Briquel - Tullus Hostilius et le thème indo-européen

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Dominique Briquel Tullus Hostilius et le thème indo-européen des trois péchés du guerrier In: Revue de l'histoire des religions, tome 221 n°1, 2004. pp. 23-62. Résumé Dans la série des rois pré-étrusques de Rome, les analyses de G. Dumézil ont amené à reconnaître en Tullus Hostilius la figure d'un roi guerrier comme le fait attendre la tripartition fonctionnelle indoeuropéenne. A partir de cette constatation, G. Dumézil avait essayé de retrouver dans la geste de ce roi l'application d'un modèle légendaire courant, celui des trois péchés du guerrier. Mais la comparaison avec la mythologie du dieu indien Indra telle qu'elle apparaît dans le "Markandeyapurana" qu'il avait proposée n'est pas entièrement satisfaisante. On propose de rendre compte de la geste de Tullus par une autre structure fondée sur une série de trois péchés, ceux d'Horace tuant sa sœur, Mettius Fufetius trahissant Rome et les Albains abandonnant leurs cultes ancestraux. Abstract Tullus Hostilius and the Indo-European topic of the three sins of the warrior Among the kings of Rome of the pre-Etruscan period, Tullus Hostilius, as shown by G. Dumézil, appears as a warrior-kind, representative of the Indo-European second function. Therefore, Dumézil had tried to recognize in the tradition about Tullus an occurrence of the widespread « three sins of the warrior » theme. But his comparison with the Indian mythology of the warrior god Indra in the "Markandeyapurana" is not entirely satisfactory. Here is examined the hypothesis that the legend of Tullus Hostilius could be based on another sequence of three sins, those of Horatius, guilty of his sisters murder, Mettius Fufetius, treacherous ally of Rome, and the Albans, who have neglected their ancestral cults. Citer ce document / Cite this document : Briquel Dominique. Tullus Hostilius et le thème indo-européen des trois péchés du guerrier. In: Revue de l'histoire des religions, tome 221 n°1, 2004. pp. 23-62. doi : 10.3406/rhr.2004.899 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhr_0035-1423_2004_num_221_1_899

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Indoeuropean religion in Rome

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Dominique Briquel

Tullus Hostilius et le thème indo-européen des trois péchés duguerrierIn: Revue de l'histoire des religions, tome 221 n°1, 2004. pp. 23-62.

RésuméDans la série des rois pré-étrusques de Rome, les analyses de G. Dumézil ont amené à reconnaître en Tullus Hostilius la figured'un roi guerrier comme le fait attendre la tripartition fonctionnelle indoeuropéenne. A partir de cette constatation, G. Dumézilavait essayé de retrouver dans la geste de ce roi l'application d'un modèle légendaire courant, celui des trois péchés du guerrier.Mais la comparaison avec la mythologie du dieu indien Indra telle qu'elle apparaît dans le "Markandeyapurana" qu'il avaitproposée n'est pas entièrement satisfaisante. On propose de rendre compte de la geste de Tullus par une autre structure fondéesur une série de trois péchés, ceux d'Horace tuant sa sœur, Mettius Fufetius trahissant Rome et les Albains abandonnant leurscultes ancestraux.

AbstractTullus Hostilius and the Indo-European topic of the three sins of the warrior

Among the kings of Rome of the pre-Etruscan period, Tullus Hostilius, as shown by G. Dumézil, appears as a warrior-kind,representative of the Indo-European second function. Therefore, Dumézil had tried to recognize in the tradition about Tullus anoccurrence of the widespread « three sins of the warrior » theme. But his comparison with the Indian mythology of the warrior godIndra in the "Markandeyapurana" is not entirely satisfactory. Here is examined the hypothesis that the legend of Tullus Hostiliuscould be based on another sequence of three sins, those of Horatius, guilty of his sisters murder, Mettius Fufetius, treacherousally of Rome, and the Albans, who have neglected their ancestral cults.

Citer ce document / Cite this document :

Briquel Dominique. Tullus Hostilius et le thème indo-européen des trois péchés du guerrier. In: Revue de l'histoire des religions,tome 221 n°1, 2004. pp. 23-62.

doi : 10.3406/rhr.2004.899

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhr_0035-1423_2004_num_221_1_899

DOMINIQUE BRIQUEL Université de Paris IV (Sorbonně)

École Pratique des Hautes Études, Paris

Tullus Hostilius et le thème indo-européen

des trois péchés du guerrier

Dans la série des rois pré-étrusques de Rome, les analyses de G. Dumézil ont amené à reconnaître en Tullus Hostilius la figure d'un roi guerrier comme le fait attendre la tripartition fonctionnelle indoeuropéenne. A partir de cette constatation, G. Dumézil avait essayé de retrouver dans la geste de ce roi l'application d'un modèle légendaire courant, celui des trois péchés du guerrier. Mais la comparaison avec la mythologie du dieu indien Indra telle qu'elle apparaît dans le Mar- kandeyapurana qu'il avait proposée n'est pas entièrement satisfaisante. On propose de rendre compte de la geste de Tullus par une autre structure fondée sur une série de trois péchés, ceux d'Horace tuant sa sœur, Mettius Fufetius trahissant Rome et les Albains abandonnant leurs cultes ancestraux.

Tullus Hostilius and the Indo-European topic of the three sins of the warrior

Among 'the kings of Rome of the pre-Etruscan period, Tullus Hostilius, as shown by G. Dumézil, appears as a warrior-kind, representative of the Indo-European second function. Therefore, Dumézil had tried to recognize in the tradition about Tullus an occurrence of the widespread « three sins of the warrior » theme. But his comparison with the Indian mythology of the warrior god Indra in the Markan- deyapurana is not entirely satisfactory. Here is examined the hypothesis that the legend of Tullus Hostilius could be based on another sequence of three sins, those of Horatius, guilty of his sisters murder, Mettius Fufetius, treacherous ally of Rome, and the Albans, who have neglected their ancestral cults.

Revue de l'histoire des religions, 221 - 1/2004, p. 23 à 62

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LA GESTE DE TULLUS HOSTI LI US : UNE APPLICATION APPAREMMENT PARFAITE DE L'IDÉOLOGIE TRIPARTIE

Dans la série des règnes des quatre premiers souverains qui se sont succédé sur le trône de Rome, celui: du rohTullus Hostiliusi apparaît comme um de1 ceux pour lesquels les analyses de: G. Dumézil > se vérifient le plus clairement1. Si son successeur Ancus Marcius a paru souvent faire problème en termes de définition trifonctionnelle, puisqu'il n'est pas une figure de troisième fonction stricto sensu2, si Romulus lui-même est d'une complexité qui montre qu'on ne peut se borner à le définir comme un personnage : de première fonction, . relevant de son • aspect ; violent et « varunien »\ le troisième roi à =. avoir, régné ; sur Г Urbs apparaît ; simple; . et . ne semble relever , que *. de •. la . deuxième . fonction, ne s'occuper que de guerres. Même sa volte-face finale, lorsque, frappé par la maladie, le guerrier déchu se tourne vers les dieux dont il ne s'était guère préoccupé du temps de sa grandeur, ne, contrevient; pas à cette définition, puisque, . loin de donner un ■ exemple de pratique saine de la religion - selon le modèle qu'avait offert son prédécesseur Numa Pompilius, qui représentait l'aspect réglé et pieux de la première fonction, son côté « mitrien »4 -, il: n'en faisait qu'une utilisation dévoyée et excessive, sombrant dans

1. Pour une présentation rapide de cette analyse, on pourra se reporter à Georges Dumézil, Mythe et épopée,- I, Paris, Gallimard, 1968; p. 271-281.'

2. Sur Ancus Marcius et les problèmes qu'il pose, nous nous permettons de renvoyer à ce que nous avons écrit dans « Le problème d Ancus Marcius», Mélanges de l'École française de Rome (Antiquité), 107, 1995; p. 183-195.

3. Romulus n'est pas limité à une seule dimension fonctionnelle, mais, en tant que « premier roi » et fondateur d'une société qui ne se limite pas à une : seule fonction, il transcende les distinctions ; fonctionnelles, ce que montre la présence récurrente, dans le récit de son règne, de schémas trifonc- tionnels. Voir, Dominique Briquel, « Du premier roi au héros fondateur : remarques comparatives sur la légende de Romulus», communication au colloque Condere Urbem, sous la direction de Charles Marie Ternes, Luxembourg, 1991,* parue dans Études classiques; 3, Luxembourg, 1992, p. 26-48.

4. Sur la définition de Numa comme figure « mitrienne » et,- corrélativement, de Romulus comme figure « varunienne », on lira surtout Georges Dumézil, Les dieux souverains des Indo- Européens, Paris, Gallimard, 1977, p.- 59-66.

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la superstition, incapable de se conformer aux règles rituelles et aboutissant par là à, une catastrophe5. La fintragique de Tullus; brûlé dans sa maison frappée par la foudre de ce même Jupiter que Numa avait1 su si efficacement évoquer mais dont' lui n'avait1 pas su comment se concilier les faveurs6, illustre la radicale incompatibilité entre ce que représente le farouche successeur du pieux Numa . et la- religion; Cette reconversion ■ ratée fait ■ encore mieux , ressortir, la période glorieuse du règne, celle où = Tullus ;Hostilius mène conflit' sur conflit, puisque, à la grande guerre contre Albe qui s'achève, après les péripéties de la -lutte des Horaces eťdes Curiaces eťla trahison de l'Albain Mettius Fufetius, par. la destruction de l'ancienne л métropole, font suite- d'autres conflits, contre: les Fidénates, les Sabins, etf encore chez Denys d'Halicarnasse les -Latins: C'est dans cette partie, toute guerrière de son règne, que Tullus est conforme à sa nature.

On pourrait - peut-être penser que le : personnage ■ de • Numa Pompilius, dont la seule occupation, d'un bout à l'autre de son règne, consiste à fixer les cadres; religieux de 'la- cité et qui reste constantidans cette orientation jusqu'à la mort, estencore plus probant quant.au bien-fondé d'uneanalyse en termes de fonctions indo-européennes. Mais Tullus Hostilius présente une spécificité qui le rend particulièrement intéressant pour l'étude comparative. À la différence -de Numa, à qui; pour ainsbdire; il n'arrive rien, dont le règne apparaît, dans le récit des historiens; comme une longue série de fondations juridiques ou religieuses; sans que la moindre péripétie un peu saillante vienne bouleverser, cette uniformité,- Tullus connaît un règne riche en événements; en; épisodes hauts en couleurs. Et plusieurs de ces épisodes; se laissent eux-mêmes analyser, isolément, dans une perspective com-

5: II n'est pas besoin de souligner combien,- à Rome, la religion se définit à rencontre d'une religiosité excessive qui relève de la superstition et: quelle est l'importance du respect scrupuleux des rites, ce qu'on appelé le formalisme de la religion romaine. Voir sur ces questions John Scheid, Religion et piété à Rome, Paris. La Découverte. 1985.

6. La fin de Tullus, évoquée p. ex. dans Tite- Live, forme un contraste parfait avec la manière dont, dans le même, récit, Numa -fixe1 les règles concernant le culte de Jupiter Elicius : voir, pour Numa, Tite- Live, 1, 20; 7 (et surtout Valerius 'Antias. chez Arnobe, 5, l, Ovide; Fastes, 3, 285-328^ Plutarque, Vie de Numa. 15. 3-10) et. pour Tullus. Tite- Live, 1, Ъ\\ 8.

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paratiste : G. Dumézil a bien montré que la victoire de l'Horace survivant , sur les trois Curiaces7, puis la > trahison de Mettius Fufetius et son châtiment avaient des parallèles dans la tradition indienne ou irlandaise8. Gomme le relève J. Poucet, dressant un: bilan de . l'apport 'du comparatisme indo-européen ? à la compréhension de la geste des rois de Rome, le récit concernant le troisième roi offre aussi bien des exemples de ce que le savant belge appelle des « structures d'ensemble » (avec l'orientation guerrière globale du règne,- s'opposant à celle, différente, donnée à d'autres règnes dans la tradition) que des « microrécits » (avec le duel des. Horaces et des Curiaces et la punition de Mettius > Fufetius)9.

Pourtant* cet exemple presque parfait d'application ? de la méthode ■ comparative présente en réalité de ' grosses difficultés; Car si la définition globale du roi, tel que le récit traditionnel le dépeint, comme un personnage de deuxième fonction. ne soulève pas d'objection et justifie l'affirmation de notre confrère belge quant à- la pertinence de l'analyse au niveau de l'ensemble de la geste de ce souverain, et s'il est également vrai que certaines parties de ce qui est raconté sur son règne appellent des rapprochements précis avec ce qu'on connaît ; pour: des dieux ou : héros de • deuxième fonction , dans d'autres . secteurs du • monde indoeuropéen,, on ne peuf pas dire que cela rende compte de tout ce qui est dit de lui. D'autres épisodes existent, en dehors de ceux pour lesquels on peut invoquer des parallèles dans d'autres traditions : nous pouvons citer la scène de la destruction d'Albe, sur, laquelle nous aurons à nous pencher, ou encore les autres guerres que mène le roi après l'achèvement du conflit avec Albe. Et, surtout, on ne peut pas dire que se dégage un schéma explicatif clair,

7. La version de Denys d'Halicarnasse, où l'un des Albains meurt dans la première partie du combat (3, 19, 4-6) et où le survivant des trois Horaces n'a plus à affronter, que deux ennemis (3, 20), résulte bien évidemment . d'une réfection de la tradition initiale.

8. Voir Horace et les Curiaces, Paris, Gallimard,. 1942, p. 61-133, Heur et malheur du guerrier1, Paris, PUF, 1969, p. 33-42, 63-75,. Heur, et malheur du guerrier-, Paris, Flammarion, 1985, p. 43-55, 79-97.

9. Voir Jacques Poucet,- « II retaggio indœuropeo nella tradizione sui re * di Roma », dans Esploratori del pensiero umano; Georges Dumézil e Mircea Eliade, sous la direction de * Julien Ries et Natale Spineto,- Milan, Jaca Book, 2002, p. 103-128, spec. p. 114-118.

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qui permette, par-delà tous ces rapprochements de : détail, de rendre compte de la structure d'ensemble du récit. Le thème des trois péchés du guerrier, qui paraîtrait' pouvoir, fournir un cadre- d'organisation tout trouvé, et vers lequel semblerait < orienter la comparaison avec la geste d'Indra telle qu'elle est exposée dans le Markandeyapurana; n'est pas réellement pertinent dans le cas de la geste de Tullus Hostilius - alors que G. Dumézil l'a appliqué - avec . succès, . à . notre . avis - à ; des figures ; aussi diverses que les , héros grec . Héraklès, germanique Starcatherus, indien Sisupala, ossète : Soslan, - celtique Gwynn ; -, . avant . que D. Dubuisson ne constate qu'il sous-tendait l'intrigue de la grande épopée indienne du Ramay ana, et alors que par ailleurs Rome semble avoir parfaitement connu cette application - on serait tenté de dire : passepartout - de la : tripartition fonctionnelle s'il est avéré, selon : la . suggestion de G. Dumézil, qu'elle se retrouve dans la tradition sur Tarquin le Superbe10. Le comparatiste l'avait lui-même reconnu11,, ce schéma, en dépit des apparences, ne permet pas d'expliquer la structuration du récit du règne du troisième souverain de Г Urbs. .

10. Pour Héraklès, Starcatherus, Georges Dumézil; Heur et malheur du- guerrier1, p. 89-96 et 77-88, Mythe et épopée, Al," Paris, Gallimard, .1971, p. 109-132 et 25-58, Heur et malheur du guerrier, p. 97-105 ; pour Sisupala, . Mythe et épopée, II, p. 59-95," Soslan et Gwynn, Heur et malheur du guerrier1, p. 115-126; pour le héros indien Rama, Danieb Dubuisson, «Trois thèses sur As Ramayana», Annales ESC, 1979, p. 464-489,* et La légende: royale dans l'Inde ancienne. Rama et le Ramayana, Paris, Economica; 1986 ; pour Tarquin le Superbe, Georges Dumézil, Heur et malheur du guerrier, p: 105-114. À Rome, le même schéma se retrouve dans l'histoire des decemvirs, sans doute par transposition à leur cas de la tradition sur Tarquin le Superbe (voir. Dominique Briquel, « La chute des décemvirs : aux origines d'un récit», dans Hommages à Jacques Poucet;. Louvain-la- Neuve, à paraître). En réalité, cette thématique des trois fautes du guerrier se laisse mal distinguer de ce que Georges Dumézil avait considéré (à partir du cas : du premier roi iranien Yima et de son correspondant indien Yayati) comme; étant la faute unique du roi (voir surtout Mythe et épopée, II, p/ 243-300). Le grand comparatiste devait* lui-même reconnaître, dans la légende hellénique du roi de Troie Laomédon, une occurrence de faute triple concernant > un roi {voit L'oubli de l'homme et l'honneur des dieux, Paris, Gallimard; 1985, p. 31-37). Nous n'aurons pas à tenir compte ici de cette distinction, dont l'application se révèle souvent contestable (ainsi, à Rome, ni Romulus, ni Tarquin l'Ancien, ni les décemvirs, qui commettent tous trois fautes, ne peuvent être considérés comme des guerriers).

11. G. Dumézil, Heur et malheur du guerrier^, p.* 95-96.

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ARTICULATIONS TRIFONCTIONNELLES DANS LE RECIT DES* RÈGNES DES ROIS: DE ROME

Si ; l'on se penche sur l'ensemble de la tradition relative à la < période royale; , il apparaît que ce que . G. Dumézil - a appelé l'idéologie tripartie a permis de donner un cadre non seulement à l'articulation globale des quatre premiers règnes, mais aussi, dans • le détail du récit de chaque règne, à la. manière dont la matière était présentée. À' la différence de ce qui se passe pour la période ultérieure, où le schéma annalistique,- raccroché à la succession, année par année, d'un couple de consuls, venait ordonner la narration, l'histoire de la période royale a dû être organisée différemment, règne après règne, et donc par grandes masses. Or il apparaît: que; dans la: présentation : qui , en a été faite, le système • de classification, simple, hérité des vieilles conceptions sur les trois fonctions; a joué un rôle prépondérant et a permis de structurer l'exposé12. Nous rappellerons que la geste de Romulus s'ordonne autour d'une pluralité de schémas ternaires, fondés sur les trois fonctions, qui, après avoir structuré le récit des enfances du héros et de son frère, informent la fondation même de la cité, avant de scander, en une séquence où semble se retrouver le thème des trois . péchés correspondant chacun à un . niveau fonctionnel, combiné avec celui de trois victoires donnant lieu — sauf chez Tite-Live qui n'admet pas l'existence, de triomphes avant la période des = rois étrusques - à autant' de triomphes13. Celle d'Ancus Marcius suit

12. Cette constatation est indépendante de la question de savoir, dans les événements qui sont rapportés, quelle est la part de légende et quelle est la part de souvenirs de faits authentiques. Le seul point qui nous importe ici est de relever que ces données, quel qu'en soit le fondement proprement historique, sont insérées dans un récit qui les ordonne en fonction d'un schéma qui, le plus souvent, peut être qualifié de trifonctionnel. Sur le problème de l'historicité du récit, on pourra se reporter aux réflexions de J. Poucet, Les origines de Rome, tradition et histoire, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 1985 ; Les rois de Rome, tradition et histoire, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 2000.

13. Nous avons étudié ces divers - schémas trifonctionnels dans «Les enfances de Romulus et Rémus », Mélanges ojferts à Robert Schilling, Paris, Les Belles Lettres, 1983, p. 55-66 (enfances du héros), « L'oiseau ominal, la

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aussi un plan fondé sur les trois fonctions, allant dans son cas de la première àla troisième, ce qu'il convient de mettre en relation avec le fait qu'il ne doit pas être compris, en raison de sa, place dans laf structure d'ensemble , des ; rois ? pré-étrusques, comme : un pur représentant du troisième niveau fonctionnel, mais la projection, dans le récit des premiers temps de 1! Urbs, du troisième dieu de la 'triade : primitive,1 Quirinus;. qui est le dieu des citoyens et, comme eux; présente en; son sein une. harmonieuse synthèse des trois fonctions14. Le. récit du règne des Tarquins garde encore la trace de ce procédé de mise en ordre de la matière, quand bien même il ne s'agit plus de figures fonctionnelles comme les souverains de la période : précédente15. La carrière du » roi * Tarquin » l'Ancien s'ordonne selon une série de trois guerres et de trois triomphes, à coloration fonctionnelle, et le. règne du dernier, roi; nous l'avons signalé; se laisse analyser selon le schéma des trois fautes, passant de la première puis à la deuxième puis à la troisième fonction16. Nous pouvons ajouter que ce qui; dans la tradi-

louve de Mars, la truie féconde», Mélanges de l'École française de Rome (Antiquité), 88, 1976, p. 31-50 (rencontre avec trois animaux orientés fonc- tionnellement) ; « Les trois combats de Romulus », Ollodagos; 10, .1, 1997, p.-. 117-130 (trois combats orientés" fonctionnellement) ; «Trois études sur Romulus : В) Les trois arbres du fondateur », dans Recherches sur les religions de. l'Antiquité classique, sous la direction de Raymond. Bloch; Paris- Genève, Droz,. 1980, p. 301-319 (rencontre avec trois arbres orientés fonc- tionnellement) ; « La triple fondation de Rome », RHR;A89, 1976, p. 145- 176 (structure d'ensemble des épisodes de la fondation de la ville) ; « Trois études ■■ sur. Romulus : - С) Les . combats de • Romulus », dans Recherches sur les religions de l'Antiquité classique, p. 320-346 (trois triomphes et trois- fautes du héros). .

14. Sur Ancus Marcius,. Dominique Briquel, « Le problème d'Ancus Marcius », Mélanges de l'École française de Rome ( Antiquité ),. 107, 1995, p.* 183-195 ; voir également, sur. le dieu : Quirinus, . « Remarques sur Quiri- nus». Revue belge de philologie et d'histoire, 74, 1996, p. 99-120..

15. Sur les caractères spécifiques de la narration à propos du règne des rois de la période étrusque, - voir . nos > remarques dans Histoire romaine, 1. Des origines à Auguste, sous la direction de François Hinard, . Paris. Fayard, 2000, p. 90-115.

16. Pour Tarquin l'Ancien, Dominique Briquel,' « Les Tarquins de Rome ; et . les trois fonctions de : l'idéologie indo-européenne : 1 ) Tarquin l'Ancien et le dieu Vulcain », RHR. 215.. 1998; p. 369-395 (série de trois guerres et trois triomphes ordonnés = fonctionnellement) ; pour Tarquimle Superbe, Georges Dumézil, Heur et malheur du guerrier, p. 105-114..

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tion sur les rois de la période étrusque, ne rentre pas dans ces articulations fonctionnelles d'ensemble répond' souvent, d'une autre manière, аш même principe de classement : on1 se trouve en présence de plusieurs séries de trois épisodes de signification parallèle, . mais ■ présentés indépendamment, qui > illustrent, par; trois exemples relevant chacun d'un des trois niveaux fonctionnels, une idée commune17. On le voit, la quasi-totalité de ce qu'offre la tradition sur la période royale se laisse ordonner selon des modes de présentation où l'on retrouve la structuration commode que permettait la référence aux trois fonctions de l'idéologie tripartie1.8.

17. Lucien Gerschel avait repéré une série de trois prodiges annonçant- la ; grandeur ; future de .: Rome, que des ennemis de Г Urbs essayaient de détourner à leur profit, fondés sur une série homme/cheval/bovin (« Structures augurales eť tripartition ; fonctionnelle dans la pensée de l'ancienne Rome», Journal de psychologie, 45, .1952, p. 47-77) et nous avons nous- même proposé de reconnaître une séquence de trois épisodes où, après une : résistance initiale, un des rois ;Tarquins se plie à la volonté divine,- introdui- • sant ainsi des innovations importantes dans la religion romaine,- ainsi que - moins nettement - une série d'épisodes se répondant analogues à ceux qui avaient été repérés dans la légende grecque des Atrides (voir « Les Tarquins de Rome et les trois . fonctions de l'idéologie indo-européenne : 2) Désirs humains et volonté divine,* 3) Famille des Tarquins et lignage des Atrides », . RHR, 215, 1998, p. 419-450).

18.- Pour un bilan global, voir Dominique Briquel, « À propos deTite- Live I : l'apport du comparatisme indo-européen et ses limites », Revue des études latines, .76, ,1998, p. 41-70. Les seuls cas où une articulation ternaire n'est pas sensible dans le récit sont ceux de Numa Pompilius et de Servius Tullius. Mais, pour, le premier, cela tient à ce que le récit de son règne ne relève que de la première fonction (sous son aspect «mitrien») et que les considérations d'un autre ordre n'ont pas à intervenir. Il semble cependant < que des anecdotes concernant ce roi, non '.vraiment insérées dans le récit, annalistique, aient pu constituer r une ■ série de ce genre ; (épisodes de l'évocation de Jupiter Elicius, de l'ancile tombé du ciel, du banquet somptueux apparu tout d'un coup ; voir notre étude, à paraître): Le cas de Servius Tullius est plus complexe ; outre la part d'éléments proprement historiques, et le jeu de données idéologiques entièrement différentes, fondées sur le lien particulier . du г souverain \ avec une divinité : protectrice : féminine ■ (voir ■ nos remarques dans « Les figures féminines dans la tradition sur les trois derniers rois de Rome », Gerion, 16, 1998, p. 113-141 ; « Les figures féminines dans la tradition sur les rois étrusques de Rome », Comptes rendus de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, 1998, p. 397-414 ; Histoire romaine.A. Des origines à Auguste; p. 110-115), il faut tenir compte de ce que le récit du règne de ce roi, probablement par une volonté exprimée déjà à son époque, a été aligné sur celui de Romulus, de manière à le présenter comme un nouveau fondateur de Rome (voir Gérard Capdeville; « Servius Tullius et le mythe du

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On pourrait donc s'attendre à ce que le règne de Tullus Hos- tilius, ,. lui г aussi, offre : une , articulation comparable;. Or, ce . n'est pas le cas et, nous l'avons rappelé, de l'aveu de G. Dumézil, le thème - des : trois ■ péchés du guerrier, ne fournit pas . une ■ grille d'explication satisfaisante.- Faut-il alors songer à un autre mode de structuration ? Dans un article précédent, nous en avons envisagé • un,, toujours; fondé sur. le jeu*: des trois: fonctions19 : la séquence de trois š guerres victorieuses, aboutissant,- au moins chez Denys d'Halicarnasse, qui, en dehors de Tite-Live; nous offre le seul récit continu et suffisamment exhaustif- sur le règne de ce roi - à autant de triomphes20. Cette articulation semble еш effet avoir joué un grand i rôle dans la mise en forme du récit des règnes de rois de Rome : nous venons, de le, rappeler, on la voit-, mise г en œuvre ; dans \. la г geste, de . Romulus,, celle de Tarquin l'Ancien;, et аш moins l'existence d'une • série de trois triomphes - sur lesquels malheureusement nos sources ne nous disent pour

premier roi », dans Mythe et politique. Actes du Colloque de Liège; 14-16 septembre 1989, sous la direction de François Jouan et André Motte, Paris, Les Belles Lettres, 1990, p. 45-74). Mais cela ne s'est pas fait en soulignant la dimension • trifonctionnelle qu'offrait le modèle romuléen : ainsi, les ; trois triomphes que remporte Servius Tullius, à la différence de ce qu'on constate pour Romulus, et aussi Tullus Hostilius et Tarquin l'Ancien pour lesquels ce schéma est utilisé, sont évoqués - très rapidement - dans nos textes sans qu'aucune coloration fonctionnelle n'apparaisse.

19. Voir Dominique Briquel, «Le règne de Tullus Hostilius i et l'idéologie indo-européenne des trois fonctions », RHR, 214, 1997, p.- 5-22. On se reportera à cet article pour les références textuelles.

20. Pour des raisons historiquement fondées (le triomphe est une innovation de la période étrusque, empruntée à TÉtrurie ; voir H. S. Versnel; Triumphus. An. Inquiry into the Origin, Development' and Meaning of the т Roman Triumph, Leyde, Brill, 1970 ; également Larissa Bonfante, « Roman" triumph and Etruscan kings : The changing face of the triumph », Journal of Roman Studies, 60,. 1970, p. 49-66), Tite-Live n'admet pas de triomphes avant Tarquin - l'Ancien, s'opposant - ainsi à la - tradition -; représentée : par Denys d'Halicarnasse, . Plutarque dans sa Vie de Romulus et le document épigraphique d'époque augustéenne que sont les Actes triomphaux retrouvés sur le Forum, tradition pour laquelle le premier triomphe de l'histoire- de Rome est celui de Romulus sur le roi des Caeniniens Acron, qui fut aussi marqué par. le dépôt des premières dépouilles opimes dans le temple de Jupiter Férétrien. Sur l'orientation particulière de Tite-Live en la matière, Domenico Musti, Tendenze nella storiograjïa ■ romana . e greca . su Roma arcaica, studisu Livio e Dioniçi di Alicarnasso, Rome,. Ateneo,. 1970, p. 34-37.

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ainsi dire rien - est attestée également pour Servius Tullius. Que ce cadre simple, créé .par les; Romains à partir des schémas tri- fonctionnels hérités et appliqué à une de leurs plus prestigieuses institutions, ait aussi été. utilisé dans le cas du récit du règne du ; roi guerrier. Tullus n'est pas- pour surprendre. Et; effectivement, on peut reconnaître aux trois conflits qui l'opposent- successivement à Albe,- Fidènes et les Sabins, un caractère de série trifonc- tionnelle: Le conflit* avec Albe, tourne autour de. la souveraineté, sur, le .'Latium; etTullus y agit en ! tant que roi, non vraiment de, guerrier.- soin qu'il laisse à; Horace et ses frères. La. guerre qui* éclate avec Fidènes; une fois réglée la question albaine, ne met en jeu que des aspects militaires ; l'ennemi i.y fait! d'ailleurs appel à des • spécialistes de.: lav guerre, des mercenaires; recrutés indépendamment de tout accord : politique : avec les cités étrusques d'où ils sont issus. . Les hostilités, enfin,\ avec les : Sabins ; naissent: à l'occasion * de querelles ; à caractère • économique, survenues . au marché du Lucus Feroniae, et le récit de * la victoire romaine insiste sur le butin fait dans le camp adverse, tandis que le traité imposé aux Sabins ; vaincus met en • relief les réparations matérielles, dues aux: Romains21. On- peut donc définir ces épisodes comme relevant de . la s première, \ puis de la deuxième, puis de la troisième fonction. On retrouve, de cette manière, dans la geste: du troisième roi de Rome, une indéniable structuration selon le principe de l'idéologie tripartie. .

Mais une telle analyse est-elle suffisante ? Nous ne le pensons pas. Cette articulation offre sans doute un cadre d'ensemble qui, permet de rendre compte, dans le. récit du; règne de ce roi, de

2\. Nous ne rentrons pas ici dans le détailde la discussion sur la présentation des faits chez Tite- Live et Denys d'Halicarnasse, qui offre certaines difficultés (Tite- Live, en 1, 30, 4-10, présente dans ce qu'il dit sur la guerre sabine des éléments qui, chez Denys, caractérisent la guerre contre Fidènes, où ils sont-plus à. leur. place, comme le recours aux. volontaires étrusques, alors que cette nouvelle guerre contre Fidènes n'existe pas chez lui ; Denys d'Halicarnasse dédouble la guerre sabine - en 3, 32 puis en 3, 33 - et fait intervenir : un différend avec les Latins •- en. 33, 1 puis 34 -, inexistant chez Tite- Live, qui ne donne pas lieu à un triomphe et ne rentre pas dans la série des guerres fonctionnelles du roi). Sur ces points, . voir Dominique Briquel; « Le : règne ' de Tullus Hostilius et l'idéologie : indoeuropéenne des trois fonctions», RHR,' 214, 1997, p. 5-22.

TULLUS HOSTILIUS 33

pans • entiers de. la . narration que le schéma, envisagé mais non retenu pan G. Dumézil, des trois péchés du guerrier, laissait dans l'ombre: les dernières guerres du souverain, après la' destruction d'Albe, que le grand comparatiste se bornait à , évoquer, brièvement, considérant qu'elles ne ; faisaient' que prolonger la coloration •• guerrière - de deuxième fonction - de Tullus ; Hostilius, en = une narration :■ « dépourvue de " tout î pittoresque »22. Elle en fait une suite logique et attendue du conflit avec. Albe,- qubrepré- sente, sans conteste, la grande affaire du règne et. sur lequel se concentre la majeure partie de ce que la tradition raconte de ce- roi23. - Mais cette intégration : de l'absorption i par Rome ■ de son • ancienne métropole .* dans une : structure trifonctionnelle • qui la ; dépasse ne résout cependant pas toutes les difficultés. Il est clair que le conflit avec Albe est d'une autre nature que. les guerres qui suivent. Non seulement il est: traité avec infiniment >plus de détail - le déséquilibre, dans la; narration, entre ce qui relève de ce point et le reste des agissements du roi est flagrant -, mais certains des épisodes qui. s'y insèrent ont: une .consistance propre, qui : invite à leun donner, une signification plus : ample que celle d'être de simples : péripéties d'un > conflit comparable aux autres. La- richesse, d'un . point i de vue comparatiste, du * combat • des •= Horaces et des Curiaces, avec son aspect de récit' d'initiation . guerrière, ou encore celle, d'un. point de vue strictement romain, . du jugement du héros meurtrier, de sa sœur, qui ; sert : de fondement à . une : norme aussi i essentielle pour le . fonctionnement s des institutions que le droit d'appel. au peuple garanti aux citoyens, n'ont assurément pas leur équivalent dans ce qui est raconté des guerres contre : les Fidénates ou les Sabins. Et, par. ailleurs, il convient toujours de tenir, compte de la fin du règne deTullus Hostilius, ce retournement final et inattendu vers la religion, qui aboutit à sa mort.. Cette fin de la geste du personnage n'est pas

22.. Georges Dumézil, Heur et malheur du guerrier*, p.1 38 ; Heur et malheur du guerrier1, p. 49.

23. Sur les dix chapitres que Tite- Live consacre àTullus Hostilius (1, 22-31). huit et demi concernent la question albaine (de 22 à 30, 3) ; chez Denys d'Halicarnasse, cette question est traitée à partir du chapitre 2 du livre 3 et jusqu'en 31, 4, alors que le récit du règne de ce roi occupe les chapitres 1 à 35.

34 DOMINIQUE BRIQUEL

justifiée par Ла séquence trifonctionnelle des guerres et des triomphes qui scandent sa carrière. Nous l'avons souligné dans notre article de 1997, cette série de guerres ne se lie aucunement à une série de ; fautes ; qui exprimeraient une ; déchéance progressive du ? héros, passant successivement, enune séquence descendante, par. les trois niveaux fonctionnels et expliquant sa- disparition finale par une sorte de dépouillement. total de son être; Une. telle structure :; combinant guerres et : fautes •: semble : devoir être envisagée dans le cas de Romulus, où les trois triomphes sont suivis, apparemment, d'autant de fautes, débouchant finalement sur la fin du personnage24. À'» plus forte raison ; n'est-elle pas comparable à la séquence qui ordonne le règne de Tarquin l'Ancien; où les trois triomphes se font selon , un ordre inverse, ascendant - passant de la troisième à la première fonction -, et se terminent par l'apogée que constitue la victoire sur TÉtrurie avec la remise des insignes de souveraineté . qui1, caractérisent désormais ; vraiment le monarque : en tant s que rói, . détenteur, de Г impérium, et : constituent peut-être même un ■ sommet de l'histoire de la dynastie dans son; ensemble25. On peut estimer que, par rapport à la mort misérable du • roi Tullus • Hostilius, la: suite de ses trois guerres et ses trois ; triomphes forme un corps indépendant, qui ne prépare pas vraiment "cette fin.

Il est indéniable, . en revanche, qu'une telle déchéance finale cadre bien avec ce qui est attendu dans la mythologie guerrière. G.. Dumézil a insisté sur. les fatalités qui- pesaient sur la fonction guerrière et ses représentants, sur .les fautes que la nature même de; leur état était susceptible de les amener; à commettre26. Cette conception du deuxième niveau : fonctionnel trouve son ; expression la plus achevée dans la thématique des trois péchés du guer-

24. . Voir, notre article « Trois études sur; Romulus : С) Les combats de, Romulus», dans Recherches sur les religions de l'Antiquité classique, p. 320-346.

25. Dominique Briquel, « Les Tarquins de Rome et les trois fonctions de l'idéologie indo-européenne : 1) Tarquin l'Ancien et le dieu Vulcain », et « 3) Famille desTarquins et lignage des Atrides », RHR, 215, 1998, respectivement p. 369-395 et 435-450.

26. On ; verra le chapitre « Fatalités de . la , fonction guerrière » dans ; Heur, et malheur ■ du guerrier^, p. 96-98 ; Heur > et malheur du r guerrier, p.. 127-129.

TULLUS HOSTILIUS 35

rier, dont; nous avons rappelé l'importance dans tous les secteurs - du monde indo-européen, de l'Inde au1 monde celtique;. en; passant pan les * Ossètes, la Grèce,. Rome,, le : monde • germanique. Dans les récits de ce . type, on voit ; un ■ personnage . marqué sur, le plan de, la fonction guerrière commettre successivement des fautes sur chacun des = trois niveaux . fonctionnels - habituellement dans un i ordre descendant, mais v parfois : dans ; un . ordre : ascendant27 -, sa carrière se . définissant ; ainsi . comme : une déchéance progressive au. terme de laquelle il ne lui' reste plus qu'à disparaître. Il est certain que la mort de Tullus s'accorde bien avec ce schéma, d'autant plus que la manière dont il périt, consumé par les flammes, . n'est f pas sans ; évoquer ce : qui advient à ■ un ? autre héros guerrier, le Grec Héraklès28. Nous croyons donc qu'il n'est pas inutile de reprendre la question de l'application du motif des trois fautes à coloration fonctionnelle que commet le guerrier : à la geste du roi romain sTullus Hostilius, et, peut-être, de proposer une . solution \ à , ce problème • resté ouvert en : dépit de ce que G. Dumézil, etnous-même ensuite; avons pu tirer d'une analyse de la tradition •. à partir, des . données . de : la comparaison indoeuropéenne.

LES TROIS PECHES D'INDRA- ET LA. LÉGENDE DE. TULLUS HOSTILIUS

Le rapprochement; institué par. G. Dumézil; de Ла geste de Tullus Hostilius et de celle du dieu: indien Indra;. telle qu'elle est exposée dans le Markandeyapurana, permet de mettre en 'parallèle les épisodes successifs du combat des Horaces et des Curia- ces et de la trahison de Mettius Fufetius, qui, dans le schéma des ; trois fautes dont le dieu indien se rend coupable, représentent les

27. Les trois fautes sont commises dans un ordre troisième/deuxième/ première fonctions par TOssète Soslan et le Gallois Gwynn;.voir Georges Dumézil, Heur et malheur du guerrier1, p. 115-126. La . légende indienne : de Sisupala offre encore un '- autre ordre (deuxième/première/troisième fonctions).

28.. Voir Georges Dumézil, Heur et malheur du guerrier1, p. 67 ; Heur et malheur du guerrier, p. 84.

36 DOMINIQUE BRIQUEL

composantes de: première, et de; deuxième: fonction; de: la séquence: En vertu de , cette homologie, on s s'attendrait à ce que les ; deux* premiers épisodes , attestés dans la tradition л romaine soient suivis d'un ; troisième; qui • constituerait l'élément' de : troisième fonction, le : pendant de ce . que représente, dans . le , mythe indien, la faute sexuelle d'Indra; prenant l'apparence de son mari Gautama et violant Ahalya29. Or, s'agissant' du; troisième roi de Rome, on ne peut que constater,- avec • G. Dumézil,: « l'absence d'une faute , de : troisième , fonction »-°, qu'elle soiti sexuelle - ou autre31. Aucun : comportement , reprehensible . de : cet ordre n'est reproché à Tullus , Hostilius, ou à? un personnage quelconque de son entourage dans le reste du récit, et l'idée; un instant caressée par le comparatiste, de faire intervenir ici la faute de SextusTar- quin, en estimant qu'elle aurait été transférée à un autre moment de l'histoire. romaine et attribuée à- une autre figure guerrière,. le: « soudard rTarquin »32, peut* être : définitivement écartée : depuis qu'il a lui-même; reconnu? dans la: tradition» sur. Tarquřm le Superbe une application indépendante du i thème des trois péchés du ? guerrier, dans laquelle : le viol de r. Lucrèce par le ; fils du roi * représente la composante de troisième fonction33. Il > reste • donc l'irritant problème, si on veut expliquer la légende romaine à la lumière de la tradition sur; Indra présentée dans le Markandeya- purana, de l'absence de l'élément, attendu; de troisième, fonction- qui conclurait la série et* viendrait introduire la déchéance . finale et la mort de Tullus.

Il est bien évidemment possible d'imaginer, qu'un: tel élément de troisième fonction ait: existé : et: n'ait pas été conservé dans

29. Pour l'analyse de cette tradition, G. Dumézil, Heur et malheur du guerrier*; p. 69-77 ; Heur et malheur du guerrier1, p. 86-97.

30: L'expression figure dans Heur et malheur du guerrier*, p. 95. 31. La faute concerne une femme chez Indra, Héraklès, Sisupala, Sos-

lan, Gwynn, Rama, Tarquin le Superbe (à travers son fils Sextus), le décem- vir Appius Claudius, mais relève de la cupidité pour Starcatherus.

32. Georges Dumézil, Heur et malheur du guerrier1, p. 69 ; Heur et malheur du guerrier1, p. 86.

33. Voir Georges Dumézil,- Heur et malheur du guerrier1, p. 105-114, et également « Les trois péchés des Tarquins, père et fils », dans le volume • posthume Le roman des jumeaux, esquisse de mythologie,- publié ■ par Joël H. Grisward, Paris, Gallimard,. 1994, p.

271-277.'

TULLUS HOSTILIUS 37

l'état -de la tradition qui nous est parvenu; Mais, avant de se résigner à une telle solution, qui consiste à projeter dans l'inconnu et l'indémontrable ; la : solution , de l'aporie à laquelle : on ■> se heurte, il convient ■ d'explorer d'autres voies - et d'examiner si d'autres solutions ne: peuvent pas être prospectées, qui seraient conci- liables avec la légende telle que nous la connaissons. Or, si l'on reprend la comparaison entre les trois péchésd'Indra et les épisodes de la geste de Tullus Hostilius qui en apparaissent comme les correspondants, on ne peut manquer de relever certaines distorsions - que G. Dumézil avait fort honnêtement relevées. Déjà, le ■ roi est relativement » absent de tout ce qui concerne • l'histoire des Horaces et des.Curiaces et. leurs suites. Il ne participe pas directement aux1 événements que sont le duel qui décide du sort de la guerre et le meurtre de la sœur du héros vainqueur lors du - retour de ce dernier à Rome. Il intervient en tant que roi - ce qui * répond d'ailleurs au caractère de ■ première fonction que prend ; cette ; guerre, avec le triomphe qui . la ; marque, , dans la série ' des trois conflits qu'il mène : -, aussi bien dans les opérations militaires où il a un rôle de commandement - déclaration de guerre, accord avec Mettius Fufetius pour régler le conflit par un duel de champions -, mais non d'exécutant3*4, quek lors • du procès d'Horace où il agit sur un plan juridique, dans son rôle déjuge. La figure réellement guerrière est Horace lui-même, qui ': assure, par les armes, la, victoire de Rome sur Albe, et dont la difficile réintégration dans la cité, après sa victoire; est marquée par son comportement à l'égard de sa sœur et ses conséquences.

Corrélativement, si une faute apparaît dans le. récit, elle n'est pas le fait de Tullus Hostilius lui-même, mais de ce. personnage guerrier qu'est Horace. Et encore cette faute ne concerne-t-elle pas le combat lui-même, cette victoire du troisième . contre . un adversaire triple, dans le combat où, seul survivant après la mort

34. Cette différence entre le rôle, dans ce combat, du roi et celui d'un champion guerrier comme Horace est bien relevée par Georges Dumézil. Heur et malheur du guerrier1, p. 19-20 ; Heur et malheur du guerrier, p. 25- 27. Mais on ne peut se borner à l'expliquer par le fait que, dans la tradition indienne, Indra, en tant que vainqueur du Tricéphale; est souvent remplacé: par un personnage secondaire, Trita, «le troisième».

38 DOMINIQUE BRIQUEL

de ses frères, il" a affronté les trois Guriaces réunis35. On ne peut relever la moindre connotation négative dans le. pendant romain du combat d'Indra (ou de.Trita) contre le Tricéphale, et rien ne; correspond, du côté . romain,, à la caractérisationi de : la mise à mort de : l'adversaire : dm dieu-; indien : comme * un * brahmanicide, c'est-à-dire comme une faute grave; contre la première fonction; qui entraîne la souillure de celui qui l'a commise36, quelles qu'en aient été : les ; raisons37. Assurément le thème de la , faute apparaît ensuite dans • le : récit romain : c'est le : meurtre : de sa sœur par Horace qui va entraîner, le procès de celui-ci et déboucher sur. la' mise en place de la procédure de l'appel au peuple et du rituel de réintégration des guerriers dans la cité que constitue la « poutre de la sœur ». Mais, avant de revenir.sur ces points qui demanderont à être analysés plus en détail, nous pouvons déjà retenir que la faute d'Horace,- ici encore, ne concerne nullement le roi. Tul- lus n'en est pas le moins du monde responsable, et, s'il existe une souillure, elle concerne exclusivement ' Horace, contre lequel • est . envisagée, dans ; un premier temps, , la perspective d'une condam- ■ nation par les " Iluiri perduellionis, avec , une mise à mort sous ; les

35; Sur. ce. thème et son importance, on verra principalement Georges Dumézil, . Horace et les Curiaces, p. 34-40 (héros irlandais - Cuchulainn), p. 102-105 (Horace), et aussi p. 50-53 pour Indra en Inde et Thraetaona en Iran contre le .Tricéphale, Héraklès contre le triple Géryon, le dieu germanique Thorr. contre ■ le géant Hrungnir au cœur tricornu ; pour . le « troisième » indo-iranien; Heur et malheur du guerrier1; p. 19-23, Heur et malheur du guerrier, p. 25-29. Sur les rapports possibles entre ces légendes et un ancien rite d'initiation guerrière, Heur et malheur du guerrier1, p. 133- 145 ; Heur et malheur du guerrier1, p. 215-229.

36. Georges Dumézil (Heur et malheur, du guerrier1, p. 25-28 ; Heur et malheur du guerrier, p. 34-36), estime qu'il y a une faute de première fonction dans le fait que les Curiaces et les Horaces sont - parents, leurs mères étant deux sœurs. Mais cette parenté n'existe que dans la version de Denys d'Halicarnasse (3, 15, 2) et n'apparaît pas chez Ti te- Live : le motif a toutes chances d'être une adjonction secondaire.. D'autre part, si- Denys d'Halicarnasse évoque la souillure que risque de représenter un tel affrontement, c'est pour estimer qu'elle n'existe plus à partir du moment où les adversaires se sont portés volontaires (3, 15, 3-17).

37. Même -justifié, le . meurtre de l'adversaire constitue une . souillure dont > le dieu se rend , coupable. Dans > le Ramayana, la faute de première , fonction dont le héros Rama se rend coupable est du même ordre : la mort de Ravana, pour justifiée qu'elle soit, est entachée de la même souillure, puisque le ravisseur de Sita est brahmane..

TULLUS HOSTILIUS 39

coups de verges infligés par- les licteurs du coupable, lié et attaché à, un arbre de mauvais augure. Dans ces circonstances, loin d'être entaché de la moindre souillure, Tullus ■■■ agit en :. tant: que :■ responsable de la loi et de son application. Là encore, nous sommes très loin du brahmanicide : imputé • au \ dieu ■ indien. . Le seul fautif envisageable est Horace, et encore sa faute est-elle très différente de celle qui apparaît dans le récit indien:

Si, la mise à mort du Tricéphale par le dieu Indra. (ou éventuellement par son г acolyte Trita) mérite d'être mise en ; parallèle avec la victoire d'Horace sur; les Curiaces; on n'est pas pour- autant en droit d'étendre ce rapprochement au caractère de faute ■ - et de faute de première fonction - qui découle pour le dieu, en Inde, de cette mort : rien t ne : permet, dans i le récit : romain, de considérer que cette victoire - ni même sa suite, le meurtre par le héros victorieux de sa sœur. - représente une faute du roi, pouvant ? former le premier : élément ■■ - celui de . première fonction - - d'une éventuelle série de trois fautes qui lui serait imputée. Mais le même type de critique peut être fait à propos de l'épisode de la* trahison- de Mettius Fufetius, qui constituerait, dans la perspective d'un alignement avec ce - qu'offre, pour l'Inde, la séquence ; des - trois péchés d'Indra dans le Markandeyapurana, la faute de deuxième fonction de Tullus. . Là encore, le rapprochement, avec l'Inde et, en l'occurrence, la victoire d'Indra sur Namuci; qui fait suite à l'épisode du Tricéphale et en est la suite logique; n'a pas à; être remis en cause. L'attitude ambiguë tant du chef albain; quL ne trahit pas . ouvertement la; cause romaine ; lors de la bataille contre les Fidénates et leurs alliés véiens, qu'il a pourtant encouragés à prendre, les armes contre Rome; se bornant à se réfugier sur une hauteur en attendant' de voir de quel côté. se dessinerait la victoire, . que du roi Tullus ; Hostilius, qui ! feint de n'avoin pas compris la duplicité de son prétendu allié et l'attire dans un guet- apens sous couvert de : s'occuper d'affaires communes, correspond bien à ce; qu'on peut. dire des deux adversaires, du mythe indien, dont l'un - Namuci - profite du pacte qu'il a conclu avec Indra pour enlever au dieu toutes ses forces; tandis que l'autre - Indra - joue ' sur Fambiguïté ' des mots pour vaincre Namuci tout en ' faisant mine de : respecter les termes de l'accord passé entre eux; En outre, il est juste, comme l'a fait G. Dumézil; de

40 ' DOMINIQUE BRIQUEL

relever. que le caractère exceptionnel de la mise à. mort: de Met- tius Fufetius, par écartèlement, que souligne expressément Tite- Live38, rappelle la manière,-, également exceptionnelle, dont le dieu indien tue son adversaire,* par ce qui est présenté comme un barattemenťde sa tête dans l'écume..

Néanmoins, ici: encore, la. prudence s' impose: avant; de .conclure à une signification- identique des deux ' épisodes dans les deux traditions, et donc de poser que, pour. Rome, la trahison du chef albain constituerait, comme c'est le cas pour la lutte d'Indra contre ce: nouvel adversaire dans le Markandeyapurana, le deuxième élément d'une série de trois fautes orientées fonction- nellement, celui de deuxième fonction, où l'on pourrait reprocher, au héros guerrier un manquement aux règles de l'honneur militaire, par le recours -.. à une ruse déloyale/ Si l'on s'en tient • à - ce que disent ;Tite-Live et Denys d'Halicarnasse, la ruse queTullus Hostilius déploie pour attirer dans son camp Mettius Fufetius et ses hommes n'est ; nullement • connotée ■ négativement : . elle apparaît comme la juste réponse du roi à la trahison, avérée, du chef albain: On* peut certes, reprocher, au* troisième, roi* de Rome - point sur lequel G. . Dumézil * insiste beaucoup , dans son > analyse3,9 - une cruauté excessive dans l'affreux supplice qu'il inflige à son adversaire, et Tite-Live lui-même en souligne l'aspect anormal, . dérogeant-, par rapport, à. la^ coutume bien établie qu'il' attribue - aux : Romains de faire preuve de ; toute l'humanité pos- - sible en matière de châtiment.. Mais, avant d'y voir une faute du, roi, qui serait comparable à celle que les casuistes indiens, reprochaient', à Indra,, on' doit ■ relever, que, . dans le récit parallèle, Denys est beaucoup moins critique , à ; l'égard s du! souverain, se bornant à évoquer Ла «fin misérable et honteuse » de Mettius Fufetius40. Il ne , faudrait • pas en > effet ; fausser la perspective : si, dans le récit romain; il y a un coupable; ce n'est pas .Tullus Hos-

38. Tite-Live, 1, 28; 10-11. 39. Georges Dumézil, Heur et malheur du guerrier^ p. 40-41 ; Heur, et

malheur du guerrier, p. 52-53. .. 40. Tite-Live, 1, 28, 11 : « On détournait les yeux de cet horrible spec

tacle, et ce fut la première et la dernière fois que les Romains employèrent ce supplice qui méconnaît les droits de l'humanité » ; Denys d'Halicarnasse, 3. 31, 1-4.

TULLUS HOSTILIUS 41

tilius, mais le chef albain, traître à . la fides . qu'il ' doit à Rome.

C'est lui, et lui seul, qui apparaît fautif et, dans nos textes, le terrible supplice que ; lui inflige Tullus traduit avant tout; symboliquement, à travers son corps déchiré en deux parties, l'attitude ambiguë et la duplicité dont il a fait preuve. Certes, on peut toujours, comme le suggérait1 G. Dumézil, estimer que les Romains ont modifié - sur ce point comme sur la question de Ла «victoire d'Horace sur les Curiaces - la trame originelle du récit, en gommant les torts de leur roi pour, charger uniquement la mémoire . de leurs adversaires : l'auteur de Heur et malheur du guerrier parlait de la . « retouche; résult(ant) . du caractère national, , nationaliste même, pris par, l'épopée » que constituait le récit des premiers ; temps ; de ; Г Urbs, d'un : refus de Rome de « considérer, comme des péchés qui l'eussent souillées deux meurtres (celui des Curiaces puis celui de Mettius Fufetius) commis dans son intérêt le plus évident »41. Mais il n'est pas de bonne méthode de supposer que notre récit ait. perdu sa valeur originelle et que la signification «dont il était porteur au. départ ait ; été : altérée : il. vaut mieux tenter de voir si, dans la forme sous laquelle il existe, il ne témoigne pas d'une cohérence qui lui donne son sens..

Ainsi, le. parallélisme entre la tradition romaine sur le troisième roi de Г Urbs, et celle recueillie, en Inde, dans le Markan- deyapurana, sur -les trois péchés du dieu Indra n'autorise pas à attribuer automatiquement aux épisodes de la victoire d'Horace et de ses suites et de la trahison de Mettius Fufetius la signification de fautes de première et de deuxième fonction qu'ont, dans le récit indien, les victoires sur le Tricéphale et sur Namuci auxquelles . ils >. répondent. Outre ; l'absence d'un terme de troisième fonction qui viendrait conclure la série, trop de différences apparaissent,, à l'intérieur même. de ces épisodes, .pour qu'on puisse leur appliquer, sans autre forme de: procès, le. même: type d'analyse structurale dont est redevable le récit indien. C'est d'abord de l'étude des composantes de la tradition >• romaine, prises en elles-mêmes, que doit se dégager - si elle, existe - une articulation d'ensemble qui' lui donne sa cohérence.

41. Georges Dumézil, Heur et malheur du guerrier*, p. 41 ; Heur et malheur du guerrier, p. 52-53.

42 DOMINIQUE BRIQUEL

LIAISON ENTRE LA VICTOIRE D'HORACE ET LE MEURTRE 1 DE SA SŒUR : HORACE ET CUCHULAINN

Dans la mise en parallèle • systématique : qui - a été • faite par G. Dumézil, à partir de 1969, dans Heur et malheur du guerrier; entre le mythe d'Indra, ter qu'il apparaît dans 1er Markandeyapu- rana;t\ la tradition romaine sur.Tullus Hostilius, il semble qu'un = aspect de la cohérence du récit- romain, qui avait été bien dégagé précédemment par* le grand* comparatiste, dansi son ? ouvrage de : 1 942 Horace et ' les Curiaces, a , été estompé : le rapport qui existe, d'un point de vue comparatif, entre la ■ victoire d'Horace sur; les Curiaces et le meurtre subséquent de sa sœur, et que permet de comprendre le rapprochement non < avec le dieu • indien Indra, mais ■ avec le héros irlandais Cuchulainn. Dans ■ le . mythe indien; en effet, il n'y a pas d'épisode parfaitement homologue, si bien que, dans son analyse comparée du» récit indien et du récit: romain, .G. Dumézil : en arrivait à considérer le meurtre de la sœur, d'Horace comme un t substitut de , la faute contre • le sang ' d'un parent - qu'il : analyse comme étant un i péché' « juridico- religieux », donc de * première fonction. -, qu'aurait initialement représenté' la mise: à mort des Curiaces ; l'épisode1 lui-même : aurait été emprunté à une autre thématique, et n'aurait pas eu de rapport' direct; au départ, avec l'histoire des ; Horaces er des Curiaces42. Om le voit, cette : conception*, du- combat* des champions romains et albains oblige, une fois de plus, à supposer un état antérieur de ■ la légende, dont: nous n'avons ; aucune preuve qu'il ait jamais . existé : nous avons ; déjà exprimé les réserves : méthodologiques que suscite une telle démarche.

42. Georges Dumézil, Heur et malheur du guerrier1, p. 28 ; Heur et malheur du ;■ guerrier, p. . 36 : « Cet . épisode .• est sans correspondance dans l'affabulation indienne. (...) Le conflit du frère et de la sœur, de la femme aimante et du guerrier triomphant, la provocation de l'une et la violence excessive de l'autre sont < à Rome l'aboutissement ■■■ d'un autre : "thème de • deuxième fonction", associé à celui, juridico-religieux, que nous sommes en , train d'analyser, et ce thème second a déplacé, fixé ; sur Aux la notion de. souillure inhérente au premier. »

TULLUS HOSTILIUS 43

Or, si on se reporte non plus. au « Dumézil 1969 », celui de Heur et malheur du guerrier, mais au« Dumézil 1942 », celui de Horace et les Curiaces, on -constate "que, -dans cet ouvrage où il n'analysait pas le . mythe d'Indra et du - Tricéphale, le : compara- tiste avait trouvé,. avec la ï légende irlandaise de Cuçhulainn, un1 parallèle qui rendait parfaitement compte de la séquence combat; contre. un adversaire triple / rencontre avec une femme agressive qu'offre le récit romain. Déjà, le récit ; irlandais offre un exemple de la victoire du héros guerrier contre un adversaire triple : dans une lutte qui .constitue sa. véritable initiation; guerrière,- Cuçhulainn abat successivement les trois fils de Nechta. Il fournit donc, . lui aussi, sur ce : point, un correspondant1 exact au : héros romain ; vainqueur des trois ■ champions : d'Albe43. Mais surtout, pour la suite du récit; il offre une séquence qui peut rendre compte de ce qu'offre la tradition romaine - avec le meurtre de la sœur et- ses conséquences -, ce que n'autorise pas la * comparaison -avec • le Markandeyapurana. Car, après son1 exploit,, le héros, irlandais; doit faire sa rentrée dans i la capitale des Ulates : or.il est encore tout1 chargé du furor du combat, qui le met dans un état de violence extrême,4, potentiellement dangereux ; pour ses compatriotes. Il ; faut donc, , préalablement, . qu'il se décharge de ce trop-plein d'énergie44. Cela se produit en deux temps : d'abord ' une , troupe de femmes: nues, conduite- par r l'impudique ■ Scandlach- ou par, l'épouse du roi Conchobar, devant laquelle, par pudeur,- le héros- se voile la : face ; puis ■ on - le plonge successivement » dans ; trois - cuves d'eau qui, . peu à peu, le refroidissent, le débarrassant de

43. Voir Horace et les Curiaces: p. 50-53 (et pour la comparaison avec Horace, p.- 102-105). Il existe cependant ' une différence : Cuçhulainn est : seul, et n'est pas le troisième d'une série de trois frères comme Horace. Or cette donnée est ancienne : elle explique le nom de « troisième » que portent l'Indien Trita: et l'Iranien Thraetaona. Cependant, cet élément' a pu se. perdre : dans la tradition indienne et iranienne,- le caractère de « troisième » du : héros n'est ■ pas ; explicité par la présence de frères, que seul le récit: romain met en scène dans l'exploit guerrier.

44. On voit combien la situation est différente pour Indra dans le Markandeyapurana : ce que met en relief le récit indien est au contraire l'état de faiblesse . dans « lequel • le met : la faute que constitue, sa victoire contre le Tricéphale."

44 DOMINIQUE BRIQUEL

son ardeur excessive4.5. Avec des éléments différents, c'est ce qui se produit pour Horace.1 La i rencontre avec la féminité agressive de sa sœur se fait certes sous une forme beaucoup plus conflictuelle, puisque,, à l'ostentation f de lai nudité : féminine;, qui,- ici comme dans certaines légendes . grecques46, force le guerrier à se calmer, se substitue l'assouvissement du furor dans le meurtre de, la jeune femme, qui oppose son amour pour un des Curiaces à la victoire de son frère qui l'a tué. Et, au lieu de la description, très concrète,- du procédé mécanique des cuves qui ramènent le corps du ; héros échauffé par, le combat à ; sa température normale, on ;. assiste à«la mise en place d'un rituel de desecration47 qui permet de libérer le guerrier. de; l'énergie qui le possède : cette libération de la force du furor se fait par un passage sous une arche, moyen de caractère : magique -largement , attesté,- la» poutre : de - la? sœur, tigillum sororium, dont l'institution conclut le jugement du héros et pourvoit ainsi -la- cité d'un processus rituel de purification -du guerrier au retour du- combat..

L'homologie entre ; les^ récits ; irlandais i et romain* est. donc complète, et associe. à l'épisode du combat ce qui le suit - impliquant dans les deux cas une rencontre avec un, élément. féminin et la mise en œuvre d'un processus destiné à faire sortir le guerrier de l'état où il s'est mis dans le feu de l'action: Autrement dit, la légende de . Cuchulainn comme : celle d'Horace, dans ses deux • volets successifs, associe : à * l'exploit * contre l'adversaire triple le

45. Voir Georges Dumézil, Horace et les Curiaces, p. 40-44 ( « les cuves d'eau froide » ) et 44-50 ( « les femmes impudiques » ) ; pour la comparaison avec les faits romains, p.- 105-110 ( « Horace et sa sœur» ) et 110-115 ( « Horace purifié » ).

46.-. Les femmes lyciennes parviennent ainsi à arrêter l'attaque de Bellé- rophon contre leur, pays et une histoire analogue était rapportée sur les femmes perses (Plutarque,. Du -. courage des femmes, respectivement- 9 = 247F- ■ 248D et 5 = 246A-B).

47. Nous empruntons ce terme à Gilbert-Charles Picard,- Les trophées romains, Paris, E. de Bocard,- 1957, qui a bien analysé dans cet ouvrage les procédures de réintégration du guerrier dans la cité par. passage sous une: porte ou un arc (ce dont nos propres arcs de triomphe conservent encore la trace).. Voir aussi Pierre Grimai, Le dieu Janus et les origines de Rome1, Paris, Berg International,- 1999,. p. 66-69, et, pour les données -. archéologiques, Filippo Coarelli, "// Foro Romano, 1 . Periodo arcaico, Rome, Quasar, 1983, p. Л 14-1 17.

TULLUS HOSTILIUS • 45 .

problème du retour du vainqueur après le combat et de sa réinsertion, dans la société normale - point qui n'a pas d'équivalent: dans le Markandeyapurana: Et c'est uniquement dans ce

second"

temps qu'intervient, dans la légende d'Horace; la notion de faute - puisque, nous l'avons vu, la tradition romaine n'attribue aucun caractère négatif à la victoire sur les Curiaces. Cette faute. peut,, de ce fait, être considérée comme l'illustration des dangers que le furor qui s'empare du combattant au cours de la bataille, représente : pour la; cité, et de . la. nécessité : d'instituer; des procédures spécifiques, comme le passage sous la « poutre de la sœur », pour que cette réintégration se fasse sans heurts.

Mais, s'il en est ainsi, on peut se demander si l'analyse de la; faute faite par. G. Dumézil, dans Heur et malheur du guerrier, en termes de; première fonction; esf adéquate. Car il faut bien voir de quel problème il s'agit : c'est celui : du retour du combattant dans A'd ; cité,, c'est-à-dire,, pour, parler, en termes romains;, dans une société où les guerriers ne forment- pas une catégorie sociale à part, mais sont des citoyens-soldats, qui ont pris temporairement les armes à l'appel de Г Urhs, celui du passage, une fois les , hostilités finies, de l'état de miles à. celui de ciuis. Or, s'il est un dieu qui est concerné par cette rentrée du miles dans le corps des dues, c'est Ыеш le dieu Quirinus, qui est, comme l'a excellemment . montré une étude de D. Porte, avant tout* le dieu des . citoyens, ces Quirites qui. portent. un nom apparenté au* sien et qui sont réunis dans les structures politico-sociales des curies qui ■ sont légalement- dénommées à partir d'une formation analogue sur co-uiri, groupement d'hommes réunis ensemble48. En tant que dieu . des ■ individus qui;, rassemblés, . forment, la ; cité, et qui les patronne spécialement dans leurs activités pacifiques— on «sait quels effets César tirera de l'emploi méprisant -du terme «Quirites », ressenti comme s'appliquant à des civils et non à des militaires, vis-à-vis de ses soldats prêts • à i l'abandonner49 -, il '. est impliqué au premier chef dans le retour à la vie de citoyen nor-

4X. Danielle Porte, « Romulus-Quirinus, prince et dieu, . dieu des princes. Étude sur le personnage de Quirinus et son évolution, des origines : à Auguste », Aufstieg und Niedergang der rômischen Welt, 16, 1, Berlin-New York^ De Gruyter, 1981, p. 300-342.

49. Suétone. Vie de César, 70.

46 DOMINIQUE BRIQUEL

mal de l'ancien miles. Ses saliens, associés à ceux du dieu de la guerre Mars, ferment religieusement, avec leurs danses armées, la- saison?, guerrière: lors; des cérémonies de V Armilustrium. du. 1 9 < octobre : cela montre , l'implication » du ? Mars i tranquillus . dans les ; opérations • quit permettent au combattant de: retour- de la guerre de redevenir, un paisible citoyen50.

Ainsi; la difficile réintégration de l'Horace vainqueur à Rome est; d'un point de, vue romain, du ressort du dieu Quirinus51. Or il faut tenir présentes à d'esprit les conséquences très importantes qui découlent du fait que, à Rome, c'est ce dieu, et non un autre, qui est devenu le troisième dieu de la triade primitive;, le : représentant canonique de ; la - troisième fonction, faisant pendant au dieu- souverain; Jupiter et аш dieu: guerrier: Mars : pour; les Romains, . le : troisième - niveau * fonctionnel i n'est i pas nécessairement compris ni s même principalement; ressenti comme relevant ; de notions comme lafécondité, l'abondance; la richesse; la santé; la beauté52. Ce qui concerne les citoyens est du ressort de ce troi-

50. Mais, sur le . fait que Quirinus reste le dieu des citoyens même lorsque ceux-ci sont sous les armes, et qu'il n'est pas à comprendre comme • les abandonnant lorsqu'ils passent dans le domaine d'action du dieu Mars, on verra les remarques de Lucien Gerschel,- « Saliens de Mars et saliens de Quirinus », RHR; 138, 1950, p/ 145-151 : les saliens des deux divinités agissent de concert, aussi bien lors de l'ouverture de la saison guerrière (Quin- quatries du 19 mars) que lors de sa fermeture {Armilustrium du 19 octobre).

51. Georges Dumézil lui-même a reconnu cette affinité, mais à notre avis sans en. tirer: les conséquences ■ qun en: découlent! pour l'analyse d'ensemble de l'épisode ; voir Heur et malheur du guerrier1, p. 29, Heur et malheur du guerrier1, p. 37-38 : « Ces courtes, mais précieuses indications rituelles (sur la "poutre de la sœur" et les sacrifices ■ expiatoires à Janus Curiatius et Juno - Sororia« qui lui ; étaient : liés) donnent à penser; que la ; légende d'Horace vainqueur, furieux, criminel et purifié, a servi de mythe fondateur pour la cérémonie annuelle qui marquait la fin de la saison militaire et par., laquelle ; les guerriers de la : Rome primitive repassaient du domaine du Mars déchaîné zva Mars qui praeest paci qu'est Quirinus, et pour; cela se désacralisaient, se : nettoyaient aussi . des violences, . non ; pas "involontaires", mais, du moins nécessaires, de la bataille. » La , référence aux curies (dont le nom est apparenté à celui de Quirinus) explique aussi le culte de Janus Curiatius (associé à Juno Sororia) en liaison avec le rituel de la « poutre de la sœur » (juste explication du terme dans Filippo Coarelli, II For o •Romano, p: 115-116).

52. Nous avons essayé d'expliquer la figure d'Ancus - Marcius et de' rendre compte de ce qui semblait être son inadéquation à la définition fonctionnelle qu'en proposait Georges Dumézil; par cette orientation , particu-

TULLUS HOSTI LIUS 47

sième niveau, à travers son dieu Quirinus. Or ce sont bien les citoyens qui; sont en jeu dans, l'épisode du , procès d'Horace : signifïcativement, le roi Tullus ne tranche . pas personnellement l'affaire, mais décide d'en? appeler au- peuple, aux Quirites - et nous avons ; rappelé: l'importance de cet épisode,'- où apparaît le droit; fondamental de : prouocatio . ad populum* pour; la* conception même de la . citoyenneté à : Rome: Même : la! procédure de purification, . de , desecration - pour reprendre . l'expression , de G.. C. Picard» -, quit est décidée au- terme du jugement: d'acquittement n'est pas présentée comme relevant du-, roi et des- structures officielles de l'État : elle est confiée à une famille particulière,- celle, des; Horatii53. Aussi l'analyse de: l'ensemble, de. l'histoire d'Horace en termes de première fonction, qui découle d'une application à la légende romaine de ce qui peut être dit de l'épisode du Tricéphale dans la geste d'Indra telle que lanarre le Markandeyapurana; nous semble irrecevable d'uni points de vue romain; Tout concourt i au . contraire, jusque: dans ; son : aspect" «juridico-religieux » que- soulignait G.- Dumézil,- à; mettre : la légende romaine en rapport; plus- qu'avec le pouvoir; souverain i du !.roi, avec le corps des citoyens, et donc, à travers eux, avec leur patron divin Quirinus: Si, dans ; les cadres qui sont \ ceux : de Rome où le troisième dieu de la triade où s'exprime l'articulation des trois fonctions est Quirinus, on veut caractériser fonctionnel- lement l'histoire d'Horace; et notamment la faute que commet le héros, on la rangera dans le domaine de la troisième 'fonction, non de la première54.

Hère prise par la troisième fonction à Rome. Voir Dominique Briquel, « Le problème d'Ancus Marcius », Mélanges de l'École française de Rome (Antiquité), 107,1995, p. 183-195.

53. Georges Dumézil lui-même a noté des affinités entre les Horatii (et les Aptya, famille à laquelle appartient Trita, en Inde) et la troisième fonction. Voir Heur et malheur du guerrier1, p. 19-33 ; Heur et malheur du guerrier1, p. 25-43.'

54. On peut également estimer que l'intervention d'une femme, la sœur d'Horace,, dans ce qui constitue la faute du héros (puisque , la mort des Curiaces ne saurait en aucun cas constituer une faute), avec la revendication agressive de son amour pour son fiancé mort, est un trait typique,- et plus classique, de troisième fonction.

48 DOMINIQUE BRIQUEL

LA TRAHISON DE METTIUS FUFETIUS

Si on admet le bien-fondé de nos remarques, il en résulte que la mise en parallèle, justifiée, de : l'histoire d'Horace et du mythe indien , de la lutte d'Indra contre le . Tricéphale n'autorise pas à faire du récit romain un élément homologue de ; ce qu'est, dans l'ensemble structuré où il intervient, l'épisode de la geste du dieu indien. Alors que le récit du Markandeyapurana invite à considérer la lutte du dieu et du démon à triple tête comme une faute de première fonction entrant dans une série de trois fautes, orientées fonctionnellement, dont- Indra ; se rend successivement coupable,' cette analyse n'est pas transposable au cas du récit romain : s'il y a bien une faute,- elle est autre - il s'agit du meurtre de la sœur d'Horace -, elle n'est pas le fait du ronTullus Hostilius, mais du seul Horace, , elle débouche : sur l'institution d'une i procédure : de réintégration > rituelle du i guerrier, sans équivalent dans le : mythe indien et, dans le cadre d'une analyse fonctionnelle, elle relève de . la troisième, fonction. Une telle conclusion s peut sembler aller; à l'encontre de la solidarité que G. Dumézil avait reconnue, dans la , tradition ; romaine aussi bien ; que dans . le mythe indien, entre l'histoire du combat contre l'adversaire triple et celle,- qui la suit immédiatement,- de la lutte, entachée de duplicité, contre un nouvel adversaire - qui est l'épisode de Mettius Fufetius pour Rome,-, la lutte contre ■ Namuci . pour l'Inde, laquelle représentait,. dans l'agencement global du mythe; indien, l'élément: de deuxième fonction, le péché contre la morale guerrière. Aussi nous faut-il • maintenant nous pencher sur ce deuxième épisode.*

Cette fois-ci, la comparaison avec -la légende irlandaise de Cuchulainn ne donne rien ; . c'est : bien ; de la - tradition indienne qu'il convient de rapprocher: cette partie: de : l'histoire du troisième roi de Rome, et le parallélisme est d'emblée plus satisfaisant que celui qui pouvait être invoqué pour l'épisode précédent, puisqu'il est valable de bout en bout, sans laisser de côté des éléments importants du récit comme c'était le cas pour le. meurtre de la sœur d'Horace, sans correspondant dans le récit indien. Aussi-bien la trahison, cachée; par Mettius Fufetius de son allié romain ■ que la punition subséquente : de sa fourberie par le roi

TULLUS HOSTILIUS 49

Tullus Hostilius ont; leur correspondant dans le. mythe d'Indra: Néanmoins, nous l'avons .vu, certaines discordances se font jour.: à ; s'en tenir à : ce que ■ disent : nos sources, on ■ ne • peut pas réellement < considérer; le ; roi romain ■ comme un ; pécheur, . et la ï seule faute qui soit mise en relief dans le texte - qui est bien une. faute contre la loyauté que doit le combattant en temps de guerre - est le fait du chef albain. D'ailleurs, à la différence de ce qui se passe pour.Indra, qui perd alors sa force physique;. hala, il ne s'ensuit i aucune conséquence fâcheuse pour Tullus Hostilius, qui, une fois cette guerre achevée, va se lancer, dans d'autres, également victorieuses, contre, les Fidénates et les Sabins, et encore; chez Denys d'Halicarnasse, les Latins.,

Cette: constatation s amène à-., envisager- la, signification1, de l'épisode de la trahison du chef albain \ d'une manière, là encore; quelque peu différente de celle qu'avait exposée G.- Dumézil dans Heur, et malheur, du guerrier55. On a bien affaire à une faute et; si on cherche à la définir fonctionnellement, elle relève du domaine de la . deuxième : fonction : ces points de • l'analyse que l'auteur; avait faite de la tradition .romaine à partir dwMarkandeyapurana nous paraissent toujours valables.. Mais on ne. peut pas considérer le roi Tullus comme fautif: s'il y a un coupable, c'est exclusivement son' infidèle allié, le fourbe. Mettius Fufetius. Ge dernier; reçoit le châtiment qu'il mérite, que lui inflige le roi romain; sans ; qu'il n'advienne aucune conséquence négative pour; lui. Aussi : la- perspective du « péché du guerrier » est-elle inversée par. rapport à ce à quoi inviterait la comparaison avec. le récit indien : s'il.y a un guerrier qui faute contre les règles de son état; c'est Mettius; non, Tullus..

Un tel renversement de perspective n'est pas choquant : il est cohérent avec l'analyse que nous avons faite de l'épisode précédent; Car; déjà pour la légende d'Horace vainqueur puis meurtrier, on pouvait parler d'une faute contre la morale guerrière, et - selon les .vues que nous avons exposées - d'une : faute : relevant de la troisième fonction. Mais, pas plus que dans l'épisode de la trahison de Mettius Fufetius, elle ne concernait le roi Tullus : elle

55. Von. Heur et malheur, du guerrier1, p. 33-42: Heur et malheur du guerrier, p. 43-55.

50 DOMINIQUE BRIQUEL

était commise par un autre que lui, son champion Horace. Ainsi, si l'on cherche à retrouver dans la tradition sur le règne du troisième roi de Г Urbs une série de fautes susceptibles de former une séquence trifonctionnelle, du genre de celle, connue dans tous les secteurs du monde ' indo-européen et bien attestée à ? Rome, des « trois péchés du guerrier », les éléments que nous avons : notés jusqu'à présent, à propos des épisodes successifs; d'Horace et de Mettius Fufetius, inviteraient à envisager l'hypothèse d'une suite de : fautes ; émanant • non ; de Tullus ; Hostilius : lui-même, mais ; de ' personnes liées à lui, soit des compatriotes, comme Horace,. soit des alliés, . comme ' Mettius - Fufetius. . Au ■ point de : l'analyse où nous en sommes, nous pouvons dire que, dans l'éventualité d'une telle : séquence de trois fautes . qui • seraient commises non • par le roi; mais: par certains de: ses partenaires,- l'histoire- d'Horace représenterait un • possible terme de troisième fonction, et la trahison du chef, albain ; un possible . terme de , deuxième fonction.

Un ; point ; demande cependant ; à , être - précisé dans * le cas de l'épisode de Mettius Fufetius. Car, . pour ; le crime , qui a . suivi , la . victoire du champion romain, les historiens soulignent les conséquences durables qu'a eues l'épisode pour l'histoire ultérieure de Rome. . On y voit mis , en , œuvre, pour la : première fois, . le droit d'appel au» peuple; et; ce qui concerner plus directement, la deuxième: fonction;, il "c constitue uni mythe étiologique pour l'établissement d'un rite: de desecration de la fureur guerrière et de réintégration des combattants dans le corps des citoyens; On ne . voit pas, a priori;, que l'histoire de Mettius « Fufetius ; joue , un ■ rôle comparable/ Elle illustre sans doute la nécessité de respecter scrupuleusement la loyauté dans les guerres, de ne pas contrevenir à cette . valeur; essentielle pour. Rome qu'est la /ides56,, mais sans qu'elle semble fonder quoi i que ce soit dans les institutions , ou pratiques des Romains. Au contraire, s'agissant du châtiment si « particulier qui • frappe le traître; nous avons rappelé que Tite- Live insiste sur. son caractère exceptionnel; et sur le fait qu'il n'a jamais été repris par la suite par sa cité. Mais il n'est pas impos-

56. Sur cette notion, nous pouvons renvoyer au travail de Gérard Frey- burger, .. Fides, étude sémantique • et religieuse ; depuis ; les origines jusqu 'à l'époque augustéenne,- Paris, Les Belles Lettres, 1986.

TULLUS HOSTILIUS 51

sible que, justement, le sort réservé au fourbe Mettius ait eu un >. rôle étiologique.Sa mise à mort survient au terme d'une réunion des troupes romaines et albaines; que: Denys d'Halicarnasse : désigne du terme banal ď « assemblée » (ekklèsia), rassemblant- tous ceux_qui sont sous les armes. Mais Tite- Live évoque comme raison avancée par Tullus pour faire venir Mettius et ses compatriotes un sacrificium lustrale, c'est-à-dire une purification rituelle de l'armée comme , il s'en faisait à ■ la fin : des opérations, accompagnée d'une offrande sacrificielle57. C'est peut-être là qu'il faut chercher la raison; de l'écartèlement! du : chef : albain. Car, sa* fin * évoque, comme cela a été suggéré par. notre collègue néerlandais Ш S. Versnel, des -rites connus dans le. domaine proche- et moyen-oriental, où l'on passe entre: les deux moitiés de victimes offertes en • sacrifice58. C'est là uns rituel "de lustration, militaire attesté dans le monde hittite, notamment dans un cas où l'armée défile entre les parties de quatre victimes, un homme, un bouc, un chien, un porcelet59. On en a la trace aussi chez les Perses, où? il prend la forme d'un sacrifice humain : Hérodote raconte comment l'armée de -Xerxès . partant attaquer la Grèce avait; lors de son passage en Lydie, défilé au milieu des restes du corps, partagé en deux, du ? fils de Pythios qu'il i avait í voulu' punir?0. Un exemple est même connu dans la légende grecque, avec la femme: d'Acaste, Astydamie, découpée en morceaux par Pelée lors de, la- prise d'Iolcos, entre lesquels les ■ soldats vainqueurs ■ firent *■ leur,

57. Voir Denys d'Halicarnasse, 3, 27, 3," et Tite-Live, 1, 28, 1. 58. H; S. Versnel; « Sacrificium lustrale ; the Death of Mettius Fufetius

(Livy 1.28). Studies in Roman Lustration-Ritual, 1 », Medea,, 37, 2, 1975, p. 97-115. Le récit romain ne précise pas si les Romains et les Albains passent entre les deux parties du corps de Mettius ; mais la référence à une lustration, rituel qui comporte un cortège, peut le laisser supposer. .

59. Voir Olivier Masson, «À propos d'un rituel hittite pour la lustration d'une armée : le rite de purification par le passage entre les deux parties d'une victime», RHR. 137, 1950, p. 13-25.

60. Hérodote, 7, - 38-39 ; le roi aurait ainsi .• voulu; punin le . Lydien Pythios qui, effrayé par une éclipse, avait sollicité la faveur que l'aîné de ses cinq fils soit dispensé de faire campagne. En 4, 84, l'historien raconte une.1 histoire comparable : à propos • d'Oriabaze, qui . aurait . demandé à Darius de lui laisser un de ses trois fils qui participaient à l'expédition contre. les Scythes, mais le mode de mise à mort du fils qui est alors exécuté par le roi n'est pas précisé. .

52 DOMINIQUE BRIQUEL

entrée61 . . Ailleurs le . rite . ne fait intervenir . que des • victimes animales : c'est ce qui-se passe en Macédoine,- où la- purification de l'armée donne lieu à , un « défilé des troupes ; entre les parties du corps d'une chienne préalablement sacrifiée62. Cette forme de lustration se rattache à une : procédure plus : généralement connue dans l'Orient antique pour la conclusion - de traités, et qui ; est • attestée . dans ; le livre : de - la Genèse: lors de l'alliance entre Abraham etYahvé, où Abraham dispose de part et d'autre du chemin; que Dieu empruntera la nuit tombée, sous forme d'une colonne de feu; les deux* parties d'une génisse, d'une brebis, d'un; bélier, ainsi-qu'une tourterelle et un pigeonneau63. Le sens en-est. clair : les contractants passant entre les chairs découpées et sanglantes appellent sur eux de sort; fait à ces victimes dans le cas où? ils contreviendraient à leurs engagements. Appliqué à: une lustration de l'armée, on comprend que ce geste ait pour effet de renforcer la cohésion et la discipline de la troupe64. On imagine facilement que la fin de Mettius Fufetius, traître à la parole donnée,- ait, pu •■ servir de récit . fondateur pour, un , rituel : de ■ ce genre, et que . les Romains et les . Albains, . se réunissante en ■. un , seul peuple, aient accompli ; un f tel - geste de passage entre les . deux parties de son cadavre : écartelé : mais . l'existence du rite n'est . pas attestée à Rome: et: il faut alors supposer qu'il soit tombé en: désuétude et que nous n'en ayons plus aucune trace - ce qui est possible; mais indémontrable. En tout cas; si on admet l'hypothèse, on voit que cet épisode de la geste de TullusHostilius aurait pu servir; outre de rappel du principe de : la nécessaire fidélité , du guerrier à ses engagements,, de justification à un ; rituel' lié. à la guerre, comme celaîadéjà été le cas pour. Tépisode précédent.

Quoi qu'il en soit de cette éventuelle fonction étiologique, qui reste - indéterminable; la caractérisation ■ de l'épisode de Mettius

61. Apollodore,- 3, 13, 7. 62. Quinte-Curce; 10, 9, 12 ; Tite-Live, 40; 6, 1-3. 63 ; Voir Genèse,1 Л 5 . - 64.. Olivier Masson préfère, pour sa part, voir dans les applications à

des armées de ce type de rituel un rituel de purification, les parties des victimes retenant magiquement les souillures dont les guerriers se sont chargés durant ; le v. combat; Cette explication ; est : aussi : envisageable , pour,, le . cas romain - sur la signification duquel on en est réduit aux conjectures. .

TULLUS HOSTILIUS 53

Fufetius comme une faute de deuxième fonction, faisant pendant • à Tépisode d'Horace,- qui aurait été une: faute de troisième fonction,- n'est bien évidemment licite que si l'on dispose d'un troisième terme, qui représenterait l'élément de première fonction de la . série, dont : seule . l'existence : autoriserait ; à . parler, ici d'une séquence trifonctionnelle, et à rattacher toutes ces histoires à la vieille idéologie indo-européenne. C'est s ce troisième terme, qu'il nous faut" désormais chercher, et qui, seul, peut garantir la validité de l'analyse. .

DESTRUCTION D'ALBE ET PRODIGE DU MONT ALBAIN

L'évocation . du • supplice de Mettius Fufetius est suivie, chez Tite-Live, du: récit: de la destruction, d'Albe . par les soldats envoyés par Tullus Hostilius et la même articulation se retrouve, à quelques nuances près, chez Denys d'Halicarnasse65. Cette destruction de la métropole de Rome, de la cité d'où étaient venus les jumeaux, fondateurs,, donne lieu,, surtout chez l'historien; padouan, à de : pathétiques développements sur l'affliction ř des ; habitants obligés d'abandonner, leurs maisons, bientôt abattues par la troupe * romaine, eť quittant,* en um long cortège- d'où s'élèvent cris et lamentations, l'antique cité promise à la ruine après , quatre siècles d'existence. L'événement n'est . par ailleurs : pas; sans v conséquence pour Rome,, puisque - les Albains- vont désormais être intégrés à la cité romaine,- permettant à la ville de s'étendre sur de nouveaux terrains - le Caelius, selon Tite-Live, où, signiflcativement, le roi Tullus choisit alors d'habiter -, et introduisant' dans le patriciát romain > un certain nombre de

65. Tite-Live, 1, 29 (et 1, 30, 1-3, pour l'intégration des Albains vaincus dans la. cité romaine). Chez Denys d'Halicarnasse, les événements • sont moins nettement distingués de l'épisode de Mettius Fufetius. Le roi Tullus envoie les troupes chargées de détruire Albe (qui, chez lui, sont commandées par Horace) avant même la convocation du chef albain et de ses soldats à l'assemblée où il dévoilera son crime (3, 27, 1), et la destruction de la. cité, décrite en 3, 31, est présentée comme se déroulant en même temps que le châtiment de Mettius et de ses complices (traité de 3, 27, 2 à 3, 30).

54 DOMINIQUE BRIQUEL .

grandes familles, réputées d'origine troyenne, comme les Jules66. Il s'agit donc d'un point important. de l'histoire de Г Urbs; qui dès lors, ayant intégré son ancienne métropole, peut se prévaloir; de la suzeraineté sur, le Latium qui avait été la sienne67. Or, d'un ; point de vue comparatif, on peut noter qu'il i ne s'intègre pas - dans le parallélisme envisagé par G. Dumézil . avec • la . tradition < sur; Indra recueillie dans le Markandeyapurana, ni, en. tant qu'épisode particulier, . dans la ■ structure : des trois guerres et des trois triomphes que nous avons nous-même proposé de ■ reconnaître dans le récit du règne de Tullus Hostilius. On peut même: dire que, dans la geste, de ce roi; c'est le seul épisode qui reste isolé, jusqu'à présent non rapporté à un modèle dont la comparaison permette de rendre compte. Il est tentant, dans ces conditions, de se demander, s'il ne fournirait pas l'élément manquant de la séquence trifonctionnelle dont les considérations que nous< avons présentées sur les épisodes successifs d'Horace et de Met- tius Fufetius nous amènent à envisager l'existence.

Il ' faudrait" donc : s'interroger; sur, la . possibilité : d'analyser - la > destruction d'Albe en termes de 'faute, et de faute de première fonction si l'on veut compléter l'articulation précédemment envi-

66. La question de l'intégration du Caelius est controversée : une tradition plus courante mettait son occupation en rapport avec le chef étrusque - CaelesVibenna, qui lui aurait donné son nom, soit sousTarquin l'Ancien1 (Table claudienne de Lyon, CIL, .13, 1668, "Tacite, Annales, 4, 65), soit déjà sous Romulus (Varron, De la langue latine,- 5, 46), et on l'attribuait également à Ancus Marcius (Cicéron, République, 2, 33 ; Strabon, 5, 3, 7 (234)). La question des familles originaires d'Albe avait été traitée par Varron dans son ouvrage De familiis , Troianis.-

67. Denys d'Halicarnasse développe ces conséquences de la destruction d'Albe en 3, 34, 1-2. Nous n'avons pas à faire ici la critique de cette tradition, . historiquement ■ insoutenable. En réalité, la ■. destruction ■■. d'Albe est entièrement fictive, puisque, Albe n'a jamais existé en tant que cité," mais en est toujours restée à un stade de développement pré-urbain (voir Alexandre Grandazzi, . « La . localisation d'Albe », Mélanges de l'École française de ■ Rome (Antiquité), 98, 1986, p. 47-90). D'autre part, la position prépondérante de Rome au sein de la ligue latine est un fait postérieur à la date traditionnelle du règne de Tullus Hostilius. En dépit des efforts des -Tarquins dans le cadre de « la grande Rome des Tarquins », Rome apparaît encore, au Ve siècle av. J.-C, comme dépendant de la ligue et de ses instances fédérales, ainsi que l'a montré l'ouvrage fondamental de Andreas Alfôldi; Early Rome and the Latins, Ann Arbor, The University of Michigan Press, 1965.

TULLUS HOSTILI US 55

sagée. À vrai dire, la destruction de la métropole de Г Urbs par sa cité fille peut être comprise comme un acte; d'impiété, un: manquement à la pietas que les enfants doivent à leurs parents, qu'il s'agisse d'hommes ou de cités, et dans l'un des discours qu'il fait tenir à Mettius Fufetius Denys d'Halicarnasse ne manque pas de développer, l'analogie qui existe," de ce point de vue, entre métropoles et colonies, parents et enfants68. Sans la faire entrer . dans son système de comparaison avec les fautes d'Indra, G. Dumézil avait évoqué la • destruction ď Albe comme : « une : faute générale ; et plus grave » par rapport au meurtre de sa sœur par Horace et à la \ cruauté de ; Tullus à ; l'égard > de : Mettius, . qualifiant : cette : action &4mpiab?. Cependant on ne peut pas dire que cette faute • soit soulignée en-tant que telle dans le . texte : comme le note le grand; comparatiste, « les historiens- romains; se: sont: gardés d'insister», si bien qu'il nous paraîtrait dangereux de. tirer de la tristesse de la scène - Tite-Live décrit bien l'atmosphère lugubre des derniers instants de la ville, le silentium triste, la tacita maes- titia qui accueillent les soldats envoyés par Rome - la conclusion, que la tradition : tenait la ; destruction ď Albe en tant -: que telle pour, un; acte impie, et cela d'autant plus que la présentation de: Denys d'Halicarnasse est beaucoup plus nuancée, l'historien grec affirmant que les couches populaires au moins se réjouissaient de pouvoir venir s'installer à Rome7.0. Tullus n'est pas blâmé pour l'avoir entreprise et ce qui est mis en relief est surtout le bénéfice humain* - par l'accroissement' de Y Urbs qu'elle permet - et moral - par la suprématie que Rome acquiert ainsi vis-à-vis du Latium tout entier - de l'opération: D'ailleurs Tite-Live et Denys

68. Voir Denys d'Halicarnasse, 3, 23, 19. Sur les échanges de discours dont Denys parsème son > récit, voir Jean-Claude - Richard, « Suri deux discours-programmes, à propos à'A.R.\ 3, 10, 3-11, 11 », dans Denys d'Halicarnasse, historien des origines de Rome. Actes du Colloque de Montpellier, 20-21 mars 1992, sous la direction de Paul-Marius Martin = Pallas, 39, 1993, p. 125-142..

69.; Georges Dumézil, Heur et malheur du guerrier^, p. 44-45 ; Heur et malheur du guerrier1, p. .56-58. Le terme : impia.. contraire à la: pietas, n'apparaît pas dans le texte livien.

70. Denys d'Halicarnasse, .3, 30, 1 : seuls les. riches sont accablés <. à l'idée de devoir quitter leur ville.

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d'Halicarnasse : soulignent' que ' Rome ' respecte * la- pietas qu'elle doit* aux. dieux : tous:deux précisent: que,' si les demeures des habitants . et- les i autres •: bâtiments ; publics sont : impitoyablement détruits, les temples: sont- épargnés71. Om peut: certes- vouloir considérer, cette précision comme un ajout secondaire, destiné à disculper Rome de toute faute au, moins à l'égard des dieux72. Il n'en^reste pas moins que, dans nos récits, elle est en accord avec l'absence de condamnation du fait de la destruction de sa métropole par. la. cité qui • en ; était issue.

Néanmoins, la faute ne nous -paraît; pas absente. Mais c'est ailleurs" qu'il : faut la . chercher, . beaucoup : plus • loin dans le . récit. En effet; après les ; autres ■ guerres que : mène le roi Tullus - qui forment; avec les hostilités contre Albe, le schéma trifonctionnel que : nous • avons envisagé -, survient un prodige, que : Tite- Live décrit assez précisément73 : on annonce une pluie de pierres survenue sur le mont Albain. Il s'agit bien évidemment d'une manifestation de la colère des dieux, qui estiment que les hommes ont fauté à leur encontre74, et il. faudra, selon la procédure suivie en. pareil cas, qui est ici évoquée pour la première fois dans le récit livien; mettre en : œuvre ; un rituel d'expiation - en l'occurrence,1 l'institution . d'une neuvaine qu'on i retrouvera , par. la ; suite : dans

71. Tite-Live; 1, 29, 6 ; Denys d'Halicarnasse, 3, 29, 5: 72. Nous aurons à revenir sur la possibilité que le récit ait été altéré sur

ce point/. 73. Tite-Live, 1,31, 1-4; Denys d'Halicarnasse ? fait allusion . d'une

manière très vague à cette ■ tradition, se bornant 'à signaler « qu'on • avait abandonné, sous son règne, certains sacrifices ancestraux; tandis que : ďautres avaient été introduits, qui n'étaient pas ; coutumiers chez les Romains» (3, 35, 2), ce qui provoque la colère des dieux à rencontre du roi, et pousse Jupiter à lancer, sa foudre contre le palais royal. On constate que la narration de Denys regroupe - avec quelques petites différences - deux événements ■ que : celle de * Tite-Live distingue : le . prodige du . mont Albain, lié à l'abandon par les Albains de leurs rites ancestraux (l, 31; 1-4), et -la. fin de Tullus Hostilius, consécutive à une seconde manifestation de la colère divine, une épidémie (1, 31, 5), et à la transformation qui s'opère dans l'esprit du roi, qui sombre dans la superstition et est frappé par Jupiter, qu'il n'a pas su se concilier par les rites appropriés (1, 31, 5-8).:

74. Sur la: notion de prodige et sa > signification : dans la, religion romaine, on; se reportera à Raymond ?Bloch, Les prodiges dans l'Antiquité classique, Paris, PUF, 1963, p. 77-157.

TULLUS HOSTILIUS : 57

d'autres cas analogues75. La localisation du prodige suggère qu'il n'est pas sans relation avec la question de la destruction d'Albe par- Rome,-, et: c'est ce que : confirme : le sens qui , est . attribué à . l'événement. , L'explication en est en effet bientôt donnée par une: voix qui se fait entendre du haut de la: montagne : elle révèle aux Romains queles dieux sont irrités parce que les Albains, venant s'installer à Rome, . ont abandonné • leurs ■ rites ; ancestraux et : ont négligé: de continuer à honorer les. dieux de leur ancienne cité. On : constate donc • qu'il existe un lien i entre : la, fin „ de l'antique métropole latine; qui a été décrite au chapitre 29, et le prodige de la «pluie de pierres sur le mont ̂ qui; surplombe. Albe : en ^'établissant à Rome,- les habitants de la: cité détruite se sont rendus coupables ■ d'une faute, et d'une . faute * qu'on > peut ranger, sans contestation, . dans le domaine de la première : fonction, puisqu'il s'agit d'un manquement à. la religion..

Avec cet élément, qui vient s'ajouter au récit du transfert des, vaincus à Rome, nous , aurions un troisième volet en harmonie avec la . série que laissait présager 'le meurtre r de sa , sœur par Horace et la trahison de : Mettius Fufetius. On ; aurait : affaire : à une nouvelle faute, commise non pas. par le roi Tullus - qui, à s'en tenir , à ce que dit . Tite- Live; n'est . nullement impliqué dans ■ l'affaire ■ -, . mais ■. par, d'autres, . les Albains nouvellement ; intégrés dans -la cité romaine : ces Albains achèveraient donc la série commencée par le champion romain du roi et son prétendu allié Mettius ; Fufetius. . Cette faute, . consistant i dans la négligence . de rites religieux, aurait un caractère de: première fonction, répon-

75." Le passage décrit clairement la procédure suivie à Rome devant de telles manifestations intempestives du divin : le prodige • est annoncé • au Sénat et celui-ci met en place un rituel d'expiation - en l'occurrence, . une , neuvaine qu'on retrouvera souvent après des pluies de pierres analogues (Tite-Live 21, 62. 6 : 30. 38. 9 : 35, 9. 4 : 36, 37. 5 : 38, 36. 4). La signification- du prodige est ici explicitée par la voix entendue sur. la montagne : mais Tite-Live fait également allusion, comme version alternative - et anachronique ■•• , à l'intervention des haruspices qui, à l'époque classique, en alternance avec les exégètes des livres sibyllins, étaient chargés d'éclairer le Sénat sur la signification de l'événement et sur les procurations à effectuer. Sur ces questions, , on pourra , se reporter à . Bruce MacBain. Prodigy and Expiation, an Inquiry into Religion and. Politics in Republican Rome, coll. « Latomus », 177, Bruxelles. Latomus (revue d'études latines. .1982).

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danť ainsi à celui de troisième fonction qui nous paraît découler de l'histoire d'Horace et à celui de deuxième fonction qu'on peut; attribuer, à l'histoire : de Mettius Fufetius. Cette faute - ne : serait pas ; sans . conséquence : pour l'histoire ultérieure • de ■ lai cité : de même ; que l'épisode d'Horace introduit ; tout à . la fois un rite de , réintégration dans la communauté civique du guerrier, rentrant: plein de fureur du combat; et le droit d'appel au peuple garanti aux dues, et que celui de Mettius Fufetius, outre qu'il offre une salutaire . leçon de fidélité : envers les • engagements . pris, justifiait peut-être une forme particulière de rite de lustration, le prodige du. mont Albain servirait de. modèle pour la procédure à suivre devant un \ tel rappel : à l'ordre des dieux ■ et viendrait par ailleurs rappeler aux Romains qu'ils se doivent d'intégrer, dans leur, panthéon « les dieux de: l'ennemi» et ne pas risquer de rendre hostiles des divinités qu'ils peuvent mettre au. service de leur. cité76. C'est ï une ; ligne . de conduite générale que ; se : sont : donnée les Romains au cours de leur, histoire : la destruction d'Albe pouvait * lui ? fournir ; un prestigieux réfèrent, puisque . les , Romains se sont i bien gardés de faire tomber, en : désuétude les cultes de l'antique métropole du Latium. Non seulement ils ont conservé soigneusement les. vieux rites fédéraux, avec les fériés latines où les Latins honoraient en commun leur. Jupiter Latiar, c'est-à-dire « latin », sous la supervision désormais des. magistrats de VUrbs, mais ils; ont; préservé r les cultes . proprement albains : l'épigraphie nous - livre le témoignage de pontifes, saliens, vestales albains encore en activité à époque ; impériale77.

76. Nous empruntons l'expression « les dieux de l'ennemi » au chapitre .. dans lequel Georges Dumézil traite de la question dans sa Religion romaine archaïque,- Paris, Payot, 1966, p. 412-418.

77. Voir Maria Grazia Granino Cecere, « Sacer dotes Cabenses e sacer- dotes Albani: la documentazione epigrafíca», dans Alba Longa, mito, sto- ria, archeologia, Atti dell'incontro di studio, Roma-Albano Laziale, .25- 27 gennaio . 1994? sous . la , direction \ de ; Anna Pasqualini, Rome,- Istituto italiano per la storia antica, 1996, p. 275-316.

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UNE SERIE TRIFONCTIONNELLE DE FAUTES : UN HÉRITAGE DE LA THÉMATIQUE DES TROIS FAUTES DU GUERRIER ?

Ainsi, il semble possible de dégager, dans le récit traditionnel' du règne du * troisième roi -, de Rome une ■ autre articulation ; tri- fonctionnelle que celle que nous avons déjà cru pouvoir, y repérer et qui était fondée, sur la succession de trois • guerres et de trois, triomphes. Cette nouvelle séquence •. tripartie ordonnerait, de sa première- péripétie, le • combat des champions des deux camps, jusqu'à ses conséquences ultimes, l'intégration du peuple vaincu dans YUrbs, la présentation du conflit avec Albe - qui constitue par * ailleurs \ la première composante, de première : fonction, . de l'autre structure - et serait fondée sur. l'occurrence, dans ce conflit5 aux nombreux: rebondissements, . de trois fautes, commises par divers • personnages situés dans : différents , types de rapport vis-à-vis du rohTullus Hostilius, Horace; Mettius Fufetius, les Albains transplantés à Rome, et ayant chacune des conséquences pour la mise en place des institutions ou des pratiques romaines. Ces fautes seraient relatées dans un sens ascendant, allant de la; troisième fonction * à ■■ la • première - selon un ordre relativement rare dans les séries de fautes relevant du thème des trois péchés . du guerrier, mais néanmoins attesté78. Dans une certaine mesure,, cette succession d'épisodes correspondrait' à celle qu'offre en . Inde le Markandeyapurana. Mais nous pensons qu'il' s'agit' d'une,

construction autonome, . due aux" Romains eux-mêmes. Ceux-ci ont certes pu utiliser un matériel mythique ou légendaire ancien - comme des légendes de héros guerriers antérieures -, qui aura été également- à la, base du récit indien. Mais Userait erroné - à notre avis - de lire le récit romain à la • lumière de : ce que ce pur ana racontait du dieu de la guerre. On n'a pas affaire à une application parallèle du thème des trois péchés du guerrier, mais à une construction originale, éventuellement inspirée par le motif

78. L'ordre faute de troisième/deuxième/première fonction se rencontre . dans la légende galloise de Gwynn et dans celle, ossète, de Soslan. Voir Georges Dumézil, Heur, et malheur du guerrier1, p. 115-126.

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général des trois fautes ordonnées fonctionnellement, mais finalement assez différente. Ces trois fautes ne concernent pas un* personnage unique : elles ne sont pas commises par le roi Tullus Hostilius. Elles ont un rapport, parfois quelque peu lointain avec - la guerre : si le meurtre de sa , sœur par, Horace découle directement de l'état de furor où Га mis la bataille et si la fourberie de Mettius Fufetius se manifeste par son attentisme lors de la rencontre contre les Fidénates et les Véiens, celle des Albains abandonnant' leurs cultes se manifeste une. fois le conflit résolu. Elles se traduisent non par une perte de facultés pour Rome, mais par des conséquences plutôt positives, puisqu'elles sont à l'origine de réalités juridiques ou religieuses importantes de la cité, comme le. droit d'appel au peuple et le rituelde la « poutre de la sœur»,, peut-être une forme particulière de lustration, ou encore les procédures de procuration des prodiges et le maintien des cultes de. l'antique métropole albaine. On ne peut pas dire que ce schéma exprime une déchéance: aboutissant à une catastrophe finale: comme c'est le cas pour la thématique classique des trois péchés du guerrier à qui il ne reste plus, une fois ses trois fautes accomplies (et quel que soit l'ordre dans lequel : elles ; se . présentent), qu'à être éliminé.

Mais cela pose un problème par rapport à un autre aspect de la geste • de . Tullus Hostilius. Car, nous . l'avons > rappelé, la - fin misérable du roi, qui meurt puni par Jupiter dans l'incendie de son palais provoqué par la foudre du dieu irrité, évoque d'assez près le sort qui échoit à bien des héros guerriers, dont le comportement provoque la colère des dieux, et cela notamment comme conclusion de la thématique des trois péchés ordonnés fonctionnellement. Il peut sembler étrange que, dans la tradition relative au i règne , de Tullus Hostilius, on se trouve, en: présence, si l'analyse que nous proposons est juste, d'une séquence. de trois fautes et d'un récit de la mort du roi qui soient totalement indépendants. Faut-il alors relier les. deux parties du récit et estimer, que la mort du souverain serait due à l'accumulation des fautes qui précèdent ? Une telle possibilité semble ouverte dans la présentation de Denys d'Halicarnasse, où le foudroiement du roi est provoqué : par son * mépris . en matière de religion, et :. singulièrement par l'abandon de rites traditionnels, ce qui. semble se réfé-

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rer. à ce que . Tite-Live dit - du ; fait : que les cultes albains i soient < tombés en désuétude. Cette négligence serait' donc, chez l'auteur grec, reprochée à Tullus ; Hostilius, . qui- en . serait tenu pour* responsable79. Ainsi, le roi guerrier aurait une responsabilité directe dans > au moins la» dernière: des . fautes qu'expose * le récit;, eť. sa : mort apparaîtrait; comme la; conclusion ̂ logique de:, tous ces péchés ; commis . sous .■ son; règne,. qu'ih en; soit personnellement l'auteur, ou non.. Néanmoins il est douteux qu'il faille préférer la version des Antiquités romaines, ; très rapide sur cette forme de la fin du roi par foudroiement et qui s'appesantit davantage surla tradition alternative de l'assassinat, de. Tullus : par- Ancus. Mar- cius8", sans doute tardive et qui ne nous retiendra pas ici, à celle des \Ab Urbe cundita i libri, beaucoup plus : circonstanciée et qui donne des détails précis - comme la pluie de pierres et la voix mystérieuse dumont Albain,*. puis le recours malheureux du roi: aux rites d'évocation de Jupiter. Elicius - qui ont toutes chances • d'être anciens. Aussi est-il plus sage de considérer.1 que la forme de base de :1a tradition est celle qu'offre l'historien1 padouan; où la; partie concernant la mort de Tullus succède : à l'épisode : du prodige du mont Albain et est indépendante d'elle.

Dans cette version1 livienne, quelque temps après ce prodige,, une: pestilentiel s'abat sur. Rome, et c'est elle qui, finalement, induit le roi, frappé par la maladie, à se tourner vers la religion: qu'il avait jusque-là négligée, avec l'excès et la conclusion désastreuse que l'on sait. Évidemment, cette épidémie qui surgit tout- d'un coup et reste immotivée étonne, et on s'attendrait à y voir une manifestation de la colère divine contre une faute que le roi aurait commise. . Mais le - texte ne donne aucun : élément * allant dans ce sens. Peut-être peut-on, estimer que les dieux expriment

79. On peut prolonger l'hypothèse en imaginant que, dans le récit de la destruction de la cité, l'insistance sur la volonté de préserver les édifices religieux résulte d'une réfection de la tradition,- et que le roi ait, dans une version primitive, fait procéder à la démolition aussi des temples, se rendant ainsi coupable d'un crime de première fonction. Mais nous sommes ici dans le domaine de la pure supposition.

80. Denys d'Halicarnasse, 3. 35, 2-5 : l'historien grec lui-même récuse cette version, qu'il juge - à juste titre • incompatible avec l'image que la tradition donne du roi Ancus Marcius.

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ainsi une réaction globalement négative à l'égard de celui sous le règne de qui se sont produites trois fautes fonctionnelles qui représentent toutes les catégories de fautes possibles. Mais on peut tout aussi bien penser que cette thématique de trois fautes qui ne sont pas celles du roi est totalement indépendante de ce qui lui advient après la conclusion de la série et que l'épidémie vient simplement sanctionner le manque d'égards du souverain guerrier envers les dieux tout au long de sa carrière antérieure. Force est de constater que le récit de Tite-Live ne donne pas une explication claire de la maladie qui touche alors Rome et le roi lui-même. Quoi qu'il en soit, dans l'état de la tradition qui nous est parvenu, on ne peut pas parler de la vieille thématique des trois péchés du guerrier. La série de trois fautes, orientées selon les trois fonctions, qui y transparaît répond à d'autres considérations, et ce n'est qu'au titre d'une hypothèse indémontrable qu'on peut émettre l'idée que cette séquence de trois fautes, commises par d'autres que le roi, se soit substituée à trois péchés dont le souverain guerrier qu'est Tullus Hostilius se serait lui- même rendu coupable dans une forme antérieure de la légende.

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