Brunschvicg Progres Conscience t1

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Léon BRUNSCHVICG Membre de l’Institut (1869-1944) Le progrès de la conscience dans la philosophie occidentale Tome I. Presses Universitaires de France, Paris Collection : Bibliothèque de Philosophie contemporaine Un document produit en version numérique conjointement par Réjeanne Brunet-Toussaint, et Jean-Marc Simonet, bénévoles. Courriels: [email protected] et [email protected] . Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales" Site web: http://www.uqac.ca/Classiques_des_sciences_sociales/ Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

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Philosophie

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  • Lon BRUNSCHVICG Membre de lInstitut

    (1869-1944)

    Le progrs de la conscience dans

    la philosophie occidentale

    Tome I.

    Presses Universitaires de France, Paris Collection : Bibliothque de Philosophie contemporaine

    Un document produit en version numrique conjointement par Rjeanne Brunet-Toussaint, et Jean-Marc Simonet, bnvoles.

    Courriels: [email protected] et [email protected].

    Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales" Site web: http://www.uqac.ca/Classiques_des_sciences_sociales/

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    Cette dition lectronique a t ralise conjointement par Rjeanne Bru-net-Toussaint, bnvole, Chomedey, Ville Laval, Qubec, et Jean-Marc Simo-net, bnvole, professeur des universits la retraite, Paris. Correction : Rjeanne Brunet-Toussaint Relecture et mise en page : Jean-Marc Simonet Courriels: [email protected] et [email protected].

    partir du livre de Lon Brunschvicg (1869-1944), Philosophe franais, Membre de lInstitut, Le progrs de la conscience dans la philosophie occidenta-le. Tome I. Paris : Les Presses universitaires de France, 2e dition, 1953, 348 pages. Premire dition : 1927. Collection : Bibliothque de philosophie contemporaine, fonde par Flix Al-can.

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    Lon BRUNSCHVICG Membre de lInstitut

    (1869-1944)

    Le progrs de la conscience dans la philo-sophie occidentale. Tome I.

    Paris : Les Presses universitaires de France, 2e dition, 1953, 348 pages. Premire dition : 1927. Collection : Bibliothque de philosophie contemporaine, fonde par Flix Alcan.

  • L. Brunschvicg Le progrs de la conscience. T I 5

    TABLE DES MATIRES

    du Tome Premier

    INTRODUCTION

    1-7

    PREMIRE PARTIE

    LIVRE PREMIER

    HUMANISME ET MYTHOLOGIE

    Chapitre Premier La dcouverte de la raison pratique

    8. Section I. LENSEIGNEMENT DE SOCRATE

    9-12. A) Le jugement de rflexion

    13-14. B) Le problme socratique

    15-17. C) Hdonistes et cyniques

    18. Section II. LUVRE DE PLATON

    19-26. A) Les rythmes de la dialectique

    27-31. B) Philosophie et politique

    Chapitre II Le ralisme physique

    32-36. Section I. ARISTOTE

    Section II. LE STOCISME ET LPICURISME

    37-41. A) Les bases physiques de la morale

    42-45. B) La dcadence de la philosophie religieuse

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    LIVRE II

    LE PROBLME MODERNE DE LA CONSCIENCE

    CHAPITRE III Le mysticisme alexandrin

    46.

    47-49. Section I. LE SYNCRTISME DE PHILON

    50-55. Section II. LA SYNTHSE DE PLOTIN

    Chapitre IV Le christianisme

    56.

    57-59. Section I. LES THMES PR-OCCIDENTAUX

    60-62. Section II. LLABORATION DU DOGME

    63-66. Section III. LA TRANSITION MDIVALE

    Chapitre V Le moment historique de Montaigne

    67.

    68-72. Section I. LE PRIMAT DU JUGEMENT

    73-74. Section II. CONSCIENCE ET NATURE

    LIVRE III.

    LA SPIRITUALIT CARTSIENNE

    Chapitre VI Descartes

    75.

  • L. Brunschvicg Le progrs de la conscience. T I 7

    76-80. Section I. LES FONDEMENTS DU RATIONALISME MODERNE

    81-86. Section II. LES CONSQUENCES PRATIQUES DU CARTSIANISME

    Chapitre VII Spinoza

    87-89. Section I. LES PROBLMES NOUVEAUX DE LA VIE RELIGIEUSE

    90-96. Section II. LA THORIE SPINOZISTE DE LA CONSCIENCE

    97-102. Section III. SPINOZISME ET PLATONISME

    Chapitre VIII Malebranche et Fnelon

    103-109. Section I. LE RATIONALISME CATHOLIQUE

    110-116. Section II. LES QUERELLES DE L'GLISE FRANAISE

    LIVRE IV

    LE RETOUR L'HUMANISME

    Chapitre IX Locke et Bayle

    117.

    118-119. Section I. LE PRIMAT DE LA CONSCIENCE PSYCHOLOGIQUE

    120-121. Section II. LE PRIMAT DE LA CONSCIENCE MORALE

    Chapitre X Leibniz

  • L. Brunschvicg Le progrs de la conscience. T I 8

    122.

    123-124. Section I. L'APPROFONDISSEMENT DE LA CONSCIENCE

    125-132. Section II. LE SYSTME DE LA THODICE

    Chapitre XI Jean-Jacques Rousseau

    133-136. Section I. LES INCERTITUDES DU XVIIIe SICLE

    137-139. Section II. LA RELIGION DE L'INSTINCT

    140-142. Section III. L'APOTHOSE DU MOI

    DEUXIME PARTIE

    LIVRE V

    L'VOLUTION DE LA MTAPHYSIQUE ALLEMANDE

    143.

    Chapitre XII L'idalisme critique

    144. Section I. LA CRITIQUE DE LA RAISON PURE

    145-149. A) La conscience transcendentale

    150-155. B) La dialectique spculative

    156. Section II. LA PHILOSOPHIE PRATIQUE DE KANT

    157-161. A) La loi et la libert

    162-170. B) La loi et la foi

    171-175. Section III. FICHTE AVANT LA QUERELLE DE L'ATHISME

  • L. Brunschvicg Le progrs de la conscience. T I 9

    Monsieur Henri BERGSON

    En tmoignage

    daffectueuse admiration pour lhomme

    dintime reconnaissance pour luvre

  • L. Brunschvicg Le progrs de la conscience. T I 10

    Table des matires

    INTRODUCTION

    1. Joseph de Maistre crit dans le livre Du Pape : Lisez Pla-ton ; vous ferez chaque pas une distinction bien frappante. Toutes les fois quil est Grec, il ennuie, et souvent il impatiente. Il nest grand, sublime, pntrant, que lorsquil est thologien, cest--dire lorsquil nonce des dogmes positifs et ternels s-pars de toute chicane, et qui portent si clairement le cachet oriental, que, pour le mconnatre, il faut navoir jamais entrevu lAsie. Platon avait beaucoup lu et beaucoup voyag : il y a dans ses crits mille preuves quil stait adress aux vritables sour-ces des vritables traditions. Il y avait en lui un sophiste et un thologien, ou, si lon veut, un Grec et un Chalden. On nentend pas ce philosophe si on ne le lit pas avec cette ide toujours pr-sente lesprit. (IV, VII.)

    Il est remarquable que, ds les premires annes du XIXe si-cle, la raction contre le rationalisme se traduise par l appel lOrient . Le rve que Bonaparte avait rapport dgypte, ntait-il pas de restaurer cet imprialisme alexandrin qui, ds le lendemain de la mort de Platon, avait consomm la ruine de la civilisation occidentale, et dont aussi bien limprialisme romain a t seulement le dcalque 1 ?

    Aux yeux du philosophe, lantithse de lOrient et de lOccident est beaucoup moins gographique quhistorique ; et elle ne se limite nullement une priode dtermine de lhistoire europenne. Il ne serait mme pas juste de la rduire lantithse de la foi chrtienne et de la philosophie rationnelle ; car le caractre du christianisme, manifestement, a t de ne pas se rsigner demeurer tout entier du ct de la foi, daspirer se fonder sur luniversalit de la raison. Le conflit o il

    1 Cf. CUMONT, Les religions orientales dans le paganisme romain, I, 2e dit.,

    1905, p. 6 : Rome, devenue comme Alexandrie une grande mtropole cosmopolite, fut rorganise par Auguste linstar de la capitale des Pto-lmes.

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    a engag sa destine externe lors des guerres de religion, sa destine interne par la crise de lglise catholique dans la France du XVIIe sicle, prolonge, en un certain sens, celui que Platon avait institu dans son uvre crite entre deux formes dexposition : lune, o se communique directement nous la pense dun homme qui, nayant dautre intrt que le vrai, sappuie lintellectualit croissante du savoir scientifique pour sefforcer de satisfaire lexigence dun jugement droit et sincre ; lautre, qui sadresse limagination et lopinion, se donnant toute licence pour multiplier les fictions potiques, les analogies symboliques, et leur confrer lapparence grave de mythes reli-gieux.

    2. La dualit, dans le platonisme, de la rflexion philosophi-que et de la tradition mythologique, fournit un point de dpart naturel pour une tude qui consiste suivre les vicissitudes de la conscience occidentale, et dont la porte est ncessairement su-bordonne lobjectivit de ce que nous appellerons (dun mot qui nous servira souvent pour exprimer lesprit de notre entre-prise) la mise de lhistoire en perspective.

    La rflexion des Dialogues se rfre, non seulement Socrate qui les emplit de son souvenir, mais lensemble des spcula-tions antsocratiques et particulirement au pythagorisme. Cest au pythagorisme surtout que lhellnisme a d la cration de la mthodologie mathmatique, cest--dire lapparition de lhomo sapiens, entendu, non au sens ordinaire de lanthropologie par opposition lanimal, mais dans sa pleine acception qui loppose lhomo faber des socits orientales : Dans tous les domai-nes de connaissance, dit Gaston Milhaud, les peuples de lOrient et de lgypte avaient transmis aux Grecs un nombre considra-ble de donnes, de rgles, de procds utiles la vie de tous les jours. Les Grecs... voulurent comprendre la raison de ce qui leur tait donn comme un ensemble de procds empiriques... Les propositions mathmatiques que sut formuler la science grecque vinrent merveilleusement prouver que lesprit, en se repliant sur lui-mme, et en sexerant sur les donnes qui lui sont appor-tes du dehors, est capable de crer un ordre nouveau de

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    connaissances, se distinguant par sa prcision et par son intelli-gibilit, par sa rigueur et par son vidence 2.

    Et M. Louis Weber, commentant les remarques de Gaston Mil-haud, ajoute : Cette tape de la civilisation est un moment d-cisif dans lhistoire du progrs. Sans parler des peuples sauva-ges, derniers vestiges de lenfance de lhumanit, qui vgtent encore sous nos yeux, on ne connat pas de socits, en dehors du monde hellne, qui laient spontanment franchie, au moyen des seules ressources de leur gnie propre... Mais la curiosit scientifique et la discipline corrlative nont pas fait, pendant lantiquit, dadeptes en dehors du monde grec, qui est ainsi res-t spar des barbares par des diffrences intellectuelles beau-coup plus profondes que des accidents de religion, de coutume et de murs 3.

    3. Il y a plus : si on laisse de ct ces barbares qui, aprs avoir asservi la Grande-Grce et tu Archimde, ont jusqu la Renaissance rgn sur le monde mditerranen 4, il reste qu lintrieur du monde hellnique, et en commenant par lcole de Pythagore, la lumire de la sagesse na t quune apparition fu-gitive. Cest quen effet lopposition entre le savoir-faire empiri-que et la rflexion sur les principes et les mthodes ne corres-pond qu laspect de la question le plus abstrait et le plus sp-culatif : Lhomo faber, remarque M. Thibaudet, a pu tre dfini aussi un animal religieux 5. Cest--dire que lhomo sapiens a eu se confronter, non seulement avec lhomo faber, mais enco-re avec lhomo credulus. Lantithse nest plus, de ce point de vue, celle de la technique et de la science ; cest celle du langage et de la pense : Le langage est un instrument, un outil. Cest loutil de la technique sociale, de mme que le coup de poing, la massue, la flche, sont des outils de la technique matrielle.

    2 G. MILHAUD, Les philosophes gomtres de la Grce, Platon et ses prd-

    cesseurs, 1900, pp. 368-369. 3 Le rythme du progrs, 1913, pp. 222-223. 4 Cf. Louis WEBER, op. cit., p. 232 : La nullit scientifique des Romains na

    pas eu dgale, si ce nest celle des Chinois. Comment cette inintelligence radicale de la science chez les conqurants, qui nont eu en propre ni un physicien, ni un astronome, ni un gomtre, ni un arithmticien, naurait-elle pas eu une funeste rpercussion sur les vaincus ?

    5 Le bergsonisme, t. II, 1923, p. 107.

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    Mais avec cet instrument nouveau sintroduit une perception de la causalit qui, pour lhomme inculte, na rien de commun avec la causalit mcanique 6. Le geste et la parole sont des agents dont lefficacit se traduit par son seul rsultat, sans vhicule sensible... Le pouvoir magique des noms se trouve dans mainte religion, et les terribles chtiments quencouraient, il ny a pas bien longtemps encore, les blasphmateurs sont une preuve, en-tre autres, de la survivance des croyances de ce genre, qui ont rgn chez tous les peuples. (L. Weber, op. cit., pp. 140-141.)

    4. Ces observations contiennent le secret de lhistoire du py-thagorisme. Lhomo sapiens, vainqueur de lhomo faber, y est vaincu par lhomo credulus. Grce aux dmonstrations irrpro-chables de larithmtique pythagoricienne, lhumanit a compris quelle possdait la capacit de se certifier elle-mme, non pas des vrits qui seraient relatives au caractre de la race ou du climat, subordonnes au crdit des magiciens ou des prtres, lautorit des chefs politiques ou des pdagogues, mais la vrit, ncessairement et universellement vraie. Elle sest donne alors elle-mme la promesse dune rnovation totale dans lordre des valeurs morales et religieuses. Or, soit que lhomo sapiens du pythagorisme ait trop prsum de sa force naissante, dans la lutte contre le respect superstitieux du pass, soit quil nait mme pas russi engager le combat, on ne saurait douter que le succs de larithmtique positive ait, en fin de compte, servi dargument pour consolider, pour revivifier, laide danalogies mystrieuses et fantaisistes, les proprits surnaturelles que limagination primitive associe aux combinaisons numriques. La raison, impatiente de dployer en pleine lumire sa vertu intrin-sque et son efficacit, sest heurte ce qui apparat du dehors comme la rvlation dune Parole Sacre, tmoin le fameux serment des Pythagoriciens : Non, je le jure par Celui qui a rvl notre me la ttractys (cest--dire le schme dcadique form par la srie des quatre premiers nombres) qui a en elle la source et la racine de lternelle nature... Le caractre mysti-que du Pythagorisme (ajoute M. Robin) se rvle encore par

    6 Lexgse biblique discerne, en effet, dans le rcit de la cration deux

    conceptions diffrentes de la puissance divine : daprs lune, Dieu cre par sa parole, dans lautre par son travail . (MAYER LAMBERT, tude sur le premier chapitre de la Gense, apud Actes du Congrs international dHistoire des Religions, Paris, 1923, t. I, 1925, p. 499.)

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    dautres indices : cest cach par un rideau, que le Matre parle aux novices, et le fameux : Il la dit ( ) ne signifie pas seulement que sa parole doit tre aveuglment crue, mais aussi que son nom sacr ne doit pas tre profan 7.

    Il est remarquer que le conflit des tendances nest pas rest ltat latent : il y a eu, sans doute vers la fin du Ve sicle, un schisme dans la Socit pythagoricienne, et qui a mis aux prises Mathmaticiens et Acousmatiques. Ceux-ci (et les expressions dont se sert M. Robin sont tout fait significatives), pour conserver lOrdre une vie spirituelle, parallle celle de lOrphisme et capable de la mme force dexpansion ou de rsis-tance, sattachrent avec une passion aveugle llment sa-cramentel et mystrieux de la rvlation, des rites et des formules : les Acousmatiques ont voulu tre des croyants et des dvots. Les autres, sans abandonner formellement le credo des premiers, en jugrent lhorizon trop troit : ils voulurent tre, et eux aussi pour le salut spirituel de leur Ordre, des hommes de science. Mais cela ntait possible qu la condition de renoncer lobligation du secret mystique et de justifier rationnellement des propositions doctrinales. Aux yeux des dvots, ces savants taient donc des hrtiques. Mais ce sont eux, hommes de la se-conde gnration pythagorique, qui ont transform en une cole de philosophie lassociation religieuse originaire. Cest pourtant celle-ci, rduite ses rites et ses dogmes, qui a survcu jus-quau rveil no-pythagoricien. (Op. cit., p. 67.)

    Ainsi, dans lvolution du pythagorisme se sont succd ou se sont juxtaposes les formes extrmes de la sagesse humaine et de la crdulit thosophique, correspondant elles-mmes aux limites idales du mouvement que nous nous proposons dtudier dans le prsent ouvrage. Toutefois, tant donnes lincertitude et la confusion de notre information historique, py-thagorisme et no-pythagorisme demeurent comme au seuil de la conscience occidentale. Nous ne sommes capables de dfinir cette conscience quavec Socrate, cest--dire avec le portrait qui nous a t laiss de lui par des Socratiques. A partir de ce mo-ment, nous le savons, lhomme se rend compte quil a la charge de se constituer lui-mme, en faisant fond sur un pouvoir prati-que de rflexion qui lie la rforme de la conduite individuelle ou de la vie publique la rforme de ltre intrieur. A partir de ce

    7 La pense grecque et les origines de lesprit scientifique, 1923, p. 65.

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    moment donc, la question se pose pour nous de savoir quel a t, dans le cours de la pense europenne, lusage effectif de ce pouvoir ; ce qui revient esquisser une monographie de lhomo sapiens.

    5. La mthode que nous suivrons dans cette esquisse sera donc analogue celle que nous avons eu mettre en uvre, quand nous avons tent de parcourir les tapes de la philosophie mathmatique ou de dterminer les rapports de lexprience humaine et de la causalit physique. La philosophie contempo-raine est, selon nous, une philosophie de la rflexion, qui trouve sa matire naturelle dans lhistoire de la pense humaine. Les systmes du XIXe sicle, mme ceux qui ont fait la part la plus grande la considration du pass, comme lhglianisme ou le comtisme, nen ont pas moins conserv lambition de se placer et lorigine et au terme de tout ce que les hommes compren-nent ou comprendront jamais, exprimentent ou exprimente-ront jamais. Nous avons appris aujourdhui chercher la vitalit du savoir, ft-ce du savoir positif, dans les alternatives du mou-vement de lintelligence. Vainement la science sest flatte davoir assur ses bases de telle manire quil lui suffise dsor-mais den dduire simplement les consquences : lampleur et la diversit de ces consquences, la prcision de leur confrontation avec le rel, lont conduite de surprise en surprise, jusqu lobliger de revenir sur des axiomes quelle avait crus ternels. Elle a bris les cadres consacrs par la tradition classique, et elle a fait surgir des types inattendus de principes, des formes indi-tes de connexion, tout ce que nous admirons enfin dans la tho-rie des ensembles ou dans les thories de la relativit.

    La tche de la rflexion philosophique est alors de prendre conscience du caractre rflexif que prsente le progrs de la science moderne. Et ici se produira ncessairement un phno-mne analogue celui que MM. Claparde et Piaget ont signal dans leurs beaux travaux sur La psychologie de lenfant, les diffi-cults de la prise de conscience entranent le dcalage des op-rations sur le plan de la pense : Lorsque lenfant essaiera de parler une opration, il retombera peut-tre dans les difficults quil avait dj vaincues sur le plan de laction. Autrement dit lapprentissage dune opration sur le plan verbal reproduira les pripties auxquelles avait donn lieu ce mme apprentissage

  • L. Brunschvicg Le progrs de la conscience. T I 16

    sur le plan de laction : il y aura dcalage entre les deux appren-tissages 8. La mme chose sobserve aux phases diverses de la croissance de lhumanit : laction du savant apparat en avance sur la conscience du philosophe qui, par esprit de paresse ou dconomie, sobstine verser le vin nouveau dans les vieilles outres, qui, par exemple, sefforcera dajuster le savoir positif dun Descartes ou dun Galile aux cadres de la dduction syllo-gistique ou de linduction empirique. Il y a mme des penseurs chez qui le dynamisme du processus scientifique sest laiss re-couvrir par la survivance dun idal prim, qui ont, selon les ex-pressions de M. Bergson, pris lappareil logique de la science pour la science mme 9. Cest ce qui aurait d arriver tout autre qu Pascal ; cela est arriv cependant Pascal. Lui dont luvre est la plus propre qui soit faire clater la suprmatie de lesprit de finesse en gomtrie, on a la surprise de le voir, dans les Rflexions de Lesprit gomtrique, revenir lidal lo-gique quil avait tant contribu discrditer, et dcrire comme une vritable mthode celle qui consisterait dfinir tous les termes et prouver toutes les propositions 10, quitte se faire de la contradiction qui est inhrente une pareille concep-tion de la mthode un argument contre la science et contre lhumanit.

    Sans doute, dans le domaine spculatif o le calcul et lexprience suffisent pour la dtermination de la vrit, on pour-rait soutenir la rigueur que la prise de conscience, avec le d-calage quelle implique, na quune porte indirecte, quun intrt rtrospectif. Sur le terrain de la vie pratique il est sr quil en est autrement. L, en effet, la prise de conscience spare deux ma-nires dagir radicalement contraires : lune o ce qui vient, soit du dehors, soit du pass, se prolonge par linertie de limpulsion organique ou de la suggestion sociale ; lautre o lautonomie de la rflexion vient apporter ltre raisonnable la libert de son

    8 J. PIAGET, Les traits principaux de la logique de lenfant, Journal de Psy-

    chologie, 15 janvier-15 mars 1924, p. 61. Cf. Ed. CLAPARDE, La conscience de la ressemblance et de la diffrence chez lenfant, Archives de Psycholo-gie, t. XVII (Genve, 1919 ), p. 71 : Lenfant (ou en gnral lindividu ) prend conscience dune relation dautant plus tard que sa conduite a im-pliqu plus tt et plus longtemps et plus frquemment lusage automati-que (instinctif, inconscient ) de cette relation.

    9 Introduction la mtaphysique, Revue de Mtaphysique et de Morale, 1903, p. 29.

    10 uvres, dit. HACHETTE, t. IX, 1914, p. 242.

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    propre avenir. De leur opposition rsultera, non plus un simple dcalage dans lvolution dun individu ou dune socit, mais une rupture violente dquilibre, qui risque de mettre en pices lancien tableau des valeurs morales et religieuses, qui entrane des ractions violentes, comme celle qui aboutit au procs et la mort de Socrate. Au XVIIe sicle, le spectacle se renouvelle avec lavnement du Cogito ; et, ici encore, il est loisible dinvoquer Pascal titre de tmoin. Dans le Fragment de Prface quil avait crit pour le Trait du vide, il se tient lintrieur du savoir scientifique et il se contente dy envisager un processus de maturation continue qui fera passer lhumanit lge viril, mais qui nexclut pas, en ce qui concerne sa vocation morale et religieuse, le rythme inverse, selon lequel la Sagesse nous en-voie lenfance 11. Par contre, Descartes, ds le dbut des Re-gul ad directionem ingenii, fait dpendre la positivit de la science dune conception de la sagesse humaine, donne brus-quement dans son unit et dans son universalit, qui par suite exige un renoncement hroque aux prjugs de lenfance, aux traditions de lenseignement, une conversion de ltre tout entier la lumire de lintelligence.

    6. Pour lanalyse du progrs de la conscience occidentale, il est donc essentiel que nous prenions en considration la diversi-t des plans que cette conscience est appele parcourir. Mais nous ne dissimulons pas les difficults dune semblable entrepri-se. Ctait dj une chose assez dlicate que de chercher saisir dans leur connexion rciproque, dune part, luvre des math-maticiens ou des physiciens, dautre part la philosophie qui pou-vait paratre ou lavoir inspire ou en fournir linterprtation : chaque tape du progrs scientifique, un systme se dtache qui prtend en fixer le moment, comme si lhumanit avait jamais atteint le terme dfinitif de son volution ; et par l se constitue une succession dimages doctrinales qui se prtent tous les raccourcis, toutes les controverses, et qui se substituent dans la mmoire des sicles au travail complexe de lesprit scientifi-que. Du moins, les rsultats positifs du savoir se dessinent en traits assez nets et assez prcis pour permettre le redressement objectif de lhistoire : delle-mme la sparation semble soprer

    11 Penses, ms. autographe, fo 165, dit. HACHETTE, fr. 271.

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    entre ce qui sest vapor par laction du temps et ce qui demeu-re au fond du creuset.

    Dans le domaine moral ou religieux, les ides du pass agis-sent tout autrement : non seulement les institutions pdagogi-ques et les contraintes sociales leur communiquent une force dinertie, quil serait malais dexagrer ; mais encore la manire dont ces ides ont t dans la suite des sicles inflchies et alt-res pour le service de telle cause politique, de tel intrt reli-gieux, nest nullement indiffrente leur efficacit ; on peut dire quelle est devenue partie intgrante de leur efficacit. Par contre, mesure que la vrit historique est reconstitue avec plus dexactitude, on saperoit quelle sloigne davantage de la reprsentation traditionnelle qui a servi de base, ou de prtexte, lacharnement des polmiques comme la faveur des enthou-siasmes. De l cette consquence singulire : le rtablissement de la vrit historique ne fournit pas la cl qui permettrait dinterprter la ralit de lhistoire effective, pas plus que la d-couverte des sources du Nil nexplique les mythes de lancienne gypte sur les origines du fleuve sacr. Le rapport de ce que M. H. Maier appelle lvangile socratique la personnalit de Socra-te, ou de lcriture sainte la personnalit de Jsus, nest pas, pris en soi, ce qui a dcid du cours de la rflexion hellnique ou de la pit chrtienne. Supposez dmontr, comme le veut M. Jol, que les Mmorables de Xnophon soient une misrable rap-sodie, dont les lments sont emprunts Antisthne et Pla-ton, ou que, suivant lordre adopt par M. Loisy dans sa traduc-tion des livres du Nouveau Testament, les lettres de laptre Paul prcdent la rdaction des Synoptiques, force nen serait pas moins de se rfrer lerreur commune pour dfinir le phno-mne historique du socratisme ou du christianisme. La rfraction qui ne cesse, travers les sicles, de faire dvier les rayons de la pense morale ou religieuse sera quelque chose daussi impor-tant considrer, parfois de plus important, que leur direction originelle, et cela ne laisse pas de compliquer les donnes de no-tre problme.

    Avons-nous suffisamment respect cette complication dans la dtermination des points par lesquels nous avons fait passer la courbe de la conscience occidentale ? Avons-nous dispos la perspective de cette conscience, suivant une juste distribution de lumire et dombre, et sans y introduire la subjectivit de nos vues particulires ? Questions auxquelles il appartient nos lec-

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    teurs de rpondre. Nous mettons sous leurs yeux les textes des auteurs ou les remarques, des historiens, auxquels nous ap-puyons linterprtation des faits ou des ides 12.

    7. Enfin, il est une catgorie de lecteurs laquelle nous ne pouvons nous empcher de songer en terminant cette Introduc-tion : ce sont ceux qui, tout en tant sympathiques notre en-treprise, pourraient tre ou choqus ou inquits par quelques-uns de ses rsultats. Dj il est paradoxal que nous ayons pu lire des lignes comme celles qui terminaient une note, dailleurs trop bienveillante, consacre dans lAction franaise, lExprience humaine et la causalit physique : Si Orion confesse quil na pas lu certains passages sans irritation, il ajoutera quil nen a point dcouvert un seul qui ft sans intrt.

    Voici une uvre crite dans le sentiment de joie continue qui accompagne toute tentative, si humble soit-elle, en vue de com-prendre, et de faire comprendre, lascension spirituelle de lhumanit : nest-il pas trange quun tel sentiment aille, de lesprit de lauteur lesprit dun lecteur, se transformer en irri-tation ? Et si une tude sur la Causalit physique a pu devenir une occasion de chagrin, il est malheureusement prvoir quil

    12 Pour certains chapitres, par exemple ceux qui sont relatifs Philon ou la

    spculation mdivale, Fichte ou Bentham, nous avons eu recours aux travaux de nos amis M. mile Brhier et M. tienne Gilson, M. Xavier Lon et M. Elie Halvy, comme de vritables guides dans une fort touffue, sans nous interdire pourtant des conclusions, que, sur plus dun point, peut-tre, ils dsavoueraient. Nous avons, dune faon gnrale, reproduit les divers passages, quelquefois assez longs, dont le rappel nous semblait ncessaire pour une lucidation complte de lide, qui souvent apparat insparable de la tonalit propre au style dune poque ou dune uvre. Si nombreuses, en pareille matire, que puissent paratre les citations, le scrupule demeure quelles ne le soient pas assez, comme le remarquait FONTENELLE dans son loge de Monsieur Leibnitz : Cest faire tort ces sortes dides que den dtacher quelques-unes de tout le systme et den rompre le prcieux enchanement qui les claircit et les fortifie. Ainsi (ajoutait-il) nous nen dirons pas davantage ; et peut-tre ce peu que nous avons dit est-il de trop, parce quil nest pas le tout. Nous avons indiqu, pour chacune des citations, la rfrence qui permet de les situer ou de les complter. Lorsquelles contiennent leur tour des citations, nous avons reproduit les mots cits en italique, pour prvenir toute confu-sion. Dans la rvision de notre manuscrit et de nos preuves, nous avons eu la collaboration, infiniment prcieuse, de nos collgues, MM. Jean Wahl et Nabert, qui nous exprimons notre reconnaissance la plus vive.

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    nen ira pas mieux avec le prsent ouvrage, qui touche au fond mme de la conscience, qui exigera un plus grand effort de d-sintressement spculatif et dimpartialit. Il faudra se dire, en effet, que sil arrive au philosophe de placer le rcit juif de la Ge-nse sur le mme plan de mentalit que le mythe dmiurgique du Time, ce nest point par une vaine fantaisie dassimiler le sacr au profane, cest parce que lanalyse y retrouve effective-ment un rythme analogue de pense ; ou encore, si les saints, dans un expos comme le ntre, apparaissent dpouills de leur aurole, ce nest nullement que leur saintet y soit mise en question, cest que lhomognit de la matire historique est un postulat de mthode sans lequel lhistorien abdiquerait la libert du jugement. Aussi bien, et lon devra sen laisser convaincre par les premiers chapitres de notre ouvrage, lopposition dcisive entre lidalisme mathmatique de la Rpublique platonicienne et le ralisme astro-biologique de la Mtaphysique aristotlicienne a dfini le thme fondamental de lOccident dans le domaine prati-que comme dans le domaine thorique, indpendamment de toute rfrence au christianisme. Plusieurs sicles avant quil ait commenc dexercer sa propagande, la polmique de lAcadmie et du Lyce apporte le tmoignage lumineux quil existe deux types radicalement distincts de structure mentale, commands, lun par les relations de la science (), lautre par les concepts du discours (). De l procde le problme reli-gieux, tel quil se manifeste dans la terminologie des Stociens avec la dualit du Verbe intrieur, ou raison : , et du Verbe extrieur, ou langage : . Ce pro-blme, sil devait prendre dans le christianisme une forme de plus en plus aigu, ne relve son origine que de la seule philo-sophie. Notre tche tait den tablir la porte et den expliquer les consquences dune faon assez nette et assez vive pour quil ne subsiste, dans lesprit de nos lecteurs, ni obscurit ni incerti-tude, ou sur lintention de notre travail, ou sur le sens de leurs propres ractions 13.

    Table des matires

    13 Les rfrences aux divers termes du Vocabulaire de M. LALANDE, qui tait

    jusquici dispers dans les Bulletins de la Socit franaise de philosophie, se rapportent au Vocabulaire technique et critique de la philosophie, paru pendant que notre livre tait sous presse.

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    Table des matires

    PREMIRE PARTIE

    LIVRE PREMIER

    HUMANISME ET MYTHOLOGIE

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    Table des matires

    CHAPITRE PREMIER

    LA DCOUVERTE DE LA RAISON PRATIQUE

    SECTION I

    LENSEIGNEMENT DE SOCRATE

    8. Montaigne dit dans les Essais 14 : Il ny a que vous qui sache si vous estes lche et cruel, ou loyal et dvotieux ; les autres ne vous voient poinct, ils vous devinent par coniectures incertaines ; ils voient non tant vostre nature que vostre art ; par ainsi, ne vous tenez pas leur sentence, tenez vous la vostre. Sur quoi Montaigne ajoute deux citations de Cicron : tuo tibi judicio est utendum (cest de votre jugement vous que vous devez faire usage). Virtutis et vitiorum grave ipsius cons-cienti pondus est : qua sublata, iacent omnia. (Le tmoignage que la conscience se rend elle-mme est dun grand poids ; sup-primez-la, tout est perdu.)

    Texte infiniment prcieux pour donner le sentiment immdiat du problme que nous abordons. Non seulement Montaigne d-crit, en ce quil a de caractristique, le fait de conscience ; mais il tire aussitt de cette description un enseignement : puisque nous ne saurions vis--vis de nous-mmes invoquer dautre t-moin que notre propre conscience, elle seule nous devons nous rfrer pour agir suivant le vritable discernement des vertus et des vices : cest--dire quentre ce qui serait conscience psycho-logique et ce qui serait conscience morale, aucune sparation radicale nest trace. Et cest l le point quil importe de souli-gner au dbut de notre travail : nous nous attacherons ltude

    14 III, II, dit. STROWSKI-GEBELIN (Bordeaux), t. III, 1919, p. 25.

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    de la conscience en vitant la prsupposition quil existerait une conscience psychologique et une conscience morale, susceptibles dtre isoles lune de lautre travers lintimit du moi, de la faon dont sont distingus dans le cur oreillette et ventricule. Lexclusion du langage des facults nous met en prsence dune fonction qui est directement saisissable ds le moment et sous la forme o elle se saisit elle-mme, qui, par consquent, il suffi-ra de se produire pour tre assure de son existence vritable et de sa fcondit.

    Ainsi dfinie, la fonction de conscience possde dans le mon-de occidental un acte de naissance en rgle : les Entretiens m-morables de Socrate. Assurment, dans ltat misrable de notre information, nous serions bien en peine pour justifier lobjectivit historique de Xnophon. lorigine de presque tous les grands mouvements de pense, on se heurte au mme paradoxe : on en sait assez pour affirmer quils sont dus linitiative et lascendant dune personnalit, pas assez cependant pour arra-cher cette personnalit aux obscurits, aux contradictions mme, de la lgende. En ce qui concerne Socrate, les murs intellec-tuelles des Grecs, leur interprtation du rapport entre lexpression littraire du fait ou de lide et son authenticit in-trinsque, leur conception du respect et de la reconnaissance envers le chef de lcole auquel les disciples attribuaient, pour lui en faire gloire, leurs meilleures inventions, tout contribue faire de la connaissance de Socrate lui-mme un thme dironie so-cratique. La seule chose que nous sachions srement de lui, cest que nous ne savons rien. Et dailleurs, dans une tude qui porte sur les ides plus que sur les hommes, nous ne pourrions nous intresser un Socrate qui aurait t dans le monde et que le monde naurait pas connu, qui aurait d attendre notre sicle pour nous tre rvl. Ds lors, et sous rserve de luvre pla-tonicienne que nous aurons considrer dans une autre section de ce chapitre, nous pouvons tudier les Entretiens que Xno-phon nous a transmis, abstraction faite du nom suppos de leur inspirateur. Ils suffisent pour nous avertir quau Ve sicle avant Jsus-Christ, un fait sest produit, prpar par une merveilleuse floraison de potes et de physiologues, de techniciens et de so-phistes : un appel la conscience de soi, qui devait marquer dune empreinte dsormais indlbile le cours de notre civilisa-tion.

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    Table des matires

    A) Le jugement de rflexion

    9. Le premier thme des Entretiens, cest la condamnation des recherches spculatives, en particulier des tentatives cos-mogoniques, dont le progrs se poursuit jusquau systme dAnaxagore, Nest-il pas insens de vouloir pntrer le secret de la grande machine qui est luvre des dieux, alors quil nous importe avant tout de connatre nos propres affaires, qui sont les affaires humaines ? (I, I, 12.) Quand lissue dune entreprise d-pend de circonstances qui chappent au contrle et la direction de lintelligence humaine, pour tout ce qui demeure dans limprvisible et dans lincertain, on peut se fier au secours que les dieux nous apportent grce, par exemple, la mantique. (I, I, 6.) Mais nous abdiquerions notre dignit dhommes, nous ren-verserions lordre naturel des choses, si nous nous abstenions de mettre en uvre notre capacit de comprendre chaque fois quil nous est permis de nous clairer sur les conditions de notre conduite, dadapter les moyens et les instruments de laction au but poursuivi.

    Telle est donc la base de lhumanisme occidental : la distinc-tion entre lordre de la fortune, de la , qui relve de la volon-t divine, et lordre de la sagesse, de la , qui nous appar-tient en propre. (I, IV, 6.) Et cette sagesse elle-mme na rien qui require des ressources exceptionnelles. Socrate se plat la montrer affleurant en quelque sorte au ras du sol, enracine dans lactivit pratique. Il nest pas dEntretien o il ne propose lattention de son interlocuteur la technique, non seulement du mdecin, de lorateur ou du gnral, mais de larmurier, du cor-donnier ou du cuisinier. Pour Socrate (et si lon excepte la ma-thmatique pythagoricienne ltat o tait parvenue alors la civi-lisation, pouvait justifier certains gards cette faon de voir) 15, il semble que les procds purement pratiques aient un caractre plus positif que les spculations prtention scientifi-que telles que celles des physiologues.

    Toutefois, le savoir-faire des techniciens nest introduit qu titre de matire pour la rflexion. Le but quils se sont propos,

    15 Voir en particulier, dans louvrage si original et si suggestif dAlfred

    ESPINAS, Les origines de la technologie, 1897, le chapitre II du livre II : La fabrication humaine, p. 157.

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    ils lont accept du dehors sans en avoir examin la valeur in-trinsque. Ce but est encore un moyen par rapport au but vri-table, qui consiste, non pas faire ce quon a dcid, mais sen trouver bien. (I, I, 8.) Lartisan, lhomo faber, se borne dve-lopper chez les apprentis lhabilet de laction, et les sophistes nont gure trait autrement leurs lves. Le sage, lhomo sa-piens, veut obtenir de laction ce quil en attend ; et pour cela, il ne suffit pas de savoir mener bien une opration donne, il faut tre en tat de juger si lon doit tenter lopration elle-mme, par suite de savoir ce qui est vritablement un bien. Avec la mme prcision rationnelle que plus tard un Descartes, un Spinoza, ou un Kant, Socrate dfinit le caractre auquel se re-connatra ce bien ; cest quil ne sattache aucun objet suscep-tible dtre tourn contre soi, quil exclut toute ambigut, toute quivoque, parce quil possde en soi son propre fondement. Ce bien sans ambigut ( ) (IV, II, 34), So-crate lappelle l ; il en claircit lide en lopposant l (III, IX, 14). L cest le bonheur qui vient nous par une rencontre favorable entre linclination du dsir et lissue de lvnement. L , cest la satisfaction davoir donn notre conduite une direction telle que le succs est in-sparable de laction, parce quil ne consiste en rien dautre que la qualit de notre activit. Ainsi se posera donc le problme mo-ral : assurer lhomme un droit de reprise sur sa propre desti-ne, le rendre capable den devenir lartisan comme les dieux sont les ouvriers du monde qui nous entoure. Et cest ce pro-blme que rpond la maxime inscrite sur le fronton du temple de Delphes : Connais-toi toi-mme.

    Maxime dintrt pratique et non de curiosit psychologique. Le dilettantisme qui prend vis--vis de soi lattitude du specta-teur impartial et dsintress, qui se complat mirer les capri-ces et dcouvrir les replis de lme, est aussi tranger Socra-te quil pourra ltre plus tard Franklin. Qui se connat soi-mme sait ce qui lui est utile, ce quil peut et ce quil ne peut pas faire : en nentreprenant que ce dont il est capable, il remplit ses besoins et vit heureux ; en sabstenant de ce quil ne sait pas faire, il vite les fautes et les checs. Ainsi est-il en tat dapprcier les autres hommes selon leur valeur et de les em-

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    ployer utilement ; ce qui procure de grands biens, lui pargne de grands maux 16.

    10. Pratique utilitaire, lexamen de conscience est par l m-me une pratique morale, laquelle Socrate a donn une valeur rationnelle, et cela simplement parce quil la transporte sur la place publique, parce quil sest donn pour mission dinviter, de contraindre, ses concitoyens entreprendre cet examen avec lui et entre eux. Chercher en commun et dlibrer en commun 17, expressions qui manifestent ce quil y a dessentiel au rythme de la pense socratique, la liaison entre la forme des procds ext-rieurs et le contenu de la doctrine. La communaut de leffort conduit la communaut du rsultat : lhomme voit ncessaire-ment clair dans sa conscience du moment que, sous la pression dun interrogateur, par le progrs du dialogue, il a russi dga-ger le fond de raison quelle implique.

    La mthode ainsi conue est susceptible dune prcision tech-nique dont Xnophon nous a transmis la formule : remonter dune action particulire, concrte, lide qui est la condition de cette action, lhypothse ( IV, VI, 13), en saidant de ce qui est gnralement accord. ( IV, VI, 15.)

    De cette mthode, nous prendrons lexemple qui est le plus lmentaire et par l mme le plus significatif. (II, II.) Socrate aborde Lamprocls : Dis-moi, mon fils, sais-tu quil y a des hommes quon appelle des ingrats ?... On appelle ingrats ceux qui ont reu des bienfaits, qui peuvent en marquer leur recon-naissance et qui ne le font pas. Les ingrats ne te paraissent-ils pas devoir tre rangs parmi les injustes ? Et, plus sont grands les services que lingrat a reus, plus son injustice est criante. Tel est le principe pos par les questions de Socrate et auquel adhre Lamprocls. Voici maintenant lapplication : Les bien-faits que nous avons reus de nos parents ne sont-ils pas les plus grands de tous ? Nous ntions pas, et cest nos parents que nous devons lexistence... La mre... porte, avec peine, un

    16 IV, II, 26. Cf. Phdre, 229 e. 17 Voir les textes de Xnophon et de Platon rassembls par ZELLER, La philo-

    sophie des Grecs, t. III, trad. BELOT, 1884, p. 114, n. 4.

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    fardeau qui met en danger sa vie : elle donne le jour lenfant, au prix de cruelles douleurs ; elle lallaite, etc.

    11. La pense que nous voyons sveiller chez Lamprocls lappel de Socrate, rpond exactement au processus quAristote systmatisera dans la mthode du syllogisme ; et lon comprend que lauteur du livre M de la Mtaphysique ait clbr en Socrate le prcurseur de la logique pripatticienne : Il y a deux choses quil serait injuste de lui refuser : les discours inductifs et la dfi-nition universelle. (1078 b, 27.)

    Ainsi interprte pourtant, luvre de Socrate serait loin de rpondre lesprance de son programme : Si Socrate (crit H. Maier) 18 avait rellement considr quil avait avant tout pour tche llaboration de dfinitions thiques, le rsultat serait extraordinairement pauvre, pour ne pas dire pitoyable. En fait, que lextension de la mthode socratique au domaine de la tho-rie en marque la fcondit comme le pensaient les Aristotli-ciens, ou quau contraire on soit fond dire quelle en dnature la signification et quelle en compromet la vrit 19, il importe, si lon veut comprendre Socrate, de ne pas quitter le terrain du so-cratisme. Terrain troit, au tmoignage dAristote : Socrate se proccupait de questions morales, nullement de recherches sur la nature. (Mt., A, 6 ; 987 b, 1.) Et il semble quon doive pr-ciser encore : Socrate ne supposait pas que dans ltude des questions morales il y et place pour une thorie pure, spare de la pratique. Cest ce que suggre lexpression remarquable que Xnophon emploie en parlant de la temprance : elle permet lexercice du dialogue socratique selon les genres, en action et en parole ( ). (IV, V, 11.)

    Certes, Socrate, comme on le voit par les Mmorables, com-me on le voit par les petits Dialogues de Platon, recherchait ce que ctait que la pit ou limpit, le bien et le mal, le juste ou linjuste, etc. (I. I, 16.) Mais il ne suit nullement de l quil se soit souci dune dfinition correspondant lessence spculative dun concept. Lide socratique, commencer par lide du bien,

    18 Sokrates, Tbingen, 1913, p. 277. 19 Voir la conclusion de notre opuscule : Qua ratione Aristoteles metaphysi-

    cam vim syllogismo inesse dmonstraverit, 1897, p. 48.

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    reoit sa dtermination de lattitude quelle donne lme, de laction quelle commande : aussi ne comporte-t-elle de prcision que sous la forme dun rapport : Si tu me demandes (dit So-crate dans lentretien avec Aristippe) si je connais quelque chose de bon qui ne soit pas bon quelque chose ( ), je te dirai que je ne le connais pas, et que je nai pas be-soin de le connatre. (III, VIII, 3.) Et encore : Les choses sont belles et bonnes pour lusage auquel elles conviennent ; elles sont laides et mauvaises pour lusage auquel elles ne convien-nent pas. (III, VIII, 7.) Aussi Socrate se refuse-t-il dire dun bouclier quil est beau en soi, par la matire dont il est fait ou par lart dont il tmoigne ; il ne lui reconnat dautre titre la beaut que dtre appropri sa fonction, de garantir le corps de celui qui sen servira. (III, VIII, 6.) De mme, il ny a pas dacte qui puisse tre qualifi absolument bon ou mauvais, juste ou in-juste. Mentir ses troupes pour relever leur courage abattu, tromper son enfant pour lui faire avaler une mdecine, voler un ami en lui drobant les armes dont il userait contre soi, tout cela est sous le signe de la justice. (IV, II, 17.) Le sage fait preuve galement de courage quand il vite les dangers quil convient rellement de craindre, et quand il brave ceux qui doivent rel-lement tre surmonts. (IV, VI, 10.)

    12. Tout lenseignement de Socrate tiendra dans lexercice dune seule fonction : le discernement rationnel. Applique direc-tement aux problmes de laction, elle inspire directement aussi les manires de ragir. Le jugement de rflexion revt un carac-tre moral, ou plus exactement, il fait tout le caractre de la mo-ralit, en se substituant llan spontan de linstinct ou du d-sir. Lamprocls cesse dtre un individu qui est maltrait par un autre individu, pour devenir un fils qui se connat comme un fils ; il ne pourra comprendre la relation de la mre au fils sans aussi-tt subordonner sa conduite la loi de cette relation. Ainsi Ch-rcrate tente de se rconcilier avec son frre Chrphon, ds quil slve lintelligence du rapport de fraternit, qui rend le bonheur de lun insparable du bonheur de lautre. (II, III.)

    Si telle est bien la pense matresse qui se manifeste tra-vers ce qui nous est rapport de Socrate, les formules didentification qui lui sont attribues sont loin davoir le caract-re que tant dinterprtes et de critiques leur ont confr en les

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    projetant dans un systme qui nest pas le sien. La sagesse est science (IV, VI, 7), non parce que la sagesse consiste passer brusquement de la sphre thorique la sphre pratique, mais parce quil ny a pas lieu semblable passage, parce que la science elle-mme sest dveloppe sur le terrain de la pratique et non dans labstraction de la thorie. De mme la vertu est une, non parce que les actions vertueuses doivent se confondre entre elles, mais parce quelles ont une base commune, parce quelles se ramnent, si diverses quen soient les circonstances et par suite les applications, la dcision de ne fonder la condui-te que sur le rapport reconnu vrai ou juste. Cette dcision seule constitue le bien. Ds lors, entre la science ainsi pratique et la vertu ainsi conue, il ne saurait y avoir dintermdiaire, car il ny a pas de diffrence. Le savoir est vertu ; le mal, cest lignorance ; nul par consquent nest mchant volontairement. Socrate avait aperu quel paradoxe de telles formules consti-tuaient pour quiconque navait pas t dress se tourner vers lintimit de la conscience. Et selon un procd qui parat lui avoir t familier, il avait rsolu ce prtendu paradoxe en le poussant jusquau bout. Lequel juges-tu le plus habile crire, celui qui fait exprs dcrire mal, ou celui qui se trompe malgr lui ? Nest-ce pas le premier, puisque sil le voulait, il crirait cor-rectement ? (IV, II, 20.) Et de mme celui qui fait volontaire-ment des choses injustes serait moralement suprieur celui qui les fait involontairement, supposer quil en existe un qui soit tel, , comme Platon a bien eu soin de le spcifier dans la conclusion du Petit Hippias (376 b). Or la thse de Socrate est quil nen existe pas. Stre rendu capable de vri-t, cest avoir conquis son me ; et lme est la seule chose laquelle nous ne puissions renoncer de nous-mmes. Un homme qui, ayant compris le vrai, voudrait le contraire du vrai, qui lais-serait se dissocier en lui une intelligence, paralytique par dfini-tion, et une volont, dont lessence serait dtre aveugle, un tel homme (qui est pourtant lhomme normal suivant la psychologie des facults) cest pour Socrate exactement un fou. Luvre de la raison, cest daccomplir en nous cette intgrit et cette unit, qui excluent toute distinction entre la rflexion morale et son ap-plication laction, entre la et la (III, IX, 4), qui assurent ainsi la domination de lme sur le corps. La temp-rance nest pas une vertu qui sajoute dautres vertus ; elle est, bien plutt, la marque du succs dans leffort pour entrer en possession de soi-mme, cest le signe de la libert. (IV, V, 4.)

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    Table des matires

    B) Le problme socratique

    13. Nous avons cherch recueillir en quelque sorte sur la li-gne minima de lhistoire, les traits caractristiques de lenseignement socratique, tel que la postrit la consacr. Il semble que cela suffise pour expliquer limpression que les contemporains en ont ressentie et quils ont traduite avec une sincrit dont laccent nous meut encore travers les sicles.

    Avec Socrate une raison vivante sest attache leur raison et les contraint se tourner vers soi. Prenant conscience (sui-vant lexpression significative de lAlcibiade du Banquet platoni-cien) quils nont rien lui objecter 20, ou ils devront fuir Socra-te ; ou bien, sils sarrtent pour couter la parole qui rpond en eux la parole du matre, les voil dans un monde nouveau, qui leur rvle la vritable vocation de lintelligence humaine.

    Les physiologues lavaient oriente vers lunivers physique, et cest vainement quelle stait flatte dgaler ses systmes dexplication lampleur des mythes cosmogoniques. Revenue avec les sophistes sur le domaine pratique, lintelligence a fait une uvre, non plus strile cette fois, mais nfaste, en travail-lant pour adapter les moyens au but vers lequel lme est pous-se instinctivement, sans oser mettre en question le but en tant que but. La raison devient alors quelque chose de servile et de mercenaire ; de quoi le signe le plus manifeste est dans le dve-loppement prodigieux, monstrueux, de la rhtorique. Les sophis-tes ont cultiv lart de parler, non point pour remonter du langa-ge la pense, pour apprendre douter de lapparence, slever jusquau vrai, mais pour descendre dans la mle des ambitions, pour apprendre se procurer la puissance en persua-dant sans vrifier, ce qui est proprement corrompre.

    Socrate, ainsi que la montr admirablement mile Bou-troux 21, tire lhomme de cette impasse en transportant sur le terrain de laction la discipline intellectuelle de la rflexion, en suscitant la norme laquelle se reconnatront les valeurs de la

    20 216 b : . 21 Socrate, fondateur de la science morale, apud tudes dhistoire de la phi-

    losophie, 4e dit., 1913, p. 33.

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    justice. Lintelligence socratique construit la famille, lamiti, la patrie, lintrieur mme dune conscience dont elle provoque le progrs. Nous sommes naturellement gostes ; mais la rflexion nous dtache du centre purement individuel de notre dsir pour nous faire apercevoir dans la fonction du fils, de lami, du ci-toyen, un rapport dont notre propre individualit nest que lun des termes, pour introduire ainsi la racine de notre volont une condition de rciprocit, qui est la rgle de la justice et le fon-dement de lamour. La raison dvoile ainsi ce qui constitue son caractre spcifique et son efficacit. Il est permis de dire que lenseignement de Socrate se rsume dans la dcouverte de la raison pratique.

    Langage moderne assurment, mais quil nous parat conve-nable demployer, double fin en quelque sorte : dabord pour souligner loriginalit de luvre socratique, mais ensuite pour nous avertir de la distance qui reste parcourir, des difficults quil devra y avoir surmonter, avant le moment o la civilisa-tion moderne saura dgager dune manire claire et distincte la porte de cette uvre.

    14. Les difficults du socratisme se manifestent, du vivant de Socrate, par ce qui demeure chez lui dobscur et dnigmatique aux yeux de ses contemporains et de ses disciples. Autour du sage hellnique, qui se dtache dans sa zone de lumire, autour du hros de lhumanisme rationnel, certains traits indiqus par Xnophon et par Platon, amplifis dans le dialogue apocryphe du Thags, jettent comme une ombre dinspiration dmoniaque. Et mme dans les propos familiers qui nous sont rapports de lui, ne cessent de transparatre une sorte dindcision fondamentale, un mlange dconcertant de hardiesse et de modestie : llan de la confiance intellectuelle se ralentit brusquement et semble se perdre sous la raction de lironie. Lhistorien est ainsi amen se demander si ces singularits ne sont pas lies une insuffi-sance de la doctrine, un cart, peut-tre impossible combler, entre le programme que Socrate traait ses auditeurs, et les moyens quil mettait leur disposition.

    Le but o tendait Socrate nest pas douteux : rendre lhomme adquat sa destine, en lui procurant la satisfaction de ne d-pendre que de soi, dtre lui-mme lartisan de sa propre philo-

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    sophie, , selon lexpression du Ban-quet de Xnophon (I, 5.). Linstrument auquel il est fait appel, cest lexamen de conscience : des actions que nous allions spon-tanment accomplir, nous remontons la maxime dont elles procdent, et nous soumettons cette maxime au contrle de la raison. Mais dans quelle mesure cet instrument, tel que Socrate la forg, rend-il les services quil en attendait ? Sur ce point nous serions bien empchs de trouver une solution ferme et prcise. Nous voyons bien, par exemple dans lEntretien avec Euthydme, que Socrate sappuie sur ce quon appellera plus tard le principe de contradiction 22. Mais souvent aussi la raison, au lieu dtre la norme ncessaire, do surgit une universalit de droit, nest plus que lassentiment collectif, luniversalit de fait : Le gnral dont parle Socrate ne se rapporte ni au mon-de matriel, ni mme un monde intelligible : cest proprement le fonds commun des discours et des actions des hommes 23. Lhabilet infaillible persuader les hommes ne tient-elle pas chez Ulysse ce quil savait conduire ses preuves travers les opinions reues ? (IV, VI, 15). Socrate procde son exemple. Chez lui et conformment lusage de la langue grecque, le mot de , vou par son in-dtermination mme la plus clatante et la plus tonnante des fortunes, signifie la fois raison et langage. Et cette confu-sion originelle se traduit au cur de lenseignement socratique, par limpossibilit de trancher lalternative entre la justice de fait et la justice de droit. LEntretien avec Hippias chez Xnophon met en prsence les deux notions du juste et du lgal, tantt pour les identifier, tantt au contraire pour les opposer. Car il est vrai que Socrate dabord dfinit la justice par la conformit la loi, telle que les citoyens lont arrte dun commun accord, d-cidant ainsi ce quil faut faire et ce qui est dfendu , , ; , (IV, IV, 12). Et il est vrai aussi que Socrate invoque ensuite, comme fait lAntigone de Sophocle, les lois non crites, la justice idale qui rgne dans tous les pays, qui se manifeste par son

    22 IV, II, 21 : Si quelquun voulait dire la vrit, et quil ne parlt jamais de

    la mme manire sur les mmes choses, sil disait du mme chemin tantt quil conduit lOrient, et tantt lOccident, et quen rendant le mme compte, il trouvt tantt plus et tantt moins, que dirais-tu dun tel hom-me ?

    23 E. BOUTROUX, op. cit., p. 44.

  • L. Brunschvicg Le progrs de la conscience. T I 33

    universalit, qui apparat indpendante de la volont des hom-mes, de la diversit de leurs langages. (IV, IV, 19.)

    Il y a plus. Cette incertitude thorique sur le point capital de son enseignement, elle nest pas seulement dans le langage de Socrate, elle est aussi dans sa conduite, comme lattestent les circonstances dcisives o il eut prendre parti vis--vis du gouvernement de son pays. Il rsiste comme prytane la volon-t du peuple qui prtendait juger en bloc les dix gnraux vain-queurs aux Arginuses. Il refuse dobir la rquisition des Tren-te qui lui prescrivaient daller Salamine pour arrter Lon quils voulaient mettre mort. Dans un cas comme dans lautre, la justification de lattitude socratique est parfaite ; et cest pour-quoi Platon runit les deux exemples dans lApologie (32). Il est visible nanmoins, daprs le texte mme de Platon, que cette justification nest pas du mme ordre : car le dsir dinstruire en commun le procs des dix gnraux nest injuste que parce quil est illgal, tandis que cest linjustice en soi que Socrate repous-se dans lordre que loligarchie des Trente lui a donn. Et dans le Criton Socrate naccepte-t-il pas de mourir victime dune condamnation injuste afin de maintenir chez ceux-l dont il se sent responsable, de pouvoir leur recommander comme la conclusion suprme de son enseignement, le respect pour les lois de la patrie ? Pour les hommes, ce qui doit tre estim le plus cest la vertu et la justice ainsi que la lgalit et les lois. (53 c).

    Table des matires

    C ) Hdonistes et cyniques

    15. En dfinitive, la tradition de lenseignement socratique sera la tradition moins dune solution que dun problme, destin manifester sa fcondit dans les directions les plus diverses, soit au point de vue politique, soit au point de vue proprement philosophique. Platon est, comme son matre, un pur Athnien de race et dinspiration. Mais dj Xnophon laconise, et lorsquil trace, dans la Cyropdie, une sorte de programme idal en vue de la restauration de ltat, il se sert dune fiction asiatique pour voquer limage du despote bienveillant, appuy par une aristo-

  • L. Brunschvicg Le progrs de la conscience. T I 34

    cratie militaire 24. Et, ct de lui encore, linfluence de lOrient, toujours contrebalance jusqualors dans lesprit grec par le penchant rationaliste, saffirme crment dans la pense dAntisthne, le fils de lesclave thrace, et dAristippe, le Grec africain. Ces prcurseurs des Sceptiques, des Stociens, des pi-curiens, sont dj des hellnistiques. Tous dautre part, sont, dintention, les prophtes du socratisme 25.

    La considration de lhdonisme et du cynisme prsentera le double intrt de nous aider prciser par contraste les caract-res proprement hellniques de la philosophie platonicienne, et desquisser les thmes fondamentaux des doctrines qui seront appeles, dans un tat nouveau du monde antique, en recueil-lir la succession. Par une ncessit inhrente aux conditions de leur dveloppement, hdonisme et cynisme apparaissent solidai-res lun de lautre dans leur opposition mme, comme plus tard picurisme et stocisme. De Socrate, en effet, il semble quils aient retenu cette mme leon, que lessentiel est de reprendre contact avec notre propre conscience considre dans son tat de puret naissante, et pour cela dcarter les conventions socia-les qui altrent la nature de lhomme ; lme libre et dlie trouvera le bonheur dans la pleine possession de soi. Or, Aristip-pe et Antisthne, appliquant les mmes principes de mthode un problme dfini dans les mmes termes, sont conduits des solutions contraires.

    16. Aristippe, dont Diogne Larte 26 rapporte quil manifes-tait toujours Socrate la plus grande reconnaissance, quil et souhait mourir comme lui, a suivi sa manire les procds mis en uvre dans les Mmorables. Il prend pour point de d-part laccord des hommes sur les mots, afin de revenir des mots aux choses, de rejoindre et de dgager le plan de la ralit. Et il lui apparat immdiatement que, si les hommes ont appris par-ler un mme langage, la communaut de lexpression ne sert qu masquer la diversit de limpression. Toute connaissance est illusoire, qui prtend dpasser ltat de conscience, tel quil

    24 Cf. ZELLER, op. cit., p. 224. 25 ROBIN, La pense grecque, p. 208. 26 II, 71 et 76. Les rfrences ultrieures DIOGNE LARTE seront dsigns

    par D. L.

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    est ressenti par lindividu qui lprouve dans le moment mme o il lprouve 27. Ds lors, dans le domaine pratique, les notions gnrales, telles que le juste ou le bien, seffacent devant le mouvement effectif de ltre sentant, devant lexprience du plaisir got sous sa forme concrte et dans le temps prsent. (D. L., II, 87.) La morale ne demande rien sinon que nous refu-sions de nous laisser enchaner lide abstraite du bonheur qui est suggre par le caractre particulirement vif de telle ou tel-le jouissance, que nous rsistions ce que notre avenir se trou-ve engag par la tendance naturelle des plaisirs se prolonger pour eux-mmes, que nous leur maintenions au contraire leur rle subordonn dinstruments afin de rserver notre entire, capacit pour des volupts nouvelles en des temps nouveaux : Celui qui domine le plaisir nest pas celui qui sen abstient, cest celui qui en fait usage, mais sans se laisser conduire par lui, comme le vrai cavalier nest pas celui qui sabstient de mon-ter cheval, mais celui qui conduit sa monture o il veut 28.

    Selon le cyrnasme, il nexiste donc rien que lindividu, tel quil sapparat lui-mme dans lactualit de lheure. Point de comparaison tenter entre un plaisir et un autre plaisir ; car il est vain de chercher une commune mesure entre ce qui est objet vritable de sentiment et ce qui tombe dans lirralit du pass ou de lavenir. Encore moins y a-t-il lieu de chercher le lien dun individu un autre. Lattitude dAristippe se dfinit dans lEntretien avec Socrate, lorsquil parle de la route moyenne quil a tch de suivre, ne commandant point, et nobissant point, conservant toujours la libert qui mne au bonheur : Jai d-couvert le moyen de ne vivre au service de personne : cest de ne mattacher aucun pays, dtre partout un tranger. (M-morables, II, I, 11 et 13.)

    17. Antisthne, comme Aristippe, a entendu lappel socrati-que lexamen de conscience. La conscience, lorsquelle limine tout apport extrieur, toute abstraction imaginaire, saperoit elle-mme dans lacte daffirmer qui doit sa force de vrit au caractre singulier de son objet. Pour mettre cet acte labri de toute erreur et de toute contestation, il suffira donc de le main-

    27 SEXTUS EMPIRICUS, Adversus Mathematicos, VII, I. 28 STOBE, Florilge, XVII 18.

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    tenir dans sa sphre de particularit immdiate, cest--dire de limiter une essence un mot 29. Antisthne tablit labsolu de la vrit dans le mpris complet de toute recherche spculative. Nominalisme et rationalisme sunissent chez lui pour une thorie de la connaissance, dont le dogmatisme troit et simpliste cho-quera les contemporains, mais qui donne la direction pratique de la doctrine son armature solide et rigide. La vertu, comme la vrit, rside dans quelque chose de simple, dindivisible, fourni directement par la conscience titre dabsolu.

    Le cynique, tout autant que lhdoniste, est lhomme de la conscience pure ; mais ce quil trouve en regardant lintrieur de soi, ce nest pas une impression qui vient du dehors, o lme demeure passive ; cest, au contraire, laction du sujet se consti-tuant comme tel, cest leffort de concentration qui se produit pour lui-mme, qui se ferme sur soi. Le bien, dit Antisthne, cest la peine quon se donne (), selon les exemples du grand Hercule chez les Hellnes et de Cyrus chez les Barbares. (D. L., VI, 2,) Il refuse aux circonstances extrieures dintervenir dans lautonomie de sa destine ; il leur interdit de rien retran-cher, de rien ajouter mme son bonheur, qui a sa source uni-que dans une puissance interne de tension : le sage se dfinira par laffirmation de sa propre sagesse, ralise, comme le voulait Diogne de Sinope, dans la double asctique du corps et de lme. (D. L., VI, 70.)

    Descendant ainsi jusqu la dernire profondeur du vouloir humain pour en dployer toute lefficacit, le cynisme aboutit un individualisme aussi radical que celui de lhdonisme. La phi-losophie, selon Antisthne, consiste vivre en socit avec soi-mme ; le sage na dautre patrie que le monde ; rien ne lui est tranger, rien ne lui est impossible. (D. L., VI, 6, 63, 12.) Les considrants thoriques de lune et de lautre doctrine sont en antithse directe ; pourtant, par rapport aux formes politiques qui jusque-l commandaient la vie morale de la Grce, les conclusions pratiques se rejoignent, grosses dun mme pril pour cette civilisation occidentale qui venait seulement de natre.

    Table des matires

    29 ARISTOTE, Mtaphysique, , 29, 1024 b 32. Cf. D. L., VI, 3 et EPICTTE,

    Diss., I, 17.

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    SECTION II

    LUVRE DE PLATON

    18. Au cours de la priode qui suivra la conqute macdo-nienne, nous retrouverons les thmes fondamentaux du cynisme et de lhdonisme dans les coles du stocisme et de lpicurisme, destines, elles aussi, sopposer et se paralyser. Mais au moment de lhistoire que nous avons maintenant considrer, la fin du Ve sicle avant Jsus-Christ, le trait le plus frappant, cest sans doute laccord dAntisthne et dAristippe pour nier tout la fois la valeur spculative de la science et la valeur thique de la cit. Linspiration commune dont ils se r-clament apparatra donc travers eux critique et dissolvante, comme devait apparatre plus tard la philosophie des lumi-res . mile Faguet a dit un jour du XVIIIe sicle littraire, en donnant aux mots un sens trangement troit, quil ntait ni chrtien, ni franais ; dans un tat desprit analogue, tmoins des interprtations hdonistes et cyniques, les contemporains de Socrate, et qui allaient devenir ses juges, ntaient-ils pas induits croire que le socratisme tait une menace pour la patrie com-me pour la raison ?

    Tel est le problme qui donne naissance luvre platoni-cienne. Les termes en sont admirablement prciss par un texte central de lApologie : Quoi, cher ami, ne cesse de rpter So-crate chacun de ses concitoyens, tu es Athnien, tu appartiens une cit qui est renomme la premire pour sa science () et sa puissance ; et tu nas pas honte de consacrer tes soins ta fortune pour laccrotre le plus possible, et ta rputation et tes honneurs, tandis que la pense (), la vrit, tandis que lme quil sagirait damliorer sans cesse, tu ne leur donnes aucun soin, tu ny penses mme pas. (29 d e.)

    Les forces de discipline et de dvouement auxquelles Athnes avait d sa prosprit dordre intellectuel et dordre matriel, elle les a laisses se dissoudre par leffet mme de cette prosprit, dans lapptit de jouissance et dambition qui sest dvelopp avec la victoire sur lAsie. Ce quil faut donc, cest susciter dans la cit un amour fervent pour les valeurs spirituelles : , , , sans pourtant accentuer le divorce entre la vie

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    politique, livre par laffaissement des murs dmocratiques aux intrigues des tribuns ou des tyrans, et la vie morale, fonde sur la conscience que lindividu prend de sa puissance daffranchissement intrieur. Cest quoi les socratiques ne pou-vaient russir. Chez Antisthne comme chez Aristippe, laspiration lautonomie se retourne, contre lintention de So-crate, jusqu branler et lautorit de la loi scientifique qui ta-blit entre les esprits une liaison interne et solide, et le crdit de la loi politique qui maintient lordre dans les communauts ta-blies, tandis que Xnophon rtrograde jusquau stade thologico-militaire, dont lempire perse lui avait offert limage, abaisse le jugement de la raison sous le double conformisme de la tradition religieuse et de linstitution sociale.

    Platon se refuse poser ainsi lalternative. Au point de dpart de sa pense, il y a cette intuition profonde et prophtique : le salut dAthnes et lintrt de la civilisation sont insparables. Athnes ne peut tre rgnre que par des homme capables de faire servir aux disciplines de la vie collective la certitude incor-ruptible de la mthode scientifique ; dautre part, le progrs de spiritualit auquel lenseignement socratique avait ouvert la voie, se trouvera tout dun coup arrt du jour o Athnes sera d-pouille de son indpendance, o le monde antique cessera de recevoir le rayonnement de son gnie. Peut-tre, dailleurs, aprs les ruines accumules sur le sol de la Grce par la guerre du Ploponnse, le mal dont Platon avait tabli le diagnostic tait-il devenu incurable ; peut-tre est-ce sur une chose dj morte que portent les discussions de la Rpublique, du Politique ou des Lois, sur la constitution de la cit la meilleure. Et une fois de plus aura-t-il t vrai que loiseau dAthnes prend son vol seulement la tombe de la nuit. Du moins, pour nous moder-nes, et si nos trois sicles de civilisation doivent tre autre chose quune trve illusoire entre deux retours de Moyen Age , au-cune leon ne sera plus prcieuse recueillir que leffort accom-pli par Platon pour fournir lhumanisme rationnel de Socrate les points dappui qui lui manquaient, en passant du Dialogue la Dialectique, de la loi positive la justice idale.

    Table des matires

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    A) Les rythmes de la dialectique

    19. Lvolution de la pense de Platon, ou pour nous servir dune expression moins ambitieuse et sans doute plus convena-ble, lvolution des crits de Platon, offre le moyen de prciser assez aisment ce que Platon ajoute lenseignement quil avait reu de Socrate. On peut dire en effet que le Gorgias se main-tient encore, par son allure gnrale, dans le cadre du socratis-me. Largumentation est ad hominem. Les interlocuteurs de So-crate, placs au point de vue de la forme, invoquent lexprience pour conclure de la forme au fond. Socrate les met dans lembarras en les obligeant cet aveu que la forme spare du fond se contredit elle-mme. La promesse faite par Gorgias de rendre les hommes justes ne peut tre tenue si elle ne repose pas sur une connaissance exacte du juste et de linjuste ; lautorit acquise par un virtuose du verbe, comme Polos, va contre son but, moins de tendre au bien vritable ; enfin le bonheur que Callicls place dans la multiplication telle quelle des jouissances, nest rellement bonheur que dans la mesure o il est li la conscience dune justice intrinsque. Le procd de discussion a une valeur incontestable : Le caractre du vrai, dit Socrate, cest quil nest jamais rfut. (473 b.) Mais ce nest encore quun principe de porte ngative. Et si lidal platonicien de la science est dj prsent, il demeure larrire-plan ; Pla-ton sy rfre, sans le dvoiler entirement, surtout sans justifier ce qui na pourtant de raison dtre que dans la capacit de se justifier.

    De lentretien initial avec Thrasymaque jusquau mythe qui en est la conclusion, la Rpublique parcourt le mme cercle de pen-se que le Gorgias. Mais la doctrine morale et politique, au lieu dtre expose pour elle-mme, est rattache au centre lumi-neux de la dialectique. Dune part, en effet, Platon lui donne pour base la hirarchie des fonctions psycho-physiologiques qui est aussi une hirarchie des classes sociales : dans la Cit, comme dans lindividu, la souverainet de lintelligence est lorigine de lharmonie qui constitue la justice. Dautre part et surtout, lexplication de lintelligence est lie une thorie de la connaissance, prsente dans les livres VI et VII, sous une for-me exceptionnellement nette et didactique. Quatre degrs de la connaissance se succdent : 1) ; 2) ; 3) ; 4) . De chacun des termes celui qui le suit dans lordre de la gradation ascendante, le rapport est rigoureusement le mme.

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    Or le rapport entre 1) et 2) est facile dgager sans quivoque : 1) aura pour objet limage des arbres dans leau ; tandis que 2) sera la perception des arbres eux-mmes. Ds lors, puisquil y a encore deux tages au-dessus de cette connaissance qui sattache aux objets sensibles, il faut concevoir que ces objets sensibles ne sont leur tour que des images, des reflets, dobjets non sensibles, didaux intelligibles, ces idaux se dis-posant dailleurs selon deux plans dont le premier 3) sera lui-mme le reflet, limage de lautre 4).

    Sur 3), le livre VII de la Rpublique contient damples indica-tions : il sagit de la pense mathmatique, telle quelle sexerce effectivement depuis les dcouvertes des pythagoriciens dans les domaines de larithmtique et de la gomtrie, de lastronomie et de la musique. Pour le vulgaire (et Socrate, tout au moins le Socrate de Xnophon 30, tait du vulgaire sur ce point), ces sciences se jugent selon leur utilit pratique. Mais cette concep-tion est tourne en ridicule dans la Rpublique : larithmtique et la gomtrie ont une toute autre destine que daider les mar-chands dans leur commerce ou les stratges dans la manuvre des armes ; elles lvent lme au-dessus des choses prissa-bles en lui faisant connatre ce qui est toujours : elles lobligent porter en haut son regard, au lieu de labaisser, comme on le fait dhabitude, sur les choses dici-bas. (VII, 527 b.) Encore Platon nemploie-t-il ces mtaphores que pour avoir loccasion dinsister sur leur sens mtaphorique. Dans la considration de lastronomie, enfin, la doctrine livre son secret, par lantithse quelle tablit entre le ralisme de la matire et lidalisme de lesprit, entre la valeur de la transcendance cosmique et la va-leur de lintriorit rationnelle. La dignit de lastronomie nest pas dans la supriorit locale de ses objets : Tu crois donc que si quelquun distinguait quelque chose en considrant de bas en haut les ornements dun plafond, il regarderait avec les yeux de lme et non avec les yeux du corps ?... Quon admire la beaut et lordre des astres dont le ciel est orn, rien de mieux ; mais comme aprs tout ce sont des objets sensibles, je veux quon mette ces objets bien au-dessous de la beaut vritable que produisent la vitesse et la lenteur relles dans leurs rapports r-ciproques et dans les mouvements quils communiquent aux as-tres, selon le vrai nombre et selon toutes leurs vraies figures.

    30 Mmorables, IV, VII, 3. Cf. G. MILHAUD, Les philosophes gomtres de la

    Grce, p. 213.

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    (529 b, d.) Platon insiste encore dune manire particulirement significative dans le Phdre : Celui qui a le courage de parler de la vrit selon la vrit, doit chercher la fois en dehors du ciel et au del de la posie, ce qui existe sans aucune forme visi-ble et palpable, objet de la seule intelligence par qui lme est gouverne. (247 c).

    Lindpendance que la rigueur de la dmonstration mathma-tique assure au contenu de la science par rapport la reprsen-tation sensible, npuise pas la capacit de lintelligence pn-trer dans le domaine de lesprit. La rflexion sur la mthodologie mathmatique montre que la dduction y est suspendue des hypothses, et que le raisonnement consiste en dfinitive faire la preuve de son accord logique avec ces dterminations initia-les. Ds lors, le plan de la science, exactement limit comme le plan du dialogue socratique chez Xnophon, lhypothse et la consquence (, VII, 533 b), laisse sans solution dfini-tive le problme de la vrit. Cest simplement par respect pour lusage (VII, 533 c) quarithmtique ou gomtrie seront consi-dres comme des sciences, puisquelles procdent partir de conceptions du nombre et de lespace, poses immdiatement, sans garantie de leur exactitude, sans dfense contre les atta-ques, impuissantes par suite rendre compte de leur propre va-leur. Un tel savoir est encore une sorte de rve, o napparat que lombre du savoir vritable 31. Et ainsi, comme nous avons pass de limagination des reflets dobjets la perception des objets eux-mmes, et des objets-sensations aux relations ma-thmatiques, il faut que par un dernier effort nous nous levions au-dessus des relations mathmatiques pour parvenir au plan de la Dialectique, o elles trouveront leur fondement et leur justifi-cation.

    20. Arriv au seuil de la Dialectique, lhistorien de Platon prouve une embarras extrme. Il est visible que, dans son u-vre crite, Platon a mis autant de soin en dissimuler le ressort intime qu en clbrer les vertus, peu prs comme fera Des-cartes pour sa Gomtrie. Lobjet de la dialectique platonicienne, cest ce que nous avons pris lhabitude dappeler Ides. Quest-ce que Platon entendait par Ides ? La terminologie employe

    31 Cf. Les tapes de la philosophie mathmatique, 28, p. 53 ; d. de 1947.

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    pour la thorie de la connaissance dans la Rpublique, la mani-re dont les degrs de la hirarchie se superposent les uns aux autres, suggrent que lIde serait comme la ralisation suprme de la ralit, ltre par excellence dont ce que le vulgaire, ce que le savant lui-mme, appelle ralit, ne serait quune dgrada-tion. On serait conduit alors dfinir lIde par le substantif qui exprime lentit de lexistence, ralis lui-mme part des cho-ses que lon peut saisir dans lexprience commune. Il y a dun ct l , de lautre ct ce dont il y a .

    Telle est linterprtation dAristote, pour laquelle il renvoie ex-plicitement au Phdon (Mtaphysique, A, 9, 991 b 1), et qui lui permet d envoyer promener Platon et son rationalisme dans un monde dabstractions formelles et de concepts transcendants dont il espre bien quils ne redescendront jamais. Mais, sans avoir piloguer sur la loyaut intellectuelle, ou sur la capacit, dAristote, il est difficile de lui faire crdit pour attribuer Platon une doctrine que Platon lui-mme a pris soin dexaminer et dcarter dans la premire partie du Parmnide : Celui de nous qui, de quelque autre, est esclave, ce nest assurment pas de ce suprme matre en soi, de lessence-matre, quil est escla-ve... Les ralits qui sont ntres nont point leur efficace sur les ralits de l-haut, et celles-ci ne lont point davantage sur nous. (133 d, e, trad. Dis, 1923, p. 66.) Autrement dit, linterprtation des ides en termes de transcendance aboutit contredire son intention en laissant en face lun de lautre sans rapport et sans communication le monde quil sagissait dexpliquer, et le monde qui devait servir expliquer.

    Une telle difficult nest pas insurmontable sans doute suivant Platon, mais la condition de dpasser le niveau de reprsenta-tion auquel sarrte le ralisme lorsquil imagine les ides sur le modle des choses, alors quau contraire il faudrait partir des ides pour comprendre les choses ; et en effet, cest ce pro-grs de lintelligence que va sefforcer lexercice dialectique qui remplit la dernire partie du Parmnide, jeu abstrus qui a t de tout temps leffroi des philologues et la joie des philosophes. En matire de jeu, Platon propose dappliquer la mthode ristique de Znon dle, encore dveloppe et aiguise, au thme fon-damental de llatisme, lidentit de ltre et de lUn. Mais, en ralit, il retourne la position du problme. Il ne confre pas lUnit ltre : cest lUn qui devient le sujet du jugement. Que signifie donc laffirmation de lUn ? Elle signifie deux choses diff-

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    rentes, et dont les consquences apparatront inverses lune de lautre : ou laffirmation de lUnit de lUn ou laffirmation de ltre de lUn. Do une double srie de raisonnements dont la subtilit dconcerte, mais qui ne font quexprimer, que dvelop-per, dans la griserie triomphante de la dcouverte et de la certi-tude, une vidence immdiate : ltre, ajout lUn, comme un prdicat qui lui serait extrieur et transcendant, introduit la dua-lit, par suite la contradiction, dans ce qui a pour dfinition es-sentielle dtre un, tandis que la relation de lUnit lUn main-tient laffirmation de lUn dans la sphre de limplicite et de limmanent, lui interdit comme une altration de son identit ra-dicale avec soi-mme toute manifestation au dehors, toute pro-duction de ce qui serait autre que le mme, ft-ce la perception, la dnomination, la connaissance mme. Conclusion qui se confirme par un systme curieux dquivalence entre la position de ltre de lUn et la ngation de lUnit de lUn, entre la posi-tion de lUnit de lUn et la ngation de ltre de lUn.

    Lidentit de ltre et de lUn, sous la forme brutale o llatisme lavait introduite, est donc brise : do rsulte pour la dialectique la possibilit dune double orientation. Il devient possible, aprs le Parmnide, dentrevoir une doctrine de ltre, qui, loin de se renfermer dans le cadre rigide et strile de lidentit avec soi-mme, donne naissance ce que M. Robin ap-pellera une nouvelle participation 32. Par un coup de force, qui, lgard de llatisme, est une sorte de parricide 33, on contraindra le non-tre tre ; ainsi, en rintgrant la contra-rit dans le monde des Ides, on surmonterait la contradiction : chaque Ide aurait une zone dlimite, partir de laquelle stablirait la communication avec les autres Ides et sur laquelle se fonderait le discernement des affirmations et des ngations de compatibilit, des jugements lgitimes ou illgitimes.

    Mais cette nouvelle participation , intrieure la doctrine de ltre, fait ressortir par contraste les caractres que Platon attribue la doctrine de lUn, et sur lesquels il parat navoir pas cess dinsister dans son enseignement oral, tmoin lanecdote transmise par Aristoxne de Tarente. Platon avait annonc quil parlerait sur le bien ; les auditeurs se pressaient dans lespoir dentendre parler de ce qui est le bien pour les hommes : fortu-

    32 La pense grecque, p. 260. 33 Sophiste, 241 d.

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    ne, sant, force, en un mot, le bonheur parfait ; mais ce furent des discours sur les mathmatiques, sur les nombres, sur la gomtrie et lastronomie, avec cette conclusion que le Bien est lUn ; paradoxes qui laissrent lauditoire dconcert, qui en mi-rent mme une partie en fuite 34. Or, il est remarquer que la premire partie de la leon concide exactement avec le VIIe livre de la Rpublique ; et sil nous manque la conclusion qui nous au-rait permis datteindre le sommet de la pense platonicienne, du moins il nest pas tmraire dy rattacher les allusions du VIe li-vre cette ide du bien qui est en puissance et en antiquit au del de l (509 B).

    La porte dun semblable texte est capitale. Il signifie que ce nest ni le ralisme du transcendant ni le mysticisme de lineffable qui ont amen Platon reculer lIde suprme par del le plan de l comme par del le plan de la connaissance ; cest au contraire, directement appuy sur la positivit des sciences mathmatiques, le rationalisme de la vrit. La connaissance est vraie en tant quelle se rfre un objet qui existe ; et cette existence nest objet de vrit quen tant quelle est un aspect, et un aspect seulement, de lacte o la vrit stablit. tre et connatre, en effet, ne sont rien sans un principe de corrlation qui est leur source commune, suprieure par consquent chacune des deux fonctions dont elle fonde la cor-respondance. Ce principe, cest lUn, cest--dire lUnit unifian-te, dont la lumire solaire est le symbole, puisque delle drive la double srie de proprits grce auxquelles lil voit et les cho-ses sont vues. (VI, 509 b.)

    21. Llan de pense qui conduit du Gorgias la Rpublique demeure conforme linspiration de lhumanisme socratique. Le primat de lIde na pas pour cause la prsentation lme dun objet qui serait en soi et quelle contemplerait passivement en demeurant elle-mme son propre niveau : il correspond lpanouissement de la raison pratique, telle que Socrate la d-couverte avec ses caractristiques dintriorit spirituelle et de dynamisme spontan ; il marque le terme du mouvement dialec-tique o lme travaille pour sapprofondir soi-mme, pour se purifier sa source, en soumettant une rvision incessante le

    34 lments harmoniques, liv. II, 51, trad. RUELLE, 1876, p. 47.

  • L. Brunschvicg Le progrs de la conscience. T I 45

    jugement quelle avait jadis port dans telle ou telle occasion, propos de tel ou tel objet particulier. Ce progrs, dit Platon, ma-nifeste la puissance qui est en nous ( , VII, 518 c) ; il implique la convergence de toutes les formes de notre activit, que lusage commun rpartit en facults dordre divers, mais qui doivent toutes se runir, se maintenir et se fortifier rciproquement afin que lme tout en-tire devienne instrument de vrit, comme le corps tout entier devient instrument de lumire, en aidant les yeux regarder de face leur objet : (VII, 518 c). Le progrs de la spiritualit plato-nicienne cest--dire sans doute de la spiritualit tout court est fond sur une conversion de lme, qui est une conversion lintelligence 35.

    La puret de la doctrine trouve une confirmation dcisive dans le discours de Diotime, que rapporte le Socrate du Banquet. Aucune occasion meilleure de faire leur part aux prtendues lu-mires de sentiment ou aux traditions mystiques. Or, ici comme dans le passage du Phdre que nous avons rappel, Platon se plait faire dmentir la forme laquelle sarrtent les lecteurs distraits, par le fond, qui est dune souveraine clart : Lamour passe par tous les degrs jusquau terme suprme de linitiat