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Argument sociologique et théories de l’interprétation : beaucoup d’interprétation, très peu de sociologie Pierre Brunet Professeur à l’Université Paris Ouest – Nanterre Dir. UMR 7074, CTAD Membre de l’Institut universitaire de France Le sujet qu’il m’est proposé de traiter — l’argument sociologique et les théories de l’interprétation — soulève plusieurs difficultés préalables dont je ne sais pas si je parviendrai à toutes les surmonter. La première est que les théories de l’interprétation juridique ne s’intéressent pas nécessairement aux arguments, quels qu’ils soient, qu’utilisent les juristes quand ils interprètent les textes ou le droit en général. Les théories de l’interprétation juri- dique s’intéressent en général à la « nature » de l’interprétation en droit. Et le débat met en présence trois positions : ceux qui voient l’interprétation comme une opéra- tion de la connaissance (interpréter c’est connaître ou découvrir la signification d’un texte juridique ou, encore, le sens exact d’une norme) ; ceux qui la voient comme une opération de la volonté (interpréter c’est attribuer une signification à un texte ou encore tirer une norme d’un texte) et ceux qui la considèrent comme un mélange des deux. Bien évidemment cette tripartition est discutable et c’est l’objet de certaines approches métathéoriques que de les discuter. Il existe également des théories qui s’intéressent aux arguments et techniques dont se servent les interprètes juridiques pour parvenir à leur décision ou — selon le point de vue que l’on adopte sur la nature de l’opération interprétative — pour la justifier. Ces théories présupposent ou se fondent sur une théorie de l’interpré- tation juridique mais ce sont des théories de l’argumentation juridique. Ces théo- ries peuvent être ou bien descriptives des arguments utilisés, ou bien normatives

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  • Argument sociologique et thories de linterprtation :

    beaucoup dinterprtation, trs peu de sociologie

    Pierre BrunetProfesseur lUniversit Paris Ouest Nanterre

    Dir. UMR7074, CTADMembre de lInstitut universitaire de France

    Le sujet quil mest propos de traiter largument sociologique et les thories de linterprtation soulve plusieurs difficults pralables dont je ne sais pas si je parviendrai toutes les surmonter.

    La premire est que les thories de linterprtation juridique ne sintressent pas ncessairement aux arguments, quels quils soient, quutilisent les juristes quand ils interprtent les textes ou le droit en gnral. Les thories de linterprtation juri-dique sintressent en gnral la nature de linterprtation en droit. Et le dbat met en prsence trois positions : ceux qui voient linterprtation comme une opra-tion de la connaissance (interprter cest connatre ou dcouvrir la signification dun texte juridique ou, encore, le sens exact dune norme) ; ceux qui la voient comme une opration de la volont (interprter cest attribuer une signification un texte ou encore tirer une norme dun texte) et ceux qui la considrent comme un mlange des deux. Bien videmment cette tripartition est discutable et cest lobjet de certaines approches mtathoriques que de les discuter.

    Il existe galement des thories qui sintressent aux arguments et techniques dont se servent les interprtes juridiques pour parvenir leur dcision ou selon le point de vue que lon adopte sur la nature de lopration interprtative pour la justifier. Ces thories prsupposent ou se fondent sur une thorie de linterpr-tation juridique mais ce sont des thories de largumentation juridique. Ces tho-ries peuvent tre ou bien descriptives des arguments utiliss, ou bien normatives

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    pierreTexte tap la machine in D. Fenouillet (dir.), Largument sociologique en droit. Pluriel et singularit, Paris, Dalloz, coll. Thmes et Commentaires, 2015, p. 101-116

    pierreNoteMarked dfinie par pierre

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    et prescrire tel ou tel argument ou type darguments ou bien encore les deux la fois1. Ainsi, selon le choix initial que lon aura fait, on sintressera aux argu-ments mobiliss par les interprtes (pour en montrer la varit ou luniformit) ou lon cherchera identifier les arguments quils doivent utiliser (parce quon les pense lgitimes, raisonnables, etc.) ou encore on combinera les deux modalits de lanalyse. Lorsquon sinterroge sur la place de largument sociologique dans les thories de linterprtation, on se situe plutt du ct de la thorie de largumen-tation.

    Surgit alors une nouvelle difficult : de toutes les thories de largumentation dveloppes ces dernires annes, aucune naccorde la moindre place largument sociologique2 . Inversement, si les thories qui sattachent la nature de lopra-tion dinterprtation naccordent pas de place spcifique un argument identifi comme sociologique , elles sattachent toutes montrer (et selon des proportions diverses qui tiennent leurs prsupposs) la part que prennent les considrations non juridiques ou extra-juridiques dans linterprtation.

    Une troisime difficult tient videmment lambigut lobscurit ? de lexpression argument sociologique . Non que lexpression argument juridique soit des plus claires. Car bien souvent, ce que lon appelle de ce nom ne lest que pour des raisons formelles. Mais prcisment : cela laisse apparatre un prjug for-maliste trs rpandu et largement partag selon lequel est juridique largument tir du texte de loi, de la lettre dun contrat ou encore dune disposition dun trait mieux encore dune dcision de justice ou dune disposition de la Constitution. Mais largument sociologique, que serait-il ?

    Lexpression peut tre comprise en plusieurs sens : selon que lon dsigne un argument formul par une thorie ou une analyse sociologique et quune argumen-tation juridique emprunterait ou un argument formul par le droit lui-mme mais qui aurait pour objet la socit ou les relations sociales. Ne dit-on pas dun argu-ment quil est conomique lorsquil procde dune thorie conomique juste-ment ? Inversement, ne demande-t-on pas bien souvent au droit et ceux qui lap-pliquent de tenir compte des ralits sociales ?

    Lobjection qui surgit est que, prise en tant que science , la sociologie comme lconomie, lhistoire ou toute autre discipline dailleurs formule des thories, des analyses, le cas chant partir des rsultats denqutes mais non, proprement parler, des arguments . Par ailleurs, si tant est quon puisse imaginer quune argumentation juridique adopte de tels arguments, on sait bien cest une observation que la sociologie du droit pourrait faire que le droit transforme tout ce quil touche en droit3. Et ds lors, les arguments initialement sociologiques deviendraient des arguments non juridiques ou extra-juridiques au service dune argumentation juridique .

    1. V., par exemple, Atienza, 2013, Atienza, 1997, et Alexy, 1983.2. Pas plus chez ceux qui proposent une smiotique de largument juridique, v.Kennedy, 1991.3. cet gard, le droit ressemble au roi Midas. Tout ce que celui-ci touchait se transformait

    aussitt en or ; de faon analogue, tout ce quoi le droit a trait devient droit (Kelsen, 1962, 369).

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    Et de quelle argumentation juridique parlera-t-on ? L encore une distinction bien connue simpose car le terme peut dsigner au moins deux types de dis-cours : une argumentation descriptive ou encore scientifique au sens faible du terme, disons doctrinale, dune part, et une argumentation que lon qualifiera par commodit de prescriptive dautre part. La premire chercherait dfendre une thse, accrotre la connaissance, lucider une question thorique, ventuelle-ment faire linventaire des arguments pro ou contra invoqus ou invocables dans telle ou telle solution en distinguant le cas chant la nature de chacun (juridique, sociologique historique, conomique). Largumentation prescriptive chercherait, elle, convaincre une juridiction du bien-fond de telle ou telle solution sans sem-barrasser dune analyse exhaustive de la nature des arguments. La diffrence entre ces deux formes dargumentation est importante car elle change le sens que lon donne au terme argument : dans largumentation descriptive , un argument est un lment de raison lappui dune dmonstration ; dans largumentation prescrip-tive, cest un procd rhtorique visant provoquer ladhsion de linterlocuteur. Les juristes sont familiers de ces arguments auxquels se rduisent bien souvent les mthodes dinterprtation.

    On peut donc comprendre lexpression argument sociologique autrement. Par argument , les juristes dsignent une mthode dinterprtation des textes juridiques et, par sociologique , ce quils tiennent pour des pratiques sociales, des murs, des habitudes, une normativit de fait en somme, souvent trs loigne de ce que la sociologie elle-mme constaterait. Largument sociologique, en droit, serait donc la mthode dinterprtation dun texte tire de lobservation des pra-tiques humaines ou plus largement encore de faits sociaux, voire qui sen inspire, ou qui se fonde sur ces pratiques et ces faits sociaux.

    cet gard, il est incontestable que les juristes, les juges, les avocats ont recours des arguments de ce type. Mais ils sen servent alors dans le cadre dune argumentation juridique en vue de justifier des choix interprtatifs, que linterprta-tion porte sur les faits ou sur les textes censs sappliquer ces faits. Autrement dit ils cherchent bien souvent dissimuler largument non juridique derrire un argument parfaitement identifi, du point de vue interne, i.e., le leur, comme juridique.

    Il est galement peu contestable que de nombreuses thories de linterprtation ont promu ce type darguments ou, disons plutt, de mthodes dapplication et dinterprtation du droit. Ces thories sont connues sous le nom des thories sociologiques du droit et sont historiquement apparues la fin du xixesicle ; elles ont connu leur heure de gloire au dbut du xxesicle. On pense videmment au mouvement dit de la libre recherche en droit qui fut trs influent en Allemagne, en France et aux tats-Unis4. Mais proprement parler nouvelle difficult ces thories ne se prsentent pas comme des thories de largumentation juridique ou de linterprtation en droit. Ce que lon dsigne sous la rubrique thories socio-

    4. On pense videmment, pour les auteurs de langue allemande, Ehrlich, Fuchs, Gmelin, Kohler, Kantorowicz, Wrzel ; en France, Demogue, Gny ou Saleilles.

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    logiques du droit est bien souvent un conglomrat dopinions doctrinales soppo-sant au formalisme ou textualisme que dfendaient, en leur temps, lcole de lExgse et les Pandectistes allemands. Ce formalisme a galement inspir, aux tats-Unis, certains juristes favorables la constitution dun droit comme science5 .

    En revanche, des thories descriptives, que lon nidentifie pas sous le nom de thories sociologiques, ont cherch montrer limportance heuristique et pistmo-logique dune approche sociologique du droit. Si ces thories sappuient sur une thorie de linterprtation, elles ne sont pas rductibles cela ; elles ne consacrent pas non plus de place spcifique ce qui serait un argument sociologique . Elles mettent en vidence le recours par les juristes, et surtout par les juges, ce que daucuns appellent la mthode sociologique qui doit en ralit assez peu la sociologie sans pour autant la promouvoir plus quune autre ou, mieux encore, en montrant que cette mthode nen tait pas une.

    Une fois toutes ces difficults souleves, que faire ? Sans doute poser le pro-blme un peu autrement. Plutt que de se demander quelle place les thories de linterprtation font un argument qui nexiste tout simplement pas, mieux vaut se demander pourquoi, en dpit de leurs critiques acharnes du formalisme , les thories de linterprtation dite sociologique ne sont en ralit jamais parvenues imposer, dans le discours juridique, un argument sociologique .

    Le dbut dexplication tient peut-tre au rapport quelque peu contradictoire que les juristes (si cet universel est permis) entretiennent avec le formalisme juridique, justement. Mais avant dapprofondir cette hypothse, il convient de revenir un peu sur certaines thories de linterprtation juridique que lon qua-lifie parfois de sociologiques en assumant la part darbitraire et labsence dex-haustivit auxquelles le manque de place nous condamne.

    Le point commun initial aux diverses thories de linterprtation sociolo-gique est laffirmation de la libert des juges, lesquels sont volontiers vus comme des lgislateurs. Il reste que l encore une distinction simpose : les uns pensent la libert du juge dans le cadre dune thorie de la justice sociale ; les autres pensent la libert du juge dans le cadre dune thorie de linterprtation.

    5. Schweber, 1999, Hoeflich, 1986.

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    I. LA LIBERT DU JUGE FONDE SUR UNE THORIE DE LA JUSTICE SOCIALE

    Sil est un nom auquel on peut associer cette conception, cest celui de Roscoe Pound. On sait que ce dernier a trs tt dnonc la mechanical jurisprudence des juristes formalistes pris de droit scientifique pour leur opposer sa fameuse socio-logical jurisprudence 6. Ladjectif stait impos lui sous linfluence des pres de la sociologie amricaine (Albion Small, Lester Ward, et plus encore E.A.Ross dont il fut le collgue luniversit du Nebraska de 1901 1906)7 mais aussi, bien entendu, de Holmes8 et des juristes de langue allemande dont il tait un avide lecteur.

    Dans ses premiers articles, Pound souligne la dimension et la fonction sociales du droit. Ds 1905, il en appelle une nouvelle philosophie du droit, fonde sur une bonne comprhension des lments de science politique et de science sociale9. Pour Pound, comme pour Holmes avant lui, le droit est une suite dexpriences en ce quil fait partie de la vie humaine. Sil veut le comprendre, le juriste doit certes tudier ce que dcident les cours mais aussi les circonstances et conditions sociales et conomiques de leurs dcisions et celles auxquelles les principes sont appliqus. Pound en appelle donc une meilleure prise en compte des faits sociaux et des situations individuelles. Il vitupre contre les moines du droit qui, en senfer-mant dans le pur droit , sont incapables de faonner les principes pratiques susceptibles dtre appliqus un monde en mouvement fait de chair et de sang10. Aussi insistera-t-il sur la distinction qui lui restera entre le law in books et le law in action. Cette distinction vise souligner limportance des facteurs sociaux dans la manipulation des catgories juridiques.

    Mais cette conception comprend galement une thorie prescriptive de la fonction de juger selon laquelle le juge se voit investi de la mission dadapter le droit aux situations individuelles. Lanalyse de Pound est quun changement sest opr et que la socit demande dsormais aux juges de rpondre la demande sociale, de satisfaire des besoins et non de se contenter dappliquer mcaniquement des lois.

    Ainsi, en 1907, Pound crit : Courts must decide cases ; they must decide them in accord with the moral sense of the community so far as they are free to do so11. Il reprend cette ide lanne suivante en insistant sur le fait que la tche du juge est de rendre un principe vivant non par dduction mais par une mise en uvre concrte de ce dernier : the task of a judge is to make a principle living, not by deducing from it rules [] but by achieving thoroughly the less ambitious but more

    6. Pound, 1908b.7. Geis, 1964, Trevino, 1994, Gardner, 1961.8. Pound, 1921.9. Pound, 1905.10. Pound, 1907a o il parle des legal monks who pass their lives in an atmosphere of pure law,

    from which every worldly and human element is excluded .11. Pound, 1907b.

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    useful labor of giving a fresh illustration of the intelligent application of the principle to a concrete cause, producing a workable and a just result12 .

    Il emprunte les lments de cette thorie qui fait des juges des garants de la justice sociale aux auteurs de la Freie Rechtsfindung (dont plusieurs seront ensuite traduits en anglais). Leur point de dpart est, dit-il, philosophique ou sociologique et lessentiel est, selon eux, quune solution juste et raisonnable soit apporte chaque litige individuel. Dans ces conditions, la loi est vue comme un guide de laction du juge qui le conduit vers un rsultat quitable mais le juge demeure libre dans de larges limites dadapter la loi aux situations indivi-duelles afin de satisfaire la demande de justice quexpriment les parties et de conci-lier la raison et le sens moral des citoyens ordinaires13 .

    Il convient de sarrter un peu sur la thorie de linterprtation lgislative que Pound trouvera chez Josef Kohler (et quil contribue faire connatre aux tats-Unis14). Dans son Lehrbuch des brgerlichen Rechts15, Kohler crit16 :

    Jusqu maintenant nous ne nous sommes malheureusement pas intresss la signification sociologique de la fabrication du droit. Alors que nous avons acquis la conviction que ce nest pas lindividu qui fait lhistoire mais la totalit du peuple, dans la fabrication du droit nous ne reconnaissons defficacit qu la personne qui fait le droit. Nous nous dsintressons compltement du fait que celui qui fabrique le droit est un homme de son temps, totalement imprgn des penses de son poque, habit par la culture qui lenvironne, quil travaille avec les points de vue et les conceptions quil tire de sa sphre de culture, quil parle avec des mots qui ont un sicle dhistoire derrire eux et dont la signification a t fixe par le processus sociologique dun millier dannes de dveloppement linguistique et non par la personnalit de lindividu. Lopinion selon laquelle la volont du lgislateur domine linterprtation lgislative nest quun exemple du traitement non historique des faits de lhistoire du monde et devrait disparatre entirement de la thorie du droit. Do ce principe : les rgles de droit ne sont pas interprter selon ce qua pens ou voulu le lgislateur mais

    12. Pound, 1908b. Il ajoute : the demand is for satisfactory decision of individual cases. And elective courts naturally respond to that demand by lax or, if you will, equitable, methods of applying the law to concrete cases, which are out of accord with legal theory. [] shifting of relative importance of individual and society leads to a complete change in the relation of law to administration, a relation with respect to which our common-law polity is characteristic and difficult of readjustment. In other words, the center of juristic theory is no longer the individual ; it is society.

    13. Pound, 1908a. Gmelin, 1917, p.88, crivait de son ct : The judge ought to perform his duty not with his head merely but also with his heart ; he must exercise his imagination to place himself vividly into the circumstances of the parties appearing in the various tragedies and comedies on his docket, so that he may realize how they felt when they acted as they did, what ends they may have pursued, and whether such pursuit can be held blameless when considered with a view to the general welfare. Un rapprochement avec la thorie que dfendra Perelman (contre le positivisme de Kelsen) bien des annes plus tard mriterait un autre article.

    14. Pound, 1911. Et qui linfluencera v. Elison, 1961 pour qui : Pound bases his theory of sociological jurisprudence to a large degree on the work of Kohler.

    15. Cit par Pound, 1911. Pour une traduction franaise v.Pound, 2012. Ce texte fera lobjet dune dition anglaise dans le volume collectif publi en 1917 et consacr lcole de la libre recherche.

    16. 1906, I, 38. Jutilise la version anglaise : Kohler, 1917.

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    sociologiquement, elles doivent tre interprtes comme la production du peuple tout entier, dont le lgislateur est devenu un organe17.

    Ainsi, Kohler entend confrer au juge le pouvoir de se soustraire au sens littral afin dadapter le texte crit et ancien aux proccupations contemporaines des individus de la socit auxquels il sera appliqu. Et cette adaptation doit, dans certains cas, passer par lintroduction dune nouvelle signification. Parce quil rejette tout sens littral, Kohler reconnat que plusieurs interprtations dune loi sont possibles et quil faut choisir celle qui a la signification la plus rationnelle et la plus efficace18. Ou encore, slectionner parmi les diffrentes interprtations pos-sibles celle qui donne la loi sa signification la plus raisonnable et la plus avanta-geuse et qui produira les effets les plus bnfiques. Il convient de prciser que loriginalit de Kohler se trouve non pas dans le fait quil soutient une conception de linterprtation plus subjective encore que celle consistant se rfrer lintention du lgislateur, mais, au contraire, en ce quil opre un retour Hegel en faisant lhypothse dune raison collective susceptible dtre mise en uvre par le juge.

    Aussi originale quelle ait pu paratre Pound et sans doute a-t-elle large-ment contribu sa doctrine de la balance des intrts quil dveloppera par la suite, cette thorie repose sur des postulats eux-mmes trs classiques.

    Dune part, Kohler ne cache pas que, selon lui, linterprtation consiste en une dcouverte du sens et de la signification. La seule diffrence avec les doctrines prcdentes porte sur lobjet de cette dcouverte qui nest plus lintention dune personne mais ce qui est rellement dit 19. Dautre part, Kohler reste encore attach lide que linterprte doit parvenir la signification correcte , ou exacte , ou encore vraie du texte de loi quil dcouvrira ( 3. How the True Meaning is Discovered ). Enfin, Kohler continue de raisonner en considrant que la science juridique vient au soutien de linterprte en fournissant ce dernier les moyens didentifier la signification du texte qui soit la plus bnfique pour la socit20. cet gard, si le juge nest certes pas li par la lettre du texte, ni propre-

    17. De mme, Kohler ajoute (non cit par Pound) : The method of interpretation formerly prevailing was nothing but one great error. It failed to recognize that every work of the intellect is the product of social forces, and also that the contents concealed in the written text are of infinite extent, and that the idea contained in it has a life of its own independent of the person who thinks or expresses it. In an attempt to make the idea the mere slave of the will, this method led to the conclusion that whatever the legislator had intended was the law (Kohler, 6, 195).

    18. Interpreting a statute means not only to find the meaning concealed behind the expression, but also to select from the various meanings which the text may bear that meaning which must be held to be the correct and authoritative one.

    19. To interpret is to discover meaning and significance. It does not concern the meaning and significance of what some person intends to say, but of what is actually said.

    20. The principal consideration is rather this : Among the possible interpretations of the statute we are to select that which gives to it the most reasonable and salutary meaning, and which will produce the most beneficial effect. It is hardly necessary to justify this proposition ; for it is self-evident that legal life prospers best where statutes have the most rational and efficient meaning. The main business of legal science should be to serve legal practice by making the law reasonable.

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    ment parler par son esprit, Kohler ne le peroit pas non plus comme investi dun pouvoir discrtionnaire susceptible darbitraire. Les bornes de son pouvoir dinterprtation sont selon lui multiples : It appears, therefore, that in interpreting a statute one should first look to its reason, then to its logical consistency, and finally to the history of social movements.

    On pourrait, ce stade, tre tent de rapprocher Kohler de Gny lequel a, comme lon sait, ardemment milit pour une conception volutive ou sociologique de linterprtation juridique21. Toutefois, outre sa filiation hglienne, ce qui distingue Kohler de Gny, cest quil fait reposer la ncessit de linterprtation sur une thorie du langage relativement complexe, quil emprunte sans aucun doute autant Hegel qu Savigny et Jhering. Selon Kohler, notre pense nest pas tant personnelle que sociale ; elle est le fruit dun long processus historique ; elle est lie un nombre infini dautres penses ; de sorte que la lgislation est elle aussi le rsultat dune histoire et dune socit.

    Il demeure que, si Kohler sefforce de prciser les lments que linterprte doit slectionner afin de parvenir au sens vrai de la loi, ces fameux lments its reason, then to its logical consistency, and finally to the history of social move-ments sont trs peu empiriques et nont en ralit par grand chose voir avec la sociologie. Toute cette doctrine ou thorie de linterprtation procde dune autre doctrine, celle de la signification sociologique de la production juridique, autrement dit des finalits sociales du droit lesquelles dpendent moins du droit que de celui qui, prtendant le dcrire, cherche linfluencer, le modifier, le faonner.

    la mme poque, une autre perspective semble envisage.

    II. LA LIBERT DU JUGE COMME RSULTAT DE LINTERPRTATION

    En 1914, dans un article fortement influenc par Holmes et Gray, et dans lequel il reconnat sa dette envers les thories de la libre cration ou de linterprtation sociologique (dont il impute la paternit Jhering, Kohler et Gny), le philo-sophe Morris Cohen le pre de Felix semploie critiquer ce quil appelle la phonograph theory of judicial function22 et prolonge lanalyse de John Chipman Gray selon laquelle, parce quil nexiste tout simplement pas de droit avant linter-vention des juges, les juges font autant la common law que les lois crites : le droit se rduit donc aux interprtations des cours23.

    21. La thse est bien connue, trop pour tre expose ici.22. Cohen, 1914.23. Cohen, 1914 : Moreover, not only is the common law changed from time to time by

    judicial decisions, but we may with Professor Gray go on to assert that in the last analysis the courts also make our statute law ; for it is the Courts interpretation of the meaning of a statute that constitutes the law.

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    lappui de sa thse, Cohen avance trois arguments. Premirement, les juges font dabord le droit en le trouvant . Laffirmation peut prter confusion puisquelle laisse penser que le droit prexiste la dcision des juges. Or, explique Cohen, les juges trouvent le droit partir des rgles existantes mais ce sont leurs interprtations qui leur permettent de fabriquer toute une srie de rgles nouvelles voire de rgimes juridiques entiers. Deuximement les juges font le droit aussi en linterprtant : cette activit ne consiste ni en une dcouverte du vrai sens de la rgle, ni en la recherche de lintention du lgislateur qui nest quune fiction. Et par ailleurs, ajoute Cohen, linterprtation dune loi ne peut se limiter une mthode purement smantique car ce serait tomber dans lillusion dun sens littral que lon pourrait suivre indpendamment des consquences, mme absurdes, aux-quelles conduirait le cas chant cette interprtation littrale24. Linterprtation est donc bien une cration juridique. Enfin, troisime argument, les juges font le droit en lappliquant : Cohen affirme quil nest pas possible dappliquer le droit sans lin-terprter et que la distinction entre application et interprtation repose sur un pr-suppos erron que les catgories juridiques sont des petites botes dans lesquelles on pourrait ranger les faits. Et donc les juges doivent prendre en compte les spcifi-cits des situations de fait en mme temps quils doivent hirarchiser les principes applicables. De sorte quils sont contraints daller chercher dautres considrations que celles que leur fournit le droit. Est-ce dire que cette cration est purement subjective ? Et si elle ne lest pas o se trouvent les bornes de cette subjectivit ? Pour Cohen la cration judiciaire se fait la lumire des demandes sociales : non pas seulement celles des parties mais celles de la communaut dans laquelle se trouve le juge.

    Ainsi Cohen semble rejoindre Kohler et Pound : laction des juges est ou doit tre de rpondre la demande sociale. Pourtant, les raisonnements sont trs diff-rents. Tandis que chez Pound, la satisfaction de la demande sociale (et donc sa prise en compte) par les juges correspond une thorie de la justice qui procde dune thorie sociologique du droit, chez Cohen, la conclusion procde dune thorie de linterprtation juridique. En dautres termes, cest parce quil nexiste aucune rgle scientifique permettant de dcouvrir soit lintention du lgislateur, soit la vraie signification des mots, quil faut reconnatre que ce sont seulement des maximes de politique publique et de choix sociaux qui peuvent guider les juges25.

    On mesure sans doute mieux encore loriginalit ou la radicalit de la posi-tion de Cohen si on la compare avec celle de Kohler : Cohen ne sappuie pas sur

    24. On retrouve aujourdhui le dbat entre les juges Scalia et Breyer au sein de la Cour suprme des tats-Unis.

    25. Cohen, 1914 crit : The meaning of a statute consists in the system of social consequences to which it leads or of the solutions to all the possible social questions that can arise under it []. The meaning of a statute, then, is a juridical creation in the light of social demands. It decides not so much what the legislature actually intended, nor what the words of a statute ordinarily mean, but what the public, taking all the circumstances of the case into account, should act on. [] These are not scientific rules for the discovery of actual intentions or the meanings of words, but maxims of public policy to guide judges in the process of making law out of statutes.

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    une thorie de la signification sociologique du droit en gnral et son approche est bien plus empirique : cest parce que linterprtation des textes de droit est une condition mme de leur mise en uvre que les juges disposent dune libert dans leur interprtation et la seule limite que lon peut envisager nest nullement thorique mais dpend de la politique jurisprudentielle quils souhaitent suivre et quils peuvent nourrir de considrations diverses26.

    Il est galement tentant de rapprocher Morris Cohen de ce qucrira Benjamin Cardozo quelques annes plus tard27. Mais, l encore, ce sont les diffrences qui mritent dtre soulignes.

    Si Cardozo suit Gray et Holmes dans leur rejet du formalisme, il dfend en dfi-nitive une position bien plus mesure que celle de Morris Cohen en faisant de larges emprunts Gny. Il adhre ainsi lide que cest dans le silence de la loi ou son inadquation que le juge doit crer du droit et agir en poursuivant les buts que le lgislateur lui-mme aurait poursuivi sil tait intervenu. Il dfend donc une posi-tion quil veut juste milieu : se situant gale distance des adeptes dun juge non lgislateur et ceux dun juge pur lgislateur , il explique que le juge peut crer du droit de faon interstitielle (dans les interstices que lui laisse le droit positif). Par ailleurs, cette cration interstitielle est la mise en uvre dun pouvoir et non dun droit autrement dit, un pouvoir lui-mme soumis lobligation de ne pas en abuser.

    cet gard, il est amusant de constater que, prs de cinquante ans avant Dworkin, Cardozo se fonde sur la dcision Riggs v.Palmer (115 N.Y. 506) pour illustrer sa conception du judicial process savoir que les juges disposent du pouvoir de pondrer les dispositions lgales par des principes de justice et ainsi sopposer la demande dun hritier, reconnu criminel, qui rclamait son hritage en se fondant sur le testament de sa propre victime. Mieux encore, Cardozo tient le principe nul ne peut bnficier de sa propre turpitude pour un principe philo-sophique et non juridique. Et de mme quil existe des principes philosophiques , il existe selon lui des principes de justice sociale ou sociologiques qui guident laction des juges dans leur entreprise de cration interstitielle .

    Quant Gny, dont Cardozo fait grand cas, il convient de souligner quil continue raisonner trs largement en admettant le prjug formaliste de linten-tion du lgislateur et du vrai sens du texte. La proposition quil fait dune recherche libre de la rgle de droit par le juge dans lexercice de son pouvoir discr-tionnaire ne concerne que certaines hypothses trs limites, savoir labsence de rgle ou de coutume applicable, une ambigut du texte, une ventuelle incoh-rence. En plaidant pour une libre recherche, il favorise lautonomie du droit mais ne cherche pas crer de dsordre juridique et ne se dfait pas de lide que le droit

    26. Cohen, 1914. Il ajoute : These solutions or systems of consequences cannot be determined solely from the words used, but require a knowledge of the social conditions to which the law is to be applied as well as of circumstances which lead to its enactment. Legal rules relate to human life, and grammar or formal logic alone will not enable us to deduce their juridical consequences.

    27. Cardozo, 1921.

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    doit tre un ordre structur28. Autant dhypothses dont Gray, Cohen ou Holmes ne sembarrassent pas. Pas plus que les ralistes aprs eux.

    Les ralistes, justement, reprennent eux aussi cette antienne holmesienne selon laquelle les juges doivent dcider sur le fondement dune connaissance aigu et complte de la ralit sociale contemporaine. Cela ne veut pas dire que ces mmes juges ont vocation se lancer dans des considrations sociologiques la Pound ou la Kohler qui les conduiraient sinterroger sur les fins sociales du droit. Au contraire. Plutt que de profrer des jugements portant sur le contenu substantiel du droit positif, Llewellyn (et les autres) demandent aux juges de sat-tacher au contexte social dans lequel voluent les justiciables. Cest l le seul moyen dacqurir le sens de la situation qui permet de juger les litiges et de tenir compte de la finalit que visent les textes eu gard la situation concrte dans laquelle ils sont invoqus, situation qui a pu gnrer des attentes de la part des personnes concernes29. Si donc Llewellyn conoit que les juges puissent adapter voire changer les rgles, ce pouvoir nest nullement le rsultat dun caprice ni mme dune bonne intention mais rsulterait dune ncessit : celle de rpondre aux changements de valeurs que toute socit subit. Toutefois, les valeurs en question ne sont pas chez lui celles de la socit entire, entendue comme une entit doue de raison. Ces valeurs sont celles des groupes sociaux possdant et dveloppant des pratiques propres que le sens de la situation permet didentifier30.

    Si les ralistes conoivent la possibilit dun tel interventionnisme, ce nest pas en application dune quelconque thorie faisant du juge une sorte de grand lgisla-teur rationnel. Mais cest parce quils sappuient sur une analyse du raisonnement juridique marque par lindtermination quavait dj souligne Holmes : aucune solution unique ne peut tre justifie par les rgles de droit. Par ailleurs, ds lors quils doivent prendre en compte les faits, les juges raisonnent selon des schmas-types qui rendent les dcisions peu prvisibles.

    Il reste que ces thories nont jamais fait merger un argument sociologique au sein de largumentation juridique ni fait disparatre une position textualiste tou-jours trs prsente.

    III. LE PRJUG FORMALISTE ET SA CRITIQUE

    Il faut ici en revenir au prjug formaliste des juristes qui leur permet de distinguer entre le juridique et le non-juridique, prjug qui peut tre autant renforc quil

    28. Sur linterprtation chez Gny, v. Costa, 1991, De Los Mozos, 1991, Frydman, 2000, Meccarelli, 2011.

    29. Singer, 1988.30. Do lanalyse approfondie des pratiques commerciales : v.Llewellyn, 1962.

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    peut tre contest dailleurs. Et cest ce qui explique que, depuis des lustres, les juristes sopposent entre ceux qui plaident pour une conception formelle du droit et ceux qui revendiquent une conception sinon matrielle du moins non formelle ou anti-formaliste .

    Certes, par formalisme on peut vouloir ne dsigner que ce courant n au xixesicle sous lempire de la codification et auquel on rattache notamment lcole de lExgse. Le terme renvoie alors une thorie une conception gnrale du droit qui contient, entre autres, une thorie de linterprtation. Cette dernire est intimement lie aux postulats de compltude et de cohrence du droit lequel est, comme lon sait, rduit au code qui est lui-mme identifi la volont du lgisla-teur.

    Interprter, dans ce contexte, cest retrouver cette volont, rpute tre la source exclusive du droit. La thorie de linterprtation consiste donc en cer-taines mthodes susceptibles datteindre la signification correcte ou juste ou vraie du texte : lorsque le texte est clair, linterprtation doit tre littrale ; lorsque plusieurs textes entrent en conflit, on doit privilgier le plus rcent ; lorsque les textes sont contemporains les uns des autres, ou lorsque le texte nest pas clair, on doit rechercher lesprit de la loi, ce que Jhering appellera linterprtation logique et que les cours anglaises appelleront la ratio legis 31.

    Cest donc lobjectivit de lopration dinterprtation que ces mthodes sont censes garantir afin que le rsultat de cette opration linterprtation pose par linterprte ne soit en aucun cas lexpression de sa volont. Bien videmment, la forme suprme du raisonnement que doit suivre le juge est le syllogisme judiciaire. En dautres termes, le droit doit tre considr comme une science et, comme le voudrait la science, le raisonnement juridique doit tre dductif et logique.

    Aprs avoir t nonc, le formalisme a t largement dnonc32, notamment sous linfluence de Jhering, Holmes et Gny, suivis par nombre de juristes tant en Allemagne quen France et aux tats-Unis.

    Les premiers critiques dnonaient le conceptualisme de leurs prdcesseurs ou ce que Gordley identifie comme trois ides rationalistes 33, savoir que les concepts sont ternels et immuables ; que les solutions juridiques dcoulent logi-quement et donc dductivement des concepts juridiques ; que lon peut (et doit) analyser les concepts juridiques indpendamment et donc sans tenir compte des finalits institutionnelles que ces concepts visent.

    Mais ce conceptualisme a par la suite t dnonc comme un formalisme .

    31. Stone, 1947, 150-151. Et si ces mthodes chouent, ajoute Stone, elles devront tre compl-tes par dautres mthodes ou arguments (analogie, acontrario, apari, amajori adminus, aminori admajus, exceptio est strictissima interpretationis, inclusio unius exclusio alterius).

    32. Une question demeure : ce formalisme si souvent dnonc a-t-il jamais exist ? Plusieurs historiens et thoriciens du droit ont cherch montrer que le rcit selon lequel le formalisme de Langdell dnonc par Holmes, puis la sociological jurisprudence , le Ralisme amricain et les Critical Legal Studies tait sinon une illusion du moins un bouc missaire un peu facile.

    33. Gordley, 2013, p.274-277.

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    On a dj dit que Roscoe Pound a tabli sa rputation en dnonant la mecha-nical jurisprudence34 . Chez Cardozo, le formalisme est associ la fois lide que le droit serait un systme de rgles dduites les unes des autres35 et, comme chez Llewellyn, en une confiance excessive dans la forme canonique du langage juri-dique36. Chez Hart, le formalisme consiste en un refus de reconnatre la ncessit dun choix de la part de linterprte37 ; Richard Posner utilise stipulativement le terme pour dsigner lusage de la logique dductive dans la drivation dune solu-tion des faits de lespce partir de prmisses acceptes comme fondes38 ; pour Frederick Schauer, le formalisme se dfinit comme la pratique consistant privil-gier le sens littral des termes dun texte39 ; pour Edward Rubin, le formalisme est associ lide quil existe des normes objectives40 ; et Brian Leiter lidentifie deux thses principales : a)le droit est rationnellement dtermin, cest--dire que la classe des raisons juridiques lgitimes susceptibles de fournir au juge une motivation pour sa dcision permet, soit dans tous les cas soit dans un grand nombre de cas, de justifier une et seulement une solution et b) le raisonnement judiciaire est auto-nome des autres formes de raisonnement, i.e., que le juge peut parvenir la dcision sans avoir recours des considrations normatives non juridiques tires de la morale ou de la philosophie politique41.

    Il nen demeure pas moins que, mme dnonces, ces thses, qui ont tout dune idologie plus que dune thorie descriptive, sont videmment ncessaires aux interprtes juridiques pour les apparences dimpartialit et de neutralit que les formes permettent de prserver. Libres de manipuler les catgories juridiques en fonction des faits qui leur sont prsents, libres galement de rinterprter les situa-tions de faits afin de pouvoir les saisir au travers des catgories du droit positif, les juges nont pas dautre choix que de raisonner laide des formes que le droit leur

    34. Pound, 1908. On doit la vrit de reconnatre quil emploie peu le terme de formalisme. Mais la grande majorit des commentateurs voient son article comme le point de dpart de la bataille contre le formalisme, qui avait commenc avant, bien videmment Ainsi est-il souvent dit que Gray fut le pionnier du ralisme par sa critique du formalisme de Langdell : v.Summers, 1992 qui le qualifie de pragmatic instrumentalist and realist . Laffirmation est discute car les travaux doctrinaux de Gray laissent apparatre des opinions et conceptions formalistes plus classiques : v.Twining, 1973 et Siegel, 2001.

    35. Cardozo, 1921, 100.36. Dans The Nature of Judicial Process, Cardozo reprenait la formule employe dans son opinion

    prononce dans laffaire Wood v.Duff-Gordon (222 N.Y.88, 118 N.E.214) propos dune promesse non explicitement formule : The law has outgrown its primitive stage of formalism when the precise word was the sovereign talisman, and every slip was fatal ; v.aussi Llewellyn, 1962, 183-188.

    37. Hart, 1994, 128 : If the world in which we live were characterized only by a finite number of features,[] [W]e could make rules, the application of which to particular cases never called for a further choice. [] This would be a world fit for mechanical jurisprudence. Plainly this world is not our world.

    38. Posner, 1986, p.181.39. Schauer, 2008, p.431.40. Rubin, 1988, p.1855.41. B.Leiter distingue aussi les formalistes sophistiqus ou encore les cryptoformalistes qui

    soutiennent les thses a) etb mais ne concluent pas que le raisonnement juridique est dductif et mcanique.

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    impose sils souhaitent maintenir lillusion que les rgles dterminent leurs actions et leurs dcisions quitte, au besoin, faire voluer ces formes ou en crer de nouvelles tout en affirmant quelles simposent eux.

    Les techniques dinterprtation, ou ce que lon appelle de ce nom, sont la preuve de la grande crativit dont les juges sont capables. Mais nul ne pourrait contester quelles prtendent toutes sappuyer sur des crits tangibles, des prc-dents avrs, du pass vrifiable plutt que sur des considrations tires de la seule volution de la demande sociale. Et cest pourquoi il nest pas concevable denvi-sager de forger un argument sociologique autonome et distinct de tout argument spcifiquement juridique . Cela explique aussi que la sociologie , invoque tout bout de champ par les juristes anti-formalistes, nait eu que peu de rapports avec celle que pratiquaient dj les sociologues lpoque et encore moins avec celle quils pratiquent aujourdhui42.

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