Bruno Latour - Sur un livre d'Étienne_Souriau

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    Sur un livre dEtienne Souriau :LesDiffrents modes dexistence

    Bruno Latour*

    Il n'y a pas d'existence idale,l'idal n'est pas un genre d'existence(p.157)

    Je mintresse depuis une vingtaine dannes la question suivante : sinous navons jamais t modernes, que nous est-il arriv ? Cette question

    porte la fois sur lhistoire, sur lanthropologie et sur la philosophie de cettepriode que Whitehead dcrit sous le nom de bifurcation de la nature 1.Elle commence quelque part entre Galile et Locke et se clt enfin, daprslui, avec William James. Cette courte priode que jappelle la parenthsemoderniste celle durant laquelle nous avons cru tre modernes peuttre caractrise par trois traits : la certitude que le monde peut tre partagen qualits premires et qualits secondes (ce quon peut appeler le naturalisme 2) ; la confusion toujours plus intime, dans des ensembles dedimension toujours plus ample, de ces mmes qualits premires et secondes(ce quon peut appeler les hybrides ) ; enfin, une cloison tanche entre,dune part, laffirmation toujours ritre quil faut maintenir la sparationentre les qualits premires et secondes et, dautre part, la ralit pratiqueexactement contraire cette thorie (ce quon appellera lobscurantismedes Lumires )3.

    * Je remercie le groupe de philosophie constructiviste runi autour dIsabelle Stengers (ULBBruxelles) et la Socit rhodanienne de philosophie (Universit Jean Moulin, Lyon) de mavoiroffert loccasion de prsenter le livre de Souriau. Un fragment de cet article a paru dans Lagenda dela pense contemporaine, Printemps 2007.1 Alfred North Whitehead (1920) Concept of Nature, Cambridge University Press, Cambridge.2 Au sens de Philippe Descola (2005)Par del nature et culture, Gallimard, Paris.3 Bruno Latour (1991)Nous n'avons jamais t modernes. Essai d'anthropologie symtrique, La Dcouverte,Paris.

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    Cest ce puzzle anthropologique que je rsume par cette phrase attribueaux indiens des westerns : Les Blancs ont la langue fourchue Et, eneffet, les Blancs font toujours le contraire de ce quils disent puisquils ont

    dfini la modernisation par un trait exactement contraire leur pratique.Alors quils affirmaient sparer de faon rigoureuse lobjectivit et lasubjectivit, la science et la politique, la ralit du monde et lesreprsentations de ce monde, ils ont aussi, linverse, ml les humains et lesnon humains, les lois de la nature et celles de la politique, une chelletellement immense que nous nous retrouvons aujourdhui, quatre ou cinqrvolutions scientifiques et industrielles plus tard, discuter tranquillementde la politique du rchauffement global ou de lthique des cellules souches.Et pourtant cette contradiction chaque jour plus manifeste na en rienbranl la certitude quun front de modernisation a balay, ou va balayer, laterre. Seul un lger doute, un soupon tout au plus, est apparu sous la forme

    du post-modernisme.Et pourtant cette contradiction ne date pas daujourdhui comme on le

    voit dans une magnifique page manuscrite de Galile, la date du 19 janvier16104 ; ce folio manuscrit porte en haut gauche un des premiers lavis descratres de la lune enfin visible par le tlescope, et, en bas droite,lhoroscope de Mdicis calcul par ce mme Galile. Galile est-il encoreun peu irrationnel ? Pas du tout, mais, comme tous les modernes, il fait lecontraire de ce quil dit : il insiste sur limportance de la distinction entrequalits premires et secondes (quil rinvente dailleurs presquecompltement) tout en dcouvrant, dans le mme souffle, une nouvellemanire de lier le mouvement de lunivers avec la mobilit universitaire, laflagornerie de cour et lexacte manire de peindre en perspective les ombresprojetes5, produisant ainsi le monstre mme que la notion de modernit apour but de renvoyer larchasme.

    Jen ai dit assez pour situer le problme danthropologie philosophiqueauquel ma men la frquentation assidue de lhistoire des sciences et de cequon appelle les science studies. Si nous navons jamais t modernes, quenous est-il arriv ? Et surtout, comment hriter enfin dune histoire quicomprenne les trois traits que je viens desquisser au lieu de faire semblantde nhriter que dun seul ? Cest de toute la page manuscrite de Galile que

    je veux maffirmer lhritier ; je ne serai pas dsintress de ce legs tantquon men laissera seulement le haut lhistoire des Lumires, ouseulement le bas la triste dception de voir que Galile lui aussi cdait des tentations irrationnelles

    La question initiale devient donc celle-ci : existe-il une traditionphilosophique alternative qui permette de reprendre lhistoire europenneen situant autrement la question des sciences et de la raison, en refusant labifurcation de la nature ? Si nous suivons la suggestion de Whitehead, cest

    4 Owen Gingerich (2004) The Book Nobody Read: Chasing the Revolution of Nicolaus Copernicus, Penguin,New York, p. 198.5 Mario Biagioli (2006) Galileo's Instruments of Credit : Telescopes, Images, Secrecy, The University ofChicago Press, Chicago; Erwin Panoksky (1954) "Galile critique d'art"traduit par Nathalie Heinich.

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    vers James quil nous faut nous tourner, vers ce que ce dernier appellelempirisme radical et que jappellerai plutt le deuxime (ou le second ?)empirisme. Le premier empirisme, aux yeux de James, ne considrait, on

    sen souvient, que les donnes lmentaires des sens. Il fallait donc, pour enfaire la synthse, quintervienne un esprit humain cens crer les relationsque lexprience initiale ne pouvait donner demble. On se trouve l dansune nature tellement bifurque que tout ce qui est donn danslexprience doit maintenant, si lon peut dire, choisir son camp, et se rangersoit du ct de la chose connatre, soit du ct de lesprit connaissant, sansavoir le droit de menerautre part ou deprovenirdailleurs6.

    Or, loriginalit de James, originalit bien reconnue par Whitehead, cestde sinsurger contre une telle situation non pas, comme on le faisait depuisdeux sicles, au nom de la morale, de la beaut, de la transcendance, de lareligion, mais tout simplement au nom de lexprience elle-mme. Il est indigne,

    affirme James, de se prtendre empiriste et de priver lexprience de cequelle donne le plus directement saisir : les relations. Pour lui, il estscandaleusement inexact de limiter les donnes de lexprience aux sensorydata et dattendre dun hypothtique esprit quil produise par un mystrieuxtour de force des relations dont le monde lui-mme serait entirement priv.Cest la clbre phrase du Trait de psychologie 7:

    Mais notre avis, les intellectualistes et les sensationalistes se trompent galement. S'il existevraiment des sentiments, alors, aussi srement qu'il existe des relations entre lesobjets in rerum natura, il existe, et mme encore plus srement, des sentiments quiconnaissent ces relations. Il n'est pas de conjonction ou de prposition, gure de locutionadverbiale, de forme syntaxique ou d'inflexion de voix dans le discours humain qui n'exprimentune nuance quelconque de la relation que nous sentons exister certains moments entre lesobjets les plus importants de notre pense. Si nous parlons objectivement ce sont les relationsrelles qui semblent tre rvles; si nous parlons subjectivement, c'est le courant de consciencequi tablit les correspondances entre elles en leur donnant une couleur propre. Dans les deux casles relations sont innombrables et aucune langue existante n'est en mesure de rendre compte detoutes leurs nuances. Nous devrions parler d'un sentiment de et, d'un sentiment de si, et d'unsentiment de par, aussi spontanment que nous parlons d'un sentimentde bleu ou de froid. Pourtant nous ne le faisons pas: notre habitude de reconnatrel'existence des seuls tats substantifs est devenue si invtre que le langage refuse presque d'tre

    utilis d'autres fins (p.118)8.

    Comme lexplique James avec son humour habituel : certes lempiristeradical ne veut que ce qui est donn dans lexprience, mais il ne veut pasmoins ! Or, ce que le premier empirisme a prtendu imposer au sens

    commun, cest justement une immense diminution de ce qui tait accessibledans lexprience : Vous navez le droit, semblent dire les philosophes, dene prlever dans la sensation que le rouge, pas le si, pas le et . Et chosevraiment stupfiante qui ne cesse dmerveiller James autant que

    6 Isabelle Stengers (2002) Penser avec Whitehead : Une libre et sauvage cration de concepts, Gallimard,Paris.7 On la retrouve, sous des formes semblables, dans de trs nombreux passages de William James(2005)Essais d'empirisme radical (prface de Mathias Girel; traduction de Guillaume Garreta), Agone Bancd'Essais, Marseille.8 William James (1892 [2003]) Trait de psychologie (traduit par Nathalie Ferron), Les Empcheurs,Paris.

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    Whitehead, le sens commun accepte cette incroyable censure et, pendanttrois sicles, soblige ne discerner en effet dans lexprience que des tachesrouges et des picotements de froid, tout en se grattant la tte pour

    comprendre do il peut bien tirer tout le reste de ce dont il a besoin pourvivre ; il na plus alors qu se tourner vers sa triste intriorit dont il mesurepourtant trop bien la totale strilit A linverse, si les prpositions aussifont partie de ce que nous exprimentons, il est peut-tre superflu, dallerchercher dans le seul esprit humain individuel ou collectif leur lieudorigine et, surtout, le type de domaines vers lesquels elles semblent nousmener. Whitehead, on le sait, va tirer de cette leon de James uneconclusion encore plus radicale, en affirmant tranquillement dans le Conceptof nature : Natural philosophy should never ask, what is in the mind andwhat is in nature (p. 30). Cest par une fraude , affirme-t-il, que lon traine (drag) la question de la connaissance pour venir interfrer avec le

    passage de la nature.Lempirisme radical veut remettre lexprience ( ne pas confondre avec

    celle des premiers empiristes si gravement ampute) au centre de laphilosophie en posant cette question la fois trs ancienne et trs neuve : siles relations et en particulier les prpositions nous sont donnes danslexprience o donc nous mnent-elles ? Leur dploiement permettrait-ellede reposer tout autrement la question de la connaissance ? Peut-on mettrefin la bifurcation de la nature ? Pour le dire encore plus simplement : peut-on obtenir de la philosophie quelle se mettre enfin compter au del de un,de deux sujet et objet ou mme de trois sujet, objet, dpassement dusujet et de lobjet ?

    Or, il existe dans le voisinage du pragmatisme de James et de laphilosophie spculative de Whitehead, une tradition qui semble porterprcisment sur les prpositions dfinies comme des modes dexistence. Ontrouve ce terme, dans le livre assez bien connu, mme sil na gure trouvde continuateurs, de Gilbert Simondon sur le cas particulier de la technique.

    Du mode dexistence des objets techniques est un livre de philosophie qui saitcompter, aucun doute l dessus, au del de trois9. Il va mme, comme on lesait, jusqu sept, enchanant les modes dexistence dans une sorte degnalogie quil appelle gntique largement mythique mais qui alimmense avantage de ne pas rduire deux (ou trois) les solutionspossibles : pour Simondon, la saisie du monde nexige pas que loncommence par partager les ralits en objet et sujet. Une citation suffirapour dessiner la trajectoire quil sefforce de capter :

    Nous supposons que la technicit rsulte d'un dphasage d'un mode unique, central etoriginel d'tre au monde, le mode magique; la phase qui quilibre la technicit est le mode d'tre

    religieux. Au pointneutre entre technique et religion, apparat au moment du

    9 Georges Simondon (1989)Du Mode d'existence des objets techniques. (rdition avec postface et prface en1989), Aubier, Paris.

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    ddoublement de l'unit magique primitive la pense esthtique: elle n'est pas une phasemais un rappelpermanent de la rupture de l'unit du mode d'tre magique et une recherched'unit future (p. 160) .

    En dehors de lintrt quil y a pour lui rhabiliter la magie, faire de latechnique le pendant du religieux, et, plus tard, extraire lthique de latechnique, la science du religieux et, enfin, la philosophie de lesthtique,cest la notion mme dune pluralit de modes dexistence dont chacun doittre respect pour lui-mme, qui fait toute loriginalit de cette trangeaventure intellectuelle. Bien quelle soit reste sans lendemain (la philosophiedes techniques continuant prendre les gots et dgots de Heidegger pourune profonde pense10), Simondon a saisi que la question ontologiquepouvait sextraire de la recherche dune substance, de la fascination pour laseule connaissance, de lobsession pour la bifurcation, et se poser plutt enterme de vecteurs. Pour lui, sujet et objet, loin dtre au dbut de la rflexion

    comme les deux crochets indispensables auxquels il convient dattacher lehamac o va pouvoir somnoler le philosophe, ne sont que des effets asseztardifs dune vritable histoire des modes dexistence :

    Ce dphasage de la mdiation en caractres figuraux et caractres de fond traduit l'apparitiond'une distance entre l'homme et le monde; la mdiation elle-mme, au lieu d'tre une simplestructuration de l'univers, prend une certaine densit; elle s'objective dans la technique et sesubjective dans la religion, faisant apparatre dans l'objet technique lepremier objetet dans la divinit lepremier sujet, alors qu'il n'y avait auparavant qu'une unit duvivantet de son milieu: l'objectivit et la subjectivit apparaissent entre le vivant et sonmilieu, entre l'homme et le monde, un momento le monde n'a pas encore uncomplet statut d'objet ni l'homme un complet statut de sujet (p. 168) .

    Simondon pourtant, demeure classique, obsd quil est par lunit

    originelle et lunit future, dduisant ses modes les uns dans les autres, dunemanire qui pourrait en fait rappeler plutt Hegel. Il naurait comptjusqu sept, que pour mener, en fin de compte, jusqu lun Lemultiralisme ne serait au fond quun long dtour pour revenir laphilosophie de ltre, le septime des modes dont il a trac lesquisse.

    Cest vers un autre livre, celui-l tout fait oubli, par un philosophe quina mme pas connu le respect poli quon accorde quand mme Simondon, que je voudrais me tourner pour voir si lon peut vraimentprendre au srieux cette affaire dune philosophie des prpositions commealternative au premier empirisme11. Quand Etienne Souriau publie cet apax

    Les diffrents mode dexistence, en 1943, en pleine guerre, ce nest pas pour parler

    de gopolitique, pour chercher les causes de la dfaite ou pour remonter lemoral des troupes12. Non, cest pour explorer, avec une audace inoue, uneinvention mtaphysique toute frache ainsi quune stupfiante libertdexpression, la question du multiralisme : de combien de faons diffrentes

    10 Lustensilit est justement le mode dexistence le plus loign de la technicit : GrahamHarman (2002) Tool-Being: Heidegger and the Metaphysics of Objects, Open Court.11 Je nai trouv sur lui que Luce de Vitry-Maubrey (1974)La pense cosmologique d'Etienne Souriau,Klinsieck, Paris et de la mme auteure en anglais une vive introduction (1985) "Etienne Souriau'scosmic vision and the coming-into-its-own of the Platonic Other" Continental Philosophy Review,18,325 - 345.12 Etienne Souriau (1943)Les diffrents modes d'existence, PUF, Paris.

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    peut-on dire que ltre existe ? Si lon pouvait faire nouveau retentir cetteexpression si banale, on pourrait suggrer que Souriau sintresse auxmanires dtre, en prenant certes trs au srieux le mot tre , mais en

    conservant aussi lide de manire, dtiquette, de protocole, comme si lephilosophe voulait inventer enfin, aprs plusieurs sicles de bifurcation, unepolitesse respectueuse des bonnes manires de se comporter avec les tres.

    Pour comprendre ce quil dfinit explicitement comme une enquteempirique et systmatique, il convient de sarmer de deux notionsessentielles. La premire nous est dj familire, puisque Souriau rattachedirectement son projet la citation de James que jai dj rappele, danslequel celui-ci dfinissait lempirisme comme un respect de lexpriencedonne par les prpositions :

    On sait quelle importance W. James attachait, dans la description du courant de laconscience, ce qu'il appelait un sentiment de ou, un sentiment de car. Nous serions ici dansun monde o les ou bien, ou les cause de, les pour et avant tout les et alors, etensuite,seraient les vritables existences ; () Ce serait une sorte de

    grammaire de l'existence que nous dchiffrerions ainsi, lment par lment. (p.108)13.

    Le point capital, cest que cette ontologie des prpositions nous loignedemble du type denqutes si frquentes jusquici dans les philosophies deltre : la prposition ne dsigne pas un domaine ontologique, une rgion, unterritoire, une sphre, une substance. Il ny a pas de rgion du siou du et.Mais, comme son nom lindique parfaitement, la prposition prpare la

    position quil va falloir donner ce qui suit, offrant la recherche du sens uneinflexion dcisive qui va permettre de juger de sa direction, de son vecteur.Cest pourquoi, jutilise souvent comme synonyme de mode dexistence, lanotion, emprunte la smiotique, de rgime dnonciation14. Comme laprposition, le rgime dnonciation prpare ce qui suit, sans empiter enrien sur ce qui est effectivement nonc. la faon des partitions enmusique, le rgime indique seulement, dans quelle tonalit, dans quel clef, ilva falloir se prparer jouer ce qui suit. Il ne sagit donc pas de rechercherce qui subsiste sous les noncs, leurs conditions de possibilit, ou leurfondement, mais, chose la fois dcisive et lgre, leur mode dexistence. What to do next ? comme le dirait Austin dont la notion de force illocutoirepourrait dailleurs servir dutile synonyme15. La force illocutoire, on sensouvient, ne dit rien de lnonc mais elle annonce comment lon doitaccueillir ses conditions de flicit afin dviter les erreurs de catgorie et nepas prendre par exemple pour une description, ce qui est un rcit de fiction,ou pour une interdiction ce qui est une demande. Quil sagisse de

    13 Comme le livre est difficile trouver je ferai de longues citations pour aussi une ide desparticularits de son style. Sauf indication contraire, toutes les rfrences sont de Modesdexistence. Les italiques sont de Souriau, les passages en gras sont souligns par moi.14 Bruno Latour (1998) InEloqui de senso. Dialoghi semiotici per Paolo Fabbri. Orizzonti, compiti e dialoghidella semiotica. (Eds, P. Basso and Corrain, L.) Costa & Nolan, Milano, pp. 71-94.15 J. L. Austin (1970) Quand dire, c'est faire, Le Seuil, Paris.

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    prposition, de rgime dnonciation, de mode dexistence ou de forceillocutoire, la vection est la mme : peut-on enquter de faon srieuse surles relations comme on la fait si longtemps sur les sensations, sans les obliger

    saligner aussitt dans la seule et unique direction davoir mener soit verslobjet (en sloignant du sujet) soit vers le sujet (en sloignant alors delobjet) ?

    Toutefois, en prenant comme synonymes de mode dexistence des termesproches de la smiotique ou de la linguistique (mtaphores que Souriauutilise dailleurs aussi), je risque de faire draper le projet avant mme quilait repris la bonne direction : nous sommes en effet habitus poser soit desquestions de langue soit des questions dontologie habitude qui estvidemment la consquence de cette bifurcation laquelle nous souhaitonsmettre fin en apprenant compter sur nos doigts au del de deux ou detrois. Il faut donc ajouter une prcaution : nous devons non seulement

    diffrencier la recherche des prpositions de celle des substances ou desfondements, mais aussi chercher un terme qui autorise joindre lesquestions de langue et celle dtre, et cela malgr linterdit qui oblige lesdistinguer.

    Cest l linnovation philosophique la plus importante de Souriau,innovation laquelle il a consacr tout un livre16, mais quil reprend sanscesse dans tout son travail, celle quil dsigne du beau mot dinstauration.

    Ceux pour qui le nom de Souriau nest pas inconnu lui attribueltiquette desthticien. Et, il est vrai, en effet, quil est lauteur principal(avec sa fille) du Vocabulaire desthtique et quil a longtemps enseign cettebranche de la philosophie17, mais je crois quil sagit l dune erreur deperspective : Souriau est un mtaphysicien qui se sert toujours comme terrain privilgi, si je puis dire, de laccueil de luvre par lartiste afinde saisir au mieux la notion clef dinstauration. Comment saisir luvre faire en vitant justement de devoir choisir entre ce qui vient de lartiste etce qui vient de luvre, voil ce qui lintresse avant tout, et pas du toutlesthtique comme telle18. Peut-on appliquer ce domaine si profondmentbifurqu ce que Whitehead disait de lpistmologie : Il nest pas dequestion qui soit clarifie par le fait dy introduire lesprit qui connat , endemandant : Il ny a pas de question esthtique qui soit clarifie par le faitdy ajouter un sujet qui la raliserait ?

    Pour comprendre lobsession de Souriau, prenons une des nombreusesdescriptions quil fait de lacte de cration 19:

    Un tas de glaise sur la sellette du sculpteur. Existence rique indiscutable20, totale,accomplie. Mais existence nulle de l'tre esthtique.

    16 Etienne Souriau (1939)L'instauration philosophique, Flix Alcan, Paris.17 Etienne Souriau (1999) Vocabulaire d'esthtique PUF, Paris.18 Etienne Souriau (1956) "L'oeuvre faire"Bulletin de la socit franaise de philosophie, 4-44.19 Il sintresse dailleurs assez peu lart contemporain, ses exemples appartenant plutt destypes philosophiques qu lhistoire de lart.20 Rique est le nologisme pour ce nous allons apprendre plus bas nommer phnomne.

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    Chaque pression des mains, des pouces, chaque action de l'bauchoiraccomplitl'oeuvre.Ne regardez pas lbauchoir, regardez la statue. A chaque action du dmiurge, la statue peu

    peu sort de ses limites. Elle va vers l'existence vers cette existence qui la fin claterade prsence actuelle, intense et accomplie. C'est seulement en tant que la masse de terre est

    dvoue tre cette oeuvre qu'elle est statue. D'abord faiblement existante, par son rapportlointain avec l'objet finalqui lui donne son me, la statue peu peu se dgage, se

    forme, existe. Le sculpteur d'abord lapressent seulement, peu peu l'accomplit parchacune de ces dterminatons qu'il donne la glaise. Quand sera-t-elle acheve? Quand laconvergence sera complte, quand la ralit physique de cette chose matrielle et la ralitspirituelle de l'oeuvre faire se seront rejointes, et coincideront parfaitement; si bien qu'la fois dans l'existence physique et dans l'existence spirituelle, elle communiera intimement avecelle-mme, l'un tantle miroirde l'autre (p. 42)

    Lerreur dinterprtation serait videmment de croire que Souriau dcritici le passage dune forme une matire, lidal de la forme passantprogressivement la ralit, comme une potentialit qui deviendraitsimplement relle travers le truchement de lartiste plus ou moins inspir21.

    Il sagit au contraire dune instauration, dun risque pris, dune dcouverte,dune invention totale :

    Mais cette existence croissante est faite, comme on voi t, d'une modalit double enfincoincidente, dans l'unit d'un seul tre progressivementinvent au cours de ce labeur. Souventnulle prvision: l'oeuvre terminale est toujours jusqu' un certain point une nouveaut, une

    dcouverte, une surprise. C'est donc cela que je cherchais, que j'tais destin faire! (p. 44).

    Ce qui fascine Souriau dans lart (comme ce qui me fascine dans lelaboratoire), cest lefaire faire, cest lefaire exister, cest--dire la rplication, laredondance, le rebondissement de laction par lartiste (ou par le chercheur)et le recueil de luvre (ou lautonomie du fait). Il lexplique encore dans unlivre bien singulier dont un chapitre entier prfigure celui que jtudie ici :

    D'une faon gnrale, on peut dir e que pour savoir ce qu'est un tre, il fautl'instaurer, leconstruire mme, soit directement (heureux cet gard ceux quifont des choses!) soitindirectement et par reprsentation, jusqu'au moment o, soulev jusqu' son plus haut point de

    prsence relle, et entirement dtermin pour ce qu'il devient alors, il se manifeste en sonentier accomplissement, en sa vrit propre (Avoir une me, p. 25)22.

    Instaurer et construire sont videmment synonymes, mais linstauration alinsigne avantage de ne pas rutiliser tout le bagage mtaphorique duconstructivisme qui serait pourtant dun emploi facile et presqueautomatique dans le cas de luvre si videmment construite parlartiste23. Parler d instauration cest prparer lesprit engager laquestion de la modalit lenvers exact du constructivisme. Dire, parexemple, quun fait est construit cest invitablement (et je suis bien paypour le savoir) dsigner lorigine du vecteur le savant, selon le modle duDieu potier. Mais linverse, dire dune uvre dart quelle est instaure ,

    21 Opposition classique introduite par Deleuze entre le couple potentiel/rel et le couplevirtuel/actuel. Cest le second qui intresse Souriau, ce qui explique dailleurs lintrt que luiporte Deleuze.22 Etienne Souriau (1939)Avoir une me, Annales de l'Universit de Lyon, Lyon.23 Notons dailleurs que les architectes ne parlent pas toujours de construire un batiment, maisde lobtenir ce qui prouve quel point nous ne disposons pas dun vocabulaire ajust la sortiedu modernisme. Albena Yaneva (2002) "Scaling Up and Down: Models and Public inArchitecture. Case Study of the Extensions of Withney Museum of American Art".

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    cest se prparer faire du potier celui qui accueille, recueille, prpare,explore, invente comme on invente un trsor la forme de luvre.

    Prenons bien garde : malgr le style si dat, il ne sagit en rien dun retour

    lIdal du Beau dont luvre serait le creuset. Dans les deux cas, aucundoute l dessus, aucune hsitation chez Souriau : sans activit, sansinquitude, sans main duvre, pas duvre, pas dtre. Il sagit donc biendune modalit active. Mais laccent rsonne tout autrement dans le cas duconstructivisme et dans celui de linstauration : lappel au constructivismesonne toujours critique parce quon croit entendre derrire la dsignation duconstructeur ce Dieu capable de crer ex nihilo. Il y a donc toujours dunihilisme dans le Dieu potier : si les faits sont construits, alors le savant lesconstruit de rien ; ils ne sont eux-mmes que de la boue saisie par le souffledivin. Mais sils sont instaurs par le savant ou par lartiste, alors les faitscomme les uvres tiennent, rsistent, obligent et les humains, leurs

    auteurs, doivent se dvouerpour eux, ce qui ne veut pourtant pas dire quilsleurs servent de simple conduit.

    Appliquez linstauration aux sciences, vous changez toutelpistmologie ; appliquez linstauration Dieu, vous changez toute lathologie ; appliquez linstauration lart, vous changez toute lesthtique.Ce qui tombe dans les trois cas, cest lide, au fond assez saugrenue, dunesprit qui serait lorigine de laction et dont la consistance serait ensuitereporte par ricochet sur une matire qui naurait dautre tenue, dautredignit ontologique, que celle que lon condescendrait lui accorder.Lalternative, dite bien tort raliste ntant que le ricochet de ce mmericochet ou plutt son retour par effet boomerang : luvre, le fait, le divinsimposant alors et offrant leur consistance lhumain dchu de touteinvention24. Linstauration permet des changes de dons autrementintressants, des transactions avec bien dautres types dtre, et cela enscience, en religion aussi bien quen art25. Pour Souriau tous les tres doiventsinstaurer, lme aussi bien que Dieu, luvre aussi bien que la physique.Aucun tre na de substance ; sils subsistent, cest quils sont instaurs.Dcidemment, ce quon appelle ralit manque encore cruellement deralisme.

    Avec les deux notions de prposition et dinstauration, nous pouvonsmaintenant aborder ce que Souriau prsente comme une enqutesystmatique sur le multi-ralisme. Lessence du projet, cest quil veutpouvoir diffrencier les modes dtre eux-mmes et non pas seulement les

    24 Bruno Latour (2001)L'espoir de Pandore. Pour une vers ion raliste de l'activit scientifique (traduit parDidier Gille),la Dcouverte, Paris.25 Elle est proche de lopration dlicate permise par les faitiches : Bruno Latour (1996) Petiterflexion sur le culte moderne des dieux Faitiches, Les Empcheurs de penser en rond, Paris; toute ladifficult du ralisme vient des interfrences entre ces trois domaines Bruno Latour et PeterWeibel (sous la direction de) (2002)Iconoclash. Beyond the Image Wars in Science, Religi on and Art, MITPress, Cambridge, Mass..

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    On le voit, la recherche ne porte plus sur les faons diverses de modaliserun seul et mme tre, mais sur les diffrentes faons que peut avoir ltre desaltrer. Dans un trange passage du livre, quand Souriau sinterroge sur la

    raret des efforts en philosophie pour multiplier les modes dexistence, il acette formule tonnante : Absolue ou relative, cette pauvret [de laphilosophie] en tous cas est raison suffisante du besoin de concevoir et detenter l'Autre, comme mode d'existence . Tout est l dfini : peut-ontenter laltration comme mode de subsistance au lieu daller toujours rechercherla substance gisant sous les altrations ? La formule de Souriau est proche decet autre penseur que la tradition a lui aussi englouti, Gabriel Tarde : Exister cest diffrer, la diffrence vrai dire, est en un sens le ctsubstantiel des choses, ce quelles ont la fois de plus propre et de pluscommun 28. Mais Tarde ne sest pas pos la question : Combien y a-t-il defaon diffrentes de diffrer ? Combien y a-t-il de faons distinctes pour

    ltre de saltrer ? .Cest dans cette tche, laquelle je ne connais ni prdcesseur ni

    successeur29, que Souriau sengage dans un livre de 168 pages imprim surle mauvais papier des pnuries de guerre. Une longue citation rsumera ceprojet :

    Question clef disions nous tout l'heure; point crucial o convergent les plus grandsproblmes. Quels tres prendrons nous en charge par l'esprit? La connaissance devra-t-ellesacrifier la Vritdes populations entires d'tres, rays de toute posi tivit

    existentielle; ou devra-t-ellepour les admettre, ddoubler, dtripler le monde?

    Question pratique aussi. Tant il est de grande consquence pour chacun de nous savoir si lestres qu'il pose ou qu'il suppose, qu'il rve ou qu'il dsire, existentd'une existence derve ou de ralit, et de quelle ralit; quel genre d'existence est prpar pour lesrecevoir, prsent pour les soutenir, ou absent pour les anantir; ou si, n'en considrant tortqu'un seul genre, sa pense laisse en friche et sa vie en dshrence de riches et vastes

    possibilits existentielles.

    Question d'autre part remarquablementlimite. Elle tient bien, nous le voyons, dans cellede savoir si ce mot: exister a ou non le mme sens dans tous ses emplois; si les diffrents modesd'existence qu'ont pu signaler et distinguer les philosophies mritent pleinement et galement le

    nom d'existence.

    Question positive enfin. L'une des plus importantes, par ses consquences, que puisse seproposer la philosophie, elle se prsente sous forme de propositionsprcises, susceptibles decritique mthodique.Recenserles principales de ces propositions, dans l'histoire de la

    pense humaine; en ordonner le tableau; chercher de quel genre de critique elles sontjusticiables; c'est l une tche substantielle (p. 9-10).

    Rien voir on le comprend maintenant avec les questions que posent lestenants de la nature bifurque : ceux-l ne peuvent mme pas imaginer quily ait plusieurs modes puisque toute chose se trouve davance prise en tenailleentre lobjet et le sujet, avant dtre cartele entre qualits premires etsecondes. Mais on comprend aussi les bonnes raisons quon pouvait avoir dene pas se lancer dans un tel projet : absorber la multiplicit des catgories neportait gure consquence tant que ltre en tant qutre assurait lunit ;

    28 Gabriel Tarde (1895/1999)Monadologie et sociologie, Les empcheurs de penser en rond, Paris.29 Sinon la dfinition de quatre modes par Gilles Deleuze et Flix Guattari (1991) Qu'est-ce que la

    philosophie?, Minuit, Paris.

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    mais si lon veut encaisser ltre en tant quautre, alors il faut se prparer des altrations autrement profondes et sans aucune garantie dunification :

    C'est que le monde entier est bien vaste, s'il y a plus d'un genre d'existence; s'il est vrai qu'on

    ne l'a pas puis, quand on a parcouru tout ce qui existe selon un de ses modes, celui parexemple de l'existence physique, ou celui de l'existence psychique; s'il est vrai qu'il faille encorepour le comprendre l'englober dans tout ce qui lui confre ses significations et ses valeurs; s'il estvrai qu'en chacun de ses points, intersection d'un rseau dtermin de relations constituantes(par exemple spatio-temporelles) ilfaille aboucher, comme un soupirail ouvrant sur unautre monde, tout un nouvel ensemble de dterminations de l'tre,intemporelles, non spatiales, subjectives peut-tre, ou qualitatives, ou virtuelles, outranscendances; de celles peut-tre o l'existence ne se saisit qu'en des expriences fugaces,

    presque indicibles, ou qui demandent l'intelligence un effort terrible pour saisir c e quoi ellen'est pas encore faite, et qu'une pense plus large pourrait seule embrasser; s'il est vrai mmequil faille, pour apprhender l'univers dans sa complexit, non seulement rendre la pensecapable de tous les rayons multicolores de l'existence, mais mme d'une lumire nouvelle, d'unelumire blanche les unissant toutes dans la clart d'une surexistence qui surpasse tous ces modes

    sans en subvertir la ralit (p. 5).On sera dautant plus effray de dcouvrir ce vaste monde, si lon se met compter sur un nombre indfini daltrations. Giordano Bruno horrifiait laSainte Inquisition avec son hypothse de la pluralit des mondes habits,mais il sagissait encore dune infinit de mondes lintrieur dun seulmode. Que faire si nous devons entretenir aussi lhypothse dune infinit demodes ?!

    Et pourtant Souriau ne fait pas lloge de la multiplicit pour elle-mme ;on courrait le danger de revenir au mme, lindiffrenci. Cest leproblme des atomistes ou des leibniziens qui multiplient certes les atomesou les monades mais pour finir par les considrer tous comme produisant

    des assemblages certes diffrents mais partir des mmes composants30. Unefois de plus le multiple donne finalement dans lun ; on continue ne pascompter bien loin. Une enqute sur le multiralisme, sur ce que Jamesappelle le plurivers se doit donc dchapper aussi bien lunit qu lamultiplicit. Cest pourquoi Souriau a le bon sens de dclarer que sonenqute na rien de systmatique et da priori. Il veut dresser le tableau oui, mais en vitant comme la peste lide folle dune dduction des modesdexistence : Tentative trompeuse, fausse clart , affirme-t-il :

    C'est pourquoi il nous fautrsister vigoureusement la tentation d'expliquer ou dedduire ces modes reprs d'existence. Gardons-nous de la fascination dialectique. Sans doute ilserait facile, avec un peu d'ingniosit, d'improviser et de brosser grands traits une dialectique

    de l'existence, pourprouver qu'il ne peut y avoir que justement ces modes-l d'existence; et qu'ils s'engendrent les uns les autres dans un certain ordre. Mais cefaisant, nous subvertirions tout ce qu'il peut y avoir d'important dans les constatations icifaites (p.119).

    30 Il est, inversement, des philosophes qui, loin de poser l'unicit de l'tre, reconnaissent unemultitude d'tres rellement substantiels. Mais plus ceux-ci devienent multitude, plus aussi leursattut d'existence devient semblable et unique. Voyez les atomistes, que ce soient Epicure ouGassendi, ou mme, certains gards, Leibniz. Ils divisent l'tre jusqu'aux dernires limites de ladivision. Mais ces tres sont semblables, fonds par exemple sur l'antitypie et ll'inscabilit. et,marlg son apparente richesse et sa complexit, l'assemble innombrable de ces tres ne tmoigneenfin que pour un seul genre d'existence, dont on peut prsenter comme type unique un seulatome (p. 3).

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    On voit quil aurait critiqu Simondon pour son effort de gntique des modes rendus ncessaires partir de lunit dans les citations que jaifaites plus haut. Bien que le terme puisse paratre trange applique un

    philosophe aussi spculatif que Souriau, lenqute quil propose est bienempirique, en ce sens du moins quelle dpend du terrain . Il ne s'agit pas de poursuivre l'ontique au del de ses adhrences au phnomne et l'exprience, jusque dans le vide; erreur de tant de mtaphysiciens et sans doute de la

    phnomnologie. Il s'agit d'inventer (comme on "invente" un trsor), de dcouvrir des modespositifs d'existence, venant notre rencontre avec leurs palmes, pour accueillir nos espoirs, nosintentions ou nos spculations problmatiques,pour les recueillir et lesrconforter. Toute autre recherche est famine mtaphysique (p. 92).

    Pour quelquun qui, comme moi, a toujours altern les livres denquteethnographique et de spculation, je me sens rconfort par lide, si proche nouveau de James, de suivre lexprience mais de la suivre jusquau bout.Les premiers empiristes sont comme des gens que lide de construire unpont entre la rive droite et gauche dun fleuve aurait tellement obsde, que

    jamais il ne se serait propos de descendre le courant pour voir jusquo ellemne ni de remonterson cours pour dcouvrir do il provient. Et pourtant, ilnest pas absurde de considrer que le suivi latralde ce fleuve fait bien partieintgrante de lexprience du fleuve au moins autant que la volont de letraverser. Surtout, que la solution que donne Souriau nous loigne de toutephilosophie transcendantale. La preuve, en effet, que la dcouverte desmodes dpend bien de lexprience cest quelle demeure fortuite etcontingente :

    Il faut les prendre comme ils sont: comme arbitraires Songez-y ainsi: un peintre primitifpeut trouver sur sa palette les terres colores que lui fournit son sol et son entour technique: ocre

    jaune, ocre rouge; argile verte, noir de fume ()

    D'une donne initiale contingente il [l'artiste] tire peut-tre par ncessit ses modulations surl'autre, par rapport ce donn. mais le donn initial est arbitraire. Ainsi en est-il des modes.Les modes de l'tre sont contingents. Chacun pris pour origine peut appeler pardialectique, tel ou tel autre. Mais chacun pris son tourpour origine est arbitraire (p.120).

    Pour utiliser mon vocabulaire, disons que ces modes correspondent auxquelques contrastes que lhistoire europenne nous a permis de croire pouvoirreprer et dont nous avons fait les valeurs les plus prcieuses auxquelles noustenons, au point que nous mourrons si on nous les arrache : L o estvotre trsor, l aussi est votre cur . Voil peut-tre une faon de dfinir

    dj ce legs dont je parlais en commenant : hriter du modernisme nesignifie pas que nous hritons seulement de la Raison, mais des contrastes,oui contingents, oui arbitraires, en tous cas historiques, qui ont fait de nousce quoi nous tenons. Je rappelle la citation : des modes positifsd'existence, venant notre rencontre avec leurs palmes, pour accueillir nosespoirs, nos intentions ou nos spculations problmatiques, pour les recueilliret les rconforter . On comprend que Souriau ait cru pouvoir ajouter : toute autre recherche est famine mtaphysique . Avec Souriau lontologiedevient historique et le projet danthropologie philosophique que je poursuis

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    entretient lide, il faut le dire assez folle, dune ontologie europenne 31.Cest comme si nous disions aux autres cultures (mais nous savons que ce nesont plus des cultures), aux anciens autres : Voici les contrastes que

    nous avons cru pouvoir discerner au cours de notre histoire qui a cessdtre celle de la modernisation ; votre tour, les autres, de dfinir lescontrastes que vous avez extraits, les valeurs auxquelles vous tes si attachesque, sans elles, vous aussi vous mourreriez .

    Certes, Souriau ne parle aucunement danthropologie, il ne se prparepas une diplomatie plantaire dans laquelle lEurope dsormais affaiblie(faut-il dire assagie ?), ayant referm la parenthse moderne, se demande dequelle histoire elle a vraiment hrit, et comment faire fructifier sonhritage. Mais il a saisi le point essentiel : les modes dexistence sont tousdgale dignit. Ce pluralisme et cet galitarisme suffisent le ranger dans lagrande tradition anthropologique :

    Repoussons donc toute tentation de structurer et de hirarchiser les modes en les expliquantdialectiquement. Vous manquerez toujours la connaissance de l'existence en son propre, si vousen tez cet arbitraire qui est une de ses absoluits (p. 121).

    Avant de passer ce quil y a de substantiel dans le livre de Souriau ladescription des diffrents modes, rsumons les conditions de lenqute : laphilosophie na jamais encaiss les diffrences qu partir de ltre en tantqutre comme si elle demeurait, au fond, gocentrique ; il doit tre possibledadopter une autre position en tentant lAutre ; cette enqute sur lesdiffrentes manires de saltrer possde bien quelque chose dempirique, entous cas elle doit coller aussi prs que possible ce qui est donn danslexprience (au sens plein du second empirisme et pas de la version

    censure du premier) ; les modes sont en nombre suprieur deux, on vadonc ignorer le dualisme sujet/objet et mettre fin la bifurcation de lanature non pas en la dpassant (on ne ferait que compter jusqu trois) maisen la raturant de mille faons ; les modes sont gaux en dignit ; ils sont lersultat dune histoire jajouterai dune anthropologie historiqueparticulires qui ne visent pas dfinir une ontologie gnrale.

    Lenqute peut maintenant commencer : chaque mode va se dfinir parsa propre manire de diffrer et dobtenir ltre par lautre. De mode mode,

    la comparaison ne doit donc pas se faire en passant par lintermdiaire dunesubstance qui leur serait commune et dont ils seraient autant de variations,mais en donnant chacun la capacit de produire sa manire lensembledes catgories ontologiques qui lui sont propres. Cest un peu comme sichaque mode possdait un patron particulier (au sens de ce mot dans lestravaux de couture), patron ontologique qui ne peut pas sappliquer auxautres modes ou qui, si on sobstinait quand mme lappliquer,entranerait des dformations, des plis, des inconforts, brefs des erreurs de

    31 Cest Bruno Karsenti que je dois ce rsum de mon projet. Voir le livre en cours Rsum duneenqute sur les modes dexistence ou bref loge de la civilisation qui vient.

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    catgorie innombrables. Pour prendre une mtaphore industrielleemprunte la procdure des appels doffre, cest un peu comme si chaquemode dexistence obissait un cahier des charges particulier quil lui fallait

    remplir.Le premier mode abord par Souriau peut paratre surprenant. Cest lephnomne. Souvenons-nous que Souriau, comme James, comme Whitehead,nvolue pas dans une nature bifurque ; ce quil appelle donc le phnomnena rien voir avec la matire, lobjet brut et vide, qui sert de pendant dechemine la subjectivit maladive des modernistes. Non, il veut justementcapter le phnomne, indpendammentde la notion mal compose de matire,et sans lengager aussitt dans la sempiternelle question de ce qui appartient lobjet et de ce qui appartient au sujet. Lexprience offerte par lephnomne est tout autre chose que ce que les premiers empiristesappelaient la sensation : Dans la sensation, le caractre phnomnique est

    trs intense, mais trs ml. Les sensations sont en quelque sorte le vacarmedes phnomnes (p. 55). Ce qui va dfinir ce mode cest plutt sa patuit

    Souriau adore les mots dmods emprunts la tradition mdivale. Il est prsence, clat, donne non repoussable. Il est, et il se dit pour ce qu'il est.

    On peut sans doute travailler l'exorciser de cette irritante qualitde prsence par soi.On peut le dnoncer tnu, labile et fugace. N'est-ce pas l simplement s'avouerdroutdevant une existence rare, d'un seul mode? (p. 49).

    Le phnomne droute ! Le phnomne est rare parce quil apparatenfin ici dans un mode et dans un seul. Comme avec Whitehead et pour lamme raison, nous nous trouvons, pour la premire fois depuis le premierempirisme, devant un vecteur, une vection dit Souriau, enfin dlivre de

    la question de la connaissance et, surtout, de lobligation de ntre que lerpondant dune intentionnalit. Ce phnomne est situe ici distancemaximale de la phnomnologie, dont Souriau dit avec une cruaut amuseen citant Kipling : Si bien qu'une phnomnologie, en ce sens, c'est o l'onpeut le moins chercher le phnomne. The darkest place is under the lamp,comme dit Kim (p. 54). Comme le passage de la nature , chezWhitehead, le phnomne de Souriau ne se trouve plus pris en tenaille entrece quil y aurait derrire lui les qualits premires et ce quil y auraitdevantlui les qualits secondes.

    Pour saisir l'existence phnomnique, il faut viter avant tout, redisons-le, de concevoir lephnomne comme phnomne de quelque chose oupourquelqu'un. Cela, c'est l'aspect que

    prend le phnomne, lorsqu'ayant abord la considration de l'existence par quelque autremodalit, on le rencontre aprs coup, et par exemple dans son rle de manifestation. (...)On ne le conoit bien dans sa teneur proprement existentielle, que lorsqu'on le sent commesoutenant et posant soi seul ce qui peut s'appuyeret se consolider en lui,avec lui et par lui. Et c'est ce titre qu'il apparat comme un modle et un talon d'existence (p. 57).

    Le phnomne nest phnomne de rien dautre. Les attaches duphnomne ne mnent ni vers le suppot qui le soutiendrait, ni vers lespritqui le viserait : il a mieux faire ; il est adulte ; il est soi ; il peut mener toutsimplement dautres phnomnes, en descendant le long dune chane quipeut se permettre dignorer tout fait la bifurcation des qualits premiresou secondes, chane dont le premier empirisme ne nous a jamais rien dit.

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    Voil le phnomne bel et bien libr de ce lit de Procuste ; il peut rpondre son propre cahier des charges, il peut enfin mener des relations que lonpeut dire latrales par opposition aux seules relations transversales. On voit

    donc quel point il serait mensonger de prendre toujours comme exemplede phnomne lobjet brut, le caillou par exemple pour prouver dun gesteviril quon est raliste (les philosophes, on le sait, adorent les histoires decailloux sans toutefois stre jamais collete la multiplicit gologique despierres et des pierreries32).

    Il est vrai quon sembarrasse bien lesprit en disant : le phnomne implique, il appelle,il suppose Il nexiste donc pas indpendamment de ce qui lentoure, linstruit, tient lui ; etsans lequel il nexisterait pas. C'est l l'effet d'une pense btarde, o l'on cherche le phnomnetout en en sortant indment. On suppose le phnomne anatomis. Exsangue on l'entoure de sesorganes. Pour qui le prend dans sa vie, le phnomne pose l'tat phnomnal ses intentions etd'autres facteurs de ralit. Ses vections d'apptition, ses tendances vers l'autre, on peut lessuivre en leur rayonnement, tant qu'elles restent encore faites de l'toffe du phnomne (p. 54).

    James aurait ador ces vections dapptition pour diriger lattentionvers une toffe des phnomnes qui ne serait plus chiffonne par lobligationde rendre des comptes lesprit humain ou daller se faire appuyer sur lesolide support des qualits premires. Cest bien, dans un registre tout faitdiffrent, ce que Von Uexkll a cherch rendre quand il a distingu le milieu de lentourage . Les phnomnes dfinissent, pourrait-on dire,des milieux tablissant chacun pour soi leurs propres relations, alors quelentourage provient, lui, dun tout autre mode dexistence33. Mais les philosophes de la nature qui nont cess depuis le 19 sicle de protestercontre la confusion de la connaissance et des phnomnes, nont jamaisvraiment russi revenir sur la bifurcation originelle, faute de pouvoirdployer des modes dexistence en quantit et en qualit assez clairementdiffrencies. Faute surtout de dceler par quel tour de passe passe on avaitconfondu dans la matire deux modes distincts. Souriau nen appelle pas ici une connaissance suprieure, organiciste, vitaliste, non, commeWhitehead, il demande tout simplement que lon respecte le mode depassage particulier des phnomnes. Cest pour lui le plus sr moyen derespecter ce quil y a de si particulier un deuxime mode dexistence, celuide la connaissance objective.

    Ce deuxime mode (je ne suis pas ici lordre du livre), il le dsigne sous lenom de chose. Comment peut-on distinguer la patuit du phnomne de lachose, demandera-t-on ? Nest-ce pas dsigner deux fois le mme objet ? Cesobjections nont pourtant de sens que du point de vue dune naturebifurque, une nature qui a dj confondu sous le nom de matire, deuxoprations qui nont aucun lien entre elles : le mouvement par lequel unphnomne subsiste et le mouvement, tout fait distinct, par lequel nous

    32 Voir a contrario le dernier chapitre de Ian Hacking (2001) Entre science et ralit : la constructionsociale de quoi ?, La Dcouverte, Paris.33 J. Von Uexkll (1965)Mondes animaux et monde humain. Thorie de la signification, Gonthier, Paris.

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    parvenons transporter distance quelque chose qui se trouve loign denous sans pour autant le perdre. Rappelons la clbre phrase deWhitehead :

    Thus matter represents the refusal to thinkaway spatial and temporal characteristics andto arrive at the bare concept of an individual entity. It is this refusal which has caused themuddle ofimportingthe mere procedure of thought into the fact of nature. The entity,baredof all characteristics except those of space and time, has acquired a physical status asthe ultimate texture of nature ; so that the course of nature is conveived as being merely the

    fortunes of matter in its adventure through space (Concept of nature, p. 20)

    Bien quil connaisse Whitehead mentionn plusieurs fois dans son livre,Souriau ne cite pas cette phrase, mais il introduit la mme distinctionreprant avec une sret chirurgicale le fin pointill qui permet enfin desparer ces frres siamois que lhistoire avait fait natre monstrueux34. Lecahier des charges des deux modes dexistence nest donc pas le mme : cequi compte dans le deuxime cest la possibilit de maintenir une continuitmalgr la distance, question qui indiffre le premier mode pour qui la notionde distance est dnue de sens. Dans ce deuxime mode, cest comme silfallait tenir deux contraintes opposes : traverser par des transformationscontinuelles labme qui nous spare de lobjet ; mais inversement maintenirquelque chose de constant la future chose justement travers cestransformations. Ce que jappelle pour cette raison les mobilesimmuables et qui correspondent chez Souriau linvention de la chose 35.

    C'est l'identit de la chose travers ses apparitions diverses qui la dfinit et la constitue. Il ya accord sur le caractre systmatique de la chose, et sur ce fait que ce qui la caractrisespcifiquement, c'est de rester numriquementune travers ses apparitions en

    utilisation notique (p. 60).

    Les phnomnes ne forment pas systme ; les choses oui. Lesphnomnes ne sont lapparition de rien ; les choses si. Les deux peuvent serelier, bien sr, mais ils ne doivent pas se confondre :

    Une technique du faire-apparatre, telle qu'elle instruit dial ectiquement aussi bien l'expriencedu physicien que celle du mystique, est un artd'aboucherau phnomne n'importe quelleontique. De manifeste, le phnomne devient alors manifestation; d'apparenceapparition. Mais c'est en se partageant avec son suppt, et lui donnant ce qu'il ad'indubitablepatuit. Telle est lagnrosit du phnomne (p. 50).

    Attention, nous sommes engags ici dans une entreprise trs diffrente decelle de ltre en tant qutre ; la continuit dans le temps ou dans lespace

    ce que les smioticiens appellent lisotopie ne sont pas assurssubrepticement par la prsence souterraine dune substance, dune identit soi. Nous tentons lAutre et, par consquent, chaque obtention decontinuit, chaque subsistance, doit, si jose dire, se payer en monnaiesonnante et trbuchante. Pas daltration, pas dtre. Cest cela que je

    34 Et comme Whitehead, cest justement par respect pour les exigences de la raison, quil sinterditde confondre le transport de la connaissance avec les transports de la chose connue. Cestprobablement leur commune indiffrence pour la politique qui leur permet de ne plus confondreles matters of fact et ce que jappelle les matters of concern .35 Thme que je nai cess dapprofondir depuis Bruno Latour (1985) "Les 'vues' de l'esprit. Uneintroduction l'anthropologie des sciences et des techniques." Culture technique, 4-30 (repris dansxx) jusqu The Style of Matters of Fact Spinoza Lectures, 2005, University of Amsterdam.

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    dsigne par ltre en tant quautre. Pour chaque mode dexistence, il fautspcifier par la dpense de quelles mdiations il peut gagner son isotopie, sacontinuit dans ltre. Or, si le phnomne se prolonge et sassure par un

    type propre de rayonnement , la chose , quant elle, ne peutnullement profiter de ce type de vhicule. Elle doit demeurer numriquement une travers des apparitions multiples . Il lui fautdonc un tout autre truchement pour se maintenir semblable elle-mmemalgr la succession des changements quelle doit subir pour se rendre dunpoint un autre. Quon songe ici la cascade doprations ncessaires, parexemple, lobtention dun scanner du cerveau ou au nombre dtapes quedoit franchir le signal dune sonde embarque sur un robot qui sillonne lapoussire de Mars. Notre cerveau ne se maintient pas dans lexistence de lamme faon que les phases successives dun scanner ; la plante Mars nedure pas comme le signal. vident dira-t-on ? Trs bien, alors tirons-en les

    consquences.Bien que Souriau parle peu des sciences, il me semble que son innovation

    complte et approfondit celle de Whitehead : si ce dernier a dcouvert queles phnomnes (ce quil appelle le passage de la nature ) pouvait menerleur propre vie sans y ajouter lesprit qui connat, innovation capitale quiclt enfin le chapitre inaugur par Locke, Souriau propose de traiter laconnaissance comme un mode dexistence propre.

    Prenons garde en effet qu'elle [la pense] ne peut pas tre conue comme produit ou rsultatde l'action d'un tre psychique, lui-mme riquement conu, distinct de la choseassemble, et qui soit sujet ou supptsparde la pense. Celle-ci n'a d'autre suppt que lachose mme qu'elle assemble et ressent. Purement impersonnelle certains gards, il faut

    se garder de la concevoir en tant qu'elle est oprante dans le statut rique en y mettant tout ceque nous entendons et savons par ailleurs de la pense. Telle que l'implique ce statut, elle est

    purement et simplementliaison et communication.Elle est aussi conscience, mais cedernier mot s'entendant seulement comme luisance phnomnale (...) En dernire analyse, c'est

    avant tout la cohsion systmatique, la liaison qui est essentielle et constitutive ici durle de la pense. On doit mme se demander s'il ne s'agit pas d'un facteur plutt que d'uneffet de la pense (p. 69).

    Le passage est difficile, certes, mais linnovation claire : lobjet connu et lesujet connaissant neprexistent pas ce mode dexistence. Il ny a pas dabordune pense qui se tournerait ensuite vers un objet pour en extraire la forme.Il y a dabord liaison et communication , cohsion systmatique , cequil appelait dans la citation prcdente la capacit de rester

    numriquement une , et ensuite seulement, titre de consquence, unecapacit particulire de la pense, ce quil a laudace de dfinir comme uneluisance phnomnale La pense objective ne luit que quand passent leschoses !

    Autrement dit, il ny a pas demble de pense objective : il y a des objetsou plutt des choses dont la circulation dans le monde va donner despenses objectives des mes le troisime mode que nous allons dcriredans un instant qui vont se trouver amplifies, approfondies par cetteoffre. Pour le dire de faon brutale, un savant commence penserobjectivement parce quil est travers, bombard de choses, lesquelles nesont aucunement les phnomnes eux-mmes, mais un mode dexistence

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    original qui sajoute aux autres modes sans pouvoir les rduire son proprecahier des charges. La pense n'a d'autre suppt que la chose mme qu'elleassemble et ressent . Voil pourquoi Souriau inverse le rapport usuel en

    faisant de la pense objective leffet et non pas le facteur de ce modede dplacement inou des mobiles immuables, invent au 17 sicle. Mais aulieu dy voir un mode dexistence propre, la philosophie de type modernistea cru devoir sen servir pour faire bifurquer la nature en inventant lamatire, cet amalgame si mal constitu de phnomne et de choses pourdes raisons dailleurs essentiellement politique36.

    Nous comprenons maintenant pourquoi la philosophie classique najamais pu encaisser la multiplicit autrement quen en faisant les prdicatsmultiples dune seule et mme substance : elle na jamais accept de saisir laconnaissance comme un mode dexistence part. Cest pourquoi Aristote,par exemple, peut croire quil parle des diffrentes catgories de ltre, alors

    quil ne quitte aucun moment un unique mode dinterrogation, celui de laconnaissance. Cest pourquoi Kant, des sicles plus tard, quand il dresse sapropre table des catgories, nenvisage pas une seconde, quelles soienttoutes dans la mme clef , si bien que cette multiplicit dapproches seramne la seule et sempiternelle libido sciendi. On a toujours exagr lacapacit du mode dexistence des choses en faisant comme si elle connaissaittous les tres alors quelle offrent un mode dtre qui subsiste cte cteavec les autres. Cela nenlve rien sa dignit, son originalit, sa vrit,mais cela lui enlve assurment le privilge darracher leur dignit, leuroriginalit et leur vrit aux autres modes dexistence.

    Avec Souriau, lamalgame kantien se trouve bel et bien dfait : nousnavons pas dun ct un esprit qui connat et de lautre des choses en soidont le point de rencontre engendreraient des phnomnes (au sens de lapremire Critique). Nous avons des phnomnes (au sens dfini plus haut) quicirculent enfin avec leur propre statut rique , leur propre patuit ,sans avoir rpondre dun suppot (derrire eux) ni dun sujet intentionnel(devant eux). Et nous avons, dautre part, en plus, par dessus, par surcrot,des choses dont la circulation laisse, si jose dire, titre de sillage ou de trace,des penses objectives dans la tte de ceux qui sont capables de se laisserremorquer par elles Cest cette innovation fondamentale de Souriau laconnaissance objective est un mode dexistence, elle ne rduit pas lesphnomnes, dont Deleuze et Guattari se sont srement inspirs dans leurdfinition des fonctifs , reprenant probablement Souriau cette inversionde ce qui est effet et de ce qui est facteur 37.

    36 Cela cest moi qui lajoute la suite dIsabelle Stengers (1993) L'invention des sciences modernes, LaDcouverte, Paris et, plus rcemment, (2005)La Vierge et le neutrino, Les Empcheurs, Paris.37 Rappelons que les fonctifs , sont avec les percepts et les concepts les trois modesreconnus par eux. Pour un usage moins philosophique de cette notion voir Bruno Latour A textbook case revisited, knowledge as a mode of existence STS Handbook, MIT Press (in press)http://www.bruno-latour.fr/articles/article/99-HANDBOOk-FINAL.pdf

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    Quand je dis que Souriau dfait le kantisme, il sagit l dun euphmisme.En effet, il ne se contente pas de librer les choses en soi devenuesphnomnes et dobtenir la pense objective partir du mouvement deschoses. Si lon en restait l, on aurait certes dml lamalgame si mal fagotde la matire, mais on en serait toujours compter jusqu deux Or,Souriau va pouvoir profiter de louverture permise par le naufrage dukantisme, pour engager la philosophie ajouterdautres modes dexistence enspcifiant dautres cahiers des charges, en proposant dautres patrons,dautres enveloppes riques .

    Un tel projet aurait t auparavant systmatiquement censur. Sil fallaitajouter quelque chose la matire, ctait vers lesprit quon devait se

    tourner, il ny avait pas dautre dbouch. Et si cet esprit pouvait biendonner des valeurs, des dimensions, des grandeurs, celles-ci taient tout fait dnues daccs ltre comme on dit dun pays quil a, quilrecherche ou quil manque dun accs la mer . Kant illustreparfaitement cette dficience : il entasse les critiques lune derrire lautrepour rajouter la morale, la religion, lesthtique, la politique, mais sanspouvoir pour autant leur accorder de ltre, lequel se trouve entirementaccapar par la connaissance, laquelle est dailleurs absolument incapable decomprendre comment il se fait quelle puisse connatre le mondeobjectivement, monde quelle est oblige, finalement, dabandonner. Que ledsastre kantien ait pu passer pour du bon sens, voil ce stupfie ceux qui

    savent quel point nous navons jamais t modernes38 Il est vrai quonavait dj pris Locke pour un philosophe du sens commun !Mais Souriau na pas de ces limites : tous les modes dexistence ont gale

    dignit ontologique ; aucun ne peut accaparer ltre et renvoyer lasubjectivit comme seul et unique issue. Et surtout pas ce mode parmidautres, capable de laisser dans son sillage des connaissances objectives.Avec Souriau, nous allons pouvoir compter enfin jusqu trois, et mme audel : jubilation de la philosophie aprs des sicles dabstinence force !Contrairement Whitehead dont leffort spculatif porte essentiellement surla cosmologie, ce qui intresse vraiment Souriau ce sont les troisimes etquatrime modes. Le patron particulier du troisime, cest de produire ce

    quil appelle dun nom bien dmod des mes . Attention, il sagit l sipeu de substances immortelles, que Souriau les dfinit justement commece quon peut perdre, ce quil faut instaurer . Avoir une me na riendune sincure : cest une uvre faire et quon peut rater quon rate leplus souvent. Mais ces mes que lon peut avoir ou pas, ne sont pas non plusce qui vient peupler lintriorit dun sujet sujet dont nous venons

    38 Quand il moque ce quil appelle les misrables antinomies kantiennes, Souriau montre lasupriorit de sa mthode : les antinomies ne sont jamais contradictoires car lune porte sur lemonodale et lautre sur le plurimodal (p. 146-147). On a donc engag la raison dans un dbatavec elle-mme qui nest quun artefact.

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    dailleurs dapprendre quil ne possde pas non plus la connaissancepuisquil en est leffet et non le facteur !

    Toute loriginalit du projet commence se dployer : les mes elles aussi

    ont une existence propre, mais on ne doit pas jauger ce mode en utilisant lecahier des charges des autres modes. La politesse ontologique, ltiquette,dpend maintenant de ce respect nouveau pour dautres manires dtre.

    Si le mot de statut rique parat choquant, et cette "chosalit" inapplicable l'me, rservonsle mot de rit aux cosmos spciaux de l'exprience physique ou pratique; parlons plus

    gnralement d'un mode ontique d'existence, qui conviendra aux psychismes aussibien qu'aux rismes. Tout ce que nous affirmons des psychismes, en y constatant, ce mmemode d'exister, c'est qu'ils ont une sorte de monumentalit, qui fait de leurorganisation et de leur forme la loi d'une permanence, d'une identit. Loin d'encompromettre la vie en la concevant ainsi, c'est autrement qu'on la manque, si on ne conoitl'me comme architectonique, comme systme harmonique susceptible de modifications,d'agrandissements, de subversions parfois, et mme de blessure... en un motun tre (p.70).

    Question impossible contempler auparavant dans une naturebifurque : quelle est la monumentalit, oui lobjectivit propre aux mes ?Mme si Souriau reconnat que la question est choquante , on ne peutpourtant douter que les mes ainsi dfinies simposent nous. Ou plutt, onen doutait justement du temps du modernisme, puisquun psychisme nepouvait apparatre sur la scne que sous la forme du sujet et pas dunmonument. Il est maintenant possible de dfinir un type dexigence adapt chaque mode : ce qui dfinit les psychismes, cest quils vous blessent, quilspeuvent sagrandir, diminuer ou disparatre Que croyons nous savoir dumonde pour dcider davance, a priori, sans enqute, quil sagit l bien

    videmment des fantasmes de linconscient ? Si nous avons t capablesde laisser les phnomnes parcourir enfin le monde leur manire, nepouvons-nous pas risquer laltrit une fois encore en lchant la laisseaux psychismes ? O iront-ils, si nous les dtachons ? O leur flair infailliblesaura-t-il nous mener ? Srement pas vers la subjectivit.

    Ce qui est absurde et grossi er dans le chosalisme, c'est de considrer l'me comme analogue une chose physique et matrielle notamment dans les conditions de son subsister. Il est dj

    plus admissible, mais encore inadquat, de la concevoir sur le type ontique des tres vivants etselon leurs conditionnements. Mais c'est la psychologie une psychologie quin'ait pas peur de l'ontique (qu'elle l'appelle psychisme si elle a peur des mots) d'endire les conditionnements spcifiques y compris la pluralit, l'assemblement, lecontrepoint des mes; tout cet interpsychique qui fait de leur amnagement d'ensemble un

    cosmos (p. 71).Hlas, si lpistmologie sest si profondment envase dans la question

    de la connaissance objective, la psychologie est encore plus loigne de toutbon sens ontologique. Quelle audace ! Exiger de la plus modernise dessciences quelle nait pas peur de lontique Comme si lon pouvaitparler de cosmos propos des mes ? Dcidemment ce Souriau dpasseles bornes eh oui, les bornes troites qui exigeaient quil ny ait que deuxmodes dexistence : celui des cailloux et celui de linconscient (ou, encomptant jusqu trois du rel, de limaginaire et du symbolique). Or pasplus que les pierres-phnomnes ne ressemblent aux pierres-choses (etaucune des deux aux cailloux de la polmique anti-raliste), pas plus les

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    mes ne ressemblent aux subjectivits. Si lme nest pas une chose, cestdabord parce que les choses ne ressemblent aucunement la matire do la srie denchanements absurdes de ceux qui veulent rsoudre le

    problme de lme et du corps 39. Non, les mes ont leur propre envelopperique, leur propre dfinition de lisotopie, leur propre intelligence de lasubsistance.

    N'oublions pas en effet que le statut de l'existence ontique n'exclut en aucune faon lalabilitde l'existence. Son ubiquit de base ne suppose jamais un subsister temporelassurparesseusementet lourdement, ou mcaniquement, ni mme en continuit.

    Bien plus, nous observons perptuellement, particulirement dans l'ordre psychique, desinstaurations tellement rapides, tellement fugaces, qu' peine les saisit-on. Ainsi nous posons

    parfois (ou il se pose en nous) des mes momentanes, dont la rapidit et la successionkalidoscopique contribuent l'illusion d'une existence moindre et faible; bien qu'elles

    puissent avoir plus de grandeur et de valeur que celles que nous instaurons le plus facilement etle plus quotidiennement (p. 71).

    Des mes se posent en nous ! Jignore quelle fut lexprience laquelle Souriau fait ici allusion probablement aux dlicats scrupules dumariage, comme on le voit dans les anecdotes dlicieusement dmodes deson livreAvoir une me ! mais jai t quant moi frapp de plein fouet parla chosalit des psychismes travaills, manipuls, dvis, renvoys, dplacspar Tobie Nathan au cours des sances dethnopsychiatrie auxquelles jai eule privilge dassister40. Et je puis en tmoigner, jai eu peur, moi aussi,dattribuer une ontologie propre ces tres parce quils ne cessaient

    justement de conjoindre la monumentalit avec la labilit , nayantaucune continuit et ne se posant jamais assez longtemps pour dfinirune subjectivit et une intriorit, tout en tant bel et bien rels mais leur

    manire. Oui, il y a plus dune demeure dans le royaume du ralisme. Etchaque maison est construite dans son propre matriau. Comment a-t-on pusubsister si longtemps dans cet tat de misre qui obligeait construiretoutes les demeures soit en cailloux soit en intriorit, les premires glacialeset striles, les secondes sans solidit, sans monumentalit ? On comprendque les modernes naient pu survivre quen pratiquant linverse exactementde ce quils affirmaient et en multipliant les modes dont ils interdisaientpourtant toujours den dresser le tableau. Est-il possible enfin de dessiner lacarte de ce quils ont t vraiment capables de construire ou pluttdinstaurer ? Une anthropologie philosophique des modernes seraient-ellesenfin devenues possibles ?

    Souriau, lui, pour des raisons idiosyncrasiques dont jignore tout, neconnat pas les limites troites du modernisme. La ngativit nest pas sonfort ; la conscience non plus ; la question du sujet et de lobjet lindiffreentirement. On ne lui a pas dit apparemment que la philosophie ne devait

    39 Relation rejoue par Souriau sous la forme tonannte dune certaine habitude dtreensemble dans une situation clairement plurimodale (p. 129).40 Tobie Nathan (1994)L'influence qui gurit, Editions Odile Jacob, Paris.

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    pas compter au del de trois et il ignore dailleurs superbement ladialectique, conforme en cela cette tradition franaise (do vient-elle ?)qui va de Bergson Deleuze. Voil pourquoi, trs tranquillement, comme si

    de rien ntait, il se met reprer un quatrime mode dexistence aussidiffrent des mes que celles-ci le sont des choses, et celles-l desphnomnes. Quen est-il en effet des tres de fiction ?

    Il est inversement des entits fragiles et inconsistantes, et, par cette inconsistante, si dif frentesdes corps qu'on peuthsiter leur accorder une manire quelconque d'exister. Nous nesongeons pas ici aux mes ; mais tous ces fantmes, ces chimres, ces morganes que sont

    les reprsents de l'imagination, les tres de fiction. Y-a-til pour eux un statutexistentiel? (p. 74).

    Question dnue de sens auparavant puisque les fictions, comme lesmes, comme les penses, comme les valeurs, se trouvent toutes dans lesujet et toutes galement prives de dbouchs vers ltre. Mais questionque Souriau rend pleine de sens partir du moment o la ci-devanteintriorit sest trouve dissoute et rature (nullement dpasse ) autantque la ci-devante matrialit. Aucun doute l dessus, les tres de fictionnont pas la mme densit, continuit, discontinuit, que les mes, etpourtant peut-on affirmer quils nexistent pas ?

    Leur accorder une existence spcifique, y voir un mode de l'tre, n'est-ce pas bien gnant, tant cause de leur caractre fantomatique que de leur acosmicit? Ce sont, au fond des tres chasssles uns aprs les autres de tous les cosmos ontiques contrls et conditionns. Leur seul malheurcommun les rassemble, sans pour cela faire de leur ensemble un plrome, un cosmos.

    Il est exclu, bien entendu, de les caractriser existentiellement par ce fait que, commereprsentation, ils ne correspondent pas des objets ou des corps. Considration relative un

    problme du second degr; et d'ail leurs purement ngative.

    Ils n'existent leur manire que s'ils ont un posit if d'exister.Or ils l'ont (p. 76).

    Comment dfinir leur cahier des charges ? On va voir que lenquteprend un tour systmatique et que le tableau quil sagit de dresser ne seremplit pas au petit bonheur. Nous le savons, la continuit des constantesnest pas une proprit gnrale, cest au contraire lexigence disotopieparticulire aux choses , aux mobiles immuables mais qui noblige niles phnomnes, ni les psychismes. Il ny aurait donc aucun sens dfinir lafiction par le mentir vrai ou the suspension of disbelief ce qui reviendraitde nouveau les jauger laune des autres modes ou, ce qui aurait encoremoins de sens, partir des intentions du sujet rcepteur41. Il y a une

    chosalit propre aux tres de fiction, une isotopie objective que Souriaudfinit du joli mot de syndoxique. Nous partageons tous, dune certaine faon,Don Juan, Lucien de Rubempr, Papageno, la Vnus de Milo, Madonna ou

    Friends. Il sagit bien de doxa mais dune doxa qui nous est assez communepour quon reconnaisse ces tres une forme propre de monumentalit. Nosgots peuvent varier, mais ils se concentrent sur des lments assez biendistribus pour soutenir une analyse partage. Les psychismes peuventapparatre et disparatre : les tres de fiction non.

    41 Thomas Pavel (2003)La pense du roman, Gallimard, Paris.

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    Napolon Saint Hlne, relisant Richardson, avait tabli soigneusement le budget annuel deLovelace; et Hugo prparant les Misrables avait fait les comptes de Jean Valjean pour les dix

    ans o il n'apparat pas dans le roman (songez-y: la remote presence d'un personnage deroman par rapport au roman; voil de l'imaginaire haute dose!) (p. 77).

    Cest dailleurs bien pour saisir cette forme de continuit syndoxiquepropre aux fictions que Greimas, ami de Souriau, avait emprunt laphysique lexpression disotopie42. Un rcit ne peut obtenir la continuit deses personnages que par des redondances quil faut aller extraire de laltritmme puisque chaque page, chaque instant, chaque situation est diffrentedune autre. Dans un rcit de fiction, il faut l encore, refaire tout uncosmos. En quel sens peut-on dire que, dans Don Quichotte, l'aventure desmoulins est antrieure celle des galriens? (p. 77). Dans une philosophiede ltre en tant quautre, la continuit nest jamais un droit acquis, unstatut, leffet dun substrat, mais toujours un rsultat dont il convient

    chaque fois de chercher par quel truchement on est parvenu lobtenir.Lisotopie cest Parmnide qui doit tirer sa substance du fleuve dHraclite.Or, pour Souriau, ce truchement a ceci de particulier quil dpend aussi

    de la faon dont nous accueillons les uvres : Donc, par un ct, ce monde tend prendre une existence syndoxique, sociale bien positive. ily a pour parler comme Lewis 'un univers du discours littraire'. Mais sur son autre frontirece monde se dissipe et s'effrange. (...) C'est prcisment ce caractre transitif ettransitoire que les imaginaires doivent leur situation dialectique particulire. p.77-78

    On dirait aujourdhui quil parle de lesthtique de la rception . Peut-tre, mais ce serait imaginer des tres sociaux, en quelque sorte tout fait, etdont lexistence serait dj assure, comme sils allaient prter leursubjectivit ce qui naurait pas en soi de solidit. Or, comme tous lesmodes ils doivent tre instaurs, et la notion de rception prend dans lesmains de Souriau une tout autre dimension ontologique :

    Leur caractre essentiel est toujours que la grandeur ou l'intensit de notre attention ou denotre souci est la base, le polygone de sustentiation de leur monument, le pavois sur lequel nous

    les levons, sans autres conditions de ralitque cela. Compltement conditionnelleset subordonnes cet gard, que de choses que nous croyons par ailleurs positives, substantielles,

    n'ont, quand on y regarde de prs, qu'une existence sollicitudinaire! Existences titreprcaire, elles disparaissent avec le phnomne de base. Que leur manque-t-il? L'ubiquit, laconsistance, l'assiette rique et ontique. Ces mock existences, ces pseudo-ralits sontrelles; mais fausses en ceci qu'elles imitent formellement le statut rique, sans en avoirla consistance, ou, si l'on veut parler ainsi la matire (p. 79).

    Les uvres ont lobjectivit syndoxique dun ct, mais elles dpendent

    dun autre ct de notre sollicitude. Les humains ne produisent pas pourautant les uvres par la faon dont ils les reoivent ; mais ils doivent assurerleur accueil, leur servir de support oui leur rception ! parce quilsconstituent leur polygone de sustentation . Cest comme si les uvrespenchaient sur nous ; quelles chuteraient sans nous, comme un chef gauloisdebout sur un pavois que plus personne ne porterait mtaphore trange

    42 Dans Algirdas Greimas (1968 [1986]) Smantique structurale, PUF, Paris, Greimas cite un curieuxlivre de SouriauLes cent-mille s ituations dramatiques xx. Lisotopie est dfinie dans leTLFI : Ensemble redondant de catgories smantiques qui rend possible la lecture uniforme durcit, telle qu'elle rsulte des lectures partielles des noncs et de la rsolution de leurs ambigutsqui est guide par la recherche de la lecture unique .

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    pour cerner cette enveloppe si particulire qui doit comprendre dans soncahier des charges aussi bien sa solidit cest toujours le mme Don

    Juan que son manque dtre sans interprte, Don Juan disparat .

    Ce qui a fait grands Michel Ange ou Beethoven, ce qui les a fait gniaux,ce n'est pas leur propre gnie, c'est leur attention la gnialit, non en eux-mmes, mais en l'oeuvre (p. 161).

    Les psychismes eux nont besoin ni de cette mme syndoxie, ni de notresollicitude ; au contraire, ils nous saisissent, nous violentent, nous dtruisent,nous obsdent et aucun effort ne permet quils lchent prise et cessent denous attaquer. En revanche, si vous teignez la radio, si vous quittez la sallede projection, si vous refermez le livre, les tres de fiction svanouissentaussitt. Sils vous obsdent encore, il faut que vous le vouliez bien. Faut-ilaffirmer que les uns existent et les autres non ? Pas du tout, car cest de tousles tres quil faut dire quils peuvent varier dintensit : Avant de

    demander: ceci existe-t-il et de quelle manire; il faut savoir s'il peut trerpondu par oui ou non, ou si l'on peut exister un peu, beaucoup,passionnment, pas du tout (p. 13). On voit quelle injustice oncommettrait, en limitant Souriau ntre quun philosophe de lesthtiquealors que les tres de fiction ne loccupe ici que pour quelques pages. Ce quilui importe cest de comparer aussi exactement que possible les tres defiction tous les autres modes.

    Mais on peut exister par la force d'autrui. Il est certaines choses pomes symphonies oupatries qui ne possdent pas par elles-mmes l'accs l'existence. Il faut que l'homme sedvouentpour qu'elles soient. Et peut-tre en ce dvouement peut-il d'autre part trouver unevritable existence (p. 46).

    Pour rsumer ce petit livre de Souriau, il faudrait plusieurs grosvolumes Je ne veux pourtant pas le quitter avant de lui avoir fait passerdeux tests qui permettront de saisir mieux encore ltonnante originalit deson projet. Le premier test concerne le mode dexistence associ le plussouvent lide de Dieu ; le second porte sur les situations qui mlentplusieurs modes et que Souriau appelle synaptiques.

    Rappelons la phrase dj cite : Lubiquit de base dun modedexistence ne suppose jamais un subsister temporel assur paresseusement

    et lourdement, ou mcaniquement, ni mme en continuit . Si cela est vraide tous les modes, ce lest plus encore des tres saisis par le religieux. Leursubsistance, leur isotopie, leur anaphore, ne peut tre obtenue paresseusement, mcaniquement et lourdement . Pourquoi parler deDieu, objectera-t-on ? Parce quil est l tout simplement ou que, du moins,notre tradition en a form lide. Souvenons-nous que les modes ne sont pasdduits a priori, quils ne sont pas ncessaires. On les trouve, comme ditSouriau, dans notre entour , la manire dun peintre du palolithiquequi se saisit de locre rouge quil a ramass dans la grotte dont il a faitson sjour, ou du noir de fume . La dcouverte est arbitraire,

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    contingente, mais elle fait dornavant partie des constrastes avec quoi nousallons devoir nous dbrouiller pour la suite de notre histoire.

    Certes, mais prtendre que Dieu, lui aussi, est un mode dexistence, nest-

    ce pas aussitt rvler que Souriau commet le pch de spiritualisme ,accusation dont on sait quelle suffit mettre un terme la conversationaussi bien qu la rputation. Cette accusation pourtant ne saurait prosprercontre quelquun qui vient de montrer que son vis--vis, le matrialisme ,nest lui-mme que lamalgame, passablement confus, de deux modes : lephnomne et la chose, et quon y a mlang deux types de dplacement,celui du passage de la nature et celui des mobiles immuables , commenous lavons vu plus haut. Dailleurs le matrialisme est une thologieparticulirement hypocrite puisque, comme la si bien dit Tarde, ellesuppose une voix venue du Ciel et qui nonce, mais sans bouche et sanslarynx, les fameuses lois de la nature auxquelles les phnomnes devraient se

    plier, sans quon comprenne comment. Souriau, na rien dun hypocrite etsil y a une chose dont il na pas peur cest de faire de la mtaphysique et,rappellons-le, de risquer lAutre . Sil faut parler de Dieu, alors faisons-lecarrment. Ou plutt faisons-mieux : parlons Dieu .

    Comprenons bien son projet : il ny a plus dune part un bas monde,immanent, en manque dmes, desprit, de sens, auquel il conviendrait,dautre part, de rajouter, par quelque saut vertigineux, une transcendancequelconque. Non, chez Souriau, les transcendances abondent, quel que soitle mode considr, puisque cest toujours par lautre que ltre sextraie.Limmanence, laissons ce fantasme aux tenants de ltre en tant qutre.Quant lidentit soi, mme une pierre ne la possde pas : navons-nouspas appris de Whitehead quil existe aussi une transcendance des pierrespuisque celles-ci forment des socits durables43 ? Durer sans saltrer, voilce qui est impossible, pour les pierres comme pour Dieu. Mais si toutsaltre, tout pourtant ne saltre pas de la mme faon, en extrayant delautre la mme diffrence, la mme tonalit daltrit. Sil convient deparler de Dieu, cest dignementetpolimentet donc sans lui ajouter aucun autreprivilge que celui de parler dans sa langue mais sans non plus lui refuser ledroit dester en son nom propre. Lexpression peut choquer sagissant dethologie, mais le meilleur moyen de respecter le parler Dieu cest derecueillir son tmoignage en acceptant quil remplisse son propre cahierdes charges et non pas celui de ses voisins : phnomne, choses, mes oufictions dont aucun ne peut servir, exactement, le juger.

    Dieu ne se manifeste pas dans son essence; sans quoi il s'incarnerait dans le phnomne etdans le monde; il serait du monde. Or il le dpasse, il s'en distingue; son exister se dveloppe ct de lui et hors de lui. Que vous le vouliez ou non, vous dfinissez cemode d'existence. En le supposant, vous le posez (ne serait-ce que problmatiquement) titre de mode dfini. C'est ce qu'il y a de fort, ce qu'il y a d'inlucatable au coeur de

    l'argument ontologique.

    Cela est indniable. On peut l'exprimer d'ailleurs autrement. On peut dire: En prenant encharge l'univers ontique de la reprsentation, vous avezpris Dieu en charge. Car il y

    figure. Il y reprsente le mode particulier d'existence qui lui convient, et son ontique dfini.

    43 Didier Debaise (2006) Un empirisme spculatif. Lecture de Procs et Ralit, Vrin, Paris.

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    dautres modes. Oui, bien sr, on manque de Dieu, mais nullement parce queles pauvres humains ensevelis dans la fange de limmanence devraient croireles religieux et tourner enfin leurs yeux vers le ciel : on manque de Dieu,

    comme on manque le phnomne, comme on manque la connaissance, commeon manque lme, comme on manque la fiction mme : parce quon estincapable de reconnatre que chaque mode dexistence possde sa propretonalit, sa propre clef dnonciation et que le modernisme a si bienconfondu ses propres dcouvertes quil ne parvient mme pas nous fairehriter de ses trsors.

    Sil y a un magistral rat dans la faon dont nous avons hrit descontrastes dcouverts au cours de lhistoire europenne, cest bien lathologie. Il faut attendre Whitehead et Souriau, pour commencer discerner enfin une innovation quelconque dans le respect, dans la politesse,avec laquelle on doit parler de Dieu44. Tout le reste, si lon en croit le

    Dcalogue nest au fond quune forme du blasphme : Tu ne prononceraspas en vain le nom de Dieu . Hlas, que faisons-nous dautre, quand notrebouche vocifre, bave ou vomit limprononable ?

    Vivre en fonction de Dieu c'est tmoigner pour ce Dieu. Mais prends garde aussi pour quelDieu tu tmoignes: il te juge. Tu crois rpondre pour Dieu; mais quel Dieu, en rpondant pourtoi, te situe, dans la porte de ton action (p. 163).

    Respecter lexact enveloppe ontologique des tres religieux, comme, parexemple, Elizabeth Claverie a tent de le faire avec les apparitions de laVierge45, voil ce qui est aussi rare en ethnographie quen thologie et jenai pas la cruaut de mentionner les prches du dimanche...

    Cette raret sexplique par la difficult de prciser les conditions exactes

    de ce mode dexistence bien quelle ne soit pas plus grande que pour dfinirle phnomne ou la chose connue objectivement, ou lme ou la fiction Dieu na rien, en ce sens, de particulirement irrationnel, il est simplementdans une autre clef (mais le rocher aussi, et le scanner tout pareillement).Cest en effet que Souriau ajoute un trait : ltre religieux est sensible laparole et produit, paradoxalement, leffet dune existence pour soi (p.98). Paradoxe videmment dans une philosophie du parlautre etpourtant Nest-ce pas la faon dont lamour les pense ? . Le contrasteextrait par notre histoire de Dieu, tient la dcouverte dune curieuse formedachvement des temps, comme si ltre en tant quautre avait fini parmimer les vertus de ltre en tant qutre, par de tout autre truchement :

    C'est dans l'ordre psychique que nous avons rencontr cette existence. En tant que noussommes des personnes, nous existonspour nous-mmes.Et si nous savons nousconstituer dans ce mode d'existence, nous sommesguris de toute dpendance de l'autre et del'ailleurs, de toute abalit. Or dans une vision universelle de ce mode d'existence, nous sommesconduits reconnatre aussi aux autres personnes, en tant que nous les pensons, non pour nous

    mais pour elles. N'est-ce pas la faon dontl'amour les pense? Dans le tte tte avecDieu, sans sortir de notre exprience nous en ralisons la transcendance, si nous savons ressentir

    ce pour-soi de Dieu, dans notre dialogue; ou bien unpour luide nous-mmes, qui change

    44 Sur loriginalit du Dieu de Whitehead voir la seconde partie de Isabelle Stengers (2002) Penseravec Whitehead : Une libre et sauvage cration de concepts, Gallimard, Paris.45 Elizabeth Claverie (2003)Les Guerres de la Vierg e: Une anthropologie des apparitions, Gallimard, Paris.

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    pour ainsi dire le centre de gravitde ce tte tte, d'un point de vue architectonique (p. 98-99).

    Et en note il ajoute Nous croirions assez volontiers que la vritable foi

    s'exprime, non en: Dieu pour moi, mais en: moi pour Dieu . Le divinobject (au sens dobjection et non de chose), doit enfin, lui aussi, treinstaur. Sans instauration, pas plus de Dieu que duvre, de fiction ou deconnaissance objective. Dire que lhomme construit ou fabrique sesdieux na donc pas du tout la porte critique quimaginait ceux pour qui,dans un monde bifurqu, il faut toujours choisir entre la ralit et lamdiation : la seule question qui vaille est celle, en thologie comme en art,comme en science, de la bonne fabrication, celle qui permet alors dinverser lerapport initial et dautoriser lmergence des tres quon a su dabordaccueillir :

    Plus que jamais, il ne sagit pas dargumentation et de spculation : Cest la r alisation

    effective de ces actes ou de ces moments dialectiques qui raliserait, moins une transcendancequune transcendantalisation (si lon ose dire) du divin object. Elle rside tout entire,comme on voit, dans cette transformation architectonique du systme; quisubstitue uncouple o Dieu dpendde l'homme, un autre couple, form des mmes lments smantiques,mais ou, morphologiquement (pour parler avec prcision) c'estdsormais l'homme quidpend de Dieu (p. 99-100).

    Loriginalit de Souriau, on le comprend maintenant, nest pas derajouter de lesprit la mat