Cahier d'un retour au pays natal - Kora Véron · Cahier d’un retour au pays natal au concours...

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Kora Véron 1 Cahier d’un retour au pays natal au concours Mon parti pris est le suivant : accompagner les étudiants qui découvrent Cahier d’un retour au pays natal, à l’occasion de leur préparation du concours d’entrée à l’ENS, en cherchant à leur être utile et à susciter leur intérêt pour un texte périlleux. À cette fin, je propose : — les éléments essentiels sur les contextes et l’histoire de l’œuvre ; — une édition personnelle du Cahier, qui réunit, en seul texte, ses différentes versions, avec un jeu de couleurs qui permet de les différencier, — des éclairages lexicaux inspirés, pour l’essentiel, par le portail du Centre national de ressources textuelles et lexicales du CNRS ; — une lecture personnelle, au fil du texte, guidée par un travail de plusieurs années sur Aimé Césaire 1 . Par conséquent, je n’ai l’ambition ni de discuter systématiquement les interprétations de la critique, ni de résoudre tous les problèmes posés par le texte. Mais j’espère engager de nouvelles réflexions et de nouvelles analyses. I Avant le Cahier L’enfance Aimé Fernand David Césaire naît le 25 (selon son livret de famille) ou le 26 juin 1913 (date de son anniversaire « officiel »), à Basse- Pointe, une petite commune modestement agricole du nord volcanique de la Martinique, un bout du monde bordée par un océan Atlantique très fougueux, où vivaient, dans conditions très pénibles, de nombreux Indiens (des Indes) engagés aux Antilles après l’abolition de l’esclavage 2 . Il dira notamment de sa ville natale : Nous avons été toujours en accord parfait car Basse-Pointe a structuré mon cœur, a architecturé ma poésie. […] Eh ! bien je n’ai peut-être pas longtemps habité Basse-Pointe, mais Basse-Pointe m’a toujours habité 3 : 1 Je me permets donc de renvoyer régulièrement à : Les Écrits d’Aimé Césaire - Biobibliographie commentée (1913- 2 Sur Basse-Pointe et sur l’influence de ce paysage sur sa poésie, voir notamment les témoignages de Césaire : Les Écrits : p. 487, p. 775, p. 790. 3 « Basse-Pointe a structuré mon cœur » : Les Écrits, p. 775-776.

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Kora Véron 1

Cahier d’un retour au pays natal au concours

Mon parti pris est le suivant : accompagner les étudiants qui découvrent Cahier d’un retour au pays natal,

à l’occasion de leur préparation du concours d’entrée à l’ENS, en cherchant à leur être utile et à susciter

leur intérêt pour un texte périlleux.

À cette fin, je propose :

— les éléments essentiels sur les contextes et l’histoire de l’œuvre ;

— une édition personnelle du Cahier, qui réunit, en seul texte, ses différentes versions, avec un jeu de

couleurs qui permet de les différencier,

— des éclairages lexicaux inspirés, pour l’essentiel, par le portail du Centre national de ressources

textuelles et lexicales du CNRS ;

— une lecture personnelle, au fil du texte, guidée par un travail de plusieurs années sur Aimé Césaire1.

Par conséquent, je n’ai l’ambition ni de discuter systématiquement les interprétations de la critique, ni de

résoudre tous les problèmes posés par le texte. Mais j’espère engager de nouvelles réflexions et de

nouvelles analyses.

I Avant le Cahier

L’enfance

Aimé Fernand David Césaire naît le 25 (selon son livret de famille) ou le 26 juin 1913 (date de son

anniversaire « officiel »), à Basse- Pointe, une petite commune modestement agricole du nord volcanique

de la Martinique, un bout du monde bordée par un océan Atlantique très fougueux, où vivaient, dans

conditions très pénibles, de nombreux Indiens (des Indes) engagés aux Antilles après l’abolition de

l’esclavage2. Il dira notamment de sa ville natale : Nous avons été toujours en accord parfait car Basse-Pointe a

structuré mon cœur, a architecturé ma poésie. […] Eh ! bien je n’ai peut-être pas longtemps habité Basse-Pointe,

mais Basse-Pointe m’a toujours habité3 :

1 Je me permets donc de renvoyer régulièrement à : Les Écrits d’Aimé Césaire - Biobibliographie commentée (1913-2 Sur Basse-Pointe et sur l’influence de ce paysage sur sa poésie, voir notamment les témoignages de Césaire : Les

Écrits : p. 487, p. 775, p. 790. 3 « Basse-Pointe a structuré mon cœur » : Les Écrits, p. 775-776.

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Eyma ? Est-ce la véritable origine du prénom « Aimé » ? Ou ce prénom serait-il dû à un certain Aimé

Barthou, écrivain dont son père lit les chroniques dans la revue Conferencia, qu’il se fait expédier de

France4.

Deuxième enfant d’une famille nombreuse (quatre garçons et de trois filles, semble-t-il : deux

sources consultées sur cette fratrie5 donnent des indications différentes), il est le fils de Marie Félicité

Éléonore Hermine et de Fernand Elphège Césaire. Césaire évoquera plusieurs fois la personnalité de ses

parents et de sa grand-mère Marie Macni, « Man Nini », une femme a forte personnalité qui l’a en partie

éduqué (c’est elle qui lui a appris à lire) et dont la ressemblance frappante avec une reine de Casamance

l’a beaucoup marqué, si on en croit les nombreux récits qu’il fait à ce propos dans différents entretiens6.

Nous pouvons relever notamment :

C’était une femme qui visiblement venait d’Afrique 7 [...] Elle avait un type africain

extrêmement net, précis. Et je ne crois pas qu’il y a à se tromper là-dessus. C’était une

femme qui avait relativement peu d’instruction, mais qui savait très bien lire et écrire,

et qui avait une très belle écriture, qui parlait très bien le Français et qui avait dans le

village une très grande influence morale. On venait la consulter pour tout. C’était une

espèce de directrice de conscience.

Il l’évoque en « reine Sebeth » dans un entretien avec Édouard Maunick sur France culture, en

1976 :

Ma grand-mère naturellement reine, petite, noire, pétillante d’intelligence, malicieuse. Elle était toujours le

chef de quelque chose, Maman Nini, un rayonnement prodigieux. J’ai rencontré en Casamance, la reine

Sebeth. Malraux, qui l’a vue, a dit d’elle : « C’est une reine et ce n’est pas la moins reine de toutes les

4 Roger Toumson et Simonne Henry-Valmore, Aimé Césaire, le Nègre inconsolé. Fort-de-France : Vent des îles /

Paris : Syros, 1993, p. 21. 5 Ngal, p. 300 et Patrice Louis, ABCésaire, Ibis rouge éditions 2003 6 — Les Écrits : Césaire, Marie-Félicité Hermine, p. 13, 568, 590, 693, 644, 693, 719, 755, 778 ; Césaire, Fernand

Elphège, p. 13, 24,475, 478, 644, 693, 755, 778, 790 ; Macni, Marie Eugénie Julie, p. 391, 413, 475, 567, 644, 759,

79.

— Voir notamment la série d’entretiens avec Édouard Maunick, diffusée sur France Culture les 26, 27, 28, 29 et 30

janvier 1976 et reprise sous la forme de trois disques compacts : production Édouard Maunick et Institut national

de l’audiovisuel, 1986 ; Hatier : « Les Voix de l’écriture », 1989 : Les Écrits, p. 475. 7 On sait qu’elle était née à la Martinique. Sa mère était africaine.

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reines8. » Ma grand-mère Nini ressemblait à la reine Sebeth. Ma grand-mère, fondatrice de la dynastie,

morte à 92 ans.

Césaire rendra hommage à sa mère dans un poème publié pour la première fois dans Carrefour

de cultures. Mélanges offerts à Jacqueline Leiner. Études littéraires françaises9. Comme me l’avait confié

Aimé Césaire10, ce poème a été écrit après le décès de sa mère, affectueusement appelée « Maman

Nonore », le 27 mai 1983. Son fils l’évoque en intrépide protectrice combattant vaillamment contre les

maléfices et les cataclysmes d’une île soumise aux maléfices des sorciers Telchines11 :

« Tutélaire »

A ma mère

De verre

de ponce

de vols épars d’oiseaux

à travers la dentelle hurlant

toute île est des Telchines

féroces tourneurs en rond

Alors

chevauchant l’étincelle

que les fées entrelacent leurs cerceaux de palombes

Dressée à les frapper au mufle et à les faire reculer

8 Sur le voyage d’Aimé Césaire et d’André Malraux en 1966, en Casamance, à l’occasion du Premier festival des arts

nègres de Dakar, voir : Raphaël Lambal, « La rencontre de Malraux et de la reine Sebeth », Revue d’histoire littéraire

de la France, n° 4, 2005, p. 1009-1019. 9 n° 55. Études réunies par Régis Antoine. Tübingen : Gunter Narr, 1993, p. 589. 10 Entretien de février 2008. 11 Les Telchines sont des démons de Rhodes personnifiant les forces physiques destructives de la nature, des

métallurges, des artistes, des enchanteurs ou des magiciens. cf Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines

de Daremberg et Saglio :

http://dagr.univtlse2.fr/sdx/dagr/feuilleter.xsp?tome=5&partie=1&numPage=76&nomEntree=TELCHINES&vue=

image

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je ne vois que toi

en face de monstres jaillie

Toi contre les cyclones

toi contre la vague dévorante

toi contre l’avancée des volcans et leur alerte de pieuvre

toi contre les malbêtes de la nuit

toi les défiants d’un geste plus fou

l’outrage et le prodige

toi toi toi

Grande ombre tendre

hagarde d’un dernier et tutélaire regard

De son père, Césaire dira notamment qu’il était doux, intellectuel, et ironique. Il lui a apporté

l’amour des belles lettres, l’a poussé à lire et à étudier. C’était un admirateur de Victor Schœlcher et des

idéaux républicains12.

Notons donc, dès à présent, que la famille Césaire ne correspond pas à celle évoquée dans le

Cahier car, sans être fortunée, elle faisait partie de la petite bourgeoisie éduquée de la Martinique.

Fernand, d’abord économe sur la plantation Eyma, était devenu fonctionnaire des contributions. La mère

cousait, sans doute, comme bien des femmes de cette époque, mais certainement pas pour nourrir des

enfants faméliques. Par conséquent, la misère de la maison de la rue Paille du Cahier n’est pas celle des

Césaire. Par ailleurs, il n’a jamais eu de rue Paille à Fort-de-France. Il faut se garder de l’analyse

référentielle naïve à laquelle s’est souvent livrée la critique.

De nombreuses légendes persistent sur la généalogie familiale, alors que l’article d’un archiviste

martiniquais fait très précisément le point13 sur le sujet. En résumé, Louise-Alexandrine a découvert que le

tableau généalogique d’Aimé Césaire remonte à deux femmes.

12Genèse d'une pensée. Une pensée en action. Entretien avec Jacqueline Leiner. Avec la participation notamment de

René Ménil et Léopold Sédar Senghor. Brochure et cassette audio. Hatier, 1989. 13 Jean-Claude Louise-Alexandrine, « Généalogie mythique ou généalogie historique: l’affaire de la Grand’Anse et les

ancêtres d’Aimé Césaire», Aimé Césaire du Singulier à l’Universel. Œuvres & Critiques, XIX, 2. Tübingen : Gunter

Narr, 1994.

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L’une, appelée Jacqueline : elle « naît vers 1784 sur la « Côte d’Afrique ». Blanchisseuse, de

« parents inconnus », elle sera la mère du premier Césaire né à la Martinique. »

La seconde, Adélaïde Macni naît en Afrique, vers 1812, fille de « parents inconnus ». Elle serait la

fondatrice de la lignée Macni à la Grand’Anse.

Le fils de Jacqueline, maçon, esclave de Jean Olive, obtient son affranchissement le 5 octobre

1833. Il épouse Rose Pamphile en 1835 avec laquelle il a un premier fils, en 1836, nommé Rose Césaire.

C’est l’arrière grand-père d’Aimé. Propriétaire agriculteur, il épousera Marguerite Rose Bacarolle en juin

1867. Ils auront deux enfants dont Nicolas Louis Fernand Césaire (le grand-père), né en janvier 1868.

Celui-ci devient instituteur et directeur d’école à Saint-Pierre. Il décède très jeune, à 28 ans, après la

naissance cependant du père d’Aimé, en avril 1888, à Saint-Pierre. Elphège Fernand Césaire épousera

Marie Félicité Hermine, couturière, la mère d’Aimé, née au Lorrain. Elle est la fille de Marie Eugénie Julie

Macni (1867-1942), grand-mère d’Aimé, elle-même fille de Rémy Macni, cultivateur, fils d’Adélaïde venue

d’Afrique.

Une branche de la famille d’Aimé Césaire est donc relativement favorisée depuis plusieurs

générations. Jacqueline, l’esclave arrivée d’Afrique occupait déjà l’emploi privilégié de négresse « à talent »

puisqu’elle est « blanchisseuse ». Son fils est affranchi avant l’abolition de l’esclavage, son petit-fils est

propriétaire de ses terres et il donne naissance à un fils futur instituteur qui vient étudier en France.

Le Lycée Schœlcher

Après avoir fréquenté l’école communale de sa ville natale, Césaire est inscrit, à partir de

septembre 1924, à l’ancien Lycée Schœlcher de Fort-de-France14, il a onze ans. Il y fait la connaissance de

Léon Gontran Damas l’année suivante, lorsque le jeune guyanais séjourne à la Martinique avant de

poursuivre sa scolarité en France. L’enfant solitaire devient alors « le meilleur ami de Damas »15. Ils se

disent : « On en a marre de ce lycée, on va créer un journal : Le journal nègre ou Le journal petit nègre »

16. Malheureusement, aucun numéro de la première œuvre commune d’une négritude en culottes courtes

n’a été retrouvé à ce jour.

C’est avec Damas également que Césaire se livre à une passion dévorante pour le football, Césaire

14 Césaire a connu deux lycées Schœlcher. Celui où il étudie se trouvait abrité à la Caserne Bouillé après la

destruction de celui de Saint-Pierre. Le nouveau lycée, construit sur le domaine de l’ancienne résidence du

Gouverneur, celui où Césaire sera professeur, n’ouvre qu’en janvier 1939, soit quelques mois avant son retour. 15 Entretien avec moi d’octobre 2005. 16 idem

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jouant comme avant-centre17.

Césaire bénéficie d’un enseignement de qualité puisqu’on trouve, parmi les professeurs du Lycée,

Gilbert Gratiant, Louis Achille, Jules Monnerot, Octave Mannoni.

Né en 1895, à Saint-Pierre, Gilbert Gratiant, après une khâgne au Lycée Henri IV, est envoyé au

front en 1914. Il passera l'agrégation d'anglais en 1923 et regagnera la Martinique où il sera enseignera

Césaire, puis il poursuivra sa carrière en France. Collaborateur de la revue culturelle, Lucioles – Journal

de l’Effort Littéraire Martiniquais, puis de La Revue du monde noir, critique littéraire, poète, il publiera

des textes écrits en français et en créole18. Membre du Parti communiste, Gilbert Gratiant est le frère de

Georges Gratiant qui sera à l’origine de la candidature d’Aimé Césaire aux élections municipales de 1945.

Cet événement marquera son entrée dans la vie politique.

Louis Achille père, professeur d’anglais, est aussi collaborateur du Bulletin d’histoire de la

Martinique, revue fondée en 1915 par Jules Monnerot père, professeur de philosophie au Lycée

Schœlcher et avocat, au gré de ses engagements politiques, puisqu’il est à l’origine du mouvement

communiste à la Martinique, et fondateur du journal Justice dans lequel le député-maire Césaire écrira de

nombreux articles.

Dans le numéro du 1er avril 1928 de Lucioles, on peut lire en première page, un article d’Octave

Mannoni (1899-1989), futur auteur de Psychologie de la colonisation (qui sera violemment critiqué par

Césaire dans son Discours sur le colonialisme), alors enseignant du Lycée Schœlcher, décrivant la

pauvreté de Fort-de-France qui s’intitule « Extraits d’un Cahier ». Il commence ainsi :

« La ville, à peine éveillée et pleine du chant désordonné des coqs s’étend plate et géométrique, avec ses

rue à angle droit, ses toits de tuiles sans cheminée ni lucarnes ni mansardes, sous un ciel encore tout pâle,

un peu vert et laiteux comme une absinthe troublée. »

17 Cette anecdote est présente dans la biographie de Georges Mbawil a Mpaang Ngal, Aimé Césaire, un homme à la

recherche d’une patrie. Dakar : Nouvelles Éditions Africaines, 1975 ; Paris : Présence africaine, 1994, p. 32, mais

Césaire me l’a confirmée en 2005, et il semblait y tenir beaucoup. France-Antilles avait d’ailleurs publié une très

amusante photographie de lui, en costume très austère de député-maire d’un certain âge, n’ayant pu résisté à

descendre sur le stade de Fort-de-France pour taper dans un ballon. Le Cahier est l’œuvre d’un sportif, et ce n’est

pas un détail indifférent. 18 Voir notamment : Fables créoles et autres récits, édition établie par Isabelle Gratiant, Renaud Gratiant et Jean-

Louis Joubert, préface d'Aimé Césaire. Stock, 1996.

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Comment ne pas faire le rapprochement avec un paragraphe liminaire d’un Cahier beaucoup plus

connu ? :

Au bout du petit matin, cette ville plate – étalée, trébuchée de son bon sens, inerte, essoufflée sous son

fardeau géométrique de croix éternellement recommençante.

Le professeur qui a sans doute le plus compté pour Césaire, puisque c’est lui qui lui a conseillé de

s’orienter vers des études en Lettres supérieures à Louis-le-grand, est sans doute Eugène Revert,

normalien normand, qui arrive à la Martinique en 1927, pour préparer ses thèses de géographie. Il

publiera plusieurs ouvrages sur la Martinique dont : De quelques aspects du folk-lore martiniquais (la

magie antillaise)19.

Césaire a gardé également le souvenir, amusé, de sa carrière de latiniste débutant et de

l’apprentissage des temps primitifs enseignés assez joyeusement par Monsieur Cafier20. C’est ainsi qu’il

leur apprenait l’infinitif parfait de capio, par un subtil (dé)tour créole : capio, capis, capere, sé pissé ou ka

pissé (forme emphatique de la syntaxe créole d’un verbe qu’il est inutile de traduire).

Pourtant Césaire n’a pas aimé cette époque. Le Lycée Schœlcher l’emmerdait, des fils des

fonctionnaires, des petits bourgeois […]. Les Martiniquais ne m’aimaient pas plus que je ne les aimais21.

Le 20 juin 1931, Césaire obtient son baccalauréat (philosophie, nouveau régime, mention passable). Le

24 septembre 1931, il s’embarque pour la France à bord du Pérou. Il quitte la Martinique avec grand

plaisir, comme il l’indiquera à de nombreuses reprises, par exemple dans un entretien de 199422:

Le Nouvel Observateur :

— Imaginiez-vous en 1939, quand vous avez publié le Cahier d'un retour au pays natal, que ce cri

volcanique allait devenir le cri de ralliement de plusieurs générations sur plusieurs continents, le

poème-manifeste de la désaliénation coloniale ?

Aimé Césaire :

19 Éditions Bellenand, 1951, réédité en 1977 par l’Annuaire international des Français d’Outre-Mer. 20 Entretien avec moi, octobre 2007. 21 Entretien avec moi, octobre 2005. 22 « Le long cri d’Aimé Césaire », entretien avec Gilles Anquetil, Nouvel Observateur, 17-23 février 1994 : Les Écrits,

p. 705.

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— Je n'imaginais rien du tout. En 1931 quand j'ai pris le bateau pour suivre mon hypokhâgne au

Lycée Louis-le-Grand, j'avais ressenti le besoin urgent de m'échapper. J'étouffais dans la petite

société coloniale qu'était la Martinique avec ses mesquineries, ses ragots, ses préjugés et sa

hiérarchisation en classes et en races. Bref, je m'y emmerdais profondément. J'ai donc foutu le

camp avec joie. Imaginez Rimbaud à Charleville !

Paris

Le Paris en noir et blanc correspondant à l’arrivée de Césaire à Paris a été étudié à de nombreuses

reprises et il serait impossible ici de l’analyser en détails. L’ouvrage le plus utile reste sans doute celui de

Philippe Dewitte, Les mouvements nègres en France, 1919-193923. Sans remonter aux débuts ambigus de

la vogue de l’art nègre24 et du jazz, sans développer les enjeux de l’anthropologie coloniale, trois éléments

permettent de résumer la situation : L’exposition coloniale et sa contestation, La Revue du monde noir,

Légitime défense.

L’Exposit ion coloniale

L’Empire colonial français fait sa promotion lors de L’Exposition Coloniale Internationale et des

Pays d’Outre-Mer qui se tient Porte Dorée, dans le Bois de Vincennes, de mai à novembre 1931. Elle

attirera plusieurs millions de visiteurs pour 33 millions de billets vendus. Inaugurée par le président de la

République, Gaston Doumergue, en compagnie ministre des Colonies Paul Reynaud et du Maréchal

Hubert Lyautey, organisateur de l’événement, l’exposition propose un parcours dans l’Empire français

représenté par des Pavillons, et des « indigènes » de chaque colonie. La France a invité d’autres puissances

coloniales comme la Belgique, le Portugal ou l’Italie ou les États-Unis. Une place est réservée aux missions

catholiques ou protestantes et à l’armée25.

Pourtant, cet éloge du colonialisme est contesté. À quelques jours de l’ouverture de l’exposition,

les surréalistes publient et diffusent un tract intitulé : Ne visitez pas l’Exposition Coloniale26. De juillet

23 L’Harmattan, 1985. 24 Voir Jean Laude, La peinture française et « l’art nègre » (1905-1914). Contribution à l’étude des sources du

fauvisme et du cubisme. Klincksieck, 2006, édition revue et présentée par Jean-Louis Paudrat. 25http://etudescoloniales.canalblog.com/archives/2006/08/25/2840733.html 26 « À la veille du 1er mai 1931 et à l’avant veille de l’inauguration de l’Exposition coloniale, l’étudiant indo-chinois

Tao est enlevé par la police française. Chiappe, pour l’atteindre, utilise le faux et la lettre anonyme. On apprend, au

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bout du temps nécessaire à parer à toute agitation, que cette arrestation, donnée pour préventive, n’est que le

prélude d’un refoulement sur l’Indo-Chine[1]. Le crime de Tao ? Être membre du parti communiste, lequel n’est

aucunement un parti illégal en France, et s’être permis jadis de manifester devant l’Élysée contre l’exécution de

quarante Annamites.

L’opinion mondiale s’est émue en vain du sort des deux condamnés à mort Sacco et Vanzetti. Tao, livré à l’arbitraire

de la justice militaire et de la justice des mandarins, nous n’avons plus aucune garantie pour sa vie. Ce joli lever de

rideau était bien celui qu’il fallait en 1931, à l’exposition de Vincennes.

L’idée du brigandage colonial (le mot était brillant et à peine assez fort), cette idée, qui date du XIXème siècle, est

de celles qui n’ont pas fait leur chemin. On s’est servi de l’argent qu’on avait en trop pour envoyer en Afrique, en

Asie, des navires, des pelles, des pioches, grâce auxquels il y a enfin, là-bas, de quoi travailler pour un salaire et, cet

argent, on le représente volontiers comme un don fait aux indigènes. Il est donc naturel, prétend-on, que le travail

de ces millions de nouveaux esclaves nous ait donné les monceaux d’or qui sont en réserve dans les caves de la

Banque de France. Mais que le travail forcé — ou libre — préside à cet échange monstrueux, que des hommes dont

les mœurs, ce que nous essayons d’en apprendre à travers des témoignages rarement désintéressés, des hommes

qu’il est permis de tenir pour moins pervertis que nous et c’est peu dire, peut-être pour éclairés comme nous ne le

sommes plus sur les fins véritables de l’espèce humaine, du savoir, de l’amour et du bonheur humains, que ces

hommes dont nous distingue ne serait-ce que notre qualité de Blancs, nous qui disons « hommes de couleurs »,

nous hommes sans couleur, aient été tenus, par la seule puissance de la métallurgie européenne, en 1914, de se

faire crever la peau pour un très bas monument funéraire collectif —c’était d’ailleurs, si nous ne nous trompons pas,

une idée française, cela répondait à un calcul français — voilà qui nous permet d’inaugurer, nous aussi, à notre

manière, l’Exposition coloniale et de tenir tous les zélateurs de cette entreprise pour des rapaces. Les Lyautey, les

Dumesnil, les Doumer, qui tiennent le haut du pavé aujourd’hui dans cette même France du Moulin-Rouge n’en

sont plus à un carnaval de squelettes près. On a pu lire il y a quelques jours, dans Paris, une affiche non lacérée

dans laquelle Jacques Doriot était présenté comme le responsable des massacres d’Indo-Chine. Non lacérée.

Le dogme de l’intégrité du territoire national invoqué pour donner à ces massacres une justification morale, est

basé sur un jeu de mots insuffisant pour faire oublier qu’il n’est pas de semaine où l’on ne tue aux colonies. La

présence sur l’estrade inaugurale de l’Exposition Coloniale du Président de la République, de l’Empereur d’Annam,

du Cardinal Archevêque de Paris et de plusieurs gouverneurs et soudards, en face du pavillon des missionnaires, de

ceux de Citroën et Renault, exprime clairement la complicité de la bourgeoisie tout entière dans la naissance du

concept nouveau et particulièrement intolérable : la « Grande France ». C’est pour implanter ce concept-escroquerie

que l’on a bâti les pavillons de l’Exposition de Vincennes. Il s’agit de donner aux citoyens de la métropole la

conscience de propriétaires qu’il leur faudra pour entendre sans broncher l’écho des fusillades lointaines. Il s’agit

d’annexer au fin paysage de France, déjà très relevé avant-guerre par une chanson sur la cabane-bambou, une

perspective de minarets et de pagodes.

Kora Véron 10

1931 à février 1932, ils organiseront, avec le Parti communiste français, une exposition anti-impérialiste :

La vérité sur les colonies, qui n’attirera que 5 000 visiteurs.

Voici le poème d’Aragon écrit pour la circonstance :

« Mars à Vincennes »27

Palmes pâles mat ins28 sur les îles Heureuses

Palmes pâles paumes des femmes de couleur

Palmes huiles qui calmiez les mers sur les pas d’une corvette

Charmes des spoliations lointaines dans un décor édénique

De nouvelles Indes pour les insatiabilités d’Indre-et-Loire

De nouvelles Indes pour les perversités du Percepteur

et le Missionnaire cultive une Sion de cannes à sucre

tandis que le nègre Diagne élevé pour la perspective

À propos, on a pas oublié la belle affiche de recrutement de l’armée coloniale : une vie facile, des négresses à gros

nénés, le sous-officier très élégant dans son complet de toile se promène en pousse-pousse, traîné par l’homme du

pays — l’aventure, l’avancement.

Rien n’est d’ailleurs épargné pour la publicité : un souverain indigène en personne viendra battre la grosse caisse à

la porte de ces palais en carton pâte. La foire est internationale, et voilà comment le fait colonial, fait européen

comme disait le discours d’ouverture, devient fait acquis.

N’en déplaise au scandaleux Parti Socialiste et à la jésuitique Ligue des Droits de l’Homme, il serait un peu fort que

nous distinguions entre la bonne et la mauvaise façon de coloniser. Les pionniers de la défense nationale en régime

capitaliste, l’immonde Boncour en tête, peuvent être fiers du Luna-Park de Vincennes. Tous ceux qui se refusent à

être jamais les défenseurs des patries bourgeoises sauront opposer à leur goût des fêtes et de l’exploitation

l’attitude de Lénine qui, le premier au début de ce siècle, a reconnu dans les peuples coloniaux, les alliés du

prolétariat mondial.

Aux discours et aux exécutions capitales, répondez en exigeant l’évacuation immédiate des colonies et la mise en

accusation des généraux et fonctionnaires responsables des massacres d’Annam, du Liban, du Maroc et de l’Afrique

centrale. »

Signataires :

André Breton, Paul Éluard, Benjamin Péret, Georges Sadoul, Louis Aragon, René Char, Yves Tanguy, Pierre Unik

Pierre, André Thirion, René Crevel René, Maxime Alexandre, George Malkine.

Note 1 : Nous avons cru devoir refuser, pour ce manifeste, les signatures de nos camarades étrangers 27 Persécuté persécuteur. Éditions surréalistes, 1931. 28 Je souligne.

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à la dignité ministérielle

administre admirablement massacrés et massacreurs

sous l’égide du coq tricolore ô Venise

Othello la nuit n’est pas plus noire

aujourd’hui malgré les illuminations modernes

Les bourreaux chamarrés parlent du ciel inaugural

de la grandeur de la France et des troupeaux d’éléphants

des navires des pénitentiaires des pousse-pousse

du riz où chante l’eau des travailleurs au teint d’or

des avantages réservés aux engagés volontaires

de l’infanterie de marine

du paysage idéal de la Baie d’Along

de la loyauté de l’indigénat chandernagorique

Soleil soleil d’au-delà des mers tu angélises

la barbe excrémentielle des gouverneurs

Soleil de corail et d’ébène

Soleil des esclaves numérotés

Soleil de nudité soleil d’opium soleil de flagellation

Soleil du feu d’artifice en l’honneur de la prise de la Bastille

au-dessus de Cayenne un quatorze juillet

Il pleut il pleut à verse sur l’Exposition coloniale

La Revue du monde noir

De novembre 1931 à juin 1932, paraissent les six numéros de La Revue du monde noir, dirigée

par la Martiniquaise Paulette Nardal (nièce du professeur Louis Achille), et le Haïtien, Léo Sajous. La revue

est publiée à la fois en français et en anglais. Sa visée est exprimée dans un éditorial : « Ce que nous

voulons faire », signé « La direction », qui ouvre le premier numéro. Il s’agit de fournir un organe de

diffusion à « l’élite de la race noire et aux amis des Noirs » ; de faire connaître la « CIVILISATION

NÈGRE » ; de « Créer entre les Noirs du monde entier, sans distinction de nationalité, un lien intellectuel

et moral qui leur permettra de mieux se connaître, de s’aimer fraternellement, de défendre plus

efficacement leurs intérêts collectifs et d’illustrer leur race […] ».

Des thèmes très divers sont abordés dans cette revue où Césaire lit les poèmes de Claude Mckay

(novembre 1931), Alan Locke (avril 1932), ou Langston Hughes (janvier 1932).

Kora Véron 12

Il peut également y découvrir le héros de l’indépendance haïtienne, Toussaint Louverture, en avril

1932, dans le début d’un article signé par l’Haïtien, Auguste Nemours29. Une suite est annoncée, mais la

revue cesse de paraître. Le Colonel Nemours, avait publié, en 1929, chez Berger-Levrault : Histoire de la

captivité et de la mort de Toussaint Louverture. Notre pèlerinage au fort de Joux. Avec des documents

inédits30. Cet ouvrage a peut-être inspiré à Césaire ses pages du Cahier évoquant la mort en captivité du

héros haïtien (de Ce qui est à moi aussi : une petite cellule dans le Jura à blanche mare de silence).

Une grande enquête, qui court sur plusieurs numéros, est organisée sur le vêtement que doit

porter le Noir vivant en Europe dont on trouvera écho dans L’Étudiant noir.

On trouve également dans cette revue un article, « Le spiritisme à l’intérieur de l’Afrique », de Leo

Frobenius (n° 5, mars 1932, p. 19-24), dont L’Histoire de la Civilisation Africaine est publiée chez

Gallimard en 1936.

L’ethnologue haïtien Price-Mars, collabore également à la revue. Promoteur de l’indigénisme,

considéré comme une pré-négritude, il est l’auteur de Ainsi parla l’oncle, dont je cite un extrait de la

préface31:

« Nous avons longtemps nourri l'ambition de relever aux yeux du peuple haïtien la valeur de son folk-lore.

Toute la matière de ce livre n'est qu'une tentative d'intégrer la pensée populaire haïtienne dans la

discipline de l'ethnographie traditionnelle.

[…]

Mais, nous dira-t-on, à quoi bon se donner tant de peine à propos de menus problèmes qui n'intéressent

qu'une très infime minorité d'hommes, habitant une très infime partie de la surface terrestre ?

On a peut-être raison.

Nous nous permettrons d'objecter cependant que ni l'exiguïté de notre territoire, ni la faiblesse numérique

de notre peuple, ne sont motifs suffisants pour que les problèmes qui mettent en cause le comportement

d'un groupe d'hommes soient indifférents au reste de l'humanité. En outre, notre présence sur un point de

cet archipel américain que nous avons « humanisé », la trouée que nous avons faite dans le processus des

événements historiques pour agripper notre place parmi les hommes, notre façon d'utiliser les lois de

29 p-1-9. 30 Il avait également écrit une Histoire militaire de la guerre d'indépendance de Saint-Domingue parue en 1925 chez

le même éditeur. C. L. R. James évoque sa rencontre avec Nemours dans sa préface à The Black Jacobins: Toussaint

L'Ouverture and the San Domingo Revolution. Londres : Allison & Busby, 1938. 31 Ce texte a été réédité, suivi d’une étude collective « Revisiter l’oncle » concernant son influence dans le « monde

noir ». Montréal : Mémoire d’encrier, 2009.

Kora Véron 13

l'imitation pour essayer de nous faire une âme d'emprunt, la déviation pathologique que nous avons

infligée au bovarysme des collectivités en nous concevant autres que nous ne sommes, l'incertitude

tragique qu'une telle démarche imprime à notre évolution au moment où les impérialismes de tous ordres

camouflent leurs convoitises sous des dehors de philanthropie, tout cela donne un certain relief à

l'existence de la communauté haïtienne et, devant que la nuit vienne, il n'est pas inutile de recueillir les

faits de notre vie sociale, de fixer les gestes, les attitudes de notre peuple, de scruter leurs origines et de les

situer dans la vie générale de l'homme sur la planète. Ils sont des témoins dont la déposition ne peut être

négligeable pour juger la valeur d'une partie de l'espèce humaine. »

Pétionville, le 15 décembre 1927

Enfin, René Maran, l’écrivain guyanais qui avait reçu le prix Goncourt, en 1921, pour son roman

Batouala, dénonçant les crimes de la colonisation en Afrique, fait partie du personnel de cette revue.

Césaire fréquente sans doute plus qu'il n’a bien voulu le dire par la suite le salon des sœurs Nardal

où il fera la connaissance de l’étudiant en médecine Pierre Aliker, celui qui sera l’un de des plus fidèles

alliés politiques, quelques années plus tard, et jusqu’à la fin de sa vie.

Il lit en tout cas avec attention ce qui s’écrit dans La Revue du monde noir et se souviendra de

cette revue, de nombreuses années plus tard, le 3 juillet 197932, alors qu’il reçoit, comme maire de Fort-

de-France, une délégation afro-américaine. Il déclarera alors que les véritables inventeurs de la négritude

furent : les Langston Hughes, les Countee Cullen, les Claude McKay, les Sterling Brown et tous les

écrivains de la Black Renaissance que nous lisions en France vers les années 1930 et que nous

découvrions dans La Revue du monde noir dirigée par Paulette Nardal, une initiatrice à laquelle il est juste

de rendre, aujourd’hui, un particulier hommage.

Légit ime défense33

Un petit groupe de Martiniquais — dont René Ménil, Étienne Léro et Jules Monnerot fils, ex-collaborateurs La

Revue du monde noir —, qui finit par trouver cette parution politiquement trop modérée publie : Légitime défense,

en juin 1932, se déclarant résolument surréaliste et le marxiste.

32 « Aimé Césaire, au nom du Peuple Martiniquais, accueille les Afro-Américains: Ce sont des frères qui accueillent

des frères dont ils ont été longtemps séparés…» : Les Écrits, p. 517. 33 Le titre du journal est repris à un texte d’André Breton, publié dans La Révolution socialiste, en 1926.

Kora Véron 14

Alors que la négritude affirme la priorité de la lutte culturelle par rapport à la lutte politique, la priorité des « valeurs

nègres » par rapport aux contradictions sociales — Légitime défense, au contraire, soucieux au principal de la lutte

anti-impérialiste qui dresse les peuples colonisés contre les bourgeoisies occidentales et leur propre bourgeoisie,

situe l’action politique dans le cadre marxiste des transformations sociales et ne conçoit le développement des

« valeurs nègres » qu’à l’intérieur de ce que combat politique34.

Légitime défense n’aura qu’un seul numéro, mais celui-ci fait grand bruit.

Quelques jours après son arrivée à Paris, Césaire rencontre deux Sénégalais, Ousmane Socé,

étudiant en médecine vétérinaire, auteur notamment de Karim (1935), Les Mirages de Paris (1937),

Contes et légendes d’Afrique noire (1938), et Léopold Sédar Senghor qui devient son grand ami. Senghor

a quitté les bancs du Lycée Louis-le-Grand en juillet précédent, pour poursuivre ses études à la Sorbonne.

Par conséquent, Césaire et lui n’ont jamais été condisciples, comme on le répète trop souvent. Ce qui est

vrai, cependant, c’est que Césaire a lui même entretenu cette légende à de nombreuses reprises en ne

lassant pas de raconter sa rencontre avec Senghor. En voici une version35:

Je vois un petit nègre, tout noir, bien noir, avec une blouse grise une chaîne d’argent autour des reins, au

bout de la chaîne pend un encrier noir, parce qu’en ce temps là on n’ a pas de stylo. Il vient et il me dit :

— Alors bizut d’où viens-tu ? Comment t’appelles tu ?

Je le regarde, réponds :

— Je m’appelle Aimé Césaire et je viens de la Martinique ». Et toi ?

— Eh bien moi, je m’appelle Léopold Sédar Senghor et je viens de Dakar. Et le petit bizut noir me prend

dans ses bras et me dit :

-— Bizut, tu seras mon bizut.

Toute notre vie, nous sommes restés des bizuts de la rue des Écoles.

Cette rencontre, qui n’a pas été sans orages, a profondément marqué le jeune Césaire, comme il en

témoignera fréquemment, par exemple Césaire déclarera dans un entretien avec Philippe Decraene36 :

Ce qui nous est commun [avec Senghor], c’est le refus obstiné de nous aliéner, de perdre nos attaches avec

nos pays, nos peuples, nos langues. D’ailleurs, moi, ce qui m’a en grande partie culturellement, c’est la

fréquentation assidue des Africains. Ce contact a servi de contrepoids à l’influence de la culture européenne.

34 René Ménil, préface à la reproduction de Légitime défense. Éditions Jean-Michel Place, 1979. 35 Entretien avec moi, octobre 2005. 36 Le Monde, 6 décembre 1981 : Les Écrits, p. 552.

Kora Véron 15

Senghor, avec lequel, avant la guerre, j’ai vécu pratiquement dix ans au Quartier Latin, a exercé sur moi une

action considérable sur mon univers.

Césaire passera quatre années scolaires à Louis-le-Grand : en Première Vétéran (1931-1932),

Première Supérieure II (1932-1933), Première Supérieure I (1933-1934), Première Supérieure II (1934-

1935). Ses bulletins scolaires montrent qu’il est fort peu présent au Lycée les deux dernières années, avec

une longue interruption de février 1934 à janvier 1935, avant un départ définitif le 31 mars 1935.

Admissible au concours de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm en 1934, il y sera admis à la session

suivante, en juillet 1935.

Césaire a bien d’autres activités en préparant le concours. Ce n’est pas seulement sa mauvaise santé

qui explique ses absences, mais son engagement dans la vie associative, puisque à la fin de décembre

1934, il devient président de l’Association des étudiants martiniquais de France. Pierre Aliker en est le vice-

président.

De L’Étudiant mart iniquais à L’Étudiant noir 37

Si le Cahier est la première œuvre de Césaire, le jeune homme avait écrit cependant quelques

articles importants, principalement dans L’Étudiant martiniquais qu’il transforme, en compagnie de son

ami Senghor, en L’Étudiant noir, au début de 1935. Ces textes annoncent les thèmes principaux du Cahier

et permettent de mieux en comprendre les enjeux puisque dans le dernier numéro de L’Étudiant

martiniquais, de janvier 1935, et du premier numéro de L’Étudiant noir de mars 1935, Césaire dénonce

avec énergie ce qu’il appelle « l’assimilation », l’aliénation psychologique et sociale issue de la violence

coloniale qui aboutit au fait que les Noirs imitent les comportements, les idées, la culture des Blancs, sans

pour autant parvenir à vaincre les préjugés racistes du « monde blanc ».

L’Étudiant martiniquais :

Césaire écrit plusieurs articles dans le dernier numéro de L’Étudiant martiniquais (Organe de

défense des Étudiants Martiniquais à Paris), quatrième année, n° 1, février 1935, dont deux sont

particulièrement intéressants :

— « Le nouveau comité »

37 Les Écrits, p. 15-21.

Kora Véron 16

Césaire présente le programme du nouveau comité de rédaction et résume les moyens qu’il

préconise pour mettre en œuvre cette rénovation : cahier 38 de doléances, réprobation complète de la

politique, Comité de défense actif et indépendant, réorganisation complète du bulletin.

Concernant ce dernier point, Césaire précise qu’il faut y introduire un aspect plus largement

culturel.

— « L’étudiant noir »

L’article intitulé « L’étudiant noir » préfigure le titre que prendra le journal le mois suivant :

L’Étudiant noir. Césaire y dénonce une première fois l’assimilation culturelle des étudiants noirs,

présentée avec humour comme une illusion :

L’étudiant noir semble le type de l’« assimilé ». Mais l’est-il vraiment ? Il porte veste, pantalon et cravate,

œuvres de blancs. Il parle langage de blancs. Il passe sa vie dans des milieux blancs. Mais il reste nègre. Nul

ne s’en étonnera, car un morceau de bois, dit le bambara, a beau rester dix ans dans l’eau, il ne devient pas

crocodile.

Et, parce qu’il n’est pas « assimilé », la vie de l’étudiant noir est drame.

Césaire développe ensuite, sous une forme humoristique, le drame de l’assimilation — autant

désirée, qu’impossible —, vécu par le nègre étudiant.

En mars 1935, donc, L’Étudiant noir (journal de l’Association des étudiants martiniquais en

France) succède à L’Étudiant martiniquais. C’est à l’instigation d’Aimé Césaire que le journal change de

titre. Dans un entretien à Paris avec Thomas Hale, en juillet 1972, Césaire explique :

[...] il y avait un petit journal corporatif, qui s’appelait L’Étudiant martiniquais, et alors moi, j’ai décidé de

l’élargir et de l’appeler L’Étudiant noir, précisément pour avoir la collaboration des Noirs qui n’étaient pas

seulement des Martiniquais, pour l’élargir au monde entier. C’était beaucoup plus culturel, beaucoup

moins corporatif, et un petit peu idéologique, ce qui veut dire que c’était déjà un peu la négritude. C’était

une idéologie négritude qui remplaçait une idéologie assimilationniste.

Léopold Sédar Senghor et Léon Gontran Damas sont invités à participer à la rédaction du journal.

38 Je souligne.

Kora Véron 17

Ce dernier écrit dans « Notre Génération »39 :

L’Étudiant noir, journal corporatif et de combat avait pour objectif la fin de la tribalisation, du système

clanique en vigueur au Quartier Latin. On cessait d’être un étudiant essentiellement martiniquais,

guadeloupéen, guyanais, africain, malgache, pour n’être plus qu’un seul et même étudiant noir. Terminée

la vie en vase clos.

Il existe cependant des divisions à l’intérieur du groupe fondateur. Césaire déclare ainsi à Hale

(juillet 1972) :

Il y avait une petite polémique avec quelques étudiants qui étaient communistes et qui considéraient que

c’était une sorte de déviation et qu’on insistait trop sur la question de couleur, sur la question de

négritude. Cela a toujours été comme ça. Je me souviens que Senghor réfuta certains arguments donnés

par ceux qui rejetaient la négritude. Chacun se trouvait un peu de ce qu’il voulait. Sainville était du côté

communiste. Il a écrit, mais il n’était pas d’accord, il était de la tendance anti-négritude40.

Cette tension entre négritude et communisme sera reprise dans le troisième numéro de la revue.

L’Étudiant noir

Césaire écrit une série d’éditoriaux, dont on ne connaît pas le nombre exact, sous le titre générique de

Négreries. Léon Gontran Damas, dans « Soixante-dixième anniversaire de Léopold Sédar Senghor : En

guise d’hommage »41 indique que ce titre est repris par dérision de celui d’un article paru dans Candide,

où : « un certain Fernand Gregh, futur membre de l’Académie française, se riait des funérailles en musique

consacrées à Florence Mills, l’étoile de la fameuse troupe Black Birds, des Folies Bergères. »

Le premier article de Césaire dans ce nouveau journal s’intitule : « Nègreries : Jeunesse noire et

assimilation » conteste à nouveau le processus d’assimilation culturelle et psychique qui conduit à renier

son identité nègre pour tenter, en vain, de plaire au colonisateur :

Un décret dit aux Nègres : « Vous êtes semblables aux Blancs ; vous êtes assimilés ». Le Peuple, plus sage

que les décrets, parce qu’il suit Nature, nous crie : «Hors d’ici; vous êtes différents de nous; vous n’êtes

que des métèques et des nègres», et il se moque du « moricaud à melon », houspille le « mal blanchi »,

matraque le « négro ». [...]

39 Texte inédit, cité par Lilyan Kesteloot dans : Les Écrivains noirs de langue française: naissance d’une littérature.

Bruxelles : Éditions de l’Institut de Sociologie, Université Libre de Bruxelles, 1963, p. 91. 40 Les Écrits, p. 9. 41 Association des Amis de Léon Gontran Damas, 2000, p. 130.

Kora Véron 18

Il est donc vrai que l’assimilation, née de la peur et de la timidité, finit toujours dans le mépris et dans la

haine et qu’elle porte en elle des germes de lutte ; lutte du même contre le même, c’est-à-dire, la pire des

luttes.

C’est pour cela que la jeunesse noire tourne le dos à la tribu des Vieux.

La tribu des Vieux dit: « assimilation », nous répondons: résurrection !

Césaire prône donc une émancipation salvatrice qui permettra aux jeunes gens dont il fait partie

de sortir de l’impasse assimilationniste : La jeunesse Noire veut agir et créer. Elle veut avoir ses poètes, ses

romanciers, qui lui diront à elle, ses malheurs à elle, et ses grandeurs à elle ; elle veut contribuer à sa vie

universelle, à l’humanisation de l’humanité [...]. Si le terme de négritude n’est pas encore utilisé, il est

déjà implicitement présent dans cet éditorial.

— C’est dans le troisième numéro, de L’Étudiant noir, paru en mai-juin 1935, dans un article intitulé :

« Nègreries : Conscience raciale et révolution sociale » que Césaire utilise la première fois le néologisme

de « négritude », qui exprime une nécessité de désaliénation culturelle, une revalorisation de l’identité

nègre. Il s’agit pour lui de hiérarchiser les urgences. Césaire affirme en effet la priorité de la lutte

culturelle par rapport à la lutte politique ; la priorité des « valeurs nègres » par rapport aux contradictions

sociales alors que d’autres, le groupe de Légitime défense en particulier, soucieux de la lutte anti-

impérialiste qui dresse les peuples colonisés contre les bourgeoisies occidentales et leur propre

bourgeoisie, situe l’action politique dans le cadre marxiste des transformations sociales et ne conçoit le

développement des « valeurs nègres » qu’à l’intérieur de ce combat politique. Si l’objectif est commun,

l’ordre des priorités est donc inversé. Il résumera cette conviction beaucoup plus tard en affirmant : Il ne

suffit pas d’être un communiste nègre, il faut être un nègre communiste42.

Ainsi donc, avant de faire la Révolution et pour faire la révolution – la vraie – la lame de fond destructrice

et non l’ébranlement des surfaces, une condition est nécessaire : rompre la mécanique identificatoire des

races, déchirer les superficielles valeurs, saisir en nous le nègre immédiat, planter notre négritude comme

un bel arbre jusqu’à ce qu’il porte ses fruits les plus authentiques.

On retrouve cette métaphore de l’arbre de la négritude dans Le Cahier :

ma négritude n’est pas une pierre, sa surdité ruée

contre la clameur du jour

ma négritude n’est pas une taie d’eau morte sur l’œil mort de la terre 42 Les Écrits, p. 645.

Kora Véron 19

ma négritude n’est ni une tour ni une cathédrale

elle plonge dans la chair rouge du sol

elle plonge dans la chair ardente du ciel

elle troue l’accablement opaque de sa droite patience.

Eia pour le Kaïlcédrat royal !

Le journal publie également deux traductions, dans la rubrique « Un peu de poésie » de ce

numéro. La première est une traduction partielle du poème « I Have Seen Black Hands », de Richard

Wright : « Les mains noires », signée par Aimé Césaire. La deuxième, « Les Hommes forts » (« Strong Men »

de Sterling Brown 43 ), est curieusement signée « A. Mauger 44 » [sic]. Césaire en est pourtant

vraisemblablement l’auteur puisqu’il reprendra la traduction du poème dans Charpentes45 quatre ans plus

tard, avec quelques modifications.

Césaire est admis à l’École normale supérieure à la session de 1935. L’événement est assez rare à

la Martinique pour que le journal catholique, La Paix, publie un article, dans son numéro du 24 juillet

1935 :

« Un câble reçu vendredi dernier annonçait à notre ami Césaire, des contributions, le brillant succès de son

fils Aimé, au concours d’entrée de l’École Normale supérieure, de la rue d’Ulm, dans l’ordre des Lettres.

Ce jeune homme de 22 ans, déjà licencié, vient de réaliser les espoirs qu’avaient toujours fondés sur lui ses

professeurs du Lycée Schœlcher et ceux de la faculté de Paris où il a suivi les cours. »

I I Histoire du Cahier 46

Le premier Cahier

43 Paru en 1931 dans l’anthologie The Book of American Negro Poetry, dirigée par James Weldon Johnson, qui

participa au mouvement de la Harlem Renaissance. 44 Aristide Maugée est le beau-frère d’Aimé Césaire. Il signera quelques articles dans Tropiques et sera maire du

Gros-Morne, une commune de la Martinique. 45 Charpentes, juin 1939, p. 52-53 : Les Écrits, p. 22-24. 46 Les Écrits, p. 29-34.

Kora Véron 20

Césaire commencerait à noter ses observations et ses idées en 1935, après avoir déchiré ses

premiers poèmes, qu’il juge trop peu personnels. Il expliquera, dans un entretien à René Depestre47.

Césaire considère que le Cahier est :

Un livre autobiographique et en même temps un livre où je tâche de prendre possession de moi-même. En

un certain sens il est plus vrai que ma biographie. Il ne faut pas oublier que c’est le livre d’un très jeune

homme.

Il ajoute :

C’est ma première œuvre imprimée. Mais en réalité c’est une œuvre qui s’est faite au fur et à mesure. Je

me rappelle fort bien avoir écrit pas mal de poèmes avant le Cahier.

[…]

Ils n’ont jamais été publiés parce que je n’étais pas du tout content d’eux. Les amis auxquels je les

montrais les trouvaient intéressants, mais ils ne me satisfaisaient pas du tout. […] Parce que je n’avais pas

trouvé une forme qui m’était personnelle. Je subissais encore l’influence des poètes français. Finalement si

le Cahier d’un retour au pays natal a pris la forme d’un poème en prose, cela a été vraiment un coup du

hasard. Je voulais rompre avec les traditions littéraires françaises et je n’ai été libéré littéralement qu’à

partir du moment où j’ai décidé de tourner le dos à la poésie. En réalité, si tu veux, je suis devenu poète

en renonçant à la poésie. La poésie était pour moi le seul moyen de rompre avec la forme régulière

française qui m’étouffait.

Après avoir réussi le concours d’entrée de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, en 1935,

Césaire part en vacances chez une étudiant yougoslave, Petar Guberina, avec lequel il s’est lié d’amitié.

L'étudiant martiniquais remarquerait alors une île dans l'Adriatique, en réalité une presqu’île, en face de la

maison de la famille Guberina. Il apprend que ce lieu s'appelle Martinska — par un chemin détourné, il

s’agit donc là d’un premier retour au pays natal. Cette presqu’île adriatique évoque par son nom et par sa

géographie des souvenirs de la Martinique et, comme le racontait souvent Césaire, sa découverte

47 « Entravistas con Aimé Césaire », Casa de las Américas, n° 49, juillet-août 1968, p. 137-142. Traduit en français

dans : René Depestre, Pour la révolution, pour la poésie, deuxième partie du chapitre: « Un Orphée des

Caraïbes ». Ottawa : Éditions Leméac, 1974, p. 156-171 : Les Écrits : p. 415-416.

Kora Véron 21

inattendue contribue sans doute à la genèse du Cahier, même s’il précise, dans un entretien avec

Jacqueline Leiner (1981)48, qu’il portait cette œuvre en lui avant le voyage en Yougoslavie.

Il poursuit la rédaction de cette première version à Paris. Dans l’exemplaire qu’il a dédicacé pour

la bibliothèque de l’École de la rue d’Ulm, on peut lire : « À la bibliothèque et l’école sur les bancs de

laquelle ce livre fut en partie écrit »

L'été suivant, Césaire rentre à la Martinique pour les vacances scolaires, après une absence de

cinq ans. Le contraste entre sa vie d’étudiant au Quartier Latin et ce qu’il retrouve à la Martinique

produit chez Césaire ce qu’il appelle « un choc culturel ».

Revenu à Paris, il continue à travailler sur le Cahier, et en lit, sans doute, des extraits à

Senghor et à Damas.

Le 10 juillet 1937 Aimé Césaire, âgé de vingt-quatre ans, épouse, à la mairie du treizième

arrondissement de Paris, Jeanne Aimée Marie Suzanne Roussi, âgée de 21 ans. Elle avait terminé ses études

l’été précédent, à l’École normale supérieure de l’enseignement technique.

En 1938, Césaire rédigerait un mémoire de fin d’études : Le Thème du Sud dans la littérature

négro-américaine (texte resté introuvable). Il préparera l’agrégation l’année suivante dans de mauvaises

conditions puisqu’il est déjà père de famille et qu’il est, par ailleurs, occupé à finir de rédiger Cahier d’un

retour au pays natal. Il échouera au concours.

Le texte du Cahier est « découvert » par Pierre Petitbon, « caïman » (répétiteur), qui remarque

les talents poétiques de Césaire. Césaire lui montre le Cahier et Petitbon lui conseille de l'envoyer à

Georges Pelorson, normalien démissionnaire qui avait fondé avec Raymond Queneau la revue Volontés.

Compromis par son engagement pétainiste pendant la guerre, Pelorson prendra ensuite le nom de

Georges Belmont49.

48 Les Écrits, p. 533-536. 49 Voir Vincent Giroud, « Transition to Vichy : The Case of Georges Pelorson », Modernism/modernity. volume 7, n°

2, avril 2000, p. 221-248.

(http://muse.jhu.edu/login?auth=0&type=summary&url=/journals/modernism-modernity/v007/7.2giroud.pdf)

Kora Véron 22

Le 18 juillet 1939, Césaire est « réformé temporaire ». Il sera nommé peu après professeur au

Lycée Schœlcher de Fort-de-France établi dans ses nouveaux locaux.

Pelorson publie Le Cahier à la veille du retour de Césaire à la Martinique, en août 1939, en même

temps qu’un poème de Senghor50. Notons que l’année précédente, Damas avait fait paraître : Retour de

Guyane, ouvrage dans lequel il dénonçait le colonialisme et l’assimilationniste.

Fin août 1939, Aimé Césaire rentre à la Martinique avec Suzanne, enceinte de Jean- Paul, et leur

fils Jacques, à bord du Bretagne, juste avant le début de la guerre. Césaire a vingt-six ans.

La gestation du Cahier s’est faite dans la douleur, comme en témoigne, par exemple, Léopold

Sédar Senghor qui écrira, dans « Comme les lamantins vont boire à la source »51: « Le Cahier d’un retour

au pays natal d’Aimé Césaire fut une parturition dans la souffrance. Il s’en fallut de peu que la mère y

laissa sa vie, je veux dire : la raison. » ; puis dans Liberté I52: « Je connais telle œuvre qui fut moralement

… physiquement et métaphysiquement vécue jusqu’au bord de la démence. »

Le Cahier peut donc être lu aussi comme trace de cette crise, celle d’un nègre propulsé dans les

sphères les plus prestigieuses de la culture française (le Lycée Louis-le-Grand, l’École normale supérieure),

sommé d’y réussir par sa famille, ses professeurs, ses amis, et par lui-même, au risque de devenir un

« assimilé », méprisant ses origines martiniquaises et les Africains. Rappelons que les Antillais, citoyens des

« vieilles colonies » considéraient souvent les Noirs d’Afrique comme des sauvages auxquels ils ne

voulaient être comparés pour rien au monde. Césaire accomplit par conséquent une véritable révolution

intérieure. Il entreprend un combat pour dépasser les contradictions auxquelles il est confronté à Paris.

C’est ainsi que l’on peut également interpréter le titre du « retour » au pays natal, un violent retour à soi-

même.

50 Volontés (revue littéraire mensuelle dirigée par Georges Pelorson), n° 20, août 1939, p. 23-51.

Le tapuscrit corrigé à la main de la première version du Cahier a été acquis en 1993 par la Bibliothèque de

l’Assemblée nationale, 43 pages, 25, cm x 17,7 cm. Il est accompagné d’une lettre autographe datée du 28 mai 1939,

adressée par Aimé Césaire vraisemblablement à son futur éditeur. Ce document a été présenté au public lors de la

soirée d’hommage rendu à Aimé Césaire à l’Hôtel de Lassay, le mardi 13 mai 2008. Brochure agrafée, 21 x 29,7 cm,

44 pages. Tirée a 1000 exemplaires [s.l.n.d.]. 51 « Comme les lamantins vont boire à la source », post-face au recueil Éthiopiques. Seuil, 1956, p. 104 52 « Le problème culturel en A.O.F. », Liberté I : Négritude et Humanisme. Seuil, 1964, p. 11-21.

Kora Véron 23

Les versions suivantes du Cahier

Après la signature de l’armistice entre l’Allemagne d’Hitler et la France du Maréchal Pétain, le 22

juin 1940, de nombreux artistes et intellectuels choisissent de se rendre aux États-Unis pour fuir le

nazisme53, aidés en cela par une organisation américaine très puissante : l’Emergency Rescue Committee,

constitué par un petit groupe d’intellectuels américains libéraux, soutenu par quelques riches mécènes et

la femme du président Roosevelt, Eléanor, qui se démène pour obtenir des visas à ceux qui se sentent

menacés par la Gestapo.

C’est ainsi que le 24 ou 25 mars 1941, le navire Capitaine Paul-Lemerle quitte Marseille, avec à

son bord, les Breton, l’ethnologue Lévi-Strauss, ainsi que le peintre cubain Wifredo Lam et sa femme. Une

semaine plus tard, ce sera le Carimare qui permettra à André Masson et sa famille de rejoindre New York

via la Martinique. Lévi-Strauss raconte ce voyage dans Tristes tropiques.

Breton séjournera à la Martinique du 24 avril au 16 mai 1941, avant de gagner les États-Unis.

À cette époque, Césaire est installé à Fort-de-France, dans une île contrôlée par l’amiral Robert,

favorable au Gouvernement de Vichy. Il enseigne au Lycée Schœlcher et a fondé, avec le concours de sa

femme, Suzanne, et de leurs amis Georges Gratiant, Aristide Maugée, René Ménil et Lucie Thésée, la revue

culturelle Tropiques54.

René Ménil avait participé au mouvement surréaliste à Paris et avait contribué à l’éphémère revue,

Légitime défense, comme je l’ai déjà signalé. Par un hasard objectif si surréaliste qu’on a peine à y croire,

Breton raconte dans Martinique charmeuse de serpents. Un grand Poète Noir55 que c’est en allant acheter

du ruban pour sa fille, Aube, qu’il tombe, dans une mercerie de Fort-de-France — tenue justement par la

sœur de René Ménil —, sur un exemplaire de Tropiques56 et que, enthousiasmé par sa lecture, il cherche à

53 Voir notamment : Daniel Benedite, La Filière marseillaise : un chemin vers la liberté sous l'Occupation. Paris :

Clancier-Guénaud (Mémoire pour demain), 1984 ; Bernard Noël, Marseille-New-York, 1940-1945 : une liaison

surréaliste, Marseille : André Dimanche éditeur, 1985 ; Helena Benitez, Wifredo and Helena : My life with Wifredo

Lam 1939-1950. Lausanne et Paris : Acatos, 1999. 54 Les Écrits, p 39-40. 55 André Breton, « Martinique Charmeuse de Serpents. Un grand Poète Noir », Hémisphères , n° 2-3, automne-

hiver, 1943-1944, p. 5-11. 56 Le premier numéro, paru en avril 1941 : Les Écrits, p. 40-42.

Kora Véron 24

entre en contact avec Césaire. Ce qu’il parvient facilement à faire étant donné les heureuses circonstances

amicales et familiales.

Césaire offre à Breton un tiré à part de la première version de son Cahier que Breton considère

comme « le plus grand monument lyrique de ce temps ». Un autre tiré à part, confié aux Lam, va aboutir à

la première parution du Cahier en volume, à Cuba, en espagnol, avec une préface de Benjamin Péret (qui

vivait à cette époque au Mexique), et une illustration de Wifredo Lam57.

Grâce au réseau surréaliste en exil, Césaire publiera des poèmes, repris ou non de Tropiques, à

New York dans VVV et Hémisphères, à Alger dans Fontaine, à Buenos Aires dans Les Lettres françaises, ou

à Santiago du Chili dans Leitmotiv.

Mais Césaire poursuit son travail sur le Cahier, qui aurait dû être publié, en 1943 ou 1944, dans

une nouvelle édition, en version bilingue, chez Hémisphères, maison fondée à New York par Yvan Goll.

Cette édition ne se fera pas, pour plusieurs raisons : la distance et les problèmes de courrier, pendant la

guerre, ne permettent pas de résoudre aisément les problèmes de traduction ; André Breton et Yvan Goll

ne s’entendent pas, depuis longtemps, comme on peut l’apprendre à travers la correspondance entre Goll

et Breton58 et en lisant le texte suivant, publié sur le site Mélusine :

« Cher Monsieur,

C'est avec une vive surprise que, dans le dernier numéro du Journal littéraire, nous avons vu un écrivain

non qualifié, M. Ivan Goll, se poser en protecteur du surréalisme et, sous ce prétexte, créer le plus fâcheux

malentendu. Nous doutons d'ailleurs que vos lecteurs aient rien démêlé à ce galimatias. M. Ivan Goll a écrit

cet article à la suite d'une conversation avec Robert Desnos qui lui annonça la parution, en octobre, d'une

revue intitulée La Révolution surréaliste, laquelle doit coïncider avec le début d'un « Mouvement

surréaliste ». M. Goll tente, à ce propos, de rattacher à « ces jeunes de vingt ans » MM. Birot et Dermée

auxquels nous prétendons ne rien devoir et, par la même occasion, de s'asseoir lui-même sur les boggies

du « dernier express ».

Nous renvoyons pour toute explication sur la question à la revue annoncée ci-dessus. On y verra que le

surréalisme n'a été en rien étouffé par le mouvement Dada, puisque plusieurs de ses membres

contribuèrent à son développement. À ce sujet, il nous paraît utile de préciser que M. Dermée a joué

57 Retorno al país natal. Traduction de Lydia Cabrera. Préface de Benjamin Péret (1942). Illustrations de Wifredo

Lam (1942 et 1943). La Havane : Éditions Molinas y compania (Colección de Textos Poéticos), 1943. 58 http://gollyvanetclaire.canalblog.com/

Kora Véron 25

involontairement les utilités grotesques du dadaïsme et que son activité fut toujours étrangère au

surréalisme. Autrement prétendrait-il, en 1924, faire le premier article sur Lautréamont quand vingt

personnes l'ont précédé (Valery Larbaud, Breton, Soupault, Tzara, Aragon, pour citer les plus modernes) et

découvrir Pétrus Borel six mois après l'article d'André Breton dans Les Nouvelles littéraires ? Ignorerait-il

que toute l'activité de Littérature s'est exercée en ce sens et particulièrement depuis 1922, avec la

collaboration de Louis Aragon, Jacques Baron, André Breton, Joseph Delteil, Robert Desnos, Paul Éluard,

Georges Limbour, Man Ray, Benjamin Péret, Francis Picabia, Philippe Soupault, Roger Vitrac, etc.

Le surréalisme est tout autre chose que la vague littérature imaginée par M. Goll. C'est le retour à

l'inspiration pure, c'est la poésie enfin dégagée du contrôle arbitraire du sens critique et, loin d'avoir été

abandonné depuis Apollinaire, c'est depuis ce temps qu'il a pris toute sa valeur : aussi bien la question est-

elle autre.

Sans insister sur le fait de dénaturer des propos à lui tenus, nous entendons signifier, une fois pour toutes,

que nous n'avons aucun rapport avec M. Goll non plus qu'avec ses amis. Le premier numéro de La

Révolution surréaliste, les livres à paraître : Manifeste du Surréalisme (Breton, Kra édit.), Deuil pour deuil

(Desnos, Kra édit.), Les Amants de l'horloge (Péret), Le Mouvement perpétuel (Aragon), Les Mystères de

l'amour (Vitrac, N.R.F. édit.), etc., nous départageront : à titre de compensation, nous abandonnons

volontiers, à Paul Dermée et à Ivan Goll, toute parenté avec Rabelais.

Veuillez croire, cher Monsieur, à nos sentiments distingués.

Louis Aragon, André Boiffard, André Breton, Robert Desnos, Francis Gérard, Georges Limbour, Georges

Malkine, Max Morise, Pierre Naville, Benjamin Péret, Roger Vitrac.

Le Journal littéraire, 23 août 1924.

Mais surtout, Goll n’a plus de papier59.

Brentano’s proposera de reprendre la collection d’Hémisphères, et c’est donc chez cet éditeur que sortira

la version américaine du Cahier, en janvier 194760.

59 « […] le WPB m'a refusé l'allocation du papier nécessaire pour ce livre et quelques autres. » Lettre de Goll à

André Breton du 2 mai 1944. Le War Production Board est un organisme créé en 1942 par Franklin D. Roosevelt

pour réglementer et répartir la production des matériaux et du combustible pendant la guerre. 60 Cahier d’un retour au pays natal / Memorandum on My Martinique. Édition bilingue français / anglais. Traduction

de Lionel Abel et Ivan Goll. Préface d’André Breton : « Un grand poète noir ». New York : Brentano’s, 7 janvier 1947.

Tiré à 1000 exemplaires.

Kora Véron 26

Sans doute contrarié par ces atermoiement, Césaire continue à écrire une nouvelle version du

Cahier qui sera publié chez Bordas en mars 194761.

Césaire intégrera à ces deux nouvelles versions du Cahier de larges extraits d’un texte paru, tout

d’abord, dans le numéro 5 de Tropiques en avril 1942, sous le titre « En guise de manifeste littéraire »,

dédié à André Breton62.

Pendant cette période, Césaire accomplit un séjour de diplomatie culturelle en Haïti, de mai à

décembre 1944, à l’invitation du Conseiller culturel de la France Libre à New York, Henri Seyrig, qui lui

manifeste une amitié et un soutien sans faille63. Il continue à publier des poèmes dans différentes revues,

dont la sienne, Tropiques. Il travaille sur sa première version de Et les chiens se taisaient. Ce texte fera

partie du recueil Les Armes miraculeuses, édité dans la prestigieuse collection blanche de Gallimard, à

l’initiative de Raymond Queneau, en avril 194664.

Devenu maire de Fort-de-France, en mai 194565 ; et député de la première Constituante, en

novembre de la même année66, Césaire s’inscrit au Parti communiste français en décembre 1945. Il mène

donc à la fois une très intense carrière politique et littéraire.

Il est le rapporteur de la loi sur la départementalisation de la Guadeloupe, de la Guyane, de la

Martinique et de la Réunion, en mars 194667, juste avant que son recueil, Les Armes miraculeuses, ne sorte

chez Gallimard. Il se démènera plusieurs années, à l’Assemblée nationale, pour essayer de faire appliquer

cette loi, afin que les nouveaux départements d’outre-mer bénéficient des avancées sociales accordées aux

citoyens de l’hexagone.

61 25 mars 1947. Préface d’André Breton : « Un grand poète noir ». Reproduction d’une illustration de Wifredo Lam

datant de 1939 en frontispice. Première édition française en volume. 62 « En guise de manifeste littéraire», dédié à André Breton, Tropiques, n° 5, avril 1942, p. 7-12. 63 Les Écrits, p. 70 ; Kora Véron, « Haïti à la croisée des chemins : une correspondance entre Aimé Césaire et Henri

Seyrig », Comparative Literature Studies, volume 50, n° 3, août 2013, p. 430-444. 64 Les Écrits, p. 99-104. 65 Les Écrits, p. 78. 66 Les Écrits, p. 84. 67 Les Écrits, p. 93-94.

Kora Véron 27

Il participe aux commémorations du centenaire de la révolution de 1848 et de l’abolition de

l’esclavage, en prononçant un discours très remarqué à la Sorbonne68, le 27 avril 1948, quelques jours

après la parution de son recueil Soleil cou coupé69.

Sa première version de Discours sur le colonialisme, écrite en mai 1948, sort dans la revue Chemins du

monde, sous le titre « L’impossible contact »70.

Il soutient activement le Mouvement des intellectuels pour la paix en donnant des conférences

(en Pologne, en Autriche … ), et en écrivant de nombreux articles qui dénoncent le bellicisme américain.

En 1950, son recueil, Corps perdu, illustré de gravures de Pablo Picasso, sort aux éditions

Fragrance71, juste avant la deuxième version de Discours sur le colonialisme.

Il séjourne régulièrement à la Martinique, entre les sessions parlementaires, et assez longuement

en 1951-1952, où il s’occupe des affaires de la municipalité de Fort-de-France, et en profite pour publier

des articles dans le journal des communistes, Justice.

Il participe aux funérailles de Staline72 en 1953, et il écrit, pendant toute cette période, de

nombreux textes anticolonialistes, mais ses interventions à l’Assemblée nationale sont très amères,

constatant que la départementalisation aura été un échec.

L’année 1955 est marquée par la publication de nombreux poèmes, dans différentes revues, qui

seront repris dans le recueil Ferrements73, mais aussi par la virulente querelle sur la « poésie nationale »

avec Aragon, via René Depestre, qui révèle les doutes de Césaire concernant la doctrine communiste74. En

résumé : Aragon avait prôné un art poétique « national », fondé sur une esthétique réaliste et

traditionnelle. Depestre donne son assentiment à ce projet. Césaire lui répond, à la fois par un poème : «

Réponse à Depestre poète haïtien (Éléments d’un art poétique) », et par un article : « Sur la poésie

68 Les Écrits, p 144-148. 69 Soleil cou coupé, K éditeur (Le Quadrangle), 23 avril 1948 : Les Écrits, p. 142-144. 70 Les Écrits, p. 151-155. 71 Les Écrits, p. 191-192. 72 Les Écrits, p. 218-219. 73 Seuil, février 1960 : Les Écrits, p. 315-316. 74 Les Écrits, p. 243-246 ; 253-254.

Kora Véron 28

nationale », publiés dans la revue Présence africaine, dans lesquels il conteste vigoureusement les thèses

d’Aragon et surtout l’adhésion contre-nature de Depestre à ces thèses.

En septembre 1956, Césaire participe au premier Congrès international des écrivains et artistes

réunis à la Sorbonne, où il prononce une conférence : « Culture et colonisation »75, qui révèle l’impasse

politique dans laquelle il se trouve. Quelques jours plus tard, octobre 1956, ce sera la rupture fracassante

avec le PCF76.

En juin 1956, Présence africaine avait publié une nouvelle version du Cahier 77 , dans édition dite

« définitive ». Certes, les éditions ultérieures proposeront quelques changements mineurs, mais on peut

considérer que Césaire a bien terminé d’écrire le Cahier à cette date.

La première édition du Cahier, sortie quelques jours avant le début des hostilités, était passée

presque totalement inaperçue à Paris. À la Martinique, Aristide Maugée lui consacre un article élogieux,

dans le cinquième numéro de Tropiques : « Aimé Césaire, poète » 78. Mais le texte est reçu par la critique

française surtout à partir de sa publication chez Bordas, et de la parution d’ « Orphée noir », de Sartre,

l’année suivante. Cette préface à l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française,

éditée par Senghor en 1948, assure la notoriété du terme de négritude79. Sartre y présente Césaire comme

le poète le plus important de la nouvelle littérature nègre. Pourtant, si « Orphée noir » a ajouté bien

évidemment à la renommée de Césaire, elle n’a fait que suivre un mouvement déjà enclenché.

Aujourd’hui, Cahier d’un retour au pays natal est sans doute l’œuvre la plus connue de Césaire,

avec Discours sur le colonialisme. Elle peut être considérée comme l’œuvre matricielle de sa poésie.

I I I Les l ignes du Cahier

75 Les Écrits, P. 266-268. 76 Les Écrits, p. 270-278. 77 Présence Africaine, 29 juin 1956. Préface de Petar Guberina. 78 En avril 1943, p. 13-20. 79 Léopold Sédar Senghor, Anthologie de la poésie nègre et malgache de langue française. Avant-propos de Charles-

André Julien. Préface de Jean-Paul Sartre, « Orphée noir ». Presses universitaires de France, 4e trimestre 1948.

Kora Véron 29

« Les autres forment l’homme ; je le récite et en représente un

particulier, bien mal formé : et lequel, si j’avais à façonner de nouveau, je

ferais vraiment bien autre qu’il n’est : Méshui, c’est fait. Or les traits de

ma peinture ne fourvoient point, quoiqu’ils se changent et

diversifient. Le monde n’est qu’une branloire pérenne. Toutes choses y

branlent sans cesse : la terre, les rochers du Caucase, les pyramides

d’AEgypte, et du branle public et du leur. La constance même n’est

autre chose qu’un branle plus languissant. Je ne puis assurer mon objet :

il va trouble et chancelant, d’une ivresse naturelle. Je le prends en ce

point, comme il est, en l’instant que je m’amuse à lui. Je ne peins pas

l’être. Je peins le passage : non un passage d’âge en autre, ou, comme dit

le peuple, de sept en sept ans, mais de jour en jour, de minute en

minute. Il faut accommoder mon histoire à l’heure. Je pourrai tantôt

changer, non de fortune seulement, mais aussi d’intention : C’est un

contrôle de divers et muables accidents et d’imaginations irrésolues et,

quand il y échoit, contraires : soit que je sois autre moi-même, soit que je

saisisse les sujets par autres circonstances et considérations. Tant y a

que je me contredis bien à l’aventure, mais la vérité, comme disait

Demades, je ne la contredis point. Si mon âme pouvait prendre pied, je

ne m’essaierais pas, je me résoudrais ; elle est toujours en apprentissage

et en épreuve. Je propose une vie basse et sans lustre : C’est tout un. On

attache aussi bien toute la philosophie morale, à une vie populaire et

privée, qu’à une vie de plus riche étoffe : Chaque homme porte la forme

entière de l’humaine condition. »

Michel de Monta igne, Essa is , l iv re I I I , chapi tre 2

(« Du repent ir ») .

Le problème consistant à dégager la structure d’un texte qui n’en présente pas explicitement est

toujours discutable. Pour le Cahier, la tâche peut même sembler vouée à l’échec puisque selon les

versions, le texte varie.

Kora Véron 30

Le Cahier relève de l’essai poétique. C’est, en effet, le texte d’un homme qui s’aventure dans un

retour au pays natal périlleux qui le mènera à s’affirmer comme homme, poète, et homme politique ; et

qui affronte une adversité polymorphe : les failles psychologiques ou psychiques (orgueil, lâcheté,

faiblesse, folie), les traumatismes historiques (esclavage, misère matérielle et morale coloniales), le regard

et le discours des autres (racisme, assimilation des « très bons nègres », poésie traditionnelle, exotisme).

S’il parvient au bout de son voyage, ce sera après bien des zigzags et des désillusions. Et encore, le retour

à Ithaque se dérobe-t-il puisque : Il y a encore une mer à traverser / oh encore une mer à traverser.

Par ailleurs, j’ai transcrit le Cahier, en utilisant plusieurs couleurs, non seulement par commodité

ou pour éclairer quelques passages à la lueur de mots effacés dans la version de Présence africaine, mais

aussi afin d’en faire ressortir ses « strates géologiques », selon la métaphore de Césaire80. Ce travail

confirme que son écriture n’a pas été organisée en fonction d’un plan général préétabli avec une rigueur

didactique ou dialectique, comme on le lit souvent.

Le Cahier ne constitue pas davantage un palimpseste, comme la critique a parfois pu l’affirmer, mais

plutôt un patchwork. En effet, Césaire écrivait par fragments, fragments qu’il combinait entre eux, et

recombinait différemment ; et à l’intérieur desquels il insérait de nouveaux fragments, à moins qu’il n’ait

décidé de retirer ce qu’il avait ajouté. Mais il n’effaçait pas pour réécrire, il ne retravaillait pas ses

fragments en y superposant plusieurs couches de corrections, ou alors très marginalement. Ainsi, peut-on

observer facilement que, dès le premier tapuscrit disponible du Cahier, Césaire a inséré à deux reprises

des feuillets manuscrits (écrits soit de sa main, soit d’une autre, vraisemblablement de celle de Suzanne

Césaire), et il a proposé une fin nouvelle, en indiquant dans la lettre destinée à son éditeur : « Ça et là

quelques additions. Et surtout j’ai modifié la fin dans le sens que vous m’avez indiqué. Plus vertigineuse,

plus finale, je crois. »

Et quand on observe attentivement le patchwork, on peut observer que :

— la version de 1939 constitue la structure générale du Cahier. En effet, le texte est a été repris

intégralement, à quelques détails près, dans toutes les versions suivantes.

— La première partie de toutes les éditions correspond à la première partie de l’édition de 1939 (de Au

bout du petit matin bourgeonnant d’anses frêles les Antilles qui ont faim à la splendeur de ce sang

80 Voir son entretien de 1975, avec Jacqueline Leiner, publiée dans la réédition de Tropiques, Jean-Michel Place, 18

avril 1978, p. V-XXIV.

Kora Véron 31

n’éclatera-t-elle point ?). Césaire a ajouté un prologue pour l’édition Bordas, et intégré un passage dans

l’édition Brentano’s, allant de Comme il y a des hommes-hyènes et des hommes-panthères, à — la terre

où tout est libre et fraternel, ma terre.

— La deuxième partie, qui s’intercale dans le texte de 1939, est totalement bousculée. À partir de : O terre

almée retroussant tes aumusses mugissantes, à une dernière passe de la muleta, Césaire ajoute de

nouveaux fragments, intègre, des passages de « En guise de manifeste littéraire », poème paru dans

Tropiques, en avril 1942. Ce poème-manifeste est découpé pour être intégré aux éditions de 1947, mais

de manière différente et dans un ordre différent chez Brentano’s et chez Bordas. Certains de ces fragments

seront d’ailleurs supprimés pour les éditions de Présence africaine, alors que Césaire ajoutera quelques

nouveau vers.

— La troisième partie, à partir de Et maintenant un dernier zut : jusqu’à la fin du texte, reprend la version

de 1939, avec quelques nouveaux passages imbriqués : l’un datant de l’édition Brentano’s (de vienne le

colibri à le ventre tremblant de la femme porte tel un minerai ; un autre de l’édition Bordas (de par la mer

cliquetante de midi à fatal calme triangulaire) ; et deux de l’édition Présence africaine de 1956 pour

laquelle il modifie une strophe (de Nous vomissure de négrier à Pardon tourbillon partenaire !) et ajoute

un passage (de Tenez, suis-je assez humble ? à morts mal racinés, crier amer. J’accepte !).

Cette édition va supprimer plusieurs vers au lexique explicitement sexuel.

Cependant, il est impossible d’isoler précisément ces fragments, pour des raisons éditoriales.

Césaire écrivait à la main, de préférence sur n’importe quel bout de papier, y compris sur des tickets de

métro, et il ne dactylographiait pas lui-même ses textes qui étaient confiés à de bonnes volontés (sans jeu

de mots), parfois très étourdies. L’éditeur disposait donc d’un tapuscrit qui comportait manifestement

erreurs ou coquilles, car Césaire ne les corrigeait pas toutes, dès cette étape. En outre, il n’indiquait

toujours les alinéas, les retour à la ligne, et les sauts de ligne ne sont toujours facile à visualiser ; il ne

relisait pas les épreuves de ses ouvrages, ou alors fort peu, si bien que chaque édition comporte quelques

fautes d’orthographes évidentes (que j’ai corrigées dans ma transcription) ; et n’avait pas, semble-t-il, une

très grande exigence concernant la mise en page de ses textes publiés, si bien qu’elle change au gré des

éditions : les lignes ou vers sont coupés de manières variée, en fonction de la largeur de la page, avec des

vers tantôt isolés, tantôt collés à une strophe, et la ponctuation peut fluctuer à l’intérieur du texte, sans

Kora Véron 32

raison apparente, ou d’une édition à l’autre81. J’ai personnellement pris la liberté de fixer la mise en page

de ma transcription, et d’ajouter un point ou deux, en fonction de ce qui me semblait le plus cohérent,

mais je n’ai évidemment pas de solution à apporter au problème.

En revanche, il est possible d’observer comment Césaire compose chaque fragment et assemble les

pièces de son patchwork, de suivre les fils dont il coud la diversité de morceaux : écrits en vers réguliers,

libres, en prose… ; constitués de narration, de descriptions, d’apostrophes, d’invocations, de

monologues, de cris, de prières, d’incantations… ; aux accents élégiaques, tragiques, épiques,

pathétiques, eschatologiques, oratoires, burlesques, satiriques, réalistes, fantastiques, épidictiques… avec

ou sans ponctuation…. ; au système énonciatif fluctuant…

Le fil principal est bien sûr l’anaphore du syntagme « au bout du petit matin », systématique au

début du texte, elle est ensuite régulièrement reprise ; mais on peut en suivre d’autres : le fil du soleil et

de la nuit, des bateaux, du vent (ou de son absence), des oiseaux, des arbres, de la nourriture, d’Éros et

de Thanatos, du moi et du nous, le fil des mots, le fil vertical et horizontal, le fil blanc et le fil noir … Ce

ne sont pas simplement des motifs ou des thèmes récurrents, mais bien des liens, qui permettent

d’assembler son texte, de lui donner une forme, de le coudre et le recoudre, de jour et de nuit, comme la

« mère » qui assemblait inlassablement une étoffe en clair-obscur. Césaire est autant Pénélope qu’Ulysse.

Par conséquent, il ne faut pas avoir plus que Césaire la religion du texte terminé, parfaitement

établi et mis en page, à la structure intangible, dont il conviendrait de percer le mystère univoque, ou qui

serait « corrigé » en fonction de nécessités extérieures82. Cela ne signifie évidemment pas que le Cahier est

81 Dans Pour une poétique de la négritude. Éditions Nouvelles du Sud, 1992, tome 2, p. 240-241, Michel Hausser

écrit : « [Chez Césaire] Si le vers rempli la largeur de la page, on est incertain s’il se poursuit à la ligne suivante ou si

c’est un nouveau vers qui commence. […] On est parfois enclin à penser que le poète s’en remet au hasard

(typographique) du soin de terminer certains de ces vers : ironie, insouciance, désinvolture, goût (surréaliste) du

hasard objectif ? Il est délicat de trancher. » 82 Comme James Arnold l’affirme régulièrement dans : Aimé Césaire – Poésie. Théâtre. Essais et Discours. Planète

Libre - CNRS éditions, novembre 2013. Si on peut, avec lui, estimer que les éditions de 1947 ont été influencées par

la rencontre avec André Breton — et dans ce cas, il faut examiner attentivement le sens de : « En guise de manifeste

littéraire », qui est davantage un … « manifeste littéraire » en faveur du surréalisme, contre ses ennemis et ses

détracteurs, qu’un propos sur la « négritude », même si les deux vont de pair —, il semble assez contre-productif de

faire de l’édition de 1956 une version « politique » du texte, orientée par l’engagement communiste de Césaire,

Kora Véron 33

un objet textuel informe et insignifiant. Cela invite à ne pas lui plaquer une structure, une armature

sémantique artificielles, qui en dit plus sur celui qui l’invente que sur le texte de Césaire.

Cahier d’un retour au pays natal

— Le titre a déjà été copieusement commenté, en tant que syntagme, ou mot à mot83.

Je reviendrai au fur et à mesure sur les sens que l’on peut lui donner, mais voyons déjà comment il sème

le trouble :

— « Cahier » est un terme qui frappe par sa banalité, son prosaïsme. Il renvoie à l’école, ou aux doléances.

L’assemblage des feuilles qu’il implique suggère la structure linaire d’un récit. Un narrateur raconterait

donc une histoire, celle d’un retour après un voyage, car « retour » suppose un « tour », un départ, un

parcours, un exil. Et ce voyage-retour le mènerait donc « au pays natal », son pays d’origine, là où il est né.

L’article indéfini, dans « d’un », à la place du déterminant possessif : « de mon », ou de l’article

défini sous sa forme contractée : « du », indiquerait que le narrateur a choisi de raconter un retour

particulièrement significatif, parmi d’autres retours, ou qui s’inscrit dans l’épopée des « retours »

(Homère, Virgile, Jacques Roumain, Cheikh Hamidou Kane …) ; tout en minorant la présence d’un sujet

énonciatif.

Nous pourrions donc nous attendre au récit rétrospectif que le narrateur, ou l’auteur s’il s’agit d’une

autobiographie, natif de la Martinique, a écrit sur un cahier, alors qu’il étudiait à Paris. Ce cahier ou carnet

de voyage raconterait l’histoire d’un retour mémorable (réel ou imaginaire) au pays natal.

— Mais cet « horizon d’attente » est bien vite déçu.

Tout d’abord, le récit n’est pas un récit, et le texte, composite, éclaté, trans-générique, est tout sauf

linéaire, les repères temporels étant soigneusement brouillés. De plus, le narrateur, que j’appellerai plutôt

le poète, s’exprime tantôt à la première personne du singulier, tantôt à la première personne du pluriel,

avec une certaine équivalence entre ces deux personnes. Ensuite, le retour correspond à des

déplacements aussi bien spatiaux que temporels ou psychiques.

Enfin, le « pays natal » n’est pas univoque puisqu’il peut s’agir de la Martinique, ou plus précisément de

puisque, précisément, 1956 est l’année où Césaire quitte avec fracas le Parti communiste français, et la crise couvait

depuis longtemps. 83 Voir notamment Roger Toumson, La Transgression des couleurs. Éditions caribéennes, 1989, tome 2, p. 417-430.

Kora Véron 34

Basse-Pointe, ou plus largement de l’Afrique, et même du « monde noir », encore de Martinska, à moins

que ce soit d’un paradis perdu, après un séjour aux Enfers, comme dans La Divine comédie, ou plus

symboliquement du bateau négrier, ou plus métaphoriquement de la poésie.

— Si le titre déçoit, c’est sans doute qu’il exprime justement un vide, un grand trou noir, chacun des

termes employés étant un problème à régler, par l’écriture.

Le cahier (le « ça y est » ?) avec sa sage linéarité est un leurre. Peut-il discipliner des mots de sang frais, des

mots qui sont des raz de marée et des érésipèles et des paludismes, et des laves et des feux de brousse, et

des flambées de chair, et des flambées de villes … ?

Le retour est-il possible ? Car comme l’écrit Rimbaud, au début de « Mauvais sang » : « On ne part pas ».

Le pays natal est-il vraiment un pays ? Et ne risque-t-il pas de disparaître à tout moment ? Ses habitants

forment-ils un peuple ? Sont-ils morts ou vivants ?

Comment articuler l’identité d’un « je », celle d’un sujet lyrique, invitant à une confusion avec le sujet

biographique ; avec celle d’un « je » collectif, le « nous » d’un peuple, quand ces identités, justement, se

dérobent ?

— Cahier d’un retour au pays natal peut être considéré comme une œuvre effrénée qui donne sens et

consistance aux mots du titre.

Au bout du petit matin…

Va-t’en, lui disais-je, gueule de flic, gueule de vache, va-t’en je déteste les larbins de l’ordre et les hannetons84

de l’espérance. Va-t’en mauvais gris-gris, punaise de moinillon85. Puis je me tournais vers des paradis pour lui et les

siens perdus, plus calme que la face d’une femme qui ment, et là, bercé par les effluves d’une pensée jamais lasse je

nourrissais le vent, je délaçais les monstres et j’entendais monter de l’autre côté du désastre, un fleuve de

tourterelles et de trèfles de la savane que je porte toujours dans mes profondeurs à hauteur inverse du vingtième

étage des maisons les plus insolentes et par précaution contre la force putréfiante des ambiances crépusculaires,

arpentée nuit et jour d’un sacré soleil vénérien86.

84 Insecte coléoptère d'assez grosse taille, généralement brun roux, aux antennes frangées. Personne d'aspect lourd

et maladroit, stupidement agitée et irréfléchie, ou de comportement nuisible. 85 Jeune moine ; novice. 86 Relatif aux rapports sexuels, à l'amour physique. Qui a rapport aux maladies sexuellement transmissibles, aux

maladies vénériennes. Affection, chancre, contamination, dartre, infection, virus vénérien(ne) ; thérapeutique

vénérienne.

Kora Véron 35

— Il est important de rappeler que cette première page ne paraît qu’à partir de l’édition Bordas (de mars

1947), soit bien longtemps après le retour de 1939. Et c’est à Paris que le député communiste Césaire

habite, de nouveau, la plupart de son temps, depuis la fin de 1945.

— Au bout du petit matin est, comme nous l’avons déjà vu, l’anaphore principale qui rythmera tout le

texte. Elle symbolise évidemment un réveil, un nouveau jour, un nouveau chemin, un nouvel élan, tout en

suggérant une attente angoissée, avant que la nuit ne soit tout à fait dissipée. Le petit matin s’oppose ici

aux ambiances crépusculaires.

— Le personnel administratif et religieux colonial est tout d’abord congédié à travers la répétition de

l’impératif : va-t’en, associée à gueule de flic, gueule de vache, larbins de l’ordre, hannetons de

l’espérance, mauvais gris-gris, punaises de moinillons. Mais il faut y ajouter une autre sorte de Flics et

flicaillons, ceux qui régissent un ordre esthétique et poétique dont Césaire entend s’affranchir dans son

texte, « En guise de manifeste littéraire », dédié à André Breton, et paru dans le cinquième numéro de sa

revue Tropiques, en avril 1942. Comme je l’ai déjà indiqué, une grande partie de ce poème a été intégré

aux deux versions du Cahier, parues en 1947. Il est intéressant de relever les échos entre le prologue du

Cahier et ce « manifeste », où l’on trouve également une référence à l’architecture urbaine (ô tourte de

l’effroyable automne / ou poussent l’acier neuf et le béton vivace), et aux monstres :

Vous

ô vous qui vous bouchez les oreilles

c’est à vous, c’est pour vous que je parle, pour vous qui écartèlerez demain

jusqu’aux larmes la paix paissante de vos sourire,

pour vous qui un matin entasserez dans votre besace mes mots et prendrez à l’heure où

sommeillent les enfants de la peur,

l’oblique chemin des fuites et des monstres.

— Le texte indique ensuite un retour sur soi (puis je me tournais), dans le refuge dans un espace intérieur,

en l’immobile verrition d’une inattendue et bienfaisante révolution intérieure.

Ce retour permet au poète, dans un calme suspect (plus calme que la face d’une femme qui ment), de

délacer les monstres pour faire advenir un fleuve de tourterelles et les trèfles de la savane, locus amœnus

Kora Véron 36

des profondeurs oniriques, qui s’oppose à la hauteur insolente de l’Occident (vingtième étage des

maisons les plus insolentes).

— Une petite anecdote permet peut-être d’expliquer ces vingt étages. Quand Césaire est élu à député à la

première Assemblée constituante, en novembre 1945, il rejoint Paris avec sa femme, Suzanne, en

transitant par les États-Unis. Le couple est chaleureusement accueilli, à New York, par les surréalistes en

exil. Mais, alors qu’il se rend à une soirée chez le marchand d’art Pierre Matisse (fils d’Henri), Césaire est,

en raison de sa couleur de peau, dirigé par le portier de l’immeuble vers l’ascenseur de service,

aboutissant à la cuisine de l’appartement, à la plus grande confusion de l’assemblée. Pour accueillir le

couple Césaire, Teeny, Pierre et Jackie Matisse avaient invité Patricia et Roberto Matta, Yves Tanguy, Henri

Seyrig, Élisa et André Breton, Denis de Rougemont, Elena et Nicolas Calas, Marcel Duchamp, Sam Francis,

Sonia Sekula …87

— On peut donc lire ce prologue comme un texte programmatique qui, par les moyens d’une réflexion

(les effluves d’une pensée jamais lasse), d’un souffle poétique (je nourrissais le vent) s’apprête à déjouer

le désastre, de se protéger contre la force putréfiante des ambiances crépusculaires arpentés jour et nuit

d’un sacré soleil vénérien, en revenant sur les traces de paradis qui ne seraient pas perdus pour tout le

monde.

— Cette idée du paradis sera reprise de nombreuse fois par Césaire, en référence à la Martinique ou à

l’Afrique, j’en donne trois exemples :

a/ Dans un article paru dans Regards, du 7 avril 195088, il écrit :

[alors que] nulle part, la nature ne s’est montrée plus généreuse, que, nulle part, elle n’a réuni plus

d’éléments favorables à l’épanouissement du bonheur humain, [...] rarement l’activité d’un petit groupe

d’hommes a plus efficacement entrepris de dégrader en enfer ce qui aurait pu être un paradis .

Le secret de cette réussite monstrueuse tient en un mot : le colonialisme.

b/ Dans un entretien d’octobre 196189, il déclare :

Le déracinement de mon peuple, je le ressens profondément [...]. C’est un phénomène psychologique que

87 Les Écrits, p. 593. 88 « La Martinique, de la légende à la réalité », Regards, 7 avril 1950 : Les Écrits, p 187. 89 « Entretien avec Aimé Césaire », Jacqueline Sieger, Afrique (Paris), n° 5, octobre 1961 : Les Écrits, p. 337

Kora Véron 37

je n’ai jamais oublié, que j’éprouve jusqu’à la nausée ; j’entends encore au plus profond de ma sensibilité,

comme un écho du clapotis du ballottement que percevaient les esclaves dans les cales des négriers.

L’arbre, profondément enraciné dans le sol, c’est pour moi le symbole de l’homme lié à sa nature, la

nosta lg ie d ’un paradis perdu.

c/ « calendrier lagunaire », poème publié pour la première fois dans le recueil Noria en 1976 et repris

comme texte liminaire de moi, laminaire … , en 1982, que Césaire a choisi comme épitaphe, commence

ainsi :

j’habite une blessure sacrée

j’habite des ancêtres imaginaires

j’habite un vouloir obscur

j’habite un long silence

j’habite une soif irrémédiable

j’habite un voyage de mille ans

j’habite une guerre de trois cents ans

j’habite un culte désaffecté entre bulbe et caïeu

j’habite l’espace inexploité

j’habite du basalte non une coulée

mais de la lave le mascaret

qui remonte la valleuse à toute allure

et brûle toutes les mosquées

je m’accommode de mon mieux de cet avatar

d ’une vers ion du paradis absurdement ra tée

– c ’es t b ien p ire qu’un enfer –

j’habite de temps en temps une de mes plaies

chaque minute je change d’appartement et

toute paix m’effraie […]

— je délaçais les monstres indique bien que le prologue promeut un art poétique, qui sera explicité dans

une réaction de Césaire à l'étude que lui avait consacré Lilyan Kesteloot :

Kora Véron 38

[…] disons que si je nomme avec précision (ce qui fait parler de mon exotisme), c’est qu’en nommant

avec précision, je crois que l’on restitue à l’objet sa valeur personnelle (comme quand on appelle

quelqu’un par son nom) ; on le suscite dans sa valeur unique et singulière ; on salue sa valeur de force, sa

valeur-force. Ici, c’est le vague qui se dissout, qui anéantit, c’est la précision qui individualise. En nommant

les objets, c’est un monde enchanté, un monde de « monstres » que je fais surgir sur la grisaille mal

différenciée du monde, un monde de « puissances » que je somme, que j’invoque, que je convoque. […].

[[Au bout du petit matin bourgeonnant d’anses frêles les Antilles qui ont faim, les Antilles grêlées de petite

vérole, les Antilles dynamitées d’alcool, échouées dans la boue de cette baie, dans la poussière de cette ville

sinistrement échouées.

Au bout du petit matin, l’extrême, trompeuse désolée eschare90 sur la blessure des eaux ; les martyrs qui ne

témoignent pas ; les fleurs de sang qui se fanent et s’éparpillent dans le vent inutile comme des cris de perroquets

babillards ; une vieille vie menteusement souriante, ses lèvres ouvertes d’angoisses désaffectées ; une vieille misère

pourrissant sous le soleil, silencieusement ; un vieux silence crevant de pustules tièdes,

l’affreuse inanité91 de notre raison d’être.

— Le début du Cahier marque l’inscription du désastre, à travers le retour dans une île misérable et

malade. La construction du texte doit sans doute beaucoup à « Zone » ou à « La chanson du mal aimé » de

Guillaume Apollinaire, avec des ruptures énonciatives et narratives qui peuvent dérouter, même si le

lecteur est convié à suivre le parcours, la déambulation d’un poète qui souffre d’un amour impossible,

amour impossible pour un pays natal mortifère.

— la première strophe signale une arrivée à Fort-de-France par le large, conformément à une arrivée en

bateau, ce qui peut donner un autre sens au « bout du petit matin ». En effet, on ne dormait sans doute

pas très bien sur les navires transatlantiques, si l’on n’était pas en première classe ; surtout au moment

d’arriver au port, après un long voyage et une longue absence :

les Antilles è cette baie è cette ville

90 Orthographe ancienne de « escarre ». Croûte noirâtre et dure qui se forme sur un revêtement cutané ou muqueux

ayant subi une ulcération, une mortification. 91 Caractère de ce qui est vide, sans réalité, sans intérêt. Caractère de ce qui est inutile, futile, vain. Empr. au lat.

inanitas « vide ».

Kora Véron 39

— Je signale le créolisme : vieille vie, vieille misère, vieux silence. L’usage purement dépréciatif de

l’adjectif « vieux », sans référence à l’âge, est courant dans la langue créole.

— Notons que le premier nous apparaît dans le premier alexandrin qui clôt la strophe : l’affreuse inanité

de notre raison d’être. Il existe par conséquent un jeu d’analogie, ou un « je » collectif, dès le début de la

première version du Cahier, contrairement à ce que la critique a pu parfois écrire.

Au bout du petit matin, sur cette plus fragile épaisseur de terre que dépasse de façon humiliante son

grandiose avenir – les volcans éclateront, [[les raz de marée souffleront la balle aux volcans surpassés,]] l’eau nue

emportera les taches mûres du soleil et il ne restera plus qu’un bouillonnement tiède picoré d’oiseaux marins – la

plage des songes et l’insensé réveil.

— Césaire, jusqu’à sa mort, est resté émerveillé de la naissance de la Martinique, issue, d'un point de vue

géologique, d’une irruption volcanique sous marine. Et de sa possible disparition par un phénomène

inverse92. Dans un entretien datant de 1991, il rappelle le destin volcanique de la Martinique : Nous

sommes des crachats, des vomis de volcan. Peut-être disparaîtrons- nous un jour pour devenir un oiseau

marin […]93.

— La destruction évoquée a cependant déjà eu lieu puisque, au XIXe siècle, la ville fut détruite plusieurs

fois : un séisme dévaste la ville en 1839 ; reconstruite en bois pour éviter les ravages d’un nouveau

tremblement de terre, elle est détruite par un gigantesque incendie, en 1890 ; enfin, un cyclone détruit

Fort-de-France et tue près de 400 personnes en 1891.

— Cette première apocalypse du Cahier correspond aussi à un espoir de révolte, d’une explosion qui

anéantirait la misère matérielle et morale de cette île maladive, comme l’est tout l’archipel (les

Antilles grêlées de petite vérole, eschare sur la blessure des eaux, vieux silence crevant de pustules tièdes

...). Le lexique de la maladie, physique et psychique, est omniprésent dans le Cahier, avec des

connotations toutefois différentes, comme on le verra.

92 Entretien avec moi, octobre 2006. 93 « Voyage avec Colomb. 21 - Au bord des mondes », propos recueillis par Edwy Plenel, Le Monde, 23 août 1991 :

Les Écrits, p. 679.

Kora Véron 40

— Notons l’intertexte avec un poème sans titre d’Arthur Rimbaud ([Qu’est-ce pour nous, mon cœur …]),

déjà signalé par Pierre Brunel94 qui en cite les vers suivants : « Nous serons écrasés / Les volcans

sauteront ! et l’océan frappé… ».

Un autre rapprochement peut être fait, cette fois avec « Soir historique » (Illuminations) qui promet une

ère nouvelle après la fin d’un monde d’ « horreurs économiques », de « chimies sans valeur », de

« mélodies impossibles », de « magie bourgeoise » … :

« Non ! Le moment de l’étuve, des mers enlevées, des embrasements souterrains, de la planète emportée, et

des exterminations conséquentes, certitudes si peu malignement indiquées dans la Bible et par les Nornes95

et qu’il sera donné à l’être sérieux de surveiller. – Cependant ce ne sera point un effet de légende ! »

— L’apocalypse tellurique était encore plus violente dans le tapuscrit du Cahier de 1939 puisque Césaire

insistait : les volcans éclateront, les raz de marée souff leront la bal le aux volcans surpassés 96,

l’eau nue emportera […].

— Ce thème de l’apocalypse, ou plus précisément ce désir d’apocalypse, celui d’une destruction

purificatrice, d’une « révélation », en réaction à la situation d’une île et d’un peuple échoués, dans le vent

inutile est omniprésent également dans le Cahier, et au-delà, dans toute la poésie de Césaire.

Au bout du petit matin, cette ville plate — étalée …

94 Pierre Brunel, « Une mythologie du volcan », Europe, août-septembre 1998, p. 136-145. Brunel signale en note :

« Ce texte non daté est classé dans les ‘Derniers vers’ de 1872, mais « il est beaucoup plus proche, et par la forme

(alexandrins rimés regroupés en quatrains) et en esprit (le bouleversement général créé en Rimbaud par les

événements de la Commune) des poèmes de 1871. » Il précise que ce poème est « clairement porteur de

l’intention de dépasser la simple révolution politique au profit d’une ‘marche vengeresse’ qui se donne l’espace du

monde entier, de détruire ce monde en remuant ‘les tourbillons de feu furieux’ , en déchaînant les ‘flots de feu’. » 95 Les Nornes sont l’équivalent, dans la mythologie nordique, des Moires ou des Parques. Brunel montre d’ailleurs

dans son article comment Césaire partage avec Rimbaud ce jeu sur le fonds mythologique gréco-latin où les Érinyes,

les Redoutables, depuis l’Orestie figurent le conservatisme : « elles sont dans le théâtre d’Eschyle, les vieilles déesses

opposées à Apollon, le nouveau dieu, on dirait presque le Génie rimbaldien », dit- Brunel, ou césairien, pourrait-on

ajouter. 96 Passage raturé.

Kora Véron 41

Et dans cette ville inerte, cette foule criarde si étonnamment passée à côté de son cri comme cette ville à côté

de son mouvement, de son sens, sans inquiétude, à côté de son vrai cri, le seul qu’on eût voulu l’entendre crier

parce qu’on le sent sien lui seul ; parce qu’on le sent habiter en elle dans quelque refuge profond d’ombre et

d’orgueil, dans cette ville inerte, cette foule à côté de son cri de faim, de misère, de révolte, de haine, cette foule si

étrangement bavarde et muette.

Dans cette ville inerte, cette étrange foule qui ne s’entasse pas, ne se mêle pas : habile à découvrir le point

de désencastration, de fuite, d’esquive. Cette foule qui ne sait pas faire foule, cette foule, on s’en rend compte, si

parfaitement seule sous ce soleil, à la façon dont une femme, toute on eût cru [[[à la cadence lyrique de ses

fesses]]]97 [à sa cadence lyrique], interpelle brusquement une pluie hypothétique et lui intime l’ordre de ne pas

tomber ; ou à un signe rapide de croix sans mobile visible ; ou à l’animalité subitement grave d’une paysanne,

urinant debout, les jambes écartées, roides.

Dans cette ville inerte, cette foule désolée sous le soleil, ne participant à rien de ce qui s’exprime, s’affirme,

se libère au grand jour de cette terre sienne. Ni à l’impératrice Joséphine des Français rêvant très haut au-dessus de

la négraille. Ni au libérateur figé dans sa libération de pierre blanchie. Ni au conquistador. Ni à ce mépris, ni à cette

liberté, ni à cette audace.

Au bout du petit matin, cette ville inerte et ses au-delà [[d’éléphantiasis]], de lèpres, de consomption, de

famines, de peurs tapies dans les ravins, de peurs juchées dans les arbres, de peurs creusées dans le sol, de peurs en

dérive dans le ciel, de peurs amoncelées et ses fumerolles d’angoisse[[, peurs étalées et ses respirations de

rivières]].

— La topographie de cette ville a des aspects réalistes. Le centre de Fort-de-France est bien composé de

rues qui se croisent géométriquement de façon régulière, et il ne peut s’étendre puisque, construite sur

des marécages, elle est entourée par la mer et par des zones montagneuses, cette région fut d’ailleurs

appelée, à l’origine de la colonisation, « Cul-de-sac Royal ».

J’ai signalé, en introduction, le texte de Mannoni qui avait été aussi frappé par l’aspect plat et géométrique

de cette ville.

— Au réalisme, se superpose un aspect tragique puisque son fardeau géométrique de croix éternellement

recommençante, renvoie sans doute au rocher de Sisyphe.

97 Supprimé pour les éditions de Présence africaine.

Kora Véron 42

— Mais s’il s’agit ici d’une croix, c’est pour dénoncer le rôle de l’église catholique dans la traite négrière et

la colonisation du Nouveau monde. Césaire fera paraître dans sa revue, Tropiques, en mai 1944, un article

extrêmement virulent à ce sujet : « Lettre ouverte à Monseigneur Varin de la Brunelière, évêque de Saint-

Pierre et de Fort-de-France » 98, dans lequel il déclare notamment :

La vérité est que l’Église catholique s’est tellement acoquinée ; s’est tellement solidarisée avec les classes

dirigeantes et exploitantes ; s’est, en même temps, tellement acharnée à désarmer, à « pacifier » les classes

exploitées et révoltées, que, preuves historiques en main, on peut affirmer que le catholicisme a pris son

parti de la servitude humaine.

— Les statues évoquées existent bien à Fort-de-France :

* Une statue en marbre de Carrare représentant l'impératrice Joséphine de Beauharnais (de son vrai nom

Marie Josèphe Rose Tascher de La Pagerie, blanche créole originaire des Trois-Îlets), est installée au centre

de la Savane de Fort-de-France, au milieu de palmiers royaux. Joséphine est, comme chacun sait, la

deuxième épouse de Napoléon qui rétablit l’esclavage en 1802, alors qu’il avait été aboli sous la

Convention. On a pu supposer, sans doute à tort, que l’épouse créole avait pu influencer son mari pour

défendre les intérêts esclavagistes de sa caste. Pour l’anecdote, la statue a été « décapitée » en septembre

1991 et que la municipalité de Fort-de-France, dirigée par Césaire, décidera de la restaurer.

Notons perfidement quelle description en donne André Breton dans Martinique Charmeuse de

serpents99 :

« Dans la lumière noyée qui baigne la savane, la statue bleutée de Joséphine de Beauharnais, perdue entre

les hauts fûts de cocotiers, place la ville sous un signe féminin et tendre. Les seins jaillissent de la robe de

merveilleuse à très haute taille et c’est le parler du Directoire qui s’attarde à rouler quelques pierres

africaines pour composer le philtre de non-défense voluptueuse du balbutiement créole. »

* La statue de Victor Schœlcher, promoteur de l’abolition définitive de l’esclavage de 1848, se trouve

devant l’ancien Palais de justice, transformé en centre culturel. Inaugurée en 1904, elle représente

l'abolitionniste accompagné d'un enfant. On peut lire sur son socle : « Nulle terre française ne peut plus

porter d'esclaves ».

* Sur la Savane à nouveau, face à la jetée, se trouve la statue de Pierre Belain d'Esnambuc. Il s’agit là

d’une référence aux premiers temps de la colonisation de la Martinique. Christophe Colomb avait

98 Tropiques, n° 11, mai 1944, p. 104-116 : Les Écrits, p. 68-69. 99 « Le brise lame », Des épingles tremblantes », p. 37 dans l’édition de Jean-Jacques Pauvert, 1972.

Kora Véron 43

débarqué dans l’île lors de son quatrième voyage, le 15 juin 1502100, pour en repartir aussitôt. La

Martinique ne reste cependant pas sans contacts avec les Européens. Si les Espagnols délaissent ces îles

qu'ils jugent trop petites et peuplées d'Indiens dangereux, les Hollandais, les Français et les Anglais y font

souvent relâche pour faire aiguade (ravitaillement en eau), s'approvisionner en vivres, et commercer avec

les Amérindiens.

La première tentative pour coloniser la Martinique, alors peuplée par les Kalinas (appelés aussi Caraïbes)

fut de très courte durée. Débarquant le 25 juin 1635, Charles Liénard de l’Olive et Jean Duplessis

d’Ossonville quittèrent l’île, jugée trop hostile, après quelques heures, et firent voile vers la

Guadeloupe101.

Le flibustier d’Esnambuc débarqua à la Martinique, en septembre de la même année et, avec le soutien de

Richelieu, prit possession de l’île pour le roi :

« Nous, Pierre de Blain, escuyer, sieur de d'Esnambuc, capitaine entretenu de la marine et gouverneur

pour le Roy en l'isle de Saint-Christophe des Indes occidentales, — ce jourd'huy 15 de septembre 1635, —

je suis arrivé en l'isle de la Martinique par la grâce de Dieu […] j'ay pris pleine et entière possession de

ladite isle de la Martinique, pour et au nom du Roy, nostre Sire, Monseigneur le cardinal de Richelieu et

nos seigneurs de la Compagnie, et j'ay fait planter la croix et arborer le pavillon de France, le tout pour

l'augmentation de la foy catholique, apostolique et romaine, et pour faire profit de ladite isle au Roy et à

nosd seigneurs, suivant les commissions à nous octroyées par Sa Majesté et ay laissé le dict Dupont pour

gouverneur et autres pour officiers, qui y seront reconnus, selon l'ordre que je luy ay laissé […]102.

La référence aux statues permet donc de souligner l’indifférence radicale de la population à toute son

histoire. Les statues sont d’ailleurs évoquées en désordre chronologique.

— Dans ce passage, Fort-de-France est analogiquement associée à une foule criarde si étonnamment passé

à côté de son cri comme cette ville à côté de son mouvement (notons l’allitération en « q », « s » qui

renforce la comparaison), si étrangement bavarde et muette ; Cette foule qui ne sait pas faire foule.

L’accumulation d’oxymores signifie évidemment qu’il y a cri et cri, parole et parole, foule et foule. La

population, misérable, indifférente à tout, est victime de son histoire tragique, sans avoir réussi à y

opposer une réaction efficace et concertée. La parade a été celle de la ruse, exprimée par la métaphore

picturale point de fuite, amplifiée par de désencastration et d’esquive.

100 Christophe Colomb, Journal de bord de Christophe Colomb : 1492-1493. Bruxelles : Dessart, 1939. 101 Voir : Jean-Batiste Dutertre, Histoire générale des Antilles habitées par les Français, 1667. 102 http://www.manioc.org/gsdl/collect/patrimon/tmp/PAP11005.html

Kora Véron 44

— Le poète, qui observe de l’extérieur, propose un déchiffrement des signes, en utilisant le pronom

indéfini « on » : le seul qu’on eût voulu l’entendre crier parce qu’on le sent sien lui seul ; parce qu’on le

sent habiter en elle dans quelque refuge profond d’ombre et d’orgueil ; cette foule, on s’en rend compte,

si parfaitement seule sous ce soleil, à la façon dont une femme, toute on eût cru à sa cadence lyrique.

— Le texte du tapuscrit, de Volontés, et des éditions Brentano’s et Bordas de 1947, indiquait : à la façon

dont une femme, toute on eût cru à la cadence lyrique de ses fesses, interpelle brusquement […], ce

qui permettait de mieux comprendre de quel lyrisme ironique il était question, et comment les deux

figures féminines opposées de la strophe étaient associées par leur caractère charnel. La première prête à

sourire, par sa naïve superstition qui intime l’ordre de ne pas tomber à une pluie hypothétique. La

deuxième, une paysanne urinant debout, les jambes écartées, roides, s’inscrit dans un autre registre,

subitement grave. Elle symbolise bien sûr la « femme debout » antillaise, dotées d’attributs virils. Dans un

entretien de 1977103, Césaire s’explique sur les reproches de misogynie qu’on lui adresse parfois et

déclare à propos de la femme :

C’est elle qui a maintenu la race, c’est elle qui a maintenu la tradition. Dans toutes les familles

martiniquaises, même les plus bourgeoises, vous allez toujours voir qu’à l’origine, il y a une femme qui est,

si je puis dire, un grand homme.

— Les vers 50 à 53 reviennent sur la ville malade et apeurée (anaphore de cinq occurrences de peur dans

le texte initial). La strophe signale discrètement, par la métaphore, fumerolles d’angoisse, une autre

apocalypse possible, celle qu’a connue la ville de Saint-Pierre. Ainsi est établi un lien avec le morne qui

suit.

Au fil du temps, Saint-Pierre était devenue la capitale économique, politique et culturelle de la Martinique,

voire des Antilles françaises. Cette ville, d’où est originaire le père d’Aimé Césaire, resta animée et

florissante jusqu’à l’éruption de la Montagne Pelée, le 8 mai 1902. Les premières manifestations

volcaniques dataient de 1889 : les émanations sulfureuses augmentaient, des fumerolles apparaissaient. À

partir de début avril 1902, nombreux sont les habitants des environs à s’inquiéter de l’activité de plus en

plus évidente du volcan : colonnes de vapeur chargées de cendre, jets de pierres, augmentation

103 « Interview avec Aimé Césaire à Fort-de-France, le 12 janvier 1977 », Gérard Georges Pigeon, Cahiers césairiens

(The Pennsylvania State University), n° 3, printemps 1977, p. 1-6 : Les Écrits, p. 491. 56 « Deux entretiens avec Aimé Césaire », Lilian Pestre de Almeida, África : Revista do Centro da Estudos Africanos da

USP [Université de São Paulo], n° 6, 1983, p. 129-138 : Les Écrits, p. 575.

Kora Véron 45

spectaculaire de la Rivière Blanche qui prend sa source à la Montagne Pelée, coulées de boue,

tremblements de terre, raz de marée dans la baie de Saint-Pierre.

Pourtant, jusqu’au dernier moment, le Gouverneur et le « Conseil scientifique » (composé de professeurs

du Lycée et d’un pharmacien) avaient tenté de rassurer la population et de la dissuader de quitter les

lieux.

Un article non signé du journal, Les Colonies, du 30 avril 1902104, reflète cette insouciance :

« Oui, en vérité, mémorable sera notre avril 1902, surtout au point de vue de l’éruption volcanique, on en

parlera comme on parlait du 5 août 1851, date de l’avant dernière. Quand nous entendions parler de celle-

ci, nous eussions voulu y être, cela nous paraissait un phénomène extraordinaire, et d’autant plus piquant

que croyant notre Pelée éteinte, nous n’espérions jamais voir un événement de ce genre […]. Parfait.

Pourvu que cela s’arrête là et que la Montagne se contente de fumer et vomir de la cendre.

Mais pour Dieu ! Qu’elle ne se mette pas à trépider ! […] Mais nous ne nous attendons pas à ce mauvais

coup de sa part. La Montagne Pelée, voyant que les bonnes coutumes s’en allaient, a voulu simplement

nous faire manger un poisson d’avril ! Aimable avril ! Aussi puisque tu vas te coucher, dors bien ! Et toi,

mai, salut. »

Le jeudi 8 mai 1902, vers 8 heure du matin: « la montagne de feu » des Kalinas, entrée en éruption, détruit

le symbole de la puissance coloniale de la France aux Antilles. En quelques minutes, la ville est anéantie

par une nuée ardente (aérosol de gaz volcaniques, de cendres, de pierres se déplaçant à grande vitesse),

même les bateaux de la baie de Saint-Pierre s’enflamment à son passage. Le nombre de morts est incertain,

entre 28 000 et 40 000 personnes. Quoi qu’il en soit, la ville ne se relèvera jamais tout à fait de ses

cendres, et c’est un exode massif qui fera progressivement de Fort-de-France la nouvelle

capitale économique de la Martinique, alors qu’elle n’était qu’un alangui centre administratif.

En revanche, la destruction a bien eu des effets bénéfiques comme en témoigne un article de Rosa

Luxemburg, daté du 15 mai 1902, où elle commente cette tragédie dans le Leipziger Volkszeitung105.

« Alors, sur la Martinique, sortit des ruines de la ville anéantie un nouvel hôte, inconnu, jamais vu jusque-là :

l’être humain. Non des maîtres et des serviteurs, des Noirs et des Blancs, des riches et des pauvres, des

propriétaires de plantations et des esclaves : ce sont des êtres humains qui ont fait leur apparition sur la

petite île écrasée, des êtres humains qui simplement ressentent la douleur et voient le malheur, qui ne

veulent qu’aider et sauver. La vieille montagne Pelée a fait un miracle ! Oubliés, les jours de Fachoda , le

104 Léo Ursulet, Le Désastre de 1902 à la Martinique, L’Harmattan, 1997, p. 83. 105 Cité dans Le Monde Diplomatique, février 2005, p. 15.

Kora Véron 46

conflit autour de Cuba, la « Revanche » – le Français et l’Anglais, le tsar et le Sénat de Washington,

l’Allemagne et la Hollande octroient de l’argent, envoient des télégrammes, tendent une main secourable.

Une fraternisation des peuples contre la nature haineuse, une résurrection de l’humanité Pelée sur les ruines

de la culture humaine. Ce rappel de leur humanité, ils l’ont payé cher, la montagne et son tonnerre ont su

faire comprendre leur voix.

La France pleure 40 000 morts sur cette petite île, et le monde entier se presse là-bas, pour sécher les larmes

de la mère République endeuillée. Mais comment cela se passait-il autrefois, il y a des siècles, lorsque la

France répandait des torrents de sang dans les petites et grandes Antilles ?

Après avoir violemment fait le procès des récentes guerres coloniales européennes, Rosa Luxemburg

conclut :

« Et les voilà tous à la Martinique, à nouveau un seul cœur et une seule âme : ils aident, ils sauvent, sèchent

les larmes et maudissent le volcan porteur de malheur. Montagne Pelée, toi la géante débonnaire, tu peux

rire et contempler d’en haut, non sans nausée, ces assassins secourables, ces fauves pleurnichards, ces bêtes

en habits de Bons Samaritains. »

— Sur la poésie péléenne de Césaire, beaucoup a déjà été écrit. J’ai précédemment mentionné l’article de

Pierre Brunel, et il est possible de consulter également un texte de Jean Khalfa, « Césaire volcanique »,

publié dans L’esprit créateur106 dans lequel l’auteur écrit :

« La Montagne Pelée, cette réalité est bien plus qu’un simple décor, ou un élément thématique, elle est

comme le centre autour duquel s’organise tout l’effort de Césaire, au point que pour lui, le volcan est non

seulement l’objet mais aussi la forme même de l’activité poétique. »

Césaire a lui-même commenté cet art poétique à de multiples reprises. Je n’y reviens pas sauf pour citer

un exemple qui résume la situation. Dans un entretien de 1969, il déclarait, en effet au Magazine

littéraire :

C’est un peu comme le volcan : il entasse sa lave et son feu pendant un siècle, et un beau jour, ça pète, tout

cela ressort… Et c’était ça ma poésie, c’était ça le Cahier d’un retour au pays natal. C’était l’irruption des

forces profondes, des forces enfouies dans les profondeurs de l’être, qui ressortaient à la face du monde,

exactement comme une éruption volcanique107.

106 Volume XLV, n° 2, été 2005. 107 Entretien avec François Beloux, Le Magazine Littéraire, n° 34, novembre 1969, p. 27-32 : Les Écrits, p 422.

Kora Véron 47

Cet attribut de « péléen » (qui suit de près celui de « chantre de la négritude »), dans la doxa concernant

Césaire, est si tenace que la poète s’en est moqué, en jouant sur le nom de la Montagne Pelée, dans un art

poétique tardif, « Configurations », datant de 1983108 :

Quand je me réveille et me sens tout montagne

pas besoin de chercher. On a compris.

Plus Pelée que le temps ne l’explique.

Au bout du petit matin, le morne109 oublié, oublieux de sauter.

Au bout du petit matin, le morne au sabot inquiet et docile — son sang impaludé110 met en déroute le soleil

de ses pouls surchauffés.

Au bout du petit matin, l’incendie contenu du morne, comme un sanglot que l’on a bâillonné au bord de

son éclatement sanguinaire, en quête d’une ignition qui se dérobe et se méconnaît.

Au bout du petit matin, le morne accroupi devant la boulimie aux aguets de foudre et de moulins, lentement

vomissant ses fatigues d’hommes, le morne seul et son sang répandu, le morne et ses pansements d’ombre, le

morne et ses rigoles de peur, le morne et ses grandes mains de vent.

Au bout du petit matin, le morne famélique et nul ne sait mieux que ce morne bâtard pourquoi le suicidé

s’est étouffé avec complicité de son hypoglosse111 en retournant sa langue pour l’avaler ; pourquoi une femme

semble faire la planche à la rivière Capot (son corps lumineusement obscur s’organise docilement au

commandement du nombril) mais elle n’est qu’un paquet d’eau sonore

— Le poète nous entraîne hors de la ville et vers un retour vers l’enfance.

La campagne martiniquaise est symbolisée par le morne, lui aussi malade et résigné. Ce morne, qui est

bien sûr l’antithèse du volcan (oublieux de sauter , en quête d’une ignition qui se dérobe et se

108 Les Écrits, p. 594. 109 Colline. 110 Atteint de paludisme. 111 Nerf crânien moteur ayant son origine dans le bulbe, qui innerve les muscles de la langue [et commande sa

motricité].

Kora Véron 48

méconnaît ), a été témoin de l’esclavage évoqué à travers, notamment, les grandes mains de vents des

moulins à broyer la canne ; esclavage qui poussait certains captifs à avaler leur langue sur les bateaux

négriers, n’ayant d’autre moyen pour échapper à leur condition (le suicidé s’est étouffé avec la complicité

de son hypoglosse en retournant sa langue pour l’avaler).

Césaire restera troublé par ce type de suicide puisqu’il y reviendra, des années plus tard en déclarant dans

un entretien112 : Oui. Les noirs ont résisté de toutes les manières à l’esclavage. Avaler sa langue était une

forme de suicide ibo.

— La rivière Capot, qui prend sa source dans les Pitons du Carbet, sépare, à son embouchure, les

communes de Basse-Pointe (la ville natale de Césaire) et de la Grande Anse (commune où résidait sans

grand-mère, appelée aujourd’hui Le Lorrain).

La femme, au corps lumineusement obscur, qui semble y faire la planche, évoque Ophélie, le personnage

d’Hamlet, de Shakespeare, qui se suicide se croyant délaissée par son amant. Personnage repris par

Rimbaud dans son poème éponyme (« Sur l'onde calme et noire où dorment les étoiles / La blanche

Ophélia flotte comme un grand lys. »).

— à la rivière Capot (son corps lumineusement obscur s’organise docilement au commandement du

nombril) mais elle n’est qu’un paquet d’eau sonore

Le jeu de l’allitération en « k » et de l’assonance en « o », (auquel on pourrait ajouter le « o » du nombril),

fait de la phrase elle-même un paquet d’ « o » sonores, une sorte d’ « inanité sonore » que l’on trouve dans

le fameux sonnet en « yx » de Mallarmé, que Césaire commentera un peu sommairement dans

Tropiques113. Le « morne famélique », qui est apparu quelques strophes précédemment, perspicace et savant, devient

alors le double du poète, qui sait pourquoi le suicidé s’est étouffé, pourquoi la femme semble faire la

planche.

Et ni l’instituteur dans sa classe, ni le prêtre au catéchisme ne pourront tirer un mot de ce négrillon

somnolent, malgré leur manière si énergique à tous deux de tambouriner son crâne tondu, car c’est dans les marais

de la faim que s’est enlisée sa voix d’inanition, un mot-un-seul-mot et je-vous-en-tiens-quitte-de-la-reine- Blanche-de-

Castille, un-mot-un-seul-mot, voyez- vous- ce- petit- sauvage- qui- ne- sait-pas- un- seul- des- dix- commandements-

de-Dieu)

car sa voix s’oublie dans les marais de la faim,

113 « Note – Communication : Vues sur Mallarmé », Tropiques, n° 5, avril 1942, p. 53-61.

Kora Véron 49

et il n’y a rien, rien à tirer vraiment de ce petit vaurien,

qu’une faim qui ne sait plus grimper aux agrès114 de sa voix

une faim lourde et veule,

une faim ensevelie au plus profond de la Faim de ce morne famélique

— Le chemin du morne, qui longe ou croise la rivière Capot, mène donc à l’enfance, mais j’insiste à

nouveau sur le fait que ces passages ne sont pas autobiographiques : Césaire n’a jamais eu faim en se

rendant à l’école, où il était bon élève.

L’École et l’Église sont intimement associées dans leur vaine recherche pour éduquer le négrillon. Ce sont

les prétextes invoqués pour justifier l’esclavage et la colonisation qui sont stigmatisés ici : sauver l’âme des

Noirs et les sortir de leur ignorance, les « civiliser », en les acculturant. Le ton se fait caustique pour

ridiculiser les programmes scolaires qui obligent un petit enfant noir, affamé, à connaître la reine de

France, Blanche de Castille, (née en 1188 à Palencia, en Castille, elle gouverne la France alors que son fils,

Saint-Louis est parti aux croisades).

— Le jeu sonore entre inanité (19) et inanition (car c’est dans les marais de la faim que s’est enlisée sa

voix d’inanition) souligne une relation de cause à effet, exprimée également dans l’alexandrin : car sa voix

s’oublie dans les marais de la faim. Autrement dit, l’inanition condamne (l’enfant, la foule, le morne) à

l’inanité : l’estomac vide aboutit au silence ou à une parole vide de sens.

— Si Césaire n’est pas le négrillon famélique, il témoigne d’une réalité, les Antilles ont faim. Sans doute a-

t-il été sensible au fait qu’en 1935, alors que de fastueuses cérémonies seront organisées à la Martinique

pour fêter le tricentenaire de présence française, et que cette commémoration est l’occasion de

promouvoir l’idée d’assimilation de la vieille colonie à la communauté nationale, une « Marche de la

faim » est organisée, le 11 février. Plusieurs milliers d’ouvriers, en grève au début de la campagne sucrière,

marchent sur Fort-de-France, après que le gouverneur Alfassa avait fait arrêter leur dirigeant, Irénée

Suréna, et se rassemblent devant le Palais du Gouverneur et sur la Savane. Des gendarmes commencent à

charger pour disperser la foule. Le maire de Fort-de-France, Victor Sévère, intervient alors et donne l’ordre

aux gendarmes de se retirer. Un accord sur les salaires sera trouvé. La foule avait, cette fois, su faire foule.

Au bout du petit matin, l’échouage hétéroclite, les puanteurs exacerbées de la corruption, les sodomies

114 Matériel mobile nécessaire à la manœuvre d'un navire : voiles, vergues, cordages, câbles, etc.

Kora Véron 50

monstrueuses de l’hostie et du victimaire115, les coltis116 infranchissables du préjugé et de la sottise, les prostitutions,

les hypocrisies, les lubricités, les trahisons, les mensonges, les faux, les concussions117 — l’essoufflement des

lâchetés insuffisantes, l’enthousiasme sans ahan118 aux poussis119 surnuméraires, les avidités, les hystéries, les

perversions, les arlequinades de la misère, les estropiements, les prurits120, les urticaires, les hamacs tièdes de la

dégénérescence.

Ici la parade des risibles et scrofuleux121 bubons122, les poutures123 de microbes très étranges, les poisons sans

alexitère124 connu, les sanies125 de plaies antiques, les fermentations imprévisibles d’espèces putrescibles.

— L’énumération hyperbolique développe le thème de la maladie déjà présent au début du Cahier. Le

lexique médical est axiologique. Il dénonce l’aspect délétère de la situation coloniale qui corrompt corps

et âmes.

Bien sûr, ce passage (comme d’autres) s’inspire des monstruosités de Les Chants de Maldoror. Césaire a

reconnu sa dette littéraire envers Lautréamont à plusieurs reprises, à commencer par un hommage publié

dans Tropiques126, « Isidore Ducasse Comte de Lautréamont. La Poésie de Lautréamont belle comme un

décret d’expropriation », dans lequel Césaire écrit notamment que cet auteur fut : Le premier à avoir

compris que la poésie commence avec l’excès, la démesure, les recherches frappées d’interdit, dans le

grand tam-tam aveugle, dans l’irrespirable vide absolu, jusqu’à l’incompréhensible pluie d’étoiles.

115 Ministre des autels qui préparait ce qui était nécessaire pour le sacrifice et qui frappait la victime sur ordre du

sacrificateur. 116 « Couple d'un navire qui est situé le plus à l'avant. Il termine ce qu'on appelle la maîtresse partie du navire. »

(Gruss, 1952) 117 Malversation d'un fonctionnaire qui ordonne de percevoir ou perçoit sciemment des fonds par abus de l'autorité

que lui donne sa charge. 118 Effort physique très pénible où l'être semble s'essouffler. Cris d'essoufflement accompagnant cet effort. 119 Marques d’approbation. 120 Sensation de démangeaison cutanée due à une maladie de la peau (eczéma, parasitose, prurigo), une affection

générale ou un trouble fonctionnel des nerfs de la peau qui déclenche un réflexe de grattage plus ou moins vif. 121 Scrofule : Toute infection chronique banale de la peau et des muqueuses (otites, rhinites, etc.) ou inflammation

des ganglions et des articulations. Lésions diverses manifestant cette affection. 122 Tuméfaction d'un ganglion lymphatique. Bubon chancrelleux, scrofuleux, syphilitique; bubon de la peste… 123 Nourriture pour animaux sous forme de poudre utilisée pour l'engraissement, obtenue en broyant des céréales. 124 Contrepoison, antidote. 125 Matière purulente d'odeur fétide, plus ou moins mêlée de sang, produite par des ulcères non soignés et des

plaies infectées. 126 Tropiques, n° 6-7, février 1943, p. 10-22 : Les Écrits, p. 55.

Kora Véron 51

Dans son texte, « Un grand poète noir », André Breton fait écho à cet article127.

Au bout du petit matin, la grande nuit immobile, les étoiles plus mortes qu’un balafong128 crevé,

Le bulbe tératique129 de la nuit, germé de nos bassesses et de nos renoncements…

— À un bout du petit matin, se trouve la nuit, la grande nuit immobile, monstrueuse, dans la métaphore :

bulbe tératique de la nuit. Les monstres associés à la création poétique dans le prologue (je délaçais les

monstres) forment ici un bulbe monstrueux, résultant de nos bassesses et de nos renoncements.

— Le poète-narrateur s’exprime à nouveau (depuis le tapuscrit de 1939, j’insiste) à la première personne

du pluriel, il mêle donc observateur extérieure et implication personnelle, en annonçant le thème du

remords et de la lâcheté.

— La comparaison des étoiles mortes avec un balafong crevé, condense deux références culturelles :

* Le « El Desdichado » de Gérard de Nerval (« Je suis le Ténébreux, – le Veuf, – l’Inconsolé, / Le Prince

d’Aquitaine à la Tour abolie : / Ma seule Étoi le est morte, – et mon luth constel lé / Porte le Soleil

noir de la Mélancolie. »).

* L’instrument de musique africain rythme de nombreux poèmes de Senghor, par exemple le long poème

« Que m’accompagnent kôras et balafong », écrit entre octobre et décembre 1939, et qui sera publié dans

le recueil Chants d’ombre, en 1945.

Cette comparaison, associée à brièveté des vers et aux points de suspension, confirme donc que le lyrisme

poétique, dépourvu de mélodie et de rythme, est doublement désenchanté.

Et nos gestes imbéciles et fous pour faire revivre l’éclaboussement d’or des instants favorisés, le cordon

ombilical restitué à sa splendeur fragile, le pain, et le vin de la complicité, le pain, le vin, le sang des épousailles

véridiques.

127 P. 23 de l’édition Bordas. 128 ou balafon : instrument à percussion africain, formé de lames de bois dur juxtaposées, montées sur des

calebasses creuses faisant caisse de résonance, et que l'on frappe à l'aide d'un maillet garni de caoutchouc. 129 de τέρας, téras, chose monstrueuse. Le terme est utilisé également dans le vocabulaire médical : « un tératome,

selon Wikipédia, est un type de tumeur formée par des cellules germinales pluripotentes ».

Kora Véron 52

— Le pays natal s’inscrit ici sous la forme d’une nostalgie, dans le désir de faire revivre l’éclaboussement

d’or des instants favorisés, le cordon ombilical restitué à sa splendeur fragile. On croit lire encore une

référence à Nerval (« Rends-moi le Pausilippe », c’est-à-dire le lieu où finissent les chagrins).

À la joie ancienne s’oppose cependant la connaissance de ma présente misère. Ce retour au pays natal est

placé sous le signe de la dysphorie.

Et cette joie ancienne m’apportant la connaissance de ma présente misère,

une route bossuée qui pique une tête dans un creux où elle éparpille quelque cases ; une route infatigable qui

charge à fond de train un morne en haut duquel elle s’enlise brutalement dans une mare de maisons pataudes, une

route follement montant, témérairement descendante, et la carcasse de bois comiquement juchée sur de minuscules

pattes de ciment que j’appelle « notre maison », sa coiffure de tôle ondulant au soleil comme un peau qui sèche, la

salle à manger, le plancher grossier où luisent de têtes de clous, les solives de sapin et d’ombre qui courent au

plafond, les chaises de paille fantomales, la lumière grise de la lampe, celle vernissée et rapide des cancrelats qui

bourdonne à faire mal …

— Le mouvement s’accélère au rythme d’une route follement montante, témérairement descendante, qui

perd un peu le lecteur en chemin. Où sommes-nous arrivés ? La route sinueuse, est-elle le cordon

ombilical qui mène à la commune natale de Basse-Pointe ? La description évoque bien, en tout cas, la

réalité géographique du nord montagneux de la Martinique, où la route de la Trace sinueuse et escarpée,

serpente depuis les hauteurs de Fort-de-France, à travers la forêt tropicale du centre de l'île, en

contournant les Pitons du Carbet et la montagne Pelée, jusqu'à L'Ajoupa-Bouillon, d'où l'on peut

redescendre vers la côte atlantique, et donc vers Basse Pointe.

— Une première description de maison est proposée, celle que j’appelle « notre maison ». J’y reviendrai au

moment de la description de la rue Paille.

Au bout du petit matin, ce plus essentiel pays restitué à ma gourmandise, non de diffuse tendresse, mais la

tourmentée concentration sensuelle du gras téton des mornes avec l’accidentel palmier comme son germe durci, la

jouissance saccadée des torrents [au[t]our du clitoris volcanique des rochers] et depuis Trinité jusqu’à Grand-

Rivière, la grand’lèche hystérique de la mer.

Kora Véron 53

— Cette strophe est particulièrement importante puisque la nature, celle du pays natal, qui correspond

géographiquement au nord de la Martinique (depuis Trinité jusqu’à Grand-Rivière : Basse-Pointe se trouve

entre les deux communes), par son activité sexuelle intense (tourmentée concentration sensuelle,

jouissance saccadée des torrents), donne naissance, essence (essentiel pays), au poète et le nourrit

(restitué à ma gourmandise). Dans le combat incessant que se livrent Éros et Thanatos, dans le texte, Éros

ici l’emporte de manière décisive, au bout du petit matin.

Notons la présence deux décasyllabes à la fin de la strophe, qui riment et contribuent à amplifier cette

grand’lèche :

depuis Trinité jusqu’à Grand-Rivière

la grand’lèche hystérique de la mer

— Le morne désolé qui précède est métamorphosé, au pluriel. Il forme un immense gras téton, à la fois

sensuel et maternel, qui constitue, avec Grand Rivière et la mer, le principe féminin. Le palmier, au germe

durci, est bien sûr l’élément viril. L’adjectif accidentel signale l’aspect aussi furtif que puissant de cet

accouplement sans tendresse de la mer avec un palmier qui semble presque de passage.

— Si la commune de la Trinité correspond bien, géographiquement, à la limite de l’excitation atlantique, il

est possible d’y voir aussi une ironique connotation religieuse.

— Dans un entretien très éclairant, Césaire déclare :

Je suis né dans un hameau qui s’appelle Eyma, sur le plateau qui domine le bourg de Basse-Pointe et puis

j’ai habité le bourg, j’ai été à l’école ici, tiens ! tu vois ! Au haut de la falaise. Et ce décor m’est absolument

familier. Je dis que ma poésie est née ici et si tu lis bien Cahier d’un retour au pays natal tu retrouves tous

ces paysages.

D’abord, premièrement, ma poésie est une poésie tellurique. Elle est montée de la terre. Et deuxièmement

de quelle terre ? Il y a deux Martinique. Il y a la Martinique caraïbe qui est une terre de joliesses et de

douceurs. Et puis tu as le Nord, ça monte, ça crache du feu. Et puis c’est ça, C’est la barre ! C’est la mer qui

défonce, qui défonce la côte, qui défonse la falaise130.

Certes, la poésie de Césaire est volcanique, mais elle est également océanique.

130 Aimé Césaire : Au bout du petit matin, film de Sarah Maldoror, 1977 : Les Écrits, p. 487.

Kora Véron 54

Et le temps passait vite, très vite.

Passés août où les manguiers pavoisent de toutes leurs lunules131, septembre l’accoucheur de cyclones,

octobre le flambeur de cannes, novembre qui ronronne aux distilleries, c’était Noël qui commençait.

Il s’était annoncé d’abord Noël par un picotement de désirs, une soif de tendresses neuves, un

bourgeonnement de rêves imprécis, puis il s’était envolé tout à coup dans le froufrou violet de ses grandes ailes de

joie, et alors c’était parmi le bourg sa vertigineuse retombée qui éclatait la vie des cases comme une grenade trop

mûre.

Noël n’était comme toutes les fêtes. Il n’aimait pas à courir les rues, à danser sur les places publiques, à

s’installer sur les chevaux des bois, à profiter de la cohue pour pincer les femmes, à lancer des feux d’artifice au

front des tamariniers. Il avait l’agoraphobie, Noël. Ce qu’il lui fallait c’était toute une journée d’affairement,

d’apprêts, de cuisinages, de nettoyages, d’inquiétudes,

de-peur-que-ça-ne-suffise-pas,

de-peur-que-ça-ne-manque,

de-peur-qu’on-ne-s’embête,

puis le soir une petite église pas intimidante, qui se laissât emplir bienveillamment par les rires, les chuchotis, les

confidences, les déclarations amoureuses, les médisances et la cacophonie gutturale d’un chantre bien d’attaque et

aussi de gais copains et de franches luronnes et des cases aux entrailles riches en succulences, et pas regardantes, et

l’on s’y parque une vingtaine, et la rue est déserte, et le bourg n’est plus qu’un bouquet de chants, et l’on est bien à

l’intérieur, et l’on en mange du bon, et l’on en boit du réjouissant et il y a du boudin, celui étroit de deux doigts qui

s’enroule en volubile132, celui large et trapu, le bénin à goût de serpolet, le violent à incandescence pimentée, et du

café brûlant et de l’anis sucré et du punch au lait, et le soleil liquide des rhums, et toutes sortes de bonnes choses

qui vous imposent autoritairement les muqueuses ou vous les fondent en subtilités, ou vous les distillent en

ravissements, ou vous les tissent de fragrances, et l’on rit, et l’on chante, et les refrains fusent à perte de vue comme

des cocotiers :

ALLÉLUIA133

KYRIE ELEISON134… LEISON… LEISON,

CHRISTE ELEISON… LEISON… LEISON.

131 Ce qui a la forme d'un croissant, d'une demi-lune ou parfois d'une lune entière. Les manguiers portent leurs

fruits d’avril à septembre. 132 Le volubilis (Ipomoea purpurea) est une plante grimpante, grâce à ses tiges volubiles et peut atteindre deux à

trois mètres de haut. 133 Cri, chant d'allégresse particulièrement fréquent dans la liturgie pascale. Expression verbale de joie. 134 Invocation commençant par les paroles grecques kyrie eleison : « seigneur prends pitié ».

Kora Véron 55

Et ne sont pas seulement les bouches qui chantent, mais les mains, mais les pieds, mais les fesses, mais les

sexes, et la créature toute entière qui se liquéfie en sons, voix et rythme.

Arrivée au sommet de son ascension, la joie crève comme un nuage. Les chants ne s’arrêtent pas, mais ils

roulent maintenant inquiets et lourds par les vallées de la peur, les tunnels de l’angoisse et les feux de l’enfer.

Et chacun se met à tirer par la queue le diable le plus proche, jusqu’à ce que la peur s’abolisse

insensiblement dans les fines sablures du rêve, et l’on vit comme dans un rêve véritablement, et l’on boit et l’on crie

et l’on chante comme dans un rêve, et l’on somnole aussi comme dans un rêve, avec des paupières en pétales de

rose, et le jour vient velouté comme une sapotille135, et l’odeur de purin des cacaoyers, et les dindons, qui égrènent

leurs pustules rouges au soleil, et l’obsession des cloches, et la pluie,

les cloches… la pluie…

qui tintent, tintent, tintent…

— Après un retour rapide sur les événements qui rythment la vie de l’île depuis le mois d’août, arrivent les

préparatifs d’un Noël exigeant. Le poète fait ensuite une pause sur la fête elle-même, vue par le pronom

indéfini « on » (ou « chacun »), et organise une description en deux parties : une première phrase résume

l’événement, depuis ses préparatifs jusqu’à sa fin ; puis une description plus longue détaille la

chronologie des festivités.

— Ce morceau d’anthologie, au sens propre, est parfois proposé comme un modèle de scène

campagnarde joyeuse. Contresens, bien sûr, car les deux descriptions suivent le même schéma : un envol

vers la joie et une brutale retombée : 1) il s’était envolé tout à coup dans le froufrou violet de ses grandes

ailes de joie, et alors c’était parmi le bourg sa vertigineuse retombée qui éclatait la vie des cases comme

une grenade trop mûre ; 2) Arrivée au sommet de son ascension, la joie crève comme un nuage.

— Ce Noël inquiet (de peur que) procure des plaisirs hyperboliques (manger, boire, chanter). On peut

noter l’aspect réaliste de certains détails, notamment l’insistance sur le « boudin », puisqu’il est, en effet,

de coutume de tuer le cochon pour Noël, et d’accommoder son sang frais pour en faire des boudins aux

différentes saveurs. Les fêtes populaires sont bien l’occasion d’une abondance de nourriture et de boisson

qui permettent d’oublier, très momentanément, la faim omniprésente dans le début du texte. De même,

l’organisation de la fête est conforme à la réalité : préparatifs, messe, réveillon. L’isolement (la foule qui

ne se mêle pas) est ainsi rompu, provisoirement, par des chants, des danses, des festivités communes, une

transe dionysiaque ou vaudoue (Et ne sont pas seulement les bouches qui chantent, mais les mains, mais

135 Fruit du sapotier, de la taille d'un citron et recouvert d'une écorce grise ou brune, dont la chair jaune orangé

rappelle celle de l'abricot.

Kora Véron 56

les pieds, mais les fesses, mais les sexes, et la créature toute entière qui se liquéfie en sons, voix et

rythme.)

Mais la joie s’achève dans les feux de l’enfer. Ainsi, la queue du diable le plus proche contrevient-elle à la

solennité de la naissance de Jésus. L’humour caustique est ici à l’œuvre pour dénoncer l’aspect dérisoire

de réjouissances éphémères et incertaines (le froufrou violet de ses grandes ailes de joie) qui se terminent

dans un mauvais rêve (dans les fines sablures du rêve, et l’on vit comme dans un rêve véritablement, et

l’on boit et l’on crie et l’on chante comme dans un rêve, et l’on somnole aussi comme dans un rêve). Le

petit matin, (le jour vient velouté comme une sapotille), apporte l’odeur de purin des cacaoyers, et le

tableau dégoûtant des dindons qui égrènent leurs pustules rouges au soleil, suivi d’une mise en parallèle

des cloches et de la pluie qui tintent, tintent, tintent … . En effet, les gais copains et les franches luronnes

sont bien les dindons d’une farce religieuse et sociale (dindons de Noël). Les vraies danses, les danses de

mauvais nègres viendront bien plus tard (v. 1214-1219). Et l’éclaboussement d’or des instants

favorisés s’est vite transformé en intempéries, voire en déluge.

Au bout du petit matin, cette ville plate — étalée …

Elle rampe sur les mains sans jamais aucune envie de vriller le ciel d’une stature de protestation. Les dos

des maisons ont peur du ciel truffé de feu, leurs pieds des noyades du sol. Elles ont opté de se poser superficielles

entre les surprises et les perfidies. Et pourtant elle avance la ville. Même qu’elle paît tous les jours plus outre sa

marée de corridors carrelés de persiennes pudibondes, de cours gluantes, de peintures qui dégoulinent. Et de petits

scandales étouffés, de petites hontes tues, de petites haines immenses pétrissent en bosses et creux les rues étroites

où le ruisseau grimace longitudinalement parmi l’étron…

Au bout du petit matin, la vie prostrée, on ne sait où dépêcher ses rêves avortés, le fleuve de vie

désespérément torpide136 dans son lit, sans turgescence ni dépression, incertain de fluer137, lamentablement vide, la

lourde impartialité de l’ennui, répartissant l’ombre sur toutes choses égales, l’air stagnant sans une trouée d’oiseau

clair.

— On pourrait penser à un retour à la violente horreur de Fort-de-France, cette ville plate étalée,

immobile, mais qui, cependant, avance et étend sa surface répugnante.

136 Dans un état de torpeur : Engourdissement général, physique et psychique, qui tient en état de semi-conscience,

de somnolence, et prédispose à l'assoupissement. 137 Couler.

Kora Véron 57

— Tous les signes du spleen césairien, très analogues à celui de Baudelaire sont réunis : cité monstrueuse

qui concentre peur, petitesse, étroitesse, ennui, prostration, absence de vent, absence de rêve, absence de

lumière, absence de flux, absence de verticalité, absence d’oiseau… Thanatos a repris le dessus.

— le ruisseau grimace longitudinalement parmi l’étron est une référence au canal Levassor, situé à

l’extrémité de la rivière Madame138. Il n’existait pas de réseau d’assainissement à Fort-de-France, et ce

canal était l’égout de la ville, dans lequel les habitants venaient jeter leurs excréments.

— Le maire Césaire, entreprendra d’équiper sa ville. C’est ainsi qu’il obtiendra des crédits pour poursuivre

les travaux concernant l’adduction d’eau et l’assainissement de Fort-de-France, en avril 1948139, dont il

inaugurera fièrement le premier tuyau d’égout, en 1951140. Il insistera également pour que l’État veille à

curer les rivières de la ville, conformément à ses prérogatives141. Césaire a été un urbaniste, un bâtisseur. Il

a développé Fort-de-France, nommé certaines de ses rues (avenue Salvador Allende)142, de ses places (de

l’abbé Grégoire) 143 , et même de ses parkings (parking Lafcadio Hearn) 144 , réhabilité ses quartiers

populaires, dont il se fait le général en chef :

Quoi qu’il est en soit, objectivement, les résultats sont là, et ils portent des noms, des noms de

batailles qui, à nos oreilles, sonnent comme des noms de victoires. Nos victoires à nous, c’est la

Trénelle urbanisée, c’est l’Ermitage aménagé, c’est la Rodate, c’est Post Colon, c’est Tivoli, c’est Sainte-Thérèse assaini, c’est Volga-Plage protégé contre les eaux, et de bidonville passant au rang

de ville, c’est Châteaubœuf, c’est Dillon c’est la Meynard, c’est Ravine-Vilaine, c’est Plateau

Tiberge, c’est Rivière l’Or, c’est Didier Haut. Bref, c’est le grand Fort-de-France fondé, et le grand

Fort-de-France, c’est nous qui l’avons fondé145.

138 Les rivières qui encadrent le centre de Fort de France portent respectivement à l'est et à l'ouest, les noms de

« Monsieur » et de « Madame », en hommage à Jacques Du Parquet et de son épouse. Du Parquet, neveu de Pierre

Belain d'Esnambuc, fut Lieutenant général, de 1636 à 1650, puis propriétaire de la Martinique jusqu’en 1658. Il

avait en effet acheté l’île à la Compagnie des îles d’Amérique, quand celle-ci avait fait faillite, en 1649. 139 Les Écrits, p. 140, 140 Les Écrits, p. 210. 141 Les Écrits, p. 613. 142 Les Écrits, p. 458. 143 Les Écrits, p. 200. 144 Les Écrits, p. 631. 145 Les Écrits, p. 610.

Kora Véron 58

L’un des ses grands plaisirs était d’ailleurs de visiter les chantiers pour parler résistance des matériaux

avec les architectes et les ouvriers. Ainsi, le programme politique du maire Césaire est-il contenu dans le

Cahier.

Au bout du petit matin, une autre petite maison qui sent très mauvais dans une rue très étroite, une

maison minuscule qui abrite en ses entrailles de bois pourri des dizaines de rats et la turbulence de mes six frères et

sœurs, une petite maison cruelle dont l’intransigeance affole nos fin de mois et mon père fantasque grignoté d’une

[[ vieille vieille ]] [seule] [seule]146 misère, je n’ai jamais su laquelle, qu’une imprévisible sorcellerie assoupit en

mélancolique tendresse ou exalte en hautes flammes de colère ; et ma mère dont les jambes pour notre faim

inlassable pédalent, pédalent de jour, de nuit, je suis même réveillé la nuit par ces jambes inlassables qui pédalent

la nuit et la morsure âpre dans la chair molle de la nuit d’une Singer et que ma mère pédale, pédale pour notre faim

et de jour et de nuit.

Au bout du petit matin, au-delà de mon père, de ma mère, la case gerçant d’ampoules, comme un pêcher

tourmenté de la cloque, et le toit aminci, rapiécé de morceaux de bidon de pétrole, et ça fait des marais de rouillure

dans la [[chair]] pâte grise sordide empuantie de la paille, et quand le vent siffle, ces disparates font bizarre le bruit,

comme un crépitement de friture d’abord, puis comme un tison que l’on plonge dans l’eau avec la fumée des

brindilles qui s’envole… Et le lit de planches d’où s’est levée ma race, tout entière ma race de [[ ce ]] lit de

planches, avec ses pattes de caisses de Kérosine147, comme s’il avait l’éléphantiasis148 le lit, et sa peau de cabri, et ses

feuilles de banane séchées, et ses haillons, une nostalgie de matelas le lit de ma grand-mère (au-dessus du lit, dans

un pot plein d’huile un lumignon dont la flamme danse comme un gros ravet149… sur le pot en lettres d’or :

MERCI).

146 Une fois « seule » à partir de Bordas. 147 Le kérosine ou kérosène est un mélange d'hydrocarbures obtenu par raffinage du pétrole. Les bidons étaient

récupérés, ici comme pieds de lit. 148 L'éléphantiasis, ou filariose lymphatique, désigne une maladie dont les symptômes sont une augmentation du

volume considérable d'un membre ou d'une partie du corps causée par un œdème. 149 Définition de l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert : RAVET, s. m. insecte des pays chauds de l'Amérique, il est

de la grosseur & à - peu - près de la figure & de la couleur des hannetons, mais plus écrasé, plat, mollasse,

dégoûtant, exhalant une mauvaise odeur. La femelle du ravet étant féconde, pond & dépose sur tout ce qu'elle

rencontre une espece d'oeuf de couleur brune, gros comme une petite feve, un peu applati, & s'ouvrant par le côté

en deux parties, l'intérieur de cet oeuf est partagé transversalement par des petites logettes, renfermant une

substance gluante dans laquelle se forment les embryons, qui, lorsqu'ils ont acquis des forces suffisantes, ouvrent

Kora Véron 59

Et une honte, cette rue Paille,

un appendice dégoûtant comme les parties honteuses du bourg qui étend à gauche et à droite, tout au long de la

route coloniale, la houle grise de ses toits « d’essentes150 ». Ici il n’y a que des toits de paille que l’embrun a brunis

et que le vent épile.

Tout le monde la méprise la rue Paille. C’est là que la jeunesse du bourg se débauche. C’est là surtout que

la mer déverse ses immondices, ses chats morts et ses chiens crevés. Car la rue débouche sur la plage, et la plage ne

suffit pas à la rage écumante de la mer.

Une [[misère]] détresse cette plage elle aussi, avec son tas d’ordures pourrissant, ses croupes furtives qui

se soulagent, et le sable est noir, funèbre, on n’a jamais vu un sable si noir, et l’écume glisse dessus en glapissant, et

la mer la frappe à grands coups de boxe, ou plutôt la mer est un gros chien qui lèche et [[mordille]] mord la plage

aux jarrets, et à force de la [[mordiller]] mordre elle finira par la dévorer, bien sûr, la plage et la rue Paille avec.

— La rue Paille ne peut se situer à Fort-de-France. Le bourg, la route coloniale et ses toits d’essentes, la

plage de sable si noir, funèbre, la mer très agitée (chien enragé qui mord la plage aux jarrets) évoquent

plutôt la commune de la Grand’Anse (Le Lorrain), commune où résidait la grand-mère de Césaire. Le

poète sème un peu le lecteur sur les routes de la Martinique, le lien important entre les lieux étant la

misère, morale et matérielle, dont l’équivalence est soulignée ici par la paronomase débauche et

débouche.

— Je reviens donc sur les deux maisons : notre maison et une autre petite maison qui serait aussi la

maison familiale puisqu’on y trouve le père, la mère, les frères et sœurs, le lit de la grand-mère …

l'oeuf & s'échappent avec une extrème vivacité. Les ravets étant parvenus à leur grosseur parfaite changent de peau

& prenent des aîles; dans cet état ils sont d'un blanc d'ivoire qui brunit dans l'espace de cinq à six heures, &

l'insecte reprend sa premiere couleur.

On rencontre assez souvent une autre espece de ravets, qu'on nomme kakerlats; ceux - ci sont beaucoup plus gros

que les précédens, leur couleur est d'un vilain gris, ils sont hideux à voir, volent pesamment & répandent une

odeur très - forte & très dégoûtante.

Ces insectes se trouvent en grand nombre dans les maisons, ils se fourrent par tout, dans les jointures des maisons,

derriere les meubles, & même dans les armoires où ils rongent, gâtent & infectent tout ce qu'ils touchent.

Il y a encore d'autres petits ravets qui ne sont guere plus gros que des mouches à miel, ils ont les aîles pointues par

leurs extrémités, un peu transparentes & d'une couleur olivâtre: cette espece est fort commune à la côte de Guinée

d'où elle a été transportée en Amérique par les vaisseaux qui font la traite des negres. M. le Romain. 150 Planchettes utilisées dans la couverture d'un toit.

Kora Véron 60

La question n’est pas de savoir si ce sont les maisons du jeune Césaire, nous avons déjà montré que ce ne

pouvait pas être le cas, et le fait même qu’il y en ait deux clôt le débat. On n’imagine pas en effet qu’une

famille si misérable ait une « résidence secondaire », rue Paille. La question est de savoir pourquoi Césaire

s’est d’une certaine façon approprié ces maisons et cette rue Paille.

Tout d’abord, Césaire n’a jamais signé le fameux pacte autobiographique, pas plus qu’il n’a prétendu

écrire une autobiographie en bonne et due forme. Certes, il laisse parfois entendre dans le texte du

Cahier, par le jeu des pronom ou des adjectifs possessifs qu’il parle bien de lui (mes six frères et sœurs,

nos fins de mois, mon père, ma mère, notre faim, ma race … ), mais il s’agit d’un jeu poétique qui ne

l’engage pas à délivrer une vérité univoque et circonstanciée sur sa vie privée. Ce jeu énonciatif a sans

doute un effet primordial, celui qui consiste à faire d’un apparent « je » autobiographique, un « je »

poétique qui s’élabore, s’affirme, à travers un « je » collectif. Ce « je » assume donc ici la puissante de

Césaire à témoigner, à déplorer, à compatir, à s’insurger au nom de ceux qui n’ont point de bouche, ce

qui est une réalité cette fois biographique.

— La description de la maison et de la famille insiste sur l’extrême dénuement et sur les conditions de vie

épouvantables (espace réduit, saleté, dégradation …). Le poète illustre également la configuration de la

famille antillaise traditionnelle, dans une société matriarcale où il revient à la mère d’assurer la subsistance

d’une famille nombreuse (les six frères et sœurs dont la turbulence est rapprochée de celle des dizaines

de rats), et de nourrir ses enfants grâce à son travail (ma mère dont les jambes pour notre faim insatiable

pédalent, pédalent de jour, pédalent de nuit). Le père, au contraire, est fantasque, imprévisible, inquiétant

et irresponsable. Le lit de la grand-mère (le lit de planches d’où s’est levée ma race, tout entière ma race

de ce lit de planches) annonce le bateau négrier que l’on trouvera plus loin.

— Le passage se poursuit par la description de la rue Paille. Elle représente, par son contraste avec la route

coloniale, une situation héritée de l’esclavage, qui définit des espaces réels et symboliques, bien séparés

(la paille que l’embrun a brunis pour les Noirs — je n’insiste pas sur le brun, brun, et les essentes pour les

Blancs). Cette rue est un lieu de débauche, qui débouche donc sur une plage poubelle, comme le ruisseau

[qui] grimace longitudinalement parmi l’étron (161), et ou le sable noir se mêle aux excréments : Une

détresse cette plage elle-aussi, avec ses tas d’ordures pourrissant, ses croupes furtives qui se soulagent

[…].

— La mer, chien enragé, menace de dévorer la plage et la rue Paille. Ce salutaire raz de marée rappelle,

bien sûr, l’apocalypse de la troisième strophe (les volcans éclateront, l’eau nue emportera les taches

mûres du soleil).

Kora Véron 61

Au bout du petit matin, le vent de jadis qui s’élève, des fidélités trahies, du devoir incertain qui se dérobe et

cet autre petit matin d’Europe…]]

— Cette strophe, qui date au plus tard de 1939, engage la transition avec le désir de partir et le constat

d’échec de ce premier départ. Mais de quel départ s’agit-il ? Plusieurs interprétations sont possibles. Un

argument supplémentaire pour ne pas considérer le Cahier comme une autobiographie circonstanciée,

puisque le poète trouble délibérément la cohérence spatio-temporelle. On peut, par exemple,

comprendre que tout ce qui précède et ce qui suit jusqu’à et voilà que je suis venu correspond à un retour

fantasmé, une remémoration (le vent de jadis qui s’élève) du pays natal vu depuis cet autre petit matin

d’Europe, soit, pour simplifier, de la bibliothèque de la rue d’Ulm. Et que le premier retour et voici que je

suis venu, pourrait se référer au séjour de Césaire à la Martinique, pendant les vacances scolaires de 1936.

Mais rien n’est précisé, et il faut éviter de sur-interpréter le texte.

— À partir de cette strophe, certains passages ont été ajoutés à partir des éditions de 1947, mais pas aux

mêmes places.

Partir.

[Comme il y a des hommes-hyènes et des hommes-panthères, je serai

un homme-juif

un homme-cafre151

un homme-hindou-de-Calcutta

un homme-de-Harlem-qui-ne-vote-pas

l’homme-famine, l’homme-insulte, l’homme-torture on pouvait à n’importe quel moment le saisir le rouer de

coups, le tuer — parfaitement le tuer — sans avoir de compte à rendre à personne sans avoir d’excuse à présenter à

personne

un homme juif

un homme-pogrom

un chiot

un mendigot

151 Habitant de la Cafrerie (partie de l'Afrique australe) ou qui en est originaire. Empr. à l'ar. ka fir « incroyant »,

appliqué par les Arabes aux non-musulmans, et en particulier à la tribu des Cafres. (Wikipédia)

Kora Véron 62

mais est-ce qu’on tue le Remords, beau comme la face de stupeur d’une dame anglaise qui trouverait dans sa

soupière un crâne de Hottentot152 ?

— Si l’on considère que cette partie du texte a été entre 1941 et 1943, on comprend l’identification à un

homme-juif. Rappelons également que l’indépendance de l’Inde date d’août 1947, mais que le droit de

vote des Afro-Américains a été garanti par le quinzième amendement de la Constitution des États-Unis

(proposé le 26 février 1869, ratifié le 3 février 1870), même si la ségrégation a perduré bien au delà de

cette date.

— L’écriture se transforme, puisque l’on commence à trouver des vers assez courts (ici deux quatrains

évidents) élaborés par associations sémantiques : les « damnés de la terre », et sonores :

* un homme-juif / un homme-cafre / un homme-hindou-de-Calcutta / un homme-de-Harlem-qui-ne-vote-

pas : on passe de juif à cafre par le « f », de cafre à Calcutta par le « c », de Calcutta à Harlem qui ne vote

pas par les « a »

* un homme juif / un homme-pogrom / un chiot / un mendigot : après l’anaphore de homme juif, qui

établit un lien avec le quatrain précédent, on passe de homme-progrom , à chiot par le « h » et le « o » ,

puis à mendigot où l’on retrouve le « m » et le « g » et le « o » de pogrom. Il faudrait aussi commenter le

rythme de ces vers, avec la gradation ascendante qui se termine par l’ample : l’homme-famine, l’homme-

insulte, l’homme-torture on pouvait à n’importe quel moment le saisir le rouer de coups, le tuer —

parfaitement le tuer — sans avoir de compte à rendre à personne sans avoir d’excuse à présenter à

personne, puis qui s’accélère à nouveau :

— L’identification à tous ceux qui souffrent, qui donne une extension très large à la « négritude », était a

priori suspecte puisque les fidélités trahies. Le Remords est personnifié ici de manière comique, en

parodiant la formule que les surréalistes ont repris à Lautréamont (qui l’utilise notamment dans la

fameuse phrase : « beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre

et d'un parapluie »). Ici « beau comme » associe le comble de la civilisation — une dame anglaise et son

potage —, au cannibalisme, puisque c’est un crâne hottentot qu’elle trouve dans sa soupière. On peut y

voir également une allusion à la craniologie dénoncée dans un autre passage (Je défie le craniomètre,

703).

152 Pasteur nomade d’Afrique australe.

Kora Véron 63

Je retrouverais le secret des grandes communications et des grandes combustions. Je dirais orage. Je dirais

fleuve. Je dirais tornade. Je dirais feuille. Je dirais arbre. Je serais mouillé de toutes les pluies, humecté de toutes les

rosées. Je roulerais comme du sang frénétique sur le courant lent de l’œil des mots en chevaux fous en enfants frais

en caillots en couvre-feu en vestiges de temple en pierres précieuses assez loin pour décourageur les mineurs.

Qui ne me comprendrait pas ne comprendrait pas davantage le rugissement du tigre.

Et vous fantômes montez bleus de chimie153 d’une forêt de bêtes traquées de machines tordues d’un

jujubier154 de chairs pourries d’un panier d’huîtres d’yeux d’un lacis de lanières découpées dans le beau sisal155

d’une peau] d’homme

[[J’ai]] [j’aurais] des mots assez vastes pour vous contenir

— Dans l’espoir d’un retour héroïque, le poète rêve, au conditionnel, d’acquérir les armes miraculeuses

de la poésie, le secret des grandes communications et des grandes combustions (des alchimistes), afin de

faire advenir un nouveau monde, purifié, régénéré, en le nommant : je dirais. Ici le poète se rêve donc

performatif, et démiurge, alliant la genèse chrétienne et la mythologie des Dogons, dans laquelle le dieu

Amma créerait la vie avec sa salive et sa parole.

153 « De tous les pigments bleus, le bleu outremer a connu une histoire particulièrement riche et mouvementée.

Jusqu’au premier quart du XIXe siècle, on extrayait à grands frais le pigment d’une pierre semi-précieuse, le lapis-

lazuli, ou pierre d’azur. Importée d’Afghanistan et nécessitant un long et difficile procédé d’extraction, le pigment

était principalement destiné à la peinture de scènes religieuses dans les enluminures du Moyen-Âge et les peintures

à partir du XVIe siècle.

La Société d’Encouragement pour l’Industrie Nationale ouvrit en 1824 un concours pour la synthèse d’un bleu

outremer à moindre coût, gagné par Jean-Baptiste Guimet en 1828. L’origine de la couleur n’a été complètement

élucidée que vers 1970, car, contrairement aux autres pigments minéraux qui doivent leur coloration à un élément

métallique, c’est le radical anion trisulfure qui explique la couleur du bleu outremer. Rarement sagacité des

chimistes aura été mise autant à rude épreuve aussi bien pour comprendre l’origine de la couleur que pour réaliser

la synthèse. » http://www.cnrs.fr/chimie2011/spip.php?article109 154 Les jujubiers sont des petits arbres, souvent épineux, qui produisent des fruits comestibles, les jujubes. 155 Le sisal (Agave sisalana) est une plante originaire du Yucatán (Mexique) où on la trouve également sous

l'appellation de henequén. Sisal est également le nom de la fibre extraite des feuilles de cette plante. Très résistante,

cette fibre sert à la fabrication de cordage, de tissus grossiers et de tapis. C'est à partir du port de Sisal qu'étaient

expédiées les fibres dans le monde entier.

Kora Véron 64

— Cette espoir est exprimé également par les images associées aux mots, par la comparaison avec le

rugissement du tigre, et par la série de termes associés selon le procédé d’une écriture « automatique »,

sans ponctuation, qui se termine par j’aurais des mots assez vastes pour vous contenir. Il s’agit donc d’une

poésie frénétique, extensive, capable de comprendre la globalité du monde, d’en exprimer le chaos, la

sauvagerie, et les mystères.

— d’un lacis de lanières découpées dans le beau sisal d’une peau d’homme : on peut observer comment

Césaire associe lacis et sisal dans une « anagramme » sonore ; et comment il ajoute homme dans la version

de Bordas, pour renforcer le lien entre cette strophe et l’énumération des exclus auxquels il s’identifiait

peu auparavant.

— Le poète s’adresse aux fantômes, à l’impératif : montez. Cette injonction à l’ascension sera reprise à la

fin du texte.

On peut rapprocher ce passage d’un extrait de « Poésie et connaissance » 156 :

Ce n’est pas de toute son âme, c’est de tout son être que le poète va au poème. Ce qui préside au poème,

ce n’est pas l’intelligence la plus lucide, ou la sensibilité la plus aiguë, ou la sensation la plus délicate, mais

l’expérience tout entière ; toutes les femmes aimées, tous les désirs éprouvés, tous les rêves rêvés toutes

les habitudes forgées, toutes les images reçues ou saisies, tout le poids du corps, tout le poids de l’esprit.

Tout le vécu. Tout le possible. Autour du poème qui va se faire, le tourbillon précieux : le moi, le soi, le

monde. Et les plus insolites coudoiements, tous les passés tous les avenirs (l’anticyclone édifie ses

plateaux, l’amibe perd ses pseudopodes, des végétations disparues se confrontent). Tous les flux. Tous les

rayons. Le corps n’est plus sourd ou aveugle. Tout a droit à la vie. Tout est appelé. Tout attend. Je dis

tout. Le tout individuel rebrassé par l’inspiration poétique. Et de manière plus troublante, le tout

cosmique aussi. C’est ici l’occasion de rappeler que cet inconscient à quoi fait appel toute vraie poésie est le réceptacle des

parentés qui, originelles, nous unissent à la nature. En nous l’homme de tous les temps. En nous tous les hommes. En nous l’animal, le végétal, le minéral.

L’homme n’est pas seulement homme. Il est univers.

et toi terre tendue

156 1944 : Les Écrits, p. 72.

Kora Véron 65

terre saoule

terre grand sexe levé vers le soleil

[[terre grande matrice girant au vertige ses bariolures de sperme]]157

terre grand délire de la mentule158 de Dieu

terre sauvage montée des resserres de la mer avec dans la bouche une touffe de cécropies159

terre dont je ne puis comparer la face houleuse qu’à la forêt vierge et folle que je souhaiterais pouvoir en guise de

visage montrer aux yeux indéchiffreurs des hommes

il me suffirait d’une gorgée de ton lait jiculi pour qu’un toi je découvre toujours à même distance de mirage —

[[mille fois plus merveilleuse que tu n’es]], mille fois plus natale et dorée d’un soleil que n’entame nul prisme — la

terre où tout est libre et fraternel, ma terre

— Le poète apostrophe une terre androgyne : à la fois principe hyperboliquement féminin, (d’autant que

Césaire avait ajouté : terre grande terre matrice girant au vertige ses bariolures de sperme), et masculin

(terre grand sexe levé vers le soleil, mentule de Dieu) pour exprimer son désir d’obtenir d’elle une gorgée

de [son] lait jiculi qui lui permettrait de découvrir un pays natal particulier : une terre mille fois plus

natale, et idéal où tout est libre et fraternel. Quel sens donner à « jiculi » qui peut désigner une plante

hallucinogène, où, comme le suggère le contexte, de sperme éjaculé par la terre. Quoique la plante

hallucinogène… Plus sérieusement, n’oublions pas que le texte est écrit pendant la guerre, à une époque

où le monde n’avait rien de libre et de fraternel.

[[Partir. Mon cœur bruissait de générosités emphatiques.

Partir … j’arriverais lisse et jeune dans ce pays mien et je dirais à ce pays dont le limon160 entre dans la composition

de ma chair : « J’ai longtemps erré et je reviens vers la hideur désertée de vos plaies ».

Je viendrais à ce pays mien et je lui dirais :

« Embrassez-moi sans crainte … Et si je ne sais que parler, c’est pour vous que je parlerai ».

Et je lui dirais encore :

« Ma bouche sera la bouche des [[misères]] malheurs qui n’ont point de bouche, ma voix, la liberté de celles qui

[[pourrissent]] s’affaissent au cachot du désespoir. »

157 Chez Brentano’s et Bordas, pas chez Présence africaine. 158 Membre viril. 159 Coulequin, est un arbre fruitier lactifère de la famille des Cecropiaceae , ou des Urticaceae, appellé aussi

« cécropie » ou « bois trompette » ; Papillon, cécropie, hyalophora cecropia. 160 Un limon est une formation sédimentaire dont les grains sont de taille intermédiaire entre les argiles et les

sables.

Kora Véron 66

Et venant je me dirais à moi même :

« Et surtout mon corps aussi bien que mon âme, gardez-vous de vous croiser les bras en l’attitude stérile du

spectateur, car la vie n’est pas un spectacle, car une mer de douleurs n’est pas un proscenium161, car un homme qui

crie n’est pas un ours qui danse… »

— Nous avons ici un exemple des travaux de couture de Césaire. Comme il y a des hommes-hyènes et des

hommes-panthères, je serai avait été introduit dans l’édition Brentano’s, sans le premier partir. Il se ravise

pour l’édition Bordas, en ajoutant un partir afin de mieux assurer la cohérence du fragment ajouté, avec le

texte de 1939.

— Les générosités emphatiques, ont donc été amplifiées pendant la guerre, mais elles se combinent avec

l’idée d’un retour triomphal, voire christique du poète, sous forme d’un discours adressé au style direct,

au pays natal (Je viendrais à ce pays mien et je lui dirais …), pays qui lui est devenu consubstantiel (dont

le limon entre dans la composition de ma chair) ; et à lui-même, alors qu’il engage corps et âme dans sa

mission de porte-parole.

— Cette mission est exprimée dans l’un des passages les plus célèbres de l’œuvre de Césaire : Ma bouche

sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche, ma voix, la liberté de celles qui s'affaissent au

cachot du désespoir, qui est devenu un magnifique slogan, y compris politique, en effaçant le contexte du

Cahier, car ce retour du jeune homme généreux, jeune et lisse tournera aussitôt au tragique. Pourtant, le

texte est prémonitoire. En associant son pays natal, avec ce qu’il appellera quelques années plus tard, mon

peuple, Césaire anticipe ce qui sera son rôle de député, à partir de novembre 1945, quand il n’aura de

cesse que la Martinique, — qui devient un département français, par la loi dont il fut le rapporteur, en

mars 1946 —, n’obtienne les financements qui lui permettent de se développer et que la population

martiniquaise n’acquière les mêmes droits sociaux que celle de l’hexagone, comme je l’ai déjà indiqué.

— Dans la dernière phrase, le poète semble, provisoirement, contredire le monologue de Macbeth :

« Life’s but a walking shadow, a poor player

That struts and frets his hour upon the stage

And then is heard no more: it is a tale

Told by an idiot, full of sound and fury, 161 Plateau situé devant la scène d'un théâtre antique.

Kora Véron 67

Signifying nothing. »

Macbeth (V, 5)

Il s’agit au contraire pour lui d’affirmer un sens positif à la vie, à sa vie.

Et voici que je suis venu !

De nouveau cette vie clopinante devant moi, non pas cette vie, cette mort, cette mort sans sens ni piété, cette

mort où la grandeur piteusement échoue, l’éclatante petitesse de cette mort, cette mort qui clopine de petitesses en

petitesses ; ces pelletées de petites avidités sur le conquistador ; ces pelletées de petits larbins sur le grand sauvage ;

ces pelletées de petites âmes sur le Caraïbe aux trois âmes162,

et toutes ces morts futiles

absurdités sous l’éclaboussement de ma conscience ouverte

tragiques futilités éclairées de cette seule noctiluque163

et moi seul, brusque scène de ce petit matin

où fait le beau l’apocalypse des monstres164

puis, chavirée, se tait

chaude élection de cendres, de ruines et d’affaissements

— Le retour au pays natal (Et voici que je suis venu !) aboutit au spectacle d’une comédie tragique (scène

de ce petit matin), celle d’une vie clopinante, si lamentable (sept occurrences de « petit » ou « petitesse »,

y compris dans le syntagme petit matin, antithèse d’un grand matin, ou d’un grand soir), qu’elle est une

mort (six occurrences). Un petit matin de solitude (et moi seul), éclairé d’une faible lumière (noctiluque),

lors d’un retour qui pas tenu ses promesses. Le poète raille le naufrage de ses générosités emphatiques.

162 « anigi », esprit animal, force vitale et mortelle ; « iuani », entité immatérielle qui s’en va au ciel après la mort ;

« afurugu », corps astral. Voir : Ruy Coelho, « Le concept de l'âme chez les Caraïbes noirs », Journal de la Société

des Américanistes, tome 41, n° 1, 1952. p. 22.

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/jsa_0037-9174_1952_num_41_1_2395 163 adj ; [animaux] qui émettent dans l'obscurité une lueur phosphorescente ; Subst. fém. Protozoaire vivant dans la

mer et se présentant sous la forme d'une petite sphère molle. 164 Dans l'Apocalypse selon saint Jean, la « bête de l'Apocalypse » est un monstre à sept têtes et dix cornes, qui

représente un système politique dont le pouvoir, conféré par Satan, s'étend sur tous les hommes qui y adhèrent en

recevant la marque de la bête.

Kora Véron 68

— La répétitions de : ces pelletés, associées à chaque fois la petitesse, insiste sur l’enterrement de tout

héroïsme.

— Il semble que l’apocalypse des monstres soit aussi une référence à l’éruption de la Montagne Pelée. En

effet, comme je l’ai déjà indiqué, la nuée ardente détruisit Saint-Pierre, au petit matin du 8 mai 1902. Une

hypothèse a été avancée selon laquelle il aurait été possible d’épargner la population, si on avait donné

l’ordre d’évacuer la ville. Mais le gouverneur Mouttet aurait reçu des instructions ministérielles qui

l’auraient obligé à maintenir sur place la population, pour assurer le second tour de l’élection législative

du 11 mai. Ainsi s’expliqueraient : toutes ces morts futiles, les tragiques futilités éclairées de cette seule

noctiluque (la nuée ardente a obscurci le ciel, et la ville a été calcinée), et surtout : chaude élection de

cendres, de ruines et d’affaissements. L’apocalypse de Saint-Pierre fut une spectaculaire et sordide

hécatombe, pas une « révélation ».

— Encore une objection ! une seule, mais de grâce une seule : je n’ai pas le droit de calculer la vie à mon

seul empan165 fuligineux166 ; de me réduire à ce petit rien ellipsoïdal qui tremble à quatre doigts au-dessus de la

ligne, moi homme d’ainsi bouleverser la création, que je me comprenne entre latitude et longitude !

Au bout du petit matin,

la mâle soif et l’entêté désir,

me voici divisé des oasis fraîches de la fraternité

ce rien pudique frise d’échardes dures

cet horizon trop sûr tressaille comme un geôlier.

— L’apostrophe, sans interlocuteur identifié, est une prière insistante, destinée à obtenir une nouvelle

chance. Le poète se fixe un programme différent du précédent puisqu’il s’agit de dépasser sa propre limite

(empan fuligineux) et celle de son île, ce petit rien ellipsoïdal, pour sortir de l’enfermement afin

d’engager un combat plus assuré, armé d’une mâle soif, et d’un entêté désir.

— On peut voir ici comment Césaire compose son texte en rapprochant deux adjectifs en « ïdal » dans : ce

petit rien ellipsoïdal et la grand’porte trapézoïdale. 165 Ancienne mesure de longueur correspondant à l'intervalle compris entre l'extrémité du pouce et celle du petit

doigt dans leur plus grand écart. 166 Noirâtre comme la suie.

Kora Véron 69

Le premier syntagme souligne doublement l’insignifiance de la Martinique, l’ellipse venant de « élleipsis »

qui signifie « manque », « insuffisance », avec un double sens : rhétorique, un terme sans importance

puisqu’on peut l’omettre sans nuire à la clarté du propos ; et géographique : « La position d’un point

dans l’espace peut être exprimée sous forme de coordonnées cartésiennes géocentriques (utilisant un

repère tridimensionnel ayant son origine au centre des masses de la Terre, comme intermédiaire lors de

calculs), soit sous forme de coordonnées géographiques (sous la forme : longitude, latitude et hauteur

ellipsoïdale), soit en coordonnées planes (sur une représentation cartographique en projection) » 167.

Ce petit rien qui tremble à quatre doigts au-dessus de la ligne (de l’équateur) se connotera très

différemment plus tard : Et je cherche pour mon pays non des cœurs de datte, mais des cœurs d’homme

qui c’est pour y [sic] entrer aux villes d’argent par la grand’porte trapézoïdale, qu’ils battent le sang viril,

[…] v. 1097-1098.

Ton dernier triomphe, corbeau tenace de la Trahison.

— Cette apostrophe au corbeau sonne comme une menace. Le terme « corbeau », par sa polysémie, laisse

ouverte l’interprétation. Un corbeau étant un oiseau noir aux cris stridents, un auteur de lettre

anonyme… Dans l’épisode biblique du Déluge, on sait que Noé fait voler un corbeau et une colombe

pour chercher à savoir si la terre s’assèche. Le corbeau va et vient, sans donner d’indication. La colombe,

au contraire, finira par ramener le rameau d’olivier, signe que Noé attendait. Le corbeau a-t-il trahi la

mission confiée par Noé ? La colombe apparaîtra à la fin du Cahier.

Il est permis également de voir en ce corbeau le double du poète, le symbole de son identité falsifiée,

aliénée, celle d’un homme qui n’a pas eu encore le courage d’opérer sa véritable révolution intérieure.

Ce qui est à moi, ces quelques milliers de mortiférés qui tournent en rond dans la calebasse168 d’une île et ce

qui est à moi aussi, l’archipel arqué comme le désir inquiet de se nier, on dirait une anxiété maternelle pour

protéger la ténuité plus délicate qui sépare l’une de l’autre Amérique ; et ses flancs qui sécrètent pour l’Europe la

bonne liqueur d’un Gulf Stream, et l’un des deux versants d’incandescence entre quoi l’Équateur funambule vers

l’Afrique. Et mon île non-clôture, sa claire audace debout à l’arrière de cette polynésie169, devant elle, la Guadeloupe

fendue en deux de sa raie dorsale et de même misère que nous, Haïti où la négritude se mit debout pour la

167 http://geodesie.ign.fr/contenu/fichiers/coordonnees.pdf 168 Fruit du calebassier dont l'écorce, séchée, sert de récipient, d'objet de décoration. Tête (populaire). 169 Dans le sens de plusieurs îles, d’un archipel.

Kora Véron 70

première fois et dit qu’elle croyait à son humanité et la comique petite queue de la Floride où d’un nègre s’achève

la strangulation, et l’Afrique gigantesquement chenillant jusqu’au pied hispanique de l’Europe, sa nudité où la Mort

fauche à larges andains170.

Et je me dis Bordeaux et Nantes et Liverpool

et New York et San Francisco

pas un bout de ce monde qui ne porte mon empreinte digitale et mon calcanéum171 sur le dos des gratte-ciel et ma

crasse dans le scintillement des gemmes !

Qui peut se vanter d’avoir mieux que moi ?

Virginie. Tennessee. Géorgie. Alabama

Putréfactions monstrueuses de révoltes inopérantes,

marais [[de rhum et]] de sang putrides

trompettes absurdement bouchées

Terres rouges, terres sanguines, terres consanguines.

— Le poète était arrivé dans le pays natal par la mer, au début du texte ; il en sort également par la mer,

afin d’établir une cartographie du « monde noir », un cadastre qui lui en assure sa possession (ce qui est à

moi ; Qui peut se vanter d’avoir mieux que moi ?) L’anaphore de ce qui est à moi indique un mouvement

inverse à celui de la colonisation, par lequel des États s’approprient des territoires étrangers.

— La première strophe reprend deux fois l’ouverture, à partir de la Martinique.

1/

è La calebasse d’une île dont il faut briser l’espace clos et mortifère, la métaphore connote

également la folie : tournent en rond.

è L’arc de l’archipel des Antilles entre l’Amérique du nord et l’Amérique du sud, avec le Gulf Stream

(courant océanique chaud qui prend sa source entre la Floride et les Bahamas et se dilue dans l’océan

Atlantique, pour apporter un peu de douceur à l’Europe), mais la « bonne liqueur » peut désigner

également, ironiquement, le rhum.

è au nord des Antilles, de l’autre côté du Gulf Stream se trouve l’Europe

170 Coup de faux d'un faucheur à chaque enjambée. Étendue de pré qu'un faucheur, à chaque enjambée, peut

faucher d'un seul coup de faux. Quantité d'herbe, de foin, de blé, etc. qu'un faucheur abat à chaque coup de faux.

Rangée d'herbe ainsi fauchée faite sur toute la largeur ou la longueur du pré. 171 Os du talon. Le plus volumineux des os du tarse, situé au-dessous de l'astragale et en arrière du cuboïde.

Kora Véron 71

è au sud, l'équateur, mène à l'Afrique

2/

è Retour à la Martinique qui cette fois est ouverte : mon île non-clôture, un pays natal ouvert donc

è sur le nord, des Antilles avec la Guadeloupe, les deux îles qui constituent la Guadeloupe (la

Grande terre et la Basse terre, reliée par un pont, ce qui explique la métaphore),

è Haïti, héroïque

è Floride, comique et ridicule

è au large, l’Afrique gigantesque

è en remontant vers l’Espagne et le Portugal (pied hispanique de l’Europe) à l’origine de la traite

négrière et de la colonisation de l’Amérique.

— La première ouverture est difficile, comme en témoigne le lexique : désir inquiet, anxiété de tenir

ensemble les deux Amériques. La fragilité des Antilles est exprimée par : ténuité plus délicate et le verbe

funambule.

La deuxième est plus assurée : claire audace, debout, la négritude se mit debout pour la première fois.

Notons que c’est la première fois aussi que Césaire réutilise le terme, depuis le troisième numéro de

L’Étudiant noir.

— L’ouverture géographique, qui élargit considérablement la notion de pays natal, se combine donc avec

une ouverture sur l’histoire, glorieuse : celle de la Révolution haïtienne ; mais aussi l’histoire le plus

souvent tragique du « monde noir » : celle des Noirs Américains (la strangulation d’un nègre), ou celle de

la traite qui a dépeuplée l’Afrique (sa nudité où la mort fauche à larges andains).

L’histoire est également représentée à travers les ports négriers et les États esclavagistes ou

ségrégationnistes du sud des États-Unis.

— Par conséquent, cette ouverture, cette prise de possession mêle :

* une tonalité satirique : pas un bout de ce monde qui ne porte mon empreinte digitale et mon calcanéum

sur le dos des gratte-ciel et ma crasse dans le scintillement des gemmes ! Le travail des Noirs assure la

prospérité des Américains Blancs car ce sont les Noirs qui vont extraire les diamants dans les mines. La

question rhétorique : Qui peut se vanter d’avoir mieux que moi ? est une provocation ironique le mieux

étant un pire.

* à une tonalité pathétique : de la même misère que nous ; Putréfactions monstrueuses de révoltes

inopérantes ; trompettes absurdement bouchées (en référence, bien sûr aux musiciens de jazz).

Kora Véron 72

— Le dernier vers : Terres rouges, terres sanguines, terres consanguines, harmonise le « monde noir » par

une anaphore, une gradation, et par la couleur rouge. Le rouge symbolise bien entendu la violence faite

aux Nègres, mais aussi leur sang commun, leur consanguinité. Reconnaître sa « négritude » consiste pour

le poète à affirmer la solidarité familiale de la diaspora africaine. Une nouvelle et vaste famille, qui permet

au poète d’affirmer une identité.

— On peut voir dans cette ouverture un mouvement analogue à celui qui avait incité Césaire à modifier le

titre du journal L’Étudiant martiniquais pour en faire L’Étudiant noir.

— Petit point sur la négritude. Ce terme, inventé donc par Césaire, avait fini par lui peser. Il ira jusqu’à

affirmer, dans la communication qu’il prononce au Premier festival des arts nègres de Dakar, en avril 1966

: aucun mot ne m’irrite davantage que le mot négritude172. Pourtant, il ne faut pas négliger son

importance. J’indique ici deux extraits de définition de la négritude, selon Césaire :

Partant de la conscience d’être noir, ce qui implique la prise en charge de son destin, de son histoire et de

sa culture, la négritude est la simple reconnaissance de ce fait et ne comporte ni racisme, ni reniement de l’Europe, ni exclusivité, mais au contraire une fraternité avec tous les hommes. Il existe cependant une

solidarité plus grande entre les hommes de race noire; ce n’est pas en fonction de leur peau, mais bien

d’une communauté de culture, d’histoire et de tempérament. Ainsi définie la négritude est, pour l’homme

noir, une condition sine qua non d’authenticité de la création dans quelque domaine que ce soit173.

La Négritude, à mes yeux, n’est pas une philosophie.

La Négritude n’est pas une métaphysique.

La Négritude n’est pas une prétentieuse conception de l’univers. C’est une manière de vivre l’histoire dans

l’histoire : histoire d’une communauté dont l’expérience apparaît, à vrai dire, singulière avec ses

déportations de population, ses transferts d’hommes d’un continent à l’autre, les souvenirs de croyances

lointaines, ses débris de culture assassinées174.

Ce qui est à moi 172 Les Écrits, p. 399-400. 173 Lilyan Kesteloot, Aimé Césaire. Seghers, 1963, p. 93 : Les Écrits, p. 353. 174 Discours sur la négritude : Les Écrits, p. 628-629.

Kora Véron 73

c’est un homme seul emprisonné de blanc

c’est un homme seul qui défie les cris blancs de la mort blanche

(TOUSSAINT, TOUSSAINT LOUVERTURE)

c’est un homme seul qui fascine l’épervier blanc de la mort blanche

c’est un homme seul dans la mer inféconde de sable blanc

c’est un moricaud vieux dressé contre les eaux du ciel

La mort décrit un cercle brillant au-dessus de cet homme

la mort étoile doucement au-dessus de sa tête

la mort souffle, folle, dans la cannaie mûre de ses bras

la mort galope dans la prison comme un cheval blanc

la mort luit dans l’ombre comme des yeux de chat

la mort hoquette comme l’eau sous les Cayes175

la mort est un oiseau blessé

la mort décroît

la mort vacille

la mort est un patyura ombrageux

la mort expire dans une blanche mare de silence.

— L’ouverture et l’appropriation du « monde noir » passe ici ironiquement par le destin de Toussaint

Louverture, enfermé dans une petite cellule.

— Dans ce panorama de la diaspora africaine, le poète s’attarde sur le sort tragique de Toussaint Bréda,

surnommé « Louverture ».

Cet ancien esclave autodidacte, né vers 1743, avait pris part au soulèvement des esclaves de Saint

Domingue. Au gré d’alliances fluctuantes avec les Espagnols contre les Français, avec les Français contre

les Anglais, et alors que l’abolition de l’esclavage à Saint-Domingue avait été déclarée par les commissaires

de la Convention, Léger-Félicité Sonthonax et Étienne Polverel, en I793, Toussaint obtient l’autonomie

d’une partie de l’île (appelée Haïti). Il promulgue, en juillet 1801, une Constitution qui lui accorde les

pleins pouvoirs. Napoléon Bonaparte réplique en envoyant une armée dirigée par le général Leclerc qui

défait les troupes de Toussaint. Toussaint est arrêté le 7 juin 1802, et déporté au Fort-de-Joux, où il

mourra le 7 avril 1803, de froid et d’humiliation. Mais l’insurrection reprend à Saint-Domingue, d’autant

que Napoléon avait décidé de rétablir l’esclavage à la Guadeloupe. Les Français, vaincus, quittent Haïti qui

devient définitivement indépendante le 1er janvier 1804. 175 Îles basses, rochers, bancs formés de vase, de corail et de madrépores. Les Cayes est aussi le nom d’une ville du

sud de Haïti.

Kora Véron 74

Le personnage de Toussaint est déjà renommé. Victor Schœlcher lui avait consacré un ouvrage fort

documenté : Vie de Toussaint Louverture176, et une conférence consultable en ligne177. Auparavant,

Alphonse de Lamartine avait écrit un Toussaint Louverture, drame en cinq actes publié en 1850178.

Nous avons vu, en outre, dans l’introduction, que La Revue du monde noir avait remis Toussaint à

l’honneur.

— Alex Gil a découvert, en 2008, un tapuscrit de la première version de la pièce de Césaire, Et les chiens

se taisaient, qui avait pour héros Toussaint Louverture179. Césaire reviendra sur l’histoire haïtienne en

1960, dans son essai historique Toussaint Louverture. La Révolution française et le problème colonial180, et

dans sa pièce de théâtre La Tragédie du roi Christophe181 en 1963. Christophe est le deuxième souverain

d’Haïti, après son indépendance de 1804. Il connaîtra lui aussi un destin tragique puisqu’il se suicidera au

moment d’une attaque d’insurgés contre son régime qui a tourné à la dictature.

— L’omniprésence de la neige, du blanc, associés à la mort, forme un contraste de couleurs entre, bien

sûr, la couleur du héros de l’épopée des Noirs de Saint-Domingue, mais aussi avec le rouge des terres

sanguines qui précèdent.

— Toussaint ne meurt pas. C’est la mort, oiseau de proie (en référence sans doute à l’aigle

napoléonienne), menaçant et vaincu (l’épervier de la mort blanche), qui agonise et meurt : la mort expire

dans une blanche mare de silence. Le héros haïtien l’a finalement tenue en respect, en passant à la

postérité et en inscrivant son pays dans une histoire glorieuse.

— Que faire du patyura ? Le terme est un néologisme. Lilian Pestre de Almeida indique que Césaire lui

aurait recopié la définition de « patura », parue dans le Grand dictionnaire universel Larousse du XIXe

siècle. Ce terme signifierait : « mammifère pachyderme du genre cochon qui vit dans les forêts du

Paraguay et de la Guyane », « de la taille d’un petit pécari ». Cet animal s’abriterait dans le creux des

arbres ou des trous creusés par des tatous cabassous et détesterait les chiens « qu’ils attaquent, dit-on, 176 Éditions Ollendorf, 1889. 177 http://www.manioc.org/patrimon/PAP11265 178 Voir : Alphonse de Lamartine, Toussaint Louverture, présenté par Léon-François Hoffmann. Université d’Exeter,

1998. 179 http://elotroalex.webfactional.com/essays/decouverte-de-l-ur-texte/ 180 Les Écrits, p. 319-320. 181 Les Écrits, p. 355-358.

Kora Véron 75

partout où ils les rencontrent ». Césaire lui aurait, en outre, confié qu’il avait ajouté un « y » au mot pour

faire « plus indien » 182 . Soit. Sauf que lorsque l’on consulte le dictionnaire en question (tome XII, 1874,

p 416), il est écrit que « patura » est un tapis feutre épais fabriqué par les paysans roumains. Et l’on voit

bien que « du genre cochon » ne peut pas être extrait du dictionnaire Larousse.

Le mot renvoie-t-il au verbe « pâturer », utilisé plus loin : viennent les loups qui pâturent dans les orifices

sauvages du corps ?

Je n’ai pas la solution à cette énigme. Césaire a peut être inventé « patyura » à partir d’un « patura »

rencontré quelque part. Mais il était aussi très facétieux et a pu faire une blague à Pestre, en pensant

qu’elle devinerait la supercherie. Il y a cependant une leçon à tirer de ce malentendu : il faut se méfier des

définitions copiées et recopiées ça et là, et par conséquents des interprétations fondées sur ces définitions

fantaisistes.

Gonflements de nuits aux quatre coins de ce petit matin

soubresauts de mort figée

destin tenace

cris debout de terre muette

la splendeur de ce sang n’éclatera-t-elle point ? ]]183

— Les nuits par ses gonflements menace le petit matin qui maintenant a quatre coins, comme la prison de

Toussaint. La situation périlleuse et intenable est signalée, dans cette question rhétorique, par deux

oxymores : soubresauts de la mort figée, cris debout de la terre muette ; par l’allitération en « s » :

soubresaut, destin tenace, splendeur de ce sang, et par la construction paratactique, sans autre

ponctuation que le point d’interrogation final.

Il conviendrait donc, à l’instar de Toussaint, de faire éclater la splendeur de ce sang.

Au bout du petit matin ces pays sans stèle, ces chemins sans mémoire, ces vents sans tablette.

Qu’importe ?

182 Aimé Césaire – Cahier d’un retour au pays natal. L’Harmattan, p. 82-83. 183 À partir de ce vers l’ordre du texte est différent chez Brentano’s, Bordas, et Présence africaine. Je continue à

noter en bleu clair le texte écrit pour l’édition Brentano’s ; et en rose, celui de l’édition Bordas ; mais en suivant

l’ordre de Présence africaine.

Kora Véron 76

Nous dirions. Chanterions. Hurlerions.

Voix pleine, voix large, tu serais notre bien, notre pointe en avant.

Des mots ?

Ah oui, des mots !

Raison, je te sacre vent du soir.

Bouche de l’ordre ton nom ?

Il m’est corolle du fouet.

Beauté je t’appelle pétition de la pierre.

Mais ah ! la rauque contrebande de mon rire

Ah ! Mon trésor de salpêtre !

[[Parce que nous vous haïssons vous et votre raison,

nous nous réclamons de la démence précoce de la folie flambante du cannibalisme tenace

Trésor, comptons :

la folie qui se souvient

la folie qui hurle

la folie qui voit

la folie qui se déchaîne]]

[[Assez de ce goût de cadavre fade,

Ni naufrageurs. Ni nettoyeurs de tranchée. Ni hyènes. Ni chacals.]]

[Et vous savez le reste

Que 2 et 2 font 5

Que la forêt miaule

Que l’arbre tire les marrons du feu

Que le ciel se lisse la barbe

Et cetera et cetera…

— Ce passage marque la transition avec la première partie, présente dès 1939, avec celle qui est écrite

pendant la guerre, complétée et modifiée pour l’édition de 1956, chez Présence africaine.

Dans l’objectif de déjouer la fatalité du destin tenace de la partie précédente, complété ici le silence de la

terre muette, les pays sans stèle, les chemins sans mémoire, les vents sans tablettes, qui soulignent

l’indifférence à l’histoire, déjà évoquée et l’absence d’histoire héroïque, contrairement à celle de Saint-

Kora Véron 77

Domingue, le poète déchaîne une parole collective à partir de la gradation : Nous dirions. Chanterions.

Hurlerions.

— L’apostrophe cinglante et provocatrice qui débute par : Des mots ? / Ah oui, des mots !, repris plus loin

avec : Des mots ! (542) reprend le schéma énonciatif du poème, « En guise de manifeste littéraire », dont

une grande partie a été intégrée aux éditions de 1947, comme je l’ai déjà indiqué. L’interlocuteur fictif

auquel s’adresse le poète est donc à la fois le responsable de l’aliénation coloniale de la Martinique et

(surtout) le promoteur de l’académisme littéraire hostile au mouvement d’André Breton.

— Césaire s’est souvent expliqué sur sa fascination pour les mots. Je cite un exemple : Le mot est

démiurge, c’est lui qui organise le chaos, c’est avec les mots que nous passons de l’existence toute simple

à l’être184. Dans son poème « Ruminations »185, de 1991, il écrira :

j’accueille les mots (recueillant le sang du son) je sais leur mémoire, ce qu’ils ont à me rendre :

tout c’est tout dire

il m’arrive de créer des îles à partir de caldeiras comblées de vergers d’orangers

— Pour comprendre l’articulation entre « négritude » et surréalisme », le plus sûr est de relire le texte que

Michel Leiris a consacré à Césaire, « Qui est Aimé Césaire »186. Cette mise en forme de la conférence

prononcée à l’occasion de la création de La Tragédie du roi Christophe, à la Fenice de Venise, en

septembre 1964 a l’immense avantage d’être écrite par un poète, un ethnologue qui avait fait de la

Martinique un sujet d’étude187 et un homme qui par sa culture, sa modestie, sa générosité, avait su gagner

le cœur d’Aimé Césaire. Césaire et Leiris étaient devenus des amis intimes comme en témoigne,

notamment, un entretien de 2004188.

Dans son texte, Leiris évoque tout d’abord les circonstances de la rencontre entre Césaire et Berton, en

avril 1941, puis s’interroge sur les enjeux de « la convergence entre les vues de l’équipe de Tropiques » et 184 « Aimé Césaire : Où que j’aille je reste un nègre déraciné des Antilles », entretien avec Pierre Boncenne, Lire, n°

87, novembre 1982, p. 111-118 : Les Écrits, p. 565. 185 Les Écrits, p. 681-682. 186 Paru dans Critique, n° 216, mai 1965. 187 Voir : Contacts de civilisations en Martinique et en Guadeloupe. Unesco-Gallimard, 1955, consultable sur le site :

http://classiques.uqac.ca/contemporains/leiris_michel/contacts_civilisations_martinique/contacts_civilisations.html 188 « Aimé Césaire et Roger Toumson : entretien sur Michel Leiris », Michel Leiris et le siècle à l’envers. Textes réunis

et présentés par Francis Marmande. Tours : Farrago, 2004, p. 69-75 : Les Écrits, p. 767-768.

Kora Véron 78

celle du groupe animé par Breton.

Il indique que « Césaire doit beaucoup à ce mouvement comme à quelques-uns des écrivains de la

seconde moitié du siècle dernier dont ses adhérents se sont réclamés […]. », dont Rimbaud et

Lautréamont ; et qu’il a lu, comme les surréalistes, Freud et Marx. Mais Césaire a été également marqué

par la lecture de Claudel, et des ethnologues tels que Leo Frobenius ou Maurice Delafosse.

Par ailleurs, Césaire ne pouvait que sympathiser avec les idées surréalistes qui rejetaient le cadre du

rationalisme occidental, « encore moins tolérable pour un Antillais de race noire puisque ce cadre est,

historiquement, celui que les blancs ont en quelque sorte surimposé aux esclaves qu’ils importaient

d’Afrique et à leur descendants. »

Le surréalisme fut, par conséquent, pour Césaire, un moyen de se libérer des modèles littéraires

européens copiés servilement par les poètes ultramarins qui leur ajoutaient « un exotisme de surface ». En

effet :

« […] à l’inverse du Parnasse, cette chose d’Europe était en vérité une machine de guerre dressée contre les

idées reçues en Europe et, de surcroît, se fondant sur l’automatisme comme moyen d’oublier les leçons

apprises et de descendre jusqu’au plus profond de soi-même, elle fournissait à Césaire et aux siens, plutôt

qu’un stock de poncifs à copier, une méthode qui avant tout serait une table rase et, sans leur creuser

d’avance aucune ornière, leur permettrait de liquider leur aliénation d’Antillais […] et de retrouver ainsi

l’authenticité dont ils se sentaient frustrés. »

Autrement dit, Césaire a utilisé le surréalisme, comme un outil, particulièrement efficace, qui lui

permettait de conforter un engagement poétique personnel. Il ne dit pas autre chose dans un entretien de

1960189 :

Nous avions donc besoin, pour faire réapparaître le génie nègre, de normes nouvelles, d’une poésie

d’avant-garde. Ceci peut expliquer pourquoi le surréalisme fut si bien accueilli chez nous. Ce qui

scandalisait les Français dans cette forme d’art si peu française nous plaisait justement. La psychologie

abyssale aussi. Les Antillais vivent dans une fiction d’assimilation, le langage était une excellente carapace.

Le surréalisme a dynamité tout cela.

Il renverse d’ailleurs les influences, en 1977, en affirmant : Au fond, la démarche de l’esprit surréaliste est

une démarche, une des démarches de la pensée primitive. Donc par conséquent ce n’est pas nous qui

nous faisons européens ou français, ce sont les Français ou les Européens qui, dans le surréalisme, se font

189 « Aimé Césaire et les nègres sauvages », entretien avec Jeanine Cahen, Afrique Action, 21 novembre 1960 : Les

Écrits, p. 325-326.

Kora Véron 79

primitifs190. Et précise, en 1981 : La rencontre avec Breton n’a pas été déterminante. Lorsque j’ai rencontré

Breton, j’avais déjà écrit Cahier d’un retour au pays natal. Mais je crois que ces rencontres, ces lectures,

ces idées, furent une grande stimulation et un grand encouragement à être soi-même191.

Il n’empêche, cette partie du Cahier a bien été écrite après la rencontre avec Breton, et si Césaire a

remanié son texte par la suite, en minimisant le nombre des fragments surréalistes, on peut considérer

qu’il a consenti à un serment d’allégeance surréaliste à cette période, comme en témoigne les versions du

Cahier parues en 1947, le recueil Les Armes miraculeuses, de nombreux articles de Tropiques192, et la

correspondance d’Aimé et de Suzanne Césaire avec André Breton, dont une partie est conservée à la

bibliothèque Doucet. Un surréalisme, donc, au service de sa révolution intérieure.

— Par les mots, par « l’alchimie du verbe », le poète rejette violemment les valeurs anciennes imposées

par l’Occident pour faire advenir un autre ordre, une autre beauté, une autre raison. Dans ce travail de la

négativité, Césaire reprend ironiquement les stéréotypes racistes qui font des nègres des êtres, par

essence, irrationnels et anthropophages.

Notons que dans un article du numéro 4 de Tropiques, paru en janvier 1942, Suzanne Césaire avait écrit

un article très corrosif, « Misère d’une poésie », dénonçant la « Littérature de hamac » ; la « Littérature de

sucre et de vanille. » ; le « Tourisme littéraire. » Elle prend pour exemple principal celui de John Antoine-

Nau193, dont elle condamne la « mièvrerie », en citant quelques vers, dont ceux d’un sonnet intitulé,

« Aube antillaise », paru dans le recueil, Hiers bleus, en 1904. Difficile de ne pas y voir un intertexte avec

notre petit matin.

J’en transcris le premier tercet :

« Les bons nègres semés sur l’eau comme des mouches,

Sombre pullulement rieur aux escarmouches

Promptes, raillent l’essor des longs canots pointus. »

190 Aimé Césaire : au bout du petit matin, film de Sarah Maldoror : Les Écrits, p. 487. 191 Les Écrits, p. 533-534. 192 Dont : « André Breton poète… » et « 1943 : le surréalisme et nous », de Suzanne Césaire, articles parus

respectivement dans le numéro d’octobre 1941 et celui d’octobre 1943. 193 De son vrai nom, Eugène Léon Édouard Torquet. Il fut le premier lauréat du prix Goncourt. Voir une notice

biographique : http://www.freres-goncourt.fr/NauJohnA/article2.htm

Son recueil, Poésies antillaises, paru en 1945, fut illustré par Henri Matisse.

Kora Véron 80

Elle conclut ainsi :

« Allons la vrai poésie est ailleurs. Loin des rimes, des complaintes, des alizés, des perroquets.

Bambous, nous décrétons la mort de la poésie doudou. Et zut à l’hibiscus, à la frangipane, aux

bougainvilliers.

La poésie martiniquaise sera cannibale ou ne sera pas. »

— Sur le cannibalisme, il faut se souvenir :

* du « Manifeste cannibale Dada »194, de Francis Picabia, provocateur et accusateur, comme ce passage du

Cahier. Un orateur y adresse un réquisitoire contre les valeurs bourgeoises qui s’achève par : « L’honneur

s’achète et se vend comme le cul. Le cul, le cul représente la vie comme des pommes frites, et vous tous

qui êtes sérieux, vous sentirez plus mauvais que la merde de vache. »

* de Manifesto antropófago, du Brésilien Oswald de Andrade, publié en 1928. Le cannibalisme

provocateur est y est présenté également, sous forme d’aphorismes, comme une arme de désaliénation

culturelle195.

— Dans le passage suivant, le poète s’amuse avec une fable de La Fontaine, « Le singe et le chat », dans

laquelle, Raton, le chat, tire les marrons de la cheminée pour le profit de son compère Bertrand, le singe.

Mais le texte fait référence aussi bien sûr aux esclaves, « Marrons », qui fuyaient la plantation pour se

cacher dans la forêt.

Qui et quels sommes nous ? Admirable question !]]

[[[Haïsseurs. Bâtisseurs. Traîtres. Hougans196. Hougans surtout. Car nous voulons tous les démons

Ceux d’hier ceux d’aujourd’hui

Ceux du carcan ceux de la houe

Ceux de l’interdiction, de la prohibition, du marronnage

194 Lu par André Breton à la Troisième Soirée Dada, au Théâtre de la Maison de l'Œuvre (Paris, le 27 mars 1920) et

publié dans Dada n° 7, en mars 1920. 195 Voir à ce sujet un article très clair : « Cannibalisme transcontinental dans les avant-gardes françaises et

brésiliennes – La négociation d’identités et d’altérités latines à travers le motif de l’anthropophagie », de Thorsten

Schüller, consultable en ligne, avec un renvoi sur la traduction française du manifeste brésilien.

http://www.revue-silene.com/f/index.php?sp=comm&comm_id=76 196 Chef spirituel de la religion vaudou.

Kora Véron 81

et nous n’avons garde d’oublier ceux du négrier…]]

[Donc nous chantons.]

[Holà Pitié hyène — long cercle autour de ma pourriture

on ne nous a point fait d’injustice. Et au matin de mourir nous savons des hymnes à chanter en prison.]

[à force de regarder les arbres je suis devenu un arbre

et mes longs pieds d’arbre ont creusé dans le sol de longs trous à serpents de larges sacs à venin de hautes villes

d’ossements

à force de penser au Congo

je suis devenu un Congo bruissant de forêts et de fleuves

où le fouet claque comme un grand étendard

l’étendard du prophète

où l’eau fait

likouala-likouala197

où l’éclair de la colère lance sa hache verdâtre et force les sangliers de la putréfaction dans la belle orée violente des

narines.]

[[Oh ! je ne suis pas à plaindre

Oh ! je ne veux pas d’aumône

ô vous hommes de bonne conscience

qui n’avez jamais assassiné personne

jamais fait de mauvais coups et dont les rêves ne sont habités par nul fantôme]]

[[[inutile de durcir sur notre passage vos faces de tréponème pâle198

inutile d’apitoyer pour nous l’indépendance de vos sourires de kystes suppurants]]]

— La quête d’identité tourne en dérision la fameuse injonction inscrite à l’entrée du temple de Delphes,

consacré à Apollon et reprise par Socrate : « Connais-toi toi-même ». La réponse à : Qui et quels sommes

197 La Likouala-Mossaka est une rivière de République du Congo, affluent du Congo, dont le bassin recouvre une

grande partie du département de la Likouala et de la Cuvette. La Likouala aux herbes est un cours d'eau du Nord

de la République du Congo, qui se jette dans la Sangha peu avant son confluent avec le Congo. (Wikipédia) 198 « Le Treponema pallidum ou tréponème pâle est la bactérie responsable de la syphilis chez l'Homme. »

(Wikipédia)

Kora Véron 82

nous ? renvoie l’arbre, au Congo, et dans les version précédentes aux démons, et en particuliers aux

Hougans du vaudou haïtien.

— L’arbre est un motif récurrent de la poésie césairienne. Nous avons vu qu’il en avait fait le symbole de la

négritude, dès L’Étudiant noir, ce qui sera confirmé plus loin dans le Cahier. Césaire était attaché aux

arbres, leur enracinement évoquant pour lui la nostalgie d’un paradis perdu ; il connaissait leur nom ; ils

rendaient visite à certains d’entre eux, comme à des membres de sa famille ou à des amis. Je ne prends

qu’un exemple, « faveur des sèves », publié dans le recueil Ferrements :

Pachira Peau-Rouge et garde empanachée de l’argile

simarubas qui d’un hurlement blanc baïonnettez la montagne obscure

ceiba athlète qui par mystère équilibre la lutte noueuse

de l’homme et du désastre

savants fûts d’orgueil d’un gisement de naufrages

ou peut-être êtes-vous la bienveillance hagarde

du rare monde noueux de mes pères

dressés au bord délirant de ma fidélité

ou lait ruiné de ma mère ma force qui s’obstine

et à mes lèvres monte

— Le Congo était colonisé par la France (devenu Congo Brazzaville) et par la Belgique (devenu

République démocratique du Congo). Césaire reviendra sur l’histoire de la décolonisation du Congo belge

dans sa pièce de théâtre, Une Saison au Congo, publié en 1966199. La construction de la voie de chemin de

fer Congo-Océan fut construit pendant la colonisation française, entre 1921 et 1934, par des ouvriers

contraints au « travail forcé », dans des conditions scandaleuses qui entraînèrent la mort de plusieurs

milliers d’entre eux, et dont témoignent André Gide (Voyage au Congo, 1927) et Albert Londres Terre

d’ébène, 1928). Le poète oppose à cette violence coloniale un Congo bruissant de forêts et de fleuves, un

pays à la nature indomptable.

[Au bout du petit matin le soleil qui toussote et crache ses poumons

Au bout du petit matin

199 Les Écrits, p. 386-389.

Kora Véron 83

un petit train de sable

un petit train de mousseline

un petit train de grains de maïs

Au bout du petit matin

un grand galop de pollen

un grand galop d’un petit train de petites filles

[un grand galop de spermatozoïdes]

un grand galop de colibris200

un grand galop de dagues pour défoncer la poitrine de la terre

douaniers anges qui montez aux portes de l’écume la garde des prohibitions

Je [[sais]] [déclare] mes crimes et qu’il n’y a rien à dire pour ma défense.

Danses. Idoles. Relaps201. Moi aussi.

J’ai assassiné Dieu de ma paresse de mes paroles de mes gestes de mes chansons obscènes

J’ai porté des plumes de perroquet des dépouilles de chat musqué202

J’ai lassé la patience des missionnaires

insulté les bienfaiteurs de l’humanité.

Défié Tyr. Défié Sidon203.

Adoré le Zambèze204.

200 Oiseau de l'ordre des Passereaux, vivant dans les régions tropicales, remarquable par sa petite taille et son

plumage coloré. 201 Celui, (celle) qui est retombé(e) dans l'hérésie après l'avoir abjurée. 202 « Civette ou anciennement chat musqué sont des noms vernaculaires qui désignent en français de nombreuses

espèces de petits mammifères du sous-ordre des Feliformia, principalement de la famille des Viviridés. Les civettes

partagent plusieurs caractéristiques communes à la majorité des espèces. L'odeur de la civette provient de la

civettone, substance contenue dans un liquide blanc produit par les glandes anales de tous les Viverridae. Ce

liquide possède à l'état brut une odeur très forte, avec des relents d'excréments, mais une fois dilué, il dégage une

odeur de musc et de fleur ». (Wikipédia) 203 « Tyr (Şūr en arabe) se situe dans la Phénicie méridionale, à un peu plus de 70 km au sud de Beyrouth (appelée

Béryte ou Bérytos dans l'antiquité) et à 35 km au sud de Sidon (Saida en arabe). » (Wikipédia)

Tyr avait été conquise par le roi babylonien, Nabuchodonosor II.

Kora Véron 84

L’étendue de ma perversité me confond.

Mais pourquoi brousse impénétrable encore cacher le vif zéro de ma mendicité et par un souci de noblesse apprise

ne pas entonner l’horrible bond de ma laideur pahouine205 ?]

[[Gloire ! hélix anthélix206 par vos vallées et par vos monts, insurgés contre leur paisible nourriture de runes207 les

animaux de gel — l’ours brun le renard bleu — détalent, chansons.]]

— La révolte se poursuit au rythme du petit train puis du grand galop. On retrouve la structure de ces vers

dans un poème de Césaire, « Tam-tam II », dédié à Wifredo Lam et publié pour la première fois dans la

revue New-yorkaise VVV, en mars 1943, dans une série de trois « tams-tams » : « Tam-tam de nuit », « Tam-

tam I » et donc « Tam-tam II »208 :

à petits pas de pluie de chenilles

à petits pas de gorgée de lait

à petits pas de roulement à billes

à petits pas de secousse sismique

les ignames dans le sol marchent à grands pas de trouées d’étoiles

de troués de nuit de trouée de fruit sauvage de trouée de Sainte Mère de Dieu

à grands pas de trouées de paroles dans un gosier bègue

orgasme des pollutions saintes

alléluia

204 « Le Zambèze (également orthographié Zambèse au XIXe siècle) est un fleuve d’Afrique australe, le 4e fleuve du

continent par la longueur, après le Nil, le Congo et le Niger.

Long de 2 750 kilomètres, il prend sa source en Zambie, fait une courte incursion en Angola, revient en Zambie

dont il délimite la frontière avec la Namibie puis avec le Zimbabwe et traverse le Mozambique où il se jette dans

l'océan Indien. » (Wikipédia) 205 « Les Pahouins constituent un peuple présent dans plusieurs pays d'Afrique centrale, tels que le Gabon, le

Cameroun, la Guinée équatoriale ou la République du Congo. Toutefois le terme sert le plus souvent à désigner les

Fangs du Gabon. » (Wikipédia) 206 Hélix : Repli entourant le pavillon de l'oreille. Anthélix : Partie un peu plus creuse de l'oreille délimitée par

l'hélix. 207 Caractères du plus ancien système d'écriture des langues germaniques orientales et septentrionales, auxquels

étaient attribuées certaines vertus magiques. 208 Il sera repris dans Les Armes miraculeuses : Les Écrits, p. 59.

Kora Véron 85

On retrouvera une référence au tam-tam un peu plus loin dans le Cahier.

— S’adressant aux douaniers anges puis à la brousse impénétrable, le poète poursuit son portrait en

« mauvais nègre », pervers, lubrique (avec notamment le jeu de mot sur Zambèze), iconoclaste, laid,

simiesque (pahouine / babouine) L’intertexte avec « Mauvais sang », d’Une saison en enfer, d’Arthur

Rimbaud, est évidente :

« […] Je me voyais devant une foule exaspérée, en face du peloton d'exécution, pleurant du malheur qu'ils

n'aient pu comprendre, et pardonnant ! — Comme Jeanne d'Arc ! — « Prêtres, professeurs, maîtres, vous vous

trompez en me livrant à la justice. Je n'ai jamais été de ce peuple-ci ; je n'ai jamais été chrétien ; je suis de la

race qui chantait dans le supplice ; je ne comprends pas les lois ; je n'ai pas le sens moral, je suis une brute :

vous vous trompez...

Oui, j'ai les yeux fermés à votre lumière. Je suis une bête, un nègre. »

— Une version légèrement différente de l’avant dernière strophe qui n’a pas été reprise dans l’édition de

1956, était présente dans le poème « En rupture de mer morte »209 :

Hurrah ! hélix, anthélix, conque, par vos vallées et par vos monts, insurgés contre leur paisible nourriture de

runes, les animaux du gel, le renne, l’élan, l’ours brun, le renard bleu, le bœuf musqué, détalent, paroles.

Débâcle210. C’est la débâcle. Hurrah ! J’achève les blessés. Je tue une seconde fois les morts. L’androgyne

sublime dans le filet de mes rimes cueille les purs concepts de l’entendement.

voum rooh oh

voum rooh oh

à charmer les serpents à conjurer les morts

voum rooh oh

à contraindre la pluie à contrarier les raz de marée

voum rooh oh

à empêcher que ne tourne l’ombre

voum rooh oh

que mes cieux à moi s’ouvrent

209 Publié dans Tropiques, n° 3, octobre 1941, p. 74-76 : Les Écrits, p. 47. 210 « Débacle », je corrige.

Kora Véron 86

— moi sur une route, enfant, mâchant une racine de canne à sucre

— traîné homme sur une route sanglante une corde au cou

— debout au milieu d’un cirque immense, sur mon front noir une couronne de daturas211

[voum rooh

le ruisseau de minuit devenir en un rugissement de la bête blessée qu’avive le sel de quel orage le fleuve de

midi fouillant ses cicatrices]

voum rooh

s’envoler

plus haut que le frisson plus haut que les sorcières

vers d’autres étoiles exaltation féroce de forêts et de montagnes déracinées à l’heure où nul n’y pense

les îles liées pour mille ans !

voum rooh oh

pour que revienne le temps de la promission

et l’oiseau qui savait mon nom

et la femme qui avait mille noms

de fontaine de soleil et de pleurs

et ses cheveux d’alevin212

et ses pas mes climats

et ses yeux mes saisons

et les jours sans nuisance

et les nuits sans offense

et les étoiles de confidence

et le vent de connivence

Mais qui tourne ma voix ? qui écorche ma voix ? Me fourrant dans la gorge mille crocs de bambou. Mille

épieux d’oursin. C’est toi sale bout de monde. Sale bout de petit matin. C’est toi sale haine. C’est toi poids de

l’insulte et cent ans de coups de fouets. C’est toi cent ans de ma patience, cent ans de mes soins juste à ne pas

mourir.

rooh oh

211 Plante toxique à fleurs blanches et odoriférantes. 212 Menu poisson servant à peupler les étangs, les rivières. Larve de poisson. Il est dit « vésiculé » tant qu'il possède

son sac vitellin.

Kora Véron 87

— Cette partie du texte a été ajoutée pour l’édition Bordas. Elle constitue un chant sorcier qui alterne

espoir d’un retour à un paradis perdu, une terre promise (temps de la promission), et désenchantement

lié à l’évocation de la souffrance de la condition nègre (faim, strangulation, esclavage…).

— On peut noter la présence de la femme-paysage, symbolisant le pays natal heureux. Il faut toujours se

méfier des figures féminines chez Césaire et se garder d’y voir une référence biographique à une femme

aimée. La femme est le plus souvent la personnification de l’île.

— L’équivalence entre sale bout de monde et Sale bout de petit matin renvoie aux premières pages du

Cahier, comme si tous les moyens mis en œuvre étaient voués à l’échec et ramenaient au point de départ,

géographique, chronologique et psychique. Un point de fixation que rien de permet de dépasser. Le

sentiment de colère qui en résulte est souligné par l’apostrophe : c’est toi (répété quatre fois).

[[Nous chantons les fleurs vénéneuses éclatant dans des prairies furibondes ; les ciels d’amour coupés d’embolie ;

les matins épileptiques ; le blanc embrasement des sables abyssaux ; les descentes d’épaves dans les nuits

foudroyées d’odeurs fauves.

Qu’y puis-je ?

Il faut bien commencer.

Commencer quoi ?

La seule chose au monde qu’il vaille la peine de commencer :

La Fin du monde parbleu !

Tourte213

ô tourte de l’effroyable automne

où poussent l’acier neuf et le béton vivace

213 Nom spécifique, pour certains auteurs, d'un pigeon, dit vulgairement tourte et tourterelle de la Caroline ; c'est la

colombe carolinienne (Amérique) de certains auteurs, la colombe marginée de Latham, LEGOARANT. (Littré)

Kora Véron 88

tourte ô tourte

où l’air se rouille en grandes plaques d’allégresse mauvaise

où l’eau sanieuse214 balafre les grandes jours solaires

je vous hais.]]

[[[Le moulin lent broie la canne

le bœuf trop lent n’avale pas le moulin

[[Est-ce suffisamment absurde ?]]

Les pieds nus se plantent dans l’asphalte

l’asphalte trop doux n’allume pas en pinède

la forêt des pieds nus.

En vérité, c’est à n’y rien comprendre.]]]215

— La voix, un instant tournée et écorchée, reprend son chant et devient collective ; Les fleurs vénéneuses

évoquant les Fleurs du mal.

— L’apocalypse se radicale en fin du monde. La fin d’un monde permettant l’avènement d’un monde

nouveau.

— L’apostrophe à la tourte reste mystérieuse. Ayant renoncé au sens habituel de « Pièce de pâtisserie, dans

laquelle on met des viandes, du poisson, etc. et qu'on sert chaude », j’ai opté pour celui de « pigeon », qui

permet de raccorder le fil des oiseux. « Tourte » pourrait donc être une abréviation péjorative de

tourterelle, et donner un élan sonore à la suite de la strophe : ô tourte, automne. Mais j’avoue mon

embarras. Ce qui est sûr, c’est que la dysphorie a traversé l’Atlantique, car il n’y a pas d’automne aux

Antilles. Ce pourrait être, si on voulait à tout prix y chercher un sens autobiographique, une allusion à

l’automne parisien, au moment de l’accouchement du Cahier, qui comme, nous l’avons déjà noté, fut

vécu par Césaire dans la douleur.

214 Sanie : Matière purulente d'odeur fétide, plus ou moins mêlée de sang, produite par des ulcères non soignés et

des plaies infectées. 215 Repris chez Brentano’s et Bordas, sauf : « Est-ce suffisamment absurde ? »

Kora Véron 89

[[On voit encore des madras aux reins des femmes, des anneaux à leurs oreilles, des sourires à leurs bouches, des

enfants à leurs mamelles, et j’en passe :

ASSEZ DE CE SCANDALE ! ]]

— Le poète justifie ici sa révolution poétique ici sans ironie, mais par le SCANDALE que constitue, à ses

yeux, le doudouisme du costume. Le tableau stéréotypé de la femme, vêtue de madras et ornée d’anneaux

d’or, souriant docilement à son sort de mère de famille nombreuse, est une autre version de l’aliénation

coloniale. Il y a donc deux manière de se conformer au regard de l’autre : porter costume et chapeau

melon (voir L’Étudiant martiniquais et L’Étudiant noir) ou accepter le rôle de la « Doudou » de carte

postale.

Cette indignation sera poursuivie quelques lignes plus loin.

[[[Alors voilà les cavaliers de l’Apocalypse

Alors voilà sans pompe les entrepreneurs de pompes funèbres

sans jugement les hommes du jugement dernier.]]]

[[[flics et flicaillons]]]

[[[verbalisez]]] [Alors voilà] [[[la grande trahison]]] [loufoque] [[[le grand défi]]] [mabraque216] [[et [[l’impulsion

satanique

et l’insolente dérive nostalgique de lunes rousses, de feux verts, de fièvres jaunes…]]

En vain dans la tiédeur de votre gorge mûrissez-vous vingt fois la même pauvre consolation que nous sommes des

marmonneurs de mots.

[En vain : quand passe dans le ciel floche

la fulgurante sentence poétique

ô niais

votre fébrile sidération et vos occlusions d’yeux, et vos paralysies

et vos contractures

et vos pouls en galop

216 Néologisme, probablement. Ou mot valise : « macabre »+ « braque » (un peu fou).

Kora Véron 90

vous ont lumineusement démentis !]

[[Des mots [!] ? quand nous manions des quartiers de monde, quand nous épousons des continents en délire,

quand nous forçons de fumantes portes, des mots, ah oui, des mots[,] ! mais des mots de sang frais, des mots qui

sont des raz de marée et des érésipèles217 et des paludismes, et des laves et des feux de brousse, et des flambées de

chair, et des flambées de villes…

Sachez-le bien :

je ne joue jamais si ce n’est à l’an mil

je ne joue jamais si ce n’est à la Grande Peur

Accommodez-vous de moi. Je ne m’accommode pas de vous.

Parfois on me voit d’un grand geste du cerveau, happer un nuage trop rouge, ou une caresse de pluie, ou un

prélude du vent,

ne vous tranquillisez pas outre mesure :

Je force la membrane vitelline218 qui me sépare de moi-même,

Je force les grandes eaux qui me ceinturent de sang

C’est moi, rien que moi

qui arrête ma place

sur le dernier train de la dernière vague du dernier raz de marée.

C’est moi, rien que moi

qui prends langue avec la dernière angoisse

C’est moi oh ! rien que moi

qui m’assure au chalumeau les premières gouttes de lait virginal ! ]]

[[[Vous m’avez parfois rencontré sous la lune, efflanqué, un grand aboi de chien maraudeur.

Il n’y a pas eu d’avertissement des ions219 de la lumière cendrée, mais simplement un grand flairement, et un grand

217 Ou érysipèle. Dermite streptococcique aiguë caractérisée par la présence d'une plaque rouge et œdématiée

limitée par un bourrelet périphérique qui en constitue la zone de croissance. 218 Membrane épaisse, transparente qui enveloppe l'ovule des animaux, ici l’embryon.

Kora Véron 91

feulement s’est durci dans l’épaisseur de l’air. Et vous avez été soudainement pris dans un liquide filet de redditions

sommaires, de montées de fusées non éclairantes, de feux de peloton, d’écoulements de styrax… Et vous avez

tremblé inénarrablement.

Donc notre enfer vous prendra au collet.

Notre enfer fera ployer vos maigres ossatures.

Vos grâces de tétras lyrure220 n’exorciseront rien.

Il suffit. Je ne vous aurai point oubliés.

Je suis un cadavre, yeux clos, qui tape du morse frénétique sur le toit mince de la Mort.

Je suis un cadavre qui exubère de la rive dormante de ses membres

un cri d’acier confondu.

Vous

ô vous qui vous bouchez les oreilles

c’est à vous, c’est pour vous que je parle, pour vous qui écartèlerez demain

jusqu’aux larmes la paix paissante de vos sourire,

pour vous qui un matin entasserez dans votre besace mes mots et prendrez à l’heure où sommeillent les enfants de

la peur,

l’oblique chemin des fuites et des monstres.]]]

[[Au bout du petit matin — qui tire ses petites langues et lèche avec application chaque fruit et chaque minute —

l’été — je vois passer par chaque pore de l’air de longues aiguilles qui sont des poissons très violents

à travers une tabagie de fenêtres et une fumée de dentelles des oiseaux qui parlent en défaisant leur gilet écarlate.

Puis la Lumière en éphèbe. Puis le Noir en taureau. Guerriers.

Ils échangent un long regard d’amants brefs et se tuent dans une dernière passe de la muleta.]]

219 Atome ou groupe d'atomes électriquement chargé(s) par suite de l'augmentation ou de la diminution numérique

des électrons. 220 « Tétras-lyre ». Oiseau au plumage noir, brun et blanc chez le mâle, brun et beige chez la femelle, à la queue

fourchue.

Kora Véron 92

— Cette partie du texte est celle qui a été la plus modifiée, comme le révèle le jeu des couleurs de la

transcription. Plusieurs strophes de « En guise de manifeste littéraire » ajoutées pour les éditions

Brentano’s et Bordas ont été effacés chez Présence africaine, dont la fin du poème-manifeste qui engageait

une réconciliation avec le « vous », adversaire du surréalisme, finalement converti au nouvel ordre

esthétique et devenu compagnon de l’oblique chemin des fuites et des monstres.

— Le poète revendique une radicalité sans concession, face à ceux qui espéraient qu’il représentait

d’inoffensifs marmonneurs de mots, qui suggère que le poète est, au contraire, un « marronneur » de

mots. La série d’impératifs sonne comme un avertissement : Sachez-le bien ; Accommodez-vous de moi, Je

ne m’accommode pas de vous ; ne vous tranquillisez pas outre mesure.

— Les mots, bien loin d’être l’expression des précédentes générosités emphatiques se sont chargés, depuis

ce passage, d’une puissance apocalyptique où se mêlent le lexique des cataclysmes naturels, de la maladie,

du sang et du feu.

— L’apparente quiétude du poète au moment où il happe un gros nuage trop rouge, ou une caresse de

pluie, ou un prélude de vent, est trompeuse. C’est qu’il est en train d’accoucher de lui-même. En effet,

l’apocalypse et la folie flambante des mots donnent naissance au poète. Le travail a été difficile, il a fallu

exercer un effort considérable : Je force la membrane vitelline qui me sépare de moi-même / Je force les

grandes eaux qui me ceinturent de sang ; le lait virginal n’a été acquis qu’au moyen chalumeau. Mais

l’anaphore de : C’est moi, rien que moi souligne la victoire du sujet, du poète, contre toutes les adversités,

in extremis : C’est moi, rien que moi / qui arrête ma place / sur le dernier train de la dernière vague du

dernier raz de marée.

[[Et maintenant un dernier zut :

au soleil (il ne suffit pas à soûler ma tête trop forte)

à la nuit farineuse avec les pondaisons d’or des lucioles incertaines

à la chevelure qui tremble tout au haut de la falaise,

le vent y saute en inconstantes cavaleries salées

je lis bien à mon pouls que l’exotisme n’est pas provende221 pour moi.

221 Provision de vivres. Capital ou pension accordés par les tribunaux à titre d'indemnité. Subsistance, nourriture

pour les animaux.

Kora Véron 93

Au sortir de l’Europe toute révulsée de cris

les courants silencieux de la désespérance

au sortir de l’Europe peureuse qui se reprend et fière se surestime

je veux cet égoïsme beau et qui s’aventure

et mon labour me remémore d’une implacable étrave222.

Que de sang dans ma mémoire !

Dans ma mémoire sont des lagunes. Elles sont couvertes de têtes de morts. Elles ne sont pas couvertes de

nénuphars.

Dans ma mémoire sont des lagunes. Sur leurs rives ne sont pas étendus des pagnes de femmes.

Ma mémoire est entourée de sang. Ma mémoire a sa ceinture de cadavres !

et mitraille de barils de rhum génialement arrosant

nos révoltes ignobles, pâmoisons d’yeux doux

d’avoir lampé la liberté féroce

les nègres-sont-tous-les-mêmes,—je-vous—le—dis

les vices—tous—les—vices, c’est—moi—qui—vous—le—dis

l’odeur—du-nègre, ça—fait—pousser—la—canne

rappelez—vous—-le—vieux-dicton :

battre—un—nègre, c’est le nourrir)

autour des rocking-chairs méditant la volupté des rigoises223 …

je tourne, inapaisée pouliche

Ou bien tout simplement comme on nous aime !

Obscènes gaiement, très doudous de jazz sur leur excès d’ennui.

Je sais le tracking224, le Lindy-hop225 et les claquettes.

222 Forte pièce (de bois ou de métal) qui termine la coque vers l'avant en formant la proue d'un navire. 223 « Le fouet donnait donc déjà lieu à un certain nombre d'applications variées d'un usage journalier. Dans certains

cas, il était remplacé soit par la rigoise, ou grosse cravache en nerf de bœuf, soit par des coups de lianes ou

branches souples et pliantes comme de la baleine… » : Pierre de Vaissière, Saint-Domingue. La société et la vie

créoles sous l'ancien régime (1629-1789). Librairie académique Perrin, 1909, p. 190. 224 ? je n’ai pas trouvé, pour le moment, de définition fiable concernant cette danse.

Kora Véron 94

Pour les bonnes bouches la sourdine de nos plaintes enrobées de oua-oua226. Attendez…

Tout est dans l’ordre. Mon bon ange broute du néon. J’avale des baguettes. Ma dignité se vautre dans les

dégobillements…

— Le texte est à nouveau celui 1939. Ce passage succédait, dans cette première version, à celui consacré à

Toussaint Louverture, qui se termine par : la splendeur de ce sang n’éclatera-t-elle point ?

L’Europe toute révulsée de cris ; qui se reprend et fière se surestime est donc une référence aux années

1930, comme le confirme l’évocation des danses et de la musique de jazz. Cette deuxième partie du

passage (en vert clair) a été ajoutée au tapuscrit, sans doute au printemps 1939 (la date du courrier

d’accompagnement, je le rappelle, est le 28 mai 1939), juste avant le retour de Césaire à la Martinique

(août 1939).

— Il se réfère à la fois à l’Europe donc, et aux Antilles ; à l’époque contemporaine de l’écriture du Cahier

et à la période de l’esclavage ; et mêle lyrisme et ironie.

— La syntaxe de la première strophe est ambiguë, sans doute en raison de négligences dans la

ponctuation. On comprend que le poète adresse un dernier zut (qui rappelle le « zut » de Suzanne Césaire

à la poésie doudouiste) à une nuit et à un soleil antillais. La métaphore de la chevelure, pour les cannes à

sucre en fleurs, est courante chez Césaire.

— L’exotisme (l’exotisme n’est pas provende pour moi) est un contresens pour qui combat l’assimilation

culturelle. Il consiste en effet à se conformer au regard de l’autre, fût-il bienveillant. Césaire déclarera dans

225 Le Lindy Hop (ou Jitterbug) est une danse de rue qui s'est développée dans la communauté noire-américaine de

Harlem (New York) vers la fin des années 1920, en parallèle avec le jazz et plus particulièrement le swing.

(Wikipédia) 226 « Wah-wah est une onomatopée décrivant le son d'une altération de résonance des notes musicales pour en

étendre l'expressivité, les faisant sonner comme une voix humaine prononçant la syllabe « Oua », imitant ainsi des

pleurs ou des ricanements. […] Wah-wah est le nom d'une sourdine en métal utilisée par les trompettistes ou

trombonistes principalement, pour modifier le timbre de leur instrument. Cette sourdine s'adapte hermétiquement

au pavillon et est percée d'un trou central dans lequel coulisse un petit tube cylindrique terminé par un pavillon. Le

son change suivant la position du tube. En agissant sur l'ouverture du tube avec la main pendant le jeu, on obtient

l'effet wah-wah. Par extension, ce terme désigne aussi le style des musiciens qui emploient ce procédé, surtout mis

en valeur chez Duke Ellington durant la période jungle. » (Wikipédia)

Kora Véron 95

un entretien de 2006227 : Exotisme ? c’est le mot français. Mais pour moi, mon pays n’est pas « exo », « en

dehors de »... C’est l’intérieur que je cherche !

Il s’agit, en outre, d’une facilité aussi fallacieuse et dégradante. Ainsi, le poète ne se satisfaisait-il pas du

rôle stéréotypé que l’on fait jouer aux artistes noirs, même si ceux-ci y trouvent une certaine

reconnaissance, un certain bénéfice. Faire du Nègre un artiste, un danseur, par essence, relève de la doxa

raciste, comme en témoigne le propos d’Arthur de Gobineau, qui, dans Essai sur l’inégalité des races

humaines, décrit ainsi le nègre qui danse : « Pour le nègre, la danse est, avec la musique, l’objet de la plus

irrésistible passion. C’est parce que la sensualité est pour presque tout, sinon tout dans la danse » 228. Pour

Césaire, la négritude est un « existentialisme », contrairement à son ami, Léopold Sédar Senghor, qui écrit

cette phrase qui a fait couler beaucoup d’encre : « L’émotion est nègre, comme la raison est hellène » 229 .

Andrée Nardal avait écrit un article, dans le deuxième numéro de La Revue du monde noir, visant à

réfuter les connotations licencieuses de la biguine et de la musique antillaise jouée dans les bals nègres230.

Ceux-ci sont en effet en vogue, à l’époque, ainsi que le jazz et les revues nègres, dont la figure la plus

emblématique est celle de Joséphine Becker, qui acceptait de danser nue, vêtue d’une simple ceinture de

bananes231.

Un extrait de L’âge d’homme, de Michel Leiris, témoigne de ce que fut pour certains intellectuels français

la révélation du jazz232 :

« Dans la période de grande licence qui suivit les hostilités, le jazz fut un signe de ralliement, un étendard

orgiaque, aux couleurs du moment. Il agissait magiquement et son mode d’influence peut être comparé à

une possession. C’était le meilleur élément pour donner leur vrai sens à ces fêtes, un sens religieux, avec

communion par la danse, l’érotisme latent ou manifesté, et la boisson, moyen le plus efficace pour niveler

le fossé qui sépare les individus les uns des autres dans toute espèce de réunion. Brassés dans les violentes

bouffées d’air chaud issues des tropiques, il passait dans la jazz assez de relent de civilisation finie,

d’humanité se soumettant aveuglément à la machine, pour exprimer aussi totalement qu’il est possible

l’état d’esprit d’au moins quelques uns d’entre nous : démoralisation plus ou moins consciente née de la

guerre, ébahissement naïf devant le confort et les derniers cris du progrès, goût du décor contemporain

227 Télérama, 15 septembre 2006 : Les Écrits, p. 786. 228 1853-1855, livre 2, chapitre VII. 229 « Ce que l’homme noir apporte », L’homme de couleur. Éditions Cardinale Verdier et al., 1939, p. 291-313. 230 « Étude sur la biguine créole », p. 51-53. 231 Voir notamment un article de Jean Jamin et de Patrick Williams, « Jazzanthropologie », L’Homme [En ligne], 158-

159 | avril-septembre 2001, mis en ligne le 12 septembre 2001 : https://lhomme.revues.org/135 232 L’âge d’homme, p. 159-160

Kora Véron 96

dont nous devions cependant pressentir l’inanité, abandon à la joie animale de subir l’influence du rythme

moderne, aspiration sous-jacente à une vie neuve où une plus large place serait faite à toutes les candeurs

sauvages dont le désir, bien que tout à fait informe nous ravageait. Première manifestation des nègres,

mythe des édens de couleur qui devait me mener jusqu’en Afrique et, par-delà l’Afrique, jusqu’à

l’ethnographie. »

On peut relever ici les éléments qui constituent ce qu’Apollinaire avait nommé : « Mélanophillie ou

mélanomanie233 » et qui permettent d’expliquer la dénonciation de Césaire, qui ne consent pas être un

bon sauvage érotique.

— Ce refus de l’exotisme est d’autant plus virulent, qu’il est associé à la remémoration tragique de

l’esclavage : et mon labour me remémore d’une implacable étrave.

L’esclavage se manifeste tout d’abord par l’obsession du bateau négrier, déjà présent implicitement dans

la description du lit de la « grand-mère ». Elle est soulignée des effets de répétitions et le jeu des antithèses

(elles sont vs ne sont pas). Cette mémoire lagunaire (Dans ma mémoire sont des lagunes) signale à la fois

l’horreur de la traversée atlantique et une aporie originelle : comment naître psychiquement quand la

mémoire est entourée de sang, quand l’origine est un pays natal mortifère ?

Le ton devient ironique quand le poète reprend, dans une parodie de discours direct, les assertions des

maîtres, et évoque la volupté des rigoises.

Soleil, Ange Soleil, Ange frisé du Soleil.

Pour un bond par delà la nage verdâtre et douce des eaux de l’abjection !

Mais je me suis adressé au mauvais sorcier. Sur cette terre exorcisée, larguée à la dérive de sa précieuse

intention maléfique, cette voix qui crie, lentement enrouée, vainement, vainement enrouée, et il n’y a que les

fientes accumulées de nos mensonges – et qui ne répondent pas !

Quelle folie le merveilleux entrechat par moi rêvé au dessus de la bassesse !

Parbleu les Blancs sont de grands guerriers

233 Guillaume Apollinaire, « La vie anecdodique …Mélanophilie ou mélanomanie », Mercure de France, 1917, t. 120,

n° 451, p. 559-561.

Kora Véron 97

hosannah pour le maître et pour le châtre-nègre !

Victoire ! Victoire, vous dis-je : les vaincus sont contents !

Joyeuses puanteurs et chants de boue !

Par une inattendue et bienfaisante révolution intérieure, j’honore maintenant mes laideurs repoussantes.

— Après une adresse à l’ange Soleil, frisé comme lui, en contraste avec les néons des clubs de jazz ou des

bals nègres (Mon bon ange broute du néon), et une tentative de dépasser l’enfermement lagunaire (Pour

un bond par delà la nage verdâtre et douce des eaux de l’abjection !), le doute s’installe à nouveau : le

poète aurait invoqué le mauvais sorcier. Sa voix, à nouveau, est impuissante puisqu’elle ne s’adresse

qu’aux fientes accumulées de nos mensonges – et qui ne répondent pas.

Cette partie du texte s’achève donc sur la victoire du maître blanc qui a su noyer les révoltes dans le rhum

(voir dans la passage précédent : et mitraille de barils de rhum génialement arrosant / nos révoltes

ignobles). Ironiquement les vaincus se déclarent contents, contents d’être impuissants, (châtre-nègre),

alors que le merveilleux entrechat a abouti à une impasse.

Malgré ce nouvel échec apparent, et sans transition, la strophe suivante affirme au contraire un

changement radical, celui d’une inattendue et bienfaisante révolution intérieure.

— j’honore maintenant mes laideurs repoussantes (en écho à la laideur pahouine) est une assertion

performative et programmatique qui sera développée dans la suite du texte. Le bon au dessus de

l’abjection étant un échec, il faut explorer cette abjection, et même la revendiquer en lui assignant une

valeur positive. C’est le sens de la « négritude » qui transfigure l’insulte en éloge.

À la Saint-Jean-Baptiste, dès que tombent les premières ombres sur le bourg du Gros-Morne, des centaines

de maquignons se réunissent dans la rue « DE PROFUNDIS », dont le nom a du moins la franchise d’avertir d’une

ruée des bas-fonds de la Mort. Et c’est de la Mort véritablement, de ses mille mesquines formes locales (fringales

inassouvies d’herbe de Para 234 et rond asservissement des distilleries) que surgit vers la grand’vie déclose

l’étonnante cavalerie des rosses impétueuses. Et quels galops ! quels hennissements ! quelles sincères urines !

quelles fientes mirobolantes ! « un beau cheval difficile au montoir235 ! » — « Une altière jument sensible à la

molette ! » — « Un intrépide poulain vaillamment jointé ! »

234 Plante fourragère. 235 Grosse pierre, billot de bois qui permettait au cavalier de monter plus aisément à cheval.

Kora Véron 98

Et le malin compère dont le gilet se barre d’une fière chaîne de montre, refile au lieu de pleines mamelles,

d’ardeurs juvéniles, de rotondités authentiques, ou les boursouflures régulières de guêpes complaisantes, ou les

obscènes morsures du gingembre, ou la bienfaisante circulation d’un décalitre d’eau sucrée.

— Le passage marque un retour à la Martinique profonde et mortifère (DE PROFUNDIS), dans la

campagne agricole du Gros-Morne (dont le toponyme signale déjà la boursouflure). Le poète se fait à

nouveau le témoin des mœurs martiniquaises, dans un passage qui rappelle beaucoup le style de la

description des fausses réjouissances de Noël. Ici, les vendeurs de chevaux sont des tricheurs, prêts à tout

pour faire passer leurs rosses pour des bêtes vigoureuses. Ils offrent un spectacle décrit par le poète-

témoin avec une ironie hyperbolique : Et quels galops ! quels hennissements ! quelles sincères urines !

quelles fientes mirobolantes ! Le discours mensonger des maquignons est présenté au discours direct : «

un beau cheval difficile au montoir ! » — « Une altière jument sensible à la molette ! » — « Un intrépide

poulain vaillamment jointé ! ». Ce discours est conforme à leurs pratiques puisque le malin compère, qui a

une valeur collective, obtient des apparences trompeuses (pleines mamelles ; ardeurs juvéniles ;

rotondités authentiques), par des pratiques frauduleuses dénoncées également sur un rythme ternaire :

ou les boursouflures régulières de guêpes complaisantes, ou les obscènes morsures du gingembre, ou la

bienfaisante circulation d’un décalitre d’eau sucrée.

— Cette étude de mœurs pourrait être amusante si elle n’évoquait pas, implicitement, le marché aux

esclaves, où il s’agissait également de faire la promotion du nègre-étalon, de la négresse soumise, ou du

jeune esclave vigoureux.

— Le terme boursouflures, celles des piqûres de guêpes destinées à assurer une apparence plus charnue

au cheval, fait le lien avec la deuxième étape : je refuse de me donner mes boursouflures comme

d’authentiques gloires. Quelles sont ces boursouflures ? C’est ce qu’explicite le passage suivant.

Je refuse de me donner mes boursouflures comme d’authentiques gloires.

Et je ris de mes anciennes imaginations puériles.

Non, nous n’avons jamais été amazones du roi du Dahomey236, ni princes de Ghana237 avec huit cents

236 Le Royaume de Dahomey ou Royaume du Danhomè en langue fon est un ancien royaume africain situé dans le

sud-ouest de l'actuel Bénin entre le XVIIe siècle et la fin du XIXe siècle. Le Danhomè se développe sur le plateau

d'Abomey au début des années 1600 et devient une puissance régionale au XVIIe siècle en conquérant des villes clés

Kora Véron 99

chameaux, ni docteurs à Tombouctou238 Askia le Grand239 étant roi, ni architectes de Djenné240, ni Mahdis241, ni

sur la côte Atlantique, en particulier le port de Ouidah. Pendant la majeure partie des XVIIIe et XIXe siècles, le

royaume du Danhomè […] devient un lieu majeur de la traite des esclaves atlantique, fournissant peut-être jusqu'à

20 % des esclaves en Europe et en Amérique. En 1894, le royaume est intégré à l'Afrique-Occidentale française

comme colonie du Dahomey. Le pays devient indépendant en 1960 en tant que République du Dahomey, avant de

devenir République populaire du Bénin en 1975, puis République du Bénin en 1990. (Wikipédia)

Notons que le roi Behanzin, qui avait résisté à la colonisation française, fut exilé à la Martinique, en 1894, après sa

reddition, avec ses quatre épouses, ses enfants et sa suite. Son fils Ouanilo fréquentera le lycée de Saint-Pierre. 237 L'empire du Ghana, qui a existé de 300 environ à 1240, fut le premier des trois grands empires marquant la

période impériale ouest-africaine. Il connut son apogée au Xe siècle, et s'étendait alors dans une région qui

englobait une partie des actuels Mauritanie et Mali. (Wikipédia)

« D'après Ibn Hawqal, qui visita l'empire du Ghana en 977 après J.C., le roi du Ghana était le plus riche du monde

grâce à son or. Le roi était si riche que chacun de ses chevaux portait des habits d'or pesant 15 kg, comme le

rapportait El-Idrisi en 1154 après J.C.. Mahmud Kati écrivait dans son livre " Tarikh assudan " en 1519 que le roi

avait des milliers de chevaux qui ne dormaient que sur des tapis, attachés par des cordes en soie. Chaque cheval

avait trois intendants personnels et était surveillé comme s'il était lui-même roi. On disait également que le roi

pouvait inviter des dizaines de milliers de convives lors de dîners publics. » http://www.soninkara.com/histoire-

geographie/histoire/histoire-de-lempire-du-wagadu.html 238 Ville du nord du Mali actuel. « Dotée de la prestigieuse université coranique de Sankoré et d'autres medersa,

Tombouctou était aux XVe et XVIe siècles une capitale intellectuelle et spirituelle et un centre de propagation de

l'islam en Afrique. Ses trois grandes mosquées (Djingareyber, Sankoré et Sidi Yahia) témoignent de son âge d'or. »

http://whc.unesco.org/fr/list/119/

« Tombouctou est prise par Sonni Ali Ber, l'empereur songhaï, en 1458. La ville construit sa prospérité sur les

échanges commerciaux, dont l'esclavage, entre la zone soudanaise du Sahel africain et le Maghreb. Elle connaît son

apogée au XVIe siècle, jusqu'à la chute en 1590 de l'Empire songhaï, la ville passe alors sous domination saadienne

de Marrakech. […] Sa richesse décline lorsque les Européens ouvrent la voie maritime pour le commerce entre

l'Afrique du Nord et l'Afrique noire. […] En 1760, les Touaregs chassent les derniers Marocains de la ville. »

(Wikipédia) 239 Mohammed Touré, dit Askia Mohammed, fonda la dynastie des Askia qui régna sur l’empire des Songhaï, à partir

de 1493. 240 « Djenné, chef lieu du Cercle du même nom, située à 130 km au sud-ouest de Mopti (la capitale régionale) et à

environ 570 km au nord-est de Bamako (la capitale nationale), est l’une des villes les plus anciennes d’Afrique

subsaharienne.

Le bien culturel dénommé « Villes anciennes de Djenné » est un bien en série composé de quatre sites

archéologiques Djenné Djeno, Hambarkétolo, Kaniana et Tonomba, et du tissu ancien de la ville actuelle de Djenné

couvrant une superficie de 48,5 ha et divisé en dix quartiers. Le bien est un ensemble qui a longtemps symbolisé la

Kora Véron 100

guerriers. Nous ne nous sentons pas sous l’aisselle la démangeaison de ceux qui tinrent jadis la lance. Et puisque

j’ai juré de ne rien celer de notre histoire, (moi qui n’admire rien tant que le mouton broutant son ombre d’après-

midi), je veux avouer que nous fûmes de tout temps d’assez piètres laveurs de vaisselle, des cireurs de chaussures

sans envergure, mettons les choses au mieux, d’assez consciencieux sorciers, et le seul indiscutable record que nous

ayons battu est celui d’endurance à la chicotte242…

— Il convient d’éviter un écueil, celui d’une négritude faussement glorieuse. Le poète revient donc sur

l’homogénéité du « monde noir » qu’il s’était approprié auparavant (ce qui est à moi), pour souligner la

différence entre les Africains, qui peuvent s’enorgueillir d’un glorieux passé ; et les Antillais, ou les Noirs-

Américains, dont l’histoire naît au moment de la traite négrière.

En effet, le poète doit renoncer à se prévaloir d’une négritude castée (Et je ris de mes anciennes

imaginations puériles), comme a pu l’être celle de Senghor, qui héritait d’aristocratiques traditions

sérères. Par ailleurs, les liens des Antillais avec les héros de l’histoire africaine sont ambigus, puisque la

traite négrière n’aurait pas été possible si les élites africaines n’avaient pas vendu de captifs aux Blancs243.

— En opposition aux boursouflures, le poète énumère, avec un humour grinçant, les fonctions

subsidiaires réservées aux Noirs dans le Nouveau monde, et occupées avec un talent ascendant, de laveurs

de vaisselle à endurance à la chicotte.

ville africaine par excellence. Il est aussi particulièrement représentatif de l’architecture islamique en Afrique

subsaharienne.

Le bien est caractérisé par un usage intensif et remarquable de la terre particulièrement dans son architecture. La

mosquée exceptionnelle, de grande valeur monumentale et religieuse, en est un exemple éloquent. La ville est

célèbre pour ses constructions civiles dont le style est marqué par la hauteur et les contreforts, ainsi que pour ses

maisons monumentales, d’un style élégant et aux façades soigneusement composées.

Des fouilles effectuées en 1977, 1981, 1996 et 1997, ont révélé une passionnante page de l’histoire de l’humanité

remontant au 3ème siècle avant Jésus Christ. Elles ont mis au jour un ensemble archéologique qui témoigne d’une

structure urbaine préislamique riche de ses constructions circulaires ou rectangulaires en djenné ferey, etde

nombreux vestiges archéologiques (jarres funéraires, poteries, meules, scories de métal, etc.). »

http://whc.unesco.org/fr/list/116/ 241 « El Mahdi (arabe : mahdīy, مهھديي, « personne guidée (par Dieu) » (Wikipédia) 242 Fouet à lanières nouées. 243 Sur les conditions de la traite, ou plutôt des traites des esclaves, l’ouvrage de référence est : Les traites négrières.

Essai d’histoire globale. Gallimard, (« Bibliothèque des Histoires »), 2004, d’Olivier Pétré-Grenouilleau.

Kora Véron 101

Et ce pays cria pendant des siècles que nous sommes des bêtes brutes ; que les pulsations de l’humanité

s’arrêtent aux portes de la négrerie ; que nous sommes un fumier ambulant hideusement prometteur de cannes

tendres et de coton soyeux et l’on nous marquait au fer rouge et nous dormions dans nos excréments et l’on nous

vendait sur les places et l’aune de drap anglais et la viande salée d’Irlande coûtaient moins cher que nous, et ce pays

était calme, tranquille, disant que l’esprit de Dieu était dans ses actes.]]

— L’ironie se transforme en colère et le poète recourt une nouvelle fois à un procédé dialogique, en

faisant entendre ce que disent, ou pensent, les promoteurs de l’esclavage : le dénigrement des Nègres

autorisant à exploiter avantageusement leur force de travail dans des conditions terrifiantes, avec

l’approbation du pouvoir politique (ce pays était calme, tranquille) et de l’Église (disant que l’esprit de

Dieu était dans ses actes).

[[[Le négrier ! proclame mon sûr et ténébreux instinct

les voiles de noirs nuages, la polymature de forêts sombres et des dures magnificences des Calebars, insigne

souvenir à la proue blanchoyant – ce squelette.]]]244

[Nous vomissure de négrier

Nous vénerie des Calebars245

quoi ? Se boucher les oreilles ?

Nous, soûlés à crever de roulis, de risées, de brume humée !

Pardon tourbillon partenaire !]

[[J’entends de la cale monter les malédictions enchaînées, les hoquètements des mourants, le bruit d’un qu’on jette

à la mer… les abois d’une femme en gésine… des raclements d’ongles cherchant des gorges… des ricanements de

fouet… des farfouillis de vermine parmi des lassitudes…

— Cette strophe constitue un des très rares exemples de modification du Cahier de 1939. Notons que le

poète s’exprime indifféremment à la première personne du singulier (texte de 1939 : mon sûr et

244 Repris chez Brentano’s et Bordas, et pas chez Présence africaine où il est remplacé par la strophe suivante. 245 « Calabar est la capitale et principale ville de l'État de Cross River, au sud est du Nigeria. La ville, qui existe depuis

plus de 2000 ans, est découverte par les navigateurs européens dès le XVe siècle. […] Par son port ont transité

environ 30 % des 2 500 000 d'esclaves partis d'Afrique pour le nouveau monde entre le XVIIe siècle et XIXe siècle. »

(Wikipédia)

Kora Véron 102

ténébreux instinct) et du pluriel (1956 : Nous vomissure de négrier).

— En 1832, paraît un roman en quatre volumes, d’Édouard Corbière, Le Négrier, aventures de mer246. Il se

présente comme le journal de bord d’un corsaire, Léonard, devenu capitaine d’un navire commerçant

entre les côtes africaines et la Martinique, en dépit de l’interdiction de la traite. Sa deuxième cargaison

d’esclave vient du « Vieux-Calebar ». Sur le chemin du retour, en raison d’une absence de vent, les vivres

et l’eau manquent, les esclaves tombent malades et l’équipage en tue une partie pour la jeter à la mer.

— L’hallucination auditive : se boucher les oreilles ? ; j’entends … développe le thème de l’implacable

étrave présent dans plusieurs autres poèmes de Césaire. Par exemple :

* « En rupture de mer morte »247

Tu les connais, mon cœur, doucement délirants.

À fond de cale leurs croupissements musiquent de puanteurs moribondes et les hérauts du vent pluvieux

montent, moissonnant lentement l’office d’un soleil pâle. Parfois une surgie allume dans la fumigation

béate la fleur d’un pur sanglot, mais l’instant d’une lueur, la florale poussée dans la cendre, débile et nulle,

s’affaisse... […]

* « Ferrements »248

le périple ligote emporte tous les chemins

seule la brume garde ses bras ramène au port en palanquin

et toi c’est une vague qui à mes pieds t’apporte

ce bateau-là au fait dans le demi-jour d’un demi-sommeil

toujours je le connus

tiens-moi bien fort aux épaules aux reins

esclaves

246 Édouard Corbière, Le Négrier, aventure de mer. 247 Publié dans Tropiques, n° 3, octobre 1941, p. 74-76 : Les Écrits, p. 47. 248 Les Lettres nouvelles, n° 27, mai 1955, p. 643 : Les Écrits, p. 250.

Kora Véron 103

c’est son hennissement tiède l’écume

l’eau des criques boueuses et cette douleur puis rien

où nous deux dans le flanc de la nuit gluante aujourd’hui comme jadis

esclaves arrimés de cœurs lourds

tout de même ma chère tout de même nous cinglons

à peine un peu moins écœurés aux tangages

— Dans un entretien, déjà cité, de 1961, Césaire dira :

Le déracinement de mon peuple, je le ressens profondément [...]. C’est un phénomène psychologique que

je n’ai jamais oublié, que j’éprouve jusqu’à la nausée ; j’entends encore au plus profond de ma sensibilité,

comme un écho du clapotis du ballottement que percevaient les esclaves dans les cales des négriers249.

Rien ne put nous insurger jamais vers quelque noble aventure désespérée.

Ainsi soit-il. Ainsi soit-il.

Je ne suis d’aucune nationalité prévue par les chancelleries

Je défie le craniomètre250. Homo sum etc.

Et qu’ils servent et trahissent et meurent

Ainsi soit-il. Ainsi soit-il. C’était écrit dans la forme de leur bassin.

— Ces strophes constituent une réfutation dialogique, du point de vue esclavagiste qui repose sur une

pseudo-fatalité de l’esclavage, justifiée par l’Église (reprise de Ainsi soit-il), et par les partisans de

l’anthropologie physique qui, sur le modèle de la taxinomie naturalistes du XVIIIe siècle, classifiaient les

« races » en fonctions des résultats de mesures en tout genre : craniométrie, céphalométrie,

anthropométrie, phrénologie… Ces observations et ces mesures ont permis d’opérer une hiérarchisation

des « races », comme s’en fait écho l’ouvrage d’Arthur de Gobineau, Essai sur l'inégalité des races

humaines, paru pour la première fois en 1853.

— La raciologie, fondée sur un déterminisme biologique, est ici contestée par le poète : Je défie le

249 Les Écrits, p. 337. 250 La craniologie, qui reposait sur la craniométrie, se proposait de déterminer les caractères morphologiques et les

dispositions morales ou intellectuelle d'un individu à partir de la configuration de son crâne.

Kora Véron 104

craniomètre. Homo sum etc. La citation tronquée de Térence (Homo sum ; humani nihil a me alienum

puto), est doublement provocatrice. Elle réfute l’idée selon laquelle un Nègre serait un objet dont on peut

faire commerce, ou un être proche de l’animal ; et elle affirme sa capacité « humaniste » à connaître le

latin. La conception universelle de la négritude avait déjà été affirmée dans un passage précédent : Je serai

/ un homme-juif / un homme-cafre / un homme-hindou-de-Calcutta […]. Elle sera reprise plus loin.

— Le vers : Je ne suis d’aucune nationalité prévue par les chancelleries, est une nouvelle affirmation de la

liberté du poète qui ne se reconnaît pas dans la nationalité qu’on lui assigne, ni dans aucune autre. En

effet, du côté africain de l’Atlantique, comme du côté américain, les puissances coloniales se sont

emparées illégitimement de territoires dont ils ont recomposé les frontières ; la traite négrière ayant

achevé de brouiller violemment et définitivement les pistes.

Et moi, et moi,

moi qui chantais le poing dur

Il faut savoir jusqu’où je poussai la lâcheté.

Un soir dans un tramway en face de moi, un nègre.

C’était un nègre grand comme un pongo251 qui essayait de se faire tout petit sur un banc de tramway. Il

essayait d’abandonner sur ce banc crasseux de tramway ses jambes gigantesques et ses mains tremblantes de boxeur

affamé.

Et tout l’avait laissé, le laissait. Son nez qui semblait une péninsule en dérade et sa négritude même qui se

décolorait sous l’action d’une inlassable mégie252. Et le mégissier était là Misère. Un gros oreillard subit dont les

coups de griffes sur ce visage s’étaient cicatrisés en îlots scabieux253. Ou plutôt, c’était un ouvrier infatigable, la

Misère travaillant à quelque cartouche254 hideux255. On voyait très bien comment le pouce industrieux et malveillant

avait modelé le front en bosse, percé le nez de deux tunnels parallèles et inquiétants, allongé la démesure de la

lippe256, et par un chef-d’œuvre caricatural, raboté, poli, verni la plus minuscule mignonne petite oreille de la

création.

251 Grand singe d'Afrique, chimpanzé ou gorille. Nom scientifique de l'orang-outang. Sous-espèce de l'orang-outang. 252 Ou « mégissage » : le fait de tanner (une peau) au moyen d'un bain spécial, afin d'obtenir un cuir très souple. 253 Qui a rapport à la gale; qui a les caractères de la gale. 254 Ornement en forme de carte aux bords enroulés dont le champ porte des armoiries, une inscription.

Encadrement elliptique portant les noms et les attributs des souverains ou des divinités égyptiennes. 255 Orthographe rectifiée : il ne peut s’agir ici que d’ « un cartouche », et non d’ « une cartouche ». 256 Lèvre (inférieure) épaisse et proéminente.

Kora Véron 105

C’était un nègre dégingandé257 sans rythme ni mesure.

[[Un nègre à la voix embrumée d’alcool et de misère]]

Un nègre dont les yeux roulaient une lassitude sanguinolente.

Un nègre sans pudeur et ses orteils ricanaient de façon assez puante au fond de la tanière entrebâillée de ses

souliers.

La misère, on ne pouvait pas dire, s’était donné un mal fou pour l’achever.

Elle avait creusé l’orbite, l’avait fardé d’un fard de poussière et de chassie258 mêlées.

Elle avait tendu l’espace vide entre l’accrochement solide des mâchoires et les pommettes d’une vieille joue

décatie. Elle avait planté dessus les petits pieux luisants d’une barbe de plusieurs jours. Elle avait affolé le cœur,

voûté le dos [[, recroquevillé les doigts]].

Et l’ensemble faisait parfaitement un nègre hideux, un nègre grognon, un nègre mélancolique, un nègre

affalé, ses mains réunies en prière sur un bâton noueux. Un nègre enseveli dans une vieille veste élimée. Un nègre

comique et laid et des femmes derrière moi ricanaient en le regardant.

[[Moi je me tournai, mes yeux proclamant que je n’avais rien de commun avec ce singe.]]

Il était COMIQUE ET LAID,

COMIQUE ET LAID pour sûr.

J’arborai un grand sourire complice…

Ma lâcheté retrouvée !

Je salue les trois siècles qui soutiennent mes droits civiques et mon sang minimisé.

Mon héroïsme, quelle farce !

Cette ville est à ma taille.

Et mon âme est couchée. Comme cette ville dans la crasse et dans la boue couchée.

Cette ville, ma face de boue.

[[[L’eau du baptême sur mon front se sèche.]]]

Je réclame pour ma face la louange éclatant du crachat !…

Alors, nous étant tels, à nous l’élan viril, le genou vainqueur, les plaines à grosses mottes de l’avenir !

Tiens, je préfère avouer que j’ai généreusement déliré, mon cœur dans ma cervelle ainsi qu’un genou ivre.

— Le Nègre comique et laid est une référence affichée à « L’albatros » de Baudelaire : oiseau aussi

majestueux dans l’azur que ridicule une fois capturé par les marins. On a ici un nouvel exemple de

l’humour décalé de Césaire, alba signifiant « blanc ». En outre, faire de ce Nègre un albatros, c’est tisser un

lien le navire de Baudelaire et le bateau négrier, décliné ici en tramway.

257 Se laissant aller maladroitement, notamment en raison de sa grande taille étirée, manquant de tenue. 258 Humeur onctueuse et jaunâtre sécrétée sur le bord des paupières.

Kora Véron 106

— Césaire avait confié à Ngal que ce personnage lui a été inspiré par un Guadeloupéen, nommé Hannah

Charley, à l’apparence étrange (Un homme très bizarre, moitié cinglé), qui hantait le Quartier Latin.

Césaire ajoutait : Le tableau ne se rapporte pas exclusivement à lui, j’ai dû mêler d’autres personnages259.

— Le thème de la lâcheté et du remords avait été abordé dans la première partie du Cahier :

(l’essoufflement des lâchetés insuffisantes, l’enthousiasme sans ahan aux poussis surnuméraires ; ou mais

est-ce qu’on tue le Remords, beau comme la face de stupeur d’une dame anglaise qui trouverait dans sa

soupière un crâne de Hottentot ? ) Il est repris ici avec insistance, comme aveu d’un mea culpa : Et moi, et

moi, / moi ; Ma lâcheté retrouvée !

Le poète reconnaît qu’il a été traître à sa propre cause puisqu’il s’est acoquiné, dans un tramway, avec des

femmes qui ricanaient, en se moquant d’un Nègre épuisé et misérable : J’arborai un grand sourire

complice. Dans les éditions de 1947, le poète renforçait l’étendue de son crime en ajoutant un vers,

supprimé en 1956 : [[Moi je me tournai, mes yeux proclamant que je n’avais rien de commun avec ce

singe.]]

— La révélation de la lâcheté, de la servilité au regard de l’autre porté sur ce Nègre, est marquée par le

changement de casse, à valeur exclamative, et la répétition de la citation du poème de Baudelaire. Comme

si, en même temps que le poète se montrait complice des femmes moqueuses, il prenait conscience de sa

propre aliénation :

Un nègre comique et laid et des femmes derrière moi ricanaient en le regardant.

Il était COMIQUE ET LAID,

COMIQUE ET LAID pour sûr.

Il s’agit même d’un double crime, puisqu’il a renié également la poésie. L’albatros de Baudelaire est bien

le double du poète, incompris et martyrisé par la société, comme l’explicite la dernière strophe du poème.

— La laideur du Nègre aurait dû susciter la pitié plutôt que le rire, puisqu’elle est résulte de ses conditions

d’existence. C’est bien la Misère, personnifiée en artiste, qui travaille avec une cruelle insistance à quelque

cartouche hideux.

— L’analogie entre le poète et son pays natal est une fois de plus soulignée : Cette ville est à ma taille. / 259 Ngal, p. 229.

Kora Véron 107

Et mon âme est couchée. Comme cette ville dans la crasse et dans la boue couchée. / Cette ville, ma face

de boue qui rappelle : les Antilles dynamitées d’alcool, échouées dans la boue de cette baie et je dirais à

ce pays dont le limon entre dans la composition de ma chair. Le limon formant une sorte de boue. La

laideur du Nègre est la laideur du pays natal et celle du poète. C’est donc bien la transmutation de la

laideur en beauté qu’il convient d’obtenir. Mais sans les artifices fallacieux des générosités emphatiques.

des boursouflures ou des généreux délires (je préfère avouer que j’ai généreusement déliré).

— [[[L’eau du baptême sur mon front se sèche.]]] / Je réclame pour ma face la louange éclatante du

crachat !…

Le premier vers ayant été supprimé pour l’édition de 1956, la référence religieuse a été légèrement

gommée. Pourtant, il s’agit bien d’un poète Judas qui est ici désigné, réclamant son châtiment et son

pardon : eau du baptême vs crachat. Le crachat est nouveau baptême, signe d’une nouvelle naissance.

Le vers : Tiens, je préfère avouer que j’ai généreusement déliré pourrait être une allusion au diptyque

« Délires » de Une saison en enfer. « Alchimie du verbe » s’achève par : « Cela s'est passé. Je sais

aujourd'hui saluer la beauté. »

— Il aura donc fallu trois traverser trois nouvelles épreuves initiatiques infernales : celle des maquignons,

celle du renoncement à la négritude héroïque, et celle du Nègre comique et laid, avec l’ironique

purification du crachat pour parvenir à la révolution intérieure annoncée en amont (Par une inattendue et

bienfaisante révolution intérieure, j’honore maintenant mes laideurs repoussantes).

Mon étoile maintenant, le menfenil260 funèbre.

— Ce vers marque une rupture temporelle avec l’adverbe maintenant (qui s’oppose à : Et sur ce rêve

ancien mes cruauté cannibales, répété deux fois et qui encadrent la strophe suivante ; décliné en rêve

vieux en moi).

— Une rupture également symbolique, entre les illusions qui guidaient le poète, alors que son étoile est

devenue le menfenil funèbre : un oiseau de proie de couleur sombre (et non plus un albatros), dont

l’aspect funèbre est souligné par l’allitération en « f ». Notons le fil des oiseaux.

260 « Menfenil », ou « mansefenil », ou « malfini » : oiseau de proie des Antilles qui ressemble à un petit aigle. « Sa

graisse est utilisée pour la composition de sortilèges » écrit Césaire à Jahn, en avril 1964 (date non précisée).

Kora Véron 108

Et sur ce rêve ancien mes cruauté cannibales

Les balles [[[sont]]] dans la bouche salive épaisse

Notre cœur de quotidienne bassesse éclate

les continents rompent la frêle attache des isthmes

des terres sautent suivant la division fatale des fleuves

et le morne qui depuis des siècles retient son cri au dedans de lui-même, c’est lui qui à son tour écartèle le silence

et ce peuple vaillance rebondissante !

[[et toutes nos misères, mais niées, mais dépassées !]]

et nos membres vainement disjoints par les plus raffinés supplices, et la vie plus impétueuse jaillissant de ce fumier

— comme le corossollier261 imprévu de la décomposition des fruits du jacquier262 !

Sur ce rêve vieux en moi mes cruautés cannibales

— L’apocalypse purificatrice espérée au début du Cahier (Au bout du petit matin, sur cette plus fragile

épaisseur de terre que dépasse de façon humiliante son grandiose avenir – les volcans éclateront […]) se

produit, au présent de l’indicatif, avec une dimension planétaire (les continents ; des terres ; des fleuves).

Le morne qui était oublié, oublieux de sauter, et muet (l’incendie contenu du morne, comme un sanglot

que l’on a bâillonné au bord de son éclatement sanguinaire, en quête d’une ignition qui se dérobe et se

méconnaît ; comme la foule était passée à côté de son cri), explose enfin : c’est lui qui à son tour écartèle

le silence. L’analogie entre le morne et le peuple martiniquais est donc filée, ainsi que celle entre le pays

et le peuple auquel est attribué une vaillance rebondissante qui tranche avec son inertie et du début du

Cahier.

L’apocalypse par conséquent écartèle aussi bien le silence du morne que les corps : et nos membres

vainement disjoints par les plus raffinés supplices.

— De cette destruction, celle qui fait penser au supplice de l’écartèlement, jaillit la vie (et la vie plus 261 « corrossolier » ou « corossolier » : « Le corossolier, Annona muricata est un petit arbre de la famille des

Annonaceae, originaire du nord de l'Amérique du Sud, cultivé dans les régions tropicales pour son fruit comestible,

nommé corossol. » (Wikipédia) 262 « Le jacquier, ou jaquier, Artocarpus heterophyllus est un arbre de la famille des Moraceae, originaire d’Inde et

du Bangladesh (ou il est surnommé le « fruit du pauvre »), cultivé et introduit dans la plupart des régions tropicales,

en particulier pour ses fruits comestibles. C’est une espèce proche de l’arbre à pain, avec lequel il ne doit pas être

confondu. » (Wikipédia)

Kora Véron 109

impétueuse jaillissant de ce fumier). La métaphore du corrossolier et du jacquier s’explique facilement si

l’on sait que le corrosol est un fruit savoureux, dont on fait des jus et des sorbets, tandis que le « jacque »,

beaucoup moins raffiné et collant, a une odeur désagréable ; les deux fruits ayant une apparence assez

similaire. Éros (corrosolier) naît donc de Thanatos (décomposition des fruits du jacquier).

— Une réponse est donnée à la question rhétorique élégiaque de l’alexandrin : la splendeur de ce sang

n’éclatera-t-elle point ? qui concluait l’évocation de l’héroïsme de Toussaint Louverture. Cette réponse est

fournie par un autre alexandrin : Notre cœur de quotidienne bassesse éclate.

— Enfin, on peut noter encore une fois l’indifférenciation entre le « je » et le « nous » (en moi ; notre

cœur).

Je me cachais derrière une vanité stupide

le destin m’appelait j’étais caché derrière

et voici l’homme par terre ! Sa très fragile défense dispersée,

Ses maximes sacrées foulées aux pieds, ses déclamations pédantesques rendant du vent par chaque blessure.

Voici l’homme par terre

et son âme est comme nue

et le destin triomphe qui contemple se muer

en l’ancestral bourbier cette âme qui le défiait.

Je dis que cela est bien ainsi.

Mon dos exploitera victorieusement la chalasie263 des fibres.

Je pavoiserai de reconnaissance mon obséquiosité naturelle

Et rendra des points à mon enthousiasme le boniment galonné d’argent du postillon de la Havane, lyrique babouin

entremetteur des splendeurs de la servitude.

Je dis que cela est bien ainsi.

Je vis pour le plus plat de mon âme.

Pour le plus terne de ma chair !

— La métamorphose se poursuit : et le destin triomphe qui contemple se muer / en l’ancestral bourbier

cette âme qui le défiait. La tragédie prend donc fin. Pour cesser d’exercer son pouvoir délétère, le fatum

263 Relâchement.

Kora Véron 110

attendait simplement que le poète cessât de se cacher derrière sa vanité (Je me cachais derrière une vanité

stupide : le début du vers étant repris à la fin du suivant : je me cachais derrière).

— L’orgueil, l’emphase, la boursouflure, les déclamations pédantesques, l’hybris donc, et la lâcheté,

étaient donc bien la cause des échecs précédents. La violente adversité de l’esclavage, de la colonisation,

du racisme, peut être déjouée à partir du moment où le poète accepte, dans une parodie ironique du

discours biblique : Je dis que cela est bien ainsi (reprise du : Ainsi soit-il. Ainsi soit-il, d’un passage

précédent) son histoire et son destin superlativement dégradés (le plus plat de mon âme ; le plus terne de

ma chair).

— L’emphase du poète, qui a amplifié le passage avant la publication de 1939, n’est cependant pas tout à

fait abandonnée. Son obséquiosité naturelle est pavoisée de reconnaissance ; son nouvel enthousiasme

pour la négritude défie le boniment galonné d’argent du postillon de la Havane, lyrique babouin

entremetteur des splendeurs de la servitude. Le vœu d’humilité est par conséquent exprimé de manière

hyperbolique.

Tiède petit matin de chaleur et de peur ancestrales je tremble maintenant du commun tremblement

que notre sang docile chante dans le madrépore264.

— Le petit matin lui-même est transformé. L’acceptation du désastre négrier, des cadavres jetés à la mer,

contribue à sa tiédeur, sa douceur soulignée par l’assonance en « an » : sang, chante, dans ; et en « o » :

« notre », « docile », « madrépore ».

Et ces têtards en moi éclos de mon ascendance prodigieuse !

ceux qui n’ont inventé ni la poudre ni la boussole

ceux qui n’ont jamais su dompter la vapeur ni l’électricité

ceux qui n’ont exploré ni les mers ni le ciel

mais il savent en ses moindres recoins le pays de souffrance

ceux qui n’ont connu de voyages que de déracinements

264 Sorte de corail. Genre d'Anthozoaires des mers chaudes à polypier calcaire perforé généralement dressé et très

ramifié.

Kora Véron 111

ceux qui se sont assouplis aux agenouillements

ceux qu’on domestiqua et christianisa

ceux qu’on inocula d’abâtardissement

tam-tams de mains vides

tam-tams inanes265 de plaies sonores

tam-tams burlesques de trahison tabide266

Tiède petit matin de chaleurs et de peurs ancestrales

par-dessus bord mes richesses pérégrines267

par-dessus bord mes faussetés authentiques

Mais quel étrange orgueil tout soudain m’illumine ?]]

— Le pays natal est donc le fond sous-marin, d’où naissent des têtards, dont le sens peut être aussi

entendue comme « bébés qui tètent ». Éros naît à nouveau de Thanatos. Ou plus précisément ici, on peut

se souvenir de l’origine mythologique du corail qui viendrait de la pétrification du sang de Méduse : après

que Persée eut triomphé de la Gorgone, le sang de sa tête tranchée toucha les algues et les transforma en

corail268.

— L’ascendance ironiquement prodigieuse, mais pas seulement ironiquement, car la traite négrière fut

une chose extra-ordinaire, et difficile à concevoir, est déclinée dans les vers suivants, à partir des

anaphores : ceux ; tam-tam.

— Le poète rend alors hommage au destin pathétique des Nègres, à leurs souffrances d’autant plus

injustes qu’elles ont été commises par ceux qui ont mis au service de l’esclavage leur science et leur

morale chrétienne : poudre, boussole, vapeur, électricité, capacité à explorer le monde, Église qui fournit

le prétexte d’évangéliser les Noirs pour mieux les transplanter, les acheter, les violer (inocula

d’abâtardissement).

Par conséquent, il y a lieu de se réjouir d’être dépourvu de talents si déplorables.

265 Sans valeur, sans intérêt, vide. 266 Qui est d'une maigreur excessive, ou atteint de marasme. 267 Qui concerne l'étranger libre, lequel ne jouissait ni du droit de cité ni du droit latin. Voyageur, nomade, étranger. 268 Ovide, Les Métamorphoses, « Persée et Andromède », (4, 663-752).

Kora Véron 112

— Les richesses pérégrines (acquises à l’étranger) et les faussetés authentiques sont abandonnées pour un

retour au pays natal, une fois encore fois par la mer.

— À l’oxymore faussetés authentiques s’oppose l’étrange orgueil, celui de la révolution intérieure qui

donne accès à une démarche de vérité.

[vienne le colibri

vienne l’épervier

vienne le bris de l’horizon

vienne le cynocéphale269

vienne le lotus270 porteur du monde

vienne de dauphins une insurrection perlière brisant la coquille de la mer

vienne un plongeon d’îles

vienne la disparition des jours de chair morte dans la chaux vive des rapaces

viennent les ovaires de l’eau où le futur agite ses petites têtes

viennent les loups qui pâturent dans les orifices sauvages du corps à l’heure où à l’auberge écliptique se

rencontrent ma lune et ton soleil

[[il y a les souris qui à les ouïr s’agitent dans le vagin de ma voisine]]

il y a sous la réserve de ma luette une bauge de sangliers

[il y a mon sexe qui est un poisson en fermentation dans des berges à pollen]

il y a tes yeux qui sont sous la pierre grise du jour un conglomérat frémissant de coccinelles

il y a dans le regard du désordre cette hirondelle de menthe et de genêt qui fond pour toujours renaître dans le raz

de marée de ta lumière

(Calme et berce ô ma parole l’enfant qui ne sait pas que la carte du printemps est toujours à refaire)

269 Singe de haute taille, à tête ressemblant à celle du chien par un museau allongé tronqué à l'extrémité, des crêtes

sourcilières très développées et un front effacé, qui était très connu dans l'Antiquité et dont les Égyptiens firent un

animal sacré. 270 Plante aquatique d'Afrique et d'Asie orientale dont les racines sont fixées dans la vase et dont les fleurs, grandes,

aux nombreux pétales de couleur rose, blanche ou violacée, s'épanouissent au dessus de l'eau. Lotus désigne

différentes espèces de la famille des Nymphéacées.

Dans la mythologie égyptienne hermopolitaine, le dieu solaire émerge d’une fleur de lotus : Conférences de

Christiane Zivie-Coche, École pratique des hautes études, Section des sciences religieuses, tome 114, 2005-2005. p.

127-137.

Kora Véron 113

les herbes balanceront pour le bétail vaisseau doux de l’espoir

le long geste d’alcool de la houle

les étoiles du chaton de leur bague jamais vue

couperont les tuyaux de l’orgue de verre du soir

puis répandront sur l’extrémité riche de ma fatigue

des zinnias271

des coryanthes272

et toi veuille astre de ton lumineux fondement tirer lémurien273 du sperme insondable de l’homme

la forme non osée

que le ventre tremblant de la femme porte tel un minerai !]

— Ce passage a été ajouté dans l’édition Brentano’s de 1947, mais il figurait alors juste après l’évocation

de Toussaint Louverture. Cette précision importe pour éviter des interprétations intempestives.

— Deux vers explicitement sexuels, dont un : il y a mon sexe qui est un poisson en fermentation dans des

berges à pollen, avait été ajouté seulement pour l’édition Bordas, ont été supprimés dans les éditions

suivantes.

— Le texte est construit d’abord sur une invocation destinée à faire advenir un monde nouveau par la

parole (anaphores de : vienne, viennent). Les images sont liées à la fécondité de la nature.

— La dernière occurrence : viennent les loups qui pâturent dans les orifices sauvages du corps à l’heure

où à l’auberge écliptique se rencontrent ma lune et ton soleil, introduit une évocation sexuelle à la

271 Plante originaire d'Amérique, de la famille des Composées, caractérisée par une tige épaisse et raide, par des

feuilles opposées et entières, par des fleurs en capitules solitaires, aux coloris variés et éclatants, et qui est cultivée

pour l'ornementation. 272« Coryanthes est un genre d'orchidées épiphytes tropicales. Ce genre est nommé d'après ses fleurs en forme de

casque, son nom vient du grec korys (casque) et anthos (fleur).

Les Coryanthes sont pollinisées uniquement par des abeilles mâles qui sont attirées par le fort parfum du fluide que

sécrète la fleur, et qui est contenu dans la lèvre qui a la forme d'un seau. »

http://www.unamourdorchidee.com/fiches/fiche_coryanthes.html 273 Le lémure est le spectre d'un mort qui, la nuit, tourmente les vivants. Le nom « lémurien » : sous-ordre des

Mammifères primates qui vivent dans les arbres et offrent de nombreuses ressemblances avec les singes. Le CNRLT

précise : « Att. ds Ac. 1878 et 1932. Étymol . e t His t . 1804 (A. G. Desmarest ds Nouv. dict. d'hist. nat., XXIV, 9).

Du lat. sc. lemur, nom donné par Linné au maki (parce qu'il sort la nuit comme un lémure); suff. -ien. »

Kora Véron 114

première personne. L’heure du loup (des loups), au moment où la lune commence à briller, alors que le

soleil n’a pas encore tout à fait disparu, est celle de l’amour où les corps se mêlent (se rencontrent ma

lune et ton soleil). L’accouplement prend une dimension cosmique, au symbolisme original car la lune est

traditionnellement associée à la femme et le soleil à l’homme, comme dans les théories de Frobenius et

comme en témoigne d’ailleurs un vers du passage suivant : la féminité de la lune. L’amour physique opère

une fusion transgressant les genres.

— En créole faire l’amour se dit familièrement « Koké » (« croquer »), plus ou moins sauvagement, ce qui

peut expliquer l’emploi du verbe « pâturer ».

— La strophe se termine par une prière à la fécondité de la femme : et toi veuille astre de ton lumineux

fondement tirer lémurien du sperme insondable de l’homme / la forme non osée / que le ventre tremblant

de la femme porte tel un minerai !

— D’un point de vue biographique, il pourrait s’agir d’un hommage amoureux à Suzanne Césaire, la

femme du poète, aux yeux verts pailletés d’or : de menthe et de genêt.

En outre, le couple Césaire, qui traverse une crise sentimentale pendant la guerre274, a eu quatre enfants

dans la période correspondant à l’écriture du Cahier, enfants : Jacques (1938), Jean-Paul (1939), Francis

(1941) et Ina (1942). Si l’on considère que cet ajout a été rédigé en 1941 ou 1942, les images de maternité

et le vers : Calme et berce ô ma parole l’enfant qui ne sait pas que la carte du printemps est toujours à

refaire, peuvent avoir une origine biographique.

Plus généralement, il s’agit d’un hymne à la beauté de l’amour charnel, à la fécondité, en harmonie avec la

nature et le cosmos ; et à l’espoir. On comprend donc que cet ajout a été placé finalement entre deux

passages qui évoquent ceux qui, comme illustration possiblement personnelle d’une généralité fondée sur

les théories de Frobenius que nous allons examiner un peu plus loin.

[[ô lumière amicale

ô fraîche source de la lumière

274 Je me permets de renvoyer à mon article : « Haïti à la croisée des chemins : une correspondance entre Aimé

Césaire et Henri Seyrig », paru en anglais dans la revue Comparative Literature Studies, volume 50, n° 3, août 2013,

p. 430-444, disponible en français sur mon blog : koraveron.wordpress.com.

Kora Véron 115

ceux qui n’ont inventé ni la poudre ni la boussole

ceux qui n’ont jamais su dompter la vapeur ni l’électricité

ceux qui n’ont exploré ni les mers ni le ciel

mais ceux sans qui la terre ne serait pas la terre

gibbosité275 d’autant plus bienfaisant que la terre déserte

davantage la terre

silo où se préserve et mûrit ce que la terre a de plus terre

ma négritude n’est pas une pierre, sa surdité ruée contre la clameur du jour

ma négritude n’est pas une taie d’eau morte sur l’œil mort de la terre

ma négritude n’est ni une tour ni une cathédrale

elle plonge dans la chair rouge du sol

elle plonge dans la chair ardente du ciel

elle troue l’accablement opaque de sa droite patience.

Eia276 pour le kaïlcédrat277 royal !

Eia pour ceux qui n’ont jamais rien inventé

pour ceux qui n’ont jamais rien exploré

pour ceux qui n’ont jamais rien dompté

mais ils s’abandonnent, saisis, à l’essence de toute chose

ignorants des surfaces mais saisis par le mouvement de toute chose

insoucieux de dompter, mais jouant le jeu du monde

véritablement les fils aînés du monde

poreux à tous les souffles du monde

aire fraternelle de tous les souffles du monde

lit sans drain de toutes les eaux du monde

étincelle du feu sacré du monde

chair de la chair du monde palpitant du mouvement même du monde !

Tiède petit matin de vertus ancestrales

Sang ! Sang ! tout notre sang ému par le cœur mâle du soleil

275 Difformité causée par une déviation de l'épine dorsale ou une saillie anormale de la cage thoracique, provoquant

une bosse. Bosse, excroissance sur les organes d'un végétal. Ce qui fait saillie; déformation en relief. 276 Interjection empruntée au théâtre grec (εἶα). On la trouve, par exemple dans La Paix, d’Aristophane. 277 Ou « caïlcédrat ». Grand arbre de la savane africaine, de la famille des Méliacées. Symbole de force.

Kora Véron 116

ceux qui savent la féminité de la lune au corps d’huile

l’exaltation réconciliée de l’antilope et de l’étoile

ceux dont la survie chemine en la germination de l’herbe !

Eia parfait cercle du monde et close concordance !

Écoutez le monde blanc

horriblement las de son effort immense

ses articulations rebelles craquer sous les étoiles dures

ses raideurs d’acier bleu transperçant la chair mystique

écoute ses victoires proditoires278 trompeter ses défaites

écoute aux alibis grandioses son piètre trébuchement

Pitié pour nos vainqueurs omniscients et naïfs !

Eia pour ceux qui n’ont jamais rien inventé

pour ceux qui n’ont jamais rien exploré

pour ceux qui n’ont jamais rien dompté

Eia pour la joie

Eia pour l’amour

— Dans l’un des plus célèbres passages du Cahier, Césaire définit sa conception de la négritude. Il reprend

les caractéristiques de Ceux qui n’ont invité ni la poudre ni la boussole […] pour y ajouter des valeurs

positives. Les Noirs, restés à l’écart de la science et de la technique occidentales, ont préservé des qualités

d’humanité, de patience, de vitalité et d’émotion. Contrairement au des maîtres de la science du monde

blanc, celui des vainqueurs omniscients et naïfs, ils vivent en harmonie avec la nature et le cosmos.

— Cette conception s’appuie à l’évidence sur les idées aujourd’hui contestée de Frobenius, un

archéologue et ethnologue allemand qui a exercé sur Césaire (et sur Senghor) une

fascination considérable. Leo Frobenius avait fait paraître en France : L’Histoire de la Civilisation

Africaine, chez Gallimard, en 1936. Mais un extrait de ses travaux avait été publié dans La Revue du

278 Déloyal, qui marque la trahison.

Kora Véron 117

monde noir, en mars 1932279, introduit par une analyse qui commence ainsi : « Frobenius fait

surgir l’Afrique de la nuit des temps, avec ses traditions et ses cultures passées. »

Il faut dire qu’il avait écrit :

« Lorsqu’ils [les navigateurs européens] arrivèrent dans la baie de Guinée et abordèrent à Vaïda, les

capitaines furent fort étonnés de trouver des rues bien aménagées, bordées sur une longueur de plusieurs

lieues par deux rangées d’arbres ; ils traversèrent pendant de longs jours une campagne couverte de

champs magnifiques, habités par des hommes vêtus de costumes éclatants dont ils avaient tissé l’étoffe

eux-mêmes ! Plus au sud, dans le Royaume du Congo, une foule grouillante habillée de soie et de velours,

de grands États bien ordonnés, et cela dans les moindres détails, des souverains puissants, des industries

opulentes. Civilisés jusqu’à la moelle des os ! Et toute semblable était la condition des pays à la côte

orientale, le Mozambique, par exemple. » 280

Pour simplifier, Frobenius affirme que ce n’est pas l’homme qui crée la civilisation, il n’est

qu’un instrument d’une civilisation qui le dépasse ; la civilisation elle-même résultant d’une

force vitale qu’il appelle « Païdeuma ». Cette force vitale évoluerait donc selon des lois qui

échappent à l’homme qui serait « saisi » par l’essence des phénomènes que sont, par exemples, les

astres ou les saisons (saisis par le mouvement de toute chose).

Frobenius distingue deux modes d’expression opposés de cette force vitale, celui d’une

civilisation qu’il qualifie d’ « éthiopienne », et l’autre qui serait « hamitique » 281. En résumé, la

279 n° 5, mars 1932, p. 19-24. 280 Histoire de la civilisation africaine. Gallimard, 1938, p. 24-27. 281 « Les Hamites, Hamitiques ou Chamitiques seraient, selon la Table des peuples de l'Ancien Testament, les

descendants de Ham (ou Cham), fils de Noé. Ils constitueraient donc une lignée parallèle aux Sémites (descendants

de Sem) et aux Japhétiques (descendants de Japhet). Au XIXe siècle, en application de certaines théories racialistes,

la « race hamitique » a été imaginée comme un sous-groupe de la race caucasienne, regroupant, en complément des

populations sémites, les populations non sémitiques originaires d'Afrique du Nord, de la Corne de l'Afrique, de

l'Arabie du Sud, ainsi que les anciens Égyptiens.

La ‘théorie hamitique’ suggérait que la race hamite était supérieure aux populations noires d'Afrique subsaharienne.

Dans sa forme la plus extrême, cette théorie affirmait […] que toutes les avancées significatives dans l'histoire de

l'Afrique étaient l'œuvre de Hamites qui avaient émigré en Afrique centrale en tant que bergers, amenant avec eux

les innovations techniques et civilisatrices qu'ils avaient développées. Les modèles théoriques des langues

hamitiques et de la race hamitique furent considérés comme valides et liés jusqu'au début du XXe siècle. Ces thèses

Kora Véron 118

civilisation éthiopienne, antérieure, et liée à la plante, serait végétative, contemplative, mystique ; tandis

que la civilisation hamitique, apparue plus tard, associée à l’animal, serait par conséquent dominatrice et

agressive. Pour Frobenius, la civilisation éthiopienne est non seulement à la source de la première culture

humaine, mais elle en représente également le type idéal, puisqu’elle permet à l’homme non pas de

dominer le monde, mais de s’y insérer harmonieusement.

Suzanne Césaire consacre un article aux thèses de Frobenius, paru dans le premier numéro de Tropiques,

en avril 1941 : « Leo Frobenius et le problème des civilisations » (p. 27-36). Elle y revient dans

« Malaise d’une civilisation », article paru dans le cinquième numéro de la revue282, où elle

analyse le conflit de l’homme martiniquais qui serait fondamentalement éthiopien : « L’homme

plante », qui « végète », abandonné « au rythme de la vie universelle » et « aux saisons, à la lune,

au jour plus ou moins long », « au rythme de la vie » ; mais qui essaie de vivre en hamitique,

comme les Blancs auxquels il veut s’assimiler :

« D’où le drame, sensible pour ceux qui analysent en profondeur le moi collectif du peuple

martiniquais : son inconscient continue d’être habité par le désir éthiopien d’abandon. Mais sa

conscience, ou plutôt sa pré-conscience accepte le désir hamitique de lutte. Course à la

fortune ? Aux diplômes. Arrivisme. Lutte rapetissée à la mesure de la bourgeoisie. Courses aux

singeries. Foire aux vanités. »

Ainsi, la dénonciation de l’aliénation, obsédante depuis le début du Cahier, et même depuis les

articles de Césaire dans L’Étudiant martiniquais et L’Étudiant noir, est placée dans ce passage,

comme dans les articles de Suzanne Césaire, sous le signe de Frobenius.

— A contrario, le « monde blanc » est présenté comme un vieillard fatigué par ses conquêtes et

perclus de rhumatismes. Ses victoires, déloyales, sont, en réalité, des défaites. Il suscite donc

plus la pitié que la colère.

— Il faut cependant se garder de réduire Césaire et sa négritude à cette lecture de l’intertexte avec

Frobenius. Un peu plus loin dans le Cahier, la métaphore de l’île, en lance de nuit, ou l’évocation de la

négraille mutinée à la conquête de sa liberté, par exemples, relèvent plutôt d’une posture hamitique.

furent démenties durant le XXe siècle et le suivant, notamment en s'appuyant sur des études génétiques. »

(Wikipédia) 282 D’avril 1942, p. 43-49.

Kora Véron 119

— Rappelons que la métaphore de l’arbre utilisée pour désigner la négritude date de la première

occurrence de ce terme dans L’Étudiant noir, n° 3, où Césaire écrivait :

Ainsi donc, avant de faire la Révolution et pour faire la révolution – la vraie – la lame de fond destructrice

et non l’ébranlement des surfaces, une condition est nécessaire : rompre la mécanique identificatoire des

races, déchirer les superficielles valeurs, saisir en nous le nègre immédiat, p lanter notre négr i tude

comme un bel arbre jusqu’à ce qu’il porte ses fruits les plus authentiques.

L’arbre choisi ici, le kaïlcédrat royal, est africain. Majestueux, son nom a également l’avantage de jouer

avec les sonorités de Eia ou Eïa.

— Le petit matin dont la chaleur est rappelée associée cette fois avec les vertus et non les peurs

ancestrales (Tiède petit matin de vertus ancestrale), devient également lumineux et bienveillant : Ô

lumière amicale / ô fraîche source de la lumière

Et voici au bout de ce petit matin ma prière virile

que je n’entende ni les rires ni les cris,

les yeux fixés sur cette ville que je prophétise, belle,

[donnez-moi le courage du martyr]

donnez-moi la foi sauvage du sorcier

donnez à mes mains puissance de modeler

donnez à mon âme la trempe283 de l’épée

je ne me dérobe point. Faites de ma tête une tête de proue

et de moi-même, mon cœur, ne faites ni un père, ni un frère, ni un fils,

mais le père, mais le frère, mais le fils,

ni un mari,

mais l’amant de cet unique peuple.

Faites-moi rebelle à toute vanité, mais docile à son génie

comme le poing à l’allongée du bras !

Faites-moi commissaire de son sang

283 Traitement thermique qui consiste à plonger dans un bain froid un métal, un alliage porté à haute température

pour conserver à température ambiante une modification de la structure moléculaire obtenue à chaud et augmenter

ainsi la dureté des aciers ou la malléabilité du bronze, des alliages d'or.

Kora Véron 120

faites-moi dépositaire de son ressentiment

faites de moi un homme de terminaison

faites de moi un homme d’initiation

faites de moi un homme de recueillement

mais faites aussi de moi un homme d’ensemencement

faites de moi l’exécuteur de ces œuvres hautes284

voici le temps de se ceindre les reins comme un vaillant homme.

Mais le[s] faisant, mon cœur, préservez-moi de toute haine

ne faites point de moi cet homme de haine pour qui je n’ai que haine

car pour me cantonner en cette unique race

vous savez pourtant mon amour [catholique285] [tyrannique]

vous savez que ce n’est que ce n’est point par haine des autres races

que je m’exige bêcheur de cette unique race

que ce que ce que je veux

c’est pour la faim universelle

pour la soif universelle

la sommer libre enfin

de produire de son intimité close

la succulence de fruits.

[[Car cet arbre de négritude que je dis kaïlcédrat286 de patience, n’est plus souvent pour mon inquiétude que

papayer tendre

sa tête encore chauve

et le voici élu par toutes les flèches du carbet

son lait s’écoule par mille blessures

284 Exécuteur, maître des hautes, des basses œuvres : bourreau. L’adjectif postposé change le terme en son

contraire. 285 Du grec ancien « katholikós » (« général, universel »), supprimé chez Brentano’s et remplacé par « tyrannique »

chez Bordas. 286 Ou « caïlcédrat ». Grand arbre de la savane africaine, de la famille des Méliacées. Symbole de force.

Kora Véron 121

son cœur d’arbre n’a plus la force d’envoyer aux extrémités

le sang ferme qui le défendait contre l’aridité du sable.

Vous savez que ma révolte ne veut que conjurer cet impur symbole.]]

Et voyez l’arbre de nos mains !

il tourne pour tous, les blessures incises en son tronc

pour tous le sol travaille

et griserie vers les branches de précipitation parfumée !

— Ce passage liminaire de la prière virile s’adresse à un interlocuteur non identifié, qui se précise dans

une partie du texte en : mon cœur. Le poète souhaite donc trouver chez les autres, comme en lui même,

le courage, l’énergie qui lui permettra d’accomplir ses prophéties.

— Le poète, concentré l’avenir, se présente comme un prophète et annonce la métamorphose de la cité

hideuse du début du Cahier en une sorte de Jérusalem céleste.

Sans qu’il le sache au moment de la rédaction de cette partie du Cahier, rappelons que Césaire sera maire

de Fort-de-France de 1945 à 2001. Il l’était donc au moment de la parution des éditions de 1947 du

Cahier.

— Le poète désire jouer un rôle prépondérant dans le destin de cet unique peuple, synonyme de unique

race, dont il avait pris la mesure au début du Cahier. Il lui faut pour cela faire preuve de puissance, de

courage et d’amour.

Ce passage est suffisamment clair pour que je n’énumère pas des évidences. Notons simplement le jeu

entre l’article indéfini : « un » et défini : « le » ; ainsi que la nuance entre mari et amant qui développe le

thème du rapport charnel entre poète et l’île.

— La métaphore de l’arbre est filée par le lexique du jardin (bêcheur, succulences des fruits …).

— La relation entre singularité et universalité restera un leitmotiv de la pensée césairienne. Elle signale

tout d’abord que la négritude n’est pas un négrisme, ou pan-négrisme agressif et raciste. Elle affirme

également la nécessité d’inscrire la particularité d’une culture dans un ensemble ouvert. Il explicite cette

conception à la fin de la lettre adressée à Maurice Thorez, qui signe sa démission du Parti communiste

français :

Kora Véron 122

Provincialisme ? Non pas. Je ne m’enterre pas dans un particularisme étroit. Mais je ne veux pas non plus

me perdre dans un universalisme décharné. Il y a deux manières de se perdre : par ségrégation murée

dans le particulier ou par dilution dans l’universel.

Ma conception de l’Universel est celle d’un universel riche de tout le particulier, riche de tous les

particuliers, approfondissement et coexistence de tous les particuliers287.

Mais avant d’aborder aux futurs vergers

donnez-moi de les mériter sur leur ceinture de mer

donnez-moi mon cœur en attendant le sol

donnez-moi sur l’océan stérile

mais où caresse la main la promesse de l’amure288

donnez-moi sur cet océan divers

l’obstination de la fière pirogue

et sa vigueur marine.

La voici avancer par escalades et retombées sur le flot pulvérisé

la voici danser la danse sacrée devant la grisaille du bourg

[la voici barrir d’un lambi vertigineux

voici galoper le lambi jusqu’à l’indécision des mornes]289

et voici par vingt fois d’un labour vigoureux la pagaie forcer l’eau

la pirogue se cabre sous l’assaut de la lame, dévie un instant, tente de fuir, mais la caresse rude de la pagaie la vire,

alors elle fonce, un frémissement parcourt l’échine de la vague,

la mer bave et gronde

la pirogue comme un traîneau file sur le sable.

Au bout de ce petit matin, ma prière virile :

donnez-moi les muscles de cette pirogue sur la mer démontée et l’allégresse convaincante du lambi de la bonne

287 Lettre à Maurice Thorez, 24 octobre 1956 : Les Écrits, p. 271-274. 288 Cordage servant à fixer une voile du côté d'où vient le vent. Direction d'un navire à voiles par rapport au vent

d'après son amure. 289 Vers absents chez Brentano’s.

Kora Véron 123

nouvelle !

— Avant de devenir le jardinier de la négritude, le poète doit prouver qu’il peut diriger sa pirogue sur une

mer déchaînée. La pirogue est l’antithèse du bateau négrier. Le poète aborde le pays natal, une nouvelle

fois par la mer. Mais il est devenu le pilote du bateau.

— Ces vers peuvent avoir une référence autobiographique : Basse-Pointe, la ville natale de Césaire,

rappelons-le, se trouve devant l’océan Atlantique, très dangereux sur cette partie de la côte et les pêcheurs

doivent montrer une grande adresse et un très grand courage pour franchir la « barre » de la Dominique.

— Les lambis sont de gros coquillages dans lesquels on souffle pour annoncer une bonne nouvelle (à

connotation religieuse), l’appel à la révolte, l’alarme, ou un décès. Ici, ils permettent sans doute de guider

métaphoriquement un bateau en détresse qui ne parvient pas à rentrer au port, noyé dans la grisaille du

bourg.

— Cette navigation mime un acte sexuel, à partir de la paronomase « amour », amur. Ainsi le labour

vigoureux du poète et de sa pirogue virile provoque-t-il un plaisir océanique : un frémissement parcourt

l’échine de la vague, / la mer bave et gronde. Il s’agit pour le poète d’ensemencer l’océan stérile, voire

mortifère (mais faites aussi de moi un homme d’ensemencement). La Martinique serait donc une nouvelle

Aphrodite sortant de l’écume, grâce au sperme du poète.

Tenez je ne suis plus qu’un homme (aucune dégradation, aucun crachat ne le conturbe290),

je ne suis plus qu’un homme qui accepte n’ayant plus de colère

(il n’a plus dans le cœur que de l’amour immense, et qui brûle)291

J’accepte… j’accepte… entièrement, sans réserve…

ma race qu’aucune ablution d’hysope292 et de lys mêlés ne pourrait purifier

290 Conturber : Troubler, bouleverser. Ébranler (un adversaire, un ennemi). 291 L’ajout de Bordas, repris par Présence africaine, supprime la forme de l’alexandrin. 292 Plante dicotylédone (Labiées), à feuillage persistant et à fleurs bleues, poussant dans les régions

méditerranéennes et utilisée en infusion pour ses propriétés stimulantes, pectorales et stomachiques.

Kora Véron 124

ma race rongée de macules293

ma race raisin mûr pour pieds ivres

ma reine des crachats et de lèpres

ma reine des fouets et des scrofules294

ma reine des squames295 et des chloasmes296

(oh ces reines que j’aimais jadis aux jardins printaniers et lointains avec derrière l’illumination de toutes les bougies

de marronniers !).

J’accepte. J’accepte.

— Tous les maux passés sont convertis en joie par la vertu de l’acquiescement (j’accepte). Ce passage a de

fortes connotations religieuses sur lesquelles il convient toutefois de se montrer prudents. Césaire a

incontestablement le sens du sacré, il l’a déclaré dans un entretien donné à l’occasion de la sortie de son

dernier recueil moi, laminaire …297 :

Ainsi je crois que le sacré existe chez nous, mais il s’agit d’un sacré qui est profané, il s’agit d’un sacré qui

est galvaudé, et s’il s’agit de retrouver le sacré, il faut le retrouver par les voies de l’art, il faut le retrouver par

les voies du langage, par les voies de la poésie, et il faut se garder de faire une utilisation folklorique du

sacré. Retrouver le sacré cela veut dire redonner son énergie au sacré, autrement dit: redonner au sacré la

dimension révolutionnaire, au sens propre du mot.

— L’intertexte biblique de la passion du Christ est cependant ambivalent.

La strophe : Tenez je ne suis plus qu’un homme (aucune dégradation, aucun crachat ne le conturbe), / je

293 Salissure, tache. Tache cutanée rouge et plane provoquée par un érythème ou une anomalie de la pigmentation

de la peau. 294 Scrofule : Toute infection chronique banale de la peau et des muqueuses (otites, rhinites, etc.) ou inflammation

des ganglions et des articulations. Lésions diverses manifestant cette affection. 295 « Squasmes » corrigé. Lamelle, lambeau épidermique qui se détache de la peau. 296 « Le mélasma (également dénommé chleuasme ou chloasma) est une affection bénigne de la peau se présentant

sous la forme de taches hyperpigmentées apparaissant sur les zones exposées au soleil, surtout au niveau du visage,

du décolleté et du cou. » (Wikipédia) Dans une lettre du 26 mars, adressée à Jahn, Césaire écrit qu’il s’agit d’un mot

qu’il a « fabriqué » à partir de l’étymologie grecque et qui signifie « la verdure » : « Ma reine couverte de verdure et

d’écailles (cicatrices). Donc ma reine blessée et belle (c’est la Martinique, mon pays) ». 297 « Aimé Césaire : La Poésie, parole essentielle », entretien avec Daniel Maximin Présence Africaine, n° 126. 2e

trimestre 1983 p. 7-23

Kora Véron 125

ne suis plus qu’un homme qui accepte n’ayant plus de colère / (il n’a plus dans le cœur que de l’amour

immense, et qui brûle) revoie à l’évidence à l’Ecce homo de L’Évangile de Jean (19 : 5). Le texte fait

référence à l’hysope (19 : 29-30). Jésus dit qu’il a soif : « Un vase était là, rempli de vinaigre. Ils ont mis

une éponge pleine de vinaigre au bout d'une branche d'hysope et l’ont porté à sa bouche. Quand il eut

pris le vinaigre, Jésus dit : ‘Tout est fait’, et inclinant la tête il rendit le souffle298. »

— Mais ni l’ablution chrétienne (hysope), ni l’ablution royale (la fleur de lys — ou de lis — est l’emblème à

la fois de Marie et de la royauté française) ne pourrait purifier ma race rongée de macule. Et pour cause,

l’Église et la royauté sont dénoncées à nouveau comme étant à l’origine de l’esclavage. Le texte joue sur

les sonorités : Ma race / Ma reine qui renvoie à un troisième terme implicite « Marie ». Ma race s’oppose

donc à la Vierge Marie, blanche, immaculée, dont le corps échappe à la corruption ; la peau noire étant

condamnée aux taches pathologiques indélébiles : macules ; lèpres ; scrofules ; squames ; chloasmes.

— La flétrissure (marquage au fer rouge), d’une fleur de lys était une des punitions prévues par le Code

noir299. L’article 38, de 1685, prévoyait, par exemple :

« L'esclave fugitif qui aura été en fuite pendant un mois, à compter du jour que son maître l'aura dénoncé

en justice, aura les oreilles coupées et sera marqué d'une fleur de lis une épaule ; s'il récidive un autre

mois pareillement du jour de la dénonciation, il aura le jarret coupé, et il sera marqué d'une fleur de lys

sur l'autre épaule; et, la troisième fois, il sera puni de mort. »

Le poète reviendra sur ce supplice quelques vers plus loin : et la fleur de lys qui flue du fer rouge sur le

gras de mon épaule.

— La parenthèse qui suit fait références, en opposition à ma reine, aux statues des reines et des femmes

illustres que l’on trouve au jardin du Luxembourg, et à ses marronniers. Une statue de Blanche de Castille,

reine que le négrillon du début du Cahier, persistait à ignorer, se situe autour du bassin. Cette métaphore

suggère-t-elle que le jardin offrait un refuge aux « marronneurs » qu’étaient les étudiants noirs du Quartier

Latin ?

298 La nouvelle traduction de la Bible. Bayard, 2001, p. 2410. 299 Il s’agit d’un recueil de d’édits, de déclarations, et d’arrêts concernant « la discipline et le commerce des esclaves

nègres des îles françaises de l’Amérique ». Il existe deux versions de ce qu’on appelle le Code noir. La première,

élaborée par le ministre Jean-Baptiste Colbert, fut promulguée en mars 1685 par Louis XIV. La seconde version fut

promulguée par Louis XV, en mars 1724.

Kora Véron 126

et le nègre fustigé qui dit : « Pardon mon maître »

et les vingt-neuf coups de fouet légal

et le cachot de quatre pieds de haut

et le carcan300 à branches

et le jarret coupé à mon audace marronne

et la fleur de lys qui flue du fer rouge sur le gras de mon épaule

et la niche de Monsieur VAULTIER MAYENCOURT, où j’aboyai six mois de caniche

et Monsieur BRAFIN

et Monsieur de FOURNIOL

et Monsieur de la MAHAUDIÈRE

et le pian301

[[l’éléphantiasis]]

le molosse302

le suicide

la promiscuité

le brodequin303

le cep304

le chevalet305

la cippe306

le frontal307]]

300 Collier de fer. 301 Maladie tropicale, infectieuse et contagieuse, provoquée par un tréponème et caractérisée essentiellement par

des manifestations cutanées de nature éruptive. 302 Gros chien de garde. 303 Supplice des brodequins. Question que l'on donnait en serrant fortement les jambes et les pieds de l'accusé

entre des planches. 304 Pièce de bois qui servait d'entrave. Chaînes destinées à retenir un prisonnier. 305 Instrument de torture ou de supplice sur lequel on asseyait la victime. 306 Colonne tronquée, stèle quadrangulaire sur laquelle figurait souvent une inscription. Instrument de torture

composé de deux pièces de bois écartées sur lesquelles on attachait celui qu’on voulait punir, avant de refermer

violemment la machine. 307 Instrument de torture, fait d'une corde à plusieurs nœuds, dont on serrait le front de la personne à laquelle on

voulait arracher quelque aveu.

Kora Véron 127

— Le Code noir prévoit des châtiments violents tels que coups de bâton ou de fouet (nègre fustigé ; les

vingt-neuf coups de fouet légal) ; enfermement (cachot de quatre pieds de haut) ; mutilation (jarret coupé

à mon audace marronne), marquage au fer (fleur de lys qui flue du fer rouge sur le gras de mon épaule),

comme nous l’avons déjà vu. Notons que le carcan (carcan à branches) n’est mentionné explicitement

dans aucun des articles du Code, mais il est attesté dans le livre de Vaissière, déjà cité308. Si ce texte visait à

empêcher des châtiments encore plus terribles que ceux qui étaient prévus309, il n’était pas toujours

respecté. Ce passage évoque des tortures infligés par des maîtres particulièrement barbares, qui

outrepassent les punitions autorisées par le Code noir, et dont Césaire cite quelques noms, tirés de

l’ouvrage de Victor Schœlcher, Des Colonies françaises310 :

* Lors d’un procès, en 1841, Monsieur Vaultier-Mayencourt, accusé également d’avoir mis au cachot une

esclave sur le point d’accoucher, avait reconnu avoir tenu enchaîné dans son écurie, pendant sept mois,

un jeune esclave d’environ douze ans311. Il fut acquitté.

* Monsieur Brafin312, négociant à Saint-Pierre et propriétaire d'une sucrerie à Rivière-Salée (Martinique)

perdait ses esclaves qui mouraient sans qu’il en comprenne les raisons. Il soupçonna quatre d’entre eux d’

308 Par exemple, p. 156-157, Vaissière écrit : « Formés ensuite en colonnes, les nouveaux captifs sont dirigés vers la

côte, liés les uns aux autres par des courroies de cuir ou par des pièces de bois, dites carcans (sortes de fourches

de bois rivées autour du cou de chacun, et dont le manche est attaché sur l'épaule de celui qui précède), et

quelquefois chargés de pierres de 40 à 50 livres destinées à les empêcher de s'enfuir. » 309 Les articles 42 et 43 indiquent ainsi que les maîtres ne peuvent pas se faire justice eux-mêmes au delà d’une

certaine limite :

Article 42

« Pourront seulement les maîtres, lorsqu'ils croiront que leurs esclaves l'auront mérité les faire enchaîner et les faire

battre de verges ou cordes. Leur défendons de leur donner la torture, ni de leur faire aucune mutilation de

membres, à peine de confiscation des esclaves et d'être procédé contre les maîtres extraordinairement. »

Article 43

« Enjoignons à nos officiers de poursuivre criminellement les maîtres ou les commandeurs qui auront tué un esclave

étant sous leur puissance ou sous leur direction et de punir le meurtre selon l'atrocité des circonstances; et, en cas

qu'il y ait lieu à l'absolution, permettons à nos officiers de renvoyer tant les maîtres que les commandeurs absous,

sans qu'ils aient besoin d'obtenir de nous Lettres de grâce. » 310 Victor Schœlcher, Des Colonies françaises – Abolition immédiate de l’esclavage. Daguerre, 1842. 311 p. 335-336. 312 p. 34-37.

Kora Véron 128

avoir empoisonnés les autres et les punit du fouet et du carcan, y compris une femme qui venait juste

d’accoucher. Deux des esclaves punis injustement se suicidèrent. Il fut acquitté.

* Fourniol313 est le juge d'instruction qui avait refusé de poursuivre Brafin.

* Douillard-Mahaudière314 : planteur guadeloupéen, accusé d’avoir séquestré et torturé pendant vingt-

deux mois dans un cachot minuscule, où elle ne pouvait se redresser, une esclave dont il avait eu un

enfant. Il fut acquitté.

— Suit une liste de souffrances et de tortures infligées aux Nègres, dont la sobre et sonore énumération

renforce l’aspect pathétique.

L’acquiescement, avec sa litanie de j’accepte, est, par conséquent, une modalité de la dénonciation.

Tenez, suis-je assez humble ? Ai-je assez de cals aux genoux ? De muscles au reins ?

Ramper dans les boues. S’arc-bouter dans le gras de la boue. Porter.

Sol de boue. Horizon de boue. Ciel de boue.

Morts de boue, ô noms à réchauffer dans la paume d’un souffle fiévreux !

Siméon Piquine, qui ne s’était jamais connu ni père ni mère ; qu’aucune mairie n’avait jamais connu et qui

toute une vie s’en était allé — cherchant son nom

Grandvorka — celui-là je sais seulement qu’il est mort, broyé par un soir de récolte, c’était paraît-il son travail

de jeter du sable sous les roues de la locomotive en marche, pour lui permettre, aux mauvais endroits, d’avancer.

Michel qui m’écrivait signant d’un nom étrange. Michel Deveine adresse Quartier Abandonné et vous leurs

frères vivants

Exélie Vêté Congolo Lemké Boussolongo quel guérisseur de ses lèvres épaisses sucerait tout au fond de la

plaie béante le tenace secret du venin ? quel précautionneux sorcier déferait à vos chevilles la tiédeur visqueuse des

mortels anneaux ?

Présences je ne ferai pas avec le monde ma paix sur votre dos.

313 p. 37. 314 p. 34.

Kora Véron 129

— Le passage, ajouté en 1956, est un écho aux noms des esclavagistes cités dans le passage précédent. Le

poète démiurge entreprend de redonner vie à des noms : noms à réchauffer dans la paume d’un souffle

fiévreux.

— Le terme « boue » ou « boues », répété six fois, sans compter le jeu sur le mot dans : S’arc-bouter , a

donc ici une double connotation. Il poursuit la thématique de l’enlisement des Antilles, échouées dans la

boue de cette baie ; de la saleté et de la lâcheté : Et mon âme est couchée. / Comme cette ville dans la

crasse et dans la boue couchée. / Cette ville, ma face de boue. Mais il est désigne aussi la matière employée

par le poète qui transforme les morts de boue en hommes debout, ayant recouvré leur dignité.

— Les Présences sont les victimes d’un système qui broie et empoisonne …, et surtout qui déshumanise

en brisant les repères identitaires, jusqu’à la folie. Ce passage reprend donc la question rhétorique posée

précédemment : Qui et quels sommes nous ? Admirable question !

— Les noms : Siméon Piquine, Grandvorka, Michel Deveine, Exélie Vêté Congolo Lemké Boussolongo sont

dissonants. Ils correspondent aux conditions d’attribution des anthroponymes aux Antilles françaises.

Même si le Code noir, stipule, dans son article 2 que : « Tous les esclaves qui seront dans nos îles seront

baptisés et instruits dans la religion catholique, apostolique et romaine », l’esclave, « être meuble », ne

portait pas de nom, mais un prénom, donné par le maître. L’obligation de lui attribuer également un

matricule, date d’une ordonnance du 11 juin 1839 qui oblige tous les propriétaires à recenser et à

déclarer leurs esclaves à la mairie. Seuls les affranchis sont alors nommés, et le 29 avril 1836, une

ordonnance de Louis-Philippe, « Concernant les noms et prénoms à donner aux affranchis dans les

colonies », impose que tout acte d’affranchissement énonce, en effet : « outre le sexe, les noms usuels, la

caste, l’âge et la profession de l’esclave, les noms patronymiques et les prénoms qui devront lui être

donnés ».

Ceux qui demeurent esclaves devront attendre l’abolition d’avril 1848, qui aboutit à l’attribution

attribution systématique de patronymes315. Cette identification des « nouveaux libres » équivaut à la

315 Le 7 mai 1848, une lettre est adressée par le ministre de la Marine et des Colonies, François Arago, aux

commissaires généraux de la République de la Martinique, de la Guadeloupe, de la Réunion et de la Guyane.

Intitulée : « Instructions pour l’exécution du décret du 27 avril ». Elle stipule : « […] il sera indispensable de faire

procéder par les officiers d’état civil à un enregistrement général de la population émancipée, en prenant pour

point de départ les registres matricules actuellement existants et en conférant des noms aux individus et aux

Kora Véron 130

reconnaissance de leur qualité de citoyen. Mais les patronymes furent choisis dans une certaine anarchie,

et parfois selon les caprices divers des officiers d’état civil316 : anagramme du nom du maître, reprise de

noms bibliques ou de personnages s’étant illustrés dans tous les domaines, conversion de noms communs

(de plantes, d’animaux, de métiers, d’outils…) en noms propres, topo-patronymes ; des noms d’origine

française africaine, britannique, espagnole, portugaise, caraïbe, flamande, néerlandaise, allemande,

italienne, polonaise ; des noms inventés à partir des lettres d’un mot pris au hasard…

Aujourd’hui, l’annuaire de la Martinique ne comporte ni « Piquine » ni « Deveine », mais compte quatorze

« Granvorka » et deux « Vété-Congolo ».

— Les noms choisis semblent correspondre à des personnes que le poète connaît personnellement

puisque l’un d’eux, au patronyme tragiquement prédestiné, lui écrivait : Michel [Deveine] qui m’écrivait

signant d’un nom étrange. On croit voir ici le maire Césaire à l’œuvre, celui qui recevait les doléances de

ses concitoyens, par courrier, ou directement, dans son bureau, et à l’occasion de ses promenades dans la

Martinique.

— La question du nom n’est jamais anecdotique. Nommer est un acte de reconnaissance. Ainsi, en Afrique,

les griots généalogiques de la caste aristocratique récitent-ils inlassablement les noms des familles dont les

origines se perdent dans la nuit des temps. Chacun sait donc qui il est et quel est son destin.

Or, aux Antilles, le nom fut confisqué aux esclaves puisqu’ils étaient (re)baptisés par leur maîtres. C’est

pourquoi Caliban, dans Une Tempête317, exprime sa révolte et refuse le nom que lui a donné Prospero :

Caliban

Bon ! J’y vais … mais pour la dernière fois. La dernière, tu m’entends ! Ah ! j’oubliais … j’ai

quelque chose d’important à te dire.

Prospero

D’important ? Alors, vite, accouche.

familles comme on l’a fait jusqu’à ce jour dans le système de l’affranchissement partiel, conformément à une

ordonnance du 29 avril 1836. » 316 Voir à ce sujet : Guillaume Durand : Les noms de famille de la population martiniquaise d’ascendance servile,

L’Harmattan, 2011 ; et Myriam Cottias, « Le Partage du nom, logiques administratives et usages chez les nouveaux

affranchis des Antilles après 1848 »

http://www.revues.msh-paris.fr/vernumpub/09-Myriam%20Cottias.pdf 317 Une Tempête, I, 2, 1968 : Les Écrits, p. 417-418.

Kora Véron 131

Caliban

Eh bien, voilà : j’ai décidé que je ne serai plus Caliban.

Prospero

Qu’est-ce que cette foutaise ? Je ne comprends pas !

Caliban

Si tu veux, je te dis que désormais je ne répondrai plus au nom de Caliban.

Prospero

D’où ça t’est venu ?

Caliban

Eh bien, y a que Caliban n’est pas mon nom. C’est simple.

Prospero

C’est le mien peut-être !

Caliban

C’est le sobriquet dont ta haine m’a affublé et donc chaque rappel m’insulte.

Prospero

Diable ! On devient susceptible ! Alors propose … Il faut bien que je t’appelle ! Ce sera

comment ? Cannibale t’irait bien, mais je suis sûr que tu n’en voudras pas ! Voyons, Hannibal ! Ca

te va ! Pourquoi pas ! Ils aiment tous les noms historiques !

Caliban

Appelle moi X. Ça vaudra mieux. Comme qui dirait l’homme sans nom. Plus exactement,

l’homme dont on a volé le nom. Tu parles d’histoire. Eh bien ça, c’est de l’histoire, et fameuse !

Chaque fois que tu m’appelleras, ça me rappellera le fait fondamental, que tu m’as tout volé et

jusqu’à mon identité ! Uhruru !

Perdre son nom, c’est perdre à la fois son identité et son honneur. Dans ce cas, autant s’appeler X. Et

quand tourne le vent de l’histoire, autant s’appeler comte de Trou Bonbon, Sa Grandeur Monseigneur le

Kora Véron 132

duc de la Limonade (ou de la Marmelade), ou Madame du Petit-Trou, à la cour du Roi Christophe. Dans

cette autre pièce de Césaire, Christophe commente ainsi le « baptême » de son entourage318:

Ces noms nouveaux, ces titres de noblesse, ce couronnement !

Jadis on nous vola nos noms !

Notre fierté !

Notre noblesse, je dis On nous vola !

Pierre, Paul, Jacques, Toussaint ! Voilà les estampilles humiliantes dont on oblitéra nos noms de

vérité.

Moi même

votre Roi

sentez-vous la douleur d’un homme de ne savoir pas de quel nom il s’appelle ? À quoi son nom

l’appelle ? Hélas seule le sait notre mère l’Afrique !

Et bien griffus ou non griffus, tout est là ! Je réponds « griffus ». Nous devons être les « griffus ».

Non seulement les déchirés, mais aussi les déchireurs. Nous, nos noms, puisque nous ne pouvons

les arracher au passé, que ce soit à l’avenir !

(Tendre)

Allons

de noms de gloire je veux couvrir vos noms d’esclaves,

de noms d’orgueil nos noms d’infamie,

de noms de rachats nos noms d’orphelins !

C’est d’une nouvelle naissance, Messieurs, qu’il s’agit !

Îles cicatrices des eaux

Îles évidences de blessures

Îles miettes

Îles informes

Îles mauvais papier déchiré sur les eaux

Îles tronçons côte à côte fichés sur l’épée flambée du Soleil

Raison rétive tu ne m’empêcheras pas de lancer absurde sur les eaux au gré des courants de ma soif votre forme,

318 La Tragédie du roi Christophe, I, 3.

Kora Véron 133

îles difformes,

votre fin, mon défi.

Îles annelées, unique carène319 belle

Et je te caresse de mes mains d’océan. Et je te vire de mes paroles alizées. Et je te lèche de mes langues d’algues.

Et je te cingle hors-flibuste

O mort ton palud320 pâteux !

Naufrage ton enfer de débris ! j’accepte !

Au bout du petit matin, flaques perdues, parfums errants, ouragans échoués, coques démâtées, vieilles plaies, os

pourris, buées, volcans enchaînés, morts mal racinés, crier amer. J’accepte !

— L’archipel blessé et dispersé de la Caraïbe est réuni en une unique carène belle. Le poète, par son désir

(au gré des courants de ma soif), donne donc forme aux îles difformes, et remet en mouvement les

Antilles échouées du début du Cahier. Un mouvement explicitement érotique : je te caresse ; je te vire, je

te lèche ; je te cingle. L’amant métamorphosé en océan fait l’amour à une Caraïbe-bateau. Ce passage

reprend les métaphores sexuelles du passage de la danse sacrée de la pirogue.

[[Et mon originale géographie aussi ; la carte du monde faite à mon usage, non pas teinte aux arbitraires couleurs

des savants, mais à la géométrie de mon sang répandu, j’accepte

et la détermination de ma biologie, non prisonnière d’un angle facial, d’une forme de cheveux, d’un nez

suffisamment aplati, d’un teint suffisamment mélanien, et la négritude, non plus un indice céphalique, ou un

plasma321, ou un soma322, mais mesurée au compas de la souffrance

et le nègre chaque jour plus bas, plus lâche, plus stérile, moins profond, plus répandu au dehors, plus séparé de

soi-même, plus rusé avec soi-même, moins immédiat avec soi-même

319 Partie immergée de la coque d'un bateau lorsqu'il est chargé. 320 Marais. Paludisme : Maladie parasitaire, endémique dans certaines régions chaudes et marécageuses, due à des

hématozoaires inoculés dans le sang par la piqûre de moustiques (anophèles) et qui se manifeste par des accès de

fièvre intermittents. Voir le sang impaludé du morne 321 Partie liquide de certains tissus tels que le sang ou la lymphe. 322 Ensemble des cellules de l'organisme, à l'exclusion des cellules reproductrices.

Kora Véron 134

j’accepte, j’accepte tout cela

— Le texte reprend l’édition de 1939, avec une acceptation qui inclut la géographie du « monde noir »,

que le poète s’était approprié dans les vers … ce qui est à moi ; et une négritude fondée non sur une

« race » définie biologiquement par les anthropologue racialistes, mais mesurée au compas de la

souffrance.

et loin de la mer de palais qui déferle sous la syzygie323 suppurante des ampoules, merveilleusement couché le

corps de mon pays dans le désespoir de mes bras, ses os ébranlés et, dans ses veines, le sang qui hésite comme la

goutte de lait végétal à la pointe blessée du bulbe… Et voici soudain que force et vie m’assaillent comme un

taureau [[[et je renouvelle ONAN qui confia son sperme à la terre féconde]]] et l’onde de vie circonvient la papille

du morne, et voilà toutes les veines et veinules qui s’affairent au sang neuf et l’énorme poumon des cyclones qui

respire et le feu thésaurisé de volcans et le gigantesque pouls sismique qui bat maintenant la mesure d’un corps

vivant en mon ferme embrassement324.

— Le processus d’acceptation terminé, le poète-amant, dont la prière virile a été exaucée, peut procéder à

la guérison d’un pays natal au bord de l’agonie, en l’ensemençant de son sperme. La référence à

Onan (« Chaque fois qu’il était avec la femme de son frère, il laissait perdre sa semence sur le sol pour ne

pas donner de descendance à son frère325 »), a été supprimée à partir de 1956, mais le texte est

suffisamment explicite sans cet intertexte biblique.

— Un mouvement général, déclenché par l’onde de vie, aboutit au retournement général des valeurs,

puisque les catastrophes naturelles, auparavant déplorables : cyclones, éruptions volcaniques, séismes,

prouvent la santé d’une île réanimée par le ferme embrassement du poète. Le pays natal est donc celui

auquel le poète a redonné vie.

— Le sang, connoté négativement de façon récurrente dans le Cahier, est régénéré : et voilà toutes les

veines et veinules qui s’affairent au sang neuf.

323 Conjonction ou opposition de la Lune avec le Soleil, correspondant aux périodes de nouvelle ou de pleine lune.

« Dans la gnose, couple issu des déterminations successives et personnelles de l'essence divine, se déroulant deux

par deux, chaque éon masculin ayant à côté de lui un éon féminin » (Littré). 324 « embrasement », dans l’édition de Présence africaine, est certainement une coquille. 325 Genèse, 38-9. La nouvelle traduction de la Bible. Bayard, 2001, p. 117.

Kora Véron 135

Et nous sommes debout maintenant, mon pays et moi, les cheveux dans le vent, ma main petite maintenant dans

son poing énorme et la force n’est pas en nous, mais au-dessus de nous, dans une voix qui vrille la nuit et

l’audience comme la pénétrance d’une guêpe apocalyptique.

Et la voix prononce que l’Europe nous a pendant des siècles gavés de mensonges et gonflés de pestilences,

car il n’est point vrai que l’œuvre de l’homme est finie que nous n’avons rien à faire au monde

que nous parasitons le monde

qu’il suffit que nous nous mettions au pas du monde

mais l’œuvre de l’homme vient seulement de commencer

et il reste à l’homme de conquérir toute interdiction immobilisée aux coins de sa ferveur

et aucune race ne possède le monopole de la beauté, de l’intelligence, de la force

et il est place pour tous au rendez-vous de la conquête et nous savons maintenant que le soleil tourne autour de

notre terre éclairant la parcelle qu’a fixée notre volonté seule

et que toute étoile chute de ciel en terre à notre commandement sans limite.

— Le pays moribond, couché, se relève pour la révélation finale, annoncée par la voix d’une guêpe

apocalyptique. Le destin tragique de la « race » noire est déjoué, entraînée qu’elle est dans une révolution

englobant l’humanité toute entière. Les dieux ou Dieu s’inclinent devant notre volonté seule (repris par

notre commandement sans limite).

Je tiens maintenant le sens de l’ordalie326 : mon pays est la « lance de nuit » de mes ancêtres Bambaras327.

Elle se ratatine et sa pointe fuit désespérément vers le manche si c’est de sang de poulet qu’on l’arrose et elle dit

que c’est du sang d’homme qu’il faut à son tempérament, de la graisse, du foie, du cœur d’homme, non du sang de

poulet.

Et je cherche pour mon pays non des cœurs de datte, mais des cœurs d’homme qui c’est pour [sic] entrer aux villes

d’argent par la grand’porte trapézoïdale, qu’ils battent le sang viril, et mes yeux balayent mes kilomètres carrés de

326 Épreuve judiciaire employée au Moyen Âge pour établir l'innocence ou la culpabilité de l'accusé. Jugement de

Dieu. Ordalie par l'eau, par le feu... 327 « Les Bambaras sont un peuple mandingue de l'Afrique de l'Ouest sahélienne, établi principalement au Mali. Ils

formaient le ‘Royaume bambara de Ségou’ d’Afrique de l'Ouest. » (Wikipédia)

Kora Véron 136

terre paternelle et je dénombre les plaies avec une sorte d’allégresse et je les entasse l’une sur l’autre comme rares

espèces, et mon compte s’allonge toujours d’imprévus monnayages de la bassesse.

— Le texte contredit quelque peu ici le passage sur le renoncement à la négritude héroïque (Non, nous

n’avons jamais été amazones du roi du Dahomey, ni princes de Ghana […]) et contrevient à la vocation

« éthiopienne » des Martiniquais puisque le poète fait de son île une lance de nuit, et aspire à entrer aux

villes d’argent par la grand’porte trapézoïdale. L’ironie concernant les possessions des terres paternelles,

mesurées en kilomètres carrés, et riches de plaies, contrebalance les effets de ce nouvel orgueil.

— Selon Lilyan Kesteloot328, tout chef Bambara possédait une « sutama », une lance-qui-atteint-son-but,

arrosée de sang d’homme ou de bouc noir pour assurer son efficacité et sa puissance. Le « su » de

« sutama » signifie « nuit », mais aussi « sorcellerie », « magie ». Les « subaw » sont donc les hommes de la

nuit, c’est-à-dire les sorciers.

Et voici ceux qui ne se consolent point de n’être pas faits à la ressemblance de Dieu mais du diable, ceux qui

considèrent que l’on est nègre comme commis de seconde classe : en attendant mieux et avec possibilité de monter

plus haut ; ceux qui battent la chamade devant soi-même, ceux qui vivent dans un cul de basse fosse de soi-même ;

ceux qui se drapent de pseudomorphose329 fière ; ceux qui disent à l’Europe : « Voyez, je sais comme vous faire des

courbettes, comme vous présenter mes hommages, en somme, je ne suis pas différent de vous ; ne faites pas

attention à ma peau noire : c’est le soleil qui m’a brûlé ».

Et il y a le maquereau330 nègre, l’askari331 nègre, et tous les zèbres se secouent à leur manière pour faire tomber

leurs zébrures en une rosée de lait frais.

Et au milieu de tout cela je dis hurrah ! mon grand-père meurt, je dis hurrah !

la vieille négritude progressivement se cadavérise.

Il n’y a pas à dire : c’était un bon nègre.

328 Cahier d’un retour au pays natal. L’Harmattan (« Comprendre »), 2003, p. 96. 329 Pseudomorphisme : Phénomène de transformation d'un minéral en un autre, qui conserve la même forme

extérieure. Synonyme : épigénie ; Pseudomorphe : Qui a pris une forme cristalline propre à un autre minéral. 330 Homme qui débauche et prostitue les femmes et qui reçoit d'elles l'argent qu'elles tirent de la prostitution. 331 « Askari est un mot arabe, turc (asker), somali, perse et swahili signifiant « soldat » (arabe : ععسسككرريي ‘askarī). Le

terme était couramment employé afin de désigner les troupes indigènes des empires coloniaux européens (en

premier lieu l'empire colonial allemand) en Afrique de l'Est et au Moyen-Orient. Il peut également être utilisé pour

la police, la gendarmerie et les forces de sécurité. » (Wikipédia)

Kora Véron 137

Les Blancs disent que c’était un bon nègre, un vrai bon nègre, le bon nègre à son bon maître.

Je dis hurrah !

C’était un très bon nègre.

La misère lui avait blessé poitrine et dos et on avait fourré dans sa pauvre cervelle qu’une fatalité pesait sur lui

qu’on ne prend pas au collet ; qu’il n’avait pas puissance sur son propre destin ; qu’un Seigneur méchant avait de

toute éternité écrit des lois d’interdiction en sa nature pelvienne332 ; et d’être le bon nègre ; de croire honnêtement

à son indignité, sans curiosité perverse de vérifier jamais les hiéroglyphes fatidiques.

C’était un très bon nègre

Et il ne lui venait pas à l’idée qu’il pourrait houer, fouir, couper tout, tout autre chose vraiment que la canne

insipide

[[soit sa vertu prostituée aux triomphes parégoriques333 du tafia

soit sa misère qui halète dans le ventre visiblement creux du tam-tam

soit l’impatience butyreuse334 du colon qui attend pour l’âcre toussotement de la distillerie le doux julep335 d’une

fraîche mâchée ? de nègre.]]

C’était un très bon nègre.

Et on lui jetait des pierres, des bouts de ferraille, des tessons de bouteille, mais ni ces pierres, ni cette ferraille, ni

ces bouteilles…

O quiètes années de Dieu sur cette motte terraquée336 !

Et le fouet disputa au bombillement337 des mouches la rosée sucrée de nos plaies.

— Le poète revient sur le thème de l’assimilation, présent depuis les articles publiés dans L’Étudiant

martiniquais et L’Étudiant noir, décliné ici, sur le même ton caustique, en pseudomorphose fière, pour se

réjouir bruyamment de l’agonie de la vielle négritude. Le terme de « négritude » n’est donc pas

axiologique dans le Cahier où il exprime simplement le fait d’être noir, ou nègre. Il y a toutes sortes de 332 Pelvis, terme d’anatomie : bassin. 333 Qui calment la douleur. 334 Qui a l’apparence ou les propriétés du beurre. 335 Préparation pharmaceutique, à base d'eau distillée, d'eau de fleur d'oranger, de sirop, de gomme arabique, etc.,

servant d'excipient à certaines substances médicamenteuses. (Mint-)julep. Boisson anglo-saxonne à base de feuilles

de menthe écrasées. 336 Composé de terre et d'eau. 337 Bourdonnement.

Kora Véron 138

façons de l’être, y compris en jouant le jeu dévolu au bon nègre, docile comme un bon toutou, servile et

résigné, qui épouse tous les stéréotypes attachés à sa « race », en se comportant cependant de manière à

être considéré comme un Blanc : tous les zèbres se secouent à leur manière pour faire tomber leurs

zébrures en une rosée de lait frais.

Je dis hurrah ! La vieille négritude progressivement se cadavérise

l’horizon se défait, recule et s’élargit

et voici parmi des déchirements de nuages la fulgurance d’un signe

le négrier craque de toute part… Son ventre se convulse et résonne… L’affreux ténia338 de sa cargaison ronge les

boyaux fétides de l’étrange nourrisson des mers !

Et ni l’allégresse des voiles gonflées comme une poche de doublons339 rebondie, ni les tours joués à la sottise

dangereuse des frégates policières ne l’empêchent d’entendre la menace de ses grondements intestins.

En vain pour s’en distraire le capitaine pend à sa grand’vergue340 le nègre le plus braillard ou le jette à la mer, ou le

livre à l’appétit des molosses

La négraille aux senteurs d’oignon frit retrouve dans son sang répandu le goût amer de la liberté

Et elle est debout la négraille

la négraille assise

inattendument debout

debout dans la cale

debout dans les cabines

debout sur le pont

debout dans le vent

debout sous le soleil

338 Ver plat et segmenté de l'ordre des Cestodes, qui vit en parasite dans l'intestin de l'homme et de certains

mammifères. 339 Monnaie d'or espagnole. 340 Espar, généralement cylindrique, effilé aux extrémités, disposé à diverses hauteurs sur les mâts et destiné à

porter, à tendre la voile qui y est fixée et à faciliter son orientation par rapport au vent. Grand-vergue (portant la

grand-voile).

Kora Véron 139

debout dans le sang

debout

et

libre

debout et non point pauvre folle dans sa liberté et son dénuement maritimes girant en la dérive parfaite

et la voici :

plus inattendument debout

debout dans les cordages

debout à la barre

debout à la boussole

debout à la carte

debout sous les étoiles

debout

et

libre

et le navire lustral341 s’avancer impavide sur les eaux écroulées.

Et maintenant pourrissent nos flocs342 d’ignominie !]]

— Au processus de cadavérisation de la vieille négritude, dont la décomposition fétide et sonore (Son

ventre se convulse et résonne ; la menace de ses grondements intestins) fait craquer le vieux bateau

négrier, correspond le mouvement inverse, celui de la nouvelle négritude, du New Negro343, debout sur

le navire lustral.

— Le texte prend à deux reprises l’aspect d’un calligramme, avec une disposition des vers qui semble

dessiner un navire voguant sous sa grand-voile.

341 Qui purifie. 342 S'emploie pour noter un bruit semblable au bruit de la chute d'un corps solide dans un corps plus ou

moins liquide, ou d'un corps plus ou moins liquide sur un corps solide.

343 The New Negro : An Interpretation est le titre d’une anthologie éditée par Alain Locke, en 1925. Elle se divise

en : « The Negro Renaissance » et « The New Negro in a New World ».

Kora Véron 140

— Dans la version de 1939, les six derniers vers (qui commencent par debout sous les étoiles, ajoutés à la

main, marquent le début de la fin plus vertigineuse, indiquée par Césaire dans sa lettre de mai 1939 à son

éditeur. Nous ne savons donc pas comment le (ou les ?) manuscrit antérieur se terminait.

— Le terme « négraille » et son odeur d’oignons frits sont empruntés au roman, Le Négrier, déjà cité, où

l’on peut lire le passage suivant, dont l’intrigue se passe à Saint-Pierre344 :

« En parcourant, pour prendre connaissance des lieux, les rues de cette ville, encore si nouvelle pour moi,

et que l'on a surnommée le petit Paris des Antilles, je fus surpris de sentir, avec l'air brûlant qu'on y

respire, une odeur fade qui me soulevait le cœur. M. de Livonnière, que j'interrogeai sur la cause de cette

perception assez désagréable, me demanda de quoi je voulais parler.

— Mais de l'odeur affadissante qui me suit partout ! lui répondis-je.

— Tu sens l'oignon frit, n'est-ce pas, me dit-il, en retroussant un coin de sa lèvre supérieure, avec une

expressive contraction de nez.

— Eh ! oui, sans doute; je sens quelque chose comme ça!

— Eh bien ! c'est la négraille qui a cette senteur là, mon ami.

— Quoi ! c'est là l'odeur du nègre?

— Pas autre chose, et c'est bien assez. Mais si ces gaillards là n'ont pas un bon fumet et ce qu'on appelle du

bouquet, leur peau n'en est pas moins un fameux article de vente ; et si nous avions plein la cale d'un navire

de trois cents tonneaux seulement, de cette marchandise que tu vois galoper et que tu sens puer si mauvais

dans les rues, toi et moi nous n'aurions plus besoin de nous risquer à battre des entrechats sur la quille

d'une barque, comme nous l'avons fait il n'y a pas encore une semaine à bord de la défunte Gazelle. »

par la mer cliquetante de midi

par le soleil bourgeonnant de minuit

écoute épervier qui tiens les clefs de l’orient

344 Édouard Corbière, Le Négrier, aventures de mer. Le Havre : H. Brindeau, 1855 (quatrième édition), p. 294-295.

Kora Véron 141

par le jour désarmé

par le jet de pierre de la pluie

écoute squale qui veille sur l’occident

écoutez chien blanc du nord, serpent noir du midi

qui achevez le ceinturon du ciel

il y a encore une mer à traverser

oh encore une mer à traverser

pour que j’invente mes poumons

pour que le prince se taise

pour que la reine me baise

encore un vieillard à assassiner

un fou à délivrer

pour que mon âme luise aboie luise

aboie aboie aboie

mon âme (ha ha ha)

et que hulule la chouette mon bel ange curieux.

Le maître des rires ? C’est moi

Le maître du silence formidable ? C’est moi

Le maître de l’espoir et du désespoir ?

Le maître de la paresse ? Le maître des danses ?

C’est moi !

et pour ce, Seigneur aux dents blanches

les hommes au cou frêle

reçois et perçois fatal calme triangulaire

— Ces strophes ont été insérées dans l’édition Bordas de 1947. On y retrouve l’humour provocateur de

cette période et on peut établir un lien avec :

Je [[sais]] [déclare] mes crimes et qu’il n’y a rien à dire pour ma défense.

Danses. Idoles. Relaps. Moi aussi.

J’ai assassiné Dieu de ma paresse de mes paroles de mes gestes de mes chansons obscènes […]

Vers à l’intérieur desquels Césaire avait ajouté, Moi aussi, avec une insistance sur le « moi » que l’on

Kora Véron 142

retrouve dans l’épiphore : C’est moi ; reprise en écho comique dans l’assonance en « oi » de la répétition :

aboie aboie aboie) et en « a », dans : mon âme (ha ha ha).

— Le navire lustral est en marche, avec la négraille debout, à la barre. Il est guidé par le soleil et les

constellations, auxquelles le poète s’adresse : écoute épervier qui tiens les clefs de l’orient ; écoute squale

qui veille sur l’occident ; écoutez chien blanc du nord, serpent noir du midi.

Les noms de ces constellations s’inscrivent dans une certaines réalité astronomique : L’épervier peut

renvoyer à la constellation de l’Aigle ; il existe bien une constellation du Grand Chien, dans laquelle on

trouve Sirius, l'étoile la plus brillante de la voûte céleste, et une constellation du Petit Chien ; celle du

Serpent existe également ; et s’il n’y a pas de constellations du Squale, on trouve celle de la Baleine, de la

Dorade ou du Dauphin. Mais les repères sont brouillés, de quel Est et de quel Ouest s’agit-il, si l’on

considère que l’Europe est orientale d’environ 7 000 kilomètres par rapport aux Antilles et que le Nord s’y

trouve beaucoup plus au sud que depuis Paris ?

— Faut-il y voir dans ces noms de constellations une symbolique liée à la guerre froide, comme l’a parfois

affirmé la critique ? Cette interprétation est farfelue. D’une part parce que si Césaire a bien ajouté ce

passage à l’édition de mars 1947, période à laquelle il était bien un homme politique communiste, il ne l’a

pas retiré pour l’édition de juin 1956, date à laquelle, il ruminait sa rupture avec le Parti communiste

français, qui sera effective en octobre ; ni dans les éditions suivantes. Surtout, l’épervier peut difficilement

passer pour un éloge de l’Union soviétique, si l’on se souvient que cet oiseau rapace était associé à la mort

de Toussaint (c’est un homme seul qui fascine l’épervier blanc de la mort blanche).

— Le chien blanc du nord est, en revanche, assurément une métaphore des puissances esclavagistes où les

chiens étaient utilisés pour terroriser les esclaves (le molosse fait partie de la liste des sévices et les Nègres

récalcitrant sont jetés en pâture aux chiens, dans les vers : En vain pour s’en distraire le capitaine pend à

sa grand’vergue le nègre le plus braillard ou le jette à la mer, ou le livre à l’appétit des molosses), ou pour

les rechercher en cas d’évasion. Le roman de Romain Gary, Chien blanc, publié en 1970, chez Gallimard,

témoigne que certaines habitudes ont persisté, les « chiens blancs » étant dressés dans les États du Sud

pour s’attaquer aux Noirs. Le chien est souvent associé à cette violence raciste dans la poésie de Césaire,

comme dans : « Chiens des nuits » 345 , et « Des crocs » 346, publiés dans Ferrements347.

345 Les Écrits, p. 246. 346 Idem 347 Seuil, février 1960 : Les Écrits, p. 315-316.

Kora Véron 143

— Le serpent, au contraire, est souvent positif dans le bestiaire de Césaire, qui en fait, par exemple, son

animal-totem dans « Au serpent », poème écrit pendant la guerre et qui sera repris dans le recueil Soleil

cou coupé, en avril 1948348 :

Il m’est arrivé dans l’effarement des villes de chercher quel animal adorer. Alors je remontais aux

temps premiers. […]

O serpent dos somptueux enfermes-tu dans ton onduleuse lanière

l’âme puissante de mon grand père ?

Salut à toi serpent par qui le matin agite la belle chevelure

mauve des manguiers de décembre et pour qui la nuit invention

du lait dégringole de son mur des souris lumineuses […]

— Commenter le squale occidental serait superflu.

— Au delà de cette symbolique, les constellations du Cahier, inscrivent la liberté de la négraille et sa

dignité recouvrée, dans un contexte naturel et cosmique.

— fatal calme triangulaire, peut évoquer la Sainte Trinité, à laquelle sont destinés les hommes au cou

frêle, que le Seigneur pourra dévorer des ses dents blanches. Le vers annonce aussi la fin à la traite

négrière (commerce triangulaire), nouvelle donne, nouvelle fatalité imposée au Seigneur qui représente

l’Église et le « maître ». Le fatum a changé de camp.

— Les vers les plus importants sans doute, de ce passage sont : il y a encore une mer à traverser / oh

encore une mer à traverser qui annoncent un long parcours. Les épreuves ne sont pas terminées : mais

l’œuvre de l’homme vient seulement de commencer / et il reste à l’homme de conquérir toute interdiction

immobilisée aux coins de sa ferveur.

[[à moi mes danses

mes danses de mauvais nègre

à moi mes danses

la danse brise-carcan 348 Soleil cou coupé, K éditeur (Le Quadrangle), 23 avril 1948, p. 68 : Les Écrits, p. 142-144.

Kora Véron 144

la danse saute-prison

la danse il-est-beau-et-bon-et-légitime-d’être-nègre

— Après la dénonciation ironique du bon nègre, le poète revendique à nouveau son état de mauvais

nègre, de Nègre non assimilé, non assimilable. On passe donc du bon nègre antiphrastique à : il-est-beau-

et-bon-et-légitime-d’être-nègre. On peut y lire un écho au titre du journal Légitime défense et au poème

de Rimbaud, « Mauvais sang », déjà cité :

« Oui, j'ai les yeux fermés à votre lumière. Je suis une bête, un nègre. Mais je puis être sauvé. Vous êtes de

faux nègres, vous maniaques, féroces, avares. Marchand, tu es nègre ; magistrat, tu es nègre ; général, tu es

nègre ; empereur, vieille démangeaison, tu es nègre : tu as bu d'une liqueur non taxée, de la fabrique de

Satan. — Ce peuple est inspiré par la fièvre et le cancer. Infirmes et vieillards sont tellement respectables

qu'ils demandent à être bouillis. — Le plus malin est de quitter ce continent, où la folie rôde pour pourvoir

d'otages ces misérables. J'entre au vrai royaume des enfants de Cham.

Connais-je encore la nature ? me connais-je ? - Plus de mots. J'ensevelis les morts dans mon ventre. Cris,

tambour, danse, danse, danse, danse ! Je ne vois même pas l'heure où, les blancs débarquant, je tomberai

au néant.

Faim, soif, cris, danse, danse, danse, danse ! »

— Mais ce passage permet également de dater l’écriture de la première version du Cahier puisque l’on

trouve l’expression : il est beau et bon et légitime d’être nègre, dans le troisième numéro de L’Étudiant

noir, daté de mai-juin 1935 :

Dès lors, s’il est vrai, que le philosophe révolutionnaire est celui qui élabore les techniques de

libération, s’il est vrai que l’œuvre de la dialectique révolutionnaire est de détruire « toutes les

perceptions fausses prodiguées aux hommes pour voiler leur servitude », ne devons-nous pas

dénoncer l’endormeuse culture identificatrice et placer sous les prisons qu’édifia pour nous le

capitalisme blanc, chacune de nos valeurs raciales comme autant de bombes libératrices ? Ils ont

donc oublié le principal, ceux qui disent au nègre de se révolter sans lui faire prendre d’abord

conscience de soi, sans lui dire qu’il est beau et bon et légitime d’être nègre.

À moi mes danses et saute le soleil sur la raquette de mes mains

Kora Véron 145

Mais non l’inégal soleil ne me suffit plus

— Ce vers marque le passage du soleil au vent, avant l’ascension finale. Pour l’anecdote, Césaire était assez

acrobate dans sa jeunesse et aimait les pirouettes. Dominique Desanti m’avait raconté, dans un entretien

de décembre 2005, qu’elle avait fait la connaissance de Césaire en allant rejoindre son futur époux, Jean-

Toussaint Desanti, à l’occasion d’une garden-party de fin d’année, organisée en 1937, rue d’Ulm. Césaire

était sur les toits de l’École, « cette fois très heureux car il avait conquis Suzanne349, de haute lutte, car elle

était très belle et très courtisée, y compris par l’ami Senghor. Césaire fait un soleil et un impeccable grand

écart et il se présente à moi : ‘Aimé Césaire de Fort-de-France’. » Ils récitèrent alors ensemble une strophe

du « Bateau ivre ».

— Le soleil est inégal, car, comme nous l’avons lu dans le Cahier, il peut être vénérien, malade,

contagieux : Au bout du petit matin le soleil qui toussote et crache ses poumons ; comme il peut être

angélique : Soleil, Ange Soleil, Ange frisé du Soleil.

enroule-toi, vent, autour de ma nouvelle croissance

pose-toi sur mes doigts mesurés

Je te livre ma conscience et son rythme de chair

Je te livre les feux où brasille ma faiblesse

Je te livre le chain-gang350

Je te livre le marais

Je te livre l’in-tourist351 du circuit triangulaire

Dévore vent

Je te livre mes paroles abruptes

349 Aimé et Suzanne Césaire se marient le 10 juillet 1937. 350 « Un chain gang est un groupe de prisonniers enchaînés ensemble et contraints d'effectuer des travaux pénibles,

consistant par exemple à casser des rochers, généralement le long des routes et voies ferrées en construction. Ce

système a principalement été utilisé aux États-Unis où, en 1955, il a été abandonné dans tous les États à l'exception

de l'Arizona. » (Wikipédia) 351 « Intourist est une agence de voyage créée le 12 avril 1929 en Union soviétique. À l'époque de sa création, l'URSS

fonctionnait selon un système d'économie planifiée et centralisée, et Intourist était alors en situation de monopole

: c'était donc le seul interlocuteur pour quiconque souhaitait voyager dans les républiques soviétiques. »

(Wikipédia)

Kora Véron 146

Dévore et enroule-toi

Et t’enroulant embrasse-moi d’un plus vaste frisson

Embrasse-moi jusqu’au nous furieux

Embrasse, embrasse NOUS

Mais nous ayant également mordus !

Jusqu’au sang de notre sang mordus !

Embrasse, ma pureté ne se lie qu’à ta pureté

Mais alors embrasse !

Comme un champ de justes filaos352

le soir

nos multicolores puretés.

Et lie, lie-moi sans remords

lie-moi de tes vastes bras à l’argile lumineuse

lie ma noire vibration au nombril même du monde

Lie, lie-moi, fraternité âpre

Puis, m’étranglant de ton lasso d’étoiles

monte, Colombe

monte

monte

monte

Je te suis, imprimée en mon ancestrale cornée blanche

Monte lécheur de ciel

Et le grand trou noir où je voulais me noyer l’autre lune

c’est là que je veux pêcher maintenant la langue maléfique de la nuit en son immobile verrition !]]

— Le poète est devenu un arbre à la nouvelle croissance vertigineuse : (à force de regarder les arbres je

suis devenu un arbre / et mes longs pieds d’arbre ont creusé dans le sol de longs trous à serpents de

larges sacs à venin de hautes villes d’ossements). Le pays natal est donc une terre natale, où prendre

racine. La métaphore du poète-arbre fonctionne comme synecdoque de l’arbre de la négritude.

— Il s’adresse tout d’abord au vent, celui-là même qui soufflait dans les voiles du bateau de la négraille

libre. Un vent aux vertus purificatrices, et à la dévoration duquel le poète livre tous les malheurs, tous les

352 Arbre aux rameaux filiformes, d'origine tropicale, croissant en terrain humide et que l'on cultive pour son bois

utilisé en menuiserie.

Kora Véron 147

miasmes, toutes les corruptions passées. On comprend a posteriori le passage du prologue, ajouté en

1947 : je nourrissais le vent.

— Le vent est invité à s’enrouler autour du poète-arbre, puis, plus généralement autour d’un NOUS qui

comprend tous les hommes (nos multicolores puretés), l’humanité entière étant comparée à un champ de

justes filaos. L’étreinte exaltée et le baiser purificateurs du vent scellent avec le poète-arbre une nouvelle

alliance, par le sang. Non plus le sang qui ceinturait la mémoire du poète (Ma mémoire est entourée de

sang), mais un sang dont la splendeur a enfin éclaté (la splendeur de ce sang n’éclatera-t-elle point ?), qui

établit un lien de fraternité âpre, le tronc de l’arbre-poète présentant des aspérités, des blessures353.

On peut y lire le fondement d’une nouvelle religion (conformément à une des étymologies possibles du

terme : religare), une religion naturelle, voire animiste, fraternelle, le vent représentant un nouveau

souffle divin.

— lie ma noire vibration au nombril même du monde : Ce vers est parfois interprété comme une image

érotique. J’en doute. Quelle serait la cohérence sémantique d’un sexe noir lié à un nombril, fût-il du

monde ? J’y vois plutôt le désir d’un profond enracinement du tronc noir-poète, au nombril même du

monde, au fond de la terre (dans mes profondeurs à hauteur inverse du vingtième étage des maisons les

plus insolentes). Un poète-arbre animé par le souffle du vent dans ses branches, animé spirituellement,

poétiquement ; mais un poète-arbre planté solidement, donc en une immobile verrition ? J’y reviens.

— Le poète-arbre s’adresse ensuite à la Colombe (antithèse de Christophe Colomb ?), symbole également

de liberté et de pureté, mais renvoyant aussi à la Colombe de l’Arche, qui redonne espoir après le déluge.

Le mouvement d’ascension se poursuit, souligné par la disposition des vers, la répétition monte, et par

l’assonance en « on ».

monte, Colombe

monte

monte

monte

Je te suis. […]

353 Et voyez l’arbre de nos mains ! / il tourne pour tous, les blessures incises en son tronc / pour tous le sol travaille

/ et griserie vers les branches de précipitation parfumée !

Kora Véron 148

Le poète-arbre suit du regard la Colombe qui s’élève, et l’élève dans un même mouvement : Je te suis,

imprimée en mon ancestrale cornée blanche en étranglant ses branches d’un lasso d’étoiles. Le poète-

arbre noir a donc aussi, depuis toujours, une part de blancheur (celle de la cornée). Ceci invalide par

l’absurde la division binaire noir / blanc et les stéréotypes raciaux qui peuvent y être associés. Notons que

les étoiles ont repris leur envol, contrairement à ce qui était indiqué (92-93) : Au bout du petit matin, la

grande nuit immobile, les étoiles plus mortes qu’un balafong crevé. / Le bulbe tératique de la nuit, germé

de nos bassesses et de nos renoncements…

— Monte lécheur de ciel est une apostrophe ambiguë. Le poète, qui a cessé de s’adresser au vent, vient de

parler à la Colombe, mais la Colombe est féminine, donc elle peut difficilement être UN lécheur. Le poète

s’adresse donc à lui même. Il avait léché la Caraïbe (Et je te lèche de mes langues d’algues.), il peut aussi

désirer également lécher le ciel de ses branches.

— Loin de l’éclat ambigu du soleil, le tableau de la métamorphose collective est illuminé d’une douce

lumière nocturne, celle de l’argile lumineuse des vastes bras du vent, celle du lasso d’étoiles, celle de la

lune, l’une et l’autre lune ; en clair-obscur, en blanc et noir. Au bout du petit matin s’achève donc pendant

la nuit, avant un nouveau petit matin, un nouveau jour, un nouvel espoir. Comme si la pièce avait

respecté l’unité de temps du théâtre classique : d’un petit matin à un autre petit matin. Mais Le Cahier

serait une tragi-comédie, une tragédie qui finit bien.

— Les deux derniers vers (Et le grand trou noir où je voulais me noyer l’autre lune / c’est là que je veux

pêcher maintenant la langue maléfique de la nuit en son immobile verrition !) restent mystérieux, en

raison surtout de verrition, qui a fait couler beaucoup d’encre.

Michel Hausser, dans son article : « et la négritude fut plantée… »354, reprend quelques définitions

saugrenues de la critique défaite devant ce mot considéré un long moment comme un hapax. Il

approuve, en revanche, l’hypothétique étymologie selon laquelle verrition, viendrait du latin :

verrere, dans le sens de « balayer ». Si on considère que le grand trou noir représente la nuit, le poète

donnerait donc un grand coup de balai nocturne. Étrange ! Hauser argumente, mais n’en reste pas là.

Verrition n’est ni néologisme, ni hapax, puisqu’on trouve sa définition dans le Dictionnaire national de

Bescherelle, publié en 1843-1845. Le terme signifie : « Mouvement de la langue qui se recourbe en

dessous ou au dessus ». Hausser indique que l’étymon serait donc à chercher non dans verrere

354 Présence africaine, n° 151/152, 3° et 4° trimestre 1995, p. 61-73.

Kora Véron 149

(« balayer ») mais dans vertere (« tourner »), les deux verbes ayant même supin (versum) mais non même

origine. » Il établit enfin un lien discret entre verrition et « vérité ».

On a retrouvé depuis l’ouvrage : Physiologie du goût, ou Méditations de gastronomie transcendante ...

Dédié aux gastronomes parisiens par un professeur, de Jean Anthelme Brillat-Savarin355 qui écrit, dans sa

« Deuxième méditation » :

« La langue des animaux ne passe pas la portée de leur intelligence: dans les poissons, ce n'est qu'un os

mobile; dans les oiseaux, généralement, un cartilage membraneux; dans les quadrupèdes, elle est souvent

revêtue d'écailles ou d'aspérités, et d'ailleurs elle n'a point de mouvements circonflexes.

La langue de l'homme, au contraire, par la délicatesse de sa contexture et des diverses membranes dont

elle est environnée et avoisinée, annonce assez la sublimité des opérations auxquelles elle est destinée.

J'y ai, en outre, découvert au moins trois mouvements inconnus aux animaux, et que je nomme

mouvements de spication, de rotation et de verrition (à verro, lat., je balaye). Le premier a lieu quand la

langue sort en forme d'épi d'entre les lèvres qui la compriment; le second, quand la langue se meut

circulairement dans l'espace compris entre l'intérieur des joues et le palais; le troisième, quand la langue,

se recourbant en dessus ou en dessous, ramasse les portions qui peuvent rester dans le canal demi-

circulaire formé par les lèvres et les gencives. »

Mais cette source n’est-t-elle pas incongrue ? Comment imaginer Césaire utiliser une image aussi peu

ragoûtante comme dernier mot du Cahier ? D’autre part, ce texte paraît dans une section intitulée :

« Suprématie de l’homme », ce qui ne semble pas très cohérent avec le contexte.

— Question supplémentaire : de quel grand trou noir peut-il être question ? Le ciel nocturne ? Le trou noir

du « monde noir » afin d’y pécher une langue, celle d’une nouvelle poésie comme nouvelles « fleurs du

mal ».

Cette hypothèse serait cohérente avec l’étymon vertere. Le retournement de la langue serait donc un

mouvement analogue à celui que fait le suicidé [qui] s’est étouffé avec la complicité de son hypoglosse en

retournant sa langue pour l’avaler. Une fois la langue « avalée », elle est bien immobile, ainsi d’ailleurs que

tout le pauvre esclave qui s’est suicidé. Sauf qu’il ne s’agit plus ici de se suicider, de s’étouffer ou de se

noyer, comme l’Ophélie noire (au corps lumineusement obscur) ; ni de se laisser tourner la voix (Mais qui

tourne ma voix ? qui écorche ma voix ? Me fourrant dans la gorge mille crocs de bambou. Mille épieux

d’oursin), mais bien de donner naissance à une langue personnelle, une parole, une voix, une nouvelle

355 Paru pour la première fois chez A. Sautelet et Cie, en 1826.

Kora Véron 150

poésie (le terme « vers » vient de versus, participe passé de vertere), en ayant conjuré les menaces

d’étouffement, comme on a pu le lire dans l’entretien avec Depestre356 déjà cité, au cours duquel Césaire

évoque l’écriture du Cahier : En réalité, si tu veux, je suis devenu poète en renonçant à la poésie. Tu vois

ce que je veux dire ? La poésie était pour moi le seul moyen de rompre avec la forme régulière française

qui m’étouffai t .

Dans cet entretien, Césaire évoque ensuite les écrivains français qui ont compté pour lui lorsqu’il a

commencé à écrire : Mallarmé, Rimbaud, Lautréamont et Claudel. Cependant, ajoute-t-il, il lui a fallu créer

une langue nouvelle à partir du français, qui puisse rendre compte de l’héritage africain. Il précise :

Autrement dit, pour moi le français était un instrument que je voulais plier à une expression nouvelle. Je

voulais faire un français antillais, c’est-à- dire un français nègre, qui tout en étant du français porte la

marque « nègre ». La langue maléfique de la nuit péchée dans le grand trou noir ; et transformée en une

langue de lécheur de ciel.

Kora Véron Leblé

356 « Entravistas con Aimé Césaire », Casa de las Américas, n° 49, juillet-août 1968, p. 137-142. Traduit en français

dans : René Depestre, Pour la révolution, pour la poésie, deuxième partie du chapitre: « Un Orphée des

Caraïbes ». Ottawa : Éditions Leméac, 1974, p. 156-171

: Les Écrits : p. 415-416.