Caillet Serge - Monsieur Philippe, l'Ami de Dieu

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  • SERGE CAILLET

    MONSIEUR PHILIPPE

    LAMI DE DIEU

    2e

    dition revue, corrige et augmente

    Suivi du Recueil de Papus et dun journal de sances

  • DU MME AUTEUR

    LOrdre de la Rose-Croix. Entretien avec Raymond Bernard sur le rosicrucianisme contemporain, Villeneuve-Saint-Georges, Editions rosicruciennes, 1983.

    Sr Hironymus et la FUDOSI, prface de Robert Amadou, avec le compte rendu indit de deux convents. Paris, Cariscript, 1986 ; nouv. d. refondue paratre sous le titre : Les Srs de la Rose-Croix.

    La Franc-maonnerie gyptienne de Memphis-Misram, prface par Robert Amadou, Paris, Cariscript, 1988 ; nouv. d. revue, corrige et augmente, Paris, Dervy, 2003.

    Arcanes et rituels de la maonnerie gyptienne, Paris, Guy Trdaniel, 1994.

    LOrdre rnov du Temple. Aux racines du Temple solaire. Suivi du tmoignage de Raymond Bernard, prface de Jean-Franois Mayer, Paris, Dervy, 1997.

    Collaboration : Les Marges du christianisme, sectes , dissidences, sotrisme, sous la direction de Jean-Pierre Chantin, Paris, Beauchesne, 2001.

    Edition de : Dr Fernad Rozier, Cours de haute magie. Lexploration du monde invisible, Grenoble, Le Mercure Dauphinois, 2001.

    Martines de Pasqually, le thurge de Bordeaux, textes choisis et prsents par Serge Caillet, Montlimar, Signatura, 2009.

    Dom Antoine-Joseph Pernty, thosophe et alchimiste, textes choisis et prsents par Serge Caillet, Montlimar, Signatura, 2009.

    Les Sept sceaux des lus cons, Grenoble, Le Mercure dauphinois, 2011.

    Les Hommes de dsir. Entretiens sur le martinisme (en collaboration avec Xavier Cuvelier-Roy), Grenoble, Le Mercure dauphinois, 2012.

  • SOMMAIRE

    Avant-propos

    Chapitre 1

    Le garon boucher

    Portrait dun homme ordinaire . Fils de Joseph et de Marie. Ds lge de six ans. Apprenti Lyon.

    Chapitre 2

    Le pre des pauvres

    Les dbuts dun gurisseur. tudiant lHtel-Dieu. Un heureux mariage. Un singulier capitaine des pompiers. Rue Tte dOr. Exercice illgal de la mdecine .

    Chapitre 3

    Le matre inconnu

    Papus, le petit fermier .

    Lcole de magntisme de Lyon. Du magntisme animal au magntisme spirituel. Les apprentis fermiers. Orando laborando .

    Chapitre 4

    Le premier ami du tsar

    Confident des souverains. La Russie de Papus. Chez les grands-ducs.

  • La rencontre du couple imprial. Paul Brouardel mne lenqute. Docteur en mdecine Saint-Ptersbourg.

    Chapitre 5

    Le suspect de la rpublique

    Une odieuse campagne de presse. Sous surveillance policire. luvre dans la tourmente. Laffaire Ratchkovsky. Dans lintimit de laristocratie russe. La nourriture de lme.

    Chapitre 6

    Les soldats de lami

    Lhritage et les hritiers. Jean Chapas, le Caporal . Marc Haven, le fidle. Les messagers martinistes. La Voie de lvangile.

    pilogue

    Deux tmoignages dimportance

    Recueil de Papus

    Monsieur Philippe devant lastrologie

    I. Le destin singulier de Matre Philippe selon les astres

    par Gilles Verneret

    II Philippe de Lyon (1849-1905)

    par Dominique Dubois

    Index bibliographique

  • Est-ce le Christ qui est votre ami ? demandai-je Monsieur Philippe.

    Oui , me rpondit-il.

    SDIR

  • AVANT-PROPOS

    Monsieur Philippe , comme lappelaient respec-tueusement jadis ses proches et ses admirateurs, {1} ou Matre Philippe , comme on dit gnralement aujourdhui et souvent avec une capitale Matre voire le mage Philippe , et mme le docteur Philippe , ou encore le pre Philippe {2} , comme il advint quon le qualifit aussi, a troubl parfois et fascin souvent en son temps des occultistes qui lavaient approch sans peut-tre toujours le comprendre. Et il captive encore de nos jours beaucoup de cherchants.

    Parce quil visitait, recevait et, aux dires de beaucoup, soulageait ou gurissait des souffrances physiques et morales de ses contemporains, Monsieur Philippe, que des mdecins occultistes protgeaient et que des malades vnraient, a trs tt inquit la mdecine officielle au point qu plusieurs reprises nous verrons dans quelles circonstances la justice sen mla.

    Surtout, par ses relations avec certains souverains dEurope, principalement le tsar Nicolas II et son pouse Alexandra Feodorovna, Monsieur Philippe inquita plus encore, quoique ce fut sans raison, la police politique russe et le gouvernement franais, incapables lun et lautre dapprhender des ralits spirituelles, inaptes comprendre le rle jou par le thaumaturge de Lyon la cour de Russie ou auprs dautres monarques. On le souponna dactivisme politique, on laccusa de fomenter des intrigues, et aussi de charlatanisme, et lglise russe elle-mme fit peut-tre pression pour quon lcartt de la cour impriale.

    De nos jours encore, les accusations les plus grossires, les allgations les plus fantaisistes, les ragots colports par la presse europenne au tout dbut de 1900, et qui sont le plus souvent sans le moindre fondement, se retrouvent encore accrdits par des auteurs rputs srieux. Et combien de biographes de Nicolas II, dAlexandra ou de Raspoutine, que le

  • cas de Monsieur Philippe intresse accessoirement, recopient leur tour ces sornettes, quand ils ny ajoutent pas des erreurs de leur cru. {3}

    Monsieur Philippe, charlatan pour la mdecine officielle qui, chouant le comprendre, chercha en vain linterdire dexercer et le discrditer jusquaprs la tombe ; Monsieur Philippe imposteur pour la police franaise, et intriguant aux yeux des hommes politiques et des journalistes, rpondait de son mieux la vocation que le destin lui avait fixe. Soignant souvent avec succs les mes et les corps, reconnu par les souverains russes comme Ami de Dieu dans une tradition qui remonte au XVIIe sicle, il a vcu, uvr, pri sur terre, certes comme un fort brave homme, mais plus encore, conscient dtre sa faon un messager des Cieux.

    En tte dun petit livre de souvenirs, Marie Emmanuel Lalande, qui avait bien connu Monsieur Philippe avant dpouser son gendre en secondes noces, avoue son embarras : Je ne voulais pas crire ce livre, sachant bien quil est impossible de rendre la personnalit de Monsieur Philippe telle quelle tait. {4} Son disciple Yvon Le Loup, dit Paul Sdir, confie lui aussi : Cest une entreprise ardue que de peindre une personnalit aussi rare et aussi complexe. {5} Do la difficult de lhistorien, que la vie pourtant toute simple de Monsieur Philippe embarrasse en effet, parce quelle est entoure de mystres, quand elle nest pas lexpression du mystre lui-mme. Du reste, nombre de documents, de tmoignages aujourdhui accessibles au chercheur, sont prendre avec rserve.

    Au seuil du livre magistral quil a consacr Cagliostro, et qui nest pas, nous le verrons, sans rapport avec notre homme, le Dr Marc Haven, gendre de Monsieur Philippe, sinsurge : Je me souviens toujours dun article de journal paru au XXe sicle et donnant dun contemporain une biographie orne de la reproduction de sa photographie. Celui qui, soccupant du personnage en question, retrouvera dans cent ans ce journal,

  • pourra-t-il ne pas classer cette tude parmi les plus importants de ses documents ?

    Or, le clich tait celui dun inconnu, ne ressemblant mme pas au hros de lhistoire, et la biographie faisait natre Constantinople, dans un harem, celui qui avait vu le jour, fils de simples cultivateurs, dans un village, en France. {6} Or, le personnage allgu par Marc Haven nest autre que Monsieur Philippe, sur lequel, en effet, tant derreurs grossires, tant de propos abjects ont t rpandus de son vivant mme, rendant plus difficile encore, un sicle plus tard, lindispensable sparation du bon grain de livraie.

    Nous savons aussi que des propos apocryphes de Monsieur Philippe qui na rien crit ou presque se sont glisss un peu partout, et il savre bien difficile de les extraire aujourdhui de la masse considrable de citations qui lui sont attribues. Il est bien laborieux aussi de discerner des faits historiques dlments lgendaires ou symboliques qui, sils nen sont pas moins dignes dintrt et porteurs de sens, doivent tre situs sur un autre plan que celui de la ralit historique.

    Car certains disciples ont pu interprter leur faon des propos tout symboliques de leur matre. Dautres auditeurs ont pu ne pas comprendre ce quil leur disait, ou encore gnraliser un mot qui ntait adress qu eux seuls, ou un message personnel auquel Monsieur Philippe avait donn une forme allgorique qui a pu leur chapper. Enfin, des disciples trop zls ont pu de bonne fois amplifier ou dformer des faits.

    Qui fut, qui est Monsieur Philippe ? cette question, maintes fois poses depuis un sicle, des rponses trs diverses, parfois contradictoires, ont t apportes. En 1904, le Dr Grard Encausse, autrement dit le mage Papus, le premier, le dpeint sans le nommer sous les traits du matre inconnu {7} . En 1913, Marc Haven filigrane son tour Monsieur Philippe travers Le Matre inconnu Cagliostro. Dix ans plus tard, Paul Sdir accroche le portrait de son matre dfunt dans la galerie merveilleuse de Quelques Amis de Dieu. Mais, ds 1901, son

  • roman Initiations lavait dpeint sous les traits nigmatiques des personnages dAndras et de Thophane.

    Dans un tout autre genre, ds 1920, Louis Maniguet consacre Un empirique lyonnais : Philippe, une thse de doctorat en mdecine, prsente devant la Facult de Lyon {8}. En dpit de lincomprhension manifeste de lhomme de science, la documentation et les tmoignages exploits par lauteur sont tout fait essentiels, mme si celui-ci regrette la discrtion excessive des tmoins auxquels il stait adress. {9}

    Parmi les principaux auteurs, ni Joanny Bricaud dont le petit Matre Philippe, destin aux tudiants de loccultisme , parut en 1926 {10}, ni Marie Emmanuel Lalande, seconde pouse de Marc Haven, dont la brochure de 1948, Lumire blanche {11}, visait corriger sa faon les propos dun livre, dailleurs partiellement romanc, du Dr Lon Weber-Bauler, publi en 1944, Philippe, gurisseur de Lyon {12}, nont voulu faire uvre de biographe.

    En 1954, un mdecin minent doubl dun homme de foi, le Dr Philippe Encausse, qui venait de rveiller deux ans plus tt lOrdre martiniste fond par son pre, Grard Encausse-Papus, en 1887-1891, a publi un ouvrage consquent, qui reste une rfrence : Le Matre Philippe, de Lyon, thaumaturge et Homme de Dieu , ses prodiges, ses gurisons, ses enseignements, dont la neuvime et dernire dition de son vivant a t couronne par lAcadmie franaise, en 1982 {13}. Sur Monsieur Philippe, Philippe Encausse a produit quantit de tmoignages, de documents puiss dans ses archives personnelles, et il en a dress le portrait touchant dun ami et dun messager de Dieu, particulirement influent sur le milieu occultiste de la Belle poque.

    Dernier tmoin vivant du temps de Monsieur Philippe dont il avait fait la connaissance, grce Papus, en 1899, Alfred Haehl, aprs avoir rassembl pour quelques intimes quantits de notes sur son matre, jugea utile de publier un nouvel

  • ouvrage qui situt Monsieur Philippe en dehors du microcosme de loccultisme o Philippe Encausse lavait ses yeux principalement cantonn. Dune collaboration avec Daniel Nazir, fils spirituel de Marc Haven, naquit donc en 1959 Vie et paroles du Matre Philippe {14}. Nous aurons souvent recours aussi ce tmoignage.

    Les essais irremplaables de Philippe Encausse et dAlfred Haehl, qui nentendaient ni lun ni lautre faire uvre dhistorien, ne sauraient cependant tre considrs comme des tudes historiques et critiques {15}. Une biographie en rgles de lhomme de Lyon restait donc crire. La voici tablie daprs lensemble des documents imprims et manuscrits auxquels jai pu personnellement avoir accs.

    Depuis la premire dition de ce livre, parue en 2000, une collection douvrages autour de Monsieur Philippe a vu le jour aux ditions du Mercure dauphinois, o de nombreux documents indits ont t publis par Philippe Collin. Enfin, deux films documentaires, auxquels ont collabor des spcialistes de Monsieur Philippe, ont galement t raliss, lun par Bernard Bonnamour, Matre Philippe de Lyon, le chien du Berger, en 2006 {16} ; lautre par Christel Chabert, Lnigme Philippe, diffus plusieurs reprises sur France 3 {17}.

    Cette seconde dition, revue, corrige et augmente, tient naturellement compte de lavance de la recherche depuis la premire. Cependant, dautres pices existent dans des collections prives, qui permettraient sans doute de prciser bien des points qui demeurent encore obscurs, et peut-tre mme dajouter des chapitres significatifs cette biographie dont cette seconde dition reste par consquent toujours provisoire.

    Enfin, deux tmoignages essentiels, deux documents dimportance issus du legs Philippe Encausse la bibliothque municipale de Lyon, dont Robert Amadou me confia la publication, en 1986, viennent fort utilement illustrer cette esquisse biographique : le carnet personnel de Papus, o celui-

  • ci avait relev et class des propos de son matre spirituel et des anecdotes son sujet ; et un journal de comptes rendus de sances de gurisons et denseignements, tenu par une main anonyme. Ces pices, partiellement exploites par Philippe Encausse, sont ici publies in extenso pour la premire fois.

    Pour lheure, voici lhomme singulier qui, quelques mois avant sa mort, confiait un journaliste : Jignore tout de moi, je nai jamais compris ni cherch mexpliquer mon mystre {18} Voici Monsieur Philippe, lami de Dieu.

  • 1

    LE GARON BOUCHER

    Quand il passait dans la rue, on se disait en le montrant du doigt : Tiens ! voil Philippe le boucher ,

    comme on disait : Voil Jsus le charpentier.

    Papus

    Portrait dun homme ordinaire

    Selon son disciple Paul Sdir qui y voyait linvention admirable de la misricorde divine pour le XIXe sicle, Monsieur Philippe se prsenta avant tout comme un homme ordinaire, ni mendiant pitoyable, ni malade effrayant, ni philanthrope clbre, ni chef dcole perscut, ni hors-la-loi pourchass, ni en haut de lchelle sociale, ni en bas ; juste au milieu, au milieu de tout, au point neutre {19} . Car tel fut selon lui le subtil stratagme de la Sagesse divine, se drobant aux curiosits des pervers grce linsignifiance de la forme humaine par qui elle oprait {20} .

    Dans les annes 1880, quand il commena faire parler de lui dans la presse locale, puis, quelques lustres plus tard, dans la presse internationale, dans les salons des aristocrates et dans les bureaux des ministres, rien, dans son costume, ses manires ou son langage, ne distinguait en effet Monsieur Philippe du commun des hommes. Au premier abord, rien dans le Matre ne frappait. Petit, carr dpaules, de corpulence assez forte et lgrement bedonnant, daspect jovial, on let volontiers pris pour un petit rentier dbonnaire. Des cheveux bruns, abondants, partags au milieu, bordaient un front haut

  • et dcouvert. Un pli assez marqu sparait ses yeux qui, par contraste, taient bleus, sous des paupires tombantes, indice de prdisposition la clairvoyance. Il portait une forte moustache, moiti tombante. Un cou ramass supportait cet ensemble physionomique. {21}

    En 1902, un rapport de police en donne un signalement trs voisin : 1,68 m environ, cheveux noirs, quelques fils blancs, moustache noire forte, yeux bruns, fleur de tte, ce qui les fait paratre assez gros, mais trs vifs et scrutateurs ; nez assez fort, visage plein, corpulence assez forte et complexion vigoureuse, marche grands pas en se penchant en avant suivant lallure des campagnards. Toujours bien vtu et, gnralement, coiff dun feutre noir et mou {22} .

    Les deux descriptions quon vient de lire sous des plumes bien diffrentes dpeignent Monsieur Philippe conformment aux quelques portraits de lui qui nous sont parvenus. Par intervalles crit encore Sdir la bont de son sourire, auquel participaient toutes les lignes dune physionomie extrmement expressive lui communiquaient un charme irrsistible ; ou bien lacuit soudaine du regard surprenait {23}

    Ce regard scrutait parfois un horizon lointain et dautres reprises devenait soudain dune fixit impossible soutenir. La couleur de ses yeux changeait, qui paraissaient le plus souvent petits et gris dacier, {24} dautres fois bruns, ou mme bleus par contraste {25}. Selon Sdir, son aspect physique, sa corpulence, son teint, taient assez variables ; il eut quelques maladies, des migraines, des inflammations aux pieds, etc. ; et dans ces cas-l, il se faisait quelquefois soigner par un mdecin.

    Sa constitution physique offrait quelques particularits extraordinaires. Ainsi, il tait presque impossible de lentendre lorsquil parlait au tlphone ; la coupe des cheveux ou des ongles le faisait souffrir ; il avait deux malloles aux talons ; de sorte quun jour, stant donn une entorse en sautant un foss, il resta deux ans clop, sans que personne puisse le soulager, et

  • ne se gurit quen faisant une deuxime chute. En outre, ses os taient durs comme du diamant. {26}

    Le plus ancien portait connu, tabli loccasion de son mariage, en 1877, alors quil avait 28 ans, le montre portant une fine moustache, le regard profond, le front haut, les cheveux noirs onduls, abondants et coiffs en arrire {27}. Sur les photographies prises quelques lustres plus tard, on le voit portant une moustache plus abondante, parfois lgrement retrousse, le regard perant, les paupires gonfles par les veilles et les soucis, loreille fine, le nez rond, le visage plein, le front ouvert, lgrement dgarni, la lvre infrieure assez forte, la bouche lgrement ouverte, le cou fort. Avec lge, il prit un peu dembonpoint, ce qui accentua sans doute encore un peu sa bonhomie naturelle.

    Son costume tait simple. Il portait gnralement une veste et un gilet sombres, avec une chemine blanche, le plus souvent sans cravate. Lusage de la pipe lui tait familier, notamment dune pipe en terre dont il ne se sparait pratiquement jamais {28}, fumant frquemment les nuits entires o il ne saccordait que peu de sommeil. Il se dplaait grands pas, marchand beaucoup, portant pendant ses voyages une sacoche en cuir noir. {29}

    Sadressant tous simplement et avec respect, sans distinction de classe sociale, mais avec une extrme politesse, il avait le tutoiement facile, tant pour les malades que pour dautres personnes venues le consulter quil navait apparemment jamais vues. Parfois, son regard devenait imprieux, son ton changeait et il sadressait aux uns et aux autres avec une autorit que personne naurait song contester.

    Il consolait les uns, morignait les autres, dont il semblait voir dfiler devant lui la vie entire et connatre les moindres secrets. Mais, ce qui est intraduisible, cest limmense bont quil rayonnait, lnergie victorieuse jaillissant de toute sa

  • personne, la certitude quil mettait dans nos curs, plus forte que tous les raisonnements {30} .

    Sdir prcise encore : Il trouvait toujours le temps daller la brasserie avec un ami de passage, de faire une partie de domino, le soir, en famille ; il menait quelquefois sa femme au thtre ; il savait parler tout le monde son langage, tant laise avec louvrier, avec le bourgeois, avec les gens du monde, avec les princes et mme avec les rdeurs. Seule lexpression de son visage tait toujours mditative et un peu rude ; lil vif et mobile tait gris acier, quelquefois bleu, trs vif, pouvant prendre un clat insupportable. Il tait en gnral peu causeur, donnant difficilement des enseignements autres que ceux de la morale, et encore plus difficilement des avis pour se conduire.

    Lattitude tait le plus souvent pleine de bonhommie, quelquefois dominatrice ; le sourire extrmement bon et charmant, le pied trs petit et cambr ; la main petite, trs muscle, quelquefois trs maigre, les doigts fusels et retrousss au bout.

    Il sexprimait correctement, mais non pas littrairement, mme en public. Dans ses sances il tait trs familier avec les gens du peuple et plaisantait surtout avec les vieilles paysannes {31} .

    De sa propre origine paysanne, Monsieur Philippe avait dailleurs gard lallure bonhomme dun montagnard et les gots simples dun fils de la terre. Partons donc sa rencontre lendroit mme qui le vit natre en ce monde, au milieu du XIXe sicle.

    Fils de Joseph et de Marie

    Aux limites des dpartements de lAin et de la Savoie, 550 mtres daltitude, au couchant de la Dent du chat, le hameau du Rubathier {32} surplombe le village de Loisieux, quelques kilomtres de la ville de Yenne. Au milieu du XIXe sicle, alors que la Savoie nest pas encore rattache la France {33}, cette

  • commune compte quelque 600 sujets du royaume dItalie, rpartis en diffrents hameaux. Le recensement de 1848, un an avant la naissance de Nizier Philippe, enregistre Loisieux 630 habitants rpartis en 108 familles. La moiti est illettre. lui seul, le hameau du Rubathier compte 20 familles, pour 118 habitants. {34}

    Depuis le Rubathier, un petit chemin droite conduit quelques pas de l au sommet dune colline, devant une petite chaumire dont le toit est recouvert dardoise et qui est mitoyenne avec la maison voisine {35} . Cette toute petite maison, avec une pice en bas et deux en haut {36} , Marie Lalande la dcrit ainsi : une pice dans le bas, dans langle de laquelle prend un petit escalier de bois qui mne une pice au-dessus dont presque la moiti est occupe par un grand lit et cest tout {37} .

    LorsquAlfred Haehl la visita, en compagnie de Monsieur Philippe, vers 1900, lunique pice du rez-de-chausse tait occupe par une grande chemine et, contre le mur, une pendule ancienne {38} . La maison, qui jouxte lcurie, est entoure dun enclos, de quelques champs et de vignes. Cest le domaine dune des familles Philippe du village, qui en compte plusieurs.

    Joseph dont cest lunique prnom Philippe {39} et Marie dont cest aussi lunique prnom Vachod ou Vachaud, ou encore Vachod-Pilat {40} (selon les variantes rencontres dans les actes dtat civil), fille dun couple de cultivateurs du village voisin de Traize, viennent de clbrer leurs noces, Loisieux, le 17 aot 1848 {41}. Joseph a vingt-neuf ans, Marie en a vingt-cinq. Et elle est probablement dj enceinte.

    En labsence de tmoignages directs dont on puisse identifier la source et juger de la crdibilit, il est extrmement difficile de savoir ce qui, de la naissance et de lenfance de Nizier Philippe, relve du mythe ou de lhistoire. Selon Alfred Haehl, la pieuse Marie Philippe, enceinte, stait rendue dans le dpartement voisin, loin de son hameau de montagne, auprs

  • de Jean-Marie Vianney (1787-1859), le cur dArs-en-Dombes (aujourdhui Ars-sur-Formans), quelque trente kilomtres au nord de Lyon.

    Depuis les annes 1830, les plerins taient fort nombreux se rendre Ars o la rputation du cur ne cessait de crotre, qui aurait rvl la future maman que son fils serait un tre trs lev {42} . Nous ne savons rien dautre de la grossesse de Marie Philippe, sinon quelle se passa sans doute, aux cts de son poux, soccuper du troupeau et saffairer aux champs.

    Selon Marie Lalande, sa mre chanta pendant toute la dure de laccouchement et ne ressentit aucune douleur. Elle tenait un rameau de buis la main {43} . Alfred Haehl confirme : lorsquapprocha le moment de la naissance, elle se mit chanter en tenant la main une branche de laurier {44} . Et il ajoute que pendant laccouchement, il faisait un orage pouvantable ; on crut un moment que le village allait tre emport {45} . En soi, un orage nocturne, fin avril, na rien dexceptionnel dans cette rgion montagneuse.

    Mais il y a l sans doute, dans lesprit de quelques disciples, un signe supplmentaire de la qualit singulire de leur matre, qui passe pour li au feu du ciel. Nous lirons, sous la plume de Papus, quun aprs-midi, dans la cour de son htel particulier de la rue Tte dOr, Lyon, Monsieur Philippe demanda son ami sil avait dj vu tomber la foudre, et sur la rponse ngative de celui-ci, ils furent tous deux envelopps dclairs tandis que le tonnerre clatait {46}. Le mme Papus raconte quil y eut tremblements de terre et orages son mariage, la naissance de sa fille et au mariage de celle-ci.

    Marie Lalande se souvient elle aussi que Monsieur Philippe, en visite chez elle par un aprs-midi dt, avait rassur plusieurs femmes qui craignaient quun orage ne se prpare, en leur certifiant quil ny en aurait pas, et les nuages, dit-elle, se dispersrent aussitt. Selon la mme disciple, Monsieur Philippe, dont la fille Victoire redoutait de subir une tempte en traversant la Manche, lui avait recommand en cas de menaces

  • de vent de prononcer ces simples mots : mon papa a dit que le vent sarrte , et, dit-elle, le vent cessa aussitt. {47}

    Monsieur Philippe lui-mme confia son ami Jacques Comte avoir arrt dun geste une tempte, sur le bateau qui le conduisait Tunis, lge de vingt-cinq ans {48}. Dans une lettre Papus, Monsieur Philippe crit lui-mme, terrible : Vous savez bien, mon digne ami, que Dieu nous a remis plein pouvoir et quil arme notre main du vent, de la grle, du feu, de la foudre, de la mort et de la vie. Qui peut nous faire trembler ? Rien mon avis. {49} Cette lettre confirme au moins que les tmoignages qui nous sont parvenus attribuent Monsieur Philippe des actes que celui-ci considrait pour lui comme possibles, pour ne pas dire naturels.

    Mais un banal fait mtorologique ne saurait quant lui expliquer cet autre phnomne rapport par quelques auteurs. La nuit de sa naissance, selon Alfred Haehl, on aurait vu, en effet, une grande toile trs brillante. On revit cette toile le jour de son baptme qui eut lieu lglise de Loisieux, et le cur en fut frapp {50} . Ce phnomne rappelle naturellement lastre qui, selon lvangile de Matthieu, brilla sur Bethlem aprs avoir guid les mages jusqu la grotte de la Nativit. {51}

    Or, pour les Pres de lglise, cet astre, que daucuns aujourdhui cherchent identifier avec quelque phnomne astronomique, cest le Christ lui-mme. Mais, sagissant de Monsieur Philippe, lpisode de ltoile, dont lacte de baptme videmment ne dit mot, est-il exact ? Cette naissance le plaa en tout cas sous le signe astrologique du Taureau. {52}

    Premier enfant du jeune couple Philippe, Nizier Anthelme nat donc son acte de naissance et baptme latteste le mercredi 25 avril 1849, trois heures du matin, dans la commune de Loisieux, prs de Yenne. Une tradition familiale, dont il ny a pas lieu de douter, place plus prcisment sa naissance au hameau de Rubathier, au premier tage de la modeste maison du couple. {53} Mais quel crdit accorder aux

  • dclarations dAuguste Philippe, frre de Nizier, pour qui ce dernier serait n minuit ?

    Le baptme de lenfant est clbr en lglise de Loisieux {54}, le jour mme, cinq heures du soir, par le cur de la paroisse, Hyacinthe Marie Monet, en prsence de Nizier Vachod, parrain demeurant Traize, et dAnthelmette Cottarel, sa grand-mre, marraine {55}. Conformment une habitude sculaire, lenfant portera donc les prnoms respectifs de son parrain et de sa marraine, qui le placent sous le patronage de deux saints thaumaturges, Nizier, vque de Lyon, et Anthelme de Chignin, vque de Belley.

    Ds lge de six ans

    Cest Loisieux que Nizier Philippe passe son enfance, entour de laffection de parents que sa thse de mdecine , publie en 1884 (nous y reviendrons), place, aprs le doyen de la pseudo-Facult, en tte dune interminable ddicace : ma chre mre Marie Vachod. Amour maternel. mon affectueux pre Joseph Philippe.

    Des frres et surs, tous ns Loisieux, ne tardent pas de tenir compagnie au premier enfant du couple Philippe {56} : Josephte Flicit, qui vient au monde le 15 dcembre 1850 {57} ;

    Benot Anthelme, qui voit le jour le 20 avril 1855 {58}, Hugues, dit Monsieur Auguste , n le 19 dcembre 1858 {59} et Clotilde, ne le 3 juin 1863 {60}, que la thse de 1884 noublie pas : ma chre sur Clotilde Philippe. mon dvou frre Hugues Philippe. Clotilde est encore recense Loisieux, comme mnagre, en 1876, lanne de ses quatorze ans. {61}

    Hugues-Auguste, tmoin essentiel qui, selon Franois Trojani, ne parlait jamais de son frre quaprs avoir t son chapeau, reprendra la petite maison de Loisieux o Alfred Haehl le rencontra. Monsieur Auguste , gardien de la crche , selon Jean Chapas, cest--dire de la maison natale de Monsieur Philippe, quittera le Rubathier, en 1906, pour venir

  • exploiter un domaine lArbresle. Puis il finira ses jours dans son hameau natal, en 1942. plusieurs reprises, Auguste Philippe sjourna auprs de son frre, dont il a pieusement consign quelques propos, entre 1893 et 1898. {62}

    Monsieur Philippe avait le sens de la famille ; la ddicace de sa thse en tmoigne, qui rend mme hommage loncle et la tante Vachod, ainsi qu leur fils que nous rencontrerons. Pour lui compta particulirement Benot, singulirement surnomm le saint {63} , instituteur libre au village dAlbens, en Haute-Savoie, avec lequel il se sentait en troite communion.

    Selon Marie Lalande, Benot tout comme Monsieur Philippe se souvenait de ses existences antrieures ; il disait parfois son frre : Te souviens-tu, quand nous faisions ceci ou cela ? Ou bien : Quand nous habitions tel ou tel endroit ? {64} . Venu habiter lArbresle chez les Philippe, il sera emport par une maladie mal dtermine , si lon en croit Louis Maniguet {65}, que daucuns considrent comme tant la variole, le 5 fvrier 1881, et Monsieur Philippe confia un jour leur frre Auguste : sil avait vcu, nous aurions fait de belles choses {66} .

    Quelques rares souvenirs denfance, sans doute raconts par Monsieur Philippe lui-mme, ont t rapports par ses proches. Ainsi, Papus place ces propos dans la bouche de son matre : Lorsque jtais enfant, je criais comme un perdu, et personne ne me comprenait ; je me battais contre le Diable et on mavait emmaillot, il ne faut jamais emmailloter les enfants. Jusqu 6 ans environ jai dormi les yeux ouverts ; je suis dailleurs sujet la mort lthargique, et cest sans doute comme cela que je finirai. {67}

    Papus note par ailleurs qu lge de cinq ans, son pre faisant la campagne dItalie, il lui a fait dtourner la tte au moment o passait un obus {68} . Nous sommes en 1859 : il vient davoir dix ans et non pas cinq {69}, ce que confirme Sdir : lge de dix ans, son pre se battant Solfrino, il lui fit distance, tourner la tte juste au moment o une balle laurait

  • tu. {70} En lespce, la version de Sdir semble plus facilement recevable.

    Dans son hameau de montagne, le lot du jeune Philippe nest sans doute pas diffrent de celui des autres enfants des trs pauvres familles paysannes : ds le plus jeune ge il soccupe parfois de ses frres et surs dont il est lan, seconde ses parents dans les travaux des champs et garde le troupeau. Il montra mme, si jen crois Papus, de singulires dispositions : il traait un cercle autour des btes, et elles ne pouvaient le passer en paissant {71} , ce que confirme et prcise Auguste Philippe : Mon frre, un jour, gardait les moutons pour mes parents, et puis on est parti jouer ensemble ; alors il a fait le tour du pr en tranant un bton par terre et en disant ils ne franchiront pas la trace que jai faite avec ce bton.

    On a retrouv les moutons, le soir, ils ntaient pas partis, ils navaient pas franchi la barrire invisible que mon frre avait trace. {72} Mais le jeune Nizier na pas la vocation dun fils de la terre. Que je me suis ennuy, que je me suis donc ennuy l ! , confie-t-il un jour Marie Lalande {73}. Car, dj, contrairement ses frres et surs rests fidles leur rgion natale o Auguste prendra la suite de leur pre, un autre destin lattend, loin des siens.

    Ds lge de six ans, par des phnomnes dont il est lobjet, il inquite, dit-il, son cur, qui lui apprend avec le catchisme des rudiments de lecture et dcriture : Javais six ans peine, quand le cur de mon village sinquita de certaines manifestations dont je navais pas conscience. Il me disait : Petit, tu as d tre mal baptis, car tu parais tre la proie du diable {74} . Cet enfant trange qui, vers 1855, inquite le cur de Loisieux {75}, nen reoit pas moins laffection de ce prtre de soixante-cinq ans qui dcle son intelligence, peroit les sentiments religieux qui dj sans doute laniment et envisage den faire un homme dglise. {76}

    Le 31 mai 1862, il fait sa premire communion, dans lglise du village. Mais la voie qui lui est trace ne conduit pas Rome :

  • tout en engageant ses disciples et ses malades suivre en tous points lvangile, Monsieur Philippe tiendra parfois des propos acerbes sur le clerg catholique. Dailleurs, il naimait pas le hironyme de son ami Grard Encausse-Papus, parce que, disait-il, il lui rappelait le mot pape.

    Dans son village natal, le jeune Nizier se fait donc remarquer par des phnomnes tranges. De curieuses anecdotes, malheureusement invrifiables, ont t consignes sur son enfance, tel ce phnomne dune boule de feu qui accompagnait lEucharistie lors de la communion {77} . Selon Papus, en mai 1899, en prsence de la famille Chestakoff, Monsieur Philippe raconta lui-mme lanecdote suivante : Un jour, g de dix douze ans, avec son frre, il avait vu sur un rocher, quelque distance, deux hommes de mauvaise conduite. Il employa une certaine force et ces hommes furent dpouills de leurs vtements ; et ils samendrent. {78}

    La mme histoire a t consigne par Sdir, avec une variante quant son ge : Jai fait usage de cette force pour la premire fois lge de sept ans. Jtais dans les champs garder les vaches et sur un manchon, quelque distance, deux hommes sont arrivs qui avaient lhabitude de mal se conduire. lappel de cette force, ils ont t instantanment dpouills de leurs vtements. {79}

    Mais lessentiel concerne dj sa facult singulire de soulager son entourage des souffrances physiques : Ds treize ans joprais des gurisons miraculeuses , confie-t-il un jour un journaliste. {80}

    Apprenti Lyon

    Pour Joanny Bricaud, cest vers lge de douze ans que le jeune Nizier quitte ses parents qui lenvoient lArbresle comme garon tripier, pour quelques mois, avant de le placer Lyon {81} o, daprs Marie Lalande, il se rend pieds nus {82}, et dont il deviendra bien des annes plus tard, selon le mot de A.

  • Lambert, le plus illustre enfant {83} . Daucuns situent son arrive dans la capitale des Gaules en 1860. Pour dautres, cest quatorze ans seulement, donc vers 1862-1863 {84}, quil sera plac comme coursier chez son oncle maternel, boucher Lyon.

    Loncle Hugues Vachot, ou Vachod, et son pouse tiennent boutique, 22, rue dAusterlitz, dans le quartier de la Croix-Rousse. Hugues Vachod est n Traize, village voisin de Loisieux, le 7 juin 1836 {85}, et il est arriv Lyon, de sa Savoie natale, au plus tard en 1858, date laquelle, alors quil exerce dj la profession de boucher, il devient le parrain dHugues Philippe {86}, frre cadet de Nizier. Entre 1862 {87} et 1866, le couple Vachot sinstalle rue dAusterlitz. Cette anne-l, Hugues Vachot, qui vient davoir trente ans, est recens comme matre boucher , au n 20 de la rue, o il habite avec son pouse, Marie, ge de vingt-neuf ans, et un garon boucher de vingt ans, nomm Petrus Brancieux. {88}

    Six ans plus tard, le garon boucher nest plus l, mais la famille sest agrandie avec la naissance dun enfant, prnomm Hubert, n Lyon vers 1870 {89}. En 1876, un nouveau garon boucher de vingt-quatre ans, Jean-Baptiste Julien, est venu prter main forte au couple qui hberge galement une certaine Claudine Gche, originaire elle aussi de Savoie {90}. Quelques annes plus tard, la boucherie deviendra plus florissante encore, avec ouvriers et domestiques. {91}

    La rue dAusterlitz stend entre la grande place de la Croix-Rousse et la place Saint-Laurent. Cest un quartier anim, dsormais desservi par le chemin de fer, depuis 1862. La Croix-Rousse est alors une ville nouvelle en pleine expansion, porte par une industrie de la soie prospre. Des habitations pour des milliers douvriers, les canuts, y ont t riges. Son mur denceinte a t dmoli en 1865 et remplac par un vaste boulevard plant darbres.

    partir dune date indtermine, le jeune Nizier Philippe partage la vie du couple Vachot qui le loge, le nourrit, le blanchit et le rmunre 30 francs par mois. Chaque matin, il fait les

  • courses du magasin, porte la viande chez les clients dont il reoit quelques pourboires, et sactive aussi sans doute dans le magasin ou dans larrire-boutique, puisquen dpeant une bte, il se coupera les tendons du pouce et de lindex de la main gauche, conservant sa vie durant une certaine raideur ces deux doigts. Un autre jour Un jour de verglas consigne Sdir , il descendit cette rue dAusterlitz avec 80 kg de viande sur le dos, lorsquil glissa ; la chute lui arracha les muscles du coude, mais los fit un trou dans le pav. {92} Une trange anecdote de plus.

    En 1877, Hugues Vachot sera son tmoin de mariage et, en 1884, dans la longue ddicace de sa thse de mdecine , lancien garon boucher qui exerce dsormais dans laisance ses dons exceptionnels, noubliera pas de rendre hommage sa premire famille daccueil. sa dernire visite cet oncle athe, dont il disait sil croyait, il serait parfait {93} , sur son lit de mort, il lui posera un doigt sur le front, lui disant, rapporte Alfred Haehl : Tu nas pas cru, vois maintenant {94} .

    Paralllement la boucherie, le jeune Nizier frquente chaque aprs-midi, moins quil ny prenne des cours du soir, une cole religieuse lyonnaise : linstitution Sainte-Barbe, tenue par des pres maristes, 7 place du Consulat, Lyon. Cette cole prpare aux baccalaurats, aux carrires industrielles et aux coles du gouvernement que sont alors Saint-Cyr, lcole centrale de Paris, lcole forestire, lcole navale, les Mines et Polytechnique.

    Elle est dirige par les abbs Franois et Toussaint Chevalier, le premier enseignant par ailleurs le grec et le dessin, le second, les mathmatiques {95}. Nizier y suivra notamment lenseignement des abbs Chevalier et Constantin et y obtiendra un certificat de grammaire {96}. Selon Marie Lalande, lun des pres, qui stait profondment attach lui, sera dailleurs reu, quelques annes plus tard, dans sa demeure de lArbresle.

    Mais Nizier Philippe na pas plus que celle du paysan la vocation de garon boucher dont il gardera longtemps

  • ltiquette. Un rapport de police, quon ne saurait souponner de bienveillance son gard, consigne : Laborieux, nergique et dsirant sinstruire, il passait disait souvent son oncle, qui le donnait en exemple son fils, de qui nous tenons ces dtails ses nuits lire et remplissait sa chambre de livres ayant trait au magntisme. {97}

    Ds son jeune ge, il tudie donc le magntisme animal dont il ne retiendra pourtant aucunement la mthode : Jignore confie-t-il un journaliste le magntisme ; jignore loccultisme ; je ne possde aucun degr la science de lme ni la science des choses. Il mest arriv douvrir les livres o des thoriciens rudits traitent de lhypnotisme et du spiritisme. Jai tent de rpter leurs expriences les plus fameuses comme les plus lmentaires, et je nai pas russi. Mais cela ne ma pas dcourag. Jai poursuivi laccomplissement de ma mission qui est de soulager, de gurir, aussi bien les humbles que les grands de ce monde. {98}

    Mais quel crdit accorder Joanny Bricaud, lorsquil se fait lcho dune rumeur lyonnaise selon laquelle lge de treize ans, tant tomb malade pendant quil tait chez son oncle, la Croix-Rousse, il fut guri par une vielle sorcire qui lui dit, aprs lui avoir examin les lignes de la main : coute, petit, me voil vieille ; je vois que tu es dou, je vais te donner mes recettes. Il se mit, ds lors, gurir les malades {99} . Au vrai, lanecdote ne semble gure cohrente avec ce que lon sait dj de son enfance Loisieux et des dons exceptionnels de gurison quil aurait dj manifests dans son village natal sans autre procd visible que la prire {100} .

    Nous verrons dailleurs que Monsieur Philippe nusait daucune recette (car les mdicaments quil composa semblent dun autre genre), ni du magntisme animal qui faisait flores en son temps et quil tudia en effet ds son arrive Lyon. Car sa science spirituelle est tout autre, et lart quil va exercer en imitation du Christ, son Ami nous dit-il, et son modle, semble

  • le distinguer jamais du commun de tous les gurisseurs et de tous les magntiseurs venus et venir.

  • 2

    LE PRE DES PAUVRES

    On osa accuser damour du lucre celui qui sort de chez lui avec un bon pardessus en hiver et qui rentre

    en veston car il a trouv, en route, un malheureux qui grelottait. On voulut chercher quelque prtexte

    pour asseoir cette calomnie, et la voie du peuple rpondit en quelques mots plus grands

    que beaucoup de belles phrases : M. Philippe cest le pre des pauvres .

    Papus

    Les dbuts dun gurisseur

    Dans son hameau de montagne, le jeune Nizier Philippe, ds lge de treize ans, dit-il {101}, avait rpondu de son mieux lappel de sa vocation spirituelle, sans doute sans trop comprendre vers quel singulier destin elle lentranait, et peut-tre avec quelque inquitude.

    Quelques annes plus tard, sa bonne ville dadoption lui fournit un cadre plus propice lexercice de lart marginal, la fois tout naturel et tout surnaturel, quil a dsormais dcid dexercer au grand jour et en pleine conscience des dons exceptionnels dont le Ciel la gratifi. une date inconnue, il quitte donc la boucherie de son oncle pour suivre seul son propre chemin.

    Peut-tre mme exerce-t-il quelque temps, paralllement la boucherie qui lui procure malgr tout quelques subsides, puisque, selon Maurice Palologue, il naurait quitt la boutique

  • quen 1872 {102}. Peut-tre aussi a-t-il t employ quelque temps, Lyon, dans une fabrique de soierie de la famille Tapissier-Ferry. {103}

    En tout cas, ds 1869, Monsieur Philippe, qui na que vingt ans, jouit dj Lyon et alentour dune rputation de gurisseur. Il reoit des malades, dans une salle du quartier Perrache, puis au 117, rue Vendme {104}, non loin de lHtel-Dieu, ou rue Duquesne {105}, ou encore rue du Griffon o nous le retrouverons rpertori comme rentier , en 1872 {106}.

    Sur cette poque nous disposons de plusieurs tmoignages de premire main : des attestations de gurison signes par des malades reconnaissants, sur papier timbr, avec leur nom et leur adresse, et parfois mme la lgalisation de leur signature {107}. Ne nous privons pas de ces pices essentielles.

    Le 8 mars 1869, une malade dclare avoir t gurie deux fois laide du magntisme et gratuitement par Monsieur Philippe professeur de cette science, la premire fois des souffrances dune chute, la seconde de crampes destomac, toutes deux en une seule sance . Le 14 mars 1869, une autre consultante atteste avoir t gurie en une sance dune surdit quelle avait depuis longtemps. Le mme jour, un autre malade certifie avoir t soulag en plusieurs sances de maux de tte et dune douleur aux genoux, et dclare hautement que Mr Philippe a sch bien des larmes .

    Dans une lettre date de Lyon le 16 mars 1869, un certain Franois Veyret, souffrant dune jambe au point de marcher avec des cannes, atteste son tour : par un heureux hasard, jai entendu parler dun monsieur nomm Mr Philippe demeurant rue Vendme, quartier des brotteaux, n 117, qui pouvait me gurir.

    Je my suis rendu et dans 3 fois que jy suis t il ma guri . Le 18 mars 1869, un certain Reynaud, tisseur Lyon, tmoigne : Ma femme tant malade depuis 12 ans, elle a consult un grand nombre de mdecins qui mont rduit la misre et ne lui ont donn aucun soulagement ; jai entendu parler de

  • Mr Philippe, monte du Griffon, n 7, je la lui ai envoye le vingt-six janvier mil huit cent soixante-neuf, et elle sen trouve trs bien gurie et gratuitement .

    En date du 30 mars, le mme atteste, pour lui-mme, quatteint de violentes crises destomac et dun crachement deau depuis plus de dix ans devant lesquels les mdecins restaient impuissants, il a consult Monsieur Philippe le 1er mars 1869, et que, depuis cette poque, il se trouve trs bien . Le 5 avril 1869, un certain Daragon, domicili 63, rue Trion, Lyon, tmoigne son tour : ma femme, atteinte dune croissance de chair dans le ventre : aucun mdecin na pu la soulager.

    Ma fille Caroline demeurant chez moi tait atteinte dune toux et dun poing dans le ct depuis environ 12 ans et malgr les grands sacrifices que je me suis imposs, aucun mdecin na pu la gurir. Je les ai envoyes chez Monsieur Philippe les premiers jours de fvrier mil huit cent soixante-neuf, rue de Vendme 117. Depuis cette poque, elles se trouvent compltement guries et gratuitement .

    Le 18 avril 1869, un certain Ferrol dclare en foi de la Sainte Vrit, que le sieur nomm Philippe, mdium gurisseur, ma radicalement guri sans le secours daucun mdicament, dune grave affection de cerveau, auquel je ne cessais dprouver des tourdissements trs frquents. Je tmoigne en faveur de lauguste vrit, que Monsieur Philippe possde le don divin. La foi sauve le monde ! .

    En date du 10 septembre 1869, un tmoignage mouvant entre tous est consign par le pre dune fillette de deux ans, demeurant Vaulx-en-Velin, qui tait malade depuis trois mois et il y avait deux jours quelle ny voyait rien, ses yeux taient tout fait troubles, ni ne mangeait et ni ne pouvait parler. Les mdecins nont rien pu faire. Mon pouse, sa mre, se dcidait aller trouver Monsieur Philippe. Donc il la gurie de Lyon, sans lavoir vue, sans remde et sans la toucher .

  • Le 12 octobre 1869, une certaine Rose Armand certifie son tour avoir t gurie par Mr Philippe, rue de Vendme 117, dune perte de sang, depuis environ 11 mois, dont plusieurs mdecins nont rien pu me faire. Je dclare avoir t gurie par le sieur Philippe sans remdes et sans attouchement quelconque. Je lui fais le prsent certificat avec un grand plaisir et une vive reconnaissance .

    Mais il y a bien plus extraordinaire encore, en 1870. Il faudrait en effet situer cette anne-l {108} le tmoignage bouleversant de Jean-Baptiste Ravier propos dune intervention proprement miraculeuse car on ne saurait en lespce parler de simple gurison concernant le jeune Jean Chapas, g de sept ans, dont Monsieur Philippe connaissait la famille depuis quelques annes pour en avoir soign avec succs le pre, prnomm tienne. {109}

    Or, tmoigne Ravier, le dbut de notre histoire se situe dans une cour o des menuisiers saffairent prparer un cercueil. Un petit cercueil. Pour un enfant. Jtais lun de ces menuisiers . Cet enfant ntait autre que Jean Chapas dont le dcs, selon Ravier, aurait t constat par deux mdecins, dont lun aurait diagnostiqu une mningite foudroyante. Comme les mdecins sortaient du domicile des parents, dans le quartier de Gorge-de-Loup, Lyon, deux jeunes hommes les croisrent, dont Monsieur Philippe. Ravier, tmoin de la scne, raconte :

    Ils sarrtent devant la porte et frappent. On ouvre. Un homme dune quarantaine dannes les fait entrer. Manifestement, ils se connaissent.

    Monsieur Claude (poigne de main) ma appris la nouvelle. Nous sommes venus vous prsenter nos condolances vous et Madame Chapas.

    Oh, comme tu es bien gentil, Nizier.

    Nizier Philippe salua Madame Chapas qui ne dit rien.

    Viens, mon garon, il est allong sur son lit.

  • Ils montent lescalier. La mre qui les suit les dpasse dans le long couloir et leur ouvre la porte.

    Nizier Philippe entre dans la pice, se signe, fait asseoir tout le monde, cherche autour de lui Madame Chapas et lui demande :

    Me donnes-tu ton fils maintenant ?

    Elle lui rpond : Oui sans bien comprendre ce qui arrive ; alors Nizier Philippe sapproche du lit, se concentre, dbout, puis lance : Jean, je te rends ton me !

    Et linvraisemblable se produit. Le dfunt, blanc, reprend mesure sa couleur de vivant, voit Nizier Philippe et lui sourit.

    Emotion et joie dans lassistance.

    Jai assist la scne. [] cette poque, Monsieur Philippe habitait boulevard du Nord Lyon et cest l quil recevait des malades. {110}

    En cette anne 1870, lorsque la France dclare la guerre la Prusse, le 13 juillet, Nizier Philippe, qui vient davoir vingt et un ans, est mobilis comme la plupart des hommes valides. Papus raconte : On lincorpora comme mobile ; il alla la caserne ; mais le lendemain 500 personnes allaient le rclamer au prfet.

    Celui-ci le fit venir, et lui demanda un exemple du pouvoir quon lui attribuait. Un conseiller de prfecture prsent lentrevue, homme grand et fort, le dfia de le rendre malade ; il lui rpond : je men vais demander au Ciel ; et le conseiller tombe raide sur le parquet. {111} En dpit de cette double intervention populaire et cleste, Monsieur Philippe rejoint la Lgion de marche {112} . Lyon et sa rgion sont alors larrire des zones de combat, mais, ds le mois daot 1870, on fait appel la rserve mobilisable qui compose la Garde nationale mobile, forme des hommes qui ont t exempts du service militaire par tirage au sort.

    Un bataillon est envoy Neuf-Brisach. Le reste des mobiles du Rhne constitue deux rgiments : le 16e, command par Rochas, et le 65e, command par Des Garets, qui se mettent en

  • route pour Belfort o ils sillustrent dans la dfense de la ville. Mais son ancienne blessure la main fait rapidement rformer Monsieur Philipe. De retour Lyon sain et sauf, il reprend aussitt les consultations.

    Fin 1870, sont enregistrs deux nouveaux tmoignages. Le 14 dcembre, un ancien malade atteste : Ayant t atteint dune fivre intermittente, le 24 dcembre 1869, et qui ma tenu alit jusqu la fin de mai de cette anne, plus dune enflure aux jambes, jai t trait par trois docteurs de la ville de Lyon qui nont pu me gurir. Le hasard me fit connatre Monsieur Philippe, Nizier, qui, me gurit radicalement en trois sances de magntisme .

    Enfin, le 18 dcembre, un certain Giraud, employ de commerce Lyon, mobilis comme lieutenant de la garde nationale, dclare : ma fille a t gurie sans remdes ni touchement (sic) par Monsieur Philippe par le moyen de ses sances, du vers tnia et dun battement de cur qui la faisait beaucoup souffrir depuis de longues annes. Elle avait suivi auparavant plusieurs traitements dont elle na pu obtenir aucun rsultat favorable. Ce nest que de Monsieur Philippe lui-mme quelle a obtenu sa gurison et son parfait rtablissement .

    Il sinstalle alors au 5 rue Massna o, en 1872, il est en effet enregistr, avec une certaine Joseph Philippe, ge de vingt et un ans, qui doit tre vraisemblablement sa sur Josphine {113}. Selon Sdir, il fut aussi domicili un temps rue Catinat {114}. Depuis 1867, il dispose aussi Lyon dun appartement, dans une petite maison dun tage sise 4 boulevard du Nord, o, partir de 1872, il reoit des malades, dans un cabinet de consultation quil y a amnag {115}. Le quartier est en pleine transformation, le long de ce qui deviendra en 1897 le parc de la Tte dOr.

    Un rapport de police prcise que, sinspirant des doctrines de Mesmer, il runissait dix, vingt et, parfois, cinquante personnes {116} . Ds le dbut des annes 1870, il semble donc commencer recevoir collectivement des malades, en des

  • sances qui, sans doute, prfigurent celles de la rue Tte dOr. Mais sinspire-t-il vraiment alors des doctrines de Mesmer et de ses successeurs ? Quon relise les attestations linstant allgues : en 1869, Rose Armand a t gurie sans remde et sans attouchement , la fille du lieutenant Giraud de mme ; et une fillette de deux ans a t sauve sans lavoir vue, sans remde et sans la toucher . Il ne sagit donc pas de magntisme animal.

    Le voici prsent domicili place Croix-Paquet, lest des pentes de la Croix-Rousse, o il conservera sa vie durant une des petites chambres o il installait des malheureux. {117}

    Il visite les affligs et se montre gnreux avec les ncessiteux. Et sil retourne aussi de temps autre en Savoie pour voir les siens, qui ne semblent pas prendre conscience de ses dons, la rputation de ce gurisseur aux actes gratuits ne tarde pas de se rpandre dans Lyon et alentour. La police commence alors le surveiller : Ces sances de magntisme ayant fait un certain bruit, il fut surveill et cest alors quil sadjoignit les Radier, pre et fils, officiers de sant {118} .

    Son cousin par alliance le Dr Lonard Radier, qui demeure Lyon, 48, rue de la Charit, est un compagnon fidle sur la route que la Providence a dsormais trace pour celui qui nest encore aux yeux de tous quun gurisseur talentueux. Radier qui sera, quelques annes plus tard, son tmoin de mariage, avant dtre sollicit pour tre le parrain de sa fille Victoire, resta sans doute jusqu sa mort un familier des Philippe : il rend de frquentes visites Philippe qui lui accorde quelques subsides {119} , consigne la police en 1902.

    Incidemment, Lonard Radier, ou son fils, mdecin comme lui, qui frquenta galement Monsieur Philippe, ne seraient-ils point impliqus dans la rdaction de la thse de Cincinnati dont la ddicace ne loublie pas o Robert Amadou croit percevoir une culture mdicale suprieure celle de lauteur avou ?

  • tudiant lHtel-Dieu

    Mais cet exercice marginal de la science mdicale, toute divine, ne lui suffit plus. Par souci dexercer en toute lgalit avait-il dj quelques ennuis pour exercice illgal de la mdecine en dpit de lassistance et de la protection du Dr Radier ? O afin de parfaire une discipline jusque-l purement intuitive (daucuns diront empirique), le jeune Nizier Philippe dcide alors dentreprendre des tudes mdicales, comme officier de sant.

    Depuis le dbut du XIXe sicle, la mdecine civile comporte deux niveaux : les docteurs, qui peuvent exercer la mdecine et la chirurgie sur tout le territoire national, et les officiers de sant qui, aprs un cursus plus court, exercent en dehors des villes et dans le seul dpartement de lobtention de leur certificat.

    Lofficit, qui sera aboli en 1892, pouvait sobtenir lissue de trois annes dtudes dans une cole de mdecine, ou en se formant par la pratique pendant cinq ans au sein dun hpital, ou encore en se plaant en apprentissage pendant six annes auprs dun docteur en exercice. En vertu dun texte rglementaire de 1854, le certificat de grammaire tait ncessaire, mais suffisant, pour une inscription en mdecine ou en pharmacie. {120}

    Muni de son certificat de grammaire, de novembre 1874 juillet 1875, Monsieur Philippe sinscrit quatre reprises comme officier de sant lcole prparatoire de mdecine et de pharmacie de Lyon, cre en 1841 et dirige par Alexandre Glnard {121}, qui accueille chaque anne pas moins de 300 tudiants. Il frquente notamment la salle Saint-Roch de lhpital de lHtel-Dieu, o il suit les cours du professeur Benot-Marie-Franois, dit Bndict, Teissier (1813-1889) {122}, qui y enseigne la clinique mdicale. {123}

    Mais llve Philippe nest pas, et de loin, un tudiant ordinaire. Comment pourrait-il se contenter dapprendre la

  • mdecine profane alors que tout autour de lui tant dhommes et de femmes pleurent, dont il se sait capable, bien diffremment, de soulager les souffrances. Marie Lalande se fait lcho de souvenirs sans doute recueillis de la bouche mme de lhomme de Lyon : Il consolait les malades et souvent demandait aux mdecins de ne pas les oprer. Parfois les malades se trouvaient guris avant la date fixe pour lopration {124} . Alfred Haehl et Claude Laurent rapportent par ailleurs la gurison de trois soldats atteints de fivre typhode.

    Et de raconter aussi que Monsieur Philippe, ayant visit un malade sanglotant dans son lit parce quon devait lamputer dune jambe le lendemain, lassura que lopration ne se ferait pas, tout en lui faisant promettre de garder le silence sur sa visite. Mais, le chirurgien ayant peu aprs constat avec stupeur que le malade tait en voie de gurison, celui-ci lui avoua bien vite quil avait t vu par le petit monsieur brun {125} .

    Cen est trop pour le corps mdical. Malgr sa cinquime inscription date du 11 novembre 1875, un certain Albert, interne, intervint pour lempcher de poursuivre ses tudes. Voici ce quen dit Louis Maniguet qui stait renseign auprs de son confrre : Ce stage se termina brusquement par lintervention du Dr Albert, alors interne, qui aperut un jour un homme en train dinspecter soigneusement les pots de mdicaments du service : ctait Philippe, qui se documentait sa faon.

    Dgot de voir que lon donnait des inscriptions un homme qui tait considr comme un faux tudiant, sans titres suffisants, le Dr A. le fit carter du service sous menace dun chahut montre de protestation. La cinquime inscription fut refuse Philippe parce que : faisant de la mdecine occulte, vritable charlatan {126} . Il avait bien t question commente Marie Lalande de changer de Facult ; mais, devant lopposition formelle de sa famille, cause de tous les ennuis quelle prvoyait encore, il ninsista pas et continua sa route sans aucune protection humaine. {127}

  • Monsieur Philippe dut mme crire au ministre pour avoir ses papiers et son exeat {128} . Le recensement de la population de 1876, o nous le retrouvons au 4 boulevard du Nord, le qualifie encore d tudiant en mdecine {129} . Mais il est dj trop tard.

    Monsieur Philippe a-t-il aussi frquent quelque hpital parisien, comme le laisse supposer la thse ci-dessous allgue ? Je ne sais.

    Cette thse pour le doctorat en mdecine , qui nest quun pseudo-doctorat : Principe dhygine appliquer dans la grossesse, laccouchement et la dure des couches, signe Philippe dArbresle, fut, non pas soutenue, mais prsente lvidence par correspondance, car il ne semble pas quil se soit rendu aux tats-Unis le 23 octobre 1884, devant lUniversit amricaine de Cincinnati, dans lOhio.

    Au vrai, cette universit de nom, cette pseudo-universit, comme il en existe beaucoup aux tats-Unis, tait dpourvue de toute valeur acadmique. La thse, imprime Toulouse trs petit tirage {130}, neut dautre diffusion que parmi les intimes de lauteur. Monsieur Philippe a-t-il imagin que cette brochure et le diplme corollaire lui permettraient dexercer en France son art naturel en toute quitude ? Hlas, le titre dcern en cette occasion l ancien lve des hpitaux de Paris et de Lyon , neut en France, ni dailleurs aux tats-Unis, aucune valeur lgale sagissant de lexercice de la mdecine.

    Un autre diplme vraisemblablement du mme genre, dont toute trace semble perdue, mais auquel rfre une carte imprime au nom de Nizier Philippe, docteur en mdecine de la Facult de Wisconsin (USA) {131} , retrouve par Philippe Encausse dans les papiers de son pre Papus, ne vaut certainement gure mieux que le prcdent. Quant au diplme de docteur en mdecine honoraire , que lui dlivra lAcadmie royale de Rome, en 1886, il compte assurment pour les honneurs, mais point quant la mdecine. Ce qui nempche pas lauthentique Dr Grard Encausse-Papus, ds 1898, de

  • qualifier parfois trs respectueusement son matre et ami de Dr Philippe !

    En revanche, le doctorat que la trs officielle facult de mdecine de Saint-Ptersbourg lui a dcern tardivement, en 1901, rsulte bien, comme nous le verrons, dexamens cliniques passs avec succs en Russie.

    Un heureux mariage

    En 1870 {132} ou 1872 {133}, moins que ce ne soit quen 1875, la Providence place sur le chemin du jeune Nizier Philippe une famille bourgeoise ancienne dans le pays, riche et estime {134} dindustriels de la banlieue lyonnaise, du nom de Landar. Le mnage a sa rsidence dt dans une fort belle proprit, le clos Landar {135} , au lieudit Collonges, lArbresle, au nord de Lyon. Sur la rencontre de Monsieur Philippe avec les Landar, plusieurs rcits sont en concurrence.

    Selon Marie Lalande, en 1870, Mme Pierrette Landar, inquite pour la sant de son mari, Jean Landar, gravement malade il devait mourir lArbresle le 22 dcembre 1870 , avait plac son dernier espoir dans une visite Monsieur Philippe dont on lui avait vant la science. Celui-ci nhabitait alors quune chambre, o lune de ses visites, elle le trouva couch en proie une forte fivre typhode, seul, abandonn et sans soins. Elle retourna le voir et soccupa de lui {136} .

    Qui stonnera quun rapport de police de 1902 prsente une version diffrente ? Monsieur Philippe, dont la rputation de gurisseur dpassait dj Lyon vint plusieurs fois Saint-Belle ( 4 km 500 de lArbresle) visiter un de ses amis de nom de Mouraire, ferblantier, lequel en relations daffaires avec les dames Landar, lintroduisit chez elles . Quoi quil en soit, Monsieur Philippe se lie damiti avec la famille Landar.

    Depuis la mort prmature de Jean Landar, lge de quarante-quatre ans, en 1870, Mme Landar mre vit avec sa belle-fille, Pierrette Landar, et sa petite-fille, Jeanne Julie, ne le

  • 19 septembre 1859, de murs irrprochables, dune sant dlicate {137} , dabord instruite la maison pour des raisons de sant {138} , avant dtre place dans un couvent, vraisemblablement celui des Ursulines, deux pas de la demeure familiale.

    Mais la jeune femme, dit-on, y est si malheureuse quelle ne tarde pas de demander en sortir pour retourner vivre avec sa mre {139}. Dans lintervalle, elle rencontre Monsieur Philippe qui, aprs lui avoir rendu quelques visites dans son clotre, sprend de la jeune femme, quil avait, selon Sdir, gurie de la tuberculose {140}. Il se peut aussi, tout simplement, que Mme Landar mre se soit rendue avec sa fille auprs de Monsieur Philippe boulevard du Nord, prcise Philippe Collin {141} qui lui aurait alors rendu la sant.

    Quoi quil en soit, Jeanne Landar frquente les sances de Monsieur Philippe qui rside au 7 de la rue de Crqui, Lyon, do il a transport son cabinet du boulevard des Brotteaux {142}, et o il exerce officiellement la profession de chimiste. Un projet de mariage ne tarde pas de voir le jour, concrtis par un contrat sign devant matre Cozona, notaire lArbresle, en date du 5 octobre 1877, et enregistr lArbresle le 11 octobre 1877. {143}

    Lunion de Nizier, g de trente-huit ans, et de Jeanne, qui vient davoir dix-huit ans, est clbre Lyon, en la chapelle Saint-Vincent de Paul, et en mairie de lArbresle, le 6 octobre 1877. Sont tmoins : un certain Fleury-Billet, cousin de Mme Landar, g de soixante-quatorze ans, propritaire lArbresle ; loncle boucher, Hugues Vachot, qui a alors quarante ans ; le Dr Lonard Radier, cousin des Landar qui deviendra parrain de Victoire, et Louis Viravelle, un pharmacien qui diffuse Lyon certaines prparations de Monsieur Philippe {144}. Celui-ci a racont plusieurs tmoins quil y eut ce jour-l, comme pour sa naissance, un tremblement de terre {145}. Je ne sais.

  • La fortune des Landar se compose alors de deux immeubles principaux : la trs belle proprit de lArbresle, comprenant une immense maison avec une vaste terrasse et de beaux platanes, estime 350 000 francs de lpoque, et une maison de rapport situe 12, rue du Plat, Lyon, estime quant elle 250 000 francs {146}. De laisance matrielle que lui procure ce mariage damour, Monsieur Philippe fera ds lors le meilleur usage. Il commence par quitter la rue de Crqui pour occuper avec son pouse limmeuble de la rue du Plat, sans doute ds 1877. {147}

    Sa fille Jeanne Marie Victoire y vient au monde, le 11 novembre 1878 {148}. Lt, la famille se rend lArbresle, o le couple vit avec Mme Landar mre. Cest l que leur second enfant, Albert-Benot, voit le jour, le 10 novembre 1880, quatre heures du matin {149}. Il mourra Lyon, 4 boulevard du Nord, lge de trois mois, le 11 fvrier 1881, emport par la variole. {150}

    La naissance dune troisime enfant du couple, prnomme Jeanne, ne vers 1887, semble atteste en 1896 {151}, lanne de ses neuf ans. Serait-ce une erreur de lAdministration ?

    Un singulier capitaine des pompiers

    Ds 1879, Monsieur Philippe, qui depuis 1877 se dit chimiste et semble disposer dun laboratoire, Lyon, 12, rue du Plat, se lance dans llaboration de quelques onguents dont il dpose les brevets : la Philippine, une eau de quinine concentre et une pommade rgnratrices pour les cheveux {152}, dont lIndicateur Henry fait la rclame, dans une pleine page, de 1881 1883 {153} ; le dentifrice Philippe {154}, poudre et liquide ; puis llixir dpuratif nomm Rubathier, en souvenir de son hameau natal, que prpare le pharmacien Louis Viravelle, 37, rue de Bourbon, Lyon ; ou encore lhuile viprine contre le cancer et les tumeurs naissantes {155}. En 1881, il installe un laboratoire de chimie dans une dpendance de la maison de lArbresle. {156}

  • Monsieur Philippe recommande aussi lemploi de la farine brsilienne, quil fait breveter en 1884. Cette anne-l, sa thse la mentionne comme un reconstituant extrait de fleurs de froment et dautres crales, tirant leur proprit du sol o elles sont cultives, ou entre le fer, le sucre et lor. Mais il prconise bien dautres mdications encore {157}.

    cette pharmacope, il ajoutera encore, au fils des annes, leau de toilette Salomon {158}, pour le soin des cheveux et du visage, en 1902 ; lHpar martis {159} dit encore Foie de Mars , pilules brunes pour la dpuration et la reconstitution du systme nerveux, ou pilules biosatmiques , en 1903, confies Papus ; les pilules Philippe ou le Gurit-Tout, liquide jaune dor got de Barge et odeur dHliosine {160} , prconis contre la grippe et les bronchites, en 1903, confi par lui Jean Chapas. Quant lhliosine, llaboration de laquelle il a consacr tant dnergie et de temps, nous y reviendrons plus avant.

    partir de 1880, la rputation de Monsieur Philippe stend hors de la France mtropolitaine. la fin de cette anne, il reoit un tlgramme du bey de Tunis, Muhammad Al-Sadq, atteint dune affection grave. Un mdecin italien, impuissant devant son mal, lui a conseill le gurisseur lyonnais dont il a entendu parler.

    Ayant reu son passeport de la Prfecture le 7 janvier 1881, Monsieur Philippe embarque aussitt pour Tunis, o il soulage le bey, tout en le mettant en garde : ses jours sont compts et il mourra dans dix-huit mois. Rsign mais reconnaissant, le bey, qui mourra le 29 octobre 1882, le nomme officier de lOrdre de Nicham Iftikar, le 24 fvrier 1881 {161}, quelques semaines avant quil ne se soit contraint de signer le trait du Bardo qui instaurera, le 12 mai 1881, le protectorat de la France sur la Tunisie.

    Ironie du sort : quelques semaines plus tt, au moment o, selon Philippe Encausse, Monsieur Philippe avait t rappel en Tunisie {162} par le bey pour soigner une pidmie qui svissait

  • parmi les soldats du corps expditionnaire, la variole avait emport son fils Albert-Benot, mort le 11 fvrier 1881 {163}. Mais, en dpit de la lgende, Monsieur Philippe tait bien Lyon cette date, puisque cest lui qui y dclara la mort de lenfant. {164}

    En 1884, Le Magicien mentionne Monsieur Philippe bien connu comme magntiseur et thaumaturge {165} . Ce journal des sciences occultes, physiologiques, philosophiques et magntiques, paraissant deux fois par mois, avait t fond Lyon, au 14, rue Terme, en 1883, par Mme veuve Louis Mond. En 1885, elle sera rcompense dun prix pour ses recherches sur la rage, au banquet mesmrien de lInstitut mdical de Toulouse , o Monsieur Philippe sera quant lui prim pour sa dcouverte de la farine brsilienne mdicale et de nombreux services rendus aux malades .

    Maintes distinctions nationales ou trangres tmoignent alors des relations de lhomme de Lyon. La liste des titres que dcline la page de garde de la thse de 1884 est dj longue : membre correspondant (puis membre protecteur en date du 20 avril 1886) de lAcadmie Mont-Ral, de Toulouse {166}, membre de lcole dantesque de Naples, membre dhonneur de lInstitut protecteur de lenfance de Paris {167}, laurat de lInstitut mdical de Toulouse.

    Le 24 dcembre 1884, le voil membre correspondant de lAcadmie Christophe Colomb, de Marseille, qui se proccupe de beaux-arts, de science, de littrature et dindustrie {168}. Le 28 avril 1885, il est nomm citoyen dhonneur de la ville dAcri, en Italie, pour ses mrites scientifiques et humanitaires {169} . Et le 15 janvier 1886, la Croix-Rouge lui dcerne un diplme dofficier dhonneur. Daucuns lui prtent aussi des relations avec le Collge royal dItalie. {170}

    Quand il nest pas en voyage, Monsieur Philippe mne lArbresle une vraie vie sociale. Il en est lu conseiller municipal de 1882 1888, et mme adjoint au maire de 1882 1884. Devenu capitaine des pompiers le 6 mars 1884 {171}, il fait de nombreux dons dans sa compagnie {172} .

  • Il commence aussi recevoir des malades dans sa maison de campagne. Marie Lalande se souvient : Il ne recevait pas autour de la maison dhabitation, ni sur la grande terrasse qui lencadre, mais la cour et souvent une grande partie de lalle taient remplies de monde ; il les recevait devant son petit laboratoire qui suivait les btiments de la ferme {173} .

    Rue Tte dOr

    En 1886, les indicateurs lyonnais recensent cinq cabinets de magntiseurs ; ceux de 1889 en recensent dj dix {174}. Le cas de Monsieur Philippe nest donc pas unique Lyon en cette fin du XIXe sicle. Sauf que son cabinet se distingue dj singulirement de celui de ces confrres.

    Vers 1884, Monsieur Philippe sadjoint un nouvel assistant, le pharmacien de seconde classe Henri Germain Stintzy {175}, que Louis Maniguet considre comme son camarade dtudes {176} .

    Mais, cest un jeune homme tout simple, un brave garon comme lui dorigine modeste, sans culture, sans histoire et sans envergure aux yeux du monde, que Monsieur Philippe confie trs tt la succession venir de son ministre. Cet homme, quil aurait ramen dentre les morts alors quil tait enfant {177}, se nomme Jean Chapas (12 fvrier 1863 2 septembre 1932) et Monsieur Philippe laurait pris son service, alors quil venait tout juste dobtenir un brevet de capitaine de navigation sur le Rhne et la Sane.

    Chapas semble lavoir frquent presque quotidiennement, partir de 1883, ds son retour du service militaire. Ds 1894, il participe aux cts de son matre aux sances quotidiennes. En 1899, alors quun mdecin aurait, pour la seconde fois, constat son dcs des suites dune fivre typhode, une nouvelle intervention de Monsieur Philippe laurait ramen la vie {178}. Celui-ci, qui aime les sobriquets, le surnomme le caporal {179} , ce qui signifie sans doute ses yeux Papus lui-mme a

  • pris sur Jean Chapas quelques notes la fin de son recueil, que nous avons reproduites, infra, p. 281.

    Des lettres de Chapas la famille Bire, dates de 1929 1937, avaient t remises Philippe quil a quelque mrite conduire avec lui les soldats du Christ quil enrle chaque jour dans son arme singulire. En 1902, Chapas lui crit : je voudrais, si cest possible, tre au nombre de vos soldats {180} . Papus a not dans son recueil quil fallait remarquer chez lui la discrtion, lhumilit, labsence complte de mdisance. Ds 1902-1903, Chapas le remplacera pendant ses voyages en Russie, avant de prendre le relais du gurisseur malade, en 1904.

    Aprs avoir aussi exerc quelque temps rue dAlgrie mais aussi au 57, rue Franklin {181} en 1885 ou 1886 {182}, Monsieur Philippe sinstalle dfinitivement dans un petit htel particulier, au 35, rue Tte dOr, quil fit amnager son got {183} , spar de la rue par un jardinet et un mur lev, o il dispose dun appartement priv au deuxime tage, tandis quune grande pice du premier est rserve laccueil des malades. LorsquAlfred Haehl la dcouvrit, en 1899, cette salle tait meuble de longs bancs en bois massif, o environ quatre-vingt personnes pouvaient prendre place, et dun bureau-table install contre la chemine de marbre qui se trouvait au bout de la salle. La lumire tait adoucie par les rideaux jaune ple des grandes fentres {184} .

    Tous les jours, samedis et ftes excepts, de quatorze seize heures, Monsieur Philippe tient sance en prsence de gens de toutes classes sociales, curieux, malades, infirmes. Il sadresse tour de rle aux personnes prsentes, qui lui confient leur souci, voix basse ou devant lassemble. Il interroge, dit un mot de consolation chacun, rpond avec autorit aux questions poses, ou se contente de dire le Ciel taccorde ce que tu dsires , demandant pour seul paiement de ne pas dire de mal de son prochain pendant une heure, un jour, une semaine, de renoncer un procs ou de se rconcilier avec

  • un proche. Parfois, il exhorte lassistance de prier avec lui pour un malade, un infirme. Puis il ordonne au malheureux de se lever et celui-ci soudainement marche, se relve, guri, et les larmes coulent sur les visages.

    Joanny Bricaud se souvient davoir, quelques annes plus tard, assist l de bien tranges sances de magntisme occulte {185} , qui taient alors biquotidiennes : Ds larrive des malades, Monsieur Philippe oprait deux slections, leur demandait sils venaient pour la premire fois ou sils avaient dj suivi le traitement ; puis il renvoyait les personnes susceptibles de troubler latmosphre fluidique. Les assistants taient placs sur des ranges de chaises et sur des bancs, comme lglise, et il tait recommand de se recueillir pendant que lui-mme se retirait dans une pice voisine.

    Lorsquil faisait son entre dfinitive, il disait ordinairement : Levez-vous ! Puis il prescrivait le recueillement pendant quelques minutes et une invocation Dieu. Pendant ce temps, il regardait tour tour et fixement les assistants. Il les faisait asseoir et, les mains derrire le dos, appliqu tout voir, il se promenait, dans la trave centrale. Puis, brusquement, il sarrtait devant un malade, le touchait et, le regardant fixement, il lui intimait lordre de gurir.

    Il poursuivait le tour de lassemble, accordait chacun quelques minutes dattention et, posant bien souvent la main sur lpaule, il disait : Allons ! Allons, a ira, parlant avec assurance de la gurison. Il faisait des passes magntiques sur certains malades, recommandait dautres de prier dans des conditions dtermines {186} . Selon Papus, il y avait toujours l prs de 80 100 personnes. Philippe ntait pas du tout poseur. Dun caractre bon enfant, il faisait toujours rire les malades. {187}

    Versons encore au dossier, non sans quelque rserve, une pice singulire, le tmoignage dun mouchard de la police : Vers les deux heures et demie de laprs-midi, je me rends rue Tte dOr, 35. Je frappe les trois coups de la faon convenue et,

  • reconnu pour un initi par la vieille femme charge de la garde de la porte, je suis introduit sur-le-champ.

    La petite cour traverse, jentre dans un long vestibule, formant un coude dans son milieu o sont entasses une soixantaine de personnes. Notre attente dure une heure environ. Muni dun carton numrot et le matre (Philippe) tant arriv, nous montons, les uns la suite des autres, un troit escalier en colimaon conduisant un 1er tage. Au milieu de lescalier, Chappaz (sic) lalter ego de Philippe arrte chacun de nous, le regarde attentivement (bien que durant notre long stationnement dans le vestibule, nous ayons t lobjet dun premier examen), puis change notre carton numrot contre un ticket de couleur rose.

    Cette formalit remplie, il sefface, nous gravissons les dernires marches et arrivons au palier du 1er tage. L, nouvel arrt ; une bonne reoit le ticket donn par Chappaz, nous examine et, enfin, nous introduit dans la salle de sances, vaste pice pouvant contenir 80 100 personnes, au pourtour muni de banquettes et de chaises, et spare en deux parties par deux trs longs bancs sur lesquels les assistants peuvent sasseoir des deux cts dos dos. Tous tant placs, Chappaz ferme la porte clef, sadosse son encadrement et lobscurit est faite.

    Alors seulement Philippe, clair par une veilleuse, un carnet et un crayon dans la main gauche, apparat dans le fond de lappartement. De la tte il salue lassistance qui lui rpond par un lger murmure dapprobation. Le matre dbutant par la droite interroge peu prs en ces termes chaque personne : Comment vas-tu, mon vieux ? Je nai gure de temps te consacrer ; mais reste dans ma demeure, coute, aie la foi et tu seras guri [].

    La ronde termine, il se place au fond de la salle, prend une pose hiratique, fait quelques passes magntiques et demande aux fidles sils nont pas ressenti soit une commotion la tte ou un frissonnement dans lpine dorsale, soit encore

  • une sensation de chaleur ou de froid la plante des pieds, aux genoux, lestomac, etc. Invariablement, aprs chaque interrogation, une partie de lauditoire rpond avec enthousiasme : oui, matre {188} .

    Exercice illgal de la mdecine

    Monsieur Philippe soigne au vu de tous ; les malades viennent en grand nombre, et sa rputation de gurisseur crot sans cesse. Ds lors, les ennuis, dont les tracasseries de la Facult de mdecine de Lyon ntaient que le prlude, se font de plus en plus srieux. Car la mdecine officielle nentend pas le laisser exercer en toute impunit, et la justice sen inquite. Partout en France, on rprime svrement lexercice illgal de ma mdecine.

    Lyon, Antoine Gailleton, maire de la ville de 1881 1900, mdecin matrialiste et anticlrical, premier titulaire de la chaire des maladies cutanes et syphilitiques de la Facult de mdecine, ne saurait moins que quiconque tolrer dans sa bonne ville les agissements des gurisseurs.

    Sdir prtend que Monsieur Philippe fut cit une soixantaine de fois devant les tribunaux pour exercice illgal de la mdecine {189} . Mais nest-ce pas tout simplement le nombre approximatif des amendes qui lui ont t infliges trois reprises ?

    La premire condamnation quinze francs damende par le Tribunal correctionnel de Lyon tombe, en vertu des articles 35 et 36 de la loi du 19 ventse de lan XI, le 7 juillet 1887, pour avoir, Lyon, en 1887, et en tout cas depuis moins de trois ans, exerc la mdecine sans avoir de diplme, certificat ou lettres de rception {190} . Quatre mois plus tard, lors des audiences publiques des 2 et 3 novembre 1887, matre J. Clozel, avocat la cour dappel de Lyon {191}, plaide lacquittement. En vain, puisque matre Talion, avocat gnral, y prononce larrt que voici :

  • Considrant que Philippe Nizier nest pourvu ni du diplme de mdecine ni de celui dofficier de sant ;

    Que cependant, ainsi quil rsulte de linformation des dbats et mme de ses propres aveux, depuis moins dun an, Lyon, il a reu dans son domicile un nombre considrable de malades, quil a traits au moyen de la suggestion mentale ;

    Que, suivant la dposition de la veuve Bret-Morel, chaque visiteur payait un droit dentre, et que, daprs les tmoins cits la requte de Philippe Nizier, les malades donnaient ce quils voulaient ;

    Considrant que le prvenu allgue que la magntisation, laquelle il se livrait, exclusivement, sans signer aucune ordonnance ni prescrire aucun remde ne saurait tre assimile un mode dexercice illgal de la mdecine, et que par suite les faits qui lui sont reprochs ne tombant pas sous lapplication de la loi du 10 ventse an XI ;

    Considrant que celle allgation nest pas fonde ;

    Considrant, en effet, que la disposition de larticle 35 de ladite loi est gnrale, absolue et sans distinction, quelle comprend dans sa prohibition tout exercice illgal de lart de gurir, sans laccomplissement des conditions quelle prescrit, quel que soit le mode de traitement pratiqu, et, par consquent, le traitement par le magntisme comme tout autre ;

    Par ce motif, la Cour, aprs en avoir dlibr,

    Dit quil a t bien jug mal et sans griefs appel ;

    Quoi faisant, confirme, tant sur la question de culpabilit que sur lapplication de la peine, le jugement du Tribunal correctionnel de Lyon, en date du sept juillet dernier {192} .

    une amie venue le soutenir Monsieur Philippe adresse ce mot : [] je viens vous remercier de vos bonnes intentions mon gard. Je nai sollicit moi-mme aucun tmoignage en ma faveur, quelques personnes se sont prsentes pour tmoigner

  • de la vrit, on a ri, beaucoup de ces personnes ont t certainement tournes en drision, mais un jour viendra et ce jour est bien prs ou Dieu les rcompensera. Ce que je fais, je le referai encore, car je nai jamais fait le mal, jai t inculp, cest trs vrai, jai t bien insult, mais jai la grande satisfaction davoir toujours rendu le bien pour le mal.

    Si le Tribunal me condamne, le Tribunal Cleste me graciera, car il ma donn une mission remplir que la puissance humaine ne peut remplir pour moi et ne peut mempcher daccomplir mes devoirs. Lheure a sonn et donne le signal de mes preuves, je serai ferme et ne cderai pas un pouce du territoire confi par mon Pre {193} .

    En 1890, Monsieur Philippe, qui apparat comme mdecin sur le Bottin {194}, est nouveau convoqu devant le tribunal correctionnel de Lyon qui, le 21 mai 1890 {195}, le condamne quarante-six amendes de 15 francs, pour le mme motif, et, plus prcisment, pour avoir donn des soins la nice de la dame Bacqu et en donnant des consultations aux quarante-six personnes dont la prsence chez lui a t constate le 14 mars 1890 par Monsieur le Commissaire aux dlgations {196} .

    Claude Laurent se souvient : un sieur Gerspach, que je connaissais depuis quelques annes, vint me demander si je consentais tmoigner en justice que Monsieur Philippe avait guri ma fille, sans aucun remde, distance, et sans aucune rtribution.

    Nayant cette poque jamais vu Monsieur Philippe, je rpondis au sieur Gerspach que Monsieur Philippe pouvait massigner comme tmoin, et que je ferais devant le tribunal ma dposition en mon me et conscience.

    Le jour de la comparution devant le tribunal, lorsque je fus pour la premire fois en prsence de Monsieur Philippe, javoue que spontanment et sans aucune hsitation, je reconnus que lui seul avait guri ma fille. Cest donc avec la conviction la plus ferme et la plus sincre, que je dclarai au tribunal que sans

  • Monsieur Philippe ma fille serait morte, que le jour o Mlle Anas Ampre [une amie de la famille] avait consult Monsieur Philippe, ma fille tait sur le point dexpirer, et qu minuit elle tait sauve.

    Quaucun remde navait t prescrit, et que je dclarai hautement que cette gurison avait t obtenue distance, ainsi quil mtait facile de le prouver par tmoins. Je dclarai encore que Monsieur Philippe tait le sauveur de ma fille, et quil avait refus de recevoir la moindre somme dargent titre dhonoraires. Dautres tmoins dposrent aussi dans le mme sens.

    Mais il fallait que le pre des pauvres et des dshrits fut condamn, il fallait une victime, et les membres de ce tribunal, cependant un instant branls, condamnrent impitoyablement celui auquel ils auraient d adresser des louanges {197} .

    Le 1er juillet 1890, devant la cour dappel de Lyon, matre Clair, avou de Monsieur Philippe, dclare quil se dsiste de lappel. La cour confirme donc le jugement du 14 mars et le condamne quarante-six amendes de 15 francs chacune {198}. Cesse-t-il pour autant dexercer ? Point du tout !

    nouveau mis en demeure par la prfecture de Lyon de produire les diplmes lautorisant exercer, par deux fois encore, en 1892, lanne o disparat en France lofficiat de sant, il doit se prsenter devant le tribunal correctionnel. Le 3 fvrier 1892, le voici accus par une certaine Mme Gelay, de Villefranche, soigne par lui voil dix-huit ans, donc vers 1874. Je souffrais dune gastralgie, dit-elle, et jai t soigne par M. Philippe. Jallais dans son cabinet de consultation et je payais trois francs par cachet, que me faisait-on ? Il me serait difficile de lexpliquer.

    Loprateur nous groupait dans une salle, nous demandait de quelle maladie nous souffrions, nous fixait longuement, puis son inspection faite, dclarait que toutes les personnes qui doutaient de son influence devaient quitter la salle. Nous restions trente ou quarante quelquefois et aprs une sance

  • dune demi-heure pendant laquelle nous tions sous la domination du gurisseur nous quittions son cabinet et il nous semblait que nous tions soulages. Tout alla bien jusquau jour o celui que je considrais comme mon sauveur me persuada de lui prter, pour son usage personnel, diverses actions ou titres au porteur montant une somme de 5 000 francs environ.

    La reconnaissance aidant la suggestion je consentis au prt demand et aujourdhui je ne me porte ni mieux ni plus mal, mais en dehors des sommes que jai verses chaque sances, je dois constater que je nai pas revu les quelques conomies que mon mari et moi nous avions pniblement amasses. {199}

    Matre Faugier, dfenseur de Monsieur Philippe, intervient aussitt et dclare que la somme demande est dpose chez un avou la disposition de la plaignante . Laffaire semble donc close. Mais voici que se prsente un certain Courtois, gendarme de Villeurbanne, qui reprsente son pouse. Je ne sais rien, dit-il, de la faon dont M. Philippe traite ses malades, mais ce que je sais, cest quil a, sur la recommandation dune voisine, donn des soins ma femme et quil la rendue folle. Son tat mental tait tel aprs les sances du magntiseur quelle a d, sur ma demande et sur lavis de son mdecin, Monsieur le Dr Branche, tre pendant quelques jours interne lasile dpartemental dalins.

    Ma femme me disait quelle avait toute confiance en M. Philippe, quil la soulageait, et quelle se sentait beaucoup mieux, puis tout coup elle fut prise pour lui dune singulire rpulsion. Ce furent les dbuts de son affection mentale. Elle le voyait partout, retrouvait ses traits sur le visage de toutes les personnes qui venaient la maison, et senfuyait pouvante dclarant que pour chapper une semblable obsession elle attenterait certainement ses jours. Le chat la regardait-elle, elle scriait les mains sur les yeux : le voil, cest lui, il me fixe, je suis perdue {200} .

  • Le mdecin traitant de la pauvre femme intervient : Je crois et je suis convaincu, dit M. le docteur Branche que le magntisme est un moyen pratique pour agir sur certains malades et dans certains cas, mais il va de soi quon doit en user avec la plus grande circonspection. Ce moyen curatif devrait, mon avis, rester entre les mains des mdecins, et je dirai mieux des mdecins spcialistes. Cette force indniable que lon appelle le magntisme ou plus rcemment lhypnotisme, peut avoir si elle est mal employe, le plus dplorable effet, et le cas de ma cliente qui ne peut aujourdhui venir dposer la barre du tribunal, en est la preuve la plus vidente {201} .

    Mais, en quoi rendre Monsieur Philippe responsable des dlires dune paranoaque ? Le ministre public sabstiendra de considrer la premire plainte, mais retiendra tout de mme le dlit dexercice illgal de la mdecine, sous le couvert dun prte-nom. La dfense sen tiendra aux faits : Monsieur Philippe na jamais prescrit le moindre mdicament. Et le tribunal prononcera lacquittement. Monsieur Philippe quitte la salle daudience entour de quelques personnes auxquelles il dit : On ne peut pas me punir pour gurir les malades, puisque les mdecins eux-mmes ny peuvent rien. La galerie des htes du palais applaudit au gurisseur et lun dit : Les mdecins, cest bon nous envoyer chez le pharmacien et voil tout ! {202}

    La victoire sera pourtant de courte dure. Car le procureur de la Rpublique de Lyon fait immdiatement appel de ce jugement, et, le 4 avril 1892, Monsieur Philippe est nouveau contraint de venir sexpliquer la barre, soutenu par son avocat, matre Faugier, devant matre Roullet, avocat gnral {203}. En dpit des charges ridicules, ce sera peine perdue.

    La cour dappel, considrant en effet que depuis sa dernire condamnation et malgr les avertissements ritrs de la Justice, Philippe Nizier a continu recevoir son domicile, rue Tte dOr n 35 un certain nombre de personnes souffrant de diverses maladies quil a traites par des procds analogues ceux prcdemment employs, tout en cherchant en

  • dissimuler les manifestations extrieures et en se couvrant de la collaboration dun docteur muni dun diplme rgulier, auquel il prtend avoir lou le local o se donnaient les consultations ;

    Considrant notamment que la dame Maville femme Courtois, dont les dpositions sont confirmes par celles de son mari, a dclar stre rendue chez Philippe vingt-cinq fois, dans le courant de lanne 1891 ; que suivant ses dclarations Philippe aurait vivement frapp son imagination en lui parlant de loutre-tombe et des mes des morts ; quelle affirme en outre tre tombe gravement malade aprs avoir absorb un verre deau que Philippe lui avait ordonn de boire, et quil aurait t, dit-elle, imprgn de fluide magntique ; quil est malheureusement certain que cette pauvre femme trs faible desprit, a prouv, la suite des visites faites chez Philippe, un trouble mental tel quelle a d tre interne dans un asile dalins ; qu chacune de ses visites la femme Maville a pay la somme de un franc titre de rmunration.

    Considrant que de son ct la femme Gelay dclare avoir, dans lanne 1891, fait cinq visites chez Philippe rue Tte dor, n 35, quun certain nombre de personnes se trouvaient l runies dans la mme salle ; que Philippe entrait, prononant des paroles mystrieuses comme sil invoquait, dit-elle, un esprit ; quil passait devant chaque personne, la regardant fixement, lui demandait le genre de maladie dont elle souffrait, puis ajoutait : cela ira mieux ; qu chacu