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Ben Fountain BRE ` VES RENCONTRES AVEC CHE GUEVARA NOUVELLES Traduit de l’américain par Michel Lederer

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Ben Fountain

BREVES RENCONTRESAVEC CHE GUEVARA

NOUVELLES

Traduit de l’américainpar Michel Lederer

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© Editions Albin Michel, 2008pour la traduction française

Edition originale :BRIEF ENCOUNTERS WITH CHE GUEVARA

© Ben Fountain 2006Reve haïtien © Ben Fountain 2000

Oiseaux de la Cordillère centrale en voie d’extinction © Ben Fountain 2002Fantaisie pour onze doigts © Ben Fountain 2003

Le « Tigre » d’Asie © Ben Fountain 2003Bouki et la cocaïne © Ben Fountain 2004La gueule du lion © Ben Fountain 2005

Brèves rencontres avec Che Guevara © Ben Fountain 2005

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Pour Sharie

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Oiseaux de la Cordillère centraleen voie d’extinction

J’ai offert au comandante l’occasion devisiter la Bourse avec moi, et il a paru rai-sonnablement intrigué.

RICHARD GRASSO,président de la Bourse de New York

Bogota, Colombie, 26 juin 1999

Impossible, affirmait Blair à quiconque lui posait la ques-tion. Jamais une bande de rebelles qui se respectent nechercherait à l’enlever pour obtenir une rançon. Il étaitun pauvre d’entre les pauvres, plus pauvre encore que lescampesinos misérables qui concassaient les pierres des mon-tagnes pour ne laisser que des crassiers stériles – lui, JohnBlair, étudiant et esclave chargé de travaux dirigés, aspirantà un doctorat, dont l’idée de la fortune se limitait à unbillet de vingt dollars. En cas d’ennuis, il avait des lettresde recommandation de Duke University, du Humboldt Ins-titute ainsi que de l’Instituto Geografico de Bogota dont ledirecteur passait pour entretenir des contacts avec le Movi-miento Unido de Revolucionarios de Colombia, le MURC, quicontrôlait d’immenses étendues des cordillères au sud-ouest du pays. Pendant trois semaines, Blair devait parcou-rir ce qui restait de la forêt de nuages, puis retourner àDuke grappiller suffisamment de fonds afin de revenir

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pour un an dans la province de Huila étudier les effets dela fragmentation de l’habitat sur les espèces rares de petitsperroquets.

Il pouvait y réussir et il y réussirait. Avant même d’avoirpublié son premier article dans une revue rédigée par desétudiants comme lui – à dix-sept ans, dans Auk, « Notes deterrain sur la reproduction et le régime alimentaire de laperruche Tovi » –, Blair savait qu’il appartenait sans douteà la dernière génération qui verrait encore des dizaines demembres de cette espèce en liberté, ce qui attisait sa pas-sion d’adolescent – son obsession, auraient dit ses parentsdéroutés – pour la gent aviaire. En avant toute et au diablela politique ! De fait, ils s’emparèrent de lui près dePopayan, des hommes efficaces en treillis qui firent bruta-lement descendre du car tous les passagers ainsi que lesanimaux. Blair rentra la tête dans les épaules dans l’espoirde se fondre aux Indiens trapus, mais un gringo de hautetaille équipé d’un énorme sac à dos était à peu près aussidiscret que s’il avait porté un turban.

« Toi, dit le comandante d’une voix calme. Tu viens avecnous. »

Blair voulut expliquer qu’il n’était qu’un étudiant, doncsans véritable valeur marchande – il avait compté sur sonextraordinaire don des langues pour se sortir de ce genrede situation – mais l’un des rebelles qui fouillait déjà dansson sac à dos jetait sur la route ses carnets de notes et sesjumelles Zeiss, puis son Leica avec son zoom 200x. Sesbiens les plus précieux, plus précieux même que sa voiture.

« C’est un espion, déclara le rebelle.– Non, non, corrigea Blair poliment. Soy ornitologo. Estu-

diante.– Tu es un espion, affirma le comandante, poussant les

carnets de notes du canon de son arme. Au nom du Secré-tariat, je t’arrête. »

Quand le jeune homme protesta, il reçut des coups dansle ventre assez appuyés, et il comprit à ce moment-là quesa vie venait de changer. Ils le baptisèrent la mercancia, la

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marchandise, et durant les quatre jours qui suivirent, ilchemina dans les montagnes, nourri de sardines et d’arepasfroides, subissant d’incessantes railleries et menaces depeloton d’exécution, mais grâce à ses cent vingt kilomètresde jogging par semaine, il résista mieux que les cadres descompagnies pétrolières et les ingénieurs des exploitationsminières que les rebelles avaient coutume d’enlever. Lepremier jour, il se contenta de baisser la tête et de mar-cher, supportant l’épreuve parce qu’il ne pouvait guèrefaire autrement, mais à mesure que la colonne s’enfonçaitdans les montagnes, une lueur lui apparut, trop faibleencore pour être qualifiée d’idée. A l’est, la cordillère étaitdesséchée, aride, réduite à un tas de cailloux par desdécennies de tentatives désespérées de cultures. Dans lesvestiges de la forêt régnait un silence sinistre, mais dèsqu’ils arrivèrent aux abords de la zone contrôlée par leMURC, la végétation se referma autour d’eux, aussi étouf-fante que l’atmosphère d’une grotte. Le soir, Blair enten-dait les gargouillements et les bruits de succion produitspar le vaste réseau de plomberie de la forêt ; et le matin,il se réveillait aux hurlements des piauhaus avant que nedébute le concert contrapuntique des jacassements, caquè-tements et autres sifflements qui faisaient ressembler laforêt à un chantier de construction. En trois jours, Blairidentifia quatorze espèces figurant sur la liste des espècesen voie de disparition établie par la convention CITES, demême qu’un hapalopsittaca extrêmement rare perché surune fougère de la taille d’un minivan. Il confia sa stupéfac-tion au jeune comandante qui le considéra un instant d’unair pensif.

« Oui, dit-il. L’écologie est importante pour la Révolu-tion. En tant qu’étudiant – il eut un petit sourire, peut-êtreironique – tu le sais sans doute », puis il se lança dans undiscours sur l’environnement, raconta comment la firmezarevolucionaria avait chassé des territoires libérés les multina-tionales de l’exploitation du bois et les « mafias » desmines.

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La colonne atteignit le camp de base dans le courant duquatrième jour et entra dans l’enceinte fortifiée du MURCsous une pluie qui transformait la terre en boue. Onconduisit Blair droit au Bureau des Plaintes et des Récla-mations où il resta deux heures assis dans un couloirhumide à contempler des posters de Lénine et du Che età se demander si les rebelles avaient prévu de l’exécuteraujourd’hui. Quand on l’introduisit enfin dans le bureauprincipal, le comandante Alberto l’accueillit par cesparoles :

« Tu n’as pas l’air d’un espion. »Devant lui étaient étalées les affaires de Blair : jumelles,

appareil-photo, cartes et boussole, les carnets de notes cou-verts de l’écriture microscopique du jeune homme. Septou huit sous-commandants étaient assis le long du murcependant qu’Alberto, le comandante maximo, examinaitBlair avec la placidité de celui qui souffle des ronds defumée. Vêtu d’un treillis, il ressemblait à un Jerry Garciade la dernière période, un homme de forte constitutionavec des lunettes à monture d’acier, de lourdes pochessous les yeux et une épaisse tignasse de cheveux grison-nants.

« Je ne suis pas un espion, répondit Blair d’une voix ten-due. Je suis ornithologue. J’étudie les oiseaux.

– De toute façon, reprit Alberto, s’ils avaient vouluenvoyer un espion, ils n’auraient pas envoyé quelqu’un quia l’air d’un espion. Donc, le fait que tu n’aies pas l’air d’unespion m’amène à croire que tu es un espion. »

Blair réfléchit. « Et si j’avais l’air d’un espion ?– J’en conclurais que tu en es un. »Les sous-commandants s’esclaffèrent, se balançant sur

leurs chaises comme des ivrognes. Blair se demanda si toutcela n’était pas qu’une vaste plaisanterie ou bien si sa vieétait réellement en jeu. A moins que ce ne soit les deux,et dans ce cas, il risquait de sombrer dans la folie. « Je suisornithologue, répéta-t-il d’une voix entrecoupée. Je ne sais

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pas comment je pourrais vous en convaincre, mais c’est lavérité. Je suis venu étudier les oiseaux. »

Les mâchoires d’Alberto se mirent à travailler, commes’il mâchait sa langue. « C’est au Secrétariat d’en décider,comme pour toutes les affaires d’espionnage. Et même situ es ce que tu prétends être, tu devras rester avec nousjusqu’à ce qu’on règle les conditions de ta libération.

– Ma libération, répéta Blair d’un ton amer. Vous savezque l’enlèvement est considéré comme un crime dans laplupart des pays. Sans parler de la violation des droits del’homme.

– Ce n’est pas un enlèvement, c’est une retencion dansle contexte sociopolitique de la guerre. Nous te gardonssimplement jusqu’à ce qu’on verse une certaine somme enéchange de la libération.

– Quelle différence ? » s’écria Blair, et comme Albertone répondait pas, il commença à craquer. « Ecoutez, reprit-il. Je n’ai pas d’argent, je suis étudiant, d’accord ? En fait,je vaux moins que rien, j’ai vingt mille dollars de prêts àrembourser. Et si dans deux semaines, je ne suis pas deretour à Duke... » Il se sentait victime d’une injustice, et savoix trembla de colère. « ... on donnera à un autre monposte de chargé de travaux dirigés. Alors, est-ce que vousne pourriez pas nous épargner à tous des ennuis et merelâcher ? »

Ils se contentèrent de scanner la photo de son passeport,puis de la mettre sur leur site web avec une demande derançon de cinq millions de dollars, ce que même les insur-gés purs et durs savaient relever du domaine du rêve. « Lesixième Front détient les types d’Exxon, marmonna lesous-commandant Lauro. Et nous, on a un étudiant auxbottes trouées. » Il ne tarda pas à être connu dans tout lecamp sous le nom de « John Blair », avec les deux motstoujours accolés : Johnblair, mais le John restait coincé aufond de leurs gorges, si bien que cela, de manière plusridicule encore, sonnait comme Joan. Quoi qu’il en soit, ilsne semblaient pas pouvoir prononcer son nom sans sou-

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rire ; trente ans de guérilla avaient doté les rebelles d’unsens aigu de l’absurde, et la présence de Blair constituaitun terrain trop favorable pour qu’ils n’en profitent pas, ungringo inconscient au point de débarquer en plein milieud’une guerre pour étudier une bande d’oiseaux.

« Dis-moi, Joan Blair, demandait par exemple l’un dessous-commandants en désignant un manakin qui lançaitses trilles et ses rubatos ou des tangaras qui filaient dans leciel comme une pluie de météorites, comment s’appellentces oiseaux, s’il te plaît ? »

Il savait qu’ils le mettaient à l’épreuve, qu’ils cherchaientà percer ce qu’ils croyaient être sa couverture, mais surtoutqu’ils se moquaient de lui. Il réagissait en jouant le jeu etil leur sortait les noms latins, les noms anglais et souventmême les noms espagnols suivis du genre et de tous leséléments d’histoire naturelle dont il se souvenait, si bienque les rebelles finissaient par lever les bras au ciel et aban-donner. Pourtant, il commençait à se sentir investi d’unemission. Il regardait la forêt de nuages qui léchait les mursde l’enceinte et il avait la certitude que quelque chose decapital l’y attendait.

« Si vous me laissez faire mon travail, dit-il au coman-dante Alberto, je vous prouverai que je ne suis pas unespion.

– Bon, peut-être », répondit Alberto, un homme auxsilences impressionnants, aux discours solennels et à la gra-vité écrasante comme une paire de lourdes rangers ; il avaitpour habitude, quand il parlait, d’examiner ses mains qu’ilne cessait de tourner et de retourner pendant qu’il décla-mait sa rhétorique marxiste d’une voix profonde et rocail-leuse comme une rivière qui bouillonne autour d’énormesrochers. « Il faut d’abord que le Secrétariat révise ton cas. »

Toujours le Secrétariat, pareil au grand et puissantroyaume magique du MURC. Le soir, les officiers se réunis-saient sur l’escalier de leurs quartiers pour écouter la radioet boire du thé aromatico. Petit à petit, Blair s’approchajusqu’en bas des marches, et après avoir entendu plusieurs

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jours durant les nouvelles de Radio Nacional, il compritque la Colombie consacrait une bonne partie de son éner-gie à s’autodétruire. Chaque semaine, des attentats à lavoiture piégée secouaient les villes, des juges et des journa-listes étaient assassinés par dizaines, divers gangs, miliceset guérillas combattaient l’armée et la police, tandis queles narcotrafiquants et les revanchistes organisaient desgroupes paramilitaires d’autodefensa qui paraissaient se spé-cialiser dans le massacre de paysans. Dans leur régionmême, on entendait la nuit des fusillades, et le jour, lebruit sourd des hélicoptères. Les patrouilles rebelles rame-naient des cadavres et des prisonniers des autodefensas cou-verts de sang, tandis que les avions de l’US Air Forcequadrillaient le ciel pour repérer les champs de coca.

« Où est cette zone de désarmement dont on nous rebatles oreilles ? demanda Blair pendant une pause publici-taire.

– Mais tu y es », répondit le sous-commandant Tono. Aquoi Lauro ajouta avec un ricanement moqueur : « Tuveux dire que tu ne t’en étais pas aperçu ? »

Certains soirs, Alberto se joignait à eux, d’ordinairequand on diffusait une de ses interviews ; il s’asseyait surles marches, une tasse de thé à la main, et s’écoutait parlerau pays tout entier du cours inexorable de l’histoire, de lalutte en Bolivie ou des manœuvres criminelles de la Ban-que mondiale. Après l’une de ces émissions, il se tournavers le jeune Américain :

« Alors, Joan Blair, qu’est-ce que tu penses de nos posi-tions ?

– Eh bien, naturellement, en tant que principes géné-raux, je ne puis que les approuver, répondit-il dans sonmeilleur espagnol. La fin de la pauvreté, un système éduca-tif équitable, des élections libres. » Les officiers échan-geaient des clins d’œil et des murmures condescendantsque Blair, tout à ses efforts pour s’exprimer correctement,remarquait à peine. « Mais, pour être franc, je trouve quevous êtes beaucoup trop timorés dans votre approche. Si

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vous voulez vraiment changer la société, il va falloir quevous pensiez en termes plus radicaux. »

Un profond silence accueillit sa déclaration. Albertofinit par le briser en se raclant la gorge. « Par exemple,Joan Blair ?

– Eh bien, vous parlez sans arrêt de réforme agraire,mais regardez la vérité en face, vous ne faites qu’esquiverle problème. Si vous tenez réellement à le résoudre, il vafalloir que vous renonciez aux bovins. Ils sont trop gros etpèsent trop sur l’écosystème. Il faut oublier la viande etpasser à un régime de champignons et d’insectes.

– Des champignons et des insectes ! s’écria Lauro. Tucrois que je risque ma peau pour des champignons et desinsectes ? »

Alberto éclata de rire. « Ferme-la, Lauro. Il nous a fourniune réponse sincère. Ce garçon me plaît. Il ne raconte pasde conneries, et avec une centaine de types comme lui, jeprendrais Bogota en moins de deux semaines. »

La journée, Blair était libre de se promener dans l’en-ceinte du camp ; les rebelles avaient beau l’accuser d’êtreun espion, ils ne semblaient pas se soucier outre mesurequ’il assiste à leurs exercices, mais le soir, ils l’enfermaientdans un baraquement où ils stockaient des provisions et lemenottaient à un lit de planches. Sa barbe poussait, cou-leur ocre brun terne, et, conséquence d’un régime à hauteteneur en fécule enrichi aux amibes, il perdit encore dupoids, ce dont sa silhouette déjà aérodynamique n’avait pasparticulièrement besoin, le tout facilité par la diarrhéechronique qui lui tordait les entrailles. Ces maux demeu-raient cependant bénins comparés à la terrible solitude quiétait la sienne, et à l’instar de tous les prisonniers depuisle commencement des temps, il passait des heures et desheures à se remémorer la douceur perdue des jours ordi-naires. Les gens qui comptaient dans sa vie lui apparais-saient maintenant infiniment précieux – je vous aime !voulait-il leur crier à tous, ses parents, ses frères et sœurs,les secrétaires du département de biologie, ses professeurs

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affables encore que coupables d’égoïsme et autres défauts.Les livres lui manquaient, ainsi que les longues séances dejogging du week-end avec ses copains ; quant aux femmes,elles lui manquaient tellement qu’il avait envie de se ron-ger le bras. Pour empêcher son esprit de moisir dans cegoulag, il demanda qu’on lui rende un de ses carnets vier-ges. Alberto accepta, davantage pour voir ce que le gringoallait en faire que par pure bonté d’âme ; en quelquesjours, Blair remplit des pages entières sur le contre-chantdu continga écaillé et les parades amoureuses du râle àailes rouges, ainsi que de commentaires détaillés sur lathéorie de la spéciation d’Haffer.

Alberto prit l’habitude de bavarder avec lui chaque foisqu’ils se croisaient. Il l’interrogeait sur ses recherches,admirait les croquis dans son carnet et, d’une manièregénérale, se comportait comme un oncle bienveillant. Il setrouvait qu’Alberto était un ancien banquier, un fils de bur-gués couvert de diplômes ; il avait tout abandonné vingt ansauparavant pour rejoindre le MURC. « Ce n’était pas pourmoi, cette vie de bourgeois, confia-t-il au jeune Américain.J’étais le parasite social typique. » Quelles que soient lachaleur ou la franchise de ces conversations, Blair ne pou-vait se défaire de l’impression qu’Alberto se moquait de luiet lui cachait quelque chose d’important.

« Tu sais, dit un jour le comandante, ma grand-mèreaussi adorait les oiseaux. C’était une sainte, cette femme– quand elle sortait dans son jardin et écartait les bras, lesoiseaux s’envolaient des arbres pour venir se percher surses mains.

– Incroyable !– Naturellement, je n’étais qu’un enfant, et je m’imagi-

nais que toutes les grand-mères pouvaient faire pareil. Maisaujourd’hui, je sais que c’était parce qu’elle les aimait detout son cœur. Elle disait qu’on était sur terre pour admi-rer la beauté créée par Dieu.

– Ah. »Les lèvres d’Alberto s’étirèrent sur un petit sourire nos-

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talgique. « La beauté, tu vois, je crois que c’est très bien,mais elle n’est là que pour le plaisir. J’estime que les hom-mes doivent consacrer leur existence à des choses utiles.

– Qui a prétendu que la beauté et le plaisir n’étaientpas utiles ? répliqua Blair, sentant qu’Alberto cherchait denouveau à lui embrouiller les idées. Ce n’est pas le butfinal des révolutions, la beauté et le plaisir pour tout lemonde ?

– Oui, peut-être, répondit le comandante en riant. Il vafalloir que j’y réfléchisse. »

Tout dépendait des rebelles – c’est-à-dire de leur disposi-tion à pratiquer les idéaux qu’ils prônaient à travers leursslogans. Dès le début, Blair avait compris que sa vie repo-sait sur leur sens de l’honneur, et à mesure que le tempss’écoulait, il se mettait à espérer être tombé sur des gensanimés d’une passion, d’un sens de leur mission équivalentau sien. Ils semblaient être des concientizados authentiques,sincèrement dévoués au combat ; et à la stupéfaction deBlair, ils étaient pleins aux as. Ils possédaient les derniersmodèles d’ordinateurs portables et de téléphones satellite,de splendides uniformes, des 4 × 4 flambants neufs et touteune panoplie d’armes ultra sophistiquées – sans compterles innombrables walkmans et magnétoscopes – le toutfinancé par les profits illicites tirés du trafic de la cocaïne.

« C’est la taxe ! protestaient les rebelles chaque foisqu’un porte-parole du gouvernement s’en prenait aux“narco-guerrillas” du MURC. Nous taxons la coca commetoutes les autres cultures. » Une taxe qui, selon la radio,rapportait six cents millions de dollars par an, somme quiprocurait à Blair un sentiment d’irréalité. D’un autre côté,il y avait les cours d’alphabétisation et les séminaires surl’assolement que les rebelles organisaient à l’intention descampesinos de la région qui, néanmoins, avaient l’air toutaussi faméliques que ceux des zones non libérées. S’agis-sait-il donc d’une révolution a conciencia ou simplementd’un trafic dissimulé sous une belle façade ? Ou un peu

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Oiseaux de la Cordillère centrale en voie d’extinction

des deux ? Blair pensait que le côté vers lequel penchait labalance reflétait en gros ses chances d’en sortir vivant.

Le carnet devint son moyen de coller à la réalité, deconserver la trace du temps qui lui paraissait immobile ouparfois même revenir en arrière. La seule chose que lesguérilleros acceptaient de lui dire au sujet des négociationsconcernant sa rançon, c’est que Ross Perot allait peut-êtrela verser, ce que Blair pensait être une forme de plaisante-rie – encore qu’il ne puisse pas en être certain. Un groupede jeunes se mit à le harceler, los punketos, des petites bru-tes des comunas de la ville qui jouaient avec les crans desûreté de leurs armes chaque fois qu’il passait, si bien queles rapides clic-clic-clic se succédaient dans son sillagecomme le prélude à un repas de piranhas. La nuit, il luiarrivait de se réveiller totalement désorienté, ne sachantplus où il était ; d’autres fois, il avait l’impression de ne pasavoir dormi, plongé dans une espèce d’état comateux qui,au matin, le laissait l’esprit embrumé, les nerfs à vif. Unsoir qu’il dérivait dans un demi-sommeil, un punketo fitirruption dans le baraquement et annonça avec de petitséclats de rire hystériques qu’il allait lui faire sauter la cer-velle.

« Je ne te le conseillerais pas », dit Blair d’un ton uni.Le gamin ne cessait de pouffer et de se tortiller, vibrant

littéralement – sans doute dopé au basuco. Il avait dû enfumer pendant des heures, pensa Blair.

« Va te faire foutre, riposta l’adolescent, enfonçant lecanon de son arme derrière l’oreille gauche du prisonnier.Je te tue si j’en ai envie.

– Ce sera drôle une seconde, juste après que tu auraspressé la détente. » Blair improvisait au fur et à mesure. Ilavait le sentiment que ce qu’il fallait à tout prix, c’étaitcontinuer de parler. « Ensuite, ce serait comme une gueulede bois que tu traînerais le restant de tes jours.

– Ferme-la, ducon. Ferme-la ! Ferme ta gueule que jepuisse te tuer.

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