Cahier IP n° 2 : Le Corps, nouvel objet connecté

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De nouvelles pratiques individuelles Écosystème et Jeux d’acteurs Quels axes de régulation ? Les voies à explorer LE CORPS, NOUVEL OBJET CONNECTÉ DU QUANTIFIED SELF À LA M-SANTÉ : LES NOUVEAUX TERRITOIRES DE LA MISE EN DONNÉES DU MONDE CAHIERS IP INNOVATION & PROSPECTIVE N°02

Transcript of Cahier IP n° 2 : Le Corps, nouvel objet connecté

  • De nouvelles pratiques individuelles

    cosystme et Jeux dacteurs

    Quels axes de rgulation? Les voies explorer

    LE CORPS, NOUVEL OBJET CONNECT

    DU QUANTIFIED SELF LA M-SANT: LES NOUVEAUX TERRITOIRES DE LA MISE EN DONNES DU MONDE

    CAHIERS IPINNOVATION & PROSPECTIVE

    N02

  • La collection des cahiers IP, Innovation &Prospective, a vocation prsenter et partager lestravaux et tudes prospectives conduits par laCNIL et par sonlaboratoire dinnovation. Il sagit ainsi decontribuer nourrir ledbat et larflexion dans lechamp Informatique et Liberts.

    Commission Nationale de lInformatique et des Liberts8 rue Vivienne CS 30223 75083 Paris Cedex 02Tl. : 01 53 73 22 22 Fax : 01 53 73 22 00 [email protected] www.cnil.fr

    dition annuelleDirecteur de la publication : douard GeffrayRdacteur en chef : Sophie Vulliet-TavernierConception graphique : EFIL 02 47 47 03 20 / www.efil.frImpression : Imprimerie Champagnac - 04 71 48 51 05Crdit Photos : Luc Tesson Istock Photo Gus Wezerek Ctrl+Shift CNIL ISSN : en coursDpt lgal : publicationCette uvre est mise disposition sous licence Attribution 3.0 France. Pour voir une copie de cette licence, visitez http://creativecommons.org/licenses/by/3.0/fr/

    Les points de vue exprims dans cette publication ne refltent pas ncessairement la position de la CNIL.La CNIL remercie vivement l'ensemble des experts interviews pour leur contribution.

    Suivez la CNIL sur...

    La rdaction de ce cahier ainsi que le suivi de sa conception et de son impression ont t assurs par la CNIL (Olivier Coutor, Geoffrey Delcroix, OlivierDesbiey, Lucie Le Moine, Marie Leroux, Sophie Vulliet-Tavernier, avec l'aide de Juliette Crouzet, Nicolas Carougeau et Paul Simon).

  • DITOD cidemment, la numrisation de nos activits humaines na pas de limites: elle concerne dsormais notre corps et ce que nous en faisons. Cest ce que lon appelle le quantified self ou quantification de soi. Sous cette expression quelque peu sibylline, sont vises des pratiques varies mais qui ont toutes pour point commun pour leurs

    adeptes, de mesurer et de comparer avec dautres des variables relatives notre mode de vie: nutrition, exercice physique, sommeil, mais aussi pourquoi pas son humeur, etc. Reposant de plus en plus sur lutilisation de capteurs corporels connects - bracelets, podomtres, balances, tensiomtres, etc. - et dapplications sur mobiles, ces pratiques volontaires dauto-quantification se caractrisent par des modes de capture des donnes de plus en plus automatiss, et par le partage et la circulation de volumes considrables de donnes personnelles. Ce phnomne se dveloppe linitiative des individus eux-mmes et aussi, en raison des modles conomiques des acteurs investissant ce march. Pratique marginale et effet de mode pour certains, signe prcurseur de la rvolution de lInternet des Objets qui sannonce ou amorce dune transformation socitale profonde pour dautres: autant de points de vue diffrents sur la question, autant de raisons danalyser plus en profondeur ces nouveaux usages du numrique. Cest lobjet de ce deuxime cahierIP et, dans le prolongement des travaux mens dans le cadre du chantier vie prive 2020 dtudier limpact potentiel de ces nouvelles pratiques sur la vie prive et les liberts individuelles.Plusieurs travauxont ainsi t conduits : entretiens avec des experts du sujet (chercheurs, institutionnels, mdecins, acteurs conomiques, etc.); tat des lieux linternational sur les rgulations luvre dans le domaine des applications mobiles de sant et des capteurs connects ; tude du march et du modle conomique des acteurs; lancement de tests de capteurs et dapplications dans le cadre du laboratoire de la CNIL, etc.Le sujet est complexe apprhender en raison de lhtrognit des pratiques de quantified self, de la diversit des outils et applications concerns, de leurs caractristiques et de leurs fonctionnalits. Cest pourquoi mme si ces cahiers IP sont essentiellement consacrs ltude des outils et applications grand public, vendues dans le commerce sans recours spcifique a priori un professionnel de sant, les usages potentiellement mdicaux de ces applications doivent aussi tre pris en compte, la frontire avec des applications relevant du monde mdical pouvant alors savrer dlicate.Au-del, mme si ces pratiques peuvent sous un premier abord apparatre ludiques voire gadget et portant peu consquences, le sujet, sur un plan plus prospectif, est porteur denjeux lourds non seulement en termes de sant publique mais aussi sur les plans juridiques, conomiques, etc. Il pose galement des questions thiques dlicates car il sagit avant tout de donnes attaches au corps humain En dfinitive, ce deuxime numro des cahiers a pour objectif de contribuer la rflexion sur le sujet en esquissant des axes exploratoires en vue dune ventuelle rgulation venir.

    Isabelle FALQUE-PIERROTIN,Prsidente de la CNIL

    http://www.cnil.fr/fileadmin/documents/Guides_pratiques/Livrets/Cahier-ip/cnil_cahieripn1/index.html

  • 04 CNIL CAHIERS IP - LE CORPS, NOUVEL OBJET CONNECT

    n Franais, on a tendance traduire quantified self par auto-mesure de soi. Llaboration dun soi commensurable car chiffr, renvoie bien lobsession contemporaine pour une objectivit qui passe par la mise en nombres. Pourtant, la

    quantification et la mesure sont deux ides trs diffrentes. Comme lexpliquait Alain Desrosires1, quantifier consiste exprimer et faire exister sous une forme numrique ce qui, auparavant, tait exprim par des mots et non par des nombres alors que lide de mesure implique que quelque chose existe sous une forme dj mesurable () comme la hauteur de la Tour Eiffel. La bonne sant, la bonne humeur, ne sont pas des choses qui se laissent facilement mesurer indpendamment de conventions dquivalences pralablement dfinies. Le phnomne du quantified self relve dune dmarche non pas de mesure mais de quantification continue, en temps rel, contribuant la production sociale de normes de comportements, de performance et de sant, minemment volutives et permettant la visualisation et, ventuellement, la mise en comparaison de leurs progrs respectifs par les utilisateurs

    relis directement lInternet travers les capteurs qui les quantifient.

    La construction dynamique et interactive de cette normativit perfectionniste conduit une exposition croissante de la vie prive voire de lintimit de chacun, dans linteraction avec des acteurs conomiques qui ne poursuivent pas ncessairement les mmes objectifs que les adeptes de la quantification de soi. Ce point est dautant plus important que les donnes produites peuvent tre, soit directement, soit indirectement, rvlatrices dinformations sensibles relatives notamment ltat de sant actuel ou futur. Des donnes traditionnellement confies au mdecin de famille dans le cadre dune relation de confiance garantie notamment par le principe du secret mdical se retrouvent sur les rseaux. Il est frappant de constater le peu dinquitude que cela suscite parmi les adeptes du quantified self. Que la confiance routinire accorde au mdecin de famille soit tendue aux dispositifs numriques destines non seulement lenregistrement mais aussi la publication et au partage des paramtres observs par les capteurs, atteste de lefficacit du design de ces interfaces conviviales conues pour susciter le sentiment de confiance et de

    E AVANT- PRO POS

  • Partie 03 Quels axes de rgulation: les voies explorer

    Bibliographie 60

    Liste des experts interviews 62

    Partie 01 De nouvelles pratiques individuelles

    SCNARIO PROSPECTIF : LA ET SES CAPTEURS : UNE JOURNE EN L'AN 20.. 08

    LE QUANTIFIED SELF: POUR UNE MEILLEURE CONNAISSANCE DE SOI ET DES AUTRES 10

    LA TRANSFORMATION DES PRATIQUES MDICALES: PAROLES DEXPERTS 15

    LINVASION DES CAPTEURS 17

    CONTRLER ET VALORISER SES DONNES: LESNOUVELLES APPROCHES 21

    QUELLE RGULATION POUR LA SANT MOBILE? LCOLE DESEXEMPLES TRANGERS 44

    POUR UN HABEAS CORPUS DE LHOMME CAPT 52

    SCNARIO PROSPECTIF: 2022, LE SOMMET DES HUMAINS DE RIO 58

    Partie 02cosystme et Jeux dacteurs

    MARCH DE LASANT SURMOBILE ET MODLES CONOMIQUES DES NOUVEAUX ENTRANTS 28

    LES ACTEURS TRADITIONNELS DE LA SANT, ENTREINNOVATION ET DISPARITION? 32

    SCNARIO PROSPECTIF : FUSIONS, ACQUISITIONS ET MODLES CONOMIQUES DANS LE DOMAINE DES OBJETS CONNECTS DE LA SANT ET DES ASSURANCES : O EN EST LE MARCH ? 36

    LE PROJET TRANSHUMANISTE: LHOMME CAPT, AUGMENT, IDAL? 38

    05

    proximit. Ainsi le confort et la facilit dutilisation, la prcision et la fiabilit des enregistrements, font passer au second plan les interrogations ventuelles quant la trajectoire et aux utilisations des donnes pour des finalits qui ne seraient pas ncessairement alignes sur les intrts de lutilisateur.

    Par ailleurs, dans la mesure o ces pratiques contribuent redfinir continuellement des objectifs de performance et de jouissance de manire inscrire les individus dans des processus de perfectionnement dont lobjectif recule au fur et mesure quils progressent, le risque est videmment, pour les adeptes, de tomber dans une forme de normopathie (maladie de la norme)dont les symptmes sont notamment dcrits par Y. Buin2: le langage, la pense, le comportement norms en vue de la performance et de lefficacit y perdraient tout pouvoir de contestation ds lors que la vie elle-mme deviendrait un programme, lui-mme intgr celui dune immense machinerie acphale.

    Cette question nous interroge sur le type de capacit dagir (agency, dit-on en anglais) des individus dans ces contextes de quantification de la vie mme. On parle beaucoup dempowerment des individus par les technologies, rendus conscients de micro-vnements physiologiques qui seraient passs, sans lintervention des dispositifs de quantified self, compltement inaperus. Lhyper-focalisation sur les vnements physiologiques, cardiaques, digestifs, de la vie, ce ddoublement et cette intensification de la mmoire du corps permettra peut-tre (mais ici, non plus, rien nest certain) lindividu de mieux prserver ses intrts individuels, y compris en contestant les diagnostics mdicaux, mais en aucun cas ce repli de lindividu sur lui-mme ne permet la dlibration collective sur les normes. Or, la notion dmancipation nest pas sparable de la notion de collectif, dinterindividualit, despace public o slabore du projet politique irrductible la seule concurrence des intrts et performances individuels. Les pratiques de quantification dans le domaine de la sant favorisent la micro-gestion individuelle de la sant au dtriment dune apprhension plus collective. Elles font des individus des entrepreneurs deux-mmes responsables de leur bon ou mauvais comportement de sant, et peuvent distraire lattention des causes environnementales ou socioconomiques des problmes de sant publique. Or le design pourrait aussi faciliter, plutt que le perfectionnisme sanitaire individuel, la dlibration collective sur les dterminants non seulement comportementaux, mais aussi environnementaux et socio-conomiques de la sant et du bien-tre.

    Antoinette ROUVROY, Chercheur en philosophie du droit, membre du Comit de la Prospective de la CNIL

    1/ Desrosires, A. (2008) Pour une sociologie historique de laquantification. Largument statistique I, Presses de lcole des mines, p.10-11. 2/ Buin, Y. (2003) Normopathie, Le Passant Ordinaire. Revue Internationale de Cration et de Pense Critique, 45-46

    Les sources cites dans le cahier sont recenses dans la bibliographie en p.60.

    AVANT- PRO POS

  • 01

  • 07

    Partie 01

    DE NOUVELLES PRATIQUES INDIVIDUELLES

    SCNARIO PROSPECTIF : "LA ET SES CAPTEURS : UNE JOURNE EN L'AN 20.." 08

    LE QUANTIFIED SELF: POUR UNE MEILLEURE CONNAISSANCE DE SOI ET DES AUTRES 10

    LA TRANSFORMATION DES PRATIQUES MDICALES: PAROLES DEXPERTS 15

    L'INVASION DES CAPTEURS 17

    CONTRLER ET VALORISER SES DONNES: LES NOUVELLES APPROCHES 21

  • LA ET SES CAPTEURS : UNE JOURNE

    EN LAN 20..harassante journe de La ne stait acheve que tard hier lors du barbecue runissant les employs du

    campus surplombant la Baie de San Francisco. Cela navait rien dexceptionnel depuis quelle avait rejoint,

    suite au rachat de sa start-up, les quipes de la plus importante entreprise technologique du monde. En 5ans

    peine, lentreprise avait supplant Google, Facebook et consorts dans le cur des utilisateurs comme des

    analystes financiers. Pourtant, le rveil de La se fait en douceur, comme tous les jours depuis quelle utilise le proto-

    type de lecteur dondes crbrales de lentreprise. Lappareil est tellement simple quil parait magique: il suffit de faire

    adhrer deux carrs souples de la taille dun ongle sur les tempes, sans aucune gne pour elle pendant la nuit, et les

    donnes sont transmises au bracelet et sa tablette transparente dernier cri. Le bracelet sest mis vibrer doucement

    au moment idal pour assurer un rveil pendant une phase de sommeil lger, et a transmis linformation la tablette,

    qui se charge daugmenter la luminosit, de rgler la climatisation, de lancer la cafetire... et de publier linformation

    sur le service de rseau social de lentreprise. Dans le mme temps, les rendez-vous de son agenda sont mis jour

    pour tenir compte des 15minutes de sommeil quelle a conomises cette nuit-l...

    Pendant le petit djeuner, La vrifie distraitement ses PKPI (personal key performance indicators). La essaye de

    consulter rgulirement ces calculs issus dalgorithmes sophistiqus (et obscurs) et chargs doptimiser automatique-

    ment la fois sa motivation et sa forme physique, adoptant ainsi pour sa vie personnelle, la vision de lentreprise: on

    ne peut pas amliorer ce quon ne peut pas mesurer, on ne changera pas ce quon peut cacher... Et La reconnait que

    cela fonctionne: depuis un mois, elle sest dj surprise plusieurs fois reposer un soda dans son frigo, sachant que

    tout le monde aurait connaissance de ce petit cart... Elle a dailleurs perdu 2kilos depuis que le bracelet et dautres

    capteurs mesurent ainsi sa vie, non pas quelle lait voulue activement ou quelle pensait en avoir besoin... mais elle

    a reu de nombreuses flicitations alors! Aujourdhui, son coach numrique lui recommande dailleurs 13 150pas

    dans la journe et pas plus de 1850calories... Aprs lavoir flicit pour les 11 824pas de la veille, en hausse de 1,2 %

    par rapport la semaine prcdente qui tait elle-mme la seconde meilleure semaine de La depuis quelle a adhr

    au programme de sant active de son employeur. La boit son caf du matin (dont les teneurs en cafine, sucre et

    calories sont mesures automatiquement par la tasse portant le logo de lentreprise) tout en regardant dun air absent

    lavalanche de statistiques et de dataviz sur sa tablette. Elle ne peut cependant chapper la plus visible: une aug-

    mentation de 2,4 % par jour du nombre de calories quotidiennes ingres depuis le dbut du mois. Cette croissance est

    certes corrle la baisse de 3C de la temprature moyenne extrieure releve par sa station mto dappartement et

    celle de sa voiture, mais les chiffres rvlent une corrlation plus nette encore avec une hausse de 1,3 % de son poids et

    de 0,8 % de la proportion de masse grasse de son corps releves par la balance connecte de la salle de bain. Refrnant

    lenvie de pulvriser cette moucharde, La soupire en lisant les recommandations au ton ouvertement positif et motivant

    du coach virtuel de lapplication ActivHealth, qui recommande une modification de rgime alimentaire et une hausse

    L'

    08 CNIL CAHIERS IP - LE CORPS, NOUVEL OBJET CONNECT

    quoi pourrait ressembler

    une journe type dun adept

    e du quantified self

    dansun futur proche? Nou

    snous sommes amuss im

    aginer la journe de La,

    salarie dune grande entrep

    rise de technologies install

    e en Californie. Ce texte

    sinspire de lectures voqua

    nt cequotidien, enparticuli

    er du roman dystopique

    publi en octobre 2013 par D

    ave Eggers, The Circle (Ed

    itions Mc Sweeney's,

    2014), uneentreprise inven

    te devenue la compagnie te

    chnologique la plus

    puissante dumonde aprs le

    succs de TruYou, un outil de

    prsence numrique

    dun individu, autravers du

    ne seule authentification... e

    t dune seule identit.

    Dornavant, fort de sonsucc

    s, The Circle peut mener

    bien tous sesprojets

    damlioration du monde par

    la technologie, mme les pl

    us fous.

    http://en.wikipedia.org/wiki/The_Circle_%25282013_novel%2529

  • importante de 10 % des objectifs quotidiens du nombre de pas forte intensit pour contrecarrer cette pente juge

    funeste. En ralit, le coach virtuel annonce sur un ton triomphant quil avait intgr cette hausse de sa propre initiative

    dans les objectifs de la veille et que son poids a dj baiss de 0,3 % (un miraculeux 180grammes de perdu, calcule

    rapidement La en finissant sa tasse). Dun soupir elle se rend galement compte sur lcran que lanalyse humeur et

    stress de sa journe de la veille a dj provoqu des commentaires inquiets de certains collgues et de son manager

    a nest pas grave, je te connais, tu ne resteras pas longtemps dans les 10 % demploys ayant la moins bonne humeur

    du dpartement... La est plus tonne de voir un message de la responsable wellness analytics de sa direction qui

    lui rappelle quun excs de stress peut conduire une dgradation de la sant et quelle doit faire attention elle...

    La se rend compte que le ton de ce dernier message, tout en compassion, est en fait tout sauf anodin. Tout cela

    peut avoir des consquences sur son assurance sant, ActivHealth tant partie intgrante des services financs par

    lentreprise. Celle-ci a certes lune des politiques en ce domaine parmi les plus gnreuses des tats-Unis, mais cette

    politique nexiste quen contrepartie de ladhsion aux valeurs de transparence et de responsabilisation dActivHealth.

    Le contrat Wellness de son entreprise permet en effet aux algorithmes de lassureur (dont le gant des technologies

    est devenu le plus gros fournisseur de donnes et de solutions technologiques cette anne...) de suivre les rsultats

    de ses capteurs corporels. Ce nest pas vraiment obligatoire, mais... lassurance est bien moins coteuse quand on

    consent librement un tel partage. Il va falloir faire descendre ce niveau de stress, mme artificiellement se dit

    La en songeant aux stratagmes quelle pourrait employer pour tromper les capteurs. Au dbut des contrats dassu-

    rance de ce type, ctait dailleurs un jeu trs rpandu: les employs accrochaient leur podomtre au collier de leur

    chien pour augmenter le nombre de pas parcourus par jour, par exemple. Les labradors de tout le pays taient ravis,

    mais les assureurs se sont rapidement rendus compte de la faille... en croisant ces donnes avec celles issues de leurs

    bases dassurance pour animaux de compagnie. Cela a permis lemployeur de La dentrer sur ce march en leur

    fournissant un algorithme capable de distinguer les pas humains de ceux des animaux... Il parait que certains cadres

    aiss dentreprise payent des gens pour porter leurs capteurs le temps dun footing,... mais cest videmment impos-

    sible pour un utilisateur identifi en permanence par ses objets connects... Dautant que les dernires amliorations

    de lalgorithme de reconnaissance des pas devraient lui permettre de vrifier la cohrence de ralisation dun pas en

    fonction des caractristiques du porteur des capteurs (sexe, taille, poids, ge,...). Je peux toujours me forcer sourire

    un peu plus au bureau, les camras ne manqueront pas de le dtecter... Perdue dans ces penses, La tend machi-

    nalement la main vers un autre gteau, mais son bracelet vibre doucement lapproche de la puce sans-contact de

    lemballage pour len dissuader. Elle change davis sans mme y penser. Quelle chance de ne plus avoir faire defforts

    pour tre exemplaire et raisonnable!

    Arrive sur limmense campus ensoleill qui accueille son bureau, alors quelle appuie sur le bouton de lascenseur,

    son bracelet vibre. Sur lcran Et si vous preniez lescalier?. Aprs un djeuner calibr sur son nouvel objectif nutri-

    tionnel (et incluant un accompagnement la carotte: son bracelet a dtect dans son sang une carence en vitamineA),

    La se replonge dans son travail avec intensit tout laprs-midi. Petite vibration: Vous tes stresse, faites donc une

    pause. Elle retrouve le sourire. Brivement. Encore une vibration. Fin de la pause. La fin de journe approche, et La

    se rend compte 17h quun espace dans son agenda a t bloqu par ActivHealth et que, si elle le souhaite, 37 % des

    machines de la salle de gym sont actuellement libres...

    Aprs sa sance de sport (qui lui vaut de voir sur son bracelet un message de flicitation enthousiaste de la respon-

    sable Wellness de son ple), La dcouvre sur son bureau un paquet. Son chef lattend ct. Bonsoir La. Tes chiffres

    de stress sont meilleurs aujourdhui, cela me rassure. Et cette sance de sport tait une bonne ide, tu seras encore

    plus sereine demain je parie! Tu seras rapidement revenue dans les 10 % les moins stresss de lquipe. Tu sais quel

    point le bien-tre de chacun est important pour nous... Dailleurs, nous tavons choisie pour tester le nouveau prototype

    du bracelet du programme ActivHealth. On se voit la collecte de fonds pour le Bangladesh tout lheure? Tu nas

    pas encore rpondu linvitation mais toute lquipe sera l, on compte sur toi! La acquiesce tout en dcouvrant le

    magnifique nouveau bracelet: lcran est souple et entirement transparent. Le bracelet ne pse que quelques grammes.

    Pourtant il sera entirement gratuitdaprs ce quelle comprend partir du moment o les utilisateurs acceptent de

    partager leurs donnes avec des partenaires de lentreprise, tout comme ils le font avec leur cercle damis, finalement!

    Une fois chez elle, La saccorde quelques minutes devant un film sur son cran mural. Pendant les pubs, elle se

    lve pour aller la salle de bains. Son capteur vibre trs lgrement: Nous aimerions avoir votre avis sur les publicits

    en cours de diffusion. Vous obtiendrez des points et des promotions personnaliss!Restez devant la camra de votre

    cran pour accepter. Elle ignore le rappel lordre. Le bracelet se met vibrer un peu plus fort...

    09

  • 10 CNIL CAHIERS IP - LE CORPS, NOUVEL OBJET CONNECT

    PARTIE 0 1 DE NOUVELLES PRATIQUES INDIVIDUELLES

    Sil y a bien un domaine o la produc-tion et lexploitation des donnes par les individus eux-mmes et leurs propres fins se sont fortement dveloppes, cest certainement celui du quantified self. Traduit en franais par auto-mesure, soi quantifi ou encore quantification de soi, le quantified self est un mouvement voire pour certains un nouvel art de vivre (Henri Verdier Connais toi toi-mme petite Philosophie du #QuantifiedSelf) qui vise au mieux-tre en mesurant diffrentes acti-vits lies au mode de vie. Apparu en Californie en 2007, en particulier linitiative de deux

    journalistes de la revue du numrique Wired (voir encadr une petite histoire du quantified self), le credo de ce mouvement se rsume lide quon ne peut pas amliorer ce quon ne peut pas quantifier, ce qui nest pas sans rappe-ler la clbre formule de management You can't manage what you can't measure .

    Quil sagisse du nombre de pas raliss dans la journe, de la qualit du sommeil ou de ses activits sportives, ce mouvement est particulirement intressant tudier en ce quil concerne des donnes dun nouveau genre, produites par les individus eux-mmes et souvent destines tre partages dans un domaine qui touche parfois lessence mme de lintimit.

    Ces pratiques semblent illustrer un nou-veau rapport au corps, aux donnes et proba-blement prfigurer de nouveaux usages lis au dveloppement des objets connects. Les cap-teurs utiliss dans une optique de quantified self peuvent en effet tre apprhends comme la premire vague de lInternet des objets il y en aurait 75 milliards lhorizon 2020 (source : Morgan Stanley, 2013) , avec la particularit dtre ports par et sur les individus pour produire des donnes qui se situent la fron-tire du bien-tre et de la sant.

    LA CONNAISSANCE DE SOI ENCHIFFRES: ENTRE RUPTURE ETCONTINUIT

    L a sant est un domaine qui volue au rythme des progrs technologiques et o la pntration du numrique apporte des changements indits dans les usages et les comportements. Une nouveaut particulirement perturbante est lmer-gence de ce mouvement citoyen qui conduit certains souhaiter tre davantage acteurs de leur bien-tre et de leur sant. Cette volont sappuie sur des outils qui peuvent tre des cap-teurs connects (synchroniss avec une applica-tion mobile) ou des applications mobiles (qui recourent aux capteurs du smartphone) pour mesurer un certain nombre de constantes lies au mode de vie principalement dans les domaines de la forme, du bien-tre et de la sant. Que ce soit au travers de capteurs ou dap-plications mobiles, le fonctionnement de ces

    Le mouvement de la quantification de soi nest que leprolongement dun phnomne plus gnral dans

    lacontinuit des usages du web. Il permet de faire des rencontres et daccder des informations. On considre que le mouvement de laquantification de soi a merg autour des annes 20072008 mais ilexistait auparavant. Ds 2003, sous la forme des forums de patients: de manire anonyme, des internautes la recherche de conseils voulaient chapper aux intervenants de sant. Des rencontres sy font, des mcanismes dentraide se mettent en place. lavenir, la sant et des sujets connexes, comme la sexualit vont devenir moins tabous ; les gens en parlent dj sur les rseaux sociaux et devraient aller jusqu mesurer leur pratique sexuelle: le domaine dextension de la quantification de soi devrait ainsi stendre vers lintime, de manire plus ou moins anonymise, pour se mesurer etsecomparer la norme.

    Emmanuel Gadenneconsultant et auteur du Guide pratique du Quantified Self

    Mieux grer sa vie, sasant, sa productivit

    LE QUANTIFIED SELF: POUR UNE MEILLEURE CONNAISSANCE DESOI ET DES AUTRES

    http://www.henriverdier.com/2012/12/connais-toi-toi-meme-petite-philosophie.htmlhttp://www.henriverdier.com/2012/12/connais-toi-toi-meme-petite-philosophie.html

  • 11

    nudge (coup de pouce) thoris par Richard Thaler et Cass Sunstein : par une ingnierie douce du choix, on oriente la personne vers la bonne dcision. Ici, la personne soriente elle-mme vers le choix de bonne sant par exemple en mettant ses efforts sous le regard des autres, lchec et labandon devenant dau-tant plus coteux.

    Enfin, une dernire tape importante est le compte rendu dans le temps des activits qui deviennent visualisables sous forme graphique au travers de courbes, de diagrammes, souvent avec des fonctionnalits calendaires permettant dobjectiver les pratiques.

    Ces outils peuvent se diffrencier dans leurs modalits denregistrement et de captation des donnes. Dans certains cas, les donnes sont enregistres automatiquement par un capteur soit externe, soit incorpor au smart-phone et sont ensuite remontes vers lditeur de lapplication ou du capteur. Dans dautres cas, les donnes sont entres manuellement, de manire dclarative, par lutilisateur dans une interface ddie (ex. : valuation de lhumeur).

    Cette dernire mthode est au centre de ltude Tracking for health qui sintresse aux mthodes utilises pour suivre un indica-teur de sant. Publie en janvier 2013 par le Pew Internet Institute, le quantified self est abord avec comme point dentre la manire dont les Amricains suivent un facteur de bien-tre pour eux ou un proche. Les rsultats montrent quune partie des usages du quantified self nest que la dclinaison numrique et outille danciennes habitudes pour suivre un tat de sant. Ltude rvle ainsi que 69% des enquts dclarent suivre un indicateur de sant pour eux-mmes ou un proche. Plus prcisment : 60 % disent suivre leur poids, leur alimenta-

    tion ou une autre habitude ; 33 % suivent un indicateur de sant (tension, diabte, sommeil) ; 12 % celui dun proche ; 21 % saident de technologies pour suivre ces

    indicateurs (tableurs, capteurs, smartphone) : 35 % le font sur papier et 49 % les mmorisent de tte sans les formaliser davantage ; 19 % des possesseurs de smartphone utilisent au moins une application ddie ; un tiers des utilisateurs partagent leurs don-

    nes et, parmi eux, la moiti le fait avec un pro-fessionnel de sant.

    outils permet de conserver une trace des acti-vits ralises. Il existe aujourdhui une gamme varie de capteurs et plusieurs dizaines de mil-liers dapplications qui concernent principale-ment les thmatiques suivantes : quantifier une activit ou un paramtre physique (Runkeeper, Runtastic, Nike+, Fitbit,) ; surveiller la nutri-tion au travers de lestimation des calories (MyFitness Pal,) ; surveiller le poids (balance connecte : Withings, Fitbit, Terraillon) ; suivre un facteur de risque (en particulier les mala-dies chroniques comme lhypertension ou le diabte) ; mesurer la qualit du sommeil (Fitbit, Jawbone, isommeil,) ; valuer lhumeur, etc.

    lexception des applications ddies au mdical, le parcours dutilisation de ces dif-frents outils est gnralement orient vers la performance et sorganise autour de trois grandes tapes.

    La premire tape consiste en la fixation dun objectif atteindre qui servira de point de rfrence. Les activits, efforts, progrs peuvent ensuite tre mdiatiss au sein dune commu-naut plus ou moins large : il peut sagir de ne les partager quen direction des autres utilisa-teurs du mme outil, ou de manire plus large en les publiant sur des rseaux sociaux gnra-listes (Facebook, Twitter, etc.).

    Deuxime tape, cette mdiatisation des activits peut rpondre un double objectif de valorisation des efforts, et dobtention dencou-ragements. Elle a une vocation similaire au

    Le mouvement est apparu en 2007 dans la Silicon Valley, et a t popularis par deux rdacteurs de lincontournable revue Wired: Gary Wolf et Kevin Kelly. En 2010 Gary Wolf a prsent lors de la fameuse confrence TED ce passe-temps intriguant selon les mots des organisateurs. Depuis, le mouvement sest dvelopp comme une collaboration entre utilisateurs et fabricants doutils qui partagent un intrt pour la connaissance de soi travers la traabilit de soi et en runit les pionniers prsents dans de nombreuses villes du monde dont Paris.

    UNE PETITE HISTOIRE DU MOUVEMENT QUANTIFIED SELF

    http://www.ted.com/talks/gary_wolf_the_quantified_self

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    centrale, et o la quantification ne vise pas laction, mme si elle peut engendrer des effets en retour. Ce seuil est gnralement dfini par rapport des normes (souvent mdicales) et, dans un tel contexte, le partage dune mesure qui concerne des paramtres mdicaux ou intimes reste peu vident. La mesure de rgu-larit (ou de routinisation) vise rompre avec une mauvaise pratique ou en adopter une meilleure. Elle est frquente pour une catgorie de sportifs qui ne poursuivent pas un objectif de performance. Le fait de quantifier, de laisser une trace est alors essentiel pour le maintien de la motivation. La publication de donnes et le regard de tiers peuvent tre recherchs pour sencourager. La mesure de performance, enfin, sert contrler lefficacit dun effort spcifique o lenregistrement de lactivit se confond avec lactivit elle-mme. Le chiffre occupe ici une place essentielle pour rendre compte de la progression vers lobjectif. Le partage et lchange en ligne sengagent plus facilement sur les mthodes/outils de mesure ou sur les performances.

    Ce mlange entre usages de technologies nouvelles et pratiques dhygine de vie plus anciennes est la base de la philosophie du self-tracking. Les pionniers font dailleurs rguli-rement rfrence aux groupes dchange entre alcooliques anonymes pour souligner la dyna-mique dentraide communautaire. Si ces pra-tiques taient lorigine plutt le fait de petites communauts dinitis, elles sont devenues aujourdhui beaucoup plus grand public , sadressant des personnes qui ont un intrt suivre un indicateur de forme de manire temporaire. Pour Bernard Benhamou, Dlgu aux Usages de lInternet, la dmocratisation de ces nouveaux usages est lie larrive des terminaux mobiles et tactiles qui a t ll-ment dclencheur des mouvements de mesure de soi : ces terminaux ont cr une grammaire ergonomique et gestuelle commune. La rup-ture ergonomique a t le pralable indispen-sable. Les tablettes et smartphones simposent en effet comme de nouveaux hubs, jouant un rle central la fois comme tlcommande des objets connects mais aussi comme interface prfrentielle de consultation des donnes. Pour Emmanuel Gadenne, lapparition du Web social partir de 2006 a t dterminante en

    Ces rsultats corroborent la typologie des self-quantifiers tablie par Anne-Sylvie Pharabod et al. (mentionne dans La mise en chiffres de soi Une approche comprhensive des mesures personnelles, Rseaux, 2013/1) qui, partir de 40 entretiens raliss avec des quantifica-teurs , dessine l'analyse de trois logiques sta-bilises des chiffres personnels : surveillance, routinisation, performance . La premire logique dsigne la surveillance dun paramtre risque pour lequel la notion de seuil est

    PARTIE 0 1 DE NOUVELLES PRATIQUES INDIVIDUELLES

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    Vision, pour qui Le march de lautomesure est aujourdhui infinitsimal, anecdotiqueil est loin dtre vident que le march se dveloppe dans le futur. Les personnes qui se mesurent se lassent trs vite : cela les amuse un temps, puis elles abandonnent. En grossissant le trait, personne ne fait de lauto-mesure durable, part quelques hypocondriaques graves quil faut mettre sous Prozac et qui sont minoritaires. Peu de gens vivent dans leur sant au quotidien. Pour se dvelopper, le quantified self doit tre automatique, sans capteur spcifique, partir du smartphone.

    De son ct l'crivain et chercheur Evgeny Morozov, spcialiste des impacts sociaux des technologies, voit dans ces outils lincarnation dune forme de solutionisme technologique . Il estime que dplacer la responsabilit du ct des utilisateurs est une approche particulire-ment conservatrice, o les individus sont davan-tage considrs comme des consommateurs que comme des citoyens. La mise en capacit et lautonomie de lindividu restent pour lui un mythe (cf. partie 1.4) et il considre que ceux qui sauto-mesurent le font parce quils nont rien perdre, parce quils sont en situa-tion de prouver quils sont meilleurs que la moyenne (ils conduisent plus prudemment, sont en meilleure sant) et parce quils vont finalement en obtenir des avantages. Evgeny Morozov pointe ainsi le caractre normatif de telles pratiques qui pourraient, en creux, rendre suspects ceux qui ne se quantifient pas, comme sils avaient quelque chose cacher. On retrouve le mme scepticisme chez Antoinette Rouvroy qui reprenant lessai de Guillaume Leblanc (Les maladies de lhomme normal) , sinterroge sur cette normopathie o les indi-vidus ne seront jamais assez normaux. Selon elle, ds que lon commence se comparer aux autres, et surtout lorsque les normes sont construites de faon dynamique et interactive, la normalit est un savon qui glisse . Le quan-tified self risque de discriminer les utilisateurs qui ne seront jamais assez performants, assez optimaux. Dautant plus que lutilisateur se retrouve gris par des interfaces composes de chiffres et de diagrammes qui peuvent lui donner lillusion dune approche scientifique des activits quantifies. Pour Antoinette Rouvroy, le nouvel acteur cl cest linterface,

    permettant daccder de nouvelles donnes, dtablir de nouvelles corrlations dans le pro-longement de ce qui existait jusqualors sous la forme de forums de patients. Selon lui la sant est une motivation indirecte, cache. La moti-vation directe intervient lorsque lon peut par-tager des donnes qui ne sont pas directement intimes, comme le nombre de pas raliss. . Un des objectifs poursuivis est aussi de pouvoir se mesurer et de se comparer une norme.

    PAR RAPPORT QUOI SEQUANTIFIE-T-ON? VERS UNENOUVELLE NORMOPATHIE ?

    C omme le rappelle la juriste et philo-sophe du droit Antoinette Rouvroy (voir avant-propos) en se basant sur les travaux dAlain Desrosires portant sur lhis-toire de la quantification, il faut distinguer la mesure de la quantification , deux notions trop souvent confondues. Le verbe quanti-fier renvoie lide de faire exister sous la forme dun nombre ce qui, auparavant, tait exprim par des mots. Ce passage implique une srie de constructions dquivalences et de conventions qui, par essence, visent in fine tablir des comparaisons par rapport une norme. La quantification vise ainsi rendre comparable. Cette rfrence perptuelle une norme, une moyenne des autres utilisateurs est peut-tre une vritable rupture induite par la numrisation de ces pratiques. Henri Verdier, entrepreneur du numrique et directeur d'Eta-lab, y voit mme lintgration dune idologie du management applique au corps. Ce nest dailleurs pas un hasard si lanctre du mou-vement du quantified self est le lifelogging une forme darchivage total de soi o il sagit de retranscrire la totalit de sa vie, sans ide de quantification au dpart, pour avoir un double de soi, ce qui renvoie des notions dternit et de posthumanisme selon Antoinette Rouvroy...

    Si ce nouveau rapport au corps, appr-hendable par les donnes, suscite lintrt de nombreux experts et chercheurs, certains demeurent plus critiques quant lavenir de ce march ainsi que sur lidologie entourant la quantification. Cest en particulier le cas du Dr Laurent Alexandre, fondateur de DNA

    http://www.theguardian.com/technology/2013/mar/09/evgeny-morozov-technology-solutionism-interview%2529

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    donne de poids combine la taille peut per-mettre destimer un risque cardio-vasculaire). Ces potentialits dinfrence ne sont pas hypo-thtiques, puisque lobjectif de recoupement de diffrents jeux de donnes pour en dgager des corrlations est une finalit assume aussi bien par ceux qui se quantifient que par les services de quantified self. En effet, les diteurs de services cherchent stablir en tant que plateforme en hbergeant le maximum de jeux de donnes sur leurs utilisateurs qui peuvent ainsi proc-der un plus grand nombre de croisements (cf. partie 02).

    Dans ce contexte o les frontires entre bien-tre et sant sont de plus en plus floues, la problmatique du partage des donnes devient dautant plus prgnante.

    Le partage le moins visible est celui qui est opr linitiative des diteurs de services ou des producteurs de capteurs destination de socits tierces, sur des donnes plus ou moins anonymises. Dans ces changes, et dans une perspective de protection de la vie prive, les interrogations concernent la possible rutilisa-tion des donnes, leur scurisation, ainsi que linformation et le contrle confrs aux utilisa-teurs. Ltude Mobile health and fitness apps what are the privacy risks ? mene en 2013 par Privacy Rights Clearinghouse, une association amricaine de dfense de la vie prive, sur 43 applications mobiles de sant et fitness montre ainsi quune grande majorit dentre elles noffre pas les protections suffisantes pour garantir la confi-dentialit des donnes de leurs utilisateurs. En particulier sont souligns les dfauts de scuri-sation des communications (non chiffres), le partage dinformations personnelles en direc-tion dannonceurs pour gnrer de la publicit cible et lenvoi de donnes agrges mais susceptibles de permettre une r-identification des utilisateurs par des tiers.

    Mais les utilisateurs peuvent tre eux-mmes linitiative dune autre forme de partage de leurs donnes destination dune communaut prcise ou, plus largement, de leurs amis . Pour le Dr. Laurent Alexandre, lextriorisation de lintimit sest installe avec une facebooki-sation des donnes de sant . Le communau-taire a, selon lui, cass tous les tabous sur le partage des donnes. Il est rejoint sur ce point par Bernard Benhamou et Emmanuel Gadenne. Le premier estime que les donnes de sant sont passes du statut de prcieuses et caches celui de visible. Le second pronostique une extension des pratiques de quantification allant de plus en plus vers lintime.

    PARTIE 0 1 DE NOUVELLES PRATIQUES INDIVIDUELLES

    modele par des designers qui travaillent pour des acteurs qui peuvent avoir des intrts diver-gents de ceux des utilisateurs. Le design, tout en tant transparent, nest pas neutre. Il peut tre mobilis comme un outil de manipulation pour attirer et favoriser le partage de donnes caractre personnel.

    VOUS AVEZ DIT INTIME?

    C ette incitation au partage et la cir-culation des donnes est prendre en considration, compte tenu de la sensibilit des donnes concernes y compris pour celles qui semblent tre a priori les plus anodines. Cest dailleurs une diffi-cult laquelle se trouvent confronts les rgulateurs lorsquils ont se prononcer sur le statut des donnes du quantified self (cf partie 3.2). Certaines de ces donnes peuvent paratre neutres , par exemple lorsque lon sintresse au nombre de pas. Dautres donnes de bien-tre sapparentent davantage des donnes de sant, soit en raison de ce quelles peuvent rvler de manire brute (ex. : une donne de tension), soit cause de ce quelles pourraient rvler une fois combines dautres (ex. : une

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    L e floutage des frontires quintroduit le quantified self en permettant simulta-nment le dveloppement de pratiques lies lhygine de vie qui relvent de lunivers du bien-tre et lmergence dactes dauto-dia-gnostics et de soins, est la fois source de ques-tionnements et de promesses pour une nouvelle mdecine 2.0. Comme le rappelle justement le rapport du Conseil gnral de l'conomie, de l'industrie, de l'nergie et des technologies (CGEIET) Bien vivre grce au numrique , publi en fvrier 2012, les technologies font voluer la manire de voir la sant et corrlativement de faire de la mdecine.

    LE QUANTIFIED SELF DANS LES PRATIQUES MEDICALES

    L e concept de malade versus bien por-tant est ce titre en train dvoluer. Lautonomie pourrait tre un fil conduc-teur, ainsi que la question de la responsabilit de chacun par rapport sa propre sant

    PARTIE 0 1 DE NOUVELLES PRATIQUES INDIVIDUELLES

    La frontire entre les domaines du bien-tre et de la sant va sestomper. Lobjectif est que demain, les gens disent que

    cest eux qui prennent soin de leur sant, avec laide de leur mdecin etnon plus leur mdecin seul.Il faut que ces donnes deviennent utiles pour le corps mdical, tout en sachant quelles doivent sans doute tre filtres car ce sont des mesures prises chez soi, hors protocole mdical, et qui nont donc pas la mme fiabilit que lorsquil sagit dun mdecin qui opre ce type de mesures.Le patient devient expert, le mdecin va devoir le prendre comme unpartenaire.

    Cdric Hutchings PDG de Withings

    LATRANSFORMATION DES PRATIQUES MDICALES:POINTS DE VUE DEXPERTS

    Comme le confirme le Dr. Postel-Vinay, direc-teur du site automesure.com, il ny a pas de frontire nette entre sant et bien-tre mais un continuum. Dans ces conditions, il devient envi-sageable dutiliser des donnes produites par les utilisateurs avec des outils de type quantified self dans un contexte mdical. Il existe dj des situations o les donnes sont gnres directe-ment par les patients, comme par exemple dans le cas de la tlmdecine intgrant des disposi-tifs dautomesure.

    En revanche, ds lors que ce sont les utilisa-teurs eux-mmes qui squipent pour suivre leur tat de sant, en dehors du geste mdical, on sort du cadre traditionnel de la pratique mdicale. Ces mesures ralises en dehors dune supervi-sion soulvent plusieurs sries de questions au premier rang desquelles celle de la fiabilit des dispositifs utiliss et par voie de consquence des donnes captes et analyses. Pour Cdric Hutchings, une relation nouvelle doit gale-ment stablir entre lutilisateur et le fabricant dobjets connects : avec les objets connects, lutilisateur accepte que le fabricant ait accs ses donnes de manire ce quil puisse laider sil y a un dysfonctionnement . Ces donnes brutes, produites par le bas nourrissent par ailleurs le scepticisme de certains sur la possibi-lit dy recourir des fins prdictives (analyses de type Big Data) ou mdicales. Comment se fier ces donnes (que lon pourrait qualifier de sales ) si elles ne sont pas fondes sur des normes ou des conventions denregistrement tablies et reconnues ? Une manire de prendre en compte cette problmatique de la fiabilit serait de recourir des tiers de confiance. Une figure naturelle est incarne par le mdecin, qui pourrait occuper un rle de prescripteur au cur de ces pratiques dauto-mesure en orien-tant les patients vers des outils et services srs, produisant des donnes fiables, utiles pour eux comme pour lui. Aujourdhui cette dmarche de conseil est relativement confidentielle selon le 2me baromtre Vidal (mai 2013) qui value 8 % la proportion de mdecins utilisateurs de smartphones en France qui auraient dj recom-mand une application sant leurs patients. Ils sont en revanche plus nombreux, 56 % dentre eux, recourir des applications mdicales en utilisation professionnelle. Emmanuel Gadenne, particulirement adepte des outils de quantified self, considre quil est important

    http://www.vidal.fr/actualites/13131/2eme_barometre_sur_les_medecins_ayant_un_smartphone_l_utilisation_en_consultation_se_banalise/

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    exemple). La consquence directe est que lindi-vidu acquiert une forme de lgitimit, une capa-cit opposer une connaissance profane au savoir mdical historique. Le fait que les gens se renseignent avant la consultation perturbe le mdecin dans lexercice de sa profession. On peut faire le parallle avec le mtier de conseiller financier qui a connu le mme phnomne il y a 10 ans. Le degr de comprhension des mde-cins est variable. Selon les tmoignages recueil-lis l'occasion du rapport prcit, un tiers des mdecins considre que les technologies du ct des patients sont un facteur cl damlioration des soins ; un tiers affirme que la revendication des patients est normale et le dernier tiers y est indiffrent, voire est d'avis que c'est un lment perturbateur. Le Dr. Laurent Alexandre, lui, est sceptique sur lintgration de ces donnes dans un avenir proche, qui suppose en premier lieu que le mdecin soit quip, quil puisse prendre le temps et surtout quil existe une interopra-bilit entre les applications grand public et les logiciels mdicaux.

    Enfin, le Dr. Postel-Vinay, tout en consid-rant quil y a plus davantages que dinconv-nients ce que les patients aillent chercher des informations, estime que le mdecin va perdre de plus en plus le contrle par rapport ses patients. Surtout, il sinterroge sur la prise de dcision et le rgime de responsabilit dans un contexte dintgration croissante des techno-logies dans la sant. La dcision prise par la plateforme va-t-elle lemporter sur la dcision humaine ? Cela se fait dj. Mais mieux vaut une bonne machine quun mauvais mdecin et inversement . Pour le sociologue Dominique Cardon, le fait que les patients puissent tre quips de tensiomtres chez eux ne remet pas en cause le rle du mdecin, pas plus que le recours au monde mdical dans son ensemble. Selon lui, le fait que les individus aient aujourdhui accs chez eux de nouveaux dis-positifs mdicaux contribue augmenter sim-plement leur niveau dexigence. Dune certaine manire ils montent dune marche, au point que les mdecins nont jamais reu autant de demandes de scanners .

    Pour Antoinette Rouvroy, ds lors que les pratiques de quantification de soi passent dans le domaine de la sant on entre dans de la micro gestion individuelle de sa sant, dans une perspective individuelle de prvention et de perfectionnement qui nest plus ncessairement mdicalement taye ni contrle, qui nest plus ncessairement base sur de levidence-based medecine, ni sur de lexpertise mdicale .

    que le mdecin garde un rle actif. Selon lui il peroit que lon peut accder de nouvelles connaissances et cela lui permet de vrifier que le patient est capable de se grer meilleure observance entre deux consultations. Cette voie qui consiste combiner expertise mdi-cale et prise en main de sa sant par chacun est encourage par Bernard Benhamou qui y voit un bnfice potentiel pour la sant publique. Pour ce dernier les systmes de e-sant en France, conus dans une vision trop centralisatrice, ont chou faute dtre suffisamment ergono-miques . On pourrait imaginer lavenir un dossier de sant 2.0 intgrant des donnes pro-duites par les utilisateurs et des informations tablies par des professionnels de sant dans un contexte mdical.

    L' ACTIENT OU LE PATIENT 2.0

    S ur ce point les avis divergent fortement. Pour Robert Picard, auteur du rapport du CGEIET cit plus haut, lun des mou-vements lorigine de la quantification de soi est li lmergence dune forme de dmocra-tie numrique o Internet permet laccs linformation et lchange (sur des forums par

    PARTIE 0 1 DE NOUVELLES PRATIQUES INDIVIDUELLES

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    Le domaine de la sant au sens le plus large sera naturellement le march phare de linter-net des objets : dans son rapport Disruptive Technologies de mai 2013, le McKinsey Global Institute considre que le secteur de la sant portera seul entre un tiers et la moiti de lim-pact conomique annuel mondial de linternet des objets en 2025 (quil value par ailleurs au chiffre mirobolant de 2700 6200 milliards de dollars par an ), essentiellement par la rduc-tion des cots du traitement des maladies chro-niques (cf. partie prcdente).

    Mais pourquoi alors que les technologies de mesure et danalyse du corps existent depuis une trentaine dannes, et les puces RFID depuis 50 ans, nmergent-elles que maintenant ?

    LAN 0 DES OBJETS CONNECTS

    C omme le rappelle Bernard Benhamou, l'adoption de ces technologies a t lente en raison de labsence doutils pour les rendre accessibles au grand public. La rupture est venue de larrive des termi-naux mobiles et tactiles intelligents , qui a t llment dclencheur, rendant possible le dploiement grande chelle des dispositifs de mesure de soi.

    Lessor de ce march a eu un effet cono-mique majeur sur le cot des capteurs : lint-gration massive de capteurs de toutes sortes dans des smartphones et tablettes vendus des millions dexemplaires a permis en quelques annes de rduire drastiquement la taille et le prix de ces composants. titre dillustration, la revue Wired expliquait dans son numro de juil-let 2012 quune puce de smartphone cotant en 2012 17 $ pouvait accomplir mesures et calculs qui auraient demand 6 puces pour un cot total de 60 $ en 2005 (voir l'illustration ci-aprs).

    U n capteur est un dispositif transfor-mant une grandeur physique observe en une grandeur utilisable dans un instrument de mesure, un systme d'acquisition de donnes. Demain, serons-nous tous capts et mesurs, chaque jour, que nous portions ces capteurs sur nous (ou en nous) ou quils quipent notre environnement immdiat (notre logement, notre bureau, notre ville, nos trans-ports) ? Smartphone, smart city, smart home : derrire lomniprsence du vocable smart dans le marketing de linnovation numrique se cache en ralit cette invasion des capteurs, des ins-truments dacquisition de donnes et des outils danalyse et daide la dcision qui en sont les complments obligatoires. La monte en intelli-gence des objets semble mme redonner vigueur et sens lexpression maintes fois galvaude d internet des objets .

    Today, digital sensors can: monitor your tire pressure andavoid dangerous blowouts; analyze the gait of elderly

    citizens and warn of falls before they occur; follow the gaze of shoppers and identify which products they examine - but don't buy - in a store; monitor which pages readers of a magazine read or skip; float in theair over a factory and independently monitor the plant's emissions; detect impacts in the helmet of an athlete and make it impossible forthem to hide potential serious blows to their brains; reveal when adishwasher, refrigerator, computer, bridge, or dam is about to fail; trigger a different promotion as a new customer walks by a message board; analyze the duration and quality of your sleep; warn drivers that they are about to fall asleep; prevent intoxicated drivers from operating a motor vehicle; warn a person before he or she has a heart attack; detect wasted energy in both homes and commercial buildings; warn a parent or boss when anger is creeping into their voice, to help prevent them from saying or doing things they will later regret; tell waiting customers how far away the pizza delivery guy is from their house; analyze the movements of employees through a factory to detect wasted time and efforts; trigger product demonstrations or interactive manuals when a customer picks up or examines a product; congratulate an athlete when she swings a tennis racquet properly or achieves anefficient stride while running. What can they do tomorrow?

    Bruce Kasanoff et Michael Hinshaw Smart Customers, Stupid Companies, 2012

    L'INVASION DES CAPTEURS

    PARTIE 0 1 DE NOUVELLES PRATIQUES INDIVIDUELLES

    Gyroscope

    Accelerometer

    Compass

    Wired, Gus Wezerek, juillet 2012

    2005-06 2007 2008 2009 2010 2011 2012

    http://www.mckinsey.com/insights/business_technology/disruptive_technologieshttp://www.mckinsey.com/insights/business_technology/disruptive_technologieshttp://www.wired.com/dangerroom/2012/06/ff_flyingsmartphonehttp://www.wired.com/dangerroom/2012/06/ff_flyingsmartphonehttp://fr.wikipedia.org/wiki/Capteur

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    objets trouve dailleurs sa limite : labsence de lien lhumain et au quotidien est en effet la raison principale du retard dans lmergence de linternet des objets dans les annes rcentes. Linternet des objets ne renvoie en ralit quau substrat technique sur lequel les pratiques (et marchs) peuvent fleurir : si lon sait depuis quelques annes intgrer techniquement cap-teurs et connexions dans un rfrigrateur ou une voiture, la vritable rupture est venue du design et de lergonomie introduite par Apple avec le lancement de liPhone en 2007. Cette rvolution a ouvert la route une croissance fulgurante des objets connects et lmer-gence de nouvelles pratiques de vie et habi-tudes, bties autour de ces capteurs.

    Lautre changement de paradigme qui rend cette transition possible est lessor du cloud computing, qui apporte, pour le meilleur et pour le pire, sa souplesse et ses capacits de stockage illimites. En effet, si le smartphone sert de hub ou de tlcommande aux objets connects, il sera demain probablement de plus en plus rarement le rceptacle des donnes, celles-ci devant pouvoir tre consultes par-tout et tout le temps : Bernard Benhamou le souligne en indiquant que si le cerveau de lin-ternet des objets reste l ordinateur mobile (ce quest aujourdhui par essence un smartphone) qui sert de plateforme de tri et danalyse des donnes, ce ne sera pas le cas de la prochaine gnration dobjets qui reposeront plus syst-matiquement sur le cloud, et des systmes de connexions de machine machine (M2M). De nombreux projets se concentrent dailleurs sur des technologies de communication bas dbit et longue distance - particulirement utiles pour runir des informations de rseaux de cap-teurs dports comme lentreprise franaise Sigfox qui se dfinit comme le 1er oprateur cellulaire bas dbit ddi au M2M et l'Internet des objets et qui fait la promotion de sa tech-nologie en la prsentant comme une infrastruc-ture de communication des objets connects, permettant de collecter plusieurs dizaines de kilomtres des informations simples et lgres diffuses par des capteurs (par exemple disper-ss sur un rseau dobjets nombreux dont on surveille le bon fonctionnement : panneaux publicitaires, alarmes incendies, mobilier urbain).

    Cette dmultiplication des capteurs semble tre une tendance lourde pour les annes venir :

    chaque gnration de smartphones embarque de nouveaux types de capteurs - qui seront demain dtournables de leur usage premier. Ainsi, en 2013, le Samsung Galaxy S4 contenait, en plus des deux camras et des micros, 9 capteurs : les classiques gyroscopes (qui mesurent les rotations dans lespace du tlphone), l'acclromtre (qui mesure ces mouvements) et le compas, un dtecteur de proximit, un dtecteur de mouvement, un dtecteur de lumire, un thermomtre (qui mesure galement lhumidit) et enfin un baro-mtre. Le smartphone co-conu par Google et LG, le Nexus 5, intgre pour sa part deux nou-veaux capteurs spcifiques ddis lenregistre-ment et la mesure des mouvements (exemple : dcompter les pas) et Google a annonc en fvrier 2014 le projet Tango , un smartphone capable de capter, scanner et cartographier en 3D tout son environnement immdiat afin de donner lappareil, selon les termes de Google, une comprhension lchelle humaine de lespace et du mouvement .

    Paralllement le nombre dobjets connec-ts est en forte augmentation : par exemple, on estime que 17 millions de bracelets connects et de montres intelligentes seront vendus en 2014 (source : Canalys) ;

    enfin, selon Bloomberg, le march des capteurs intgrs des processeurs (capteurs dits intelligents) devrait passer de moins de 100 millions dunits aujourd'hui 2 800 mil-liards avant 2020, facilitant le dveloppement de rseaux de capteurs dports autonomes.

    Cette dmultiplication des capteurs sasso-cie une connexion pervasive : ces diffrents capteurs sont en effet gnralement intgrs des objets connects ou connectables (le smart-phone jouant par exemple alors le rle de hub pour un nuage de capteurs relis des objets non connects au rseau global).

    Au del de cette simple rupture cono-mique, les smartphones ont introduit une nou-velle grammaire ergonomique et gestuelle , auprs du grand public, comme le souligne Bernard Benhamou, faisant cho aux thories du philosophe Bernard Stiegler sur la gramma-tisation. Cest ici que lexpression dinternet des

    PARTIE 0 1 DE NOUVELLES PRATIQUES INDIVIDUELLES

    http://www.sigfox.com/http://global.samsungtomorrow.com/%3Fp%3D23610https://www.google.com/atap/projecttango/http://www.bloomberg.com/news/2013-08-05/trillions-of-smart-sensors-will-change-life-as-apps-have.htmlhttp://www.cairn.info/revue-documentaliste-sciences-de-l-information-2005-6-page-354.htmhttp://www.cairn.info/revue-documentaliste-sciences-de-l-information-2005-6-page-354.htm

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    fameuses mtadonnes (sur ce sujet, voir par exemple Hubert Guillaud, Big Data : pourquoi nos mtadonnes sont-elles plus personnelles que nos empreintes digitales ? InternetActu 13 dcembre 2013). Cette connaissance merge aussi de lusage des algorithmes prdictifs et dautres donnes (donc du fameux big data) et permet de dduire des informations indirectes trs intimes partir dune innocente collecte du nombre de pas ou dune courbe de poids sur une longue dure. terme, elle senrichira surtout de lintimit croissante entre ces cap-teurs, le corps et son environnement direct, tendance symbolise par les Google glass. Certains affirment que ces lunettes connectes intelligentes ne sont finalement gure plus intrusives quun smartphone et que les oiseaux de mauvais augure ne font que reproduire la techno-terreur qui avait saisi les contemporains des premiers appareils photos (cest en parti-culier la thse de Jeff Jarvis sur son site Buzz Machine : I see you: The technopanic over Google Glass, 7 mars 2013). Sil est vrai que ces lunettes utilisent des capteurs qui sont dj ceux du smartphone (camra, micro, etc.), elles sont rvolutionnaires en ce qu'elles voient tout ce que le porteur voit, alors que le tlphone ne voit que ce que son porteur lui montre. Il s'agit l d'un changement essentiel de perspective dans la mesure o certains de ces nouveaux objets peuvent tre connects en permanence, lorsque dautres ne sont que connectables et nont pas ncessairement la capacit transmettre leurs donnes de manire autonome. Ici merge la spcificit du wearable computing et de lin-formatique ambiante : les lunettes voient ce que je vois, la montre peut prendre mon pouls ou mesurer la temprature de ma peau Et demain, peut-tre, des capteurs mesureront mes ondes crbrales en permanence. Science-fiction ? Rservs il y a quelques annes des uti-lisations scientifiques et mdicales, des casques dlectro-encphalographie (EEG) atteignent les rives du march grand public : LEPOC dEmo-tiv coute environ 300 $ et le Muse dinteraXon, connect au smartphone, vise directement un usage de bien-tre : son utilisation se veut beau-coup plus transparente que celle des encom-brants EEG standards et le Muse doit permettre au porteur de grer son stress par des capteurs qui dtectent et mesurent lactivit du cerveau

    LA VIE QUOTIDIENNE AU CUR DUN RSEAU DE CAPTEURS INTELLIGENTS

    L es capteurs vont donc se multiplier autour de lindividu, mesurant chaque activit et moment de sa journe. Et ces capteurs, souvent ddis des fonctions ou finalits premires limites, sont trs aisment dtournables : le capteur 3D de la nouvelle console de jeux X box One peut dores et dj en thorie mesurer les battements de cur distance. Comme le soulignait en aot 2013 le blogueur Robert Scoble, plus le rseau de capteurs nous entourant est dense, plus il est facile dinfrer des informations concernant nos intentions et notre contexte : pour le moment, votre tlphone ne sait pas rellement si vous marchez, courez, skiez, faites des achats, condui-sez ou faites du vlo, mais dans le futur, Google saura tout cela et pourra construire de nouveaux systmes rendant des services ddis pendant que vous faites chacune de ces activits (Robert Scoble, The Next Web : Google, the freaky line and why Moto X is a game-changer ).

    Cette connaissance sinfre de nano-infor-mations captes (mouvement, temprature) et enrichies de donnes les dcrivant, ces

    http://internetactu.blog.lemonde.fr/2013/12/13/big-data-pourquoi-nos-metadonnees-sont-elles-plus-personnelles-que-nos-empreintes-digitales/http://internetactu.blog.lemonde.fr/2013/12/13/big-data-pourquoi-nos-metadonnees-sont-elles-plus-personnelles-que-nos-empreintes-digitales/http://internetactu.blog.lemonde.fr/2013/12/13/big-data-pourquoi-nos-metadonnees-sont-elles-plus-personnelles-que-nos-empreintes-digitales/http://buzzmachine.com/2013/03/07/i-see-you-the-technopanic-over-google-glass/http://buzzmachine.com/2013/03/07/i-see-you-the-technopanic-over-google-glass/http://emotiv.com/epoc/http://www.interaxon.ca/muse/index.phphttp://thenextweb.com/google/2013/08/02/google-the-freaky-line-and-why-moto-x-is-a-game-changer/%23%21zjKswhttp://thenextweb.com/google/2013/08/02/google-the-freaky-line-and-why-moto-x-is-a-game-changer/%23%21zjKsw

  • 20 CNIL CAHIERS IP - LE CORPS, NOUVEL OBJET CONNECT

    Un enjeu spcifique de rgulation entoure donc linternet des objets, et la CNIL nest pas la seule sen saisir : face laugmentation des plaintes, lagence fdrale de rgulation du commerce aux tats-Unis (la FTC) a ainsi lanc fin 2013 une rflexion autour du sujet internet des objets et vie prive (sminaire FTC Internet of things : privacy and security in a connected world ). Le Groupe europen des autorits de protection des donnes (G29) se penche galement sur la question de linternet des objets et du wearable computing, comme il la annonc dans son pro-gramme de travail 2014-2015.

    DU CORPS CAPT AU CORPS CAPTEUR

    E nfin, les capteurs, en particulier les capteurs intelligents, connaissent une miniaturisation croissante. Plus leur taille sera rduite, plus il deviendra facile de les lier au corps lui mme, voir dintgrer certains composants dans la personne. La rvo-lution de la captation pourrait donc faciliter lessor des pratiques dites de biohacking tou-chant ladjonction dartefacts technologiques au corps en les rendant plus simples, lgres et moins visibles. Cette multiplication des capteurs serait donc un dclencheur ou acc-lrateur de la tendance laugmentation numrique de lhomme (cf. partie 02). Anders Colding-Jorgensen, professeur de psychologie lUniversit de Copenhague, pronostique ainsi qu avant 2022, vous et moi mettront jour les donnes concernant nos fonctions corpo-relles aussi rgulirement que nous mettons jour nos statuts Facebook (voir article de Jesper Knudsen dans Scenario Magazine, juin 2012), formule curieusement proche du slogan de lentreprise Scanadu, qui lance des objets connects de diagnostic mdical Check your health as easily as your email . Lessor des inter-faces entre biologie et informatique pourrait alors donner une nouvelle jeunesse au concept de cyborg, (qui aurait t utilis pour la pre-mire fois dans les annes soixante) cest--dire dorganisme cyberntique dans lequel la sym-biose entre biologie et technologie serait quasi complte.

    tout comme un cardiofrquencemtre mesure lactivit du cur . Quand on sait que des cher-cheurs ont dj russi deviner grce lanalyse de donnes crbrales des codes secrets de cartes bancaires (voir Geeta Dayal, Researchers Hack Brainwaves to Reveal PINs, Other Personal Data , in Wired, 29 aot 2012 http://www.wired.com/threatlevel/2012/08/brainwave-hacking/) on peut sinterroger sur ce que ces bataillons de capteurs ambiants et omniprsents pourraient rvler de nous notre insu. (Voir encadr les risques de piratage des capteurs : les sensory malwares ).

    LENJEU DES PROTOCOLES DECOMMUNICATION

    U n enjeu de standardisation majeur pse sur lavenir de linternet des objets et des communications de machine machine (M2M). En effet, de nom-breuses normes sont en comptition, commen-cer par les traditionnels Wifi et Bluetooth, les technologies sans contact et RFID, des normes spcifiques de domotique ou dobjets commu-nicants (Zigby, D-wave) et des normes propri-taires. Cette situation limite lexpansion des services lis linternet des objets, mais elle rduit galement la capacit offrir un envi-ronnement de scurit satisfaisant. Vinton Cerf, un des crateurs du protocole TCP-IP et actuelle-ment Vice prsident et Chief Internet Evangelist de Google, a ainsi appel de ses vux la cration dun systme dauthentification forte pour les communications entre machines : beaucoup dobjets connects vont faire partie de notre environnement et devront tre grs et contr-ls. Il pourrait y avoir 100 ou 200 objets qui nous sont associs, dans nos domiciles, nos voitures, nos bureaux, des choses que nous portons sur nous, et nous ne voulons pas quon puisse interfrer avec eux, les contrler ou quils trans-mettent des informations des acteurs autres que ceux que nous avons autoriss () Pouvons-nous utiliser [des puces dauthentification forte] pour nous aider grer ces objets dune manire qui nous permette dauthentifier solidement les deux bouts dune communication entre machines ? Cest un dfi pour nous tous (Vido de la prsentation de Vint Cerf, Confrence RSA, 27 fvrier 2013).

    LES RISQUES DEPIRATAGE DESCAPTEURS: LES SENSORY MALWARES Des dlinquants informatiques pourraient-ils utiliser lescapacits des capteurs pour collecter des informations concernant des personnes leur insu ? Oui selon des chercheurs qui se penchent sur ces attaques par sensory malwares pouvant par exemple utiliser le micro du smartphone pour capter des paroles, sa camera pour photographier le logement, voire son acclromtre pour infrer le texte saisi des frappes au clavier effectues proximit du smartphone. Ce sont des scnarios dattaque crdibles: le projet PlaceRaider dune quipe de recherche amricaine a ainsi dvelopp le concept dune telle attaque. Leur outil se dissimule dans une application pour smartphone et utilise diverses failles pour prendre alatoirement des clichs de ce que voit la camra dun mobile et reconstituer grce aux capteurs une reprsentation3D filmes des lieux... Les chercheurs concluent leur publication par plusieurs recommandations, parmi lesquelles la mise disposition d'outils de contrle des capteurs par la personne (permissions daccs pour chaque application, etc.) ce qui dailleurs ne va pas sans poser nouveau laquestion de lefficacit dune multiplication des contrles la charge du seul utilisateur, qui devrait alors devenir lauditeur-scurit de ses objets connects. Au-del de cet exemple prcis, des scnarios dattaque similaires sont imaginables ds quunobjet du quotidien devient smart, comme par exemple les tlviseurs connects, les voitures et les compteurs intelligents.

    Source: LAtelier, La camra et les capteurs trahissent le propritaire d'un tlphone, 12octobre 2012

    PARTIE 0 1 DE NOUVELLES PRATIQUES INDIVIDUELLES

    http://www.ftc.gov/news-events/events-calendar/2013/11/internet-things-privacy-and-security-connected-worldhttp://www.ftc.gov/news-events/events-calendar/2013/11/internet-things-privacy-and-security-connected-worldhttp://ec.europa.eu/justice/data-protection/article-29/documentation/opinion-recommendation/files/2013/wp210_en.pdfhttp://ec.europa.eu/justice/data-protection/article-29/documentation/opinion-recommendation/files/2013/wp210_en.pdfhttp://www.scanadu.com/http://http://http://www.youtube.com/watch%3Fv%3DZYAJaOVuyxI%26feature%3Dyoutu.be%26t%3D15m46shttp://www.youtube.com/watch%3Fv%3DZYAJaOVuyxI%26feature%3Dyoutu.be%26t%3D15m46shttp://www.atelier.net/trends/articles/camera-capteurs-trahissent-proprietaire-un-telephonehttp://www.atelier.net/trends/articles/camera-capteurs-trahissent-proprietaire-un-telephonehttp://www.atelier.net/trends/articles/camera-capteurs-trahissent-proprietaire-un-telephonehttp://www.atelier.net/trends/articles/camera-capteurs-trahissent-proprietaire-un-telephone

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    malgr un arsenal juridique ddi la pro-tection de leurs droits, se trouvent souvent dans une situation dincomprhension face lexploitation des donnes les concernant, et le domaine de la sant et du bien-tre nest pas pargn par lexploitation des donnes person-nelles, bien au contraire.

    Dans ltude portant sur les applications mobiles de sant et de bien-tre mene en 2013 par l'association amricaine Privacy Rights Clearinghouse, les politiques de confidentialit des applications sont notamment pointes comme particulirement porteuses de risques pour la vie prive des utilisateurs. Les premires observations concernent le degr dinformation fourni aux individus concernant la gestion des donnes personnelles : sur les 43 applications tudies, 26 % des applications gratuites et 40 % des applications payantes navaient pas de politique de confidentialit. De plus, 39 % des applications gratuites et 30 % des applications payantes analyses envoyaient des donnes des tiers sans quil en soit question dans les poli-tiques de confidentialit.

    Au-del de lvident manque dinformation des personnes, ltude dnonce le dcalage qui existe entre les politiques de confidentialit prsentes lutilisateur et la ralit des pra-tiques concernant ses donnes personnelles. Concernant les applications qui publient leur politique de confidentialit, les auteurs de ltude ont observ que la majorit des pratiques potentiellement risque pour la vie prive ntait pas dcrite de faon claire et comprhen-sible. Les auteurs expliquent mme avoir iden-tifi une corrlation entre le niveau de dtail dune politique de confidentialit et le risque dans lutilisation de lapplication concernant la vie prive. Ils ajoutent : plus la politique de confidentialit dune application tait dtaille, plus les pratiques constates avaient tendance porter atteinte la vie prive. Difficile pour un utilisateur dans ces conditions davoir une relle matrise de ses donnes personnelles...

    PROMOUVOIR LA MATRISE NUMRIQUE DE SES DONNES

    L a matrise par lindividu des donnes le concernant pourrait pourtant tre source d empowerment , cest--dire quelle pourrait littralement lui permettre dtre mis en capacit dagir . Cela sinscrirait dans une tendance socitale plus large. Robert Picard, rfrent sant du Conseil gnral de

    CONTRLER ETVALORISER SESDONNES:LES NOUVELLES APPROCHES

    D ans un contexte o lindividu, avec ce monde de capteurs qui se dessine, va se trouver de plus en plus confront un dluge de donnes, dont il est pour beau-coup lorigine, des interrogations mergent concernant sa capacit trouver du sens et matriser lui-mme son univers numrique. Lindividu peut-il avoir prise sur son environ-nement numrique ou va-t-il au contraire se trouver submerg par les flux de donnes ? Une chose est sre, il a un rle crucial jouer dans ce nouvel cosystme.

    DES RELATIONS ASYMTRIQUES DANS LA MATRISE DES DONNES

    L es individus et les organisations tirant de la valeur de lexploitation de leurs donnes personnelles ne jouent pas aujourdhui armes gales. Les individus,

    [ ] Les individus sont-ils intresss recevoir leurs donnes ? lvidence, il nexiste pas aujourdhui une forte

    demande spontane pour rcuprer ses donnes personnelles, mme si certains dveloppements (le quantified self, les services dagrgation de ses donnes bancaires...) constituent des signaux faibles dans cette direction. Par ailleurs, si lon en juge par la faible connaissance et le faible usage que les citoyens europens font des dispositifs de protection de leurs donnes personnelles, le seul besoin de protection ne constituerait pas un motif suffisant pour quils deviennent en quelque sorte gestionnaires de leurs propres donnes. La demande nmergera que si se proposent des outils et des services considrs comme pertinents, utiles, enrichissants et simples dusage.

    MesInfos cahier dexploration de la FING (mai 2013).

    PARTIE 0 1 DE NOUVELLES PRATIQUES INDIVIDUELLES

    https://www.privacyrights.org/mobile-health-and-fitness-apps-what-are-privacy-riskshttps://www.privacyrights.org/mobile-health-and-fitness-apps-what-are-privacy-risks

  • 22 CNIL CAHIERS IP - LE CORPS, NOUVEL OBJET CONNECT

    donnes ne semblent pas constituer une source de motivation suffisante pour faire voluer les comportements, comme le soulignait Daniel Kaplan dans Informatique, liberts, identits (FYP ditions, 2010).

    Comment alors crer une nouvelle dyna-mique redonnant un rle non seulement central mais aussi actif aux individus dans la gestion de leurs donnes, et singulirement des donnes concernant leur sant ?

    Dans le domaine du marketing, certains, comme Doc Searls, militent pour une nouvelle approche dans la relation client. Doc Searls, chercheur associ au Berkman Center for Internet

    and Society de lUniversit dHarvard est un des auteurs du fameux Cluetrain Manifesto qui a mis en vidence que les marchs taient des conversations et que les entreprises avaient trop tendance ngliger la voix de leurs clients ou prospects. Il a thoris ce quil a nomm le Vendor Relationship Management (VRM - gestion de la relation vendeur) dans son ouvrage The Intention Economy (Harvard Business Review Press, 2012). Face aux outils de gestion de relation

    lconomie, de lindustrie, de lnergie et des technologies (CGEIET), donne lexemple de lvo-lution du monde des services. Le consommateur y est invit faire soi mme , aussi bien le plein dessence le pompiste a disparu que la gestion directe de son compte bancaire par internet, ce qui a contribu modifier la rela-tion avec sa banque.

    Cette tendance est renforce par la massifi-cation des usages du numrique. Et Internet faci-lite laccs une information potentiellement trs spcialise. Cette dynamique permet lin-dividu dacqurir une forme de lgitimit, une capacit opposer une connaissance profane

    (connaissance du quotidien) des savoirs his-toriques tablis tels que celui du mdecin par exemple. Ainsi, certains estiment quil est temps de penser un nouvel quilibre entre lindividu et ceux qui exploitent ses donnes.

    Cette hypothse de lempowerment des indi-vidus pose lvidence la question de leur moti-vation consacrer temps, nergie et efforts la gestion ou la valorisation de leurs propres donnes. La protection et la scurit de leurs

    CAHIER DEXPLORATION MESINFOS

    PARTIE 0 1 DE NOUVELLES PRATIQUES INDIVIDUELLES

    http://www.fypeditions.com/informatique-libertes-identites/http://www.cluetrain.com/book/index.htmlhttp://fr.wikipedia.org/wiki/Gestion_de_la_relation_vendeurhttp://fr.wikipedia.org/wiki/Gestion_de_la_relation_vendeur

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    donnes personnelles. Elles ont pour but de redistribuer ces donnes, et ce faisant, de redis-tribuer du pouvoir dagir, avec lmergence dun cosystme de gestion des donnes, dans lequel de nouveaux intermdiaires produiraient et fourniraient aux individus des outils rendant intelligibles leurs donnes et leur fournissant sur la base de celles-ci des services valeur ajou-te. Des pionniers de ce march mergent de toutes parts. Selon les cultures et la nature des initiatives, la philosophie du VRM est cependant interprte en fonction dobjectifs diffrents :

    Aux tats-Unis, une logique de modernisa-tion des services publics : linitiative amricaine de Smart Disclosure (dvoilement intelligent) sin-carne ainsi en des boutons (buttons) cliquables de couleurs diffrentes, que lon va retrouver sur les portails en ligne des services publics amri-cains. Ces boutons matrialisent pour les indi-vidus la possibilit de tlcharger des donnes

    client des organisations (CRM) toujours plus sophistiqus, qui permettent danalyser les informations relatives aux clients dans une optique de fidlisation, la philosophie du VRM, symtrique du CRM, est dinitier un rquili-brage de la relation client-vendeur. Recentrer la relation autour du client nest toutefois pas suf-fisant pour lui permettre de rtablir un rapport de force plus favorable. Ce dernier doit tre dot doutils lui permettant son tour danalyser les offres qui lui sont proposes par les entreprises. Le modle du VRM encourage ainsi la rciprocit de la relation entre consommateurs et fournis-seurs o les outils de CRM des entreprises sont capables de dialoguer avec ceux de VRM de leurs clients...

    Plusieurs initiatives sinspirent de ce modle et souhaitent favoriser lmergence dun nouvel quilibre entre les individus et les entreprises tirant de la valeur de lexploitation de leurs

    BLUE BUTTON Le Blue Button est un des projets dit desmart disclosure (dvoilement intelligent) dugouvernement fdral amricain. Lide de ce bouton est doffrir aux usagers lapossibilit de tlcharger leurs donnes de sant (en quelque sorte leur dossier mdical personnel). Le fait de passer par unbouton unique et reconnaissable simplifie lutilisation. Ce projet lanc en 2010 tait dabord destin aux anciens combattants de larme amricaine, pour laccs leur dossier mdical de vtran. Plus de 500organisations desdomaines de la sant, de lassurance, de lapharmacie, de la dfense des consommateurs, etc., certaines ayant plusieurs dizaines de millions daffilis ont rejoint leprojet. 2014 semble devoir tre une anne de quasi gnralisation du projet linstigation du gouvernement fdral: destextes de lois sur la sant mettent en avant le droit daccs et de grands services tel que Medicare, leprogramme dassurance sant du gouvernement fdral pour les plus de 65 ans, investissent le projet. Par ailleurs, toutes les agences fdrales doivent prendre part au Blue Button pour leur systme de prestations de sant au profit de leurs agents. Un nouveau

    site central a t mis en ligne en fvrier 2014. Cechangement dchelle du programme passe aussi par des changements techniques: uneversion plus puissante du programme appele Blue Button+ est en cours de dploiement. Dans cette version, les donnes seront interoprables grce des standards et des API (application programming interface, cest--dire des interfaces de dialogue entre programmes diffrents) afin dinciter lesdveloppeurs la cration dapplications tierces qui utiliseront ces donnes limage diBlueButton, une application pour smartphone qui rorganise ergonomiquement les informations de Medicare (Melinda Beck, Next in Tech: App Helps Patients Track Care, Wall Street Journal, 16dcembre 2013) et qui a remport un concours de code et de dveloppement (codeathon) centr sur leBluebutton.

    http://bluebuttonconnector.healthit.gov/http://bluebuttonconnector.healthit.gov/http://online.wsj.com/news/articles/SB10001424052702303330204579248420368822400http://online.wsj.com/news/articles/SB10001424052702303330204579248420368822400

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    certains cas, dune stratgie dentreprises qui auraient intrt faire porter la charge de la ges-tion des donnes personnelles sur le consomma-teur, ou encore, de manire cynique, rduire les donnes personnelles une forme de mar-chandise. Cette vision se rapproche finalement dune conception de lempowerment individuel qui repose sur la patrimonialisation des don-nes personnelles. Divers projets aussi bien en Europe quaux tats-Unis se revendiquant dune approche VRM tentent en effet de crer une sorte de march de la location/cession des don-nes personnelles, o les individus ont la possi-bilit dtre rmunrs en espces sonnantes et trbuchantes en change de la communication de tout ou partie de leurs informations person-nelles, qui pourraient potentiellement concer-ner la sant.

    DES LIMITES L'EMPOWERMENT?

    F ace au volume et la complexit des donnes personnelles qui seraient ainsi restitues , il nest pas assur que les utilisateurs dun service mettant disposition ces donnes soient en mesure den tirer du sens et y trouvent un intrt. Il restera tout dabord toujours une part dindividus nayant pas la pra-tique des ordinateurs, smartphones, tablettes ncessaires pour accder leurs donnes. De plus, la manipulation et la comprhension de donnes ncessitent du temps, des comptences, un apprentissage, ainsi que le dveloppement dinterfaces et de dispositifs numriques de mdiation la donne les plus simples possibles. Cette problmatique pourrait tre particuli-rement prgnante dans le domaine du quanti-fied self, o, faute dune mdiation mdicale le risque est rel, par une mauvaise interprtation des chiffres, de susciter angoisse et prises de dcisions errones. Comment ragirons-nous face ces quantits normes de donnes concer-nant le fonctionnement de notre mtabolisme et de notre corps ? Comment les interprter ? Comment ne pas crer surtout lempowerment dune socit hypocondriaque ?

    Rafi Haladjian, spcialiste des objets connec-ts, fondateur de Sen.se et de Mother, explique dailleurs que la motivation et lintrt des utilisateurs pour leurs donnes passe par une

    les concernant dans un format interoprable : les green button, blue button, et purple button leur permettent davoir accs et de tlcharger, res-pectivement, leurs donnes de consommation nergtique, de sant et celles relatives leurs diplmes. Fort de son succs, le Blue Button fait dailleurs lobjet de nombreux dveloppements (voir encadr p. 23) qui tendraient montrer que ces logiques dactivation , en lespce des patients, sont particulirement efficientes dans le domaine de la sant.

    Au Royaume-Uni, une logique consum-riste : le gouvernement porte le projet Midata , qui regroupe des acteurs du commerce et de lindustrie, ainsi que des consommateurs. Il sagit avant tout de donner la possibilit au consommateur de faire des choix clairs. Lempowerment est donc principalement vu sous un angle consumriste. La personnalisation des services, encourage dans le programme, peut avoir un impact dans le domaine de la sant et permettre une rduction des dpenses. Cest lobjectif de lapplication MiHealth, dont le prototype est prsent sur le site du midata innovation lab. En favorisant une bonne compr-hension par les utilisateurs de leurs donnes de sant, en les incitant poursuivre des objectifs et en facilitant les changes distance entre utilisateurs et professionnels de sant, lappli-cation est prsente comme une alternative une intervention mdicale.

    En France, la Fondation Internet Nouvelle Gnration (Fing) coordonne lexprimentation MesInfos, qui runit diverses entreprises prives et que la CNIL accompagne de son expertise. Cette exprimentation souhaite encourager lmergence dun march des services person-nels de donnes , dans loptique que ce mou-vement de retour des donnes aux individus bnficiera aussi aux entreprises, en leur permet-tant de recrer une relle relation de confiance.

    Dans une perspective Informatique et Liberts , ces initiatives peuvent tre apprhen-des comme une forme de renouveau du droit daccs et de rectification, plus 2.0 , avec une dimension active de lindividu, qui sorienterait vers un droit daccs et de rcupration , voire un droit de rcupration et daction .

    Toutefois, sil est possible de considrer que ces initiatives correspondent une aspiration des individus, il peut galement sagir, dans

    PARTIE 0 1 DE NOUVELLES PRATIQUES INDIVIDUELLES

    http://www.youtube.com/watch%3Fv%3DGeJw7uuhhVc%26list%3DPL6RKqpezpCYqo4WkNAGdPZTc73Eu1Zdqkhttp://www.youtube.com/watch%3Fv%3DGeJw7uuhhVc%26list%3DPL6RKqpezpCYqo4WkNAGdPZTc73Eu1Zdqkhttp://www.youtube.com/watch%3Fv%3DGeJw7uuhhVc%26list%3DPL6RKqpezpCYqo4WkNAGdPZTc73Eu1Zdqk

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    quils pensent au rle que pourrait jouer leur propre participation sur le march des donnes et comment cela pourrait avoir une incidence positive sur la dmocratie. (source : Place de la Toile, France Culture, 25 janvier 2014).

    Sinscrivant dans cette logique, certaines initiatives entendent favoriser une mobilisation collective. Elles mettent en avant une approche citoyenne de la collecte et du traitement de donnes. Laurence Allard, sociologue, fait partie de lassociation Labo Citoyen, qui encourage les individus produire eux-mmes des donnes concernant leur environnement. Une expri-mentation a ainsi t mene sur les donnes atmosphriques. La collecte de ces donnes sest faite par lintermdiaire de capteurs assu-rant aux utilisateurs la matrise des donnes produites, qui ne transitent par aucun tiers. Laurence Allard explique que lusage des cap-teurs, en donnant une meilleure connaissance de leur environnement par les individus, va permettre dalimenter des dbats, voir de faire agir les individus. Cest ce quelle appelle le nous quantifiant , en alternative aux usages privatistes du quantified self.

    terme, on peut imaginer que les donnes produites par les individus viendraient com-plter celles des organisations publiques ou prives. Ce mouvement participerait la dimi-nution de lasymtrie dnonce par Doc Searls, et pourrait favoriser lmergence de discussions collectives.

    loccasion de lexprimentation de lasso-ciation Labo Citoyen portant sur la pollution atmosphrique, les donnes de qualit de lair produites par les individus une chelle trs locale ont ainsi pu complter celles produites par des capteurs institutionnels et plus globaux de pollution. Cette complmentarit a permis une connaissance plus fine de la situation atmosphrique, mlant donnes institution-nelles et donnes crowdsources , issues de la foule .

    Dans le domaine de la sant, on pourrait imaginer la mme symbiose, entre des systmes d'information collectifs en sant publique et les donnes fournies par les individus, ces derniers prenant alors pleinement part aux dcisions les concernant.

    courbe dapprentissage qui nest pas linaire dans le temps. En particulier, pour tirer de la valeur de ses propres donnes une fois passe par la priode de dcouverte, il faut, selon lui, en avoir accumul un certain volume. Pour arriver cette masse critique, tout le challenge rside alors dans les outils techniques qui vont per-mettre aux individus de dpasser la phase qua-lifie de traverse de dsert par Rafi Haladjian o les efforts ncessaires pour acqurir de nou-velles donnes sont peu productifs au regard de la valeur gnre. Cest pour cette raison que loutillage mise disposition des individus pour collecter, stocker et tablir des corrlations entre leurs donnes est essentiel.

    ENTRE REPLI SUR LE SELF ETDMARCHE CITOYENNE

    C onsidrant ces phnomnes dun point de vue global, la philosophe Antoinette Rouvroy pointe les limites des initia-tives de retour des donnes aux individus. Elle appelle mme la prudence quand il sagit de manier le concept dempowerment. Elle explique quelle ne pense pas que donner aux indivi-dus la proprit de leur propre trace et de leurs donnes suffise leur donner du pouvoir . Pour elle, lmancipation nest pas sparable du col-lectif, dune inter-individualit qui ne soit pas uniquement centre sur le self . Autrement dit, la seule matrise par lindividu de ses donnes, tout en lui confrant un sentiment de contrle, ne lincite gure sortir dun indi-vidualisme possessif, indiffrent aux enjeux collectifs.

    La possibilit de rendre les individus plus responsables de leur bonne ou de leur mauvaise sant risque ainsi de distraire lattention sur les causes environnementales ou socioconomiques de la mauvaise sant, au profit de causes com-portementales (cf. avant-propos)

    Cela rejoint lanalyse dEvgeny Morozov qui considre que le mouvem