Bruxelles_Laique_Echos_2010_01

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Sommaire

Avec le soutien de la Communauté française.Bruxelles Laïque Echos est membre de l'Association des Revues Scientifiques et Culturelles - A.R.S.C. ( http://www.arsc.be/)

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Editorial (A. Hassid) ........................................................................................................................................................................................................................................................................................................................... 3

Projet de paix et droits de l’Homme. Des déclarations de l’ONU à l’instrumentalisation étatique (A. Martinet).................................................................................. 4

Une société qui ruse avec ses principes (A. Ndaw)....................................................................................................................................................................................................................................... 10

Autonomie et responsabilité à l'ère du néolibéralisme (M. Bietlot) ................................................................................................................................................................................................ 12

Autonomie et responsabilité à l'ère de l’État social sécuritaire (J. Béghin) ........................................................................................................................................................................... 17

Atelier d’expression citoyenne à la prison de Forest (J. Van Neijverseel et C. Tolley ) ............................................................................................................................................... 20

LIVRE-EXAMEN : La double pensée. Retour sur la question libérale. (T. Lambrechts) .............................................................................................................................................. 24

Emergence politique ou confiscation de l'interculturel ? (M. André) ............................................................................................................................................................................................ 26

5% de démocratie en plus ? (T. Lambrechts)....................................................................................................................................................................................................................................................... 30

Du péché originel au destin intelligent (J. Semal)............................................................................................................................................................................................................................................ 34

Séparer les Églises et l’État : une évidence ? (M. Bietlot) ........................................................................................................................................................................................................................ 38

J’écris ton nom................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................... 44

PORTAIL : Mots à Maux (M. Friso) .................................................................................................................................................................................................................................................................................. 46

AGENDA : échos laïques de vos activités bruxelloises .............................................................................................................................................................................................................................. 48

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Démocratie, autonomie, émancipation, solidarité, plaisir,... Autant de valeurs que nous défendons comme nôtres, que nous appe-lons souvent, par raccourci, les “valeurs laïques”. Mais comme tout raccourci, il peut créer de la confusion et appelle donc quelques précisions.

Tout d'abord, il convient de distinguer valeurs au sens strict et principes. Les principes sont des références qui président à l’organisa-tion d’un collectif. Une société doit se mettre d’accord sur des principes de fonctionnement qui sont valables pour tous et qui permet-tent la coexistence de chacune et chacun. En ce sens, la laïcité politique propose des principes (séparation des Églises et de l'État,impartialité, droits de l'Homme, ...) qui peuvent valoir pour toute la société. Il ne faut pas être laïque “encarté” ni libre penseur pour yadhérer.

Par contre, les valeurs relèvent davantage d’un système moral, d’une vision du monde. Elles permettent à un groupe de s’identifier, derégler les comportements de ses membres mais elles sont plus particulières que les principes. La laïcité philosophique, par exemple,définit un ensemble de valeurs, à partir d'une vision du monde sans références transcendantes, que d’autres groupes de la société ne partagent pas forcément. Les sociétés modernes se caractérisent par le pluralisme des valeurs revendiquées par leurs membres.

S'il est de l'essence des principes laïques d'être admis bien au-delà de la communauté non confessionnelle, on remarque aujourd'huiqu'une série de valeurs laïques – telles que l'émancipation, l'esprit critique ou le plaisir – sont également mobilisées par d'autres courants de pensée. Nous n'allons pas déplorer que ces valeurs auxquelles nous tenons se répandent dans la société. Cela signifie quenos combats ont réalisé certaines avancées et, plus généralement, que la société se sécularise. Loin de nous l'idée de revendiquer lemonopole de ces valeurs et de crier au vol dès que d'autres se les approprient.

Cependant, le fait que des valeurs soient utilisées à tout va et dans tous les sens peut poser question. Les mots ont-il toujours le mêmesens pour tout le monde ? Ne sont-ils pas parfois galvaudés, instrumentalisés, détournés (volontairement ou non) de leur sens initial ?

Le dossier que nous vous proposons ne prétend pas révéler le sens exact et universel de ces grands mots mais interroger leurs usages multiples et les problèmes qu’ils peuvent poser en terme de confusion, de récupération ou de perte de sens. Nous nous intéresserons particulièrement aux rapports de force dans lesquels se trouvent coincés ces concepts et où ils se voient trop souventdétournés de leur esprit initial.

Comment, en effet, mener le débat démocratique auquel nous tenons si les concepts n’ont pas la même signification pour tout lemonde ? Cette polysémie ou ce galvaudage risque aussi de générer de la méfiance ou du désintérêt pour ces notions chez de nom-breux citoyens qui peuvent avoir le sentiment légitime de vivre dans un monde de supercherie.

Préciser le sens des mots est l’une des conditions nécessaires à toute forme d’expression et au dialogue constructif au sein de lasociété. J’espère que cette 68ème édition de Bruxelles Laïque Échos contribuera à ce débat démocratique et vous fournira certains argu-ments. Je vous en souhaite une agréable lecture.

Ariane HASSIDPrésidente

EDITOrial

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De tout temps, les relations de voisinageentre entités souveraines ont cherché, dansla défense de leur intérêt propre, à codifierleurs relations pour éviter les guerres inuti-les. C’est avec la création des États moder-nes, au XVIIe siècle, que l’ordre internationala commencé à progressivement se structu-rer (Traité de Westphalie). Cette structura-tion prit un tournant décisif au XXe siècle.

De la grande guerre à la paix perpétuelle

En 1918, les écrits de Kant refirent surfacedans l’esprit de certains dirigeants.Vulgairement résumée, sa théorie pourraitêtre comprise ainsi : les humains ontquitté l'état de nature où chacun était unloup pour l'autre. Réunis en société autourde l'État, ils bénéficient tous, selon Kant,de sa protection. Mais ces États se subs-tituent aux rapports primitifs de l'Homme

animal et sont en conflit permanent lesuns avec les autres. Tour à tour bourreauet victime, chaque Etat doit sans répit seprotéger... et tant que l'on ressassera àtout va que la meilleure défense, c'est l'at-taque, la guerre paraît être l'incroyabledestin du genre humain !

Pour sortir de cette impasse, les Hommesdevront alors conclure, à l'étage étatique,le pacte qu'ils ont passé entre eux en tantqu'individus. Ce pacte devrait êtrecontracté entre des Etats de droit, qui respectent la séparation des pouvoirs etles droits des personnes. Les cocontrac-tants accepteraient ainsi de régler leursdifférends devant un tribunal internationalinstituant une société civile mondiale,idéal de la raison selon Kant. Seraientalors réunies les aspirations de tous lespeuples, et les Etats de droit reconnaîtront

la guerre pour l'absurdité qu'elle est :contraire à la raison comme à leurs inté-rêts réciproques.

Kant indique le chemin à suivre en rédi-geant son Projet de paix perpétuelle. Il ycondamne les guerres de conquête, lesarmées permanentes, la diplomatiesecrète. Il traite du droit civil et du droitinternational en y ajoutant la dimension dudroit cosmopolitique qui concerne “lapossession commune de la surface de laterre”. Les Hommes y ont des droits envertu de leur seule appartenance à l'es-pèce, en tant que “citoyens du monde”.

La guerre dévastatrice de 14-18 permitl'impulsion nécessaire à la tentative d'instauration d'un ordre juridique mondialchargé de maintenir la paix. La philoso-phie diplomatique qui a présidé à la

Lorsqu'il s'agit de tremper sa plume avec l'intention de traiter un sujet si vaste et tortueux que celuides valeurs et principes au sein de l'ordre mondial, il semble important de préciser que les dévelop-pements sommairement exposés ici ne remettent pas plus en question qu'ils n'ôtent une quelconquepertinence aux énormes avancées qu'ont permis la création des Nations Unies (ONU) et la Déclarationuniverselle des droits de l'homme (DUDH). Ils tenteront cependant de démontrer que leur efficacités’amenuise, que le sens premier qui a permis leur établissement est fréquemment oublié ou détourné,enfin, que la définition de certains principes qui furent à l'origine de leur création fut modifiée au fil dutemps ou des aspirations diverses des Sujets de cet ordre mondial. Tout en affectant immanquable-ment les conditions d'intervention et le fonctionnement de l'ordre juridique international qui graviteautour de la Charte des Nations Unies, c'est la légitimité-même d'une telle institution qui s'en trouvefragilisée. Essayons de comprendre les mécanismes qui causèrent un tel revirement du sens des prin-cipes qui furent admis en 1945, semblerait-il, par un consensus mondial hors du commun.

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création de la Société des Nations (SDN)représentait un changement fondamentaldans la pensée belligérante des sièclesprécédents. L’impuissance de la SDN netarda cependant pas à se faire sentir :l’échec en matière de désarmement,l’agression japonaise en Chine, l’invasionde l’Ethiopie par Mussolini, sans oublier lamontée de l’Allemagne nazie, en sont lestémoins. L'intérêt des Etats au maintiende la paix s'est vite vu détrôné par l'intérêtque certains Etats pensaient pouvoir trou-ver dans la guerre. Fragile, impuissant, cecolosse aux pieds d'argile sera officielle-ment dissout pour faire place àl'Organisation des Nations Unies, créée ausortir de la deuxième guerre mondiale,laquelle s'est terminée en laissant lemonde dans l'état que l’on sait.

De la SDN à l’ONU

“La SDN est morte, vive l’ONU !” C’estainsi qu'un animateur britannique de laSDN commenta sa dissolution, en avril1946. Le Président de son Assemblée,reconnut, quant à lui, que “nous avons souvent manqué de courage moral, quesouvent nous avons hésité quand il eûtfallu agir, que nous avons parfois agi quandil eût été sage d’hésiter.” Pour son repré-sentant français, la SDN n’avait pas failli :“c’étaient les gouvernements qui n’avaientpas su s’élever au-dessus de leurs intérêtsparticuliers”. Sans soutenir ce genred'auto-disculpabilisation, si chère à nosamis politiciens, il aura le mérite d'avoirmis le doigt sur le facteur principal – pourne pas dire unique – des échecs enmatière de relations internationales cen-sées apporter aux êtres humains le mini-mum de sécurité et de bien être requis.

L'impact de ces intérêts particuliers etopposés sera étudié par la suite. Pourl’anecdote, Albert Einstein aurait proposéde graver sur le fronton du Palais desNations la devise suivante : “Je soutiensles forts et je réduis les faibles au silencesans effusion de sang”. En conclusion, lesprincipes constituants, qu'étaient entreautres le cosmopolitisme, la paix perpé-tuelle ou la dignité humaine lors de cettepremière expérience, furent à mille lieuesde l’esprit des acteurs internationaux.

Lorsque la SDN est dissoute, ce sont lesvainqueurs de la seconde guerre mon-diale, Etats-Unis en tête, qui portent,comme en 1918, le nouveau projet. Le 26juin 1945 la Charte des Nations Unies estsignée à San Francisco. Le préambule decette charte énonce les principes sur les-quels le nouvel ordre international doits'élever. Il s’agit premièrement de “préser-ver les générations futures du fléau de laguerre qui deux fois en l’espace d’une viehumaine a infligé à l’humanité d’indivisi-bles souffrances.”

Les fonctions de l’ONU sont proches decelles de feu sa grande sœur : maintien dela paix, égalité des peuples, droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, interven-tion pour régler les problèmes économi-ques, sociaux, culturels à l’échelle de laplanète. Certes, les fonctions de l’ONUsont élargies par rapport à celle de la SDN,mais l’objectif principal est bien le maintienet la garantie de la paix. Au but fondamen-tal de la SDN s’ajoutent d’autres objectifsvisant à modifier la nature-même des rap-ports entre les hommes et groupessociaux : la défense des droits del’Homme, l’affirmation de l’égalité entre les

nations, entre les sexes, le souci de favori-ser le progrès économique et social, le res-pect de la justice, de la tolérance, etc.

Tant de principes qui, à la sortie de laseconde guerre mondiale et de ses hor-reurs, trouvèrent un consensus plusqu’inhabituel entre des puissances si dif-férentes. Celles-ci, affaiblies et sous lechoc des ces années de barbarie, ont étéplus enclines qu’à l’accoutumée à effec-tuer la recherche d’une solution durablepour empêcher ce genre d’atrocités àl’avenir. Il faut également préciser – et cen'est pas une raison minime de la réussitede ce projet – qu’il n’était pas de très bonton (politiquement et économiquement)d’aller à l’encontre des positions desgrandes puissances victorieuses de laguerre qui, elles, à juste titre, souhaitaienten majorité cette réforme.

L'histoire des Nations Unies nous appren-dra rapidement que cette envolée desvaleurs et principes universels sera souvent relayée par les bons vieux intérêtsparticuliers des Etats, experts dans l’alchimie de la transformation de l’or enplomb. Je vous propose la lecture de deuxexemples d’instrumentalisations récurren-tes qui permettent à certains Etats de gal-vauder ces principes qui nous sont chersafin de s’édifier un trône sur leurs poussié-reux restes.

Le maintien de la paix et de la sécuritéinternationale.

Article 1 – Les buts des Nations Unies sontles suivants – Maintenir la paix et la sécurité internationales et à cette fin :prendre des mesures collectives efficaces

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en vue de prévenir et d'écarter les mena-ces à la paix et de réprimer tout acted'agression ou autre rupture de la paix, etréaliser, par des moyens pacifiques,conformément aux principes de la justiceet du droit international, l'ajustement ou lerèglement de différends ou de situations,de caractère international, susceptibles demener à une rupture de la paix […].

C’est par le Conseil de sécurité, lieu denégociation des principales décisions, etnotamment l’institution du droit de vetoque s’effectue cette instrumentalisation.

Le Conseil de sécurité comporte quinzemembres dont cinq permanents que sontles Etats-Unis, la Russie, la France, laGrande-Bretagne et la Chine ainsi que dixnon-permanents élus pour deux ans parl’Assemblée générale. En dehors desquestions de procédures, la majorité deneuf voix, comprenant automatiquementcelle des cinq membres permanents, estrequise.

Responsable de la sécurité internationale,le Conseil prend toutes les mesures pourla maintenir ou la restaurer. En cas demenace de guerre, il décide l’envoi de sol-dats de la paix (bel oxymore). Le droit deveto, détenu par les membres perma-nents, permet dès lors aux grandes puis-sances sorties victorieuses de la secondeguerre mondiale, de paralyser le Conseilde Sécurité. L'octroi d'un tel droit fut l’objet de controverses et d’intensesdébats mais les moindres puissancesn’ont pu soutenir un tel rapport de force.

Le système inégalitaire du conseil desécurité, traduit par le droit de veto, a

conduit, en période bipolaire, à une para-lysie absolue. En effet, les Etats-Unis etl’Union Soviétique utilisèrent ce droitassez fréquemment lorsqu’ils étaient endésaccord : les premiers y ont eu recourssoixante-sept fois et les seconds, centdix-huit fois. Chacun commença alors àchercher des subterfuges pour contournerle droit de veto de l'autre, sans égards auxmécanismes fragiles mis en place par lacommunauté internationale.

La résolution Acheson de 1950 par exem-ple aurait permis aux Etats-Unis et sesalliés de mener “une action militaire en vuedu maintien de la paix” contre la Corée duNord sans l'aval du Conseil de sécurité,par le biais de l'Assemblée générale. Sansconsidération idéologique, nous assistonsbien ici à un tour de force d'une grandepuissance qui transforma le principe dumaintien de la paix si difficile à mettre enœuvre en un outil lui permettant de gagnerquelques centimètres au bras de ferqu'elle est en train de mener de son côté.

Depuis la fin de la guerre froide, ce droitest quantitativement revenu à son usageinitial, c'est-à-dire exceptionnel. Onassiste pourtant à une véritable mainmisedes cinq puissances mondiales sur lesdécisions, recherchant ainsi à défendreleurs intérêts particuliers en laissant lasécurité mondiale sur la touche.

Les principes de paix et de non agressionse voient donc petit à petit rongés par lesambitions économiques et politiques àpeine dissimulées des grandes puissan-ces. Le sens et la définition de la sécuritémondiale s'est réduit à peu de choses : nefaites pas obstacle aux ambitions du plus

fort et votre sécurité sera assurée. Sur latouche, les conflits géopolitiques desrégions démunies du monde, ayant peud'intérêt ou de poids face aux géants éco-nomiques, sont trop souvent ignorés.Sous la menace à peine maquillée durefus de l’octroi d’un prêt ou de la sup-pression de subventions, certains pays nepeuvent se permettre de contredire telleou telle position.

L’article 51 de la Charte qui permet unrecours légal à la force en cas de légitimedéfense a également été utilisé de façondéviante par les grandes puissances.Invoquant ce principe, ils se sont autori-sés à mener leurs guerres dites “préventi-ves”. Depuis les attentats du 11 septem-bre, les Etats-Unis ont à nouveau abuséde leur force en faisant voter la résolution1368 dont voici un extrait court mais parlant : “Le Conseil de Sécurité […] sedéclare prêt à prendre toutes les mesuresnécessaires pour répondre aux attaquesterroristes du 11 septembre 2001”.

Le détournement des principes érigésdans la DUDH

La DUDH fut la concrétisation du refus del'extrême cruauté connue lors de laseconde guerre mondiale. Elle n'eutjamais de valeur juridiquement contrai-gnante pour les Etats mais, en tant quepétition de principe, eut une telle légitimitémorale que ses débuts furent promet-teurs. Nonobstant la multitude d'élémentsprouvant qu'elle symbolise le moment dela conscience morale la plus aiguisée del'humanité, elle s’inscrit toujours dans unprocessus ayant permis des avancéesénormes mais additionne encore des

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échecs retentissants qu'il faut dénoncerafin de lui redonner le cap et la mener àterme.

Le déficit généralisé du respect des droitset libertés s’est étendu encore ces derniè-res années. Le crime inqualifiable perpétréle 11 septembre 2001 fut loin de donnerlieu à une poursuite des criminels par lesmoyens pénaux les plus appropriés, cepourquoi il y avait offre de coopération del’entièreté de la communauté internatio-nale. En lieu et place, un appel à la guerrecontre le terrorisme, phénomène criminelexécuté par des acteurs non étatiques futlancé. Cette méthode est non seulementinadaptée mais va à l'encontre du sensinitial du but premier de l'ONU qu'est lemaintien de la paix, rendant justement laguerre continuelle. Une tragédie humani-taire en est la conséquence quotidienne-ment. Face à cette situation, le systèmedes Nations Unies demeure imperturba-ble, discréditant par là-même la Charte etla Déclaration.

Une autre brèche dans le système s'estouverte suite aux abus continus de l'admi-nistration Bush. En effet, le nombre depays membres de l'ONU a quasiment triplé depuis sa création et la situationgéopolitique mondiale a bien changéaprès la guerre froide. Aujourd'hui, l’uni-versalité-même des droits de l'Homme faitdébat dans certains “nouveaux” pays quicritiquent la vision trop occidentale qui lesimprègne et un grand nombre d'entre euxinterprètent tout appel à respecter lesdroits de l’Homme comme une formed’impérialisme. Pour parler franc, il s’agitsouvent de gouvernants qui n'ont pasenvie d'abandonner les exactions dont ils

se servent contre leur population pourimposer et maintenir un pouvoir fort etliberticide.

Alors que les Etats dits démocratiquesdéjouaient facilement une telle logorrhéeen maintenant – du moins en façade – unestature relativement respectueuse de telsdroits, Bush a offert à ces Etats dits“voyous” le prétexte qu'ils attendaientdepuis longtemps pour ne plus donnerl'occasion aux Etats-Unis de leur jouer cemême refrain de la démocratie et desdroits de l'Homme. Les autres démocra-ties occidentales n'ont pas été beaucoupplus épargnées par le discrédit.

Comme le présente clairement le docu-mentaire La bataille des droits del’Homme d’Arte, des blocs de soutien sesont alors formés dans l'hémicycle, et uti-lisent la force du nombre pour détournerles acquis des Nations Unies en faveur deleurs petits intérêts. Ces blocs sont sou-dés et arrivent à obtenir une majorité desvotes au sein du Conseil des droits del'homme.

Ainsi, la Libye fut élue à la présidence dela Commission Droits de l'Homme en2003 (et ouvra sa première séance par uneprière). Un esprit quelque peu revanchardcontre l’Occident pèse de plus en plus lorsdes assemblées. Pour légèrement carica-turer les séances du Conseil des droits del'Homme des Nations Unies, les régimestotalitaires se congratulent l'un l'autrepour leurs belles avancées en matière dedroits humains et fustigent les Etats-Uniset/ou Israël avec une jubilation non dissi-mulée. Même si les exactions commisespar ces deux Etats doivent évidement être

jugées et sanctionnées, elles ne peuventconstituer le voile permanent permettant àtous les autres d’agir à leur guise. Cessessions deviennent une telle mascaradeque beaucoup de représentants ne s'yrendent presque plus.

Le bloc de l'Union africaine prend laparole lors d'une session en février 2009pour féliciter la Chine de la manière dontles droits de l'Homme sont respectésdans ce pays. C'est du donnant-donnant,la Chine est en train d'investir de grossessommes en Afrique et ce serait malheu-reux de vexer ses représentants alors quedéblatérer de telles énormités lors duConseil ne coûte rien…

Un autre bloc qui a fait parler de luirécemment est celui des pays membresde l'Organisation de la ConférenceIslamique. Il a été créé à l'initiative del'Arabie Saoudite qui a, par ailleurs, tou-jours refusé de signer la DUDH. Cegroupe a réussi un coup de maître au seinde l'hémicycle, en permettant une limita-tion sans précédent de la liberté d'ex-pression. Le sens et l’étendue d’uneliberté historiquement des plus fonda-mentales a été modifié pour y inclure lesintérêts religieux de certains membres dela communauté internationale. Leur bloc,soutenu par d'autres non-alignés tels laChine, la Russie ou Cuba – qui en l'occur-rence n'en ont jamais rien eu à faire de laliberté religieuse – ont fait passer uneRésolution interdisant la diffamation desreligions. Le droit fondamental à l’expres-sion est dès lors considéré par l'ONUcomme limité en cas de blasphème ! Il estinutile de s'étendre davantage sur ledésastre qu’une telle perte de sens d’une

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de ses libertés peut avoir sur l’intégralitéde la Déclaration elle-même.

La fermeture en cours de Guantanamo etl'accession au pouvoir de l'administrationObama redorent quelque peu le blason denos démocraties qui arrivent tant bien quemal à se sortir de cette période de chaos. En guise de conclusion, rappelons que lesprincipes et les valeurs sont définis dansun contexte bien précis et peuvent êtreconfrontés à tout moment à un revirementde sens en fonction de l'évolution deschoses, par le fait de confusions oucomme c'est le cas dans le cadre desdéveloppements qui précèdent, d'un rap-port de force, le menant au modèle quicorrespond le mieux aux aspirations d'uneentité qui détient le pouvoir, quelle quesoit sa nature. Etre en mesure de contrô-ler le sens ou la définition d’une valeur uni-verselle est source de grande responsabi-

lité internationale et permet de revêtir sesactions d’un bouclier, leur accordant unelégitimité qu’elles ne méritent peut-êtrepas.

Normand Baillargeon, en parlant desNations Unies, aboutit à cette gracieuseposition :

“Tout cela, hélas, est trop largement ineffi-cace et certains l'expliquent en disant quele modèle imaginé par Kant n'est pasassez contraignant. Le consentementdiplomatique et l'espoir placé par lui en lamoralisation progressive de la loi et dupolitique seraient insuffisants à mettre fin àla guerre : il faudrait lui adjoindre la forced'un bras armé, aller bien au-delà de laseule interdiction des guerres d'agressionprévue à la Charte des Nations unies etsurtout repenser la souveraineté des États. D'autres, et c'est le cas de votre humble

serviteur, sont d'avis que c'est de l'État-nation lui-même qu'il faut s'émanciperpour trouver d'autres modes de vie asso-ciatifs ainsi que d'autres manières de pro-duire, de consommer et d'échanger qui nefassent pas appel à l'État : dans un mondesain, il n'y aurait ni frontières ni États”

Alexis MARTINETBruxelles Laïque Échos

Bibliographie :

Normand Baillargeon , Kant et le projet inachevé de l'ONU - L'idée de l'Organisation des Nations unies est intimement liée à celledu cosmopolitisme, 8 avril 2006, Le Devoir de philo. Marc Ferro, “Les ravages d’une guerre arbitraire”, Monde Diplomatique, avril 2003.Frédéric Lazorthes, La démocratie dans l’horizon des valeurs - Retour à Alexis de Tocqueville, Cairn, décembre 2006. Université de Lyon : http://fdv.univ-lyon3.fr/moodle/file.php/1/FPV/Licence%25203%2520Droit%2520Public/sem5et6_droitinterna-tional/04_Relations_entre_l_assemblee_generale_et_le_conseil_de_securite.pdf

Film La bataille des droits de l’homme - Arte.TV - 21 avril 2009.

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Au jugement de la conscience etau regard de l’éthique, notresociété, à bien des égards, estindéfendable. Indéfendable parcequ’elle ruse de façon éhontée avecles principes et les valeurs qu’elleproclame si ouvertement.

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Elle prétend être citoyenne et démocratiquemais se méfie de ses propres citoyens,considérés comme potentiellement dange-reux et immatures. Aussi, tente-t-elle decontrôler leurs pensées, modéliser leurscomportements et leurs conduites, surveil-ler leurs faits et gestes, circonscrire et restreindre leurs droits et leurs libertés decrainte qu’ils n’en abusent ou n’en fassentun usage non approprié. C’est dire combienelle tente de les protéger contre eux-mêmes ! La multiplication des caméras desurveillance dans nos places publiques, auxcoins de nos rues, dans nos trams, nos bus,nos gares et nos aérogares, est là pourtémoigner de ce souci permanent et accen-tuer, s’il le faut, le sentiment diffus de vivredans une société carcérale.

L’authenticité d’une société démocratiquese mesurant à la façon dont elle traite sesminorités, voyons ce qu’il en est de la nôtredans ce domaine. A la lumière des statisti-ques et des réalités sociales, les ressortis-sants des minorités ethniques sont majori-taires en prison, dans le pourcentage deséchecs scolaires, en tête des hitparades duchômage, de la précarité, de l’exclusion,des discriminations et des injustices ! Lecomble du cynisme, c’est ici de vouloir fairecroire que c’est de leur faute et de conclurede façon expéditive : “Ils n’ont qu’à s’inté-grer !”. Cependant, on veille bien à fairesournoisement de l’intégration, pour ce quiles concerne, un challenge sans fin. Un par-cours interminable dont l’aboutissement estsouvent l’auto-exclusion volontaire parimpuissance, fatalisme ou découragement !

Elle est indéfendable, parce qu’impuissanteà régler les problèmes que génèrent sa réa-lité et son fonctionnement, elle tente de les

déguiser, de les travestir et plus insidieuse-ment de transformer ses citoyens en“dupes de bonne foi d’une hypocrisie col-lective habile à mal poser les problèmes”1

(chômage, sécurité, immigration), à igno-rer les vraies priorités (égalité, justicesociale), à établir de fausses équations (ter-rorisme=islam, immigration=pauvreté), àamalgamer des réalités sans lien direct(immigration=insécurité), pour mieux légiti-mer les solutions inhumaines et cyniquesqu’elle leur apporte. La représentationconstruite sur l’immigration justifie lesmesures inqualifiables et humainementinjustifiables prises à l’égard des immigrésdits clandestins. L‘immigration telle qu’ellenous est présentée dans le discours socialet politique, les images et les relations denos medias, est un mensonge, une super-cherie. Mensonge construit au départ enréduisant dans les opinions, l’immigrationaux seuls effets de la misère et de la pau-vreté au sens économique. Les immigrés, a-t-on fait croire démagogiquement, sont àla recherche de meilleurs salaires, de droitsmieux garantis, de meilleures conditions devie. Et nos pays, frappés par le chômage etla crise sociale, sont, en conclusion, nonseulement dans l’impossibilité de lesaccueillir mais également, et surtout, dansl’impérieuse urgence de stopper ce qui estprésenté comme une invasion risquant demettre en péril l’équilibre de la société. Etpourtant des études sérieuses et des analy-ses non moins sérieuses ont montré quedans notre monde globalisé, l’immigration,déjà phénomène naturel depuis toujours,est une réalité incontournable. Et commetelle, “enracinée dans les structures mêmesde nos systèmes économiques et sociaux”2.Plutôt que la nier ou de faire la guerre auximmigrés déclarés “illégaux”, il conviendrait

d’en prendre acte et de la gérer de façonhumaine et cohérente. Mais, désormaisimperméable à la cohérence et au réalisme,notre société persiste dans son aveugle-ment. Elle assure ostentoirement luttercontre les réseaux de trafic clandestin et lespasseurs mais, dans les faits, elle s’enprend surtout aux victimes (prostituées, travailleurs-esclaves, etc.).

Elle est Indéfendable, parce qu’elle s’entêtedans des politiques aveugles, fait souventl’inverse de ce que dictent le bon sens et laraison. Elle s’attaque aux pauvres plutôtqu’à la pauvreté, aux chômeurs plutôt qu’auchômage. Elle insécurise tout en prétendantsécuriser. Et se dédouane en permanencesur le dos des plus fragiles. Ceux auxquelsincombent souvent les contraintes les pluslourdes, les plus avilissantes pour la dignitéde la personne, les obligations les plusincohérentes, les moins justifiables d’unpoint de vue moral et humain.

Indéfendable enfin, parce qu’impuissante àunir elle semble choisir de diviser par lapeur, l’interdit, le contrôle et la désinforma-tion pour légitimer son échec, fermer lesyeux sur sa réalité. N’est-il pas vrai qu’ “unecivilisation qui ferme les yeux à ses problè-mes les plus cruciaux, est une civilisationatteinte.” ?3 Que dire alors d’une sociétéadoptant le même comportement, sinonqu’elle génère elle-même ce qui la met endanger.

Ababacar NDAWBruxelles Laïque Echos

1 Aimé Cesaire : Discours sur le Colonialisme.2 Sous la direction de Clire Rodier et Emmanuel Terray :Immigration ; fantasmes et réalités.3 Aimé Cesaire : Discours sur le Colonialisme.

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Transformations

Juste après la seconde guerre mondiale,l'organisation fordiste de la productionindustrielle, la régulation publique del'économie par des politiques keynésien-nes et la prise en charge de la solidaritépar un État social fort étaient à leur apo-gée. Entre la fin des golden sixties et lesannées '80, ces trois dimensions de lasociété furent ébranlées de toutes parts,en particulier par le phénomène de mon-dialisation.

Avec la troisième révolution technologi-que, la production est devenue post-industrielle et se déploie désormais selonun modèle post-fordiste. Celui-ci secaractérise par la tertiairisation de l’économie (prédominance du secteur tertiaire et tertiairisation des deux autres),le pouvoir absolu de la sphère financière

internationale, la production immatérielle(production et échange d’informations etd’affects) et l’économie en réseau (pro-duction déterritorialisée qui dispense decontacts physiques entre producteurs,vendeurs et acheteurs). Au cœur de l’en-treprise – l’industrie automobile servantd’étalon – le “toyotisme” a succédé au“fordisme”. Il organise la production “àflux tendus” ou “just in time” avec ses cinqzéros : zéro stock, zéro délai, zéro défaut,zéro panne, zéro papier. Avec pour consé-quences, la segmentation, la flexibilité etla précarité du travail ; la déterritorialisa-tion des travailleurs qui doivent désormais être polyvalents et infinimentmodulables en fonction des besoins dumarché.

Ces transformations se sont accompa-gnées de la montée en puissance del'idéologie néolibérale. Réactivant les prin-

cipes fondateurs d'Adam Smith contre lathéorie de Keynes, ce discours fait l'apo-logie du tout au marché. Ni l'État, ni lesconventions collectives, ni la concertationsociale n'ont plus à intervenir sur le mar-ché régi par la seule loi de l'offre et de lademande. C'est ce qu'on appelle la déré-gulation économique. Au nom d'un libertéindividuelle absolue et de la nécessitéd'assainir les finances publiques, l'Étatdoit également réduire ses interventions etinvestissements dans le social. Les servi-ces publics doivent être confiés à l'initia-tive privée et stimulés par la concurrence.Il est de la responsabilité de chaque indi-vidu d'être prévoyant, d'épargner et desouscrire à des assurances privées pourfaire face aux aléas de l'existence.

Ce travail de sape du rôle de l'État s'esttrouvé renforcé par la mondialisation et le pouvoir croissant des instances

Au ciel des idées, principes et valeurs peuvent avoir un sens universel. Mais loin de notre sol, ils n'ontaucune portée ou effectivité. Ils doivent s'incarner ou se mettre en œuvre, par des pratiques et sinécessaire des dispositifs contraignants. Or, trop souvent, ceux qui les revendiquent authentiquementne disposent pas suffisamment de marges de manœuvre, de force d'action et encore moins decontrainte pour y parvenir. Ils se heurtent à la loi du plus fort. Et dans notre monde, la force se situedu côté de la puissance économique et, ensuite, étatique. Nous montrerons dans cet article et le suivant comment les transformations récentes de l'organisation du travail et les reconfigurations del'action publique qui les accompagnent ont formaté une série de valeurs ou principes dans un senscontraire à leur vocation initiale. En effet, des revendications d'autonomie, d'émancipation, d'épa-nouissement ou de responsabilisation se sont vues, ces dernières décennies, récupérées pour mieuxasseoir l'exploitation économique ou l'oppression étatique qu'elles étaient censées réfréner.

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internationales, d'un côté, par la recrudes-cence des régionalismes, l'effritement dessentiments nationaux et la déception ou laméfiance des citoyens à l'égard du politi-que. Ces transformations des missions del’État et leurs conséquences sont déve-loppées dans l’article suivant (p.17).

Contestations

Dans Le nouvel esprit du capitalisme, LucBoltanski et Eve Chiapello ont prolongé ladémarche de Max Weber au sujet deL'éthique protestante et l'esprit du capita-lisme. Leur thèse commune part d'unedéfinition du capitalisme comme un sys-tème qui exige une accumulation illimitéedu capital mais qui, ne pouvant la stimuleruniquement par lui-même, doit trouverdes moyens formellement pacifiques poury parvenir. Autrement dit, il doit trouver endehors de lui-même des incitants, notam-ment des motifs éthiques, des raisonsindividuelles et des justifications collecti-ves, susceptibles d'inspirer les entrepre-neurs dans leurs actions favorables àcette accumulation. C'est l'ensemble deces motifs éthiques (dont la finalité estétrangère à la logique capitaliste) queWeber nomme l'esprit du capitalisme.

Lors de l'émergence du capitalisme fami-lial au XIXe siècle, l'idée d'accumulation etde profit – de travailler plus pour gagnerplus – n'était pas dans l'air du temps.C'est, selon Weber, avec le concours de laRéforme qu'elle a pu acquérir ses lettresde noblesse. L'éthique protestanterepose, entre autres, sur le fait que seulscertains sont élus pour le salut éternel. Etla marque de cette élection se manifestepar la réussite terrestre. Du coup, “le

devoir s'accomplit d'abord par l'exerciced'un métier dans le monde, dans les acti-vités temporelles, par opposition à la viereligieuse hors du monde, que privilégiaitl'ethos catholique”1. Luthéranisme et capi-talisme convergèrent ainsi dans la promo-tion de la méritocratie. Dans les années1930, avec le développement de la grandeindustrie, un deuxième esprit du capita-lisme, que nous ne détaillerons pas ici, vitle jour, fait de croyances au progrès tech-nique, à la rationalisation, à la planificationet au rôle social de l'entreprise.

A la fin des années '60, le besoin d'unnouvel esprit s'est fait ressentir, à la foisparce que les modalités de développe-ment du capitalisme s'était transforméeset parce que les valeurs ou l'éthique domi-nantes avaient également changé. C'est,en grande partie, dans les revendicationsissues de mai 68, que les penseurs ducapitalisme – et plus précisément dumanagement des entreprises – ont puisédes motifs éthiques susceptibles de justi-fier l'engagement des travailleurs, en priorité des cadres, dans le capitalismepost-industriel. Toujours selon les auteurs,le capitalisme se heurtait à cette époque àdeux types de critiques.

Une critique sociale s'opposait à l'exploi-tation et était constituée par les revendica-tions salariales des syndicats et, plus radi-calement, par les programmes révolution-naires des partis ou groupuscules d'ex-trême gauche. Elle réclamait plus d'égalitéet de sécurité économiques. Cette critiquefut clairement “cassée”, réduite presque ànéant, par la production à flux tendus quiempêche désormais toute organisationcollective des travailleurs (du moins dans

ses formes habituelles) et, au besoin, parla répression brutale.

Une critique artiste s'en prenait, elle, àl'aliénation et dénonçait le désenchante-ment d'un monde ultra-matérialiste, lamisère de la vie quotidienne, la standardi-sation de la consommation de masse, ladéshumanisation technologique, l'inau-thenticité des relations, l'absence de créa-tivité, la morale patriarcale, l'autoritarismeet la bureaucratie. Elle proclamait l'imagi-nation au pouvoir et voulait libérer toutesles dimensions de l'existence. Dans lemonde laborieux, ses partisans souhai-taient sortir de la routine et de la divisiontaylorienne du travail, jouir de plus d'auto-nomie et de mobilité dans leur carrière,être plus créatifs, s'épanouir et se réaliserà travers leurs tâches, ne plus être desnuméros, réduire l'autoritarisme et lepaternalisme du patron pour une organi-sation plus horizontale et autogérée... Apartir d'une analyse fouillée et comparéede toute la littérature managériale desannées '60 et '90, Boltanski et Chiapelloont pu montrer que les patrons, leursconseillers en ressources humaines et lesidéologues du néolibéralisme ont pris cesrevendications très au sérieux et y ont vudes ressources pour relancer l'accumula-tion capitaliste tout en réduisant encoreles coûts qu'engendraient l'organisationfordiste de la production et le contrôle hiérarchique des travailleurs. “L'intérêtporté aux conditions de travail, la critiquedu travail à la chaîne, la conscience de larelation entre la satisfaction au travail etl'accomplissement de tâches plus com-plexes, réalisées de façon plus autonome,constituent autant de thèmes qui sontapparus dès 1970-1971 dans la littérature

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patronale comme des pistes à explorerpour faire face à la contestation de l'auto-rité et surtout pour prévenir des révoltes àvenir.”2

Récupérations

Sans reprendre les 800 pages de démons-tration, nous résumerons la thèse de l'ou-vrage en affirmant que le nouvel esprit ducapitalisme s'est déployé à travers la miseen place d'un néo-management dont lesmaîtres mots sont le réseau et le projet.Dans la sphère professionnelle, ce mana-gement repose sur l'organisation du travailen réseau, fondée sur l'initiative desacteurs et leur relative autonomie, la défi-nition des tâches par projet et non plus àl'heure ou à la pièce, la substitution durapport contractuel à la relation hiérarchi-que, la responsabilisation des salariés etleur intéressement aux résultats de l’en-treprise, la flexibilité et la mobilité desemployés... Au niveau commercial, lemanagement a réorienté ses stratégiesvers l'immatériel et l'imaginaire en déve-loppant les dimensions identitaires,récréatives et culturelles des produits, lemarketing “éthique” et “écologique”, leprofilage des consommateurs et les offrespromotionnelles individualisées...

Les soixante-huitards entendaient se libérer du travail. Le nouvel esprit du capi-talisme leur a imposé des formes de libé-ration au sein de l'entreprise et de sonorganisation jadis figée et bureaucratique.La plupart des exigences de libération ontété vidées de leur contenu par leur subor-dination aux impératifs de profit. Lesemployés ont obtenu plus d'autonomie etde mobilité dans leur carrière mais dans un

monde complètement éclaté, au prix d'uneperte d'emprise sur leur environnement,d'une difficulté à se projeter dans l'avenir(seul compte le court terme), d'une préca-risation des conditions d'existence etd'une insécurité professionnelle qui entraî-nent une dévalorisation de soi. Lademande initiale visait une autonomie quipermet de se réaliser, de s'épanouir,d'améliorer le bien-être et l'estime de soi,dans le travail comme en dehors. Le nou-veau management exige des compéten-ces relationnelles (où se superposent leursréseaux professionnels et privés) et uneimplication personnelle dans le projet quiamènent les employés à se dévouer corpset âme pour leur entreprise – de peurd'être supplantés par un concurrent – ennégligeant leurs aspirations personnelleset leur vie privée. La frontière entre sphèreprivée et professionnelle devenant toujoursplus floue, ceux qui voulaient réduire l'alié-nation du travail pour jouir sans entrave seretrouvent à coloniser leur temps libre parleurs exigences professionnelles. Ils vou-laient plus d'autogestion et de démocratiedans l'entreprise, ils les ont obtenues maisleur relation contractuelle les oblige à inté-rioriser les normes de leur employeur. Lasubstitution d'un contrat commercial aucontrat de travail, notamment via desemployés qui travaillent dans l'entrepriseavec un statut d'indépendant, permetaussi de contourner le droit du travail et deréduire les protections sociales. La hiérar-chie a été remplacée par l'autocontrôle(auquel s'ajoute le contrôle informatiqueen temps réel) et le travail en petites équi-pes pluridisciplinaires dont chaque mem-bre est coresponsable de l'aboutissementdu projet et donc surveille les autres. Ilscontestaient la division du travail entre

tâche de conception et d'exécution. Lesvoilà devenus polyvalents, adaptables àtoutes les situations, aptes à prendre desrisques, responsables du projet de sondébut à sa fin et éjectés de celui-ci si lesrésultats ne sont pas satisfaisants pour lesactionnaires. De telle sorte que leurs aspi-rations émancipatrices se révèlent synony-mes pour les salariés d’un accroissementconsidérable de la pression qu’ils subis-sent dans la mesure où le risque inhérent àtoute entreprise commerciale est transférésur leurs épaules.

Au refus de la consommation de masse etde ses comportements standardisés, lenéolibéralisme a répondu par une diversi-fication des produits et des services.Autrement dit, une commercialisation desdifférences qui passe par la marchandisa-tion de biens (tels que les loisirs) et dequalités humaines (l'émotion, la communi-cation) demeurés jusque là en dehors dela sphère marchande. Elle suppose enoutre la prospection de nouveaux gise-ments d'authenticité (un Quick halal, parexemple) pour les transformer en produitsde vente et donc contrôler leur circulationet codifier leur “différence” pour en faireune plus-value. De manière plus générale,pour ceux qui en ont le droit et lesmoyens, les principales libertés que valo-rise le néolibéralisme sont la liberté d'entreprendre et d'investir (dans uneentreprise ou en bourse), la liberté deconsommer et de jouir (de plaisirs com-mercialisés) et la liberté de circuler pourque l'argent circule toujours plus. D'autreslibertés plus politiques ou sociales, lespremières qui animaient la mouvance demai 68, connaissent de leur côté des res-trictions de plus en plus inquiétantes.

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Le cadre parfait doit être flexible maisauthentique, être adaptable mais dévelop-per sa propre spécificité, être lui-mêmemais entièrement dévoué au projet,... Unesérie d'injonctions paradoxales résultentainsi du nouvel esprit du capitalisme. Elless'avèrent encore plus violentes quandelles ne s'adressent plus aux employésprivilégiés qui sont encore inscrits dansdes projets mais, d'une part, à l'armée deréserve des travailleurs précaires ou intéri-maires qui remplissent les rangs des chaî-nes de sous-traitance, d'autre part, aux“surnuméraires” qui ne trouvent plus leurplace dans ce système et qui font l'objetde l’article suivant (de Juliette Béghin).

Car ce nouvel esprit du capitalismeentraîne une différenciation et une segmentation accrue des populations. La“classe laborieuse” se désintègre, sonhomogénéité cède la place à des cloison-nements entre un “noyau stable”, formépar les travailleurs polyvalents, adapta-bles, continuellement formés par l’entre-prise ; une “main-d’œuvre périphérique”peu qualifiée, composée du personneld’entretien, de surveillance et de bureau,éventuellement complétée, si la conjonc-ture l’exige, par une main-d’œuvre d’appoint engagée de manière précaire ;et la “main-d’œuvre externe” de la sous-traitance. Segmentation qui joue en duo

avec la flexibilité : flexibilité fonctionnellepour le noyau, flexibilité numérique pour lapériphérie et flexibilité externe pour lasous-traitance. Quant aux inutiles dontcette nouvelle organisation du travail n'aplus besoin, c'est la flexibilité de l'échine,de la soumission absolue que voudraientleur imposer les appareils répressifs du système.

Mathieu BIETLOTBruxelles Laïque Echos

1 Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capita-lisme, Gallimard (“Essais”), Paris, 1999, p. 432 Ibidem, p. 266

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Alors que, comme l’a décrit l’article précédent, le fordisme et son orga-nisation disciplinaire cherchaient à intégrer les masses dont les forces pro-ductives leur étaient nécessaires, aujourd’hui de plus en plus d’individus serévèlent de trop ou problématiques pour le capitalisme mondial intégré. Populationen voie d’expansion qu’avec Robert Castel nous appelons les “surnuméraires”. Ils’agit d’individus ou de groupes d’individus jugés inutiles pour le système de produc-tion et/ou – l’un entraînant souvent l’autre – indésirables pour l’ordre social.Déqualifiés économiquement, civiquement et politiquement, dispersés,impuissants, ne disposant pas de la moindre conscience collective ni possi-bilité d’organisation, il ne leur reste que la résignation ou la rage,souvent autodestructrice1.

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Une aubaine pour un État en perte decrédit ?

C’est pourquoi les dispositifs (socio)-sécuri-taires, chargés de protéger la populationintégrée, cherchent à contenir les surnumé-raires soit en les occupant malgré leur inuti-lité (passage du “Welfare” au “WorkfareState”, activation, substitution de la respon-sabilité à la solidarité) soit, pour les irrécu-pérables, en les casant dans des zonesd’exception ou de non-droit telles que lesquartiers-ghettos, les prisons, les centresfermés pour mineurs ou pour étrangers...

Si l’on comprend que le néolibéralisme doits’atteler à gérer et contenir le nombre crois-sant des exclus du post-fordisme, de ladérégulation et des solidarités privatisées(les inflexibles, inadaptables, inutiles, indé-sirables ou simplement excédentaires), cesderniers sont aussi en même temps unesorte d’aubaine pour un pouvoir étatique enperte de légitimité. Ne pouvant plus affirmerson autonomie sur la scène internationale nisa toute puissance dans les champs de lapolitique économique ou sociale, le pouvoirétatique semble se rabattre avec d’autantplus de fermeté sur les individus les plusvulnérables (étrangers, marginaux, désaffi-liés, clandestins,…) et dans les domainesoù il en a encore la possibilité, c’est-à-direautour de ses fonctions policières de ges-tion du territoire et des populations ou demaintien de l’ordre public2. C’est, dans lestermes de Balibar, le syndrome de “l’impuis-sance du Tout-puissant”3, dans ceux deWacquant, le passage de l'État social àl'État pénal4 ou encore à l'État social-sécu-ritaire dans les termes de Cartuyvels, Maryet Rea5.

Une remise en question de l’Etat social quin’empêche pas son déploiement au niveau

local – davantage selon les préceptes del’activation que de la solidarité – de sorte àassurer un contrôle plus serré des individusmarginalisés et à instaurer une certaineconfusion entre les fonctions d’aide et depolice (cf. les “contrats de sécurité”). Cetteréduction d’échelle incite, par ailleurs, àfocaliser l’attention et les politiques sur lesproblèmes ponctuels et de proximité(notamment “le sentiment d’insécurité” et lapetite délinquance) au détriment d’unevision plus large des problèmes structurauxet du modèle de société qui se met enplace.

Le management des risques

Un modèle de société – loin du projetd’émancipation ou de transformation desconditions sociales6 – basé sur le para-digme de la gestion des risques qui devientle nouveau cadre régulateur de l’actionpublique : “Il est moins question […] decréer un sens collectif que de résorber aumoindre mal les perturbations d'un systèmedont il importe de réguler les déséquilibres.Ce néofonctionnalisme de la régulation tra-duit une dérive gestionnaire dans laquellecontrôle et management, gestion desstocks et désengorgement de la machine(judiciaire, par exemple) l'emportent sur lespréoccupations de sens et d'institution, deprojet et de transformation.”7.

Des dispositifs sont donc développés surbase d’une idéologie managériale et sur desvelléités de contrôle pour neutraliser les ris-ques engendrés par nos sociétés dérégu-lées. Cette gestion des risques “décollecti-visée” permet d’estomper la visibilité desdivisions et des inégalités en faisant porterle chapeau du malaise sociétal sur les indi-vidus : “alors que le projet politique est normalement une projection risquée, il

s’immunise aujourd’hui dans la protectioncontre les risques. Quand un problème nepeut pas être traité, il n’a plus qu’à êtreconçu comme un risque ou alors on le ren-voie à la responsabilité et à l’autonomie du“porteur” du problème”8.

On assiste donc à une modification du typede pilotage qu’adopte l'État : l’attention estdavantage mise sur les effets et efforts indi-viduels que sur les causes structurelles desprocessus de disqualification sociale. Enconséquence, concernant par exemple lespolitiques publiques d’aide sociale, “onpasse d’une politique d’égalité, fondée surl’assistance et la protection, à une autre quiprétend rechercher l’équité, et qui pour celavoudrait promouvoir l’activation, la respon-sabilisation, l’autonomisation des bénéficiai-res et la sécurisation des citoyens. Pour jus-tifier ce changement d’orientation, lesconcepteurs de telles politiques invoquentle droit des bénéficiaires à la dignité :l’assistance et la protection seraient desprincipes contraires à la dignité, parce qu’el-les auraient pour effet d’enfoncer les ayantsdroit dans la dépendance, n’exigeant pasd’eux un effort personnel pour sortir de leurbesoin, et en fabriquant ainsi, au mieux, desapathiques, au pire des profiteurs. A l’in-verse, la nouvelle politique, en associantétroitement les aidés au travail social, en lesresponsabilisant, en exigeant d’eux unengagement civique, en ferait des sujetsautonomes”9.

Mais, comme Robert Castel, nous pensonsqu’il “peut y avoir une dérive redoutabledans le fait de transférer à l’individu lui-même une responsabilité exagérée dans lamise en œuvre des politiques publiques.C’est oublier le fait que les individus sontinégalement armés pour entrer dans une logique de la contrepartie. En la leur

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imposant, on demande souvent davantageà ceux qui ont le moins de ressources qu’àceux qui en ont le plus. Le beau mot d’ordre d’avoir à se comporter comme unindividu responsable risque alors de seretourner en son contraire pour rendre responsables, mais afin de les condamneret de les culpabiliser, tous ceux qui restenten deçà de cette exigence, simplementparce qu’ils sont incapables de l’assumer,sans pour autant mériter le mépris dont onles affuble”10.

Les détenus, un exemple flagrant

L’analyse de cette idéologie du risque – empreinte de moralisme – dans le champdu contrôle du crime est particulièrementparlante. D’autant plus, au niveau carcéral,dernier chaînon de la pénalité et lieu deréception des déchets “hors la loi” de lasociété. Les surnuméraires par excellenceseront à la fois traités dans une perspectiveserrée de gestion des risques mais sans sedépartir d’injonctions de responsabilisationmalgré l’échec des sphères de socialisationen amont. En témoigne11, la réforme de lalibération conditionnelle intervenue en 1998qui a introduit un système mêlant responsa-bilisation et gestion des risques.Responsabilisation du détenu – toutd’abord – qui, en vue de sa libération, doitfournir un plan de reclassement par lequel,selon les termes de la loi, il doit montrer savolonté et son effort de réinsertion dans lasociété. Gestion des risques, ensuite, parles instances de décision qui examinent ceplan de reclassement à l’aune d’une listeexhaustive de “contre-indications” prévuespar la loi et qui ne sont en fin de compte riend’autre que des indicateurs de risque : pos-sibilités de reclassement, personnalité,comportement durant la détention, attitudeà l’égard des victimes et risque de récidive,

ce dernier étant le critère central de déci-sion. Les principales garanties examinéespar les instances de décisions dans le plande reclassement sont d’ailleurs : un lieud’accueil sûr (logement), un entourage stable et solide (famille, amis), des revenusréguliers, un emploi du temps structuré etune guidance ou un traitement complémen-taire adapté concrètement à la problémati-que sous-jacente”. Or, à cette demanded’intégration, correspond bien souvent lasituation de désaffiliation : le détenu ne dis-pose dès lors que rarement des capitauxnécessaires (économique, social, culturel…)pour, au-delà de la gestion de son quoti-dien, envisager son reclassement, a fortiori,au vu des carences de l’aide psychosocialeen prison, réduite, en ce qui concerne l’ad-ministration pénitentiaire, à des missionsd’expertise et, en ce qui concerne le sec-teur associatif, à des initiatives locales dés-argentées. Cela explique pourquoi certainsdétenus en arrivent à préférer aller “à fondde peine” plutôt que de subir un telcontrôle.

De manière générale, ce sont donc ceux quidisposent le moins de ressources pour seprendre en mains qui sont le plus soumis àune telle injonction mais, en outre, faute de pouvoir y répondre, ils en viennent à être considérés comme des personnes “à risque”, qui, “n’y comprennent rien” ousont de mauvaise foi, devenant alors d’incessants objets de soupçons.

Une telle instrumentalisation et renverse-ment des priorités en termes de valeurs àassumer témoignent d’un climat sociétalinquiétant. Dépolitiser la responsabilité (nel’envisager qu’au niveau individuel et nonplus collectif), miser sur l’idéologie du risque et de la peur, c’est mettre fin à la soli-darité. Or nous sommes convaincus que

l’autonomie de l’individu ne reçoit son essorqu’à partir du filet de la solidarité. La responsabilité fondamentale est celle de lavolonté collective de faire face aux multiplesincertitudes qui nous traversent et encer-clent afin de réduire les causes profondes – et non les symptômes – de l’in-sécurité d’existence.

Juliette BÉGHINBruxelles Laïque Échos

1 Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale,Paris, Librairie Arthème Fayard (Gallimard, “folio essais”),1995, pp. 665-667.2 Ce recentrement de l'État sur les fonctions de maintien del'ordre n’empêche pas pour autant une tendance à la priva-tisation des fonctions de police, voire de justice.3 Etienne Balibar, “Le droit de cité ou l’apartheid ?”, BalibarE., Chemillier-Gendreau M., Costa-Lascoux J., Terray E.,Sans papiers : l’archaïsme fatal, Paris, éd. La Découverte,coll. “Sur le vif”, 1999, pp. 96-974 Loïc Wacquant, Les prisons de la misère, Paris, éd. Raisonsd’agir, 1999.5 Cartuyvels Y., Mary P. et Rea A., “L’Etat social-sécuritaire”,Van Campenhoudt Luc et al., Réponses à l’insécurité – desdiscours aux pratiques, Bruxelles, Labor (“La Noria”), 2000. 6 Cf. Beck Ulrich, La société du risque, trad. de l’allemand parLaure Bernardi, Paris, Flammarion (“Champs”), 2001 (1986). 7 Cartuyvels Y, Mary P. et Rea A., “L’Etat social-sécuritaire”,op. cit., p. 422.8 Dan Kaminski, “L’insécurité : plainte sociale et solution poli-tique”, Revue Politique, hors-série : “Insécurité : travailler àl’être ensemble”, n°9, septembre 2008.9 Guy Bajoit, “La place de la violence dans le travail social”,Pensée Plurielle, n° 10, 2005/2, p. 122 (c’est nous qui souli-gnons). Lire aussi Abraham Franssen, “Etat social actif etmétamorphoses des identités professionnelles. Essai detypologie des logiques de reconstruction identitaire des travailleurs sociaux”, Pensée Plurielle, op. cit., pp. 137-147.Voir aussi les articles de Jean Blairon et Quentin Mortier surle plan d’activation des chômeurs : www.intermag.be 10 Robert Castel, La montée des incertitudes. Travail, protec-tions, statut de l’individu, Paris, Seuil, 2009, p. 45.11 Cette partie reprend in extenso des extraits de l’article sui-vant : Ph. Mary, Fr. Bartholeyns, J. Béghin, “La prison enBelgique : de l’institution totale aux droits des détenus ?”,Déviance et Société, 2006, Vol. 30, N°3, pp. 399-400.

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“Le détenu n’est soumis à aucune limitation de ses droits politiques, civils, sociaux, éco-nomiques ou culturels autre que les limitations qui découlent de sa condamnationpénale ou de la mesure privative de liberté ; celles qui sont indissociables de la privationde libertés et celles qui sont déterminer par ou en vertu de la loi.Durant l’exécution de la peine ou mesure privative de liberté, il convient d’empêcher leseffets préjudiciables évitables de la détention.”12-01-2005, Loi de principe concernant l’administration des établissements pénitentiairesainsi que le statut juridique des détenus. Art. 6.

Atelier d’expression citoyenneà la prison de Forest

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Les personnes qui sont incarcérées dansce que le sociologue canadien ErvingGoffman désignait comme des “institu-tions totalitaires” (ou “totales” selon lestraductions) sont en perte des droits quisont généralement garantis aux citoyens.Au premier titre, l’autonomie de la per-sonne est réduite à néant tant celle-ci estplacée dans une situation d’absoluedépendance jusque dans les domaines lesplus intimes de l’existence, en particulierl’entretien des fonctions vitales.L’individualité est niée par le mode degestion sécuritaire jusqu’à priver l’emmuréde la dernière once de sa liberté deconscience et d’expression. A cet égard,le philosophe Michel Foucault met en évi-dence l’exercice d’un contrôle qui entend“contraindre les corps pour discipliner lesâmes”.

Constat

Cette réalité mortifère est inacceptable auregard des valeurs que nous défendons.

Concrètement, les prisons fonctionnentpar un système de “faveurs” : chaquenécessité pour le détenu fait l’objet d’unenégociation potentiellement tendue avec les agents pénitentiaires, chaque

demande, aussi légitime soit-elle, estconcrètement soumise au pouvoir discré-tionnaire – dans un sens positif ou néga-tif – laissé aux personnels pénitentiaires.

Par ailleurs, les conditions de détention,caractérisées par une vétusté extrême,une promiscuité insoutenable et une surpopulation croissante qui affecte lescapacités d’intervention et de gestion dupersonnel de la prison, placent les agents,débordés, en situation d’urgence perma-nente qui ne leur laisse aucunement letemps d’accorder aux détenus l’attentionnécessaire à la satisfaction de leursbesoins, même les plus essentiels.

Souvent enfermés vingt-trois heures parjour à plusieurs dans une cellule de neufmètres carrés, les personnes incarcéréessont maintenues dans des conditionsd’existence qui confinent à la survie et neleur permettent pas de mettre en actes lesdroits citoyens qui leur sont reconnus, pasplus que de développer pour eux-mêmesles valeurs que nous défendons. Plus particulièrement, leur libération seraconditionnée par l’évaluation de leurcapacité à être des “citoyens”, à se mon-trer “responsables” et “autonomes”1.L’injonction qui leur est faite est en

complète contradiction avec les condi-tions effectives auxquelles ils sont soumisen prison. Un détenu libéré nous confiait àcet égard : “Depuis que je suis en dehorsje dois apporter tous les quinze jours despreuves de mon intégration. A qui ondemande ça ? A personne. Pourtant, j’aipassé sept mois [en prison] où je ne pou-vais prendre aucune initiative, où on medisait tout : prends ta douche, fais ci, faisça... Et maintenant, je n’ai même pas letemps de reprendre confiance en moi eton me dit tous les 15 jours. Et si je ne lefais pas, je retourne en prison.” (MounirAzzaoui)

L’amour propre, le respect de soi-même ettout ce qui représente les bases sur les-quelles se construit un engagementcitoyen sont suspendus ou détruits par laprison. Pour cette raison, BruxellesLaïque, en collaboration avec la Fondationpour l’assistance morale aux détenus(FAMD), organise un Atelier d’ExpressionCitoyenne à la prison de Forest.

Atelier d’expression citoyenne

L’objectif principal de l’atelier consiste àfavoriser la prise en charge citoyenned’une participation effective au débat

Nous pouvons réfléchir au sens des valeurs et prendre ces valeurs ainsi sensées à témoin, tels desétalons de mesure des actes posés. Vérifier leur actualisation ou leur non actualisation dans des situa-tions que nous pouvons observer. Une autre manière, plus inductive, est d’éprouver le sens desvaleurs dans des pratiques mises en œuvre dans des univers où elles semblent particulièrement misesà mal. Et agir pour leur donner un sens effectif. C’est ce que nous essayons de faire dans le milieucarcéral.

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public. Les principes directeurs de l’initia-tive sont la liberté d’expression et l’auto-nomie. Il s’agit de mener une expériencequi rencontre l’esprit de la loi de principeselon lequel les détenus sont des citoyensà part entière jouissant des mêmes droitsque tout autre citoyen ; d’ouvrir un espacede liberté de conscience et de libertéd’expression au sein de la prison ; decréer un pont entre l’intérieur et l’extérieurde la prison permettant, notamment, auxpersonnes incarcérées de participer audébat public ; de construire ensemble etd’apprendre à maîtriser des habiletéssociales en vue d’une participation activeà la vie citoyenne et à la prise en chargedes affaires publiques.

Au titre de la liberté d’expression et del’autonomie, cet atelier offre deux origina-lités. La première est que les productionsde l’atelier sortent librement de la prisonpour être présentées en public sans qu’iln’y ait d’autorité pour exercer le rôle de censeur. L’enjeu est ici que les partici-pants de l’atelier sont acteurs du proposqu’ils diffusent. La seconde est que ladirection de la prison, qui entend favorisernotre initiative, offre au collectif de l’atelierun accès particulièrement aisé auxmoyens de communication tels que l’audiovisuel.

Après trois mois d’atelier, nous avons eul’occasion de diffuser une première foisles idées élaborées à l’atelier lors d’uncycle thématique au cinéma Nova. Al’aube de 2010, le collectif d’atelier2 adécidé de se donner un objectif généralqu’il a libellé comme ceci : “Poser desactes de changement réels liés à la situa-tion carcérale, pour l’ensemble des

personnes enfermées en prison”. Et plu-sieurs thématiques spécifiques ont étédégagées, sur lesquelles nous travaillonsen vue d’interpellations publiques diver-ses.

La méthode que nous utilisons pour semettre au travail est inspirée des expérien-ces de “capacitation citoyenne”3. Il s’agitde considérer que tous les participants aucollectif d’atelier, qu’ils soient animateursou non, ont des compétences à mettre auservice du projet commun. Si les anima-teurs sont dépositaires du cadre de travail et sont en position de transmettrel’information au “travers des murs”, toutesles options sont prises par le collectifd’atelier. Qu’il s’agisse des thématiques àdévelopper, des modalités de communi-cation, des formes d’interpellations ou desoutils à mobiliser pour faire aboutir le pro-jet. Nous présupposons que chacun, danscette expérience, a quelque chose àapprendre de la mise en commun du tra-vail et que chacun peut s’approprier lescompétences auxquelles nous faisonsappel pour le projet. De la sorte, toutes lesactions menées par le collectif d’atelier ettoutes les idées qu’il faut faire émerger etstructurer à cet effet, sont le fruit d’un tra-vail commun. Notre pratique d’animationde l’atelier repose donc sur les principesd’égalité, de reconnaissance a priori del’humanité de chacun et de l’absence dejugement. De la sorte, nous nous effor-çons de mener l’expérience jusqu’à unerelative abolition de la “distance méthodo-logique” ou de la “distance thérapeutique”qui appartient généralement aux agentssociaux qui exercent dans ce type demilieu. Les animateurs que nous sommesne sont, effectivement, pas pris dans un

rapport de type thérapeutique ou de sou-tien psychosocia mais ils se situent, àl’égard des autres participants, en tantque “co-citoyens” potentiellement animésd’esprit critique. Ainsi, la distance quis’installe entre les participants et entre lesparticipants et les animateurs n’est-ellerien d’autre que celle qui s’installe entredes humains qui entrent en interaction.

Nous ne pouvons pas encore mesurerl’impact de notre action. Cependant, quel-ques conséquences insolites nous incitentà poursuivre. D’abord, le nombre dedemandes de participation est sans pré-cédent de mémoire d’animateur d’atelieren prison. Cette initiative bénéficie d’unepopularité assez grande dans la prison,qui ne peut venir que du bouche à oreille.Ce qui témoigne vraisemblablement del’intérêt des usagés de l’atelier. Ensuite, etc’est aussi original, certains participants,lorsqu’ils sont libérés, reviennent nous voiret formulent la demande de rester asso-ciés au projet. C’est ainsi que le pont quenous entendons bâtir entre l’intérieur de laprison et le “monde libre” s’affermitencore de la présence, dans l’espacepublic, de porte-paroles du collectif d’ate-lier qui ne sont pas les animateurs del’atelier mais des participants libérés.Enfin, le rapport de confiance qui se tisseavec la direction de la prison de Foresttémoigne du fait que notre projet rencon-tre les préoccupations citoyennes de praticiens parmi les mieux placés pourconnaître ce dont les personnes qui viventen prison ont besoin.

Nous constatons enfin qu’un rapport particulier s’instaure entre les participantsau collectif d’atelier. Un rapport basé sur

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la confiance mutuelle et sur l’effectivité del’existence d’un collectif. Une dynamiquepeu commune dans le milieu carcéral quiest structurellement architecturé pourindividualiser, isoler les personnes et lesréduire à une identité déviante. Depuis letemps que nos associations organisentdes ateliers dans les prisons, c’est peut-être la première fois que nous voyonsapparaître cette solidarité sans qu’elle soitjouée par des participants qui répon-draient à une injonction (même tacite) desanimateurs. A partir de l’instant où nousavons pris l’option de nous mettre dansune optique de capacitation citoyenne,connaissant l’univers carcéral, nous avonsabandonné l’espoir de cette perspective.Pourtant, nous l’observons et la vivons.Nous ne sommes pas encore en mesurede dire si notre méthode en est un desmoteurs ou si elle apparait de façon quinous échappe complètement, dans lesdeux groupes successifs que nous avonsréunis pour cet atelier. Cependant, lestémoignages que nous offrent les partici-pants incarcérés nous confortent sur lebienfondé de nos méthodes : “cela faitdix-huit mois que je suis là, et c’est la pre-mière fois que quelqu’un me regardecomme un humain” (Balo) ; “Je venaisjuste pour voir, parce que moi, après tantd’années, je n’y crois pas aux ateliers,

c’est juste pour qu’on se tienne tranquille.Mais ce que vous faites là, c’est pas unatelier, c’est un truc où on existe vraiment.Alors je reviendrai la semaine prochaine”(Houssein) ; “Bien que je ne sois pas de cemonde là, et que je n’avais pas l’intentionde garder un contact avec ce monde-là,lorsque je sortirai, vous [le collectif d’ate-lier] pourrez toujours compter sur moi”(Michel)…

Cependant, cet atelier est une expériencepilote qui, en réalité, touche une infimepartie des dix mille cinq cents personnesincarcérées en Belgique. Nonobstant lacentaine de demandes de participationque nous avons reçues, seule une quaran-taine de personnes ont put être associéesà la démarche depuis octobre 2009. Maisaussi modeste soit l’expérience, elle ouvre des perspectives intéressantes.Notamment, nous sommes en train d’es-sayer de formaliser notre méthode et lesoutils que le collectif d’atelier met en placeou s’approprie à l’occasion du travail.L’intérêt est de permettre à notre initiatived’être reproduite dans d’autres prisonspar d’autres animateurs à l’issue de l’ex-périence pilote. Par ailleurs, nous amor-çons une démarche de rencontre avecd’autres associations et régionales laïquesafin de transmettre notre expérience et de

collecter les diverses initiatives qui parta-gent nos objectifs afin de coordonnerd’éventuelles campagnes de sensibilisa-tion et de capacitation citoyenne.

Certes, si le collectif d’atelier aboutit à uneplus grande prise en compte des problé-matiques qu’il entend médiatiser, il au-ra rencontré des objectifs importants.Modestement, si l’atelier d’expressioncitoyenne et par lui, Bruxelles Laïque et laFAMD, parviennent à ce que la parole despersonnes incarcérées puisse se libérerdans l’espace public, nous aurons parti-cipé à donner un contenu effectif au prin-cipe de la liberté d’expression et à atté-nuer “démocratiquement” l’opacité desmurs des prisons.

Julie VAN NEIJVERSEELFondation pour l’assistance

morale aux détenusCedric TOLLEY

Bruxelles Laïque Echos

1 Voir à ce sujet l’article de Juliette Béghin p.17.2 Par “collectif d’atelier”, nous entendons la réunion des participants détenus et des participants animateurs.Bruxelles Laïque et la FAMD ont fixé les objectifs générauxde l’atelier (explicités plus haut) mais le collectif d’atelierdéfinit lui-même ses objectifs en termes de contenus et demoyens.3 Capacitation est la traduction approximative du termeanglais “empowerment” qui signifie la prise en charge del'individu par lui-même, de sa destinée économique, profes-sionnelle, familiale et sociale. http://www.capacitation-citoyenne.org/

[Jean-Claude Michéa • Champs-Flammarion • Paris, 2008 • 275 pages]

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Jean Claude Michéa1 nous propose unecompilation de textes inédits et d’inter-views qui ont suivi la parution de sonouvrage précédant, L’empire du moindremal. Ces textes abordent la logique libé-rale d’une manière générale et la doublepensée en particulier.

L’auteur consacre une partie de l’ouvrageà décrire et expliquer la logique libéraledont il considère qu’elle est apparue historiquement comme une solution pouréviter les guerres de religions qui ont trau-matisé l’Europe du XVIe siècle. Cette miseen perspective historique prend placepour arriver à comprendre un paradoxe de

la logique libérale. Ce paradoxe, c’estl’apparente double nature du libéralisme.Le libéralisme économique et le libéra-lisme culturel (ou politique) sont pourMichéa indissociables, tant ils reposentl’un sur l’autre.

L’abolition progressive des règles mora-les, des traditions et de ce qu’elles impli-quent comme formes d’organisationssociales est en effet indissociable du progrès du capitalisme industriel et finan-cier. Mai 68 constitue alors un exemplerévélateur de cette duplicité. C’est cetteduplicité2 qui serait le fondement de ceque nous appelons ici la double pensée.

Le concept de double pensée estemprunté à Georges Orwell, dont Michéaest un lecteur passionné. C’est dans 1984que la double pensée est présentée de lamanière suivante :

“Winston laissa tomber ses bras et remplitlentement d’air ses poumons. Son esprits’échappa vers le labyrinthe de la double-pensée. Connaître et ne pas connaître. Enpleine conscience et avec une absoluebonne foi, émettre des mensonges soigneusement agencés. Retenir simulta-nément deux opinions qui s’annulent alorsqu’on les sait contradictoires et croire àtoutes deux. Employer la logique contre la

LIVRE-EXAMEN

La double penséeRetour sur la question libérale

Parmi les philosophes francophones contemporains, il en est un qui échappe à beaucoup de

clichés, loin des cénacles académiques et souvent à contre courant de la pensée “de gauche”.

Il s’agit de Jean-Claude Michéa, un auteur qui trace son chemin intellectuel quelque part entre

Guy Debord et Georges Orwell.

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logique. Répudier la morale alors qu’on seréclame d’elle. Croire en même temps quela démocratie est impossible et que leParti est gardien de la démocratie. Oubliertout ce qu’il est nécessaire d’oublier, puisle rappeler à sa mémoire quand on en abesoin, pour l’oublier plus rapidementencore. Surtout, appliquer le même pro-cessus au processus lui-même. Là étaitl’ultime subtilité. Persuader consciemmentl’inconscient, puis devenir ensuite incons-cient de l’acte d’hypnose que l’on vient deperpétrer. La compréhension même dumot “double pensée” impliquait l’emploide la double pensée”.3

Etonnamment, Michéa prend l’apparitiondu concept de pensée unique, dans lesannées nonante, comme révélateur d’uneforme de double pensée libérale.Paradoxalement, cette pensée unique, parsa large acception, rencontre la doublenature du libéralisme et une certaineforme de double pensée. La pensée uni-que fait le consensus – personne ne serevendique de la pensée unique – maistout le monde n’y voit pas la même chose.Pour les tenants du libéralisme culturel, lapensée unique dicte sa loi qui n’est autreque celle du marché. Alors que pour lestenant du libéralisme économique, c’est lapensée unique – permissive soixante-hui-tarde – incarnée par la culture de masse(ou de jeunes) qui est omniprésente dansl’espace médiatique.

Or pour Michéa la logique libérale inclutcette double logique. Ce qui permet selonlui d’expliquer la position de la gauche etde l’extrême gauche (“libérales”) des trois dernières décennies. “La question des questions : par quelle mystérieuse

dialectique, la gauche et l’extrême gauche(qui incarnaient autrefois la défense des classes populaires et la lutte pour unmonde décent) en sont-elles venues àreprendre à leur compte les principalesexigences de la logique capitaliste, depuisla liberté intégrale de circuler sur tous lessites du marché mondial jusqu’à l’apologiede principe de toutes les transgressionsmorales possibles”.

Il serait vain de reprendre ici toutes lesidées développées par l’auteur autour del’idée de double pensée, nous vous invi-tons plutôt à la lecture, mais retenons icique d’une certaine manière le galvaudagedes valeurs qui a inspiré cette publication,pourrait selon l’auteur, trouver – enpartie – une explication structurelle dansla nature du libéralisme. Par ailleurs,“Michéa l’Orwellien”, lutte pour l’usagecorrect des mots auquel Orwell était déjàtrès attentif que ce soit dans ses essais oudans ses romans, notamment dans sa cri-tique de la novlangue.

Thomas LAMBRECHTS Bruxelles Laïque Echos

1 Jean-Claude Michéa, agrégé de philosophie, enseignantdans un lycée de la région parisienne. Auteur notamment deOrwell, anarchiste tory, Climats, 1995 ; Les Intellectuels, lepeuple et le ballon rond, Climats, 1998 ; L'Enseignement del'ignorance et ses conditions modernes, Climats, 1999 ; LesValeurs de l'homme contemporain, éditions du Tricorne-France Culture, 2001 (avec Alain Finkielkraut et PascalBruckner) ; Impasse Adam Smith. Brèves remarques surl'impossibilité de dépasser le capitalisme sur sa gauche,Climats, 2002 ; Orwell éducateur, Climats, 2003 ; L'Empiredu moindre mal : essai sur la civilisation libérale, Climats,2007.2 Voir l’article de Mathieu Bietlot, p.12 dans ce numéro.3 Georges Orwell, 1984, première partie, chapitre 3.4 J-C Michéa, La double pensée. Retour sur la question libé-rale, Champs-Flammarion, 2008, p. 123.

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L’interculturalité n’a pas à être décrétée, promulguée ou proclamée. Elle se produit de fait et nous la vivons tous, au quoti-

dien, chacun avec ses appartenances et identifications, chacun avec soncadre de référence, sa subjectivité. C’est un phénomène qui, en tant que tel, nenous oblige a priori qu’à en faire le constat et à le prendre en compte. Cette prise

en compte signifie et implique qu’ensuite le phénomène sera étudié et, éven-tuellement, accompagné et pris en charge collectivement, à

travers des projets et des dispositifs reconnus par l’Etatcomme étant “d’utilité publique”. Ce qui implique unchoix politique.

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Des pratiques quotidiennes à l’officialisation politique

De fait, le constat de l’ampleur du phéno-mène interculturel, de sa généralisation etde son intensification croissantes, a renduincontournable sa prise en compte par lespouvoirs publics.

Pourtant il y a une difficulté à parler d’in-terculturalité, comme si une significationévidente de ce concept était communé-ment admise et partagée, ce qui n’est pasdu tout le cas. Certains acteurs politiquessemblent d’ailleurs utiliser le concept sansjamais s’être demandés ce qu’il pouvaitvouloir dire. Et c’est précisément la multi-plicité des significations et des interpréta-tions, du concept comme du phénomèneanthropologique qu’il désigne, qui consti-tue l’enjeu principal de l’émergenceactuelle de l’interculturalité dans la dimen-sion politico-médiatique.

Du point de vue des acteurs sociaux qui,depuis des dizaines d’années, élaborentet mettent en œuvre dans leurs pratiquesquotidiennes des savoirs, des savoir-faireet des savoir-être qui répondent aux réalités et aux défis de la société multicul-turelle (savoirs qui constituent la pragma-tique aussi bien que les modèles théori-ques de l’action interculturelle), il est évidemment nécessaire, indispensablemême, que la question interculturelle soitenfin reconnue et émerge au niveau politi-que institutionnel.

Mais cette émergence politique susciteégalement chez les acteurs de l’intercultu-rel, ceux qui en font l’expérience quotidienne comme citoyens, militants ou

professionnels, pas mal de méfiance légi-time. L’espèce de reconnaissance offi-cielle dont l’interculturalité fait l’objetaujourd’hui – que ce soit à travers les travaux de l’ex-Commission du DialogueInterculturel (dont les recommandationssont d’ailleurs demeurées des recomman-dations, sans plus) ou à l’occasion del’Année Européenne (2008) du DialogueInterculturel, ou encore, actuellement,dans le cadre des Assises de l’Inter-culturalité – pourrait bien signifier l’enter-rement officiel de ce qui, dans les dynami-ques interculturelles, vient déranger l’ordre établi des identités, des apparte-nances et des communautés. Les dynami-ques interculturelles sont en effet des processus dont la spécificité est de venirremettre en question, voire de contester,ce qui est déjà institué, et donc plus oumoins figé, dans l’ordre culturel des identités, des appartenances, des identifi-cations et des institutions.

De l’apparition de nouveaux clivages…

Nous voyons aujourd’hui que ces dynami-ques, et les questions qu’elles soulèvent,provoquent l’apparition de nouveaux cli-vages. Ainsi voyons nous ceux qui aimentà se penser comme les “progressistes”,se diviser. Il y a ceux, d’une part, qui veu-lent rester fidèles à une position ethnocen-trique qui leur permet de croire en leurpropre supériorité idéologique, à vocationuniversaliste, qu’il s’agit d’inculquer aureste de l’humanité, composée de barba-res et d’obscurantistes. Prétendre à l’uni-versalité de sa propre position est en effetla façon la plus simple d’éviter de prendreconscience du caractère particulier et ethnocentré de cette position. Claude

Lévi-Strauss, dans son célèbre texte anti-raciste “Races et histoire” (1952), consi-dère d’ailleurs cette attitude mentalecomme archaïque par excellence, l’essence même de la barbarie. D’autrepart nous voyons ceux qui font le choixd’interroger leurs évidences culturelles etd’essayer d’élaborer des références com-munes, à défaut d’être universelles, trans-versales aux identités et appartenances.Parmi ces transversalités et ces référen-ces partagées, notons principalement ladénonciation des logiques mortifères del’économie capitaliste et, au delà de ceslogiques, celle de cet ennemi commun quimenace toutes les cultures humaines, àsavoir une culture mondialisée de l’avidité,du mépris et de la peur.

C’est principalement autour de la questionde la laïcité, et du sens à donner à ceconcept, ainsi qu’autour de celle del’émancipation des femmes, qui mobiliseaussi différentes interprétations, que sedessinent les lignes de front de ce nouveau clivage.

Cependant, plus profondément, c’est auniveau de la définition la plus personnellede nos identités et de nos appartenancesque les dynamiques interculturelles fontapparaître de nouveaux enjeux et de nouveaux clivages. Les frontières de cescatégories culturelles que sont le privé et lepublic, le sacré et le profane, le politique etle religieux, le masculin et le féminin, etc…sont systématiquement interrogées et sou-vent bousculées par l’expérience concrètede l’interculturalité. Ainsi, par exemple, lechamp des appartenances confessionnel-les et des croyances devient-il, lui aussi, lelieu d’un questionnement systématique sur

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ce que peut signifier être juif, chrétien oumusulman. Les mondes communautairesne sont pas homogènes et c’est chacunqui est interpellé et qui doit décider ce quesignifie, pour lui, telle ou telle apparte-nance et quels sont les poids respectifs deces différentes facettes identitaires dansl’économie générale de sa subjectivité. Cequestionnement est certes exigeant, souvent inconfortable (et là il se heurte àune des pseudo-valeurs principales de laculture dominante : le confort), jamais toutà fait terminé, mais il détermine enfin àquels choix politiques, à quelles prises deposition et à quels engagements concretsnos décisions identitaires nous condui-sent. Les discussions et les choix porte-ront aussi bien sur la façon d’éduquer lesenfants que sur les rôles au sein de lafamille ou du couple, sur nos manières denous alimenter et sur l’impact écologiquede nos modes de vie que sur nos respon-sabilités citoyennes, sur nos rythmes devie et emplois du temps que sur les solida-rités et les alliances que nous décidons dedévelopper.

Déstabilisation des anciens consensusinstitutionnels

L’interculturalité apparaît alors comme untrès profond phénomène de brassage etde déstabilisation des accords institution-nels anciens, aussi bien politiques quepsychiques, ainsi que des rapports deforce et de domination qui fondent l’ordresocial. Cela se vérifie d’ailleurs du niveaud’un couple à celui, local également,d’une concertation communale où il seraitnécessaire de rediscuter la répartition dessubsides, jusqu’au niveau global des rap-ports Nord-Sud. L’exemple de ce qui s’est

joué autour du fameux discours deSarkozy à Dakar est significatif à cetégard : de vieilles dominations et toutel’arrogance qu’elles véhiculent sont désor-mais dénoncées jusque dans les dimen-sions symboliques où elles fondent leurautosatisfaction.

Il est dès lors légitime de se demanderdans quelle mesure les gestionnaires del’ordre établi des identités et des apparte-nances, les garants des catégories et desdécoupages officiels de la réalité danslaquelle nous vivons, peuvent vraimentaccepter les dynamiques et les questionsportées par l’interculturalité et qui risquentde mettre à mal leurs positions acquisesaussi bien que leurs fonds de commerceidéologiques. Parmi ces gestionnaires,citons en vrac, pour éviter les malenten-dus, les “responsables” et les “représen-tants” institutionnels, mais aussi les“savants” et les “experts”, tous ceux dontle statut est lié à la maîtrise politique ousymbolique, intellectuelle ou institution-nelle, maîtrise liée à un certain état deschoses, à un ordre institué des apparte-nances et des dominations que, juste-ment, les dynamiques interculturelles tendent à secouer et à contester. C’est icique l’hypothèse de la récupération institu-tionnelle, politique et médiatique de l’in-terculturalité, ainsi que de la neutralisationdu caractère subversif des dynamiquesinterculturelles, prend tout son sens ettoute sa pertinence.

Nous vivons dans un monde culturel global qui se caractérise par des séries dedistorsions dans la perception de la réalité. Cela engendre un sentiment deconfusion et de méfiance qui tend à

s’accroître. Les procédures de traitementdes données induisent un sentiment defalsification diffuse, de glissement généra-lisé des significations, de manipulation tellement ambiante qu’elle tend à devenirune nouvelle structure de nos subjectivi-tés. Cette distorsion ambiante, c’est parti-culièrement celle qui subordonne l’expé-rience sociale vécue, la quotidienneté collective de nos vies, à leur mise enreprésentation médiatique et institution-nelle. Comme si nous ne parvenions plusà nous percevoir nous-mêmes que dansles miroirs déformants des médias ou desinstitutions, comme si l’authenticité immé-diate de notre expérience nous étaitconfisquée. Parler de manipulation seraitsans doute accorder trop de crédit à cequi ne se produit finalement que commeun effet de système, une sorte de détermi-nisme dans lequel tous les acteurssociaux sont pris dès lors que les logiquesde fuite en avant, de survie et de peurcontinuent de détruire les différentes cultures humaines.

Les attitudes et les compétences qui permettent le développement interculturel

Pour les acteurs sociaux impliqués dansles dynamiques interculturelles, la recon-naissance politique de l’importance duphénomène interculturel devrait se traduire par une prise de conscience de lanécessité de développer et de disséminerle plus largement possible, dans nos villeset quartiers, les attitudes et compétencesqui permettent le développement intercul-turel. Ce sont des attitudes de confianceet de respect, ce sont des compétencesde décentration, d’écoute, de médiation,

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de traduction culturelle, d’évaluationréflexive et de négociation, d’organisationde débats critiques dans une optiqued’éducation permanente. Dans ce sensl’approche interculturelle devrait être l’axeprincipal des politiques dites de “cohésionsociale”. Cela implique des moyens finan-ciers, cela implique une reconnaissancedu travail accompli sur le terrain dans desconditions souvent précaires, cela impli-que des dispositifs de formation aux compétences interculturelles de tous lesintervenants sociaux, que ce soit dans lesformations initiales des enseignants, desassistants sociaux, des éducateurs et ani-mateurs, des fonctionnaires, du personnelinfirmier, ou aussi bien dans la formationcontinuée de tous ces métiers.

Nous pouvons craindre qu’au contrairel’émergence de l’interculturalité dans lasphère politico-médiatique ne se traduiseà terme par d’oiseuses et infinies discus-sions sur ce qu’il s’agit d’interdire ou nonet sur le sens à attribuer au fait que certai-nes musulmanes décident de porter lefoulard. Gadget de diversion pratiqueparmi d’autres, ce faux problème, il faut yinsister, ne provient que de la décision de

la plupart des écoles d’exclure les élèvesqui portent le foulard (les obligeant à serassembler dans les rares écoles qui lesacceptent), ainsi que du confinementsocio-économique et géographique despopulations d’origine immigrée. Le vraiproblème est donc plutôt celui des discri-minations racistes et/ou islamophobespratiquées par des représentants de l’institution scolaire. C’est un dossier volu-mineux de témoignages accablants sur leracisme ordinaire. Le combat de celles quiportent le foulard pour que soient respec-tés leurs droits constitutionnels est doncun combat interculturel parfaitement légi-time. Mais est-ce cela qu’il faut imposerau grand public comme question intercul-turelle principale ? Faut-il réduire l’am-pleur du phénomène de l’interculturalité àce qui n’en constitue qu’un aspect parti-culier, en oubliant la diversité globale ettout le travail quotidien de dialogue, derencontres et de construction de projets ?Quand on sait par ailleurs que les musul-mans ne représentent que 3 % de lapopulation belge ? Pourquoi faut-il quel’opinion publique se représente la ques-tion de la présence musulmane comme untel problème ? Cette interculturalité-là

sert-elle à détourner l’attention d’autresproblèmes collectifs ? Sommes-nous prisen otages par des contextes géopoliti-ques ? Victimes, en tant que société, detendances pathologiques à la crainte et aurepli identitaire ? Voilà bien des questions,qu’il est utile de poser et d’adresser àceux qui prétendent officiellement débat-tre d’interculturalité. La légitimité desquestions interculturelles se trouve ducôté du terrain et des pratiques collectivesdes citoyens. Et cette légitimité, c’est lapartie immergée, invisible de l’iceberginterculturel, sa profondeur et sa masse, lamultitude anonyme de ses passagers.Nous sommes tous embarqués, mais passur le Titanic d’un certain ordre du mondequi n’en finit pas de sombrer, car noussommes cet iceberg sur lequel il se brise.

Marc ANDRÉCentre Bruxellois d’Action Interculturelle

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L’élection au suffrage universelconstitue l’essentiel de la qualitédémocratique (stricto sensu) de

notre régime mais, derrière le momentcitoyen qu’est le vote, il existe desmécanismes complexes qui transfor-ment les millions de votes exprimés enattributions de sièges dans les différentsparlements de notre État fédéral.

En Belgique, à tous les niveaux de pouvoir, le mode de scrutin est dit proportionnel, par opposition aux scru-tins majoritaires tels qu’on les connaît enFrance ou aux USA. Le scrutin propor-tionnel a pour principal effet de favoriserla coexistence au pouvoir de plusieurspartis politiques là où le scrutin majori-taire rend les partis mutuellement exclu-sifs dans leur exercice du pouvoir.

Concernant l’attribution des sièges, laméthode de calcul (le diviseur D’Hondt)est en soi un système d’une complexitécertaine.

Diviser successivement le nombre devoix de chaque parti par des diviseurs– une liste de nombres commençantpar 1 –, les nombres ainsi obtenus par chaque parti correspondant à lamoyenne de voix par siège lorsque ceux-ci sont fictivement attribués. Les siègessont ensuite distribués dans l’ordre deslistes qui présentent la plus fortemoyenne de voix par siège. Ce systèmes’avère déjà plus favorable aux grandspartis que ne le serait une méthode dite“du plus grand reste”.

Cette méthode de calcul semble être unsimple détail technique qui intéresse

exclusivement quelques politologuesamateurs de chiffres. Il s’agit en fait d’unchoix hautement politique2.

En 1999, le gouvernement arc-en-cielVerhofstadt Ier proposait dans son accordde gouvernement de “replacer le citoyenau centre du processus de sorte qu’il aitdavantage d’emprise sur la politique”. Acette fin, une commission du “renouveaupolitique” a été mise en place pouraboutir à l’accord du 26 avril 2002 quimodifiera le régime électoral3. A l’issuedu travail de la commission, et après denombreux avis de la Cour d’arbitrage(devenue Cour constitutionnelle), unseuil électoral de 5 % sera appliqué tantau niveau fédéral que dans les entitésfédérées4.

De quoi s’agit-il ?

On l’a vu, notre mode de scrutin supposel’intervention d’un diviseur, ce qui fait qu’ilexiste un seuil électoral naturel qui varied’une circonscription à une autre en fonc-tion du nombre d’électeurs et du nombrede sièges à pourvoir. L’instauration d’unseuil légal de 5% est donc une mesure quiva imposer d’atteindre un nombre supé-rieur de suffrages avant d’accéder à larépartition des sièges.

Du point de vue du citoyen soucieux dedémocratie, il est légitime de s’interrogersur la nature de la motivation du législateurlorsqu’il entreprend de modifier le codeélectoral. On sait par ailleurs que ces modi-fications ne sont jamais neutres et quel’exemple du jeu de découpage des cir-conscriptions doit nous encourager à restervigilants.5

Qu’est ce qui fonde et justifie cetteréforme ?

Outre la volonté générale de “replacer lecitoyen au centre du processus de sortequ’il ait davantage d’emprise sur la poli-tique” dont le lien avec le seuil des 5 %ne relève pas de l’évidence, c’est dansun souci de lutter contre la fragmenta-tion du paysage politique que ce seuil aété proposé. Ce n’est pas, comme certains l’ont prétendu, dans une volontéde lutter contre l’extrême droite mais,plutôt, d’éviter la multiplication de petitspartis, notamment en Flandre suite auschisme de la VolksUnie en Spirit etNVA.

Le gouvernement Verhofstadt Ier a plu-sieurs particularités : c’est une coalitionqui comporte pour la première fois des partis écologistes et qui par ailleurs sepasse des partenaires socio-chrétienspour la première fois depuis quaranteans.

Sauf à considérer que le seuil de 5 %porte atteinte de manière disproportion-née au principe de la représentation proportionnelle, il n’est pas nécessairede modifier la Constitution pour effectuercette réforme du code électoral. Il futdonc facile à l’arc-en-ciel d’instaurer ceseuil au niveau fédéral puisqu’une majo-rité simple suffisait6.

On peut s’étonner de voir les partis éco-logistes soutenir une mesure allant àl’encontre des plus petits partis. A cepropos, François Onclin remarque que laposition d’Ecolo “démontre la primautédes intérêts stratégiques des acteurs

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sur leurs motivations idéologiques”7.Position d’autant plus paradoxale queles mêmes écologistes s’opposèrent àl’instauration du même seuil au niveaudes entités fédérées. En effet, les élec-tions fédérales de 2003 avaient vu dispa-raitre Agalev, précisément en raison duseuil. Un sénateur Ecolo justifia ce revi-rement par l’incapacité du seuil à empê-cher l’apparition de l’extrême droite enWallonie et sa progression en Flandre.8

Arguments en défaveur de cette disposition

Il y eu bien sûr des recours déposésdevant la Cour d’arbitrage, parmi lesquels on peut distinguer les contesta-tions générales (qui s’attaquent au principe même) des contestations parti-culières (qui, acceptant le principe, affirment néanmoins son invalidité auniveau technique). L’atteinte dispropor-tionnée à la représentation proportion-nelle, des discriminations injustifiéesentre petits et grands partis et entreélecteurs, constituèrent les contesta-tions générales. Et pour ce qui est descontestations particulières, on citera lesdiscriminations entre électeurs et entrecandidats dans les circonscriptions de

B-H-V et de Louvain, les discriminationsentre régimes linguistiques, dues à lapossibilité ou non d’un groupement delistes, et la proximité avec les électionslégislatives.

Aucun de ces arguments n’a été retenupar la Cour d’arbitrage. De même, unmécanisme reconnu comme déterminantdans la littérature des sciences politi-ques, à savoir la manière dont les voixsont dispersées entre les différentes listes, a également été ignoré.

En conclusion

On peut considérer qu’il n’y eut pas degrands effets directs, à part l’éviction dequelques partis, notamment Groen !Mais les effets indirects furent la consti-tution, en Flandre, de cartels en vued’anticiper l’effet du seuil légal. C’est undes facteurs qui a entraîné la crise politi-que la plus conséquente que le royaumeait connu depuis la question royale. Parailleurs, il n’est pas certain que la frag-mentation du paysage politique – cecontre quoi le seuil est censé concrète-ment lutter – constitue quelque chosed’inquiétant pour la continuité du pouvoir.

Enfin, l’analyse in concreto ne permetpas de justifier l’instauration du seuillégal a 5 %, personne ne peut honnête-ment défendre que cette mesure aatteint l’objectif général annoncé, àsavoir “replacer le citoyen au centre duprocessus de sorte qu’il ait davantaged’emprise sur la politique”.

Les partis au pouvoir, avec le soutien dela Cour d’arbitrage, changent les règlesde la démocratie sans que cela n’en-traîne un réel débat public. Apres quel-ques années, on peut se rendre comptedes limites de cette mesure et certainspeuvent légitimement souhaiter la dispa-rition de ce seuil légal. A l’heure où ledoute anime de nombreux mandatairespolitiques, que ce soit à propos de leursprojets ou de leurs politiques passées, ilest plutôt mesquin de vouloir protégerl’espace parlementaire de l’arrivée denouveaux acteurs politiques.

Thomas LAMBRECHTSBruxelles Laïque Echos

1 Cet article est basé sur le dossier hebdomadaire du CRISP n° 2041-2042, rédigé par François Onclin en fin 2009.2 F. Onclin, “L’instauration et les effets du seuil électoral de 5 %”, Courrier hebdomadaire du CRISP, n° 2041-2042, Bruxelles, 2009, p.8.3 Certains projets de lois (électorales) ont néanmoins été soumis au parlement. Ainsi les réformes du vote automatique, des dépenses électorales, de la parité hommes-femmes et du finan-cement des partis politiques ne sont pas issues du travail de cette commission. 4 A l’exception des circonscriptions de Louvain et de Bruxelles-Hal-Vilvorde pour les scrutins fédéraux en raison de la particularité de ces circonscriptions.5 C’est en effet un classique. Un ou plusieurs partis au pouvoir peuvent redessiner les circonscriptions à leur seul avantage.6 Pour les entités fédérées, il a fallu modifier une loi spéciale, ce qui nécessite une majorité des deux tiers, qui a été obtenue assez facilement.7 Ibidem p.20.8 Cet argument résiste d’autant moins à l’analyse que c’est précisément au niveau régional que ce seuil peut avoir un effet sur l’extrême droite francophone…

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Mot à Mot Henry Deleersnijder

Les mots comportent une charge symbolique considérable. Utilisésconsciemment ou non à des fins idéologiques, ils peuvent devenir de redou-tables armes ou de non moins efficaces étouffoirs d'esprit critique. D'où lanécessité de les décrypter et de les faire dégorger : surgiront ainsi les diver-ses significations qu'ils charrient le plus souvent à notre insu. A cet égard,l'étymologie, ce salutaire retour aux sources, est une faiseuse de clarté toujours bienvenue. C'est à cette tâche que l'auteur, attentif à la polysémiede vocables tirés du langage commun, s'est en particulier attelé dans leschroniques recueillies ici et précédemment publiées dans la revueAide-Mémoire.

Info et commande sur www.territoires-memoire.be

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L'année Darwin étant derrière nous, nous allons pouvoir traiter de

l'évolution de l'évolution sur base de données scientifiques récentes,

qui furent rarement prises en considération dans les écrits et les émis-

sions audio-visuelles en 20091. Car il s'agissait davantage de lutter

contre le Créationnisme et le Dessein Intelligent que de faire le point

sur les modalités de l'Évolutionnisme...

Je m'inspirerai pour ce faire de Jacques Monod, considérant que

l'évolution est une philosophie du XIXe siècle qu'il convient de traiter

avec les outils scientifiques du XXIe siècle.

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Les gènes du péché originel

Comme mise en bouche, j'ai choisi unouvrage que nous devons à Christian deDuve, seul prix Nobel belge encore en vie.Le vicomte de Duve a publié en avril 2009,chez Odile Jacob, un livre interpellantsous le titre Génétique du péché originel.

J'ai toujours apprécié les réalisations duprofesseur de Duve, tant comme biolo-giste que comme penseur capable detenir Dieu à distance de la science. Mais jene cacherai point qu'à la lecture de sondernier opus, j'ai sursauté comme unchimpanzé devant une peau de banane.Car le professeur de Duve considère quel'humanité est entachée d'un défaut fon-damental qu'il qualifie de péché originelgénétique.

Ce péché originel résulterait de la sélec-tion naturelle, chez nos lointains ancêtres,de caractères génétiques qui ont certesfait le succès démesuré de notre espècemais en privilégiant abusivement l'avan-tage immédiat au détriment du long terme.Pour nous sauver des effets de ce péché,il nous faudrait un rédempteur issu del'humanité elle-même, afin de nous aider àagir contre la sélection naturelle en dotantnotre esprit d'une sagesse qui n'est pasinscrite dans nos gènes.

Cette irruption de concepts tels que“péché originel” et "rédempteur" dans lascience génétique est sans précédent etsans intérêt. Mais de Duve n'en reste paslà : il nous prescrit des potions pour reve-nir à la raison. Faisant appel aux religions,il écrit : “les églises sont exceptionnelle-ment qualifiées pour nous aider à sauverl'humanité. Les religions par leur influenceet les sciences par leurs connaissances,doivent collaborer d'urgence à notre sau-vegarde. […] Les églises offriraient leursinstallations, leur clergé, leurs membres etleur influence pour dispenser l'éducation.Elles pourraient lancer une nouvelle croi-sade au profit de la rédemption destinée àsauver l'humanité des conséquences deson péché originel génétique”.

Pour ma part, je suis peiné de voir unsavant éminent, de la stature du profes-seur de Duve, proposer de placer notreavenir sous la tutelle ecclésiale, alors quela science, l'éthique et la gouvernancesociétale ont mis des siècles à se débar-rasser du carcan des clercs. Et je récuseses propositions comme je récuse sonmessianisme rédempteur chargé de nouslaver du péché originel. Outre que lesnotions de “péché” et de “rédemption”n'ont rien à faire en l'occurrence, leurnature supposée “génétique” apparaîtcomme un placage purement théo-

logique dans un ouvrage essentiellementscientifique, dans la mesure où lesconcepts en cause ne sont ni justifiés, nimême discutés.

Pour ma part, j'ai une toute autre vision dudestin de l'Humanité, qu'avec mes amisJosé Croisier et Jean Delahaut, nousavons qualifiée d’“Auto-Evolution vers unDestin Intelligent”2.

L’évolution de l’évolution

Depuis le début du XXIe siècle, des décou-vertes scientifiques fondamentales ontéclairé d'un jour nouveau certains aspectsde l'évolution des organismes vivants.Déjà l'importance de l'embryogenèsedans les processus évolutifs avait étémise en évidence en développant le concept d'évolution-développement("Evo-Devo"). Mais c'est surtout la trans-mission horizontale d'ADN, notammentvia des virus et des transposons (élémentsgénétiques transposables), qui sembleavoir joué un rôle majeur dans la différen-tiation et l'évolution des espèces.

Si l'on considère le génome humain, dontles séquences ont été publiées en 2003, ilest apparu que les quelques 25.000 gènescodant pour des protéines humaines nereprésentaient que 3 % de la masse de

[NDLR : L’auteur nous a spontanément envoyé cet article. Il ne s’inscrit donc pas, a priori, dans

le questionnement proposé par notre dossier. Il montre cependant que les concepts scientifi-

ques aussi évoluent, peuvent prêter à plusieurs interprétations et susciter des débats.]

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l'ADN séquencé. Quid des 97 %restants ? Dans un premier temps, cet ADN surnuméraire fut qualifié de “poubelle”. Mais on a découvert ensuiteque l'ADN “poubelle” regorgeait deséquences exerçant des fonctions essen-tielles dans le fonctionnement de notreorganisme. Ces séquences ont été intro-duites dans l'ADN des cellules de nosancêtres lointains, souvent depuis desdizaines de millions d'années. Il s'agit,pour environ 8 %, d'ADN provenant derétrovirus dont le génome, devenu endo-gène, a été incorporé autrefois dans noschromosomes. Par ailleurs, une masseconsidérable (40 % environ de l'ADN total)trouve son origine dans des élémentsgénétiques mobiles (transposons devenusendogènes). Toutes ces structures sontrépliquées lors des divisions cellulairesdepuis de très longues périodes.

Illustrons le cas de l'évolution induite parun rétrovirus sans lequel l'humanitén'existerait pas, car il conditionne la formation du placenta dont nous avonstous bénéficié. L'ADN de ce rétrovirus aété intégré il y a des millions d'annéesdans le génome des ancêtres des mammi-fères placentaires. Il est devenu indispen-sable chez tous leurs descendants enintervenant dans la formation de la zonemitoyenne du placenta (appelée syncy-tium) qui sépare la mère du foetus. A l'étatendogène, des séquences de ce virus ontété identifiées d'abord chez le mouton,puis chez la souris et la femme. Si oninhibe l'expression de ces séquences, il ya malformation du placenta suivie d'avor-tement. Nous voici loin des mutationsponctuelles dues au hasard qu'implique lathéorie darwinienne de l'évolution.

Les mégavirus : étions-nous aveugles àce point ?

En 1992, on a isolé dans le système derefroidissement d'un hôpital de Bradford(Royaume Uni) des amibes porteuses destructures de grande taille qui furentconsidérées comme étant des bactéries.Elles furent mises à congeler en attendantmieux. En 2002, lors d'un stage àMarseille, un étudiant reprit l'examen dece matériel. On découvrit que les bacté-ries putatives étaient en réalité d'énormesvirus qui furent appelés “mimivirus” (pourmimicking microbe virus). En 2008, desvirus encore plus volumineux (appelés“mamavirus”) furent identifiés dans desamibes récoltées au sein d’un système deréfrigération de la région parisienne.Cerise sur le gâteau, il y eut, en décembre2009, la description de “mégavirus”(dénommés “Marseillevirus”) structuréscomme des “melting-pot” génétiquescontenant à la fois des gènes d'eucaryo-tes, de bactéries et de virus.

En utilisant les séquences de mimiviruscomme sonde, on a constaté que leplancton de tous les océans regorgeait deséquences homologues à celles desmégavirus.

La première décennie du XXIe siècle adonc bouleversé en profondeur notrecompréhension de la génétique des virus.Les spécialistes de la question considè-rent que les mégavirus pourraient êtredes formes relictes3 de cellules de la“soupe primitive”. Ces mégavirus, toutcomme les rétrovirus, pourraient doncavoir joué un rôle déterminant dans letransfert de gènes au cours de l'évolution.

On peut se demander pourquoi il a fallu unsiècle de recherches sur les virus pourdécouvrir des structures virales aussiénormes que celles des mégavirus.Hypothèse : les virus étant considéréscomme “petits”, les mégavirus étaient defait condamnés à rester longtemps desOvni (Objets viraux non identifiés ).Affaire à suivre...

L’auto-évolution humaine

C'est sur le plan mental que l'évolutionhumaine s'effectue à l'échelle des géné-rations. Grâce aux caractéristiques denotre système nerveux et de notre pharynx, la parole et le langage nous ontpermis en quelques siècles d'envahir et detransformer le monde.

Dans un contexte de plus en plus com-plexe et incertain, notre avenir est à lamerci d'un surplus de sagesse dans noscomportements. Pendant combien detemps encore notre complexité, notreadaptabilité et notre créativité échappe-ront-elles à la servitude volontaire ?

Seule une stratégie intelligente de maîtrisede notre destin pourrait permettre auxHumains de répondre aux situations futu-res qui attendent notre espèce. Aprèsavoir rétréci l'Univers et la Terre jusqu'auxlimites de notre entendement, il nous fautdésormais faire le trajet inverse en élargis-sant notre compréhension à la totalité desphénomènes dans l'hyper-complexité deleurs devenirs.

Dès lors, l'auto-évolution humaine aura àévaluer les situations, à procéder à l'ana-lyse critique de leur devenir et à réaliser

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les ajustements opportuns par rapportaux nécessités futures, en se basant surles réalités épigénétiques dans un mondequi a basé son existence mentale sur le“tout génétique”. Il s'agit d'aider lesHumains à être à la fois acteurs d'eux-mêmes et bâtisseurs d'une sociétéouverte, en quête de bonheur de vivre.

Transhumanisme versus perhumanisme

Deux voies principales se dessinent envue de doter les Humains de caractéristi-ques susceptibles de leur permettre depoursuivre leur cheminement après10 000 ans de conquête de la Terre depuisle néolithique : le Transhumanisme et lePerhumanisme.

Le Transhumanisme se rapporte à uneauto-évolution fondée essentiellement surles sciences et les techniques ; il vise àaccroître les performances individuelles,physiques, physiologiques, mentales,sportives et autres par une sorte de Viagrauniversel. Il s'agit de façonner un destinévolutif “contre-nature” qui permette detransgresser toutes les limites dites “natu-relles”. Prothèses, puces, robots généti-ques ou électroniques, nano-particulessont appelés à la tâche afin que l'Humainreste jeune, vigoureux, performant etpourquoi pas immortel.

On voit mal que des milliards d'Hu-mains puissent bénéficier de tels “bien-faits”. Actuellement, les avancées les plusspectaculaires du Transhumanisme sesituent dans les domaines militaire, poli-cier, publicitaire ou cosmétique. Pour le neurologue Jean-Didier Vincent une

telle évolution, si jamais elle se produit,aboutira à façonner des criquets pèlerinsplutôt que des “Supermen.”

Le Perhumanisme est un néologisme quiqualifie une évolution culturelle, morale etéthique visant aux performances accruesdu coeur et de l'esprit. Il s'agit d'éclairerles voies d'un destin qui n'aurait pas pourvocation de suréquiper quelques individusmais bien de comprendre le monde desHumains, de le valoriser, de l'enrichir et dele guider dans la conquête du bonheur. Ils'agit de combler notre indéterminationmentale à la naissance par une éducationformatrice. Il s'agit de protéger notre com-plexité, notre adaptabilité, notre créativitéqui élaborent les connaissances, les senti-ments et les consciences, contre l'asser-vissement par les rabatteurs médiatiqueset les faux prophètes. Le Perhumanismes'appuie sur le caractère épigénétique ducerveau qui gère ses perceptions dans unétat permanent de tension, de construc-tion et de renouvellement des neurones.

Tout être humain représente l'aboutisse-ment simultané d'une double lignée : lalignée physique et la lignée culturelle. D'uncôté la chaîne ininterrompue des structu-res vivantes qui furent reproduites, propa-gées et sélectionnées avec acharnementpendant plus d'un milliard d'années. Del'autre côté, la conscience des Humainsqui, depuis quelques dizaines de milliersd'années, ont assuré la filiation évolutivede l'esprit.

C'est pour traduire la globalité de ce processus que, au-delà de la sémanti-que, je préfère à la Théorie de “Sélectionnaturelle” de Darwin et de Duve, le

concept flexible d’“Evolution naturelle” quireconnaît le fait évolutif dans la Nature, encoexistence avec la "Sélection artificielle"des agriculteurs, des éleveurs... et deséducateurs.

L'avenir de l'Humanité repose sur lesinteractions réciproques des lignées physique et culturelle dans leurs rapportsavec la pensée, la conscience, le senti-ment. Dans ce contexte, à nous de main-tenir avec opiniâtreté la cohérence ducouple symbolique qui associe liberté etresponsabilité au sein de l'infinie diversitédes Humains.

Sans oublier que, selon Camus, il est undevoir qui prime : celui d'Aimer...

Jean SEMAL

1 Semal, J., L'Évolution dans tous ses états, éd. du CIPA,Université de Mons, 2010.2 Croisier J., Delahaut J. et Semal J., L'ÉcosystèmeHumanetum, éd. du CIPA, Université de Mons, 2009.3 NDLR : Espèce vivante qu’on croyait éteinte (c’est-à-diren’existant plus que par les fossiles) mais qui s’avère exis-ter encore de nos jours dans des niches écologiques restreintes.

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Le principe de la séparation des Égli-ses et de l’État – tout comme lareconnaissance de la liberté de croire

ou de ne pas croire – semble aujourd’huirecueillir un large consensus dans nossociétés occidentales. Même lorsque lalaïcité de l’État n’est pas explicitementrevendiquée ou inscrite dans les textesfondateurs, la grande majorité des régi-mes occidentaux entérinent le principed’une distinction claire entre le pouvoirtemporel et spirituel. Historiquement, ceprincipe se révèle intrinsèque à l’avène-ment des sociétés modernes et de ladémocratie. A l’échelle de la planète, il estloin de faire l’unanimité. Bien que certains,dont le MR tout récemment, lui accordentune portée universelle1.

Si le principe est acquis dans noscontrées, sa mise en œuvre peut êtreentendue de manières très différentes,avec des implications parfois antinomi-ques.

Une diversité de régimes politiques2

Ces différences se constatent déjà auniveau des modèles ou systèmes d’orga-nisation de l’État et de ses relations avecles Églises. À partir d’un principe com-mun, les régimes de séparation varient, eneffet, d’un pays à l’autre. Ces variationsrésultent des différentes histoires et cultu-res nationales mais aussi de la positionqu’y ont occupé la ou les Églises et desarrangements trouvés avec elles. Nonseulement on observe des régimes trèsdifférents mais, dès qu’on s’y intéresse deplus près, on découvre une grande confu-sion quant aux interprétations auxquellesils donnent lieu. Chaque régime possède

sa complexité et ses exceptions voire sescontradictions.

La France est considérée comme la mèrepatrie de la laïcité et des droits del’Homme. L’article premier de saConstitution proclame “une Républiqueindivisible, laïque, démocratique etsociale”. La célèbre loi de 1905 formaliseun régime de séparation totale entre lesÉglises et l’État en stipulant que laRépublique “ne reconnaît, ne salarie ni nesubventionne aucun culte” mais garantit laliberté de religion et de culte. Cette sépa-ration n’est pourtant pas si absolue qu’onne le pense parfois. Comme le souligneJean Baubérot3, la laïcité française, quecertains voulaient intégrale et intransi-geante, a su ou dû se montrer pragmati-que et faire quelques concessions, soitpar stratégie (pour que les croyants neboycottent pas les institutions de laRépublique, en particulier l’école), soit parrespect de la liberté de culte. Ainsi l’Étatmet à disposition des Églises et prend encharge l’entretien des édifices du culte.Ainsi l’État rémunère les aumôniers danscertains milieux captifs (prison, hôpital,armée, pensionnat) afin que leurs résidents puissent jouir de leur liberté reli-gieuse.

Depuis sa Constitution de 1937, l’État turcse définit, lui aussi, comme “républicain,nationaliste, populiste, étatiste, laïque etréformateur”. Cependant, la laïcité turqueorganise moins la séparation de l’Église(ici l’Islam) et de l’État, c’est-à-dire leurnon-ingérence réciproque, qu’un contrôleétatique de la religion nationale. L’Églisene peut interférer dans les affaires del’État. Par contre, celui-ci finance et forme

les imams, contrôle les écoles religieuses,les mosquées et les livres de prières à tra-vers la Direction des Affaires religieusesplacée sous l’autorité du Premier ministre.On peut donc parler d’un État laïque avecune religion d’État. Notons que KémalAtatürk a introduit la laïcité de force, sansl’aval de la population et sans que lasociété n’ait connu un processus de sécu-larisation. Comme un retour du refoulé, la religion majoritaire a pu reprendre le pouvoir par la voie des urnes.Paradoxalement, le seul contre-pouvoir àl’Islam est aujourd’hui l’armée qui rétablitrégulièrement un minimum de laïcité pardes coups d’État militaires…

Parmi les rares autres États qui organisentune séparation rigoureuse de l’État et descultes qu’ils ne reconnaissent ni ne finan-cent, on compte les Pays-Bas et l’Irlande.Surprenant quand on sait que le catholi-cisme est un instrument fort d’affirmationde la conscience nationale irlandaise, qu’ilgère en grande partie l’enseignement etqu’il imprègne fortement la morale offi-cielle : criminalisation de l’IVG, récenteinterdiction du blasphème, conceptionchrétienne de la famille inscrite dans laConstitution qui stipule, en outre, quetoute autorité découle de la “sacro-sainteTrinité”. Au Pays-Bas, les Églises, protes-tante et catholique, ne sont pas subven-tionnées mais assurent des servicespublics en matière de santé et d’enseigne-ment, notamment.

A l’opposé théorique de ces États, sesituent les régimes où règne encore – àtout le moins formellement – une religiond’État. Les ministres du culte y ont un sta-tut de fonctionnaire, sont parfois nommés

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par l’État et une série de services publicsou d’actes d’état civil sont prestés par lesÉglises. C’est le cas du protestantismedans les pays scandinaves, de la religionanglicane en Angleterre, de l’Église ortho-doxe en Grèce et catholique à Malte.Pourtant, ici aussi, on trouve des nuanceset arrangements complexes. L’existenced’une religion d’État a été tempérée par laliberté religieuse (nul n’est obligé d’yadhérer) et n’a pas empêché le dévelop-pement d’autres communautés confes-sionnelles ou philosophiques, parfois,jusqu’à leur financement et la reconnais-sance étatique du pluralisme religieux. AuRoyaume-Uni, la Reine dirige l’Église,l’État contrôle la doctrine officielle, dessièges sont réservés aux évêques à laChambre des Lords mais les ministres duculte ne sont par rémunérés par l’État etl’Église est financièrement autonome.

D’anciens pays où le catholicisme étaitjadis religion d’État sont passés à unrégime intermédiaire appelé Concordat. Ils’agit d’un accord entre l’État et le Vaticandont la portée juridique est similaire à celled’un traité international. Ces pays, telsque l’Espagne, le Portugal, l’Italie etl’Allemagne, n’ont plus de religion d’Étatet ont instauré un régime de séparation(depuis les années ’70 ou ’80) mais lecatholicisme conserve un statut privilégié(dans l’école publique, les médias,…). Ilest intéressant de relever que c’est danscertains de ces pays qu’existe le méca-nisme de l’impôt dédié. Les citoyens pré-cisent dans leur déclaration fiscale àquelle religion ils souhaitent allouer la partdes impôts consacrée au financement descultes. Les Églises y ont donc un statut dedroit public, apte à percevoir des impôts

mais c’est l’État qui les prélève pour leurcompte.

Au sein de ce panorama, la Belgique peutse définir par un régime de pluralisme phi-losophique ou système dit des “piliers”.Fruit d’un compromis historique, le système belge se caractérise par uneséparation fictive mais une indépendancemutuelle des Églises et de l’État. Ce der-nier reconnaît de manière théoriquementégale différentes sensibilités religieusesou philosophiques et politiques. Il lesfinance et leur attribue des missions publi-ques (enseignement, santé, mutualités,distribution des allocations de chô-mage,…). On sait que l’Église catholiqueemporte la plus grosse part du finance-ment des cultes et que des reliques sym-boliques de son ancienne domination persistent encore ici ou là. Bien que leurConstitution instaure une séparation plusstricte en ne subventionnant pas directe-ment les cultes mais indirectement à travers les services publics qui leur sontconfiés et des avantages fiscaux, lesPays-Bas ont un fonctionnement assezproche. Un pilier “humaniste” y a étéreconnu.

Au cœur de ces variations et déclinaisonsmultiples de la laïcité politique, quelquestraits communs se dégagent tout demême. La liberté de conscience (croire oune pas croire), inscrite dans les chartesinternationales de protection des droitshumains, a été transposée dans toutes leslégislations nationales. L’autonomie desorganisations religieuses a été acquisedans la très grande majorité des pays. Àdes degrés divers, l’ensemble des socié-tés se caractérise aujourd’hui par un

pluralisme religieux et philosophique. Celadit, la séparation entre les Églises et l’Étatne se révèle jamais totale et absolue.L’organisation des relations entre le temporel et le spirituel résulte, dans cha-que situation nationale, d’une solutionnégociée par les promoteurs de la laïcitéavec l’Église qui dominait jusque là leurpays. La société étant en mouvement etsa population s’étant diversifiée, ces solu-tions ne sont plus toujours adaptées autemps présent. Il convient donc de rené-gocier ces solutions. Cette concertations’annonce bien plus compliquée qu’aupa-ravant. Principalement parce que la diver-sification des confessions et philosophiesa multiplié considérablement le nombred’interlocuteurs à réunir autour de la table.En Belgique, ils sont déjà sept reconnus etd’autres se pressent au portillon.Jusqu’où cette prolifération est-elle géra-ble, chaque tendance pouvant connaîtredes schismes ? En outre, ces interlocu-teurs ne disposent pas tous d’une struc-ture représentative légitime, démocratiqueet homogène. Ils ont enfin des poidsdémographiques et des positions dans lesrapports de force très différents. Dans ces conditions, les modèles d’hier – lesystème de financement belge, par exem-ple – ne sont peut-être plus fonctionnels.

Des principes, de leur interprétation etde leur articulation

Comme on l’a vu, si très peu d’États (unedizaine) se définissent officiellementcomme laïques, la laïcité constitue unenjeu social et politique dans la plupartdes pays démocratiques. Et cet enjeususcite de nombreuses discussions relati-ves aux concepts qu’il mobilise et à ses

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implications concrètes. Ici aussi règne unegrande confusion d’où peuvent émergerde possibles détournements de sens outentatives d’instrumentalisation des prin-cipes laïques. On s’aperçoit en effet quec’est au nom de la laïcité que certains – leRAPPEL ou le CAL par exemple – se pro-noncent en faveur d’une interdiction dessignes d’appartenance religieuse ou philo-sophique à l’école et dans les institutionspubliques. C’est également en référence àla laïcité que d’autres – la Plate-forme laïque féministe contre l’interdiction ou lesauteurs de Du bon usage de la laïcité, parexemple – s’y opposent. Une profusion dequalificatifs tente de débroussailler cetteconfusion : laïcité ouverte ou rigide, inclu-sive ou exclusive, positive ou négative, decombat ou tolérante, intégrale ou accom-modante, …

Nous tenterons ici de synthétiser cesdébats en les structurant autour desgrands principes constitutifs de la laïcité :la non-ingérence réciproque des Égliseset de l’État, la neutralité de l’État, l’égalitédes citoyens quelles que soient leursconvictions, la liberté religieuse et la dis-tinction des sphères privée et publique.

La question de l’ingérence se pose désor-mais plus du côté de l’immixtion du reli-gieux dans la chose publique que dansl’autre sens4. Selon les points de vue, onpeut limiter le principe à la non-interven-tion de l’Église en tant qu’institution dansles affaires de l’État ou l’étendre à touteimmixtion ou manifestation du religieuxdans des institutions publiques (sans qu’ily ait pour autant ingérence dans les déci-sions et la gestion de ces institutions). Onpeut, selon le cas, s’inquiéter davantage

du lobbying, discret ou manifeste, de cer-taines Églises auprès des instances déci-sives (au Palais royal, à l’Union euro-péenne) ou du fait qu’une députée afficheostensiblement sa religion au sein duParlement. La non-interférence dans l’or-ganisation de l’État et la décision politiquepeut concerner soit les seules structuresconfessionnelles, soit également les idéesde ce type. Une approche radicale pour-rait ainsi aller jusqu’à proscrire l’existencede partis confessionnels ou toute réfé-rence aux convictions religieuses ou philo-sophiques lors des débats politiques.D’autres rétorqueraient qu’il est de l’es-sence-même du système parlementairede représenter les différentes sensibilitésprésentes dans la société et donc queleurs porte-voix s’y expriment. Le principede non-ingérence se limite alors à empê-cher qu’aucun groupe de conviction n’im-pose sa domination ou ne soit privilégiédans l’élaboration des normes collectives.

Le principe de neutralité soulève des inter-prétations bien plus problématiquesencore. Qu’est-ce que la neutralité ? Unedéfinition exclusive interdit toute expres-sion de particularismes tandis qu’uneconception inclusive promeut l’égalité detoutes les expressions de particularisme.L’absence totale de toute sensibilité parti-culière est-elle possible ? Ne dissimule-t-elle pas souvent, sous couvert d’universa-lisme, la sensibilité majoritaire et tellementintériorisée qu’on la croit neutre ? La neu-tralité de l’État constitue-t-elle une fin ensoi – comme voudrait l’instaurer la proposi-tion de loi Mahoux et consorts – ou unmoyen, un instrument de réalisation del’égalité et de la non-discrimination– comme le préconise la commission

Bouchard-Taylor au Québec ou la doctrinedu droit administratif telle qu’analysée parSébastien Van Drooghenbroeck5. Danscette seconde perspective, le moyen peut,à certaines occasions, être aménagé pourmieux servir la finalité. Mais jusqu’où ? Ladiscussion porte aussi sur les destinatairesde l’obligation de neutralité. Sont-ce lesinstitutions publiques – et lesquelles :l’État, l’administration ou le gouvernement,les services publics et parapublics, les éco-les dites libres, les hôpitaux, les mutuali-tés… ? – ou les personnes dans ces insti-tutions – agents ou usagers ? – qui doiventêtre neutres ? Est-ce le fonctionnementd’une institution ou ses symboles (ses bâti-ments, ses protocoles) qui doivent êtreneutres ? Sont-ce les actes ou les apparen-ces qui doivent être neutres ? La neutralitédes actes des agents publics est déjàcontrôlée et sanctionnée. Une nouvellelégislation concerne donc ce que d’aucunsappellent la “tyrannie des apparences”.Ses partisans soulignent que l’usager doitavoir confiance en l’institution publiqueneutre et ce rapport de confiance s’établitdès le premier contact – visuel – avec unagent. Un débat s’ouvre alors sur la géné-ralisation de l’obligation à tous les fonction-naires (pour ne pas créer des tensions eninterne et respecter l’égalité) ou sa limita-tion aux seuls agents qui ont une fonctionde visibilité ou de représentation ou d’auto-rité… De l’autre côté, on dira que les appa-rences sont superficielles et ne garantis-sent nullement la neutralité des pratiques,que la notion d’apparence est trop floue etsusciterait d’interminables discussions surleur définition, ou encore qu’il est juste etfavorable à un meilleur vivre ensemble queles institutions reflètent la diversité cultu-relle de la société.

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L’égalité de tous les citoyens quelles quesoient leurs convictions, désigne quant àelle une finalité fondamentale de la laïcitéet de la démocratie. S’atteint-elle par unepolitique de traitement égal de tous les individus considérés abstraitementcomme égaux ou par des politiques adap-tées et des traitements différenciés – voiredes discriminations positives – visant àcorriger les inégalités concrètes qui divi-sent notre société ? S’agit-il de n’accorderaucune faveur aux religions et philoso-phies ou de leur accorder à toutes lesmêmes faveurs ? En matière de finance-ment des cultes, le mouvement laïquebelge est passé, au cours de son histoireet face au blocage qu’il rencontrait, de lapremière position à la seconde. Puisqu’onne peut pas supprimer le subventionne-ment de l’Église catholique, il faut que toutes les sensibilités religieuses ou philo-sophiques soit rémunérées de manièreégale.

La liberté de conscience pose à premièrevue moins de problème. Comme nous lerappelait Vincent de Coorebyter, d’unpoint de vue philosophique, la conscienceest toujours libre : même derrière des bar-reaux, personne ne nous empêchera depenser ce que l’on veut6. Du reste, laliberté de conscience est consacrée parles chartes internationales et les constitu-tions étatiques. Le débat porte alors surd’autres libertés (d’expression, d’associa-tion) liées à la liberté de conscience. Toutle monde est libre de croire, de ne pas oude ne plus croire à ce qu’il veut mais peut-il exprimer ses convictions partout et detoutes les manières7 ? Cette liberté doit-elle juste être respectée par des obliga-tions négatives de l’État (il ne peut rien

faire qui puisse y nuire ou y faire obstacle)ou garantie, en outre, par des obligationspositives de celui-ci (il doit intervenir pourmettre à disposition de tous les moyensnécessaires à la jouissance de cetteliberté). Lorsque l’État finance des aumô-neries en milieu captif, il intervient positi-vement pour rendre cette liberté possible.Doit-il aussi intervenir pour organiser viases infrastructures la fête de l’Aïd ou pourmettre des salles publiques à dispositiondes cérémonies laïques ?

La liberté religieuse soulève aussi despolémiques quant aux espaces où ellepeut s’exprimer. La laïcité et son principede séparation posent explicitement que lareligion et les convictions philosophiquesdoivent relever de la sphère privée. Maiscomment délimite-t-on ce qui relève duprivé et du public. Ces délimitations sont-elles les mêmes pour tout le monde ? Si laculture occidentale connaît une évolutionvers le repli dans des appartements pri-vés, d’autres cultures vivent davantage enplein air, dans la rue. Surtout, il convientde s’entendre sur la formule “relever de lasphère privée”. Signifie-t-elle que cesconvictions n’ont droit à l’existence quedans le domicile privé ou qu’elles n’ontpas à déterminer ou monopoliser lasphère publique ? Est-ce pour autantqu’elles ne peuvent s’y exprimer ? Leterme “espace public” prête par ailleurs àconfusion. Il peut être entendu soit ausens politique (espace de la démocratie,du débat public) ou topographique (leslieux publics, la rue, etc.).

Ce débat-ci se clarifie, selon nous,lorsqu’on précise que, par “sphère publi-que”, on entend la sphère des relations

entre l’État (ou ses institutions) et lescitoyens ; par “sphère privée”, la sphèredes relations privées entre individus n’impliquant pas de rapport à la chosepublique. La sphère publique doit impéra-tivement être régie par les principesd’égalité et d’impartialité tandis que destraitements différents peuvent s’exprimerdans la sphère privée et en font intrinsè-quement partie (les relations affectivessont, par définition, partiales). Des posi-tionnements privés peuvent s’exprimerdans l’espace public (deux amoureux quise tiennent la main, par exemple) mais nepeuvent pas prendre le contrôle de l’État.

Sortir de la mêlée

Comme on le voit, chacun des principesconstitutifs de la séparation des Églises etde l’État peut recevoir des acceptions lar-ges ou strictes. L’importance accordée àchacun d’entre eux, leur articulation ouhiérarchisation, se trouve également aucœur des débats qui agitent ou divisent lalaïcité. Certains feront primer la liberté reli-gieuse sur la neutralité de l’État, d’autres,l’inverse, etc.

Dans les faits, on constate cependant unetendance de nos sociétés libérales et indi-vidualistes à faire primer les libertés indivi-duelles (ici religieuses) sur les impératifscollectifs (neutralité de l’État). Elle s’illustreaussi bien dans les Constitutions desÉtats (la plupart garantissent la liberté deconscience, beaucoup moins la neutralitéde l’État) que dans les décisions de laCour européenne des droits de l’Hommeet autres juridictions similaires. Cette tendance qu’on observe aussi dans d’autres domaines (recul de la solidarité,

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privatisations diverses) interpelle votreserviteur qui reste attaché à l’idée de fairesociété, de construire le bien commun endépassant les égoïsmes et en sacrifiant,au besoin, certains intérêts particuliers.

Bien que cet article souhaite, avant tout,souligner la complexité des débats relatifsà la laïcité et la multiplicité de ses interpré-tations, sans trancher clairement en faveurd’une position, je terminerai par quelquesréflexions plus personnelles.

Il me semble regrettable que ce débat sicompliqué ne se focalise aujourd’hui quesur des détails visibles au détriment desquestions de fond. De part et d’autre, onse braque sur un bout de tissu. Je medemande en quoi est-ce si choquant pourl’intéressée de devoir le retirer à certainsmoments (en quoi sa foi ou son intégritésont-elles remises en question) toutcomme en quoi est-ce si choquant pourles autres de croiser une femme recou-verte d’un bout de tissu dans des espacesoù ils ne s’y attendent pas (en quoi leurculture ou le fonctionnement de leurs ins-titutions sont-ils menacés) ? Les mesurespolitiques proposées ne peuvent, dans cecontexte, qu’agir sur des symptômesalors qu’on sait qu’une vraie politique doitagir sur les causes des problèmes consta-tés.

Il est déplorable aussi de voir à quel pointce débat est manichéen et tourne au dia-logue de sourds. Il y a les “pour” et les“contre”, sans nuance possible entre lesdeux. Personne ne semble en mesured’intégrer – voire même de lire ou depublier – les arguments proposés de l’au-tre côté. Il est extrêmement rare qu’un

plaidoyer contre l’interdiction du voilereconnaisse la soumission imposée à cer-taines femmes musulmanes et proposedes mesures pour l’empêcher. Il est toutaussi rare qu’un plaidoyer pour l’interdic-tion reconnaisse que les politiques enmatière d’intégration alimentent l’inté-grisme islamique et propose des mesurespour lutter contre celui-ci.

C’est pourquoi, je nous invite à élever ledébat à un niveau plus global, à élargir laréflexion en intégrant l’ensemble desquestions, à s’éloigner du détail et desarrangements locaux ou individuels, pour revoir – renégocier avec toutes lesparties prenantes – notre système de nor-mes et d’organisation sociale afin qu’ilcorresponde à la réalité sociologique d’aujourd’hui et à la difficile articulationdes libertés individuelles et des impératifscollectifs. Cette redéfinition d’un contratsocial s’inscrit dans l’idée d’une “laïcitéprofonde” telle que proposée par ÉdouardDelruelle : la définition de la société, de lacommunauté qui la compose et des règlesqui la régissent, ne sont pas transcendan-tes (intangibles et inaccessibles à l’actionhumaine, tels les dieux des croyants) maisimmanentes et toujours sujettes à uneremise en question critique.

Mathieu BIETLOTBruxelles Laïque Échos

1 “Ces valeurs [droits de l’Homme, égalité entre hommes etfemmes, séparation des Églises et de l’État] ne sont pasl’apanage d’une culture ou d’une époque. Elles présententune portée universelle car elles sont incontournables, en tout lieu et en tout temps, dans une société qui ambitionnede favoriser l’émancipation de chacun de sesmembres.”(Mouvement Réformateur, “Quel modèle desociété pour demain ? Dix propositions pour favoriser levivre ensemble”, octobre 2009)2 Le tableau qui suit s’inspire des articles suivants : AnneFivé, “Les relations Églises/États en Europe”, Espace deLibertés : Document n°10 : Laïcité en Europe, juillet 2003 ;Caroline Sägesser, “La mosaïque européenne”, Politique –revue de débats, n°52 ; “La Belgique et ses cultes”, décem-bre 2007, pp. 22-23 ; Charles Arambourou, « Et la laïcité enEurope ?”, in Démocratie et socialisme, article en lignehttp://www.democratie-socialisme.org/spip.php?article702. 3 Lors des différents exposés qu’il a présenté à BruxellesLaïque.4 Pourtant lorsque l’État surveille et parfois conteste lesnominations de l’Exécutif des Musulmans de Belgique ouqu’il critique l’objet des dépenses de l’assistance morale laï-que, ne contrevient-il pas au principe de séparation ?Certes, l’autonomie des organisations religieuses ou philo-sophiques n’empêche pas l’État de garantir qu’elles respec-tent, au même titre que tous les citoyens, des obligationsdémocratiques ou les droits humains.5 “Les transformations du concept de neutralité de l’État.Quelques réflexions provocatrices”, Intervention au colloque“Le droit belge face à la diversité culturelle” organisée le 6novembre 2009 à l’UCL.6 Un point de vue philosophique popularisé par MichelBerger, France Gall et Johnny Hallyday avec la chanson“Diego libre dans sa tête”. 7 Le fait que ces manières doivent respecter les droitshumains nous semble relever de l’évidence et ne fait doncpas débat ici.

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Nous savons les MOTS “por-teurs de sens” lorsqu’ils tra-duisent au mieux le contenuque nous souhaitons leurdonner ; mais nous ignoronsparfois que les mots sontaussi “producteurs de sens”et que leur usage dévoyé peutviser à désarmer la pensée oula contraindre à une interpré-tation erronée.

Les mots sont importants.Vivre dans l’omission de cetteévidence laisse la voie libreaux plus lourds stéréotypes,amalgames, sophismes etprésupposés clôturant la pen-sée et la création mieux quene le ferait la plus efficace descensures.

Espace d’expression libre etcritique, le réseau planétairedevrait nous offrir quelquesrefuges réconfortants…

Mots à Maux

PORTAIL

“Quand les hommes ne peuvent changerles choses, ils changent les mots”Jean Jaurès

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http://lmsi.net/

Dictionnaire critique du discours politique,le site “Les mots sont importants” analysecertains langages dévoyés en soulignantl’ampleur et la gravité de leurs effets :entretien des préjugés et des politiquesracistes ; légitimation de l’oppression dite“sécuritaire” ; euphémisation de nombreu-ses violences, notamment étatiques ;occultation des questions dites “mineu-res” comme le sexisme ou l’homophobie ;triomphe du mépris de classe et de la“guerre des civilisations”...

http://www.lesmotsontunsens.com/

Lesmotsontunsens.com est un site d'in-formation libre et indépendant quis'échine à décrypter les maux de l'actua-lité à partir d'extraits de médias Internetou traditionnels (presse papier, télévision,radio). Particulièrement orienté vers lesabus de langage des médias ou des per-sonnes publiques, ce site se donne pourobjectif de replacer des déclarations, desinformations ou des évènements dans uncontexte plus global.

http://www.toupie.org/Dictionnaire/index.html

Site français, la toupie fait un constat :tous les acquis de la République sontattaqués, son indivisibilité, l'Etat et sonrôle de régulation et de redistribution, lalaïcité, les services publics, la fiscalité progressive, le code du travail, les droitssociaux...En attendant le grand soir, “La Toupie” neprétend pas connaître la solution miracle,le système de rechange prêt à l'emploipour se substituer efficacement au capita-lisme sauvage. Son but est de contribuerà réveiller la conscience politique descitoyens “qui est savamment, pour ne pasdire sciemment, endormies”. Dans cette optique, un dictionnaire politi-que est un outil intéressant.

http://www.cnrtl.fr/portail/

Rempart ultime contre la barbarie séman-tique, outil révolutionnaire face aux usur-pateurs linguistiques, un bon dico on linefonctionnel, en voilà une belle invention.Morphologie, lexicographie, etymologie,Synonimie, antonymie, proxémie… Aucundomaine n’échappe à ce portail lexicalperformant.

M@rio FRISOBruxelles Laïque Echos

L’ASSOCIATION DES AMIS DE LAMORALE LAÏQUE DE JETTE propose une soirée cabaret poésie :Les mots de Prévert et les vers deQueneau, conférence par Guy Jaspart.Date : vendredi 26 mars 2010 à 20h00.Lieu : Centre Armillaire, boulevard deSmet de Nayer, 145 à 1090 Jette.P.A.F : 5 euros.Renseignements : 0479/55.57.44 [email protected]

L’ASSOCIATION DES AMIS DE LAMORALE LAÏQUE D’AUDERGHEM ENCOLLABORATION AVEC LES AMLD’IXELLES ET DE WATERMAEL-BOITSFORTproposent une conférence :- La femme musulmane face à la laïcité, lafranc-maçonnerie par Madame FatoumataSidibé. Date : vendredi 23 avril 2009 à 20h.Lieu : auditorium des Ecuries de laMaison Haute 3, place Paul Gilson àWatermael Boitsfort.P.A.F : 5 euros pour les membres desAML organisatrices et les membres duCEPULB, 6,5 euros pour les non membreset 2,5 euros pour les étudiants.Renseignements : tél 02/673 13 12 ou [email protected].( Mme Vanlanduyt)

L’ASSOCIATION DES AMIS DE LAJEUNESSE LAÏQUE DE WOLUWÉSAINT-PIERRE propose Une excursion familiale à Namur,Date : samedi 8 mai 2010 de 9h à 19h.P.A.F : 30 euros.Renseignements :: 02 770 19 45 [email protected]

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24 avril 2010 : Bruxelles Laïque et la PAC affréteront un car pour se rendre à la journée de commémo-ration du curé Meslier, fondateur d’une philosophie radicalement athée et laïque. La visite des deux vil-lages dans lesquels il officiait sera suivie d’un débat et de la projection du film d’Alain et Kioko Dhouaillyavec les réalisateurs et Serge Deruette, auteur de Lire Jean Meslier aux éditions Aden.

Avril 2010 : Nous recevrons Christophe Lejeune, autour de la parution de son ouvrage Démocratie 2.0.Une histoire politique d'Internet (aux éditions Espaces de Libertés).

Avril 2010 : Dans le cadre de la campagne “Ecole en questions” (voir ci-dessous) : nous vous invite-rons à réfléchir avec nous sur la possibilité d’une fusion des réseaux scolaires.

27 mai 2010 : Débat contradictoire sur la neutralité des institutions publiques. Avec Marc Snoeck (avo-cat et directeur de la commission “Séparation Églises/État et financement des cultes” du CAL) etSébastien Van Drooghenbroeck (chargé de cours en droit constitutionnel et droit européen des droitsde l’Homme au FUSL).

Mai 2010 : Dans le cadre de la campagne “Ecole en questions”, nous organiserons avec d'autrespartenaires une journée de réflexion sur les processus d'exclusion scolaire.

Juin 2010 : Une soirée organisée à l’occasion du 50ème anniversaire de l’indépendance du Congo nousinvitera à lire l’histoire en dehors des sentiers battus.

Pour en savoir plus, visitez notre site Web : www.bxllaique.be. Inscrivez-vous à notre mailing list (rubrique “contact”) pour être tenus au courant de nos activités.

Débats de Bruxelles Laïque à venir :

Cette campagne est le fruit d’une collaboration active entre des associa-tions qui veulent travailler ensemble dans la diversité pour affronter, sanstabous, des questions d’aujourd’hui et de demain autour de l’école.Retrouvez l'ensemble des actions d'animation partout en Communautéfrancaise dans l'agenda de la campagne. (www.ecoleenquestions.be)

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Philippe BOSSAERTSJean-Antoine DE MUYLDERAnne DEGOUISIsabelle EMMERYFrancis GODAUXAriane HASSIDChristine MIRONCZYKMichel PETTIAUXJohannes ROBYNBenoît VAN DER MEERSCHENCédric VANDERVORSTMyriam VERMEULEN

Fabrice VAN REYMENANT

Juliette BÉGHINMathieu BIETLOTMario FRISOPaola HIDALGOThomas LAMBRECHTSSophie LEONARDAlexis MARTINETAbabacar N’DAWCedric TOLLEY

Conseild’Administration

Direction

Comitéde rédaction

GRAPHISMECédric BENTZ & Jérôme BAUDET

EDITEUR RESPONSABLEAriane HASSID

18-20 Av. de Stalingrad - 1000 BruxellesABONNEMENTS

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