Brodsky - Poèmes 1961-1987 - 1987

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JOSEPH BRODSKY

POMES1961-1987Traduit du russe par Michel Aucouturier, Jean-Marc Bordier, Claude Ernoult, Hlne Henry, Eve Malleret, Andr Markowicz, Georges Nivat, Lon Robel, Vronique Schiltz, Jean-Paul Smon. Prface de Michel Aucouturier

GALLIMARD

Du monde entier

JOSEPH BRODSKY

POMES1961-1987Traduit du russe par Michel Aucouturier, Jean-Marc Bordier, Claude Ernoult, Hlne Henry, ve Malleret, Andr Markowicz, Georges Nivat, Lon Robel, Vronique Schiltz, Jean-Paul Smon prface de Michel Aucouturier

GALLIMARD

Inter-Language Literary Associates, 1965. Chekhov Publishing Corporation, 1970. Joseph Brodsky 1977, 1987 ditions Gallimard, 1987, pour la traduction franaise et la prface.

PRFACE

Comparant les jeunes potes de sa gnration aux numros d'un loterie, agits d'un mouvement commun avant le tirage final, Pasternak crivait ; Le gagnant et la justification du tirage, ce fut Maakovski. On serait tent aujourd'hui d'en dire autant de Joseph Brodsky. Le mouvement, dans son cas, c'est le renouveau des anne post-staliniennes, lorsque des potes de vingt ans, Evtouchenko, Voznessenski, Akhmadoulina, Okoudjava, faisaient vibrer les foules, en Russie et ailleurs : leurs noms taient le symbole de la restauration du principe lyrique et de la langue potique, du droit la subjectivit et l'expression personnelle, et, pour l'tranger, du dgel . On aurait pu allonger la liste. On n'y aurait pas trouv l'poque le nom de Brodsky. Sa notorit est plus tardive (elle commence seulement se dessiner au dbut des annes 60, lorsqu'il atteint luimme ses vingt ans), d'abord locale, limite au milieu intellectuel et littraire assez autonome de Leningrad, et restera toujours clandestin en U.R.S.S., o quatre de ses pomes seulement ont paru jusqu' prsent. Mais il a l'avantage d'tre n plus tard (il n'a que douze ans la mort de Staline) : les annes dcisives de son adolescence ont pour cadre une Russie dj dlivre de la terreur et dniaise o le communisme est de moins en moins une foi, et de plus en plus une simple convention verbale, le langage du pouvoir et de la propagande. Son non-conformisme est moins militant, mais plus radical 1

Il le mne, ds l'ge de quinze ans, quitter l'cole de sa propre initiative et contre le gr de ses parents, pour aller travailler comme ouvrier d'usine. Il le mnera, neuf ans plus tard, au banc des accuss d'un procs tonnant et rvlateur, au terme duquel il sera condamn cinq ans d'exil administratif pour parasitisme . Ce qui est en cause, bien sr, ce sont ses vers, qui commencent alors circuler sous le manteau. Non qu'ils soient subversifs : ils ne vhiculent aucun message politique, aucune idologie.Ilssont, tout simplement, autre chose : une chose pour laquelle la nomenclature officielle n'a pas de place, la langue officielle pas de nom, la pense officielle pas de catgorie adquate. Il faudra que Brodsky le parasite quitte son pays et s'exile aux tats-Unis pour avoir droit au titre de pote. Les potes du dgel renouent avec l'avant-garde des annes 20, s'inspirent de Maakovski, parfois de Pasternak. Brodsky, lui, se tourne vers l'autre extrmit de cet horizon redcouvert : vers Mandelstam, mort en dportation deux ans avant sa naissance, et surtout Anna Akhmatova, qui vit encore elle sera la premire le distinguer et dont la seule prsence suffit entretenir dans le Leningrad de sa jeunesse l'arme subtil du Ptersbourg de l' ge d'argent . Le got et le sens de la tradition culturelle, des formes sculpturales et architecturales qui l'incarnent, de l'Antiquit grco-latine et de ses reflets dans l'art europen (et en particulier dans cet art russe du XVIIIe sicle dont les palais et les muses de Leningrad / Saint-Ptersbourg perptuent le souvenir), bref un certain no-classicisme rvle chez Brodsky cet hritage acmiste . Il est sensible dans la forme et le ton de l'lgie, qu'il affectionne, ou dans les thmes antiques de certains pomes au mtre classique, au langage sobre et limpide, peine obscurci et l par la hardiesse inattendue d'une image. Mais c'est une autre Akhmatova, plus moderne , la magicienne et la ncromancienne du Pome sans hros , cachant son angoisse sous la verve du bateleur, que fait penser le carnaval grotesque et fantastique de la Procession , vaste composition en vers crite ds 1961. Et on est dj trs loin de l'acmisme avec la galerie de 8

portraits satiriques de l' Anthologie scolaire ou la nouvelle policir Ddi Yalta , dont le ralisme trs contemporain et empreint d'ironie branle la notion mme de ralit. L'Antiquit elle-mme est traite avec toujours plus de dsinvolture, de faon dlibrment anachronique et ludique, comme un dguisement transparent. L'col de l'absurde et de la drision, qui a fleuri Leningrad la fin des annes 20, et qui y a laiss des traces, est certainement passe par l. En fait, le non-conformisme de Brodsky le mne chercher ses premiers modles le plus loin possible non seulement du ralisme socialiste , mais de la posie russe en gnral. Trs tt, il a appris l'anglais pour lire et traduire Eliot et Auden et dcouvrir grce eux les potes mtaphysiques duXVIIesicle, et en particulier John Donne, avec lequel l'unissent de profondes affinits. Rien de plus tranger la tradition russe que cette posie la fois passionne e crbrale, qui ne craint pas d'affaiblir les sentiments par les mots d'esprit, le pathtique par la lucidit, les lans spirituels par l'amour charnel. Brodsky est sans doute le premier avoir ouvert la posie russe, ne du classicisme europen et grandie avec le romantisme, cette province inconnue qu'tait pour elle le baroque. Il n'est pas tonnant qu'il ait pu apparatre certains de ses premiers lecteurs russes comme un pote venu d'ailleurs, phnomne trange et exotiqu sans racines nationales. Ni qu'il ait pu trouver dans la langue d'Eliot, d'Auden et de John Donne une seconde patrie potique, et mme une source d'inspiration. C'est pourtant la langue russe, travaille par la culture potique russe du XXe sicle, qui reste le grand ferment crateur de sa posie Il dispose avec une maestria de virtuose ou d'acrobate de tout l'arsena des formes et des styles labors par trois sicles de posie russe. Il manie avec autant d'aisance les mtres classiques du XIXe sicle et ceux, librs des rgles strictes du systme syllabo-tonique, duXXesi qu'il enrichit et assouplit encore en repoussant aussi loin que possible leurs contraintes. Mais il n'est pas dupe du mtier. Matre du 9

pastiche, de la parodie, de la stylisation, il joue avec les conventions du mtre et de la rime, les rduisant parfois de purs simulacres, dont l'artifice se dvoile crment : ainsi lorsque des enjambements vertigineux (dont il a pu trouver le modle chez Marina Tsvtaeva, autre toile de l' ge d'argent qu'il admire et dont il se sent proche) font passer la rime (donc la limite constitutive du vers) au milieu d'un mot. Cependant, l'artifice ne fait que souligner les contraintes formelles auxquelles Brodsky continue plier son discours. Loin d'y renoncer, il les complique et les multiplie plaisir, en inventant des formes strophiques originales, obissant des combinaisons complexes de rimes difficiles. Car ces contraintes lui sont ncessaires. Il faut entendre Brodsky lire ou plutt psalmodier ses vers, pour comprendre combien ils sont tributaires du chant, de la musique, de cette pousse intrieure d'une forme rythmique et sonore dont la strophe est la grande articulation. Unique rgulateur du flux potique, elle libre de toute autre contrainte une tonnante puissance d'imagination et de cration verbale. La posie de Brodsky, comme celle de Maakovski ou de Saint-John Perse, tend vers le grand discours lyrique intgral, o le pote se met tout entier : discours qui s'accroche aux images du monde extrieur, parat s'garer, aux hasards de rapprochements inattendus, en images adventices ou en raisonnements alambiqus, brise son propre lan par un sarcasme ou un jeu de mots, tout en conservant intacte l'nergie de ce grand mouvement lyrique dont il est n et qui le projette en avant. Son prtexte peut tre dlibrment futile ou insignifiant, comme le corps sans vie d'un papillon ou le morne horizon d'un jardin public. Souvent c'est une date, fte publique ou anniversaire priv, qui dclenche le mouvement. Souvent, surtout depuis son exil, qui a fait de Brodsky un grand voyageur, c'est un lieu nouveau, Londres, Paris, Florence, Venise, Rome, le Cap de la Morue dans le Massachusetts ou la plage de Brighton-Rock dans le Sussex : Uranie, la muse de la gographie, lui a fourni le nom de son dernier recueil. 10

Et certes Brodsky est fascin par l'espace comme il l'est par le temps. Le souffle qui enfle ses strophes et parat largir de proche en proche l'horizon de son regard, cre parfois l'illusion d'une posie d l'empire , qui serait, comme celle d'un Claudel, dcouverte blouie du monde dans sa richesse et sa varit. Mais ce n'est qu'une illusion. De mme que dans ses pomes antiques (et dans une pice de thtre rcente Marbre, o l'Antiquit est traite de la mme faon), le pass se confond avec le prsent et mme l'avenir, abolissant le temps imprvisible de l'histoire au profit d'une ternit qui n'est qu'une dure sans fin, l'espace, chez Brodsky, est un espace conquis et matris, devenu lui aussi une forme vide, celle de l'accumulation et de la rptition indfinies : tel il apparat dj dans l'tourdissante nomenclature qui, dans la Grande lgie John Donne * , son premier chef-d'uvre, dtaille le monde endormi des objets o l'me de John Donne pleure de devoir abandonner son corps. Comme si le pote, par cette vertigineuse Tour de Babel verbale, s'vertuait conjurer la fascination d'un nant omniprsent. Car entre les paysage d'automne ou d'hiver, vastes et dsols, crass entre l'immensit du ciel et celle de la mer, dont l'horizon voque les empires et les continents, et la chambre trangre aux meubles rps clairs d'u lumire trop crue, ou le terrain vague o retentit dsesprment dans la nuit la sonnerie lointaine d'un tlphone muet, il n'y a pas de diffrence : c'est toujours le mme horizon lyrique de l'exil, de la sparation, de la solitude, tendu seulement aux dimensions de la terre et de l'existence tout entire. Ds 1966, dans la prface qu'il crivait pour la premire dition franaise de la posie de Brodsky, Pierre Emmanuel avait not que celle-ci tait religieuse d'une manire diffuse : en veillant constam ment, par une imagerie nostalgique, la question de la ralit sans laquelle, ou hors de laquelle, tout est nant ** . Il y a chez Brodsky* Voir Iossip Brodski, Collines et autres pomes traduits du tusse par J.-J. Marie. Prface de Pierre Emmanuel, Paris, ditions du Seuil, 1966, p. 69. ** Ibid., p. 19.

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des pomes chrtiens, inspirs par l'vangile ou l'image du Christ. Mais dans la gravit mme de leur ton, on sent le recul esthtique, la stylisation : ils affirment moins l'existence de Dieu que la beaut de la foi. Le monde de Brodsky, o les choses sont poussire, o l'espace et le temps ne sont que les formes trompeuses du nant, es un monde sans Dieu. La posie, ou l'art en gnral, y apparat parfois comme la seule chance d'chapper ce gouffre dans lequel nous fait basculer la fuite du temps. Sans doute la posie elle-mm est-elle infecte par ce nant contre lequel elle dresse l'difice des mots : le sarcasme et la drision chaque instant l'envahissent, la rongent, dmontent ses artifices et proclament sa vanit. Mais dans la rsistance qu'elle oppose la corrosion d'un art trop lucide et tro sr de lui-mme, dans la permanence mme de ce combat toujours recommenc avec le nant, la posie, chaque instant, triomphe. E avec elle la foi. Aussi fragile, aussi menace que le pome, suspendu comme lui un souffle, mais qui est celui mme de la vie. Michel Aucouturier

Une halte dans le dsert

I. COLLINES

Le grand ciel noir tait plus ple que ces jambes, avec l'obscurit il ne pouvait se fondre. C'tait le soir o prs de notre feu un cheval noir apparut nos yeux. Je n'ai pas souvenir de noir plus sombre. Plus noires que charbon taient ses jambes. Il tait noir comme la nuit, comme le vide. Il tait noir de la crinire au fouetMais c'est d'un autre noir, dj, qu'tait son dos qui ignorait la selle. Il restait sans bouger. Endormi, semblait-il. Et la noirceur de ses sabots tait terrible. Il tait noir, inaccessible l'ombre. Si noir, qu'il ne pouvait tre plus sombre. Aussi noir que l'est la nuit noire minuit. Aussi noir que l'est le dedans d'une aiguille. Aussi noires que sont les futaies les plus hautes. Comme dans la poitrine l'espace entre les ctes. Comme le trou sous terre o se cache le grain. A l'intrieur de nous c'est noir, je le crois bien. 17

Et pourtant oui, il devenait plus sombre! Il n'tait que minuit notre montre. Il tait l, sans s'avancer d'un pas. Sous son ventre rgnaient des tnbres insondables. Son dos dj disparaissait. Plus rien de clair ne restait. Ses yeux luisaient en blanc, comme une chiquenaude. Sa prunelle en tait plus effrayante encore. Il tait comme un ngatif. Pourquoi avait-il donc, suspendant son pas vif, dcid de rester parmi nous si longtemps? Sans s'loigner de notre feu de camp? Pourquoi respirait-il cet air si noir, faisant craquer les branches sous son poids? Pourquoi ce rayon noir qu'il faisait ruisseler? Parmi nous tous, il se cherchait un cavalier. 1961(Traduit par Vronique Schiltz.)

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R O M A N C E DE NOL

Evguni Rein, affectueusement.

Vogue en un deuil inexplicable parmi des briques outrance la nef nocturne inaltrable provenant du parc Alexandre fanal nocturne insociable aux roses jaunes ressemblant dessus le chef de ses aimables aux pieds des passants. Vogue en un deuil inexplicable l'essaim des pochards somnambules. Un tranger que l'air accable a fait une photo nocturne et s'en va vers les boulevards un taxi charg d'clops et les morts tiennent enlacs les Htels hupps. Vogue en un deuil inexplicable le Chanteur par la capitale 19

devant l'choppe aux combustibles se tient un portier gras et sale se hte par la rue atroce un amant vieil trs dlectable. Au cur de la nuit une noce vogue en un deuil inexplicable. Vogue en la brume moscovite vogue au malheur sans nulle cause vague l'accent isralite sur un escalier morne et jaune de l'amour aux jours sans lan la veille du Nouvel An vogue une beaut de clins d'il sans pouvoir s'expliquer son deuil. Vogue en nos yeux le soir givrant tremblent les flocons sur les trams un vent glac un ple vent nous tend de rouge les deux paumes et coule le miel des lumires flotte une suave odeur de fte. Nol porte sa nuit tourtire dessus sa tte. Ton Nouvel An sur l'impalpable flot sombre de la mer urbaine vogue en un deuil inexplicable comme si tout devait recrotre et revenir lumire et gloire jour de chance et de pain dbauche20

comme si tout virait droite aprs la gauche. 1962(Traduit par Lon Robel.)

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SONNET

Janvier passa aux vitres des prisons et j'entendis le chant des dtenus par la flope btonne des cellules : Un de nos frres est en libert. Tu rentends le chant des dtenus et le pas lourd des geliers sans paroles, sans dire un mot tu rechantes toi-mme : Adieu, janvier. Tournant ton visage la vitre, tu rebois l'air tide pleines gorges. Moi, de nouveau, j'erre dans un couloir, je vais, pensif, d'un interrogatoire l'autre vers cette contre lointaine sans janvier, fvrier, ni mars non plus. 1962(Traduit par Eve Malleret.)

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SONNET

Je l'entends de nouveau, ta voix si triste au terrain vague o les dogues aboient. Cherchant ta trace aime parmi la foule, je reconnais Nol et ses sapins, ses lumignons crpitant dans la neige. Rien ne pourrait me dire ton adresse mieux que ce cri errant dans les tnbres, cristal limpide et goutte de poison. mon tour de fter le Nouvel An au terrain vague en ronde silencieuse. Les bougies du pass meurent en moi et le vin de Tristan court sur mes lvres, pour la premire fois sourd l'appel... Car depuis peu je vois aussi la nuit. 1962(Traduit par Michel Aucouturier.)

II. A N N O D O M I N I

J'enlaai ces paules et regardai sans le vouloir ce qu'il y avait derrire. La chaise dplace se confondait avec le mur que frappait la lumire. L'ampoule tait trop forte, desservant les meubles fatigus, et c'est cause de cet clat que le cuir du divan luisait si fort qu'il en paraissait jaune. La table nue, un parquet qui brillait, un pole sombre, au mur un paysage au cadre poussireux seul un buffet qui me parut alors dou d'une me. Mais le vol d'un phalne dlivra mon regard de sa longue fixit. Et si jamais fantme vcut l, il a quitt cette maison. Il l'a quitte. 1962(Traduit par Michel Aucouturier.)

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L Y C O M D E , R O I DE SCYROS

Je quitte la ville, comme Thse son Labyrinthe, laissant Minotaure puer et Ariane roucouler dans les bras de Bacchus. Belle victoire! Apothose pour le champion. Dieu toujours manigance le rendez-vous quand le haut fait est accompli, et nous tranons dj la proie aux alentours, nous retirant jamais de tels lieux o ne nous est plus donn le retour. Un meurtre est un meurtre, il faut bien le dire. Mortel, tu dois lutter contre les monstres mais qui donc les prtendait immortels? et pour que nous ne nous figurions pas avoir sur les vaincus la prsance Dieu nous ravit chaque rcompense, nous tient l'cart des foules en joie et nous contraint au secret. Nous partons.

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C'est pour de bon maintenant, pour jamais. Car si l'homme peut encore retourner au lieu de son crime, il ne saurait revenir l o il fut humili. Vraiment sur ce point le dessein divin et notre propre sentiment de honte ont si absolument concid qu'il n'y a plus derrire nous que : nuit, bte puante, foules excites, maisons et feux. Et dans l'espace sombre Ariane et Bacchus se mignotant. Un jour sans doute, il faudra revenir... Chez soi. la maison. Dans nos foyers. Ma route alors croisera cette ville. Fasse Dieu que je n'aie pas avec moi le glaive aux deux tranchants! Car si la Ville pour ceux qui l'habitent, commence au centre, au chteau - pour nous errants et maudits elle commence au premier taudis. 1967(Traduit par Georges Nivat.)

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LGIE

Ma bonne amie, c'est bien toujours le mme bistrot, le mme barbouillage aux murs, les mmes prix... Le vin est-il meilleur? Je ne crois pas. Non, ni meilleur ni pire. Pas de progrs, et c'est trs bien ainsi. Seul le pilote de l'avion postal picole, ange dchu. Les violons continuent de troubler, par habitude, mon imagination. la fentre, blancs comme la virginit, des toits. Les cloches sonnent. Il fait dj sombre. Pourquoi as-tu menti? Pourquoi mon oue ne sait plus distinguer la vrit et le mensonge, veut des mots nouveaux, sourds, trangers, que tu ne connais pas mais qui ne peuvent tre prononcs que par ta voix, comme avant... 1968(Traduit par Michel Aucouturier.)

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SONNET

Qu'il est dommage que ton existence, ce qu'elle est devenue pour moi, la mienne n'ait pu le devenir pour toi aussi. ... Combien de fois dans le vieux terrain vague n'ai-je lanc dans le cosmos des cbles mon sou de cuivre armori, dans un effort dsespr pour magnifier l'instant de communication... Hlas celui qui ne sait lui tout seul remplacer l'univers, que reste-t-il que de faire tourner le vieux cadran comme un spirite fait tourner les tables, jusqu' ce qu'un fantme fasse cho aux derniers pleurs de l'appel dans la nuit. 1967(Traduit par Michel Aucouturier.)

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ANNO DOMINI

La province est en fte. C'est Nol. Le gui scintille sur la Rsidence. Sur le portail, charbonnent les flambeaux. Joyeux tohu-bohu dans les venelles : sale, oisive, hbte, la foule dense remplit les rues, derrire le chteau. Le proconsul est malade. Couvert d'un chle qu'il a rapport d'Espagne o il tait en poste, il rflchit son pouse et son secrtaire accueillant les convives dans la salle. Jaloux? Non pas : ce qui compte pour lui, c'est de se replier sous sa cuirasse de maladies, de rves, du renvoi de son rappel en mtropole. Il sait que pour se rjouir la populace n'a pas besoin de libert. Voil pourquoi aussi sa femme il permet

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de le tromper. quoi pourrait-il donc penser sans ces accs, sans cette angoisse pour le ronger? S'il tait amoureux? L'paule contracte par un frisson, car ces penses lui font peur, il les chasse. . . . L a fte, en bas, modre son ardeur, mais se poursuit. Ivres, les chefs de clans fixent sur l'horizon sans adversaires un regard vide, encore que la fureur parle par l'entremise de leurs dents qui sont, comme une roue que le frein serre, figes dans un sourire. Le serveur remplit leurs plats. Comme en rve, un marchand crie, des chansons clatent et l. Le secrtaire et l'pouse, sans bruit, vont au jardin. Sur le mur, le puissant aigle imprial, qui a rong le foie du proconsul, parat chauve-souris. Et moi, moi l'crivain, le bourlingueur, qui ai pass l'quateur dos d'ne, je vois au loin les coteaux assoupis et pense notre union dans le malheur : lui, c'est Csar qui ne veut pas le voir, moi, c'est mon fils et Cynthia. Et ici nous prirons tous deux. Ce triste lot, l'orgueil n'en fera pas un tmoignage d'avoir trahi l'image de Celui qui nous cra. Tous pareils au tombeau,

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qu'ici au moins diffrent nos visages! Fuir ce palais? Juger notre pays? Et de quel droit? Le glaive de justice va s'engluer dans notre confusion. Les hritiers, le pouvoir nous chappent... Quel bonheur que la mer soit sous les glaces et qu'ait cess la navigation! Que les oiseaux qui hantent les nuages soient trop subtils pour des corps d'un tel poids! De cela, qui pourrait nous faire un blme? Mais notre pesanteur est aprs tout en juste proportion avec leur voix. Qu'ils volent donc vers la terre natale, qu'ils aillent donc vocifrer pour nous... Notre pays... Des trangers venus chez Cynthia en visite, nouveaux mages, se penchent sur l'enfant. Comme un charbon l'toile luit sur les fonts baptismaux. Et les intrus l'ont nimb de mensonge et transform, sans lui toucher le front, l'immacule conception en potins, en simples racontars, et fait du pre une figure de prtrition... Mais le palais se vide. Tout s'teint tage aprs tage. La lumire deux fentres seules brille encore : la mienne, o, dos tourn vers mon flambeau et regardant glisser la lune immense, 34

je vois Cynthia et la neige... Et aussi celle du proconsul qui, sans un mot, toute la nuit lutte avec la souffrance et fait du feu pour voir son ennemi. Et l'ennemi recule. Lueur ple, l'aurore point l'orient du monde, monte aux fentres, cherche voir sans doute ce qui se passe l'intrieur des salles, et, tombant sur les restes du festin, hsite. Et cependant poursuit sa route. Janvier 1968(Traduit par Michel Aucouturier.)

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NE ET D I D O N

Lui regardait au loin par la croise; son monde elle s'arrtait au revers de l'ample pplos grec qu'il revtait ourl de plis gnreux, comme si la mer s'tait fige. Lui, cependant, il regardait au loin et ce regard tait si loin de ces lieux que ses lvres semblaient figes comme une conque o sourd un ressac; l'horizon dans son bocal semblait paralys. Elle l'aimait d'amour leste comme un poisson, capable de plonger et poursuivre le vaisseau et fendant le flot de son corps si souple peut-tre mme dpasser... mais lui dj en pense avait dbarqu. Et la mer plus ne fut mer que de pleurs. Mais, c'est chose connue, point nomm du dsespoir, enfin les vents se lvent 36

qui lui sont favorables. Le grand homme quitte Carthage. Or elle se tenait devant le bcher qu'avaient allum les soldats sous le mur de sa cit et vit, dans le mirage du brasier, qui frmissait entre flamme et fume, Carthage s'crouler dans le silence bien avant la prdiction de Caton. 1969(Traduit par Georges Nivat.)

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SIX ANS APRS

Nous avions tant vcu ensemble que le deux janvier retomba cette anne sur un mardi, et que l'arc tonn de ses sourcils, comme un coup d'essuie-glace balayait de sa face le chagrin et dcouvrait, limpides, les lointains. Nous avions tant vcu ensemble que s'il neigeait, c'tait pour nous jamais. Et quand, pour viter ses paupires de se plisser, mes paumes les couvraient, elles se dbattaient toujours comme un papillon pris dans le creux de la main. Et nous cherchions si peu la nouveaut que nos corps dans nos rves enlacs auraient fait honte la psychanalyse, et que ses lvres de mon cou celles qui venaient de souffler notre chandelle montaient se joindre, sans voir autre chose.

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Nous avions tant vcu ensemble, tant que sur les papiers peints l'essaim des roses fit place des bouleaux, et que d'argent tous deux pourvus, trente jours d'affilie nous vmes du couchant les incendies menacer de sinistre la Turquie. Nous avions tant vcu ensemble, sans livres ni meubles, sur l'troit divan, que bien avant de natre, le triangle fut simplement la perpendiculaire que les amis dressrent sur deux points si rapprochs, qu'ils n'en formaient plus qu'un. Nous avions tant vcu ensemble, tant... Nos ombres n'taient plus que deux battants de porte que, travail, sommeil, n'importe, nous gardions joints, si bien qu'il a fallu les traverser pour trouver une issue dans l'avenir par la petite porte. 1969(Traduit par Michel Aucouturier.)

III. F O N T A I N E

Dieu au village est prsent en tous lieux, non dans les coins comme on le dit pour rire. Il sanctifie le toit et la vaisselle, il partage quitablement la porte en deux. Surabondant, c'est lui qui, samedi, dans le chaudron fait cuire les lentilles; et, somnolent, sur le feu il sautille, et me fait des clins d'il comme un ami. Il plante aussi les haies et il marie la belle au forestier et, goguenard, il raccourcit la porte du fusil du garde, quand il tire le canard. Quant la facult de constater cela en coutant siffler l'automne, c'est bien la seule grce que l'athe, en somme, peut trouver la campagne. 1964(Traduit par Michel Aucouturier.)

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LE 1er J A N V I E R 1965

Ton adresse oublie des Rois, tu n'auras au-dessus de toi nulle toile. Seul hurlera le vent, comme jadis. L'ombre te de ton dos fourbu tu souffleras la flamme, vu que plus de jours te sont prvus que tu n'as de bougies. Qu'est-ce? Peut-tre du chagrin. Un air que tu connais trop bien. Il se rpte, et c'est trs bien : qu'il se rpte encore. Qu'il rsonne au dernier instant, yeux et lvres reconnaissants ce qui fait de temps en temps que l'on regarde au loin. Et les yeux au plafond, muet (le bas est vide, tu le sais), comprends que l'avarice n'est qu'un signe de tes ans. 44

Croire aux miracles? C'est trop tard. Vers les cieux levant le regard tu comprendras que tu n'es gure qu'un don cur ouvert. 1965(Traduit par Michel Aucouturier.)

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EXTRAIT DE L' ANTHOLOGIE SCOLAIRE

1. E. Larionova E. Larionova. Une brunette. Fille d'un colonel et d'une dactylo. Son regard tait de ceux qu'on jette la pendule. Elle s'efforait d'tre utile chacun. Un jour, nous tions tendus cte cte sur une plage, croquant du chocolat. Elle dclara, aprs un coup d'il droit devant, l-bas o les voiliers ne changeaient pas d'amure, que si j'avais envie, je pouvais. Elle aimait embrasser. Sa bouche me rappelait les abmes du Karst. Mais je n'ai pas eu peur. Je conserve ce souvenir comme un trophe saisi sur quelque front obscur des ennemis inconnus. Amateur de rondeurs, matou casanier, D. Koulikov surgit l'horizon. Il l'pousa, ce Dima Koulikov. Elle s'est fait embaucher dans un chur de femmes 46

et lui turbine dans une usine ultrasecrte. C'est l'ingnieur tout en os... J e me rappelle encore, le corridor immense, nous deux, vautrs sur la commode. Et puis Dima, le pionnier sans grce. O donc est pass tout cela? Et o est le repre? Et comment aujourd'hui retrouver ce en quoi leurs hypostases sont transfigures? Dans ses yeux un monde trange se cachait qu'elle-mme encore ne comprenait pas. Du reste elle ne le comprit pas plus marie. Koulikov est vivant. J e vis. Elle est vivante. Mais tout ce monde, o donc est-il pass? Peut-tre que la nuit, il les rveille?... Et moi je continue marmonner mes mots. Le mur est travers d'une valse en lambeaux. Et la pluie retentit sur les briques casses.

2. Oleg Poddobry Oleg Poddobry. Son pre tait matre d'armes. Fentes, touches, il possdait cela parfaitement. Il n'avait rien d'un grand bourreau des curs. Mais, comme souvent dans le monde du sport, plac hors jeu il marquait son but. Le hors-jeu fut la nuit. La mre tait malade, le petit frre hurlait dans son berceau. Oleg s'tait empar d'une hache. Le pre entra et ce fut le combat. Mais les voisins intervenus temps parvinrent quatre matriser le fils.

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J e me rappelle ses mains et son visage, puis le fleuret avec son manche en bois. Nous croisions quelquefois le fer dans la cuisine. Il s'tait procur une fausse chevalire, s'brouait bruyamment dans notre salle de bains... Nous lchmes tous deux l'cole : il s'inscrivit des cours de cuisine tandis que moi j'tais fraiseur l' Arsenal . Il faisait des blinis au jardin de Tauride. Nous jouions aux livreurs de bois et vendions des sapins la gare au Nouvel An. Et puis, pour son malheur, en compagnie de quelques chenapans, il fit un magasin et en prit pour trois ans. Il grillait sa ration sur un feu de plein air. Fut libr. Sombra quelque temps dans l'alcool. Travailla au chantier d'une usine. Eut, semble-t-il, une femme infirmire. Se mit dessiner. Et il semble qu'il ait song se faire peintre. Ses paysages, par endroits, avaient tout, tout de la nature morte. Puis il se fit pincer pour avoir trafiqu des feuilles de maladie. Et voil, maintenant, plus rien. Cela fait des annes que je ne le vois pas. J'ai t moi-mme en prison, mais sans l'y rencontrer. Aujourd'hui je suis libre. Mais l encore je ne le vois nulle part. Par les forts il erre ici ou l, nez au vent. Ni la cuisine, ni la prison, ni l'institut n'en ont voulu. Et il a disparu. Comme le Pre Nol, une fois rhabill. 48

J'espre qu'il est vivant et en bonne sant. Et voil, il pique la curiosit comme tous les autres personnages de l'enfance. Mais bien plus qu'eux encore, il est irrvocable.

3. T. Zimina T. Zimina. Une enfant dlicieuse. Mre ingnieur et pre agent comptable. Je ne les ai du reste jamais vus. Elle n'tait pas impressionnable. Et pourtant elle pousa un aviateur garde-ctes. Mais plus tard. Ce qui fit son malheur arriva bien avant. Elle avait un cousinUn type du Comit local. Avec voiture. Papa-maman, eux, vivaient spars. Apparemment ils avaient ce qu'il fautMais une voiture, a, c'tait nouveau. Et c'est par l que tout a commenc. Elle eut beaucoup de peine. Mais ensuite ses affaires semblrent s'arranger. Au loin se profilait un sombre Gorgien. Mais un beau jour il fut boucl sous les verrous. Et elle dut s'offrir au comptoir d'un magasin d'articles pour les dames. Linge, eau de Cologne, toile de lin, elle aimait bien toute cette atmosphre : petits secrets, soupirants des amies. Les passants ont le nez coll la vitrine. L-bas le mess des officiers. Des officiers partout, une vole d'oiseaux, avec des boutons plein la veste.

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Ledit aviateur, venu tout droit du ciel, lui rendit grce pour son charme. Il tira une salve de Champagne. Mariage. Mais dans l'arme de l'air on fait le plus grand cas de la virginit et on l'rig en absolu. Ce genre de scolastique fut la cause de ce qu'elle manqua de se jeter l'eau. Le pont tait choisi mais l'hiver arriva. Le canal se couvrit d'une crote glace. Et de nouveau elle se htait vers son comptoir. Une frange borde ses cils. Sur ses cheveux cendrs ruisselle la lueur du lustre au non. C'est le printemps, et dans les portes ouvertes bouillonne un torrent d'acheteurs. Elle, debout, regarde le flot noir de derrire son linge comme la Lorelei.

4. louri Sandoul Iouri Sandoul. Bienveillance de fouine. Un museau tout pointu vers le nez. Il mouchardait. Toujours en petit col. Il s'enthousiasmait pour une casquette. Tenait de grands discours aux cabinets : fixerait-il ou non un insigne sa veste? Il le fixait. Les symboles, les signes en gnral l'enthousiasmaient. Il vnrait titres et grades en pleurer. Aimait s'appeler moniteur de gym . En fait il avait l'air d'un vieux, comme Jacob, 50

et la furonculose tait son grand flau. Il tait trs sujet aux rhumes. Par mauvais temps il restait calfeutr. Il chiadait ses logarithmes, en crever. Fort en chimie, il visait l'institut. Mais l'cole finie, il choua dans l'infanterie et les sections secrtes souterraines. Il taraude prsent quelque chose. Dans les Diesel ce qu'on dit. Peut-tre est-ce inexact. Mais peu importe ici l'exactitude. Bien sr, il est un spcialiste, et qualifi. Mais avant tout il suit les cours du soir. Et l, nous allons soulever le rideau. Au soir tombant, il feuillette la Rsistance des matriaux et s'imprgne de Marx. Or, soit dit en passant, de tels ouvrages, le soir, justement, exhalent un fumet nul autre pareil. Il se refuse tre un ouvrier. C'est, en somme, la classe au-dessus qu'il aspire. Au soir tombant, il veut aller vers des rivages autres. La rsistance du mtal est beaucoup plus plaisante en thorie. Oh oui! Il brle de tracer des plans, d'tre ingnieur. Et il le deviendra cote que cote. Voyons, comment est-ce dj... la somm de travail, la plus-value... et le progrs... Et toute cette scolastique du march... Par des forts profondes il se fraie le passage. Il se marierait bien. Mais le temps est compt. Et il prfre les soires, les partenaires d'un jour, les adresses.

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Notre futur - un sourire - ingnieur. La masse obscure lui revient en mmoire et sans voir les filles il regarde au-dehors. sa manire, il est un solitaire. Il est tratre sa propre classe. J'en rajoute peut-tre, mais la jouissance d'une classe d'emprunt est plus dangereuse que l'inconstance masculine. Pch de jeunesse, dira-t-on, le sang chaud. Je me rappelle mme une affiche trs crue propos des partenaires d'un jour. Mais il n'y a ni mdecins ni dispensaires pour protger de ces dclasss-l et viter la contagion. Et si nous n'avons pas pous notre poque c'est pour ne pas transmettre ce virus d'une gnration l'autre. Un tel relais est bien superflu.

5. A. Frolov Albert Frolov, amateur de silence. Sa mre d'un tampon frappait les enveloppes la poste. Quant au pre, il tait tomb pour l'indpendance du Finnois, ayant pu engendrer Albert pour la ligne sans avoir mme vu ses traits. Et l'enfant cultivait son gnie en silence. Je me souviens de cette bosse sur son crne : il glissa sous la table au cours de zoologie faute d'avoir lucid l'absence d'me 52

d'une grenouille dissque en commun. Ce qui, dans l'avenir, assura un espace pour l'essor de sa pense, grande affaire de sa vie jusqu' la facult o il entra en lutte avec l'archange. Et voil, chrubin dchu, qu'il tomba du ciel sur la terre. Et juste l il trouva une trompette porte de sa main. Le son est l'aspect prolong du silence, comme un ruban qui se droule. Dans les solos, il faisait converger ses pupilles sur le pavillon vas o scintillaient, suscites par les herses, des lucioles que les bravos venaient souffler. Mais a, c'tait le soir. Le jour.. le jour on ne voit pas d'toiles. Mme du fond d'un puits. Sa femme le quitta sans laver ses chaussettes. Ce fut sa vieille mre qui s'occupa de lui. Il commena boire, et puis se piquer avec Dieu sait quoi. La dprime sans doute, le dsespoir. Le diable le saura. Et ce n'est pas, hlas, mon domaine. Il y a l, dirait-on, une autre chelle des choses : lorsqu'on joue, on lit l'avance huit mesures et les seringues, elles, comme une torche, en illuminaient seize... Les miroirs des palais de la culture o jouait son ensemble renvoyaient d'un air triste et courtois 53

ses traits rongs par l'eczma. Mais ensuite fatigu de le rduquer pour influence dissolvante sur le groupe, on le congdia. Et, articulant merde! lui, comme un la amorti, en soustrayant le reste du parcours toute emprise de regards indiscrets, comme une ligne qui mord sur la marge ou plutt conduisant son terme absolu la notion de renvoi, disparut. Le deux janvier, en plein cur de la nuit, mon bateau amarrait Sotchi. Ayant trs soif, je partis au hasard dans les ruelles qui menaient du port au centre ville; au plus creux de la nuit j'aboutis au restaurant Cascade . C'tait le Nouvel An. De fausses branches de sapin pendaient des palmes. Autour des tables tournoyait un ramassis de Gorgiens qui chantaient Tbilisso . Il y a de la vie partout, il y en avait l aussi. Entendant un solo, je prtai attention et levai le visage au-dessus des bouteilles. Le Cascade tait plein. Ayant trouv par miracle un passage jusqu' l'estrade, dans un chaos de cliquetis et d'odeurs, j'interpellai un dos vot et dis Albert , le touchant la manche. Alors un masque effrayant, monstrueux, trs lentement se retourna vers moi.

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Cratres denses. Les uns schs, les autres vif. Seuls en taient exempts les mches colles et le regard qui taient ceux de l'colier louchant sur mon cahier comme moi sur le sien il y a douze ans dj. Mais que fais-tu donc l hors saison? Peau sche, crevasse comme une corce et les prunelles : deux cureuils au creux d'un arbre. Et toi donc? Tu vois, je suis Jason. Un Jason retenu pour l'hiver en Colchide. Mon eczma a besoin de chaleur... Puis nous sortmes. Rares feux qui empchaient le boulevard de se confondre avec le ciel. L'agent tait osste. Et mme l, en demeurant dans l'ombre, mon compagnon, l'homme l'tui, me dit : Tu es bien seul, ici? Mais oui, seul, je pense. Jason? Non pas sans doute. Plutt Job, qui ne reproche rien au ciel, et simplement se fond avec la nuit, la vie, la mort... Rivage maritime, et l'cre odeur des algues, par vent d'est, bruissements de palmiers invisibles, et voil que d'un seul coup tout chavira. Alors, dans les tnbres, il y eut un clair bref sur le quai. Et le son s'leva, enlaant le silence, poursuivant la poupe qui s'loignait. 55

Et j'entendis, remplie de tristesse, How high the moon . 1966-1969(Traduit par Vronique Schiltz.)

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FONTAINE

De la gueule du lion aucun filet ne sort en murmurant, pas de rugissement. Les jacinthes fleurissent. Pas un cri, pas un sifflement, pas une voix. Le feuillage reste immobile. Circonstances peu ordinaires pour une figure si terrible, et nouvelles. La bouche est sche, et la gorge a rouill : le mtal n'est pas ternel. Quelqu'un a simplement tourn fond le robinet qui s'enterre dans le massif, l'extrmit de la queue, et l'ortie a envahi la plaque. Le soir descend; du buisson une foule d'ombres se glisse vers la fontaine comme lions hors d'un fourr. Elles entourent leur frre de race qui dort au centre de la vasque, et, le rebord franchi d'un bond, y entament la sarabande, lchent museau et pattes de leur chef. Et, au fur et mesure, s'obscurcit la terrible image. Et voil qu'il finit par se fondre avec elles, soudain s'anime et saute terre. La troupe entire en un clin d'il s'enfuit dans les tnbres. Le ciel 57

clipse les toiles derrire un gros nuage, et le penseur lucide appellera l'enlvement du chef car dj les premires gouttes ont constell le banc appellera l'enlvement du chef avnement de l'averse. La pluie dverse sur le sol des lignes biaises, chafaudant en l'air un filet, une cage pour la gent lonine, sans nud ni clou. Tide la pluie bruine. Mais pas plus que le lion elle ne rafrachira ta gorge. Tu ne seras pas aim, tu ne seras pas oubli. Et, l'heure dernire, te suscitera de terre, si tu tais un monstre, une bande de monstres. Pluie et neige colporteront ton vasion. Et, peu sujet aux rhumes, tu reviendras quand mme dormir sur cette terre. Car il n'est pas plus grande solitude que le souvenir d'un miracle. Ainsi retournent en prison ceux qui un jour y furent, et les colombes dans l'arche. 1967(Traduit par Vronique Schiltz.)

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SOIR D'HIVER YALTA

Visage maigre et sec de levantin, grl et dcor de ctelettes. Quand ses doigts cherchent une cigarette dans le paquet, l'anneau terni soudain reflte deux cents watts et, son clat blouissant mon cristallin, je fronce sans doute les sourcils, car il prononce, avalant sa fume : Excusez-moi. Janvier sur la Crime. Sur le rivage de la mer Noire, on dirait que par jeu tombe l'hiver, car la neige ne peut se maintenir au tranchant des agaves. Les cafs sont dserts. On voit fumer en rade, de crasseux ichtyosaures. Partout, l'arme des lauriers fans. Breuvage infect! Je vous en verse encore? Sourire donc, crpuscule, flacon. Dans le lointain le garon, les mains jointes, semble un jeune dauphin traant des ronds autour d'une felouque au ventre plein. 59

Carr d'une fentre. Fleurs en pot. Flocons de neige qui nous font la nique. Instant, arrte-toi! Car tu es beau, mais moins peut-tre que tu n'es unique. Janvier 1969(Traduit par Michel Aucouturier.)

IV. POMES

AUTOMNE NORENSKAA

Nous revenons des champs. Le vent sonne la cloche dans les seaux renverss, saccage les baguettes nues des saules, projette la terre sur les blocs. Les chevaux battent les brancards avec leurs flancs gonfls comme des outres noires, ils tournent un profil grimaant vers les dents rouilles de la herse. Le vent tord l'oseille gele, gonfle les chles et les fichus, fouille les jupes de lin des vieilles, fait d'elles de gros choux de chiffon. Croassant, toussant, les yeux terre, les femmes taillent des bottes pour rentrer, comme des ciseaux courant sur un ourlet, elles se htent vers leurs chlits. Dans les plis se devine l'attache des ciseaux. Les prunelles larmoient la vue des figures plaques par le vent dans les yeux des paysannes, comme l'averse plaque des semblants de visages 63

sur les vitres nues. Sous la herse les sillons fuient en contournant les blocs. Le vent parpille sur les vagues de terre meuble une vole d'oiseaux. Visions qui sont le dernier signe d'une vie intrieure, que vient hanter chaque fantme surgi d'ailleurs, s'il n'est pas chass pour toujours par l'anglus de l'essieu, le grincement de la charrette, le monde corporel la renverse, tte en bas dans l'ornire creuse, l'tourneau vif planant dans les nuages. Ciel assombri; avant l'il le rteau le premier voit les toits mouills qui se dessinent sur la crte de la colline, du tertre plutt, l-bas. Il reste encore au moins trois verstes. La pluie joue les seigneurs dans cet espace dsol. la tige enduite des bottes viennent coller les mottes brunes de la terre natale.(Traduit par Vronique Schiltz.)

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SUR LA M O R T DE T.S. ELIOT

I

Il est mort au dbut de l'anne, en janvier. Sous les lampes dehors le gel faisait le guet. La nature n'eut pas le temps de lui montrer de son corps de ballet la pompe souveraine. Les vitres sous la neige devenaient plus petites. Sous les lampes guettait le hraut des geles. Les flaques se figeaient en glace aux carrefours. Sur sa porte il riva la chane des ans morts. Les muses ne sont pas menaces de ruine, de jours elles sont riches. Encore qu'orpheline, la posie est le lieu consacr o voisinent les recommencements de la fuite des jours. Nageant dans la prunelle ou courant dans les veines, elle a pour seule amie la nymphe olienne, tel Narcisse amoureux. Mais elle est moins lointaine dans le calendrier des rimes de nos jours. Sans grimaces de haine ou intentions mauvaises, dans le Grand Catalogue et toutes ses richesses, 65

la mort ne choisit pas du verbe les promesses, elle fixe toujours son choix sur le chanteur. Des champs et des gurets elle ne sait que faire, et ni de la splendeur vibrante de la mer. Sa gnrosit se satisfait d'une aire troite et limite, o entasser les coeurs. On voyait dans les cours grsiller les sapins, on balayait dehors les dbris des festins, dans les tiroirs on remisait les anges peints, catholique, il vcut jusques la Nol. Mais, comme l'ocan qui submergeait la plage l'heure du reflux se retire sans rage, et dtourne son cours au-del du barrage, de son triomphe il fuit la fte solennelle. Ce n'est pas Dieu, c'est le temps seul, le Temps qui l'appelle prsent. Il soulve aisment la frange dente de son fate cumant, fardeau tourbillonnant des flots grondeurs et lourds, les hommes de demain, puis il va dferler au bout du monde. Il rit, de sa fort, enivr, et alors, c'est janvier, et son flux vient heurter notre demeure nous, le continent des jours.

II

Mages ou tes-vous qui lisez les visages? Venez, venez tenir cette aurole. Deux figures de deuil prient les yeux au sol, et chantent. Si semblables leurs thrnes! Deux vierges, mais sont-elles des vierges? 66

C'est la douleur, non le dsir qui dit le sexe. L'une, profil perdu, est pareille Adam. Mais sa coiffure est d'Eve. Penchant leurs faces somnolentes l'Amrique o il vint au monde, et et l'Angleterre o il mourut, dolentes se tiennent des deux cts de sa tombe. Les nuages au ciel vont comme des navires. Mais chaque tombe est le bout de la terre.

III te, Apollon, ta couronne, pose-la aux pieds d'Eliot : dans ce monde fait de corps, borne d'immortalit. La fort se rappellera la lyre et le bruit des pas. Ne restera en mmoire que ce qui niera la mort. Se souviendront monts et valles, et mme ole et les nues. Se souviendra et l'herbe grasse, comme voulait le vieil Horace. T.S., des chvres n'aie pas peur! La moisson n'est pas un malheur. 67

Si le granit ne le peut pas, la dent-de-lion se souviendra! C'est ainsi que l'amour passe. jamais la nuit l'efface. Les cris, les mots s'interrompent, il vit toujours, bien qu'il s'estompe. Tu nous as quitts. Mais nous autres appelons royaume des ombres ce pays qui nous est cach. Notre jalousie a parl. Se souviendront monts et prairies. Se souviendra tout ce qui vit. Le monde, ce corps, n'est pas vide! Il se rappelle mains et lvres. 12.1.1965(Traduit par Hlne Henry.)

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NOUVELLES STANCES AUGUSTA

pour M.B.I

Septembre a commenc mardi. La nuit fut faite de pluie. Tous les oiseaux se sont envols. Moi seul je suis si solitaire et si brave que je ne les ai mme pas suivis du regard. Le ciel dsert est en ruine, la pluie ravaude l'claircie. Je n'ai nul besoin du Sud.

II

Ici, enterr vif, dans les tnbres j'erre par les champs. Ma botte laboure la glbe (au-dessus de moi jeudi fait rage) mais les tiges tronques des pis se dressent, presque insensibles la douleur. 69

Et les rameaux des saules, cap rostre qui s'enfonce dans les marais, o plus rien ne monte la garde, murmurent en jetant bas le nid du passereau.

III

Frappe et gargouille, clapote, crisse! Je ne hterai point mon pas. teins, touffe l'tincelle connue de toi seul. Pressant ma paume glace contre ma hanche, je chemine de tertre en tertre, toute raison perdue, un seul son dans la tte. Ma semelle bute sur les pierres. Pench sur le ruisseau dans les tnbres, je regarde avec pouvante.

IV

Soit! Que l'ombre de la folie s'tende dans mes yeux. Et que l'humidit m'imprgne la barbe, et que la casquette perche sur ma tte, couronnant cette pnombre, se reflte comme cette ligne que l'me ne peut franchir, je me confine dsormais la visire, au bouton, mon col, ma botte, ma manche. Seul soudain mon cur s'affolera de dcouvrir 70

quelque trou qui me transperce. Le froid l'branle qui m'est entr dans la poitrine.

v Devant moi l'eau chuchote et le gel s'infiltre dans l'accroc de ma bouche. Quel autre terme employer? Comment peut tre non un visage mais un lieu o s'est produite une dchirure? Et mon rire est grimace qui trouble ce tnbreux chemin de fascines. Une brusque averse miette l'obscurit. Et mon image, mon double, tel un homme, fuit ces paupires rougetres, tressaute dans le courant sous les pins puis sous les saules, se mle d'autres doubles, se perd comme jamais je ne pourrais le faire.

VI

Frappe et gargouille. Mche le pont pourri. Que les fondrires cernant le cimetire sucent toute la peinture de la croix. Mais mme ainsi le bout des herbes ne pourra donner au marais la couleur de l'azur. Foule les aires! Dchane-toi dans le feuillage encore pais. Suis les racines, fais irruption dans les trfonds. Et l dans la terre, comme ici dans ma poitrine, 71

veille tous les spectres et tous les morts. Et qu'ils se mettent courir, en prenant au plus court, par les chaumes jusqu'aux villages dserts, pour y faire de grands signes l'invasion des jours comme les chapeaux des pouvantails.

VII Ici, sur les hauteurs, parmi les cieux dserts, parmi les routes qui ne conduisent qu' la fort, la vie se retire de soi-mme et s'effare des formes qui bruissent alentour. Et les racines avec un bruit de succion agrippent les bottes. Tous les feux s'teignent dans le bourg. Me voici cheminant sur la terre de personne demandant un bail au Nant. Le vent m'arrache des mains la chaleur. L'arbre creux m'clabousse. La boue tortille le ruban du sentier.

VIII

Oui, c'est vrai, c'est comme si je n'tais pas ici, mais quelque part l'cart, en marge. Les chaumes hrisss se dressent comme les poils sur un cadavre. Et sur le nid cras dans l'herbe bouillonne le grouillement des fourmis. La nature fait table rase du pass comme son habitude. Mais ce faisant sa face 72

mme illumine par le couchant involontairement devient mauvaise. Et de tous les cinq doigts de mes sens, de tous les cinq, je repousse la fort qui s'avance. Non, Seigneur! Un voile m'obscurcit les yeux et je ne veux pas me muer en juge! Et si pourtant, pour mon malheur, je ne reste pas matre de moi-mme, alors, mon Dieu, tranche-moi la main comme font les Finnois aux voleurs.

IX

Ami Pollux, tout s'est alors fondu en une tache. Nulle plainte ne s'chappera de mes lvres. Me voici debout, le manteau grand ouvert, et le monde ruisselle dans mes yeux travers les barreaux, les barreaux de l'incomprhension. Je suis quelque peu sourd, Seigneur, passablement aveugle. Je n'entends point les paroles. Et l'clat de la Lune n'est gure que de vingt watts. Tant pis. Je ne fraierai pas ma route dans le ciel parmi les toiles et les gouttes. Que l'cho fasse ici rsonner dans les bois non pas un chant, mais une toux.

x

Septembre. La nuit. Une bougie pour toute compagne. Mais l'ombre regarde encore par-dessus mon paule dans mes feuilles et fouille dans les racines dchiquetes. Et ton spectre dans l'antichambre 73

bruit et gargouille comme l'eau et sourit telle une toile dans la porte brusquement ouverte.XI

Au-dessus de moi baisse la lumire. L'eau efface les traces. Oui, mon cur s'lance toujours plus fort vers toi. Et s'en loigne d'autant plus. Et ma voix sonne toujours plus faux. Mais sache que c'est l le destin qui prend son d, ce destin qui ne demande pas de sang mais qui blesse d'une aiguille mousse. Et si tu veux un sourire, attends! Je sourirai. D'un sourire qui me recouvre moi-mme de l'ternel toit de la tombe et qui soit plus lger qu'une fume de pole.XII

Euterpe, toi? Dis, o me suis-je aventur? Et qu'ai-je ici sous les pieds : l'eau, l'herbe, la pousse d'une lyre de bruyre dont la courbure en fer cheval est telle qu'elle fait croire au bonheur. Telle que, peut-tre, passer du galop au trot si vite et sans en perdre le souffle, ni toi ni Calliope n'en possdez le secret. 1964(Traduit par Jean-Marc Bordier.)

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U N E HALTE DANS LE DSERT

Il est si peu de Grecs Leningrad que nous avons dmoli leur glise pour construire sur cet emplacement un auditorium. Cette architecture est sans espoir, bien sr... Mais aprs tout une salle d'un bon millier de places est-ce un cas dsespr? C'est un temple, c'est le temple de l'art. qui la faute si l'art vocal fait meilleure recette que ne font les bannires de la foi? Le malheur prsent, c'est que de loin nous n'apercevons plus une coupole mais une chose plate affreusement. Quant aux infmes proportions, ma foi, l'homme n'en dpend pas; mais il dpend souvent des proportions de l'infamie. Je me rappelle bien sa destruction. On tait au printemps, je me rendais chez une famille amie et tatare qui vivait ct. Par la fentre toujours j'apercevais l'glise grecque. 75

Tout dbuta par nos dbats tatares, puis la conversation se mlrent, d'abord indistincts, d'tranges bruits sourds qui bientt touffrent tout propos. L'excavateur pntra dans l'enclos, une masse balanait sa flche. Sans bruit les murs commenaient se rendre. Il faudrait bien voir qu'on ne se rendt pas, quand on est mur, de tels arguments. Et puis l'excavateur pouvait juger bon droit le mur chose inanime et dans un certain sens pas diffrent de lui. Or dans le monde inanim l'usage n'est pas de s'accorder grce. Lors on dpcha des camions sur place, des bulldozers... Et un beau jour, un soir, j'tais assis dans les ruines du chur. Par les pans bouls passait la nuit; moi, par les trous bants, je regardais les tramways qui s'enfuyaient dans le noir et la file blafarde des lanternes. De ce prisme d'glise je voyais ce qu'une glise en droit ne montre pas. Un jour, lorsque nous n'existerons plus, ou plutt aprs nous, notre place il surgira quelque chose aussi dont ceux qui nous auront connus auront peur. Mais ceux nous ayant connus seront peu. Ainsi, par pur souvenir, les cabots, au mme emplacement, lvent la patte. Le mur est parti depuis bien longtemps, mais eux, pardi, ils l'ont encor en tte. 76

Leurs rves tirent un trait sur le fait. Le sol peut-tre a prserv l'odeur? Le bouquin rsisterait l'asphalte? Peu leur chaut l'innommable btiment. Pour eux l'enclos est l, sans aucun doute! Tout ce qui est vident pour les hommes visiblement, les chiens n'en ont point cure! Ne dit-on pas fidle comme un chien ? Que s'il a pu m'arriver d'voquer sans rire le relais des gnrations, sachez que je ne crois qu' celui-l : entendez le relais de l'odorat. Il est si peu de Grecs Leningrad, si peu d'ailleurs partout ailleurs qu'en Grce... Ils sont tout le moins trop peu nombreux pour prserver les temples de leur foi. Quant la foi en nos temples nous elle n'est pas exige d'eux. C'est croire qu'une chose est de baptiser un peuple mais porter sa croix, c'est une autre histoire. Ils n'avaient qu'une seule obligation mais eux, ils n'ont pas su s'en acquitter : depuis lors la friche a bien buissonn. Toi le semeur, conserve ton araire, nous, nous saurons quand monter en pi. Mais ils n'ont pas conserv leur araire. Ce soir je regarde par la fentre et songe au chemin que nous avons pris. De quoi sommes-nous plus loin prsent : de l'hellnisme ou de l'orthodoxie? 77

De quoi sommes-nous prs? Devant nous, quoi? Entamons-nous maintenant une autre re? Et si tel est le cas, que nous faut-il faire? Quel sacrifice est de nous attendu? 1966(Traduit par Georges Nivat.)

La find'une belle poque

U N DIVERTISSEMENT L I T U A N I E N

Tomas Venclova.

1. Introduction Humble pays. Pays des bords de mer. Sa neige. Ses avions. Son tlphone. Ses Juifs. Tout embruni, l'htel du dictateur. Une stle au pote qui compara la Patrie sa mie, prouvant ainsi, plutt que son bon got, qu'il savait sa gographie : le sud vient visiter le nord chaque week-end et repart mch en titubant, dviant parfois vers l'occident... Un thme pour chansonniers... Les distances, trop grandes, semblent rves pour des hermaphrodites. Puis midi, le printemps; flaques, nuages, angelots innombrables sur les toits des glises sans nombre : ici venu, l'homme, s'il veut survivre la cohue, doit se changer en applique baroque. 81

2. Leiklos * Vivre il y a cent ans, renatre. Par-dessus le linge aux fentres lorgner pour voir : l'arbre, les toits, Sainte-Catherine et ses croix. Rougir de sa mre, essayer d'chapper au lorgnon braqu. Chiffonnier, pousser son chariot dans les rues jaunes du ghetto. La tte sous les draps, rver de polonaises amours. Puis, la der des ders, tomber aux champs d'honneur galiciens pour la Foi, le Tsar et la Patrie, moins d'aller aux Amriques, papillotes pour favoris, en vomissant dans l'Atlantique.

3. Le caf Neringa Vilnius, le temps fuit par la porte d'un bar au son clinquant des plats, des couteaux, des fourchettes, et l'espace, il pliss, pompette, l'observe longuement qui part. Ayant bu sa doublure, un gros rond cramoisi s'tiole sur les toits de tuile, et le vin coule comme si la face devenait profil. Docile ses voix, la soubrette82

en corsage de linon accourt en tombant d'un bond des paules de l'athlte.

4. Armoiries Georges, qui vainquit le Dragon, dans les arcanes du blason a perdu sa lance. Mais il conserve glaive et destrier. On le voit partout se ruer sus d'invisibles prils. Qui pourchasse-t-il, arme au poing? Quel mcrant? Quel sarrasin? Le gibier se terre, inconnu, hors des limites de l'cu. Le monde entier?... H, ce Wytowt tait prince de bonne toffe !

.5. Amicum philosophum de melancholia mania et plica polonica ** Dormir. Un morceau de femme. Urne grouillant de serpents affols. Du crne sourd le non-sens diurne dans une nuque accumul. Bouge. Tes tripes vont sentir comment de ces sanies glaces l'ternel style veut tracer lentement le verbe HAR, calligramme hampes et ventres 83

tors. Ce morceau de femme mou et ses longs mots par l'oue entrent comme des doigts cherchant des poux. Et ton astre sombre, orphelin, dans les brouillards lituaniens. 6. Palangen *** Qui d'autre que la mer peut regarder les cieux face face? Passant tapi au creux des dunes, sirote tes alcools sans relever les yeux. Tel un roi pourchass. Sans cuyer. Sans une arbalte. Perdus ses palais, ses troupeaux. Dont le fils vit cach chez quelque pauvre hre et qui n'a devant lui que le bout de la terre puisqu'il manque de foi pour marcher sur les eaux. 7. Dominikanaj **** Dtourne-toi, gagne ces lieux quasi morts, cette glise pour t'y asseoir auprs du retable. Repose-toi. Et dans l'oreille du bon Dieu ferme aux grondements du jour tu glisseras quatre syllabes : pardonne-moi.(Traduit par Jean-Paul Smon.)

* Rue de Vilnius, capitale de la Lituanie. ** A un ami philosophe, sur la mlancolie, la manie et la plique polonaise. Titre d'un livre mdival conserv la Bibliothque de Vilnius. *** Nom allemand de Palanga. **** En lituanien Dominicains : nom d'une glise de Vilnius.

84

DDI YALTA

L'histoire que j'voque ci-dessous est vraie. Mais, par malheur, notre poque la vrit, tout comme le mensonge, doit tre solidement taye et dmontre. N'est-ce pas l le signe qu'on entre dans un monde entirement neuf mais triste? La vrit prouve n'est plus la vrit mais seulement une somme de preuves. De nos jours on ne dit plus je crois , mais admettons . Au sicle de l'atome on s'intresse moins aux choses qu' comment on les fait. Et comme un gosse ventrant sa poupe pleure en n'y dcouvrant que de la bourre nous prenons trop frquemment les dessous des petits et des grands vnements pour l'vnement mme. Il y a l un certain charme dans la mesure o les motifs, les relations, le milieu, tout cela c'est la vie. Et cette vie 85

on nous a appris la regarder comme l'objet de nos spculations mentales. Et il semble parfois qu'il suffirait d'entremler relations et motifs, problmes et milieu pour qu'en surgisse l'vnement. Un crime par exemple. Mais point. Dehors c'est un jour ordinaire, il pleut tout doucement, les autos vont et le tlphone (assemblage de cathodes, lames-ressorts, rsistances...) se tait. Eh oui! L'vnement, hlas, ne se produit pas. D'ailleurs, Dieu merci! Ceci est donc arriv Yalta. Bien entendu je m'en vais recourir cette optique de la vrit ci-dessus expose. Donc ventrer la fameuse poupe. Que me pardonne mon bon lecteur si, et l, j'ajoute la vrit un peu d'Art, qui, la fin du compte, s'avre tre le fond de tout vnement (bien que l'art dont puisse faire preuve un auteur soit, non l'Art de la vie, mais seulement sa ressemblance). Les dclarations des tmoins sont ici donnes dans l'ordre de leurs dpositions. Nous verrons donc combien la vrit dpend de l'art et non l'art de la vrit prsente. 86

1

Ce soir-l il m'a dit au tlphone qu'il ne viendrait pas. Pourtant, ds mardi, nous avions convenu qu'il passerait samedi. Oui, justement ce mardi. J'avais tlphon pour l'inviter venir. Il avait dit : " samedi ". Dans quel but? Simplement, depuis longtemps, nous dsirions analyser ensemble une tude de Tchigorine. Eh oui! Il n'y avait pas, comme vous disiez, d'autre but notre rencontre. A moins, bien sr, que l'on considre l'envie de rencontrer un ami agrable comme un but. Mais vous tes mieux plac pour voir... Malheureusement, ce soir-l, il m'a fait savoir qu'il ne viendrait pas. Dommage! J'aurais tant voulu le voir. Que dites-vous? S'il semblait mu? Non. Il s'exprimait de son ton habituel. Bien sr, le tlphone est ce qu'il est; pourtant, quand on ne voit pas le visage, on prte plus d'attention la voix. Je n'ai pas peru d'motion. En fait il formait bizarrement ses phrases. Il y avait moins de mots que de pauses qui troublent toujours quelque peu. Car nous prenons souvent le silence d'autrui pour un moment o son esprit travaille. 87

Cette fois-l c'tait un vrai silence. Si bien qu'on commenait se sentir plus ou moins dpendant de ce silence, ce qui pesait sur les nerfs beaucoup. Moi, j'y voyais plutt une squelle de sa blessure. Oui, j'en suis persuad. Comment autrement expliquer... Quoi donc? Oui, c'est vrai, il tait calme. D'ailleurs je ne fais qu'en juger d'aprs sa voix. Dans tous les cas je ne puis que vous dire qu'aussi bien mardi que samedi soir il parlait de son ton habituel. Si quelque chose entre-temps s'tait produit, ce n'tait pas samedi. Ou alors comment aurait-il pu tlphoner? Moi, quand a ne va pas... Que dites-vous? Notre conversation? A votre guise. Ds que j'ai entendu la sonnerie, j'ai pris le rcepteur. " Bonsoir, c'est moi. Vous voudrez bien, j'espre, m'excuser, il me sera impossible aujourd'hui de venir vous voir. " C'est vrai? Quel dommage! mercredi peut-tre? En vous appelant? Je vous en prie, il n'y a pas de quoi! Alors, mercredi? Mais lui : " bonsoir ". Oui, il n'tait pas trs loin de huit heures. Aprs son appel, j'ai fait la vaisselle et sorti l'chiquier. La fois dernire il penchait pour jouer la reine en E8. Drle de faon de jouer, pas trs claire, presque absurde. Pas du tout dans l'esprit de Tchigorine. Un coup curieux, absurde, 88

ne changeant rien au jeu mais par l mme faisant perdre tout son sens l'tude. Chaque partie a son bilan prcis : victoire, dfaite ou bien mme un nul, c'est l un rsultat. Mais ce coup-l semblait mme provoquer chez les pices une sorte de doute d'exister. Bien aprs minuit j'y tais encore. Peut-tre un jour cette faon de jouer prvaudra-t-elle, mais quant moi... Pardon, j'ai mal compris? Si ce nom-l me dit quelque chose? Bien entendu. Nous sommes spars depuis cinq ans. Oui, c'est a, nous n'tions pas maris. Le savait-il? Il me semble que non. Pourquoi aurait-elle t le lui dire? Quoi? Cette photographie? Je l'avais dissimule avant son arrive. Je vous en prie, pourquoi vous excuser? Votre question est naturelle, et je... Comment j'ai eu connaissance du meurtre? Elle m'a appel cette nuit-l. En voil une qui semblait s'en faire! 2

Nous nous sommes peu vus l'anne dernire mais vus quand mme. Il se rendait chez moi deux fois par mois. Parfois plus rarement. Il n'est pas du tout venu en octobre. Il me prvenait habituellement par tlphone. Une semaine avant. Pour qu'il n'y ait pas d'ennuis. Je travaille, 89

comme vous le savez, dans un thtre. On n'est jamais sr de rien. Tout coup quelqu'un tombe malade ou part pour jouer dans un film. Il faut bien le remplacer. Enfin, en gros, dans ce genre. Et de plus, de plus il savait bien que maintenant... Oui, c'est vrai. Mais comment le savez-vous? Aprs tout c'est votre rle vous. Mais, ce que j'ai maintenant, c'est, disons, du srieux. J e voulais dire par l que c'est... Oui, malgr tout, je continuais le revoir. Comment vous expliquer? C'tait, remarquez bien, quelqu'un d'trange, diffrent des autres. Oui, je sais, tous, tous les gens diffrent les uns des autres. Mais lui ne ressemblait aucun autre. C'tait l ce qui m'attirait en lui. Quand nous tions ensemble, tout cessait autour de nous d'exister. C'est--dire tout avanait et tournait comme avant, la vie continuait. Pourtant la surface de tout, des tres comme des choses, se recouvrait d'une sorte de voile, plutt de poussire, qui lui donnait comme une espce d'uniformit. C'est ainsi, dans les hpitaux, qu'on peint en blanc les plafonds, les murs et les lits. Reprsentez-vous ainsi mon studio couvert de neige. trange, n'est-ce pas? Et cependant ne penseriez-vous pas que le mobilier gagnerait une telle mtamorphose? Non? Dommage. 90

Je me disais que cette ressemblance tait le vrai visage de ce monde. Je tenais beaucoup cette impression. Et c'est justement pour cela que je ne rompais pas avec lui. Au nom de quoi, dites-le-moi, m'aurait-il fallu ne plus le voir? Au nom du capitaine? Mais ce n'est pas dans mes ides. Bien sr, c'est un homme srieux, quoique officier. Mais ce sentiment-l passait pour moi bien avant tout. Car l'autre aurait-il pu me le donner? Seigneur, c'est seulement maintenant que je commence comprendre quelle importance revtait pour moi ce sentiment! Eh oui, c'est bien trange! Qu'tait-ce donc en fait? Sinon que je ne serais dsormais qu'une parcelle de l'univers, que me recouvrirait cette patine, alors que je croirais tre unique en mon genre. En fait, tandis que nous pensons exister en nous-mmes, nous ne connaissons rien. Affreux, affreux! Excusez-moi mais je vais prendre un verre. Vous aussi? Avec plaisir. Allons donc, je n'en ai aucune ide! Quand et o nous avons fait connaissance? Attendez. Sans doute sur la plage. Oui, c'est a : Livadia, la maison de repos. O peut-on rencontrer quelqu'un ailleurs dans un trou comme le ntre? Eh bien, vous semblez tout savoir sur moi! Cependant 91

vous n'arriverez pas deviner ses premiers mots en faisant connaissance. Lui, il m'a dit : " Oh, je comprends combien je vous dplais. Pourtant... " Ce qui suivit importe peu. Qu'en pensez-vous? Pas mal! Si vous voulez le conseil d'une femme, c'est une excellente entre en matire. Ce que je connatrais de sa famille? Mais pas la plus petite chose. Ah si! Il me semble qu'il a un fils, mais o? Et d'ailleurs non! Je confonds avec le capitaine. Oui, un garon, colier. Pas drle. C'est son pre tout crach... Je ne sais rien du tout de sa famille, ni des gens qu'il connat. Il ne m'avait, me semble-t-il, prsente personne. Excuse2-moi, je vais me resservir. Vous dites vrai : il fait trs lourd, ce soir. Non, je ne sais pas qui a pu le tuer. Que dites-vous? Allons, c'est une loque! Ses histoires d'checs l'ont rendu fou. De plus, ils taient bons amis. Je n'ai jamais pu comprendre ce qui les liait. Ah, ce qu'ils peuvent fumer dans leur club, empuantir le Midi tout entier! Non, ce soir-l, nous tions au thtre. Le capitaine? En civil. Je ne peux supporter l'uniforme. Et puis nous sommes rentrs tous les deux. Nous l'avons trouv dans mon entre. En travers de la porte. Nous avons cru d'abord un ivrogne. 92

Vous savez, notre entre est plutt sombre. Mais j'ai alors reconnu son imper : il portait un imper blanc, tout sali. Non, il ne buvait pas. J'en suis certaine. Oui, il s'tait tran. Tran longtemps. Qu'avons-nous fait alors? Port chez moi, tlphon au commissariat. Moi? Non, le capitaine. Je dfaillais. Oui, tout cela est un vrai cauchemar. C'est aussi votre avis? Comme c'est drle! C'est pourtant votre mtier. Oui, bien sr, on ne peut pas s'y faire comme a. Vous tes aussi un tre humain. Oh, pardon! Je me suis mal exprime. Oui, je vous en prie, mais ne m'en versez pas. a me suffit. J'ai le sommeil fragile, et demain, je rpte. Bon, peut-tre comme remde l'insomnie. Vous en tes sr? Alors, rien qu'une gorge. Oh oui, c'est vrai, il fait diablement chaud, diablement lourd. L'air est irrespirable et tout vous pse par cette chaleur. Je n'en peux plus, j'touffe. Et vous? Et vous? Vous aussi, hein? Et vous? Et vous? Je ne sais plus rien d'autre, mais plus rien d'autre. Oui? Mais je vous dis que je ne sais plus rien. Mais que me voulez-vous enfin? Mais que me... Mais que veux-tu donc? Hein? Mais quoi, mais quoi, mais quoi?

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3 Donc vous pensez que je suis oblig de vous fournir des explications? Bon, je m'excute alors. Mais sachez-le : je vais vous dcevoir, vu que j'en sais sur son compte certainement bien moins que vous. Et cependant ce que je sais ferait perdre la raison plus d'un, ce qui, je crois, ne vous menace gure puisque vous... Oui, c'est strictement exact, j'avais pris en horreur l'individu. J e pense que les raisons vous sont claires. Sinon, en chercher les motivations serait absurde. D'autant plus que vous n'tes intress que par les faits. Alors, j'avoue que je le hassais. Non, nous ne nous connaissions pas. Oui, je... je savais que quelqu'un venait la voir. Mais j'ignorais qui c'tait. Quant elle, videmment, elle n'en disait mot. Mais moi, je le savais. Oh, nul besoin d'tre un Sherlock Holmes de votre genre. Le sens de l'observation suffisait. Et d'autant plus... Oui, on peut tre aveugle. Mais vous semblez ne rien connatre d'elle! D'ailleurs, si elle ne m'avait rien dit sur ce type, ce n'tait pas pour me cacher quoi que ce soit, mais bien plutt pour ne pas m'ennuyer. Il n'y avait en fait rien cacher. Et d'elle-mme 94

elle a avou je l'avais mise au pied du mur - que, depuis presque un an, plus rien ne se passait entre eux. J e ne sais pas si je l'ai crue. Oui, j'y ai cru. a ne m'a pas soulag pour autant. Oui, c'est peut-tre vrai. vous de voir. Mais si quelqu'un vous confie quelque chose, ce n'est pas pour que vous n'y croyiez pas. Pour moi le mouvement mme des lvres importe plus que le vrai ou le faux : il y a l tellement plus de vie que dans ce que disent ces mmes lvres. J e viens de dire que j'y ai cru. Non! Il y avait l quelque chose en plus. J'ai simplement vu qu'elle me parlait. (Notez bien que j'ai vu, pas entendu!) Comprenez, j'avais devant moi un tre qui parlait, qui bougeait, qui respirait. J e n'y pouvais pas voir que du mensonge, je ne le voulais pas. a vous tonne qu'avec une telle approche de l'homme je sois parvenu obtenir quatre toiles? Mais ce sont l des petites. J'ai dbut tout fait autrement. Depuis longtemps ceux de ma promotion en ont des grandes. Et beaucoup, deux (ajoutez votre version des faits que je suis un rat. Cela pourra contribuer la rendre vridique). J e disais : j'ai commenc autrement. Tout comme vous, je me mfiais de tout. Et non sans raison, bien sr. Les soldats 95

sont des gens essayer tout le temps d'embter l'officier. Mais, un jour, au front, en quarante-quatre, j'ai compris combien c'tait absurde. Autour de moi il y avait vingt-huit corps dans la neige, tous des soldats dont je m'tais mfi. Que dites-vous? Pourquoi je parle de ce qui ne concerne en rien notre affaire? Mais je rpondais votre question. Oui, je suis veuf. a fait dj quatre ans. Oui, j'ai un enfant. Un garon, un fils. O je me trouvais ce samedi soir? Au thtre. Et je l'ai raccompagne chez elle. C'est a, il gisait dans l'entre. Quoi? Quelle fut ma raction? Aucune. Bien sr, je l'ai reconnu. Je les ai vus un jour ensemble dans un magasin en train d'acheter quelque chose. J'ai alors compris. Il m'tait arriv de tomber sur lui parfois la plage. Le mme endroit nous plaisait tous deux, vous savez, prs du filet. Et toujours je remarquais ces taches sur son cou... bon, vous m'avez compris... Eh oui voil. Un jour je lui ai dit, oh, quelque chose sur le temps qu'il faisait. Il s'est alors pench vers moi et, sans me regarder, il a dit : je ne dsire pas vous " et ce n'est que quelques instants plus tard qu'il a ajout : " parler ". Ce faisant il continuait de regarder en l'air. 96

Je vous jure, cet instant, j'aurais pu le tuer. Ma vue s'est soudain assombrie, j'ai senti dferler dans mon cerveau une vague brlante et j'ai sans doute, l'espace d'un instant, perdu conscience. Lorsque j'ai repris enfin mon contrle, monsieur tait allong comme avant, un journal sur les yeux et, sur son cou, les taches sombres de ces ecchymoses... J'ignorais encore que c'tait lui. Par chance elle n'tait pas encore dans ma vie. Ensuite? il a, semble-t-il, disparu et je ne le voyais plus sur la plage. Puis vint la Maison des Officiers cette soire o je l'ai rencontre. Puis je les ai vus dans le magasin... C'est pourquoi samedi soir tout de suite je l'ai reconnu. Pour tout vous avouer, cela dans un certain sens m'arrangeait. a aurait pu n'avoir jamais de fin et, aprs chacune de ses visites, elle restait quelque peu perturbe. Mais prsent tout va rentrer dans l'ordre. a sera assez pnible au dbut mais je suis pay pour savoir qu'un mort a finit par s'oublier. Et de plus nous allons, semble-t-il, partir. Je suis nomm l'Ecole de Guerre. Oui, Kiev. N'importe quel thtre la prendra. Mon fils l'aime beaucoup. Et nous aurons, nous aussi peut-tre, un enfant nous. Je peux ha, ha, ha! vous voyez, encore... 97

Oui, je possde une arme personnelle. Mais non, pas un Stetchkine, j'ai simplement gard un Parabellum de la guerre. Je sais, on s'est servi d'une arme feu.

4

Le soir le vieux s'est point au thtre. On est rests, la grand-mre et puis moi. C'est a, on a regard la tl. Mes devoirs? Mais on tait samedi! Ouais, la tl. Qu'est-ce qu'il y avait? Je saurais pas dire. moins que... Sorge? Ouais, c'est a, Sorge. Mais je l'ai pas vu jusqu'au bout. Je le connaissais, ce film. On y avait t avec la classe. C'est a. quel moment je suis parti? Ben l, quand Klausen et les Allemands, plutt les Japonais... et puis aprs ils suivent la cte avec leur canot. Ouais, c'tait quelque part aprs neuf heures. C'est sr. Parce que l'alimentation, a ferme neuf heures le samedi et j'aurais voulu de la glace. Non, j'ai vu de la fentre. C'est en face. Et puis j'ai eu envie de faire un tour. Non, j'ai rien dit la vieille. Pourquoi? Elle aurait rl : ton manteau, tes gants, ton bonnet, tout le saint-frusquin, quoi! Ouais, j'avais mon blouson. Pas celui-ci. L'autre avec un capuchon. Avec la fermeture clair. 98

Ben oui, je l'ai pris. Mais non, je savais o tait la clef. Oh, juste comme a! et pas du tout pour en ficher plein la vue. Et qui? A l'heure qu'il tait, il faisait noir. Ce quoi je pensais? Oh ben, rien. Je faisais rien qu'un bout de promenade. Comment je me suis retrouv en haut? Je sais pas. Quand on descend de l-haut, on a tout le temps en face de soi la rade, et puis tous ces feux dans le port. Oui, c'est a. On s'imagine ce qui se passe l-bas. Et puis quand il faut rentrer, c'est plus facile de descendre. Rencontr qui? Non, pas l'ombre d'un chat. Non, je savais pas l'heure. Le Pouchkine part minuit, je crois, le samedi. Il tait l encore et, l'arrire, le dancing avec ses vitres teintes et ce truc en haut comme une meraude. Ouais, c'est l que... De quoi? a non, alors! Sa baraque est au-dessus du parc. Lui, je l'ai rencontr prs de la sortie. Quoi? Et en gros comment sont mes rapports avec elle? Ben, comment dire, elle est belle. La grand-mre est du mme avis. Et chouette aussi, elle est pas embtante. Mais au fond, vous savez, moi je m'en fous. C'est au pater de voir... Oui, l'entre. Ouais, il fumait. J'en ai demand une. 99

Il a pas voulu et puis... ben, en gros, il m'a dit : " Allez, fous le camp d'ici ", et peu aprs, je m'tais loign d'une dizaine de pas, ou bien plus, il a ajout mi-voix : " salaud ". Dans ce silence-l j'ai entendu. Je ne sais pas ce qui m'est arriv! Comme si j'avais reu un grand coup. Je n'ai plus rien su, je n'ai plus rien vu. Je me suis retourn comme un seul homme et j'ai tir sur lui. Mais pas touch : il est rest debout au mme endroit en fumant, semblait-il. Et moi... et moi, j'ai cri et dtal comme un rat. Et lui, il est rest l. On ne m'a jamais parl comme a. Qu'est-ce que, qu'est-ce que j'avais fait? Seulement demand une cigarette. Et mme! Je sais que c'est pas bien. Mais presque tous on fume. Et j'avais mme pas envie de fumer. Je pouvais bien m'en passer, juste en tenir une. Mais non, mais non! Je voulais pas faire comme les grands! Je m'en fichais de fumer. Mais le port, tous ces feux et lumires dans la rade... D'ailleurs ici aussi... Non, je peux pas, comme il faudrait, vous... Et si c'est possible, ne racontez pas tout a mon vieux! Il me tuerait... Je l'ai remis en place. Et la grand-mre? Elle dormait dj. Elle avait mme laiss la tl, l'mission tait finie... Ds que je 100

suis rentr, je l'ai remis sa place et au lit! Ne le dites pas au vieux! Il me tuerait! Puisque je l'ai rat! J'ai tir ct! C'est vrai? C'est vrai?

5 Un tel. Quarante ans. Nationalit. N . Clibataire. Enfants : nant. Venant de. Inscrit . A quel endroit, quand, par qui trouv mort. Et plus loin suivent les suspects qui sont au nombre de trois. Ils sont ainsi trois tre suspects. En gnral, qu'il soit dj possible d'accuser trois personnes d'un seul meurtre en dit dj fort long. Oui, bien entendu, trois individus peuvent accomplir une seule action. Manger un poulet. Mais l c'est un meurtre. Et le fait lui-mme qu'on ait des soupons contre trois personnes implique en soi que chacune aurait pu tuer. Et ce fait rend tout fait absurde l'instruction. tant donn que l'enqute aura pour seul rsultat de savoir qui a tu. Sans pour autant dmontrer que les autres en taient incapables. a vous fait frmir? C'est idiot. D'ailleurs ces deux faits - qu'un homme puisse accomplir un meurtre et qu'un autre homme soit capable d'enquter malgr toute l'apparence de cause effet, sont, c'est indniable, 101

d'importance ingale. Il s'agit sans doute d'un effet de rapprochement. Oh oui, tout a c'est triste... Quoi, que dites-vous? Que justement le nombre des personnes sur qui se sont dirigs les soupons semble les unir et peut leur servir plus ou moins d'alibi? Qu'un seul poulet ne nous permettra pas de nourrir trois personnes? Indubitablement. Donc l'assassin n'appartient pas ce cercle mais se tient en dehors. Que c'est quelqu'un qui chappe priori aux soupons!? Autrement dit le meurtrier n'aurait aucun motif de commettre son crime!? Oui, ce fut vrai en cette occasion-l. Oui, vous avez raison... Mais c'est l... c'est... c'est faire l'apologie de l'absurde! L'apothose du non-sens! Folie! Tout cela d'aprs vous serait logique. Mais, attendez! Alors expliquez-moi o est le sens de la vie. Est-ce quand un garon en blouson sort des buissons et se met vous tirer dessus? Si, si cela tait vrai, alors pourquoi, pourquoi appelons-nous cela un crime? Et, qui plus est, enqutons-nous?! Horrible! S'il en tait ainsi, nous passerions toute la vie dans l'attente d'un crime et l'enqute alors serait une faon d'attendre, cependant que l'assassin ne serait pas du tout un assassin et que... 102

Excusez-moi, je me sens mal. Montons sur le pont. On touffe ici... Oui, c'est Yalta. Vous voyez, tout l-bas, cet immeuble. Non, plus haut, ct du Mmorial... Comme il est clair! C'est beau, pas vrai?... Non, j'ignore combien il sera condamn. Non, ce n'est plus notre affaire. Au tribunal de juger. Sans doute aura-t-il... Veuillez m'excuser, je ne peux pas y penser prsent. J'ai du mal respirer. Ce n'est rien. a ira mieux quand nous serons au large. Livadia? C'est l-bas. Oui, regardez ces lumires. C'est assez chic, pas vrai? Oui, mme la nuit. Comment, j'entends mal? Oui, grce Dieu. Le bateau part enfin.

Le Colchide ventrait les flots. Yalta avec ses fleurs, ses* palmes et ses feux, ses touristes agglutins aux portes des tablissements clos, telles des mouches aux lampes allumes, se balanait lentement, lentement tournait. La nuit sur la mer est diffrente de toute nuit terrestre, peu prs comme un regard, se rencontrant lui-mme dans la glace, diffre du regard port sur l'autre. Le Colchide tait au large. sa suite l'cume bouillonnait dans son sillage et la presqu'le peu peu fondait dans la nuit noire. Ou plutt revenait 103

ces contours que toujours lui assignent pour nous les cartes de gographie. Janvier-fvrier 1969(Traduit par Jean-Marc Bordier.)

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NATURE MORTE

Verr la morte e avr i tuoi occhi CESARE PAVESE

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Choses et gens nous entourent. Et les deux dchirent l'il. Mieux vaut vivre dans le noir. Je suis assis sur un banc du parc et je suis des yeux une famille qui passe. La lumire me rpugne. C'est janvier. L'hiver. Selon le calendrier. Quand le noir me rpugnera, alors je parlerai.

105

2

Voil. Je suis prt. Commencer. Peu importe par o. Ouvrir la bouche. Je peux me taire. Mais mieux vaut que je parle. De quoi? Des jours, des nuits, ou bien encore de rien. Ou encore des choses. Des choses et non des gens. Ils mourront. Tous. Je mourrai aussi. Vaine entreprise. Comme d'crire au vent.

3

Mon sang est froid. Froid plus mordant que rivire jusqu'au fond gele. Je n'aime pas les gens. Leur allure me dplat. Ils sont par leurs visages accrochs la vie d'un air inbranlable. Quelque chose dans leurs visages est insupportable l'esprit. 106

Quelque chose de flagorneur l'adresse d'on ne sait qui.

4

Plus aimables sont les choses. Elles ne reclent ni bien ni mal apparent. Et, si on les explore, en leur fin fond. Intrieur des objets. Poussire. Cendre. Termite perce-bois. Papillon dessch. Parois. Pour l'inconfort des mains. Poussire. Et la lumire soudaine n'clairera que poussire. Quand bien mme la chose est hermtiquement close.

5 L'extrieur de la vieille armoire, et son intrieur aussi, fait surgir dans ma mmoire Notre-Dame de Paris. Au creux de l'armoire, tnbres. Jamais plumeau ni surplis n'y essuieront la poussire. D'elle-mme la chose, c'est la rgle, 107

ne combat pas la poussire, ne fronce pas le sourcil. Car la poussire est la chair du temps. La chair et le sang.

6 Pour moi depuis quelque temps je dors au milieu du jour. C'est ma mort apparemment qui m'prouve prsentant, moi qui respire, un miroir devant ma bouche, pour voir comment je tolre le non-tre la lumire. Je ne bouge pas. Flancs froids comme glace. Le bleut de mes veines est celui du marbre.

7

Prparant une surprise par la somme de ses angles, la chose chappe l'ordonnance des mots. La chose n'est pas l, debout. Pas plus qu'elle ne bouge. Incohrence. 108

La chose est espace, hors duquel la chose elle-mme n'est pas. On peut la fracasser, la brler, l'ventrer, la briser. La jeter. La chose pour autant ne criera pas : Putain !

8

Arbre. Ombre. Terre sous l'arbre pour les racines. Monogrammes enlacs. Argile. Range de pierres. Racines. Leur entrelacs. Pierre dont le propre poids arrive librer de tout ce systme de nuds. Elle ne bouge pas. Impossible de la dplacer, de l'emporter. Ombre. Homme dans l'ombre, comme un poisson dans la nasse.

9 Chose. Couleur brune de la chose. Au contour effac. Crpuscule. Plus rien. Rien. Nature morte. 109

La mort viendra et trouvera le corps, eau dormante, qui refltera la visite de la mort comme la venue d'une femme. Absurdit, mensonge, le crne, le squelette et la faux. La mort viendra, et elle aura tes yeux.

10 La mre dit au Christ : Tu es mon fils ou bien mon Dieu? Tu es clou la croix. Comment rentrer chez moi? Comment franchir le seuil, sans avoir compris ni choisi : tu es mon fils ou bien Dieu? Es-tu mort? Es-tu vivant? Et Lui dit en rponse : Mort ou vivant, femme, quelle diffrence? Fils ou Dieu, je suis tien. 1971(Traduit par Vronique Schiltz.)

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POST AETATEM N O S T R A M

A. Serguev I

L'empire est le pays des imbciles. Les rues ont t condamnes pour l'arrive de l'Empereur. La foule presse les lgionnaires. Cris et chants. Mais clos le palanquin : l'objet d'amour refuse d'tre objet de curiosit. Prs du palais au fond d'un caf vide un invalide hirsute et un vagabond grec jouent aux dominos. Des taches de soleil voltigent sur les nappes; et des cris de triomphe font frissonner les stores doucement : le Grec vaincu compte ses drachmes; le vainqueur commande un uf mollet avec un peu de sel. Dans une vaste chambre un vieux fermier raconte une toute jeune htare qu'il a vu l'Empereur. L'htare n'en veut rien croire, et rit. Ce sont pour eux prludes aux jeux amoureux venir.

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II LE PALAIS

Une nymphe et un satyre de marbre sculpts regardent au fond d'un bassin lisse couvert de ptales de roses. Nu-pieds, le Procurateur en personne rgle son compte au roi de ce pays pour trois pigeons touffs dans la pte (ils se sont envols ds le pt ouvert, mais ils sont retombs aussitt sur la table). La fte en est gche, peut-tre la carrire. Le roi sans un mot sur le sol mouill se tord, noueux, sous le genou puissant du Gouverneur. La fragrance des roses ombre les murs. Les esclaves figs regardent devant eux, telles des statues. Mais dans la pierre lisse aucun reflet. Dans l'ombre incertaine de la lune froide contre la chemine des cuisines royales le vagabond grec, un chat dans les bras, regarde deux esclaves qui emportent le corps du cuisinier pli dans une bche et descendent lentement vers le fleuve. Le gravier crisse. Et l'homme sur le toit essaie pleines mains de museler le chat. 112

III

Le barbier abandonn d'un jouvenceau se regarde au miroir sans rien dire - sans doute il est ses regrets et ne se soucie gure du chef ensavonn d'un client oubli. Le garon coup sr ne reviendra jamais. Cependant le client paisiblement somnole et son sommeil est plein des songes les plus grecs, plein de dieux, de joueurs de cithares, de luttes dans des gymnases o l'odeur aigre de sueur irrite les narines. Et une mouche norme, descendant du plafond, fait un crochet, se pose sur la joue rebondie et blanche de savon du client endormi, et, noye dans l'cume, tels les peltastes de Xnophon gars dans l'Armnie neigeuse, elle rampe grand-peine par les vallons, par les gorges et les ravines vers le sommet, et, esquivant la bouche-gouffre, elle voudrait grimper jusqu'au bout de ce nez. Alors le Grec entrouvre un il noir effrayant, et la mouche se sauve, en hurlant de terreur.

IV

Le lendemain : une nuit sche et pure. Le drapeau la vote, face de cheval, 113

mche l'air de ses dents. Le labyrinthe des rues dsertes est inond de lune : le monstre, pour sr, dort profondment. Plus on s'loigne du palais, plus se font rares les statues et bassins. Les faades sont nues. Et qu'une porte donne sur un balcon, elle est ferme. Le calme de la nuit ici aussi n'est garanti que par les murs. Le bruit des pas, quand on marche, est sinistre et dsarm tout la fois; dans l'air flotte une odeur de poisson : c'est la fin des habitations. Un long chemin de lune brille au-del. Une felouque noire le traverse, furtive comme un chat, et se perd dans les ombres : c'est le signe que ce n'est pas la peine, en fait, d'aller plus loin.

v Dans une Adresse aux Dirigeants , colle sur les panneaux muraux dans les rues, un clbre, un trs clbre ade local, enflamm de noble indignation, avec audace rclame qu'on supprime l'Empereur (au vers suivant) sur les monnaies de cuivre. La foule gesticule. Jeunes gens, vieillards chenus, hommes en pleine force, htares connaissant un peu leurs lettres, 114

tous unanimement s'accordent pour conclure que l'on n'a jamais vu cela, sans dire quoi : tant de courage ou de flagornerie. La posie il faut croire consiste en l'absence de dlimitations prcises. L'horizon est bleu-noir invraisemblablement. Bruit du ressac. Comme un lzard en mars, tendu paresseux sur la pierre brlante et dessche, il y a l un homme nu pelant des amandes voles. Un peu plus loin, avant de se baigner, deux esclaves enchans s'aident mutuellement en riant aux clats ter leurs haillons. On touffe de chaud; et le Grec se laisse glisser de sa pierre, yeux rvulss, telles deux drachmes d'argent frappes l'effigie de nouveaux Dioscures.

VI

Excellente acoustique! Normal que l'architecte ait servi dix-sept ans de nourriture aux poux Lemnos. Acoustique en effet excellente! Le jour aussi est merveilleux. La foule emplissant jusqu'au bord le stade comme un moule coute en retenant son souffle, immobile, les injures avec lesquelles dans l'arne deux lutteurs prts combattre s'invectivent pour s'chauffer avant de prendre en main le glaive. 115

Le but de la comptition n'est pas le meurtre, mais une mort logique l'quit conforme. Les lois du sport sont les lois du tragique. L'acoustique est trs excellente. Aux tribunes il n'y a que des hommes. Le soleil d't dore les lions boucls de la loge impriale. Le stade tout entier n'est qu'une vaste oreille. Crapule! Ordure! - Ordure et crapule toi-mme! Et l le Gouverneur, dont la face est semblable un pis en putrfaction, se met rire.

VII LA TOUR

Midi. Le temps est frais. La flche en fer de la tour municipale perdue on ne sait o dans les nuages remplit en mme temps le triple office de phare, de paratonnerre et de support pour y hisser le drapeau de l'tat. Dedans... dedans il y a la prison. On a fait un jour un compte qui estime que dans les satrapies, au temps des pharaons, parmi les musulmans, l'poque chrtienne, six pour cent peu prs de la population taient emprisonns ou condamns mort. Voil pourquoi quelque cent ans auparavant l'aeul de l'actuel Empereur avait conu 116

une rforme judiciaire, abolissant l'inique tradition du chtiment suprme. Puis l'aide d'une loi trs spciale il rduisit les six pour cent deux. On condamnait les gens, bien sr, la prison vie. Qu'on soit coupable ou non coupable, cela n'importait pas. La loi, en somme, prenait un peu l'allure d'un impt. De ces temps-l datait la tour. L'acier chrom envoie ses reflets aveuglants. Au quarante-troisime tage, un berger, le visage pass travers le hublot, fait descendre le meilleur de ses sourires vers son chien, venu le visiter.

VIII

La fontaine, qui figure un dauphin en pleine mer, est absolument sche. C'est raisonnable : un poisson de pierre peut bien se passer d'eau, tout comme l'eau n'a d'un poisson en pierre nul besoin. C'est l'nonc du verdict d'un arbitre aux dcisions toutes de scheresse. Sous les colonnes blanches du palais, sur les degrs de marbre, un petit groupe de chefs basans, manteaux de couleurs, attendent l'apparition de leur roi. 117

Comme un bouquet oubli sur la nappe attend un vase de cristal plein d'eau. Le roi parat. Alors les chefs se lvent et agitent leurs javelots. Sourire