tenais en main mes deux valises. S'emparant de la plus lourde, celle qui contenait mes livres, il l'avait bientt entoure d'un gros ceinturon, l'avait hisse sur une paule; et, prsent, me prcdant, il avanait en direction du quai. Je vais Saint-Lazare, dis-je. Merci pour votre aide. Je vois que vous ne connaissez pas le coin. J'tais heureux que cet homme m'apportt son aide, mais je trouvais cette aide si spontane que, dj, j'prouvais quelque doute sur la moralit de mon compagnon. Ces hommes solitaires que tu rencontreras un peu partout dans ces grandes villes, tu devras t'en mfier; ce sont des brigands , m'avait dit un colon, la veille de mon dpart. Et voil que j'avais enfreint cette recommandation et que j'avais accept la compagnie de cet inconnu, qui prsent me prcdait, ma valise sur son paule. J'avais cependant scrupule la lui retirer. Eh oui, fit -il, je relve toujours mes manches, surtout la nuit. On dort mieux les manches releves. Se moquait-il de moi ? Je n'aime pas qu'on me prenne pour plus sot, ni pour plus naf que je ne suis. Je sais parfaitement qu'on travaille mieux, qu'on porte mieux une charge les manches releves, mais j'aimerais savoir depuis quand on dort mieux avec des bourrelets d'toffe au-dessus du coude. L'homme, certainement, s'tait battu avec quelqu'un, pensai-je ; et il avait d s'escrimer furieusement. Il suffisait de considrer la sueur qui lui coulait sur le front. S'agissait-il d'une querelle de brigands ? L'entrain, la quasi-srnit, qui apparaissaient sur son visage, aprs une telle bagarre, n'tait-ce pas inquitant ? C'tait inquitant comme s'il et voulu me frapper moimme, comme s'il et voulu m'assommer rellement. D'o veniez-vous, par ce train, lorsque je vous ai vu ? lui demandai-je, d'un ton mal assur. Des Halles. Je travaille aux Halles. Je ne savais pas alors ce que cela voulait dire. Et parce que je ne comprenais pas parfaitement, un surcrot de peur m'envahit soudain; cependant, je ne pouvais songer me sauver, sans courir le risque d'avoir l'air ridicule aux yeux de tous ces voyageurs qui sillonnaient le tunnel. C'est pourquoi, maintenant, avant de m'aventurer davantage avec cet homme, je dsirais tant le connatre; oui, savoir si, loin de ces voyageurs, du regard rassurant de cette foule, il ne lui viendrait pas l'ide de me frapper et de me dvaliser. Comment vous appelez-vous, Monsieur ? fis-je, d'une voix que la peur tranglait. Mais sans doute ne se figurait-il pas que je doutais de lui, car, d'une manire confiante, il me rpondit d'une seule haleine : Stanislas. Nous marchions toujours. Et prsent, nous tions parvenus sur le quai. Les ampoules lectriques projetaient leur lumire crue sur le sol, qui la rflchissait avec plus de nettet sur la vote carrele de la station de mtro. Stanislas se tenait sur le quai, avec moi; on et dit un sage. Ne se donnait-il pas cet air-l par ruse ? C'est une brute, une brute paisse ! pensais-je. Non il n'y a pas d'paisseur sa brutalit me rpondit ma conscience. Il doit y avoir l quelque chose de trs calcul, une agressivit sournoise. Ne s'est-il pas saisi de ma valise avec l'arrire-pense de la voler ? Srement, il doit y avoir des choses qu'il me cache; sous ce front troit et bas doivent se dissimuler bien des penses. Dj, quand le front est haut et large, on en cache pas mal. Ces hommes solitaires que tu rencontreras un peu partout dans les grandes villes europennes, il faudra t'en mfier ! Cette recommandation, que je me remmorais encore, avait branl ma confiance; je me sentais17

compltement mal l'aise. Stanislas est un sournois qui inspire plus de dgot que de peur , pensais-je de nouveau. Je ne ressentais plus de la peur, mais un incommensurable dgot Nous attendmes un bout de temps et, enfin, dans un grand bruit mtallique, le mtro entra en gare. Quand il s'arrta, Stanislas ouvrait la portire, et, en toute hte nous nous engouffrmes tous les deux dans le wagon. Puis, presque instantanment, le mtro s'lana, en mme temps que les portires se refermaient automatiquement, avec un sifflement. Dj ? fis-je. Les trains d'ici ne restent mme pas aussi longtemps en gare qu'en Afrique. A peine arrivs, ils repartent. Notre wagon tait bourr craquer. Des amoureux, debout, se tenaient face face et se chuchotaient l'oreille des paroles tendres, sans se proccuper de personne. Les gens, surtout des vieillards, taient assis, et lisaient leur journal d'un air indiffrent. Personne ne semblait s'occuper de personne; chacun s'occupait de soi-mme. Le mtro roulait, roulait Par endroit, il tanguait. Il y eut une correspondance Finalement, une grande salle, puis Saint-Lazare, o une multitude de trains, sous un immense hall, attendaient les voyageurs. Stanislas, montrant du doigt le train d'Argenteuil, m'ordonna de prendre place dans une voiture de troisime. Dans un grand soupir, je lui dis merci. Au revoir, rpondit-il d'un air affectueux, comme s'il s'tait adress un frre cadet. Je l'observai plus attentivement. Je n'en croyais pas mes yeux. La recommandation du colon tait-elle fausse, ou bien n'tait-elle simplement pas applicable Stanislas ? Pourtant Stanislas tait un homme qui marchait seul, qui se promenait seul dans le couloir du mtro... Ma tte bourdonnait de contradictions. Malgr moi, je me surpris faire mon mea culpa; je rvlai cet homme les apprhensions qui m'avaient agit. Je vous remercie encore, et de tout coeur, monsieur Stanislas. Le moment est peut-tre venu de vous avouer que j'ai eu bien peur Lui me considra avec surprise, comme s'il et reu la foudre sur la tte. Peur de quoi ? dit-il. De vous. Que pensiez-vous ? On m'en avait tellement racont sur cette ville, sur les hommes solitaires qui errent Paris, que je ne m'tais pas senti l'aise, tout le temps que nous avons voyag dans le mtro. Cependant, rien n'aurait d m'inquiter dans votre comportement. Il me regarda droit dans les yeux. Sans doute en avait-il compris davantage que je n'en avais dit, et peut-tre mme avait-il devin l'esprit qui anime certains colons d'Afrique, car il gronda : Oui, je comprends ! Pour les colons, vous autres, vous tes des ngres cannibales. Du moins, c'est ce qu'ils racontent ici. Pour ces mmes hommes, nous Franais, nous sommes des brigands, hein ? C'est ce qu'ils racontent chez vous, n'est-ce pas ? Mais, monsieur Il m'interrompit. Et je compris que tant qu'il n'aurait pas vid, compltement vid son sac, il ne me serait gure possible de parler dsormais Seulement, cela ne marche pas avec moi, s'cria-t-il. Mon meilleur ami, pendant la guerre, tait un Sngalais. Un homme intelligent, aussi intelligent que nous autres. Oui, la musique, la triste musique des colons, je la connais bien ! Mais qu'attendez-vous pour les jeter la mer ? Confus, je balbutiai quelques mots et le remerciai encore vivement, car le train maintenant s'branlait. a ne prend pas avec moi ! rptait Stanislas. Jetez-les la mer, ces colons qui vous exploitent et vous oppriment ! Telles furent les paroles que j'entendis dans le bruit du vent, tandis que le train s'loignait Je lui fis signe de la main, jusqu'au moment o nous nous perdmes de vue. Lorsque je me rassis sur la banquette je me dis que l'homme est pour l'homme un frre. Le peuple de France serait-il aussi fraternel ? C'est le temps, oui, les nombreuses annes que je devrais passer dans ce pays, qui me le rvleraient. A prsent, le train arrivait la gare d'Argenteuil. Un homme dont ie venais de faire la connaissance, et moi, nous avancions dans la rue. Il s'appelait Pierre et il tait marseillais. Il faisait relativement clair, cette nuit-l. Les ampoules lectriques clairaient assez pour que mme le plus poltron des hommes ft dispens de craindre. Au vrai nous avancions dans une clart plus lumineuse que la clart lunaire. J'tais proccup par le poids de mes valises, par mes pieds que rendaient excessivement sensibles la rigueur du froid et le pav dur.18

Vous feriez bien de vous dpcher, dit l'homme. Je dois rentrer chez moi o des amis m'attendent. Mais il m'tait difficile de marcher plus vite; et puis, une bise glaciale soufflait rageusement, et mes oreilles qu'elle fouettait, n'entendaient que faiblement le son de sa voix. Oui, fis-je, j'arrive. Je crois que je m'gare, murmura-t-il. Mais nous nous renseignerons au Commissariat tout proche. Nous avancions toujours lentement. A prsent je m'habituais un peu porter mes valises, avancer dans le froid, bien que mes mains et mes oreilles fussent raidies et sches comme des feuilles mortes; l'ide de quitter bientt le vent glacial et de m'abriter dans une chambre chaude, une chambre la temprature africaine, me redonnait courage, me rchauffait dj le coeur et les membres. Devant le Commissariat un policier tait accoud faisant face la porte d'entre. Je vous amne, dit Pierre, un ngre qui est arriv Orly par l'avion de vingt heures. Pierre rflchit un peu, d'un air gn, puis ajouta : Un noir, plutt. Je m'excuse. Je ne sais pas, nous ne savons pas, ici, s'il faut dire ngre. L'agent, lui, nous observait; moi, en particulier, d'un air interrogateur, comme une victime qu'il aurait eue devant lui, et que son regard aurait d contraindre avouer quelque dlit. Appelez-moi comme vous voudrez, rpliquai-je; ngre ou noir. L'important, c'est que je suis arriv par l'avion de ce soir, et que je voudrais rejoindre le plus rapidement possible mon cole, ici Argenteuil. Je tendis l'agent une enveloppe portant l'adresse laquelle je devais me rendre. L'agent m'avait dvisag, tandis que je parlais, et le doute qui avait travers son visage avait disparu. A la place du doute, la confiance rayonnait maintenant. Vous parlez joliment bien le franais, s'tonna subitement Pierre. Puis, s'approchant du car de police, il ajouta : Il dit qu'il est arriv ce soir d'Afrique, qu'il n'a jamais vcu en France, et il parle un franais tout fait correct ! Mais ils sont comme nous ! rpondit l'agent. Ils sont Franais. Nous avons bti l-bas des coles, des hpitaux. Dans quelques annes, ils seront comme nous. Ils auront des cadres, tous les cadres ! Il ouvrit la portire du car et me montra le sige. Au revoir, monsieur Pierre, dis-je, comme le car dmarrait. Au revoir, s'cria-t-il. Vous n'tes pas chaudement vtu, me fit remarquer l'agent. A cette saison, il commence faire froid. Il commence faire froid, dites-vous ? Je suis transi ! Oh, ce n'est encore rien, rien du tout. Bientt, il y aura le gel, et puis la neige. C'est beau, la neige ! La neige ! m'criai-je. Oui, et il y aura du brouillard. Et parfois mme la temprature descendra au-dessous de zro. La camionnette noire, que l'agent appelait couramment panier salade , avait suivi quelques ruelles sordides, avant de rattraper la grand-route, borde de maisons strictement identiques. Je fus enfin dbarqu dans une enceinte grouillante d'lves, c'est l que, durant des annes, on allait me dispenser un enseignement thorique et pratique, destin faire de moi un bon technicien des moteurs. A la fin de l'anne, en mme temps que je sortais de l'cole technique, nanti de mon diplme, je russissais l'examen d'entre une cole suprieure. Mais, chose inattendue, ce moment mme l'Assemble territoriale de mon pays me supprimait la bourse qui m'avait t alloue. Cela se fit sans tenir compte de mes aptitudes, sous le prtexte que le diplme dj acquis tait largement suffisant. Lorsque je quittai l'cole, la vie confortable de pensionnaire d'Argenteuil, o j'avais vcu avec les jeunes Franais, sans subir (mais c'est peu dire, sans sentir) aucune discrimination raciale, pour suivre dsormais des cours Paris mme, les difficults commencrent, des difficults de toutes sortes. Dois-je les numrer ? Le manque d'argent, pour payer d'abord les frais de scolarit, ensuite, le loyer d'une pice troite, au sixifne tage d'un immeuble de la rue Lamartine, enfin, les frais de ma subsistance quotidienne et du trousseau scolaire. Toutes ces dettes, pour moi normes, et qu'il fallait rgler si je dsirais raliser mon ambition ! Hlas, on s'en doute, j'avais jusquel vcu aux frais de la Colonie, grce au gouvernement de la Colonie ! Je m'avisai bientt que mes rves et mes ambitions, si nobles et si louables qu'ils fussent, si dou que je fusse, ne suffiraient pas me faire vivre. Dans la socit o je me trouvais, socit ultramoderne, o tout repose sur le capital, si l'ambition et l'intelligence ne s'appuient pas sur lui, elles s'effritent peu peu et tournent finalement au nant. Et cela se conoit aisment : la plupart des tablissements d'enseignement suprieur sont ns d'initiatives prives ; pour19

suivre les cours de tels tablissements, les frais d'tudes, pays par les lves, constituent une contribution importante l'entretien de ces tablissements. Je travaillerai bien en classe pendant le premier trimestre, me dis-je. J'enverrai la Colonie mon bulletin. Et mes notes feront revenir sur sa dcision la Commission des Bourses. Je mis cette ide excution. Trois mois s'coulrent ainsi et je m'appliquai. Trois mois de travail forcen, trois mois de famine, trois mois de loyer non pay ! Mais le bulletin, adress la Commission des bourses de l'Assemble Territoriale, avec la chaleureuse recommandation du Directeur de l'tablissement, demeura sans suite. Et plusieurs de mes camarades africains furent victimes de la mme incomprhensible inertie. Vous pouvez continuer, cher lve, dit le Directeur. Nous patienterons D'ici un an, ils finiront bien, lbas, dans votre pays, par vous comprendre et vous aider. Mais la gnreuse patience de l'cole qui m'assurait provisoirement la gratuit des frais d'tudes, suffiraitelle me permettre de suivre les cours ? Il y avait (je l'ai dj dit) les frais d'htel payer, dans cet tablissement de la rue Lamartine dont le grant n'tait gure patient. Et les frais de nourriture... Quant aux frais de dplacement, mieux valait ne pas y penser; ce n'tait pas indispensable : mes pieds remplaaient avantageusement les taxis, les autobus et le mtro. Un soir, le grant me dit : Monsieur, vous ne m'avez pas encore rgle votre loyer du trimestre. Patientez un peu. Je n'ai pas encore reu de rponse de mon pays. Si vos parents savent qu'ils ne peuvent pas s'occuper de vous, grommela-t-il, pourquoi donc vous envoient-ils en France ? A cela, je ne pouvais rpondre. La parole n'et servi rien. C'tait son loyer qu'il voulait. D'autre part, je ne pouvais pas lui dire que je n'tais pas la charge de mes parents. Il avait hiss ceux-ci une hauteur qu'ils ne pouvaient atteindre : payer l'un des leurs des tudes en France ! Je ne voulus pas lui dire que, tant que mon pays demeurerait un pays sous-dvelopp, les familles guinennes ne seraient pas assez riches pour payer leurs enfants des tudes en France. Je ne pouvais faire cet homme aucune remontrance. Il tait mon crancier. Ce qu'il voulait de moi, c'tait son argent. D'ailleurs, sitt qu'il voyait de l'argent, il devenait prvenant et doux comme un agneau. Mais lorsque l'argent faisait dfaut l'un de ses clients, le grant s'assombrissait et devenait insolent, ne rpondait plus aux saluts. A bientt, monsieur, dis-je en prenant cong de lui. Il ne rpondit pas. Je l'entendais dire, pendant que je gagnais la sortie : Il faut payer ce soir, vous entendez ? Ce soir mme, je veux tre rgl. J'en ai assez ! Si tous les clients faisaient comme vous, je me demande comment cet htel marcherait. Comment payerions-nous le fisc et tous nos autres frais ? J'tais parti. A ce moment-l, on et dit que la foudre m'tait tombe sur la tte. O trouver ce soir-l la somme ncessaire pour acquitter mon loyer, pour enfin avoir la paix ?... Je n'avais pas mang depuis la veille. Depuis le matin, je n'avais que de l'eau dans le ventre. Comment faire ? Oui, comment faire ? murmurai-je. Et je compris alors pourquoi, dans les rues de cette ville, il y avait des femmes et des hommes qui marchaient seuls dans les rues en parlant ou en gesticulant, accabls par l'ternelle question matrielle, hants par cet argent qui ne suffit pas, qui ne suffira jamais, parce que toujours les plus malins s'en emparent, pour ne laisser qu'une part infime au reste du peuple. Voulant voir Mme Aline, vieille Normande sexagnaire qui habitait la rue Saint-Jacques et qui tait la maman de tous les jeunes Africains (c'est eux qui l'avaient surnomme Tante Aline ), j'avais rejoint le boulevard et gagn le Quartier Latin. Les vitrines taient pleines de friandises Parfois les vendeuses m'attiraient comme un aimant, me proposant le contenu de leur boutique. Bien que n'ayant pas un rond en poche, je me rgalais des yeux, de sorte que, de vitrine en vitrine, je parcourus ainsi des lieues, sans m'en rendre compte. Beaucoup de gens, comme moi, regardaient les vitrines; des amoureux, bras dessus, bras dessous, marchaient avec nonchalance. Te voil, Fatoman, me dit tante Aline , lorsqu'elle me vit au bar de Capoulade. Oui. Je suis content de vous trouver l. Prends place prs de moi, dit-elle en me montrant une chaise. Puis elle me dvisagea et comprit, sans que je lui eusse dit un seul mot, que la faim me torturait les entrailles. Commande ce que tu veux et ne t'inquite pas, dit-elle. Non, fis-je, je n'ai pas faim. Je viens de manger et de boire il n'y a pas longtemps. Elle me regarda de nouveau. Mon visage moiti crisp dmentait mes affirmations. Ne sois pas gn, allons ! Ton ami Lamine m'a dit ce matin qu'on a supprim ta bourse et que tu n'as plus le sou. Voyons, Fatoman ! Entre nous, tu as faim, et mme ta faim ne date pas d'aujourd'hui. Elle date20

certainement de trente-six heures. C'est vrai, avouai-je mi-voix. Je le savais. A mon ge, soixante-dix ans, on comprend tout ou presque. Il m'a suffi de te voir pour comprendre. Mais si tu as faim et que tu ne le dis pas ta meilleure amie, si tu enfouis une question d'amour-propre, tu finiras par mourir de faim dans ce pays. M'entends-tu ? Oui. Mais je ne vais quand mme pas crier sur tous les toits que j'ai faim. Tu penses ta dignit ! C'est une dignit bien mal place. Si tu ne dis pas tes amis que tu as faim, ils ne pourront pas le deviner. Je ne vous cache rien, dis-je mi-voix, en mangeant le sandwich que le garon de caf venait de servir. Tu fais bien, mon fils, dans ton propre intrt. Plus tard, beaucoup plus tard, lorsque tu seras rentr chez toi, tu oublieras. Parce que, l, alors, tes efforts auront t couronns de succs, ajouta-t-elle dans un rire amus et comme pour me faire oublier mes misres prsentes. Et croyez-vous, tante Aline, que cela va passer ? Oui. Bien sr que oui. Sois-en convaincu, assura-t-elle, dans un sourire qui dcouvrit des dents solides et d'une blancheur inattendue son ge. Souffrir, cela passe. Mais avoir souffert, cela ne s'efface jamais, cela laisse toujours une trace en l'homme, dans le coeur de l'homme, moins qu'il ne soit aussi mallable qu'un enfant. Peut-tre. Mais des souffrances comme celles-l, ce n'est rien ! affirma-t-elle. As-tu reu une rponse ta demande de bourse ? On ne rpond toujours pas. Alors, Fatoman, ne serait-il pas plus sage de ne pas persvrer dans la voie des tudes ? Avec les rfrences que tu as, tu es prsent un technicien capable de trouver du travail dans n'importe quelle usine. Excellente ide, fis-je. Je suivrai vos conseils. En travaillant dans une usine, tu pourrais suivre des cours du soir. Et plus tard, tu verrais comment la situation voluerait. Elle tira de son sac un petit paquet de billets de banque, qu'elle me remit sous la table, afin que personne ne le vt. Vous tes bonne pour moi ! soupirai-je. Au revoir et bonne chance, rpondit-elle en me serrant la main. Je suis la mre de tous les Africains. Tous ceux qui sont rentrs en Afrique se souviendront de moi. J'en ai aid, des Africains ! Et je continuerai, jusqu'au dernier soupir. Sais-tu que je parle malink ? Non! J'ai habit longtemps Siguiri. C'est en 1925 que j'en suis partie. Je n'tais pas encore n, tante Aline. Nous en reparlerons plus tard. Va, maintenant, mon fils, acheva-t-elle dans un clat de rire. Tiens, propos, Franoise, ma petite-fille, a promis de te rendre visite. Elle aime bien les Africains, elle aussi. Au revoir et merci encore, lui criai-je en franchissant la porte du bar. Je reverrai Franoise avec plaisir. Je redescendis le boulevard Saint-Michel. Je voulais retourner l'htel ; mais, me rappelant que le grant y tait, et qu'il pourrait rclamer son d, je changeai d'ide, fis volte-face, comme un automate, et suivis le boulevard Saint-Germain. Il y avait le long de ce boulevard, juste avant d'atteindre Saint-Germain-des-Prs, un petit bar, la Pergola; et comme les consommations n'y taient pas trop chres, j'y pris place. Il n'y avait l que de jeunes dshrits, noirs et blancs, du Quartier Latin. Et parce que le destin nous avait frapps du mme fouet, il y avait entre nous une camaraderie solide. On chantait et on dansait. Les jeunes filles, les cheveux coups, en pantalons et chandails sombres, fumaient comme nous. Par moment, des vieux entraient. Que pouvaient-ils bien chercher l ? L'un d'eux, s'approchant de moi, me parla un langage que je ne comprenais pas. Il s'assit prs de moi, et bientt il devint entreprenant, aussi entreprenant qu'un jeune homme peut l'tre l'gard d'une jeune fille. Comment ? Comment ? criai-je, scandalis. Est-il devenu fou, cet homme ? Ne voyez-vous pas ? Quoi ? fit Liliane, qui tait assise ma droite. Il est en train de me caresser, ce vieillard ! Pour qui me prend-il ? Liliane clata-de rire, puis soupira : Mais tu as peur, ma parole ! Tu ne sais pas que cet homme est un p Et elle m'expliqua longuement ce que ce mot signifiait. Ah a, non ! protestai-je. Il n'y a pas de cela dans mon pays. L-bas, un homme est fait pour vivre avec une femme. Un homme est fait pour se marier et pour avoir des enfants. Tu ne nous connatras jamais assez, toi ! dit-elle. Nous avons des vices, ici ! Vous tes purs, vous, les21

Africains. Vous ignorez les artifices et les perversions. C'est bien mieux ainsi. Vous connatre ou ne pas vous connatre ! rpondis-je d'une voix que le dgot tranglait Je ne remettrai plus jamais les pieds dans ce bar, jamais ! Tu m'entends ? Jamais ! Adieu. Je sortis, coeur de cette chose nouvelle que j'avais apprise, de cette chose sordide. Je n'avais pas serr les mains de mes camarades, de ces camarades qui, sans doute, passeraient toute leur nuit dans ce bar s'intoxiquer. La plupart d'entre eux, en effet, n'avaient pas de domicile, ne pouvaient se payer le luxe d'une inconfortable chambre d'htel et ne savaient par consquent o dormir, sauf dans ce bar. Dj, au moment o je sortais, au moment mme o je prenais cong d'eux, certains, vautrs dans les fauteuils, fermaient les yeux Il tait assez tard, mais les gens circulaient toujours dans les rues. Paris ne dormait pas encore. C'est une ville qui ne dort jamais tout fait. Mais sans doute le grant de l'htel s'tait-il endormi. Habituellement, pass minuit, il se mettait au lit. J'avais beaucoup march et dj j'avais travers le Jardin du Louvre et gagn l'avenue de l'Opra. Des penses obscures m'taient revenues l'esprit : je songeais ce vieillard qui m'avait lutin tout l'heure la Pergola, ce fou qui m'avait tt la jambe. Subitement, je me rappelai la recommandation du colon de Conakry : Mfiez-vous de ces hommes solitaires que vous rencontrerez un peu partout dans les grandes villes ! Ma conscience rpondait : Cet homme, qui t'a tt une jambe, n'tait pas un homme solitaire. Cela se passait en plein bar. Troubl, j'avanais dans la nuit, obsd par ce vieillard et par le grant de mon htel, qui devenait intraitable. A l'approche de mon logis, mon coeur se mit battre trs fort, comme tous les soirs. De peur, j'enlevai mes chaussures, marchant pieds nus sur la chausse froide. Mais je ne sentais pas le froid, je ne sentais que l'angoisse. J'ouvris la porte en appuyant sur le bouton. J'avais bien peur qu'elle ne grint. Elle ne fit aucun bruit. Je lanai un coup d'il dans le vestibule ; toutes les ampoules principales taient teintes. Seule, une petite lampe au fond du vestibule rpandait une lueur rougetre. Mais je craignais toujours que le grant ne se ft dissimul dans la pnombre pour me surprendre. La bouche ouverte, respirant faiblement, j'avanai sur la pointe des pieds. Je gravis l'escalier, quatre quatre, le coeur serr. Discrtement, je poussai la porte de ma chambre, et, dans un grand soupir, je tombai sur le lit. Lorsque je me relevai., remis de mes motions, je m'avisai, en allumant la lampe de chevet, que mes effets et mes valises, rangs dans l'armoire, avaient disparu De dsespoir, je m'apprtais dj crier au voleur lorsque je dcouvris, pose sur la table de nuit, une petite note. Franoise tait-elle venue me voir pendant que j'tais au Quartier Latin ? Hlas, ce n'tait pas son criture ! C'tait celle du grant. La note tait ainsi libelle : Lorsque vous m'aurez rgl vos termes, le bureau de l'htel vous restituera vos affaires. Troubl, je me rassis sur le lit. Il n'y avait plus rien dans la chambre ; tous mes effets avaient t enlevs. Tout, dsormais, et tant que je ne me serais pas acquitt de ma dette, tout serait proprit du grant ; oui, mme les casseroles bosseles dont je me servais pour faire la cuisine, pour prparer cette sauce l'arachide qui me rappelait si bien la cuisine de ma mre. Il est malin, ce grant ! pensai-je. Effray par mon humilit, par ma pauvret, il a craint que je ne fuie. Pour m'intimider, il s'empare de mes affaires. Il n'est pas bte, ce grant, il est astucieux ! Et tout bas, trs bas, me parlant moi-mme, je me dis : Demain, il faudra trouver du travail. A cela, une voix intrieure rpondit : Si tu tais retourn en Afrique, comme te le demandait le gouvernement de la Colonie, tu y serais heureux, prsent. Non, non ! criai-je haute voix. Je n'irai pas. A tout prix, je poursuivrai mes tudes, pour me prouver moi-mme que je peux faire mieux. Et la voix intrieure, infatigablement, irrmdiablement, rpondait : Pour faire ce que tu veux faire dans ce pays, il faut en avoir les moyens, c'est--dire de l'argent. Et tu n'as rien du tout ! Dj le grant a ramass le peu d'effets qui cachaient ta pauvret et ton humilit. Tu aurais d rpondre aux offres d'emploi. Non, non, je n'irai pas ! rptais-je tout seul, comme obsd, comme pour obliger ma conscience se taire, ne plus me faire de reproches. Mais la conscience peut-elle se taire ? Une conscience non avilie peutelle demeurer muette ? Je me couchai. Il tait deux heures du matin. Je savais que le grant de l'htel se rveillerait six heures. Il22

n'tait que temps de dormir, pour prendre un peu de repos; et puis me rveiller, et enfin ressortir discrtement de bonne heure, avant qu'il ne se rveillt Trois mois s'coulrent ainsi, et ma vie n'tait que pauvret et dnuement complet. Oui, trois mois de cachecache avec le grant de l'htel, trois mois de recherche vaine d'un emploi, trois mois de famine ! Et cela allait tellement mal qu'un aprs-midi, au comble du dsespoir et aprs avoir pass quelque temps regarder un avaleur de sabre, au carrefour de l'Odon, pour oublier mes mille misres, peine avais-je fais une centaine de pas en direction de l'cole de Mdecine que, soudain, je perdis demi-conscience. Je frissonnai; mon cerveau s'tait paissi, comme brouill. Je m'efforai quand mme de gagner Capoulade, dans l'espoir d'y joindre Tante Aline . Mais j'avais beau tenter de marc