BULLETIN CULTUREL DU LYCEE EDOUARD...

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1 BULLETIN CULTUREL DU LYCEE EDOUARD HERRIOT NUMERO 5 Aventures du livre d’artiste : Première partie Après une interruption due aux multiples obligations de son rédacteur, le Bulletin Culturel revient cette saison et sera cette fois présent de manière régulière. Pour fêter ce retour, je vous propose de voyager au pays des livres espaces, livres peintures, livres gravures, livres objets, que sont les livres dits d’artiste, à l’occasion de la 5° édition de la fête qui chaque année à l’entrée du mois d’octobre les célèbre et les révèle au public dans le petite village haut-savoyard de Lucinges. Pourquoi là plutôt qu’ailleurs ? Parce que Lucinges abrite l’un des très grands écrivains français qui ont marqué au plan mondial notre littérature depuis les années 1950. Il s’agit de Michel Butor, célèbre auteur de La Modification, l’un des livres de littérature contemporaine les plus traduits au monde, et qui est aussi un arbre cachant la forêt d’une œuvre immense, tant par sa qualité que son extension puisque Michel Butor, âgé de 89 ans, a désormais largement dépassé les mille livres ! Il est vrai que certains d’entre eux ne dépassent guère quelques pages, voire un feuillet, constituant tout un peuple de petits ouvrages aux couleurs chatoyantes qui les apparentent à des papillons ivres de lumière et de parfums. Ces livres ont en effet l’étrange et merveilleuse particularité d’appartenir à l’univers mal connu des « livres d’artistes ». De quoi s’agit-il ? Le livre œuvre d’art Beaucoup de beaux livres sont accompagnés d’illustrations, sous forme de reproductions d’œuvres quelquefois créées par des peintres ou des graveurs afin d’orner une œuvre particulière. Gustave Doré en offre un exemple majeur au XIX° siècle, notamment par ses somptueuses gravures pour La Divine comédie de Dante. Le livre d’artiste a quant à lui une ambition très différente, dans la mesure où, traversant le projet de donner de simples illustrations, aussi remarquables soient-elles, il vise l’horizon d’une œuvre totale dans laquelle l’écrivain, le plasticien et l’éditeur, qui sont parfois une seule et même personne, conjuguent leur création respective en un objet dont les éléments textuels, picturaux, parfois photographiques, matériels, typographiques, etc. constituent les organes interdépendants. L’œuvre est alors présente à tous les niveaux de sa réalisation, jusque à sa substance la plus intime, puisque le choix du matériau sur lequel texte et

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BULLETIN CULTUREL DU LYCEE EDOUARD HERRIOT NUMERO 5

Aventures du livre d’artiste : Première partie

Après une interruption due aux multiples obligations de son rédacteur, le Bulletin Culturel revient cette saison et sera cette fois présent de manière régulière. Pour fêter ce retour, je vous propose de voyager au pays des livres espaces, livres peintures, livres gravures, livres objets, que sont les livres dits d’artiste, à l’occasion de la 5° édition de la fête qui chaque année à l’entrée du mois d’octobre les célèbre et les révèle au public dans le petite village haut-savoyard de Lucinges. Pourquoi là plutôt qu’ailleurs ? Parce que Lucinges abrite l’un des très grands écrivains français qui ont marqué au plan mondial notre littérature depuis les années 1950. Il s’agit de Michel Butor, célèbre auteur de La Modification, l’un des livres de littérature contemporaine les plus traduits au monde, et qui est aussi un arbre cachant la forêt d’une œuvre immense, tant par sa qualité que son extension puisque Michel Butor, âgé de 89 ans, a désormais largement dépassé les mille livres ! Il est vrai que certains d’entre eux ne dépassent guère quelques pages, voire un feuillet, constituant tout un peuple de petits ouvrages aux couleurs chatoyantes qui les apparentent à des papillons ivres de lumière et de parfums. Ces livres ont en effet l’étrange et merveilleuse particularité d’appartenir à l’univers mal connu des « livres d’artistes ». De quoi s’agit-il ? Le livre œuvre d’art Beaucoup de beaux livres sont accompagnés d’illustrations, sous forme de reproductions d’œuvres quelquefois créées par des peintres ou des graveurs afin d’orner une œuvre particulière. Gustave Doré en offre un exemple majeur au XIX° siècle, notamment par ses somptueuses gravures pour La Divine comédie de Dante. Le livre d’artiste a quant à lui une ambition très différente, dans la mesure où, traversant le projet de donner de simples illustrations, aussi remarquables soient-elles, il vise l’horizon d’une œuvre totale dans laquelle l’écrivain, le plasticien et l’éditeur, qui sont parfois une seule et même personne, conjuguent leur création respective en un objet dont les éléments textuels, picturaux, parfois photographiques, matériels, typographiques, etc. constituent les organes interdépendants. L’œuvre est alors présente à tous les niveaux de sa réalisation, jusque à sa substance la plus intime, puisque le choix du matériau sur lequel texte et

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images seront inscrits, papier, bois, verre, textile, pierre, participe lui-même de cette opération d’unification de toutes les réalités qui collaborent en tout livre, même le plus ordinaire.

Gustave Doré : une des gravures de la Divine comédie

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Il y a là quelque chose d’un grand œuvre qui fait des créateurs de ces objets très étranges, de véritables alchimistes du livre.

Michel Butor à la Fête du livre de Luncinges, le 3 octobre 20015 Sublimation et recréation du livre sur un autre plan, par une condensation lumineuse de ses matériaux spirituels et matériels, entreprise de dialogue entre les compagnons que sont l’écrivain, le plasticien et l’éditeur, toutes ces dimensions de magie blanche entrent dans le principe poétique de haute intensité qui détermine l’existence des livres d’artistes. A ce niveau de fusion, les différents collaborateurs sont à égalité créateurs d’une œuvre qui n’est plus un simple livre où sont déposés des signes et des images, mais un petit monde complet dont toutes les parties, solidaires les unes des autres, nourrissent l’éclat

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particulier. Un livre d’artiste est en effet semblable aux minéraux et pierres rares aimés des esprits qui jubilent à faire travailler le rêve et la pensée dans une matière déjà transfigurée par ses propres rêves et ses

Livre monde – technique du livre tunnel – par Marina Boucheï propres pensées. La fulgurance longuement maintenue entre ces deux faces engendre alors la poésie seconde du livre d’artiste, celle d’un objet décollant de lui-même et de sa rareté de bijou apparent pour devenir cheminement, arôme spirituel et outre-temps.

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Michel Butor, poète en livres d’artistes L’éthique et la poétique de Michel Butor ne pouvaient que le conduire à la pratique du livre d’artiste qu’il retrouve régulièrement depuis plusieurs décennies et qui semble constituer aujourd’hui l’élément central de son œuvre après la longue période des livres traditionnels dont l’écrivain avait cependant su faire vaciller les formes et les usages comme par exemple en 1962, dans Mobile où l’auteur adopte la polyphonie d’écriture répartie sur les pages à la manière dont le sont les éléments des mobiles de Calder dans l’espace – plus récemment, Gyroscope proposait au lecteur un véritable voyage terrestre à travers continents et cultures, œuvres et périodes historiques, par une division de l’ouvrage en deux hémisphères destinés à être lus chacun dans un sens inverse de l’autre.

La sève et la cendre, livre d’artiste, par Michel Butor et Mylène Besson, Editions Cadastre8zéro

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Jungle urbaine, par Michel Butor et Thierry Lambert qui est dans cet ouvrage à la fois artiste et créateur du livre comme objet. Le goût de l’expérimentation, du dialogue, des inventions artistiques capables de bousculer les habitudes et faire ainsi chanter le phosphore d’une réalité rénovée a toujours habité Michel Butor. Il n’était donc pas étonnant que l’auteur, abandonne de plus en plus régulièrement les formes classiques du livre imprimé en un grand nombre d’exemplaires par une maison d’édition ayant pignon sur rue, pour s’adonner avec de nombreux complices en création à la confection de ces délicieux objets que sont les livres d’artistes, jalousement mais tendrement limités à de petits nombres d’exemplaires, quand ils ne se cristallisent pas dans un exemplaire unique possédant ainsi la mystérieuse beauté d’une étoile descendue sur terre. Ainsi n’est-il guère d’éditeurs et de créateurs de livres d’artistes qui n’aient pas à de certains moments croisé et recroisé Michel Butor et produit avec lui nombre de merveilles. On ne s’étonnera donc pas que ceux qui étaient présents les 3 et 4 octobre derniers aient fait partie, comme chaque année de cette confrérie secrète et cependant publique d’amis en douce folie créatrice !

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Les paroles gelées, par Michel Butor et Robert Lobet qui est à la fois l’auteur des gravures et l’éditeur typographe de l’ouvrage, Editions de la Margeride Ces aventures de l’art sont aussi, ont le comprend, des arborescences d’amitiés qui ouvrent chacun des participants aux univers intérieurs de l’autre et le conduit à se renouveler sans cesse, voire à sublimer par le dialogue des êtres et des arts, certaines expériences parmi les plus universellement humaines, comme celle du deuil. Ainsi Michel Butor a travaillé de longues années avec un merveilleux artiste au nom délicieusement évocateur pour tous ceux qui ont écouté des contes musicaux dans leur enfance : Pierre Leloup. De leur intense collaboration sont nés de très nombreux livres prenant les formes les plus inattendues, selon les techniques les moins imaginables par le lecteur raisonnable pour qui un livre n’est qu’un parallélépipède de papier imprimé enfermé dans l’écrin d’une couverture. Ami de la compagne de Pierre Leloup, Mylène Besson, également artiste de très haute qualité, Michel Butor a conçu avec cette dernière un livre émouvant autour de la perte de l’être cher, celle de Pierre Leloup trop tôt disparu pour Mylène Besson, celle de Marie-Jo, l’épouse irremplaçable de Michel Butor.

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Michel Butor contemplant quelques livres réalisés avec Pierre Leloup, en mai 2011, à Saint Omer

La Reine de Saba, par Michel Butor et Pierre Leloup

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Ainsi est né le magnifique et émouvant Dialogue des veufs, publié par le typographe Laurent Né, qui préside aux destinées de la maison d’édition Index, d’une extrême originalité d’esprit. Livre d’amitié, de partage des deuils qui, au lieu de demeurer propriété privée de l’âme de chacun, en vertu des relations d’intense amitié humaine et créatrice qui unissaient les deux couples, devient un partage de tendresse envers Marie-Jo Butor et Pierre Leloup. Point d’impudeur ni de lamento au lyrisme suspect dans ce livre, mais la solarisation de la condition de solitude à deux du survivant avec le survenant qui l’habite, dans une sorte de double portrait en dialogue, selon ses différentes faces et la mutuelle entente, au sens quasiment musical du terme. Mylène Besson et Michel Butor, tendant la main à celle et celui qu’ils ont perdu, s’offrent aussi l’appui discret et chaleureux dont ils savent être capables, dans un des actes d’amitié les plus justes et les plus inattendus qu’il puisse être donné de connaître.

Dialogue des veufs, Michel Butor et Mylène Besson, Editions Index

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Dialogue des veufs, Michel Butor et Mylène Besson, Editions Index Qu’un livre d’artiste puisse ainsi devenir acte de mémoire partagée, double portrait spectral à travers l’aura des vivants qui continuent de rassembler et diffuser le souffle et le regard, la voix et le parfum d’un autre dans la chaleur et la clarté d’une création, n’a finalement rien de si étonnant, si l’on songe que pour Michel Butor, l’acte de créer ne s’est jamais éloigné des hommes. Il n’est, bien au contraire, qu’un des moyens de les relier dans une chaîne de vies et d’individualités qui sont autant celles des proches les plus intimes, que celles des millions d’inconnus peuplant ce monde, ou des artistes, penseurs et créateurs de toute culture, qui ont œuvré à travers les siècles et les millénaires. En ce sens, le livre d’artiste est l’une des manières les plus adéquates de marquer cette vocation d’humanité et ce souci des personnes singulières. Formulé par le poète, peint par l’artiste, amoureusement réalisé par le typographe qui rassemble ces deux faces d’une même expérience, le livre ainsi réalisé en un petit nombre d’exemplaires a la vie fragile, unique et bouleversante des êtres dont il naît et qu’il commémore. Acte de

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création, il est aussi, de façon plus fondamentale creuset où viennent se déposer des empreintes et l’on ne peut voir les deux profils de lumière blanche en leur aura solaire orangée de Mylène Besson et de Michel Butor, sans songer que ce dernier a commencé sa vie d’enseignant et d’écrivain par l’Egypte et la confrontation avec ses mystères intemporels de mort et de résurrection.

Dialogue des veufs, Michel Butor et Mylène Besson, Editions Index Ce sont là comme des portraits vivants au nom des morts et l’on se prend aussi à songer en les regardant à cette histoire légendaire de la naissance de la peinture de portrait rapportée par Pline l’Ancien : une jeune fille dont le fiancé devait partir accomplir un long voyage avait demandé qu’on trace au charbon de bois le contours de sa silhouette autour de son ombre sur un mur. Il s’agissait alors d’une image mémoire grosse d’une nostalgie anticipative. Ici, au contraire, la magie alchimique de la peinture offre les contours blancs des deux profils sur fond de lumière sanguine, dans une étrange pulsation de vie qui pourrait aussi se lire comme une façon de vivre la blancheur des doux fantômes au milieu du déferlement velouté de l’existence, dans un état paradoxal de

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vivant du point de vue du deuil, participant d’une étrange neige mentale, celle de l’amour jamais effacé pour les êtres perdus qui demeurent en soi, celle d’une sorte d’effacement en eux, au plus près de leur nature impalpable, pour s’y fondre sans doute, mais aussi les conserver en pleine lumière dans l’asile de son propre visage de toujours vivant qui évoque et vit l’osmose étrange du veuvage. On ne peut non plus, le cœur un peu serré, voir ces images d’une sobriété si parfaite, sans penser aux nuits blanches de la mémoire.

Dialogue des veufs, Michel Butor et Mylène Besson, Editions Index On ne s’étonnera pas non plus que les poèmes puissent devenir célébration de lettres et de simples mots, comme dans Les paroles gelées, livre dans lequel Michel Butor confie des mots qu’il aime et qui constituent pour lui des points fondamentaux de l’existence, comme des phares ou des balises de langage, au peintre, graveur et éditeur Robert Lobet.

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Il en naît alors un livre dont le poème n’est pas texte linéaire comme la prose les tisse ordinairement, ni tressage de vers, de haut en bas, par successions de lignes faisant onduler leurs vagues de langage de manière mélodique : seulement une série de mots uniques, des mots îles dans l’espace de leur page, des mots dont les lettres deviennent alors ce qu’étaient les mots unis d’un poème. Chacun porte donc une valeur personnelle qui se partage et devient ainsi universelle, dans un acte de sobre fraternité où le poète n’impose rien, mais se contente de disposer quelques figures verbales, noms ou verbes, et de nous les laisser vivre à notre diapason, dans ce qui ressemble à une étrange partie de scrabble sans vainqueur ni perdant, au cours de laquelle, auteur, artiste et éditeur typographe, mais aussi lecteur, auraient à placer des lettres sur le double plateau du livre et de la vie, pour les méditer, les rêver, les incorporer à leur existence, retrouver en elles quelques atomes fondamentaux de l’être au monde. Lire ou contempler sont alors une même disposition d’esprit, tant ces mots ressemblent aux rochers des jardins secs du bouddhisme zen, dont Michel Butor connaît si intimement l’art subtil, comme aux haïkus dont il n’ignore rien non plus. Chaque mot ainsi disposé – le mot « deuil » fait partie de cet ensemble, au même titre que les mots « chanter » ou « mémoire » - est plus que sa forme imprimée, celle-ci déployant de véritables archipels vibrants de couleurs. Il respire dans la page, l’habite et s’y répand largement, composant son jardin unique à l’intérieur du jardin du livre, comme les jardins de temples à Kyôto contiennent de véritables mondes intérieurs selon les lieux d’eux-mêmes où s’avance le visiteur. Mais si le chant est présent, comme le souligne de façon mélodique et picturale la délicate et solide composition du verbe « chanter », par la lecture qu’en donne Robert Lobet, c’est aussi que ce livre de mots gelés évoque les antiphonaires du Moyen Âge et la notation grégorienne de la musique d’église. C’est que la poésie, même concentrée dans le seul être d’un mot, est elle aussi une liturgie, sans confession ni conviction religieuse dans le cas de Michel Butor, une liturgie de l’homme pour l’homme, dans la simplicité des expériences qui le fondent. Se souvenir, chanter, sont en effet quelques uns de nos emblèmes et de nos vrais pouvoirs, pour ne pas dire de nos devoirs majeurs. Le poète est ave ceux qui l’accompagnent l’homme d’un tel chant et d’une telle mémoire dont on aurait bien tort de croire qu’ils sont naïfs ou désertent le réel. Au contraire, ils le fondent, surtout sous la plume d’un écrivain qui dans sa simplicité est aussi un érudit dans le meilleur sens, c’est-à-dire un homme qui sait qu’il aura fallu tisser sa vie durant la connaissance la plus intime possible des œuvres des hommes, en les interprétant et les reliant les unes aux autres, pour parvenir à déposer l’immense bruissement de ce savoir, non vain d’être au service des autres, dans le corps imprimé et peint de quelques mots privilégiés.

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Mais si cette Fête du livre d’artiste se constitue sous l’égide de Michel Butor et autour de lui, elle est loin de se figer dans la célébration d’un individu, aussi éminent soit-il. Ce sont aussi bien d’autres livres et bien d’autres auteurs que nous présentent les éditeurs présents. Nous en reparlerons en détail dans notre prochain bulletin.

Marc-Henri Arfeux, Professeur de philosophie et Référent culture du Lycée Edouard Herriot

Visage criblé, par Michel Butor et Mylène Besson