Caillois Les Spectres de Midi Dans La Démonologie Slave Les Faits

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Roger Caillois Les spectres de midi dans la démonologie slave : les faits In: Revue des études slaves, Tome 16, fascicule 1-2, 1936. pp. 18-37. Citer ce document / Cite this document : Caillois Roger. Les spectres de midi dans la démonologie slave : les faits. In: Revue des études slaves, Tome 16, fascicule 1-2, 1936. pp. 18-37. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/slave_0080-2557_1936_num_16_1_7609

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Roger Caillois

Les spectres de midi dans la démonologie slave : les faitsIn: Revue des études slaves, Tome 16, fascicule 1-2, 1936. pp. 18-37.

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Caillois Roger. Les spectres de midi dans la démonologie slave : les faits. In: Revue des études slaves, Tome 16, fascicule 1-2,1936. pp. 18-37.

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LES SPECTRES DE MIDI

DANS

LA DEMONOLOGIE SLAVE :

LES FAITS,

P A И

ROGER CAILLOIS.

Les croyances relatives aux êtres qui apparaissent à l'heure de midi, même dans les limites du domaine slave, se présentent assez différemment suivant les diverses traditions. Aussi est-il fort explicable que H. Máchal M s'appuyant surtout sur les faits tchèques, J. St. BystrorH2) surtout sur les faits polonais et D. K. Zelenin <3) surtout sur les faits russes et finno-ougriens soient parvenus à ce propos à des conclusions quelquefois contradictoires. D'autre part la parenté profonde de ces croyances incline à penser que l'on a probablement affaire à la diversification d'un même thème originel. Dans ces conditions, il est nécessaire de confronter les documentations recueillies dans chaque domaine , quitte à reprendre des indications déjà cataloguées. Il importe, en effet, que les traits généraux ou caractéristiques ressortent pour ainsi dire d'eux-mêmes de la variété des détails empruntés, anecdotiques ou aberrants : le

(1) H. Máchal, Nákres slovanského bájeslovi, v Praze, 1891, pp. i34 et suiv. (en abrégé : Nákres); Bájeslovt skvanské, v Praze, 1907, pp. юй-іоб.

2) J. St. Bystroń, Zwyczaje źniwiarskie w Polsce, Kraków, 1916, chapitre I". (3' Dm. К. Zelenin, Очерки русской мивологіи, Спб., 1 91 6, pp. з о 2-2 о 7 (en

abrégé : Очерки); Russische (Oslslavische) Volkskunde, Berlin und Leipzig, 1937, p. З91 (Grundrus der slavischen Philologie und Kullurgeschichte de Trautmann et Vasmer).

Revue des Etudes slaves, t. XVI, 19З6, fasc. 1-я.

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moindre choix préalable dans le matériel rendrait suspecte toute explication ultérieure, si tant est qu'on en puisse proposer une et qu'il ne faille pas se contenter de juxtaposer des justifications partielles.

Je me bornerai d'abord à exposer les faits. L'idéologie qui les inspire et les explique sera l'objet d'un second article í1'.

Les spectres de midi que ľon rencontre un peu partout en Europe, sinon dans le monde (2), ne peuvent passer pour un trait spécial au folklore slave. Aussi bien, d'ailleurs, ne les constate-t-on pas indifféremment dans les croyances populaires de toutes les populations slaves, à telle enseigne que leur répartition générale ne laisse pas d'être instructive comme l'a montré M. К Moszyński dans son récent Atlas kultury ludowej w Polsce (Kraków, 1 9 3 Д ). Dans le commentaire dont il a fait suivre la carte n° 7 qui rend compte de la distribution actuelle des croyances relatives à la Południca et ат spectres comparables en Pologne, si cet auteur affirme un peu imprudemment que les autres populations indoeuropéennes n'oiïrent rien de semblable, en revanche sa courte classification des faits proprement slaves jette une lumière appréciable sur le problème. Constatant en effet que la croyance aux spectres de midi ne se rencontre ni chez les Blancs-Russes, ni chez les Ukrainiens, ni chez les Slaves des Balkans {3), alors qu'elle

M II va de soi que je n'aurais pu effectuer ces recherches sans l'aide efficace de ceux à qui le domaine slave appartient pour ainsi dire en propre et qui ont répondu par leur dévouement à mon parasitisme. Ce m'est un strict devoir de les remercier : Ai. André Mazon dont l'appui et les encouragements ont rendu celte étude possible, le professeur Jiří Horák à qui je dois nombre d'indications précieuses et qui, en la personne de son assistant M. Karel Krejčí, a mis à ma disposition une véritable providence que n'a pas rebutée même le plus ingrat travail de traduction, M. Boga- tyrev dont la compétence et l'information m'ont été plus d'une fois salutaires, qui a été pour moi le meilleur des guides pour les faits russes et qui, avec Madame Rvpková, professeur à l'Institut Français de Prague, n'a pas dédaigné à l'occasion de me traduire les textes dont j'avais besoin, M. Chollet qui a rendu fécond' mon court séjour à Bratislava, M. Georges Dumézil, enfin, qui a bien voulu relire mon travail et, quand il en était besoin, le rectifier ou le compléter. Que tous trouvent ici l'expression de ma très vive gratitude.

r> Consulter surtout : Drexler, s. v. meridianus daemon dans le Lexicon de Koscher, t. II, col. 28З3 et suiv.; K. Haberland «Die Miltagsstunde als Geisterstunde». Zeitschrift fur Vôllcerpsyckologie und Sjirachwissenschaft, XIII (188:2), pp. З10-З2І.

(3) Cette affirmation que l'on retrouve d'ailleurs chez Bystrou (op. cit., p. stb) n'est d'ailleurs exacte qu'en gros : tout ce qu'on peut dire est qu'il n'y a pas de démons spéciaux de midi chez les Blancs-Russes , mais seulement des spectres apparentés (rusałki) qui apparaissent quelquefois à midi, et qu'il ne subsiste chez les Slaves des Balkans que des traces mal définies qui ne permettent pas de savoir exactement ù quoi Гоп a affaire. On ne peut cependant les passer sous silence.

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esl générale chez les Grands Russes et chez les Slaves occidentaux, il explique cette répartition par l'hypothèse bien connue selon laquelle ces derniers auraient une origine commune, hypothèse renforcée à son tour par cette communauté de croyance.

Pour la Russie, on possède des relations anciennes dont la plus intéressante est celle de Boxhorn dans sa Respublica Moshovitica : « Daemonem quoque meridianum Moskovitae metuunt et colunt. lile enim dum jam maturae resecantur fruges, habitu viduae lugentis mri obamhulat operariisque uni vel pluribus bracchia frangit et crura . neque tamen conlra hanc plagam remedio desti- tuuntur; habet enim in vicina silva arbores religione patrům cultas : harum cortice vulneri superimposito, illud non tantum sanant facile, sed et dolorem loripedi eximunt ». Il faut rapprocher ce texte d'un passage de la relation d'Oderborn sur la Russie (1 58 і ) cité par Bystroń (op. cit., p. t 5 ) et d'après lequel une vieille veuve casse les jambes de ceux qu'elle rencontre à midi , à moins qu'ils ne se prosternent devant elle dès qu'ils l'aperçoivent. Là aussi, ils ne peuvent guérir que par une imposition d'écorce d'arbres sacrés : ceux sous lesquels leurs ancêtres faisaient leurs sacrifices, précise le texte (1).

Les Vieux-Croyants ont une prière spéciale qu'ils récitent à midi et par laquelle ils conjurent le démon qui sévit à cette heure, le běs Poludnyj (Máchal, Nákres, loc. cit.}. Mais comme il s'agit d'une secte religieuse, il est plus prudent, mesemble-t-il, de voir là une

En Croatie, une vieille femme effraie les enfants à midi (Bystroń, op. cit., p. 17). En Dalmatie sévit la Podne rog: «femme de midi». A Raguse, ľesprit de midi détourne les enfants d'aller se promènera cette heure (J. und 0. von Dùringsfeld, Ethnographische Kuriosittïten , Leipzig, 1879, t. II, p. 86). Il faut enfin citer le Midi-Cornu des Slaves du Sud, être malfaisant qui peut enlever la vie de chacun à tout endroit, mais surtout sous les noyers et au bord de la met1. Il choisit généralement ses victimes parmi les enfants. Aussi, pendant la canicule où il est particulièrement puissant, leur défend-t-on de sortir à midi. Il suce la cervelle de ceux dont il s'empare. A la Saint-Elie, on peut le voir en regardant le soleil à travers un mouchoir de soie (Am Urqucll, Monatsschrift fur Volkskunde, IV, 1892, pp. 202 et suiv.).

О Un récit semblable a été recueilli par Knoop, Sagen und Erzählungen aus der Provint Posen, Posen, 189З, pp. 7З-7 Д. Il e'agit de la Klagende Frau ou Trauernde Wxtlwe : cf. Haberland, art. cité, p. 3iq; Grohmann, Sagenbuch aus Bohmen und Mähren, Prag, 186З, p. 11 f?; J. Collin de Plancy : Dictionnaire infernal, 6* édit. , Paris, 186З, p. 2З6 s. v. Empuse : я En Russie, l'Empuse (sic) et les démons de midi à qui elle commande parcourt les rues à midi en habit de deuil et rompt les bras à ceux qui la regardent en face» (sans indication de sources). Comparer les textes occidentaux du moyen âge sur l'incursion du Démon de Midi réunis par Du Cange, Glossanum scriptorum mediae et tnfhnae latinit atis , Paris, 17ЗЗ, t. II, col. 1294, s. v. daemon.

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influence du Arerset 6 du psaume XCI (XC) où un contre-sens d'ail- leurs significatif des traducteurs, à l'époque du syncrétisme judéo- alexandrin, a introduit le dacmon meridianus^.

Pour les Russes de la Sibérie du Sud, la «femme de midi» (полудница) est une vieille très chevelue, vêtue de haillons, qui vit dans les roseaux et les orties. Elle vole les enfants désobéissants. Ailleurs, au contraire, c'est une très belle jeune fille vêtue de blanc, qui, au temps de la moisson, prend par la tête ceux qui travaillent à midi et la leur tourne rapidement, leur causant une brillante douleur à la nuque (Máchal, Bdjesloví slovanské, p. і об). La même croyance a été constatée à Jaroslav!' (Zelenin, Очерки, p. 2 0-2; Maksimov, Нечистая сила, Спб., t88o,, p. 1/Ї7), où de plus Południca passe pour égarer les enfants dans les champs de seigle. Dans lu région d'Archangel'sk où les croyances populaires la préposent à la garde du blé ou souvent du seigle (d'où son nom de ржица), elle sert très explicitement de croquemitaine : elle brûle ou mange les enfants méchants. En même temps, elle est une divinité des limites des champs, aussi lui dit-on : Полудница во ржи H покажи рубежи || куда хошь поб'Ьжи (Południca dans le seigle — indique les limites — et va-t-en où tu veux) №.

A Vologda, on la représente comme une belle femme armée d'une énorme poêle capable de couvrir une surface considérable de blé ou d'herbe qu'elle protège ainsi du soleil : c'est la bonne Południca. Mais il en est une malfaisante qui retourne la poêle et brûle ainsi les jeunes pousses de seigle [Zelenin, Очерки, р. 202; Russische [Ostslavische] Volhshunde, p. 3 9 t]. Dans une autre version, elle apparaît avec une poêle chauffée à blanc avec laquelle elle brûle tous ceux qu'elle trouve à midi dans un champ qui ne leur appartient pas (elle s'appelle alors kikimora et protège spécialement les pois)(3).

A Irkutsk, elle est décrite comme une vieille femme vêtue de haillons avec les cheveux emmêlés sous un fichu en loques. Elle protège les potagers contre les enfants maraudeurs (Ст. Гуляевъ,

M Sur cette tradulion inexact«! du texte hébreu, voir le récent article de M. P. de Labriolle, «Le Démon de Midi», dans le Bulletin Du Cange, ЇХ (19З&), où l'on trouvera en outre les différentes exégèses de ce verset proposées par les Pères de l'Eglise. L'auteur fait grief à AI. Paul Bourget de les avoir méconnues dans son roman célèbre Le démon de midi, mais la littérature a des raisons que la science ne connaît pas. Pour l'interprétation mythologique du verset du psaume, voir S. Landesdorfer, «Das daemonium meridianumi), Biblische Zeitschrift, XVIII (1929), 3-4 , pp. 994-З00.

(2) Памятная книжка Арханг. губ. на i8G6 годъ,р. 17; Zelenin, ibid. (3> Maksimov, op. cit., p. 67.

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« ЭтнограФйческіе очерки южной Сибири», р. іЗз, Отчетъ западно-сибирскаго отдела императорска го русскаго геогра- Фическаго общества, t. XC, fasc. 3).

Chez les Grands-Russes, Polevoj, l'esprit des champs, qui est d'ailleurs en général apparenté aux spectres de midi (cf. Zelenin, ibiâ., p. 38 9), apparaît de préférence à midi et, de plus, est, lui aussi, vêtu de blanc éblouissant (Maksimov, op. cit., p. 80).

Selon Zelenin [ibid., p. З9 1), chez les Blancs-Russes, la Południca serait devenue une femme de fer (1' apparentée à la Baba-Jaga des légendes (2'. Mais il est peut-être excessif de voir avec lui, là et dans certaines des données précédentes, l'apparition d'une nouvelle modalité dans les représentations des puissances mauvaises. C'est en effet faire trop bon marché de l'ambivalence à peu près constante des notions primitives que de penser que les ustensiles et les parties du corps en fer ne peuvent appartenir à ces puissances mauvaises qu'au moment de la décomposition de la croyance antique d'après laquelle on se sert précisément du fer pour se défendre d'elles.

Il est indéniable que les nixes russes (Rusałki) sont en très étroit rapport avec l'heure de midi. Cela n'est pas étonnant, mais n'est pas non plus décisif puisqu'en général les forces impures apparaissent surtout à midi et minuit (cf. Federowski, Lud białoruski, t. I, pp. 19-20, n° 62; pp. 2Д-25, nos 82 et 83). En Russie-Blanche, c'est à ces heures que les diables sont visibles aux hommes (Zelenin, Очерки, р. З0З; Этнографическое обоз- рЬніе, 1896, I, p. uh). A ces mêmes heures également, les Rusałki invitent ceux qu'elles aperçoivent à se balancer sur leurs balançoires ®. Elles noient ceux qui se baignent à midi (Этногр. обозр., 1889, II, p. jli, croyance relevée par Zelenin personnellement à Ekaterinburg dans le gouvernement de Perm', cf. Очерки,

M L'intérêt de la chose me paraît surtout consister dans la possibilité d'un rapprochement avec certains êtres de la mythologie grecque : l'Empuse qui apparaît à midi a une jambe d'airain (cf. Waser, s. v. Éfi-novaa dans la Real. Encycl. de Pauly-Wissowa); l'énigmatique personnage de Pandore qui a un corps de fer pourrait bien aussi avoir rapport avec l'heure de midi. On peut du moins le conjecturer d'après son équivalence avec Hécate (cf. Orphée, Argonautiques , v. 973 et suiv.). Or on sait qu'Hécate apparaît à midi (Lucien, Philopseudes , sa), de même que les spectres de sa suite (Empuse, etc.).

W Efimenko, dans son ouvrage Матеріалы по этногр. русск. насел. Арханд. губ. (Т, 1877 > Р- 187), rapproche aussi de Południca la Baba-Jaga (Яга-Баба), grande, errante, sans mari, très corpulente, s'asseyant dans l'izba qu'elle occupe tout entière ou presque, sa tête dans la hotte de la cheminée.

№ Zelenin, Очерки, 5 43, n° 8, p. i34.

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p. 167, n. 2). Dans le gouvernement de Cernigov, arrondissement de Borzna, on distingue les Rusałki du matin, du midi et du soir (cf. Zelenin, ibid., note k : l'informateur ne donne aucun détail).

A Kaługa, on raconte que les Rusałki passent midi et minuit en compagnie des jeunes gens qu'elles sont arrivées à capturer dans leurs filets pendant la semaine dite des Rusałki (русальная нед-ћлл), c'esťa-dire la septième semaine après Pâques. C'est une semaine de réjouissances également pour les paysans : ils travaillent lematin; mais à partir de midi, ils abandonnent toute occupation, car celui qui labourerait alors verrait son bétail mourir, celui qui sèmerait, la grêle ravager ses champs, celui qui filerait la laine, ses brebis tomber malades, etc. W. Quant aux Rusałki elles-mêmes, elles viennent alors sur la terre (de la Trinité à la Saint-Pierre) et sont visibles aux hommes. Elles montent sur de vieux arbres, principalement sur des chênes et font tomber leurs filets sur ceux qui ont eu ťimprudence de se coucher au-dessous sans avoir dit leur prière (Zelenin, ibid., p. 1З1; M. Попроцкій, Калужская губернія, II, і86Д, pp. 1 58-1 59)- Gomme on ne dort pas sous les arbres la nuit, mais généralement pour la sieste de midi, il est permis de conjecturer que la capture des jeunes gens s'effectue également à midi. Il semble qu'on puisse aller plus loin et émettre l'hypothèse que, bien qu'elles n'en aient pas le nom, les Rusałki sont des spectres spécifiques de midi : si le fait qu'elles agissent de préférence à midi n'est pas, vu la généralité de ce caractère, une preuve suffisante, c'est du moins une présomption de poids surtout quand il est corroboré, comme c'est le cas, par quelque indice dans les rites correspondants. D'autre part, la nature des Rusałki est tout-à-fait parente de celle des spectres slaves de midi, les Południcy, et les raisons qu'invoque Zelenin pour les en séparer sont, à y regarder de près, autant d'aveux. Selon lui, en effet, elles s'en distinguent sur deux points. D'abord, elles sont nues et pâles b\ alors que les Południcy sont vêtus de vêtements blancs et

W Gouvernement de Smoleńsk, cf. В. Добровольскій «Нечистая сила въ наро- дныхъ вЪровашяхъ » Живая Старина, XVII (ідо8). і, і6.

W D'autre part, il est permis de se demander si cette pâleur des morts attribuée par Zelenin aux Rusałki comme caractère distinctif n'est pas choisie par ce dernier en vertu de sa théorie , non universellement adoptée d'ailleurs , suivant laquelle les Rusałki seraient les âmes des jeunes tilles mortes de mort violente. Ce trait même pourrait être un argument de plus en faveur de ma thèse , si j'ai raison de penser que très généralement les démons de midi et plus spécialement les Sirènes de la Grèce antique sont les âmes de ceux qui sont morts avant l'heure (acopoi) et de mort violente (@іоиоваралоі).

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éblouissants, caractéristique solaire qui répond exactement aux circonstances de leurs apparitions. Mais Zelenin lui-même relate que la beauté des Rusałki est «aveuglante» (Очерки, p. 1 3 1) et que celles de Grodno portent un vêtement magique blanc ďun éclat insupportable [ibid., p. 207), que, fidèle à son point de vue, il déclare «résolument» emprunté aux Południcy. Ensuite, alors que celles-ci tuent leurs victimes en leur tournant la tête sur les épaules, les Rusałki feraient périr les leurs de tout autre manière et particulièrement en les chatouillant jusqu'à la mort. Mais ailleurs (p. 167), il indique que, chez les Blancs-Russes, elles mettent fin à la vie de ceux qui tombent entre leurs mains en tournant leur tête de 1800, moyen qu'il considère de nouveau comme un emprunt aux Południcy. Dans ces conditions, il est peut- être avantageux de faire ľéconomie des hypothèses de Zelenin quant à ces « emprunts » et de constater purement et simplement que chez les Blancs-Russes, les Rusałki tiennent la place que les Południcy occupent chez les Grands Russes.

Une autre théorie de Zelenin s'avère plus inattaquable : on sait que les Finno-Ougriens ont beaucoup emprunté aux Russes et que, selon cet auteur, ils auraient mieux conservé que ces derniers les usages et les croyances qu'ils leur ont pris, tant à cause de leur vie patriarcale que de ľimportation tardive du christianisme dans leur pays. Les faits relatifs aux spectres de midi semblent confirmer cette thèse. En effet la croyance à ces démons est restée très vivante chez les populations de l'est de la Finlande et il n'y a pas de doute qu'elle ait son origine dans les croyances russes déjà analysées.

Chez les Zyiiènes, la divinité de midi porte un nom spécifique de sa nature et qui, de plus, est la déformation attendue du russe Południca : on trouve en effet Рф'сѕпкѕа (полознича), ou pólôd- nilsa (dictionnaire de Wiedemann), ou pôludnitsa (dictionnaire de Lytkin)(1). Il s'agit encore d'une créature mythique protectrice du seigle, qu'il faut prendre garde de ne pas irriter^. Randinskij, qui écrit en 188g, signale que naguère aucun Zyriène n'osait toucher le seigle avant la Saint-Elie (20 juillet), mais que de son

W Cf. Uno Holmberg, Die Wassergottheiten der Finnisch-Vgrischen ľôlker, Helsinki, 191З, p. 107.

'2' Naliraov, «Zur Frage nach den urspriinglichen Beziehungen der Gesclilechter bei den Syrjänen» (Mémoires de la Société ftnno-ougrienne , XXV, h , p. i4, Hel- singfors, 1908); id. «Загробный м\ръ по в'Ьровашямъ зырянъ», ЭтнограФичес- коо обозр-Ьніе, LXXII (1907), р. зі.

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temps, il n'y avait plus que les enfants qui croyaient à la nitsa; quant aux vieillards, ils disaient que celle-ci était partie, irritée par le développement de l'incrédulité à son endroit, et que, si elle protégeait encore le seigle, le pain serait meilleur (« Изъ матер1аловъ по этнограФІй Сыссльскихъ и Вычегодскихъ зырянъ», Этнографическое обозрішіе, 1889, III, р. 1 1 о). Pelesnitsa, comme les Rusałki, est en rapport avec ľeau : elle s'y tient autant que dans le seigle (Nalimov, art. cit., Этнографическое обозр'Ьніе, LXXII, p. 2 t) et s'en constitue la gardienne : à une femme qui rinçait son linge dans la rivière au temps de la maturité du seigle, elle cria : « Comment oses-tu troubler ľeau de ta saleté?» et elle la poursuivit jusque dans sa maison (cf. Zelenin, Очерки, p. 20З). En effet, pendant les jours chauds de l'été, il est sévèrement interdit de crier, de travailler et de se Daigner pendant midi, car Pęlęsnilsa se mettrait en colère et punirait gravement la violation de ces tabous (Holmberg, op. cit., p. 10-7).

Ce fait a une correspondance exacte chez les Tchérémisses et les \otiaks, et Kuznecov (Zelenin, Очерки, p. 20a) y voit également une influence des croyances russes. Le dieu In-vožo règne surtout à partir du solstice d'été, c'est-à-dire environ du 20 juin au 20 juillet. Pendant cette période, nommée « temps de In-vožo » (vozo-dir), des tabous semblables à ceux que les Zyriènes observent à la même époque sont en vigueur. Ils valent avant tout pour l'heure de midi'1', oùTon ne doit même pas parler à haute voix^2'. Aussi Vereščagin, à qui ľon doit d'importantes études sur les Votiaks, n'hésite pas à aiïirmer que In-vožo est un dieu de midi. («Вотяки Сосновскаго края», Записки Имп. Русскаго Гео- графическаго Общества по отдвленію этнограФІй, XIV, а, Спб., і 886. ) On ne lui immole pas de victimes : on l'honore en restant silencieux à midi. Il n'aime ni le noir, ni le bruit, ni le travail. C'est pourquoi, à midi, il est interdit de cueillir des fleurs ou de l'herbe et de retourner la terre. Si quelqu'un « à l'heure de In-vožo » travaille la terre ou sort de ľizba avec un chaudron ou

M Ct> rapport du milieu de l'été, particulièrement de la Canicule, avec l'heure de midi , est particulièrement fréquent. Les spectres de midi sont spécialement ou mùme exclusivement actifs et puissants pendant cette période et inversement les rites ou tabous de la Canicule se trouvent souvent renforcés à midi. La raison en est évidente : le milieu de l'été est dans l'année ce que l'heure de raidi est dans la journée. La même atmosphère déprimante, la même ardeur solaire, les mêmes dangers d'insolation poussent la pensée à les confondre dans une commune aperception affective.

(2/ H. Первухинъ, Эскизы преданіїі и быта инородценъ Глазовскаго уЬзда, Вятка, 1888-1890, I, 58-бо; cf. Holmberg, op. cit., p. 89.

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une marmite pour aller puiser de l'eau, il excite la colère du dieu en lui faisant voir quelque chose de noir. Alors un nuage noir apparaît dans le ciel et un orage survient comme punition (Vereš- èagin, Эти. об., LXXXIII, pp. 70-71). ln-voïo punit aussi par la grêle ou une pluie diluvienne (voir la relation deWasiljev : « Ueber- sicht uber die heidnischen Gebräuche, Aberglauben und Religion der Wotjaken » , Mémoires de la Société finno-ougrienne, t. XVIII, Helsingfors, 10,02, p. 5). La comparaison avec les Zyriènes peut être poussée dans les plus petits détails : ainsi Holmberg rapproche à juste titre (op. cil., p. 108) le fait que les Votiaks appellent in-vožo une sorte d'œillet sauvage qui fleurit l'été dans les champs de seigle (B. Munkácsi, A votják nyelv szótdra, Budapest, 1890- 1896, p. 53), et celui, en tout point comparable, que les Zyriènes nomment les fleurs de la centaurea cyanus, qui éclosent dans les mêmes conditions : « yeux de pôlôdnilsa » (pôlôdnitsa sin : cf. F. J. W iedemarin , Syrjanisch-deutsches Wôrterbuch, Petersburg, 1880, p. аДдЈШ.

Chez les Permiens, Вунъшорика, Vunschorika, entre également en activité au moment où fleurit le seigle et elle l'agite alors sur la limite des champs. Pour ne pas l'irriter, il faut prendre garde de ne pas s'y promener à midi. Aussi, à cette heure, se rassemble-t-on dans les maisons, fenêtres closes et rideaux tirés. Il est alors expressément interdit aux enfants de sortir de la maison , surtout pour aller dans le potager. Enfin les autorités paysannes confisquent le linge battu à cette heure critique (la même loi existe chez les Votiaks) et autrefois défendaient même de se trouver à midi dans un endroit découvert. En général , le spectre de midi est représenté comme une forte femme vêtue de fourrures, qui, à midi, sort de dessous terre pour déjeuner. C'est pourquoi il est alors dangereux d'être dehors, car elle est capable de dévorer n'importe quoi, étant d'ailleurs inoffensive à tout autre moment (Zelenin, Очерки, pp. 20З-20&, références dans les notes)(2).

W Voir aussi Zelenin, Очерки, p. ao4; G. V. Gerstenberg, Globus, X (1866), p. зоі.

W И ne sera pas inutile d'ajouter quelques rapides indications sur les superstitions relatives à midi chez les autres peuples finno-ougriens. Chez les Mordves , les divinités des eaux, les ved'-ava (on se rappelle que l'eau est constamment mêlée aux croyances considérées) sont tantôt de gracieuses jeunes femmes aux cheveux soyeux pris dans un mouchoir et à la taille prise dans une ceinture d'argent , et tantôt d'affreuses vieilles au corps jauni, aux longs cheveux noirs : effrayantes de laideur (on verra que cette double apparence est également caractéristique des démons de midi). De fait, on les rencontre surtout à midi. Elles peuvent prendre toutes les formes, et, déesses de l'amour et de la génération, réclament des

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Certaines des principales caractéristiques de ces croyances se retrouvent en Pologne, où le thème de la femme de midi est encore très répandu , comme on peut s'en rendre compte en se référant à la carie dressée par M. K. Moszyński (op. ciŕj. Południca (Potudniówka, Przypołudnica) est une grande femme aux vêtements blancs, munie d'une faucille , qui , à midi , chasse les gens hors des forêts et de la campagne. Une fois, trouvant à midi un travailleur dans un champ, elle s'empara de sa faux et voulut le décapiter. L'homme réussit à lui reprendre son instrument et sur ces entrefaites une heure sonna. La Południca disparut, mais la faux resta ébréchée à ľendroit où elle l'avait touchée. Quelquefois elle pose des questions difficiles aux enfants et leur envoie de graves maladies s'ils ne répondent pas. Pendant les tempêtes , elle paraît dans les chaumières. Elle est quelquefois considérée comme la cause des mirages. En Poznanie, les Południcy sont de belles jeunes filles richement habillées et munies de poignards, qui poursuivent les hommes qu'elles aperçoivent à midi. Au contraire dans la région de Cracovie, la Południca est une vieille femme grande et noire qui frappe les mains et les pieds de ceux qui dorment sur les limites des champs. Elle a une grosse tête et sa maigreur est telle qu'on voit tous ses os. A Dobrzyński, les Południcy coupent avec une faucille la tête de ceux qui se promènent à midi. Ailleurs, à la même heure, elles empêchent de travailler, volent les enfants, les battent, leur font manger des insectes ou même les dévorent, s'ils ne veulent pas leur obéir. La Południca, d'autre part, a des sabots de vache, fait du feu dans les champs, etc. Un détail intéressant et fréquent est celui qui la représente accompagnée de sept chiens noirs avec lesquels elle chasse à midi ou poursuit les femmes et les enfants. Sous cet aspect, il convient de la rapprocher de Dziewanna (Dziewinna, Dziewica), qui, également accompagnée de chiens, chasse dans les forêts et poursuit ceux qu'elle rencontre à midi. Aussi, dit-on à quelqu'un qui s'aventure seul à cette heure dans une forêt de sapins : « Ne crains-tu pas de rencontrer Dziewica ? ». Grimm, qui

sacrifices humains (cf. J. N. Smirnov, Les populations finnoises des bassins de la Volga et de la Ката, trad. Paul Boyer, Paris, 1898, I, pp. З97 et h 19). Chez les Estes, «pflegt die Tuleema, die Windmutter, um 11. Uhr am liehsten einher zu gehen und dreht daim bisweilen Halme im Kreise umher» (F. J. Wiedemann, Aus dem inneren und ausseren Leben der Ehsten, Petersburg, 1876, p. kU'6)\ chez les Hongrois , à midi et à minuit « die Szépasszony Verderben ausstreuend umher- geht; man darf zu jenen Zeiten nicht in der Mitte des Fahrwegs gehen, da man dort in die Schůssel der Szépasszony treten kann , was unheilbare Krankheit zur Folge hat» (L. Kálmány, Ethnologische Mitleilungen aus Ungarn, III [189З-Л pp. 191 et suiv.), d'après Dreiler, art. cite', col. 2 836.

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cite ce détail (Deutsche Mythologie, 3e édit. , Gôttingen, 1 85Д , p. 886 et note), rapproche ce spectre de Diane, précédé en cela par le chroniqueur Długosz (іДіо-ійбо) : « Diana lingua eorum Dzewànv et Gères Marzyana vocatae, apud illos in praecipuo cultu et venerationehabitae sunt » (éd. Pauli et Przezdziecki, I, pp. kj- 48) W.

Pour se défendre de Południca, il faut faire le signe de croix, elle disparaît alors dans un tourbillon de vent et à sa place monte une colonne de poussière.

Quelquefois la Południca est identifiée à des personnages historiques : ainsi (à Strzelcy) à une dame de Usedom qui, enterrée dans l'église, apparaît à midi, et à un brigand de la région nommé Zagac(2). «On voit, remarque Bystroń à ce propos, comment un être historique perd son caractère personnel et devient un démon. П3)

Les Lithuaniens connaissent aussi des spectres de midi, en premier lieu « l'homme de midi » et « la femme de midi » : Pielù wyras et Pielu wieneW. A midi, un homme à tête de lion (5) parcourt les champs et les forêts et déchire ceux qu'il rencontre. D'autre part, il est ailé et peut ainsi rattraper ceux qui s'enfuient et qu'il broie alors de ses ongles de fer. On ne peut guère lui échapper que par la ruse : en profitant de sa bêtise. Il pose à ceux qu'il trouve dans les champs des questions difficiles sur l'agriculture et leur donne des coups de bâton s'ils ne répondent pas bien. Il se montre seulement de midi à une heure.

(1' Avec plus ďjjiluitioii, J. J. Hanusch, Die Wissenschaft des sluvischen Mythus, Lcraberg, i8hä, p. 282, pense à Hécate, qui, de fait, apparaît à midi (đ. supra, p. за, note 1).

t2' II faudrait savoir s'il y a vraiment identification ou s'il ne s'agit pas plutôt de simples apparitions à midi, comme il arrive quelquefois aux Schlostfrauen. Cf. Jungbauer s. v. Mdtag , Handwiirterbuch de» deutschen Abcrglaubens de Hofï'mann- Kra\er et Bächtold-Stäubli , t. IV, fasc. 3, Berlin u. Leipzig, 19H/1, col. /101 et suiv. Quant au brigand Zagac apparaissant à midi, il rappelle entre autres les apparitions à midi de Rùbezahl (cf. id. , ibid., s. v. Mittagsgespensler, col. kih et suiv.) beaucoup plus que celle d'une divinité féminine spécifique.

(:i) Pour les faits polonais, j'ai suivi, sauf indication contraire, les ouvrages cités de Máchal et de Bystroń, où l'on trouvera la bibliographie des sources, que l'on mettra à jour avec celle que donne Moszyński (op. cit., commentaire de la carte n° 7)-

('"' Cf. Edm. Yeckenstedt, Die Mythen, Sagen und Legenden der Zumatten (Lilauer), I, Heidelberg, 188З, pp. 301-202.

t5' Ce sont de pareils détails qui ont discrédité cet ouvrage aux yeux de certains. Je dois cependant avouer que cette tête suspecte de lion est à peu près le seul, pour ce qui touche aux spectres de midi, qu'il semble définitivement impossible de recouper. Les autres, au contraire, sont non seulement vraisemblables, mais même attendus.

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Un jour, à l'époque de la moisson, une femme était restée à midi à lier des gerbes. Epuisée, elle s'affaissa et s'endormit. Elle vit alors en songe un ange qui voulait l'emporter avec lui. Elle s'éveilla en sursaut, tremblant de tous ses membres et devenue folle. On la conduisit à une sorcière [zu einer klugen ľrau), qui la guérit , mais lui défendit de travailler dorénavant dans les champs à midi, c.ir ils appartiennent alors à l'homme et à la femme de

Quant à la « femme de midi » , c'est proprement une créature féminine vêtue de bleu qui erre dans les champs au milieu du jour. Selon les uns, on meurt de peur quand on l'aperçoit: selon les autres, elle devient alors de plus en plus grande et démesurée et disparaît tout à coup.

Le personnage que Veckenstedt [op. cit., n° З7, pp. 186-191) appelle dus weisse Mädchen possède plus encore que les précédents les caractéristiques des démons slaves de midi. Cette créature porte une faucille à la main et parcourt les prairies, protégeant les fleurs, les herbes et les moissons [% 1), elle est en rapport avec l'eau (§4 : « das weisse Mädchen ist eigentlich eine Wasser- kônigin »). A un paysan, qui travaillait au temps de la moisson, apparut une jeune fille habillée de blanc, et tirant son nom, Balla Mergele, de cette particularité (2). Elle l'interrogea sur l'agriculture et le récompensa par un cadeau de ses réponses et de son travail (§ 7). Il n'est pas dit dans le conte que l'interrogatoire eut lieu à midi, mais on peut le supposer d'après les reproches que la femme du paysan fait à ce dernier de n'avoir pas invité la «jeune fille blanche» au «repas de midi». D'ailleurs, dans une autre légende, le fait est expressément signalé : une femme travaillait à la moisson à midi. Une jeune fille étrangère survient et l'interroge pendant une heure sur l'agriculture. La femme répond correctement à toutes les questions : aussi lui fait-elle cadeau en la quittant d'une pomme de terre qui ne tarde pas à devenir d'or massif/ Le lendemain, la femme revint dans ies champs à midi et cette fois, la jeune fille la fit parler sur la culture du lin. Les réponses étant mauvaises, elle la frappa sur le dos avec une corde de lin. Aussitôt le dos enfla et la femme fut longtemps et sérieusement malade (S 17). On retrouve ici très net le thème de l'interrogatoire, qui est

!l' Autres exemples de rêves prémonitoires pendant la sieste de raidi : ibid., n° 88, S 17, p. З07: Longus, Daphnit et Chloé, II, 26-28, etc. W 11 est à peine besoin de souligner l'importance de ce détail au point de vue

des caractéristiques habituelles des démons de midi.

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peut -être celui de l'énigme du Sphinx et qui apparaît en tout cas comme caractéristique au plus haut point des spectres de midi (1). On est ainsi conduit à ranger parmi eux la Balta Mergele, d'autant plus que ses autres fonctions y invitent de leur côté. C'est en effet une gardienne des moissons, redoutable surtout aux enfants, qu'on menace de sa vengeance s'ils volent les fruits dans les jardins (S і o). S'ils vont dans les champs plantés pour cueillir des fleurs, elle apparaît et cause leur pecte (§11). S'ils foulent les épis, elle les transforme en collines plantées de hautes herbes dures (S 19). Si un enfant, à qui elle l'avait défendu, cueille des fleurs, elle le métamorphose lui-même en une fleur que personne ne peut arracher de terre (§ i3). Elle tue les douaniers qui marchent dans les champs cultivés, mais crève les yeux des contrebandiers prussiens qui y chevauchent ainsi que ceux de leurs montures, pour qu'ils soient pris facilement par les douaniers russes (§§ іД-і5). Enfin dans un conte, qui d'ailleurs se passe le soir, elle apparaît petite et devient de plus en plus grande, absolument comme la femme de midi en titre (S 16), avec laquelle il semble décidément qu'on puisse l'identifier (2).

Chez les Tchèques, la femme de midi, Polednice, est à peu près constamment en rapport avec le thème de l'échange d'enfants : c'est une jeune femme coiffée d'un mouchoir rouge et vêtue de blanc, qui est particulièrement redoutable aux accouchées pendant les six semaines qui suivent leur accouchement (Sechswôchnerinnen) , car elle profite de leur moindre inattention pour substituer à leur

W Notamment en Lusace (voir ci-dessous), mais aussi en Thuringe, où la «femme blanche» qui apparaît à midi est souvent une princesse maudite dont le libérateur, s'il veut mener à bien sa tâche, doit se taire, bien qu'elle l'entraîne à parler par des questions (cf. A. Wutthe, Der deuttche Volksaberglaube der Gegen- voart, 3e édit. , par E. H. Meyer, Berlin, 1900, n° 29, p. Зо); de même en Haute- Silésie, où Pschipoma torture, par des questions sur le lin, jusqu'à ce que la mort s'ensuive, ceux qu'elle rencontre à midi (cf. Jungbauer, op. cit., s. v. Mit- lag$gespen»ter); dans la forêt de Bohême, le Diable est aussi retenu par des récits sur le lin jusqu'à ce que son temps soit passé (Jungbauer, ibid.). Quant à la sphinge des Grecs, la question reste ouverte à son propos. Cf. L. Laistner, Das Räthsel der Sphinx, Berlin, 1889.

(2) Un dernier détail pourrait contribuer, s'il en était besoin, à cette identification. La Balta Mergele donne à ceux qui sont languissants dans leur travail une boisson qui les fait dormir; et ils ne s'éveillent plus jamais. Or ceci est très comparable à ce que dit Homère de l'effet du lotus et du chant des Sirènes. Sans vouloir anticiper sur un travail ultérieur, il faut remarquer ici que les Sirènes sont quelquefois représentées tenant une tige de lotus (cf., entre autres documents, l'amphore de Vienne n° 3 1 8 , commentée dans G. Weicker, Der Seelenvogel in der allen Litteratur und Kunst, Leipzig, 1903, p. 12З) et qu'il est à peu près acquis, depuis une étude de 0. Crusius (fDie Epiphanie der Sirenen», Philologue, L, 1891, pp. 9З-107), qu'elles sont au moins très apparentées aux démons de midi.

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enfant le sien ( Wechselbalg} , laid , difforme et funeste. Son asped extérieur varie : ainsi, elle est quelquefois décrite comme une vieille femme bossue et aux jambes torses, comme c'est le cas dans la version popularisée par le poème célèbre de K. J. Erben : Polednice.

Dans la contrée de Bydžov, Polednice est une ombre qui sort du clocher quand sonne midi. Elle vole dans le vent soufflant en tempête, et celui qu'elle touche meurt sur le champ. Quelquefois elle est décrite comme une petite fille d'une dizaine d'années, qui porte un fouet dont elle frappe ceux qu'elle veut faire mourir. Elle guette les jeunes mères qui quittent à midi leur enfant, et profite de leur absence pour lui substituer un Wechselbalg reconnaissable à la grosseur démesurée de sa tête (Máchal, Nákres, loc. cit.}. Une fois, une femme incrédule qui se moquait de cette croyance fut emportée aussitôt par un tourbillon de vent et ne reparut qu'un an après. D'après un autre récit, une jeune mère restée devant sa porte à midi fut portée dans une tempête jusqu'à une heure. Au besoin, Polednice précise ce dont il s'agit : à une femme qui portait son eau de vaisselle à midi dans la rue, elle crie trois fois au visage : « A midi, ta place est à la maison et non dans la rue », et, pour la punir, lui saute brutalement sur les épaules (Haberland, art. cit., d'après Grohmann, op. cit., pp. 111-11Д). En Moravie où Polednice est représentée comme une vieille femme repoussante, aux sabots de cheval, aux yeux bridés et aux cheveux en désordre, on raconte qu'elle transporta une femme enceinte qui avait quitté sa maison tête nue à midi, jusqu'au cinquième village après le sien, et qu'elle lui apprit là qu'il était défendu de sortir à cette heure (Máchal, Nákres, loc. cit.}.

Les exemples d'échanges d'enfants sont nombreux. Un cas classique en est raconté par une paysanne morave à J. Kivana [Český lid, Yl, 1897, p. 83). Suivant un autre récit, l'enfant apporté par Polednice, très laid, ne tarda pas à mourir(1). Il fut enterré dans un cimetière chrétien. La famille qui l'avait reçu, bien

"' Les Wechselbälge ont donné lieu à beaucoup de croyances. Ils deviennent les cauchemars qui oppriment les dormeurs à midi (Jungbauer, op. cit., s. v. Mitlag, col. 4oo). Ils ne vivent pas vieux, dépassant rarement sept ans. Par contagion, les enfants nés à midi ont souvent mauvaise réputation : ils sont maudits, ne vivent pas vieux, elc. (cf. Jungbauer, loc. cit., col. 4o6). Pour se débarrasser des Wechtelbàlge , il faut ou bien les tuer ou bien les frapper jusqu'à, ce que leurs cris attirent la Polednice, qui rend alors le véritable enfant. Polívka, dans une étude spéciale sur ce sujet, cite un procédé de caractère beaucoup plus magique et qui , dans le cas d'une légende valaque rapportée, par M. Václavek ( Valahké pohádky а

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malgré elle, en dépôt, devint à cause de cela très pauvre, d'opulente qu'elle était [ibuL, XIV, 1905, p. 186).

Encore aujourd'hui, les interdictions édictées à ce sujet sont observées : on ne laisse pas sortir les accouchées à midi; à plus forte raison, elles ne doivent pas rester à cette heure dans les champs; pendant l'Angélus de midi (comme aussi pendant ceux du matin et du soir), il est désirable qu'elles soient couchées ou assises derrière le rideau dont le lit est alors muni à cet effet au cours des six semaines qui suivent la naissance de l'enfant (Jung- bauer, loc. cit., s. v. Mittag, col. /m 5).

En Silésie tchèque, la Polednice s'accroupit devant la porte et vient dans cette position jusqu'à la jeune mère. Celle-ci peut s'en délivrer en se mettant à coudre.

Les habitants allemands de la frontière de Bohême et de la Moravie, traduisent littéralement Polednice par Mittagin et racontent qu'elle apparaît soudain, mais seulement au plus chaud de l'été, aux paysans fatigués (E. Lehmann, Sudetendeutsche Volkskunde. Leipzig, 1926, pp. 112 et suiv.).

En Slovaquie, c'est une femme d'une beauté merveilleuse qui séduit les hommes et les égare (Máchal, Nákres, loc. cit.}. Dans le comitat de Boršod, suivant une tradition ďailleurs complètement isolée, les Polednice sont des êtres gigantesques qui jouent à la balle par dessus les forêts (Jiří Polívka, « Du surnaturel dans les contes slovaques », Revue des Etudes slaves, II, 1922, pp. 118- 119).

Souvent la Poledmce est doublée ou remplacée par un correspondant masculin : Poledmèek. C'est un joli petit garçon vêtu d'une longue chemise blanche, blond, avec des yeux noirs et étincelants. Sa fonction habituelle est de garder les champs. Dans les papiers de Václav Krolmus publiés par Zibrt, Polednièek est donnée comme un équivalent du vent parce qu'à Pyšelech (près de Prague) des enfants l'ont vu à midi danser sur les tombes dans un cimetière (Český lid, IV, 1897 , p. 5G8). Pour cette identification à première

pověsti, 189i, p. 1 35 ), doit être mis en œuvre à midi précis :il faut prendre des rameaux verts à neuf saules et y mettre le feu au milieu de la pièce. On entoure ce feu de coquilles d'oeufs emplies d'eau, on laisse le Wechselbalg sur le lit, et l'on observe ce qui se passe dans la pièce par un trou. La Poledmce (ici nommée Divo- ienha) vient, marche autour du feu, prononce une phrase fatidique dont l'étude de Polívka montre la constance dans cette sorte de cérémonie et, rendant l'enfant dont elle s'était emparé emporte celui qu'elle lui avait substitué (cf. Polívka «Slavische Sagen vom Wechselhalg», Archiv fur Religionswissengchaft,Yl, 190З, p. i53).

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vue hasardeuse, Krolmus słappuie sans doute sur le fait que le vent véritable est quelquefois nommé Pokdnlcek, mais il est regrettable qu'il soit le seul à le rapporter [ibid., XVI, 1907, p. Ä70 : dans les matériaux qu'il avait recueillis pour son dictionnaire des croyances populaires) (1). D'après une communication de Mine Hla- dilová (tW.,XI, 190 2, p. 171), une jeune fille envoyée un jour par ses parents dans un champ de pavots à midi y reçoit des pierres. Elle cherche le mauvais plaisant et aperçoit un joli enfant aux yeux noirs et aux cheveux blonds. Elle l'interroge sur son nom et sur sa famille. Il rit sans répondre et disparait pendant qu'elle allait lui chercher à manger и. Suivant une autre version publiée avec la précédente et tirée comme elle des papiers de F. Bartoš, Polednîèek crie leur nom a ceux qui marchent dans les forêts où dans les champs à midi et entraîne dans les montagnes, jusqu'à ce qu'ils tombent de fatigue, ceux qui consentenl. à le suivre (ibid)^.

En Moravie, il faut rapprocher de Polednice une vieille femme sans dents, s'appuyant sur une béquille, agenouillée sur une jambe et se déplaçant avec l'autre. Son nom de Klekdnice vient peut-être du verbe klekati «s'agenouiller», soit, plus vraisemblablement et comme sa fonction l'indique, de klekáni « l'angélus » et plus particulièrement la sonnerie de l'Angélus à midi. Elle vole les enfants et les met dans un sac. Elle est également doublée d'un être masculin correspondant : KlekdníČek (Máchal, Nákres, loc. cit.).

C'est aussi en Moravie qu'on trouve les Kosířky, petites femmes munies d'une faux qui chassent les enfants voleurs de pois, leur coupent la tête et la mettent dans un sac. A midi elles font rentrer tout le monde à la maison. Máchal les rapproche de la Serpohica des Serbes de Lusace dont il reste précisément à examiner les croyances.

Celles-ci forment d'ailleurs un cycle remarquablement cohérent.

M Matériaux également publiés par Zibrt. On sait d'autre part que Krolmus est loin d'être une autorité inattaquable. Dans un manuscrit trouvé au Musée National de Prague et publié dans le Český řiá(XIX, 1910, pp. 189-191), il identifie Polednice , D'abel Poledný, etc. , et les considère comme des divinités du vent : A midi , Bésvel court dans les cbamps , prend les céréales et les emporte dans les montagnes. Bhna est plus redoutable : elle danse avec ceux qui travaillent à midi , et ils tombent malades. Pour éviter cette issue malheureuse, il faut qu'ils se laissent glisser sur le sol , la face contre terre. Bêsna danse alors sur leur dos (Bohême, contrée de Mladá Boleslav). Tout cela est à réserver jusqu'à meilleuro information.

W Bégion de Letovice. W Région de Brno.

ÉTUDES SLAVES. 3

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34 ROGER CAILLOTS.

Au premier rang des spectres de midi, il faut citer Připolnica, femme d'âge moyen, grande et souple, très belle, mais que Ton présente aussi quelquefois comme vieille et toute couverte de poils. Elle a les pieds d'un cheval et souvent sur la tête une faucille qui fait partie de son corps. Elle est vêtue de blanc et porte sur les cheveux un mouchoir blanc ou noir selon les récits M.

Si quelqu'un va à midi dans les champs, il disparaît, car si Připolnica le rencontre, il doit parler d'une même chose pendant une heure entière, sinon elle le décapite ou le rend boiteux. Une femme voulut tenter l'aventure et parler sur le lin. A 1 1 heures, entendant des pas, elle commença son discours. A midi, la Připolnica disparut et la femme acquit le privilège d'être dorénavant on quelque sorte immunisée contre toule rencontre ultérieure de cette espèce à midi dans les champs. Généralement Připolnica pose (les questions sur la culture et le tissage du lin et décapite ceux qui ne savent pas répondre. Selon une autre version, elle questionne les moissonneuses pour les empêcher de travailler et si l'une d'elle reste silencieuse, elle lui tord la tête sur la nuque « comme une fleur sur sa tige» jusqu'à ce qu'elle se sépare du tronc. Si, au contraire, la moissonneuse s'applique à bien répondre et que son maître la gronde pour sa paresse, Připolnica s'en prend à ce dernier, lui reproche de ne pas laisser les paysans se reposer et lui arrache la tête du corps (Zelenin, Очерки, р. 2 о б). Quelquefois, elle se contente d'envoyer une grande maladie accompagnée d'un mauvais mal de tête. Son interrogatoire dure au besoin deux heures pleines. Elle n'apparaît que lorsque le soleil brille et s'enfuit dès qu'il se cache ou qu'un orage survient (A. Černý, « Istoty mityczne Serbów łużyckich », Wisła, IX, p. 980; cf. Bystroń, op. cit., p. за; Drexler, art. cité, col. 2 834, etc.) Dans un dicton caractéristique « questionner comme Připolnica » signifie « poser des énigmes » ( Meiche , Sagvnbuch des Kônigreichs Sachsen , Leipzig , 1 y 0 3 , p. 353,

) Dans des récits moins constants, la femme de midi est une jeune

fille que l'on peut délivrer de son enchantement en lui parlant dune même chose pendant une heure; ou c'est une femme bossue qui

W Pour les croyances lusaciennes, je suivrai en général Mâchai (loc. cit.). On trouvera à la p. 1З7 de son ouvrage l'indication de ses sources : Haupt et Smolei-, Veckenstedt, Schulenburg, etc.

(21 C'est à propos de ce thème et particulièrement de ce dicton que Jungbauer (foc. cit., s. v. Mittagsjjcspenstev, col. /117-/118) pose, d'ailleurs sans insister, la question de la Sphinge des Grecs.

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vient à midi tourmenter les pêcheurs et qui, à une heure, se transforme en chien. Les pêcheurs enchaînent l'animal, mais il disparaît, bissant les liens vides (1). Quelquefois elle prolége les blés et décapite avec sa faucille les enfants qui les foulent. On peut s'en délivrer en récitant le Pater à rebours ou en allumant des feux.

Parfois Pripolnica sait bien chanter. C'est alors une femme très belle, vêtue de lin blanc, qui disparaît brusquement. On la voit à ľombre des arbres, au bord de l'eau, se peignant les cheveux et essuyant la sueur de son front, cependant qu'elle chante une chanson triste (Zelenin, Очерки, p. 2o5)'-.

Midi paraît d'ailleurs jouer en général un rôle considérable dans les croyances des Serbes de Lusace. C'est le seul moment où les ni.ves peuvent prendre la forme humaine (Zeilschriftfiir Vollcskunde, V, 1895, p. 122); Smertniza, sorte de vierge de la peste, apparaît à midi avec un mouchoir rouge (Rochholz, « Ohne Schatten, ohne Seele », Germania, V, 1860, p. 7Д); de même le MiUagsmännchcn , variété de démon taquin, apparaît à midi sous la forme d'un petit homme portant une grosse charge de bois et, disparaissant avec un grand éclat de rire, déçoit celui qui, par compassion, s'est chargé de son fardeau, en le laissant au beau milieu d'un marais. [Zeit- schrift f tir deutsche Mythologie und Sitlenkunde , IV, Gôttingen, 1 856 , p. 22З; cf. Uaberland, art. cit.}.

Il n'est donc pas étonnant qu'en Lusace les spectres soient classés en spectres d'avant-midi (Dopolnici) et spectres d'après-midi ( Wotpolnici) (3) et que de nombreux démons en plus de Pripolnica soient groupés autour de cette heure.

Il faut d'abord citer les Prezpolnici qui sont en quelque sorte les exécuteurs des hautes œuvres de Pripolnica : ce sont des nains vêtus

(') De même, se place à midi, et do plus pendant la canicule, l'épisode de l'insaisissable Protée, qui se transforme alors lui aussi en aniirial ( Virjjile, Géorgiquet, IV, h zh et suiv.), le rapprochement est assez, précis pour être troublant. Comparer les métamorphoses de l'Èmpuse, autre démon de midi (Aristophane, Наше, 99.Ч) et celle d'une Néréide dans un conte recueilli par Ghourmouzis et cité par B. Schmidt, Das Volksleben der Neugricclien und das Hellenisclie Altertum, Leipzig, 1871, p. 116. Pour les ved'-ava des Mordvos, cf. supra, p. 96, note 2.

•2) H s'agit alors nettement d'une Loreley ou d'une Sonnenjungjrau. Le rapport de ces créatures et de l'heure de midi a été souvent constaté en Allemagne. Le fait qu'il faut les délivrer d'un enchautoment semble confirmer le rapprochement, car fréquemment, dans les légendes allemandes, on ne peut délivrer la Loreley ou la Suimenjungjrau qu'à midi (cf. Jtmjjbauer, op. cit., s. v. Mittag, passim).

3/ De même, en Grèce nncienue, midi était l'heure qui séparait le jour sacré (iepàv тјилр) consacré aux divinités ouraniennes du jour infernal consacré aux divinités chthoniennes (cf. Eustalhe sur Homère, в 00). De plus c'était le moment où l'on faisait les sacrifices aux morts (Sclwl. in Arút. Ranae, 29З).

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3 G ROGER CAILLOIS.

de blanc qui ramassent pour elle les enfants à midi et les remplacent par des enfants diaboliques qu'il faut battre jusqu'à ce que l'enfant ravi revienne. De nombreux spectres de midi empruntent leur nom à l'instrument dont ils sont armés : serp, la « faucille ». Ainsi Serpolnica, femme qui demeure dans une grotte de la forêt. Elle a les cheveux noirs et des yeux de feu. A midi, elle cherche des jeunes gens isolés et leur pose des questions. S'ils répondent, elle les oblige à l'aimer pendant toute une heure. Si, au contraire, ils essaient de s'enfuir, elle les rattrape et leur enfonce dans la bouche sa langue couverte de poils. Dans les champs, elle vole les enfants des jeunes mères. Quelquefois, elle est suivie de deux auxiliaires à peu près semblables à elle. Les enfants l'appellent Anna Zubala « Anne aux grandes dents ». Serpysyja est une grande femme sans tête, vêtue de blanc, qui hante les champs à midi, gardant les blés et décapitant les enfants qui y touchent. Serp est aussi vêtue de blanc et ses yeux sont tellement brillants qu'il est impossible de les fixer; elle porte à la main une faucille avec laquelle elle chasse des champs ceux qui s'y trouvent à midi. Elle guette les enfants, les décapite et emporte leurs têtes dans un sac. Son homonyme masculin n'est pas moins redoutable : ses yeux jettent des flammes, ses membres inférieurs se terminent en sabots de cheval et ses mains par de longues griffes. Il demeure sur un chêne. A midi, il oblige ceux qu'il rencontre à parler longuement avec lui et décapite ceux qui ne peuvent répondre à ses questions. Il fait subir le même sort aux enfants qui viennent voler les pois ou bien les noie, réservant la décapitation à leurs parents. Il coupe aussi la tête aux voleurs de blé et en général à ceux qui ont mauvaise conscience. S'il rencontre quelqu'un qui a les pieds sales , il l'interroge et si l'homme ne répond pas : «L'eau était chère», il lui coupe les pieds. Ce récit aberrant se comprend mieux si l'on songe que l'on attribue quelquefois au Serp la souveraineté des eaux, comme, ďailleurs à beaucoup d'autres démons de midi déjà rencontrés. Il n'est pas toujours considéré comme malfaisant : ainsi, si quelqu'un (jui a la conscience tranquille s'égare, il le remet dans le bon chemin. Dans le cas contraire, il l'entraîne dans un marais où il est étranglé par un Bludnik (de bluditi « être égaré »).

Serpol lui est comparable : il a une longue tête et l'aspect d'un homme, mais ce n'est pas un homme. Dans une main, il porte une faucille, dans l'autre un petit tonneau. D'après une légende, il questionna et décapita deux enfants, dont il mit les têtes dans son tonneau. Il fait aussi subir des interrogatoires aux femmes et si

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elles ne répondent pas , il les force à se déshabiller et à retourner nues au village.

Enfin il faut mentionner Posserpańc qui garde les pois et que Máchal identifie à Priape, gardien des jardins. Quand les enfanls s'approchent, il leur crie : « Gardez-vous de Posserpańc! » (« Mějte se na pozoru před Posserpańcem ! «) (1).

Telles se présentent les principales traditions des différents peuples slaves à ľendroit des démons de midi. Il est manifeste qu'elles ont suffisamment de points communs pour qu'il soit dangereux de les étudier isolément. Au contraire, dans un cas pareil, il n'est pas douteux que, seule, la comparaison peut permettre de dégager de la complexité des détails adventices les traits essentiels du thème et, à partir de ceux-ci, d'élaborer au besoin une tentative d'explication. C'est le travail qui reste à faire.

O Máchal, Nákres, pp. i34 et suiv. Pour les rapports de Posserpańc avec Priape gardien des jardins, cf. ibid., p. 1З7; quant à l'explication linguistique du nom, voir la noie de la même page. Sur Priape , consulter le récent ouvrage de Hans Herter, De Priapo (Religiontgeschichtliche Versuche uni Vorarbeiten, XXIII, Giessen, ідЗа).