Busdesmines ETHIRION Busdesmines Tout le monde descend BELGIQUE Mer du Nord AISNE PAS-DE-CALAIS...

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Page 1: Busdesmines ETHIRION Busdesmines Tout le monde descend BELGIQUE Mer du Nord AISNE PAS-DE-CALAIS SOMME NORD 40 km Lille Roubaix Méricourt Wa!relos Libercourt Valérie, 55 ans, donttrente-huit

I l est 5 h 57. Comme tous les matins,Valérie grimpe dans le «bus des mi-nes», qui commence sa tournée à Mé-ricourt, dans le Pas-de-Calais, et ef-fectue 80 kilomètres et une dizained’arrêts pour desservir trois sites del’entreprise de vente à distanceLa Redoute, à Roubaix et Wattrelos

(Nord). Cheveux blonds mi-longs et regardvif, Valérie salue le chauffeur et s’installedeux rangées derrière lui. «On ne va pas lelaisser tout seul.»«J’aurai fait l’équivalent de 17 fois le tour dumonde dans ce bus»,dit-elle. A 55 ans, elle ena passé trente-huit à La Redoute, à Wattrelos,où elle a été successivement emballeuse, ra-masseuse, contrôleuse aux stocks et em-ployée aux retours. Elle y est entrée en 1975,à 17 ans. «Ma grande sœur y bossait et ellem’avait dit qu’ils cherchaient dumonde.Quinzejours après, j’étais embauchée.»Une périodequi prendra fin le 1er juillet, date à laquelleLa Redoute a décidé d’arrêter le bus des mi-nes, qui achemine gratuitement des salariées

de leur domicile, dans l’ex-bassin minier duPas-de-Calais, jusqu’à leur lieu de travaildans le Nord, et les ramène chez elles à la finde la journée.

Trente salariées au pied dumur«Financièrement, ça ne sera pas tenable. Si jevais au travail par mes propres moyens, je nepourrai plusmanger», constate t-elle. Ache-ter, assurer et utiliser une voiture lui coûte-rait 500 euros par mois, une dépense que ses1250 euros net mensuels –primes et 13e moiscompris– ne lui permettent pas d’assumer.Et ce ne sont pas les 1 900 euros de primes

Mis enplace dansles années 30parles usines duNordpour acheminer lesouvrières dubassinminier, les cars sesont raréfiés avecle déclin industriel.Le tout derniers’arrêtera le 30 juin.La fin d’une époque.

ParNICOLASRICHAUDEnvoyé spécial dans le Nord-Pas-de-CalaisPhotosAIMÉETHIRION

BusdesminesTout lemondedescend

BELGIQUE

Mer du Nord

AISNE

PAS-DE-CALAIS

SOMME

NORD

40 km

Lille

Roubaix

Méricourt

Wa!relos

Libercourt

Valérie, 55 ans,dont trente-huit

à La Redoute,le 13 mai

à Méricourt.«Si je vais au

travail par mespropres moyens,

je ne pourrai plusmanger.»

Les «filles des mines» dans leur bus vers 1980.

proposés par La Redoute pour passer le per-mis qui changeraient la donne.Comme elle, près de 30 salariées de l’entre-prise vivant dans le Pas-de-Calais mais aussidans le Nord ont été mises au pied du mur ily a quelques mois. L’arrêt du bus ne leur of-frait que deux perspectives : se débrouillerpour faire la route ou ne plus venir du tout. Uncoup dur pour celles qu’on appelle toujoursles «filles des mines». Un surnom donné il ya plusieurs décennies par les gens du Nord àces milliers de femmes qui travaillaient dansles usines de Roubaix et des environs, maisqui étaient originaires du Pas-de-Calais voi-sin, alors fertile en mineurs de fond.La Redoute, La Lainière, Sartel… Toutes lesgrandes entreprises textiles du Nord avaientmis en place ce transport gratuit pour les sa-lariés. En 1926, la direction de la Lainière (quia fermé ses portes en 2000) avait pris contactavec la Compagnie des chemins de fer duNord pour demander la mise en place de laligne Libercourt-Wattrelos afin de faciliter ledéplacement des salariées du Pas-de-Calais.Requête refusée. La Lainière a alors lancé l’undes tout premiers bus des mines au début desannées 30. Un dispositif qui s’est généraliséentre les années 50 et 70. Cette logistique

LIBÉRATION LUNDI 20MAI 201334 •GRANDANGLE

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était complexe et surtout coûteuse pour lesusines, mais, en ce temps-là, Wattrelos,Tourcoing et Roubaix n’étaient pas encore leszones sinistrées d’aujourd’hui, au contraire.«Les usines textiles poussaient comme deschampignons, le Nord-Pas-de-Calais, c’étaitla vache à lait de la France», se souvient Fran-cis Bohée, coprésident de l’associationLes Amis de la Lainière et du textile. Consi-déré comme l’historien local, il a travaillétrente-cinq ans à la Lainière de Roubaixavant d’en être licencié en 1996.

En bigoudis le samedi matinA l’époque, plus de 5 000 filles du Pas-de-Calais, souvent issues de l’immigration polo-naise, étaient déposées chaque jour près deleur entreprise par plusieurs dizaines de busdes mines. «Il y avait un tel besoin demain-d’œuvre dans le Nord que les industriesdu coin sont allées les chercher dans le Pas-de-Calais jusqu’à Liévin, à plus de 50 km, racontecelui qui a fini sa carrière en tant que contre-maître.Elles ontmis en place ces bus pour quela distance ne décourage pas les filles desminesde venir travailler dans le Nord.»Pourquoi des filles?«Parce que ramasseuse,emballeuse, tout ça, c’était vu commedes “mé-tiers de femme”. Elles travaillaient toutes dansla fabrication. Il n’y en avait pas une dans lesbureaux, où les postes étaient dévolus aux gensduNord, à des hommes pour l’essentiel, expli-que Francis Bohée. Pour elles, c’était le seuldébouché. En dehors desmines, il n’y avait riendans le Pas-de-Calais.»Les bus ont peu à peu disparu du paysage aurythme des suppressions d’emplois et desfermetures d’usines durant les «trente pi-teuses», selon l’expression de l’économisteNicolas Baverez, sur fond de déclin industrielet de mondialisation. Jusqu’à ce qu’il n’enreste qu’un : celui qu’empruntent encorepour quelques semaines Valérie et sescollègues.6 h 12. Premier arrêt, Noyelles-sous-Lens.Danièle et Jacqueline escaladent les marchesdu bus.«Bonjour tout le monde!» s’écrient-elles gaillardement avant de s’installer. Ellesaussi ont été embauchées à La Redoute grâceà leurs grandes sœurs qui y travaillaient.«Al’époque, c’était plus familial, on avait envie devenir travailler.» L’histoire de ce bus, c’estaussi celle de leurs 20 ans. «Dans les an-nées 70, certaines arrivaient le samedi matinavec des bigoudis, bienmaquillées, pour allerdirectement au bal le soir. D’autres ne repas-saient même pas chez elles en revenant du balet montaient directement dans le bus en jupeslarges, pour aller travailler», se souvient Valé-rie. La sainte Catherine (patronne des fillesà marier) et la saint Eloi (patron des tra-vailleurs) étaient des jours de fête.«On ra-menait toutes des bouteilles. Ces soirs-là, le bustanguait,mais pas parce qu’il y avait des trousdans la route.»A travers la vitre du car, les maisons en bri-que rouge se succèdent de village en village.Ce matin, certaines dorment. D’autres se ra-content des «cafougnettes», («bêtises» ench’ti), mais les années ont passé. La majoritédes filles des mines ont désormais entre 50et 60 ans.«C’est plus calme aujourd’hui. Onpapote, on se raconte les aléas de nos vies, ceque deviennent nos petits.» Fini le temps oùil y avait des chefs de car. Des femmes, sou-vent les doyennes, qui avaient pour rôle derappeler à l’ordre les plus jeunes qui faisaienttrop de bruit en s’amusant et empêchaientles autres de dormir. Elles étaient aussi làpour régler les problèmes de places, quandune fille s’asseyait sur le siège d’une autre.A l’époque où les bus étaient pleins, lesplaces se répartissaient à l’ancienneté.«Lespremières années, j’ai eu droit à un strapon-

tin», se rappelle Valérie. Aujourd’hui, denombreuses rangées de ce bus, climatisé,sont vides.

De la famille Polletau groupe Pinault

«A l’époque, on ne passait pas le permis à18 ans, on n’avait pas de voitures, rappelle Jac-queline.C’est nosmaris qui déposaient les en-fants chez la nourrice.Onne les a pas beaucoupélevés, on n’était pas souvent à la maison.»Certaines commençaient à 5 heures du matinet se levaient donc à 3 heures. Aujourd’huiencore, les journées sont longues :

7h45-17h15 et près d’une heure et demie detransport en moyenne pour toutes, qu’ellesviennent des environs de Douai ou de Lens.Les arrêts défilent: Harnes, Leforest, Auby,le bus se remplit, les cafougnettes fusent, lessouvenirs s’égrènent.«En 1973, La Redoutea voulu faire payer le bus aux dernières embau-chées: 5 francs la semaine alors que ça allaitrester gratuit pour les plus anciennes.Unmatin,pour protester, aucune d’entre nous n’est des-cendue du bus à l’arrivée, raconte Jacqueline.La direction est venue voir et il n’y amême paseu de discussion. En trente secondes, c’était ré-glé, les bus étaient de nouveau gratuits pour

toutes. A l’époque, l’usine ne tournait pas sansnous.»Autres temps, autre rapport de force.En décembre, le débrayage pour contesterl’arrêt du bus n’a guère mobilisé et n’a pasfait changer d’avis la direction.La Redoute, plus les filles en parlent au pré-sent, plus le ton est grinçant. «Dès les an-nées 90, on s’est dit qu’on entrait dans une pé-riode difficile, on sentait que les tempschangeaient», souffle Valérie. En 1994, legroupe Pinault rachète La Redoute. Au revoirla famille Pollet, le paternalisme, le patronqui passe dans les ateliers pour serrer la maindes ouvriers, bonjour le «managerialisme»,la culture du chiffre, les boss sans visage.«On a l’impression de n’être que des statisti-ques, des pourcentages, des graphiques,débiteà une cadence de mitraillette une anciennequi aura bientôt quarante ans de boîte. Onnous traite en quantité négligeable, desmoinsque rien, de la poussière qu’on fout sous le tapis.Il fallait voir le cadre qui a décidé ce plan et avecqui on a essayé de discuter : “C’est moi quiparle, c’est moi qui décide.” Un macho, unphallocrate et un connard.»Contrairement à Valérie, cette ouvrière nequittera pas La Redoute en juillet. Elle est àquelques mois de la retraite et s’est résignéeà faire du covoiturage jusqu’à ses 62 ans.«Ilfaut être réaliste. A nos âges, Pôle Emploi ne varien nous proposer.» Pour le bus, elle a untemps pensé lutter mais s’est fait une raison.«Vu le nombre qu’on est, les débrayages, ça nesert à rien. Et puis, je n’ai pas bossé pendantquarante ans pourme retrouver à cinq devantune porte à faire grève.»

Covoiturage ou reconversion7h45. Les filles sortent du car et se dirigentvers l’usine de la Martinoire, à Wattrelos.«Depuis l’annonce de la suppression du bus,elles ne parlent que de ça»,dit le chauffeur. Le22 novembre, ce qui n’était qu’un bruit decouloir était confirmé et se répandait commeune traînée de poudre parmi les filles.«Je l’aiappris dans le bus, se souvient Valérie. J’étaistrès en colère, jamais je n’aurais pensé perdremon boulot.»Comment ce bus accordé pen-dant des dizaines d’années pouvait-il êtresupprimé du jour au lendemain?«Il s’agissaitd’un accord verbal, explique Jean-ClaudeBlanquart, délégué CFDT à La Redoute.Dansune affaire similaire, il y a quelquesmois, la jus-tice a estiméquemettre unvéhicule àdispositionde salariés, sans que cela soit écrit noir surblanc, relève de l’usage. Ce n’est pas un avan-tage acquis.»L’occasion était trop belle pourl’entreprise de diminuer ses coûts, alors quele chiffre d’affaires s’effondre depuis deuxans. «C’est vrai que ce bus coûtait cher[260 000 euros par an, ndlr],mais on a pro-posé des solutions, dont lamise enplace de deuxminibus…Ladirection n’a rien voulu entendre.»Le bus fera son ultime trajet le 30 juin. Pas dequoi abattre les filles des mines.«Elles ont unementalité de battantes»,dit Jean-Claude Blan-quart. Au final, une dizaine d’entre elles ontbénéficié d’une préretraite. Deux seront à laretraite d’ici au 1er juillet. Les autres vont soitfaire du covoiturage, soit se reconvertir.Au milieu de son salon où courent ses deuxpetits-enfants, Valérie pense à l’après. «Jesuis en train de fairemonCV, le premier de toutemavie.»A plus de 50 ans, elle est«prête à toutpour travailler. Je ferai de l’intérim, des petitsboulots, peu importe».Elle reprend:«Acausedes horaires, de la route, j’ai parfois délaissé lesgens que j’aimais, c’estmon seul regret. J’étaissi souvent au travail que parfoismes enfantsmedisaient : “Tu préfères La Redoute à nous.”»Avant de relever la tête:«Même si c’est de lamanutention, moi, je suis fière. Jusqu’à la fin,je resterai une “fille desmines”, je le feraimêmegraver sur ma tombe.»•

Le 13 mai, à bord du bus des mines, qui démarre à 5h57 et parcourt 80 kilomètres.

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