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Béraud - Cours de « Théorie & concepts » - Licence 1 (2009-2010) GOFFMAN ET LA MICROSOCIOLOGIE « Je ne cherche pas à éveiller les consciences, je cherche seulement à savoir comment les gens ronflent. » (Goffman). Erving Goffman (EG) (1922-1982) 1 , d'origine canadienne, est considéré comme l’un des animateurs de la tradition sociologique américaine, son « enfant terrible » 2 . Très influencé par George Herbert Mead, formé par Everett C. Hughes, comme tous les Chicagoans des années 1950- 1960 (Howard Becker, Elliot Freidson, Anselm Strauss). C'est l'un des représentants les plus lus de l’École de Chicago, qui s’inscrit dans la mouvance pragmatiste en sociologie. Une autorité importante dans le champ de la sociologie, cité à l’envi, reconnu très tôt sur la scène académique, grâce notamment à son ouvrage désormais classique Asiles (1961, trad. 1968) 3 . EG est généralement lu comme le sociologue de l’ordinaire, de l’interaction de face-à-face, du trivial, du banal, etc. Parce qu’il étudie les choses les plus apparemment futiles de la vie sociale, il est invariablement taxé de prosaïsme. Et son style direct, parlé, son sens obsessionnel du détail, son ironie parfois renversante sont autant de marqueurs d’une posture (faussement) anti-théorique, vite perçue par certains comme anti-académique 4 . Or c’est là un contre-sens qui procède d’une sous-estimation de la portée et de la difficulté de la théorie goffmanienne du monde social. Car EG est un auteur difficile d’accès. Derrière l’exposé très précis et minutieux de l’ordre des interactions et des comportements, à la limite de l’éthologie humaine (i.e. comportementaliste), on trouve en effet une approche rigoureuse de la structuration de la réalité sociale. Il y a chez E.G. comme un impératif descriptif (d'abord donner à voir plutôt que d'expliquer en recourant à des théories massives). Il n’est pas surprenant qu’EG soit l’objet d’un travail d’exégèse conceptuelle important aujourd’hui. Nombreux sont les théoriciens de la sociologie qui se réfèrent à certains ouvrages-clés, parmi lesquels Frame Analysis (Les Cadres de l'expérience 1991 (1974). Signalons aussi qu’EG a été lu très tôt en France. Traduit et publié dans la collection « Le sens commun » des Éditions de Minuit, à l’initiative de Bourdieu, proche sur bien des points d’EG 5 – la connaissance pratique, corporelle, de la place (de la position) de l'agent dans l'espace social. C’est assez remarquable : l’isolationnisme intellectuel de la sociologie française est pourtant une tendance profonde. Même si des contre-sens ont pu être tirés de la non-lecture d’EG (i.e. EG, sociologue trivial), force est de constater qu’il s’est vu décerner dans des délais très brefs le titre d’auteur « classique ». Approche qui s’inscrit dans le courant de l’interactionnisme. EG a refusé de se laisser classer dans la catégorie porte-manteau de l’« interactionnisme symbolique ». Il résiste par principe autant que par méthode à l’imposition ex post des étiquettes 6 . Ce n’est pas étonnant, puisqu’il est un des initiateurs de la théorie de l’étiquetage (labelling theory), à travers par exemple Stigmates ou 1 Thèse soutenue en 1953 à l'Université de Chicago, sur la communication dans les îles Shetland. 2 Manning, Philip (1992), Erving Goffman and Modem Sociology . Stanford: Stanford University Press. 3 Oromaner, Mark (1980), «Erving Goffman and the Academic Community», Philosophy of the Social Sciences 10 (3). 4 Boltanski, Luc (1973), «Erving Goffman et le temps du soupçon. A propos de la publication en français de La représentation de soi dans la vie quotidienne», Social Science Information 12 (3). 5 Bourdieu, Pierre (1983), «Erving Goffman, Discoverer of the Infinitely Small», Theory, Culture, Society 2 (1) ; Winkin, Yves (1983), «The French (Re)presentation of Goffman’s Presentation and other Books», Theory, Culture, Society 2 (1). 6 Winkin, Yves (1984), «Entretien avec Erving Goffman», Actes de la recherche en sciences sociales 54. 1

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GOFFMAN ET LA MICROSOCIOLOGIE

« Je ne cherche pas à éveiller les consciences, je cherche seulement à savoir comment les gens ronflent. » (Goffman).

Erving Goffman (EG) (1922-1982)1, d'origine canadienne, est considéré comme l’un desanimateurs de la tradition sociologique américaine, son « enfant terrible » 2. Très influencé parGeorge Herbert Mead, formé par Everett C. Hughes, comme tous les Chicagoans des années 1950-1960 (Howard Becker, Elliot Freidson, Anselm Strauss). C'est l'un des représentants les plus lus del’École de Chicago, qui s’inscrit dans la mouvance pragmatiste en sociologie. Une autoritéimportante dans le champ de la sociologie, cité à l’envi, reconnu très tôt sur la scène académique,grâce notamment à son ouvrage désormais classique Asiles (1961, trad. 1968) 3.

EG est généralement lu comme le sociologue de l’ordinaire, de l’interaction de face-à-face,du trivial, du banal, etc. Parce qu’il étudie les choses les plus apparemment futiles de la vie sociale,il est invariablement taxé de prosaïsme. Et son style direct, parlé, son sens obsessionnel du détail,son ironie parfois renversante sont autant de marqueurs d’une posture (faussement) anti-théorique,vite perçue par certains comme anti-académique4. Or c’est là un contre-sens qui procède d’unesous-estimation de la portée et de la difficulté de la théorie goffmanienne du monde social. Car EGest un auteur difficile d’accès. Derrière l’exposé très précis et minutieux de l’ordre des interactions et des comportements, à lalimite de l’éthologie humaine (i.e. comportementaliste), on trouve en effet une approche rigoureusede la structuration de la réalité sociale. Il y a chez E.G. comme un impératif descriptif (d'aborddonner à voir plutôt que d'expliquer en recourant à des théories massives). Il n’est pas surprenantqu’EG soit l’objet d’un travail d’exégèse conceptuelle important aujourd’hui. Nombreux sont lesthéoriciens de la sociologie qui se réfèrent à certains ouvrages-clés, parmi lesquels Frame Analysis(Les Cadres de l'expérience 1991 (1974). Signalons aussi qu’EG a été lu très tôt en France. Traduitet publié dans la collection « Le sens commun » des Éditions de Minuit, à l’initiative de Bourdieu,proche sur bien des points d’EG5 – la connaissance pratique, corporelle, de la place (de la position)de l'agent dans l'espace social. C’est assez remarquable : l’isolationnisme intellectuel de lasociologie française est pourtant une tendance profonde. Même si des contre-sens ont pu être tirésde la non-lecture d’EG (i.e. EG, sociologue trivial), force est de constater qu’il s’est vu décernerdans des délais très brefs le titre d’auteur « classique ».

Approche qui s’inscrit dans le courant de l’interactionnisme. EG a refusé de se laisserclasser dans la catégorie porte-manteau de l’« interactionnisme symbolique ». Il résiste par principeautant que par méthode à l’imposition ex post des étiquettes6. Ce n’est pas étonnant, puisqu’il est undes initiateurs de la théorie de l’étiquetage (labelling theory), à travers par exemple Stigmates ou

1 Thèse soutenue en 1953 à l'Université de Chicago, sur la communication dans les îles Shetland.2 Manning, Philip (1992), Erving Goffman and Modem Sociology. Stanford: Stanford University Press.3 Oromaner, Mark (1980), «Erving Goffman and the Academic Community», Philosophy of the Social Sciences 10 (3).4 Boltanski, Luc (1973), «Erving Goffman et le temps du soupçon. A propos de la publication en français de La

représentation de soi dans la vie quotidienne», Social Science Information 12 (3).5 Bourdieu, Pierre (1983), «Erving Goffman, Discoverer of the Infinitely Small», Theory, Culture, Society 2 (1) ;

Winkin, Yves (1983), «The French (Re)presentation of Goffman’s Presentation and other Books», Theory, Culture,Society 2 (1).

6 Winkin, Yves (1984), «Entretien avec Erving Goffman», Actes de la recherche en sciences sociales 54.

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ses études sur la représentation hyper-ritualisée de la féminité et de la masculinité dans la publicité7.EG propose une vision radicale et novatrice du niveau microsociologique. Radicale, puisqu'ilpropose, par l'étude des actions ordinaires, de revenir aux fondements du lien social et d'apporterune réponse singulière à la question de philosophie politique « Comment la société est-ellepossible? » (Simmel, 1908). Il ne s'agit pas tant de s'interroger sur l'origine et le fondement de lasociété et de revenir ainsi aux philosophies du contrat, que de savoir si nous pouvons parler de lavie sociale en termes de plus et de moins (i.e. si nous pouvons lui attribuer plus ou moins d'intensitéou de densité relationnelle, plus ou moins de consistance). Partir des expériences communes(importance de la notion d'expérience), plutôt que des produits intellectuels les plus abstraits.L'étonnement de Goffman, sa passion de chercheur le conduisent à voir du sens là où nous n'envoyons guère8. Aux enflûres théoriques, EG. préfère adopter une posture déflationniste. Si la lecturede E.G. est à la fois déroutante et fascinante, c'est que, sans jamais déroger aux principes du métierde sociologue (objectivité et rationalité), il invite à comparer des choses incomparables, à changerconstamment de vocabulaire descriptif pour demeurer au plus près de l'expérience individuelle de lavie sociale. Attentif aux compétences dont nous disposons pour recadrer notre expérience etréagencer les apparences, en décrivant les rituels avec désinvolture et les jeux truqués avec sérieux,il a finalement tenté de montrer à la discipline que le regard qui lui convient n'est pasnécessairement le regard convenu. Si nous passons un peu de temps à élaborer conceptuellement à partir d’EG, c’est pour répondre àdeux exigences du cours : 1/ EG théorise d’une façon nuancée le rapport micro-macro (que l'on al'habitude de présenter en termes antagonistes), ses travaux constituent de fait une ressourceintellectuelle de premier plan ; 2/ un des objectifs du cours étant d’introduire à la pensée d’auteurset d'études importants de la sociologie (i.e. le problème de la structuration comme prétextedidactique), c’est l’occasion d’ouvrir les livres d’EG pour voir en quoi sa théorie estconceptuellement conséquente.

Il est impossible d’entrer dans les subtilités de la sociologie goffmanienne en une seuleséance, d'autant plus que EG n'a pas proposé à proprement parler un ouvrage sytématisant sapensée. L’exposé assume donc son statut d’introduction. On ne pourra évidemment par en faire lasynthèse. La solution proposée est donc la suivante : nous focaliserons sur les écrits d’EG qui fontle lien avec la problématique du cours. On abordera donc les thèmes suivants : 1/ une sociologie dela vie quotidienne et l’ordre sui generis de l’interaction ; 2/ la vie sociale est une « scène » ; 3/ unecertaine vision de la « condition humaine ». Ce découpage est assez artificiel et lâche ; il sert lesfins de l’exposé. Malgré ses limites, ce plan aura permis en bout de course d’évaluer l’intérêt et lapertinence de la contribution d’EG à la thématique de la structuration du social.

7 Goffman, Erving (1977), «La ritualisation de la féminité», Actes de la recherche en sciences sociales 14 (1).8 Par exemple, ce que E.G. appelle les « ressources sûres » (safe supplies). Ce sont toutes ces banalités d'usage, ces

phrases toutes fates que l'on dit lorsqu'on ne sait pas quoi dire (« Quel temps ! », « Bientôt le week-end »). Cesphrases, dit-il, sont des ressources de survie pour la conversation, elles « brisent la glace », rompent un silencegênant, etc. De plus, elles sont prononcées dans des circonstances précises : dans un ascenseur, à l'adresse d'unvoisin comme un geste de sociabilité minimale ; dans un bus où l'on croise tous les matins le même chauffeur, etc.

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Le micro-monde de la vie quotidienne

EG fait donc partie des sociologues qui ont déplacé l’attention sociologue du niveau macro vers leniveau micro dans les années 1950-1960 (i.e. une période dominée par la chimère de la GrandeThéorie à la Parsons, très bien exposée par C.W. Mills dans L'imagination sociologique)9. EGs’intéresse à des situations. Les phénomènes sociaux étudiés par la microsociologie10, dont cet exposé voudrait esquisserl'achitecture conceptuelle à partir des travaux de Goffman et des débats qu'il a initiés dans ladiscipline11, relèvent moins de l'ordre social que de l'ordre de l'interaction, moins de la structure dela vie sociale que de la structure de l'expérience individuelle de la vie sociale. La microsociologieentend par-dessus tout remettre en question cette évidence selon laquelle l'expérience d'Untel estsubjective et individuelle. Suivant cette approche, ce qui intéressera un chercheur en sciencessociales dans le cas, par exemple, d'un individu qui vient d'être licencié après 15 ou 20 ans dans lamême entreprise, ce ne sont pas ses caractéristiques socio-professionnelles (âge, sexe, diplôme, etc.)- le licenciement est un fait social banal au niveau macrosocial de l'étude de la population deschômeurs - ; il ne s'attachera pas non plus à restituer le « récit de vie » de l'individu licencié, bienque cette expérience soit sans doute subjective. D'ailleurs, lorsque Untel retrace son histoire pourlui-même ou ses amis, pour le conseiller de Pôle emploi ou le sociologue qui l'interviewe, ilsouligne chaque fois des éléments différents, il « cadre » son récit par des anecdotes significativesqu'il garde en mémoire, qui organisent son expérience et la rendent publique. Cette expérience dulicenciement, de la demande d'emploi et du chômage est aussi une « situation sociale », un épisodede la vie privée et publique du licencié-demandeur d'emploi. L'épreuve que traverse Untel peut sedécomposer en une série de séquences : l'annonce du licenciement, le départ de l'entreprise et lacérémonie des adieux, la consultation des rubriques d'offres d'emploi, l'inscription au Pôle Emploi,etc. Ces moments et ces contextes ont aussi leur régularité et leur organisation. Pour reprendre un autre exemple, trivial celui-là (encore que...), la question de la qualification d'uneséquence d'actions liées à des rencontres sexuelles-amoureuses12 pose la question de savoir à quelmoment on se trouve en situation de drague – de drague plus ou moins « lourde »13 -, en situationd'engagement sérieux, à quel moment est-on en couple? Qu'est-ce qui ressort d'une première nuitpassée à deux, comment s'engage la relation à la lumière et la « fraîcheur » du premier matin?14

La microsociologie entend faire la sociologie de ces circonstances, ou moments, et analyserl'organisation sociale de ces rencontres comme un ordre de phénomènes sociaux qui ont leurhistoire spécifique. Chacune d'elles est un système d'activités situées dont la matière (verbale ou nonverbale) est faite d'interactions. Par ce terme, on entendra, avec le philosophe et sociologueallemand Georg Simmel (1858-1918), des actions réciproques. En l'occurrence, Untel interagit avecses supérieurs hiérarchiques et ses anciens collègues, avec des agents de services administratifs oudes responsables des ressources humaines, avec des amis et des parents. Dans chacune de cesinteractions, il s'engage dans un travail de figuration (l'engagement est une notion importante del'interactionnisme) : il sauve la face ou fait piètre figure, il se discrédite ou rebondit et surmonte son

9 Ritzer, George (1985), «The Rise of Micro-Sociological Theory», Sociological Theory 3 (1) ; Stryker, Sheldon (1987), «The Vitalization of Symbolic Interactionism», Social Psychology Quarterly 50 (1).

10 Scheff, Thomas (1994). Microsociology : discourse, emotion and social structure. Chicago : Univ. of Chicago Press.11 La microsociologie est une reconstruction analytique regroupant des programmes sociologiques certes différents

mais entretenant un même air de famille : l'interactionnisme symbolique, l'interactionnisme goffmanien,l'éthnométhodologie.

12 Collins, Randall (2004). Interaction Ritual Chains. Princeton University Press, chap. 6 : « a theory of sexualinteraction ».

13 Du genre : http://www.youtube.com/watch?v=s24wrXlA7nU 14 Kaufmann, Jean-Claude (2004). Premier matin : comment naît une histoire d'amour? Paris : Pocket.

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échec. Toute activité située comporte ainsi une part normative qui fait que les protagonistes s'instituentcomme entrepreneurs de moralité : ils disent le droit et dénoncent le scandale, prennent positiondans un jeu de langage et en évaluent la pertinence. Le licenciement est, dans la vie de Untel, uneépreuve comparable à beaucoup d'autres, plus ou moins banales, où il s'agit de reconsidérer sesressources disponibles, son identité et ses relations. Mais la comparaison qui intéresse le sociologueporte moins sur le vécu subjectif de l'individu (le pathos) que sur ce qui fait d'une épreuve singulièreune expérience anthropologique et une histoire susceptible d'être rejouée, une cérémonie publiquede dégradation, un rituel de stigmatisation (comment réagir en tant que licencié? Qu'est-ce qu'êtreun bon licencié? Comment soutenir un licencié? Comment exprimer sa qualité d'ami dans ce cas-là?). C'est la même chose avec l'engagement ou la rupture amoureuse (comment bien rompre? Laquestion n'est pas aussi évidente, tout dépendre de la qualité de l'engagement : filer en douce avantque le partenaire d'une nuit se réveille ; rompre par textos ou mails; en faisant une belle lettre ouune déclaration inspirée ; l'annoncer en public pour éviter tout esclandre...). Pensez aussi à ceux quivous sollicite (e.g. comment bien faire la manche? Les règles et manières peuvent être mulitples,tout dépendra du lieu d'activité et du « public » auquel on s'adresse : solliciter ouvertementquelqu'un dans la rue ; s'effacer derrière une pancarte tout en affichant l'épreuve physique dumutisme et de l'immobilisme ; effectuer machinalement son laïus dans les transports publics ;donner à voir un engagement sincère de rétablissement ; être trop ou trop peu en mauvais état...). En effet, dans la mesure où l'épreuve est socialement cadrée, ce n'est pas l'individu qui constituel'unité élémentaire de la recherche, mais la situation. A côté des entités constitutives de la sociologieque sont le collectif (groupe, classe, population) et l'individu (acteur, agent, sujet), lamicrosociologie introduit ainsi un objet nouveau, la situation d'interaction. Ses outils (approchedramaturgique – Goffman -, analyse de conversation – ethnométhodologie) se réfèrent ainsi,implicitement ou explicitement, à un paradigme de la discipline que l'on appellera, à la suite d'IsaacJoseph, « situationnisme méthodologique »15 pour le distinguer des deux autres paradigmesdominants dans les sciences sociales : le holisme et l'individualisme méthodologique.

Vous vous souvenez que je vous ai indiqué précédemment qu'il est habituel, lorsqu'onprésente le concept de situation en sociologie, d'évoquer William I. Thomas et son fameuxthéorème: « Si les gens définissent les situations comme réelles, alors elles sont réelles dans leursconséquences ». D'une certaine manière, cette formulation résume la conception qui a prévalujusqu'à présent dans les sciences sociales, qu'elles se réclament ou non de l'Ecole de Chicago. Cequi est mis en avant alors, c'est l'agentivité des acteurs sociaux, ce que l'on nomme en anglaisl'agency16.

15 Bien que la formule n'ait « pas prise », elle reste pertinente. 16 Contrairement aux diverses traditions positivistes et déterministes alors à l'oeuvre (empruntant au

comportementalisme ou béhaviorisme, ainsi qu'à une formulation structuro-fonctionnaliste de typedurkheimienne),

l'agentivité renvoit à l'idée que les humains ne sont pas des robots mais surtout ont la capacité (termeimportant)

d'exercer une forme de contrôle sur eux-mêmes, les autres, et l'environnement. Les humains sont capables decontruire,

engager et accomplir leurs intentions (bien entendu ils ne sont pas omnipotents, cela s'exerce dans le cadre deleurs

limites propres). Ils sont ont cette capacité de réflexion qui constitue la base de la constitution du sens desactions. Ici,

l'activité et l'action sociale ne sont pas prédéterminées mais sont construites dans le cours d'un processusd'agir, lequel

est du coup capable d'être altéré suite à la rencontre avec n'importe quelles circonstances rencontrées. Les

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Le point important est que l’univers des significations émerge d’un processus de coopération etd’adaptation mutuelle au sein du groupe social (legs des théories évolutionnistes en sciencessociales, notamment à Chicago). Si ce que l'on appelle les situations sociales sont le résultatémergent des interactions, l'une des tâches des interactionnistes sera d'interroger la force et lastabilité de ces formes conventionnelles d'organisation, de ces ordres sociaux négociés. Car, dans unsens générique, les situations sont ce à quoi des sujets s'ajustent via les définitions qu'ils en donnent,et leur réalité (sociale) leur vient de ces définitions. Celles-ci sont nécessaires pour qu'une décisionet une action soient possibles. Dans cette perspective, la définition des situations comporte deux éléments, l'un externe – lasélection et l'interprétation des conditions objectives de l'action -, l'autre interne, la hiérarchisationdes impulsions et des attitutdes, « de sorte que l'une d'elles devienne prédominante et sesubordonne les autres » (Thomas & Znaniecki 1927 : 68).Cette problématique, qui combine une inspiration néo-kantienne (présupposition d'un sujet tenupour source du sens et origine de ses actes) et une inspiration pragmatiste (la validité des idées etdes propositions est évaluée en fonction de leurs conséquences), a nourri plusieurs programmes derecherche, allant de l'interactionnisme symbolique (Blumer, Becker) à la phénoménologie sociale(Schütz).

L'interactionnisme symbolique – Il trouve sa première origine dans l' « Ecole de Chicago » - l'expression aété pour la première fois formulée par Ernest Blumer en 1937 - en prenant le contre-pied de la conceptiondurkheimienne de l'acteur. Durkheim, s'il reconnaît la capacité qu'a l'acteur de décrire les faits sociaux quil'entourent, considère que ces descriptions sont trop vagues, trop ambiguës pour que le chercheur puisse enfaire un usage scientifique, ces manifestations subjectives ne relevant d'ailleurs pas du domaine de lasociologie. A l'inverse, l'interactionnisme symbolique soutient que la conception que les acteurs se font dumonde social constitue, en dernière analyse, l'objet essentiel de la recherche sociologique. Les critiques méthodologiques des interactionnistes sont radicales. Ils rejettent le modèle de l'enquêtequantitative et ses conséquences sur la conception de la rigueur et de la causalité dans les sciences sociales.Une connaissance sociologique adéquate ne saurait être élaborée par l'observation de principesméthodologiques qui cherchent à extraire des données de leur contexte afin de les rendre objectives.L'utilisation des questionnaires, des interviews, des échelles d'attitude, des calculs, des tables statistiques,etc., tout cela crée de la distance, éloigne le chercheur, au nom même de l'objectivité, du monde social qu'ilveut étudier. Cette conception jugée scientiste produit évidemment un curieux modème de l'acteur, sansrelation avec la réalité sociale naturelle dans laquelle il vit. L'authentique connaissance sociologique nous est livrée dans l'expérience immédiate, dans les interactionsde tous les jours. Il faut d'abord prendre en compte le point de vue des acteurs, quel que soit l'objet d'étude,puisque c'est à travers le sens qu'ils assignent aux objets, aux situations, aux symboles qui les entourent, queles acteurs fabriquent leur monde social.

La phénoménologie sociale de Schütz17 – Alfred Schütz (1899-1959) a étudié les sciences sociales àl'Université de Vienne. Il est parti d'une réflexion sur Max Weber pour élaborer son premier ouvrage publiéen 1932. Il adressa cet ouvrage à Husserl qui lui proposa de devenir son assistant. Schütz déclina cette offre,mais conserva des rapports de travail avec Husserl, jusqu'à son départ définitif en 1938 pour fuir le régime

êtres humains gèrent leur existence, agissent à la construction de mondes sociaux et à la transformation de leurs environnements (la notion d'écologie que l'on retrouve chez Park vient de là).

17 Pour une présentation simple : Corcuff, Philippe. Les nouvelles sociologies. Paris : Nathan « 129 » ; plus l'article :http://www.laviedesidees.fr/La-comprehension-phenomenologique.html Pour approfondir la réflexion (et échapper à l'emprise de la réception d'une certain sociologie sur Schütz, comme surSimmel d'ailleurs, celle dite « interprétative ») : Céfaï, Daniel. (1998). Phénoménologie et sciences sociales. AlfredSchütz, naissance d'une anthropologie philosophique. Genève : Droz ; Céfaï, D. « Type, typicalité, typification – laperspective phénoménologique », in Fradin, B. (ed.) L'enquête sur les catégories, 1994. Paris : EHESS.

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nazi. Après un an passé à Paris, il s'installe définitivement aux Etats-Unis, où il meurt en 1959. C'estseulement après sa mort qu'il est devenu un classique de la sociologie, grâce notamment à la réception del'ouvrage de Peter Berger et Thomas Luckmann, La construction sociale de la réalité.Revenons à l'ouvrage de 1932, The Phénomenology of the social world (trad. Angl.) qui fonde laphénoménologie sociale. Weber, bien qu'il en est souligné l'importance, n'a pas clarifié la notion de Verstehen – le comprendre opposéà l'expliquer, Erklären – qui se réfère tantôt à la connaissance de sens commun, tantôt à une méthodespécifique aux sciences sociales. Schütz va développer la première signification du Verstehen et proposerl'étude des procédures d'interprétation que nous mettons en oeuvre dans notre vie de tous les jours, pourdonner un sens à nos actions et à celles des autres. C'est là probablement l'idée centrale, l'apport essentiel deSchütz. C'est l'idée simple selon laquelle « la compréhension est toujours déjà accomplie dans les activitésles plus courantes de la vie ordinaire. »18 Comme le notait Schütz, « le langage de tous les jours recèle untrésor de types caractéristiques préconstitués, d'essence sociale, qui abritent des contenus inexplorés ». Lemonde social de Schütz est celui de la vie quotidienne, vécue par des individus qui ne portent pas d'intérêtthéorique, a priori, à la constitution du monde. Ce monde social est un monde intersubjectif constitués designifications multiples qui se sont sédimentées au fil de l'histoire, un monde de routines, dans lequel lesactes de la vie quotidienne sont pour la plupart accomplis machinalement. La réalité semble « naturelle » etsans problème. Pour Schütz, la réalité sociale, c'est « la somme totale des objets et des événements dumonde culturel et social, vécu par la pensée de sens commun d'hommes vivant ensemble de nombreusesrelations d'interaction. C'est le monde des objets culturels et des institutions sociales dans lesquelles noussommes tous nés, où nous nous reconnaissons... Depuis le commencement, nous, les acteurs sur la scènesociale, vivons le monde comme un monde privé mais intersubjectif, c'est-à-dire qui nous est commun, quinous est donné ou qui est potentiellement accessible à chacun d'entre nous ; et cela impliquel'intercommunication et le langage. » (Le chercheur et le quotidien).Les hommes n'ont jamais, en quoi que ce soit, des expériences identiques, mais ils supposent qu'elles sontidentiques, font comme si elles étaient identiques, à toutes fins pratiques. L'expérience subjective d'unindividu est inaccessible à un autre individu. Les acteurs ordinaires eux-mêmes, qui ne sont pourtant pas desphilosophes, savent qu'ils ne voient jamais les mêmes objets d'une manière commune : ils n'ont pas lesmêmes places d'observations, ou les mêmes buts, les mêmes intentions, pour les regarder. On ne voit pas lamême chose, pour suivre un match de football, selon qu'on est assis dans les tribunes centrales, ou dans lesvirages. Tout le monde le sait si bien qu'on accepte, pour regarder une même rencontre, que les prix soientdifférents, parce que la qualité du spectacle, ou plus exactement la qualité du regard, diffère selon le point devue. Cependant, tout le monde s'accordera pour dire que tous les spectateurs ont suivi le même match. Enprincipe, le fait que les acteurs ne voient pas la même chose devrait empêcher toute possibilité d'une réelleconnaissance intersubjective. Ce n'est pourtant pas le cas selon Schütz, grâce à deux « idéalisations »utilisées par les acteurs : celle de l'interchangeabilité des points de vue d'une part (on peut échanger lesplaces et échanger les angles de vue), et celle de la conformité du système de pertinence d'autre part (tous lesspectateurs supposent que les autres sont venus voir ce match pour les mêmes raisons que lui, qu'ils yportent tous le même intérêt, ou pour le moins un intérêt empirique identique, cela malgré leurs différencesbiographiques). Considérées ensemble, ces deux idéalisations composent « la thèse générale de la réciprocitédes perspectives », qui marque le caractère social de la structure du monde – vie de chacun.Cette description de Schütz permet de comprendre comment des mondes expérientiels « privés », singuliers,peuvent être transcendés en un monde commun : c'est par ces deux idéalisations que je vois la même choseque mes voisins de match, y compris ceux qui, n'ayant pas fait le déplacement jusqu'au stade, le regardent àla télévision. Nous voyons ensemble le même match en dépit de nos places différentes, de nos différences desexe, d'âge, de condition sociale, etc., c'est-à-dire malgré une « distribution sociale de la connaissance »disponible hétérogène (le « stock de connaissance », pour reprendre la notion de Schütz, n'est pas la mêmepour chaque acteur). De même, écrit Schütz, « nous voyons tous les deux le même oiseau en train de voler,malgré nos différences de position dans l'espace, nos différences de sexe, d'âge, et en dépit du fait que vousayez l'intention de le tirer, tandis que je veux seulement l'admirer. »

18 Pharo, Patrick. « La description des structures formelles de l'activité sociale », in Décrire : un impératif?, 1985.Paris : EHESS : 160.

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Par ce processus d'ajustement, permanent, exprimé dans ces deux idéalisations, les acteurs parviennent àdissiper leurs divergences de perception du monde. L' « attitude naturelle » recèle une extraordinairecapacité de traiter les objets, et plus généralement les actions et les événements de la vie sociale, en vue demaintenir un monde commun. Elle implique également une capacité d'interprétation telle que le monde estdéjà décrit par les membres19. La phénoménologie sociale, celle de Alfred Schütz en particulier, a rétabli la composante « contraintesobjectives » d'une situation, et esquissée une description plus précise du processus de définition dessituations (Schütz, A. (1987). Le chercheur et le quotidien. Phénoménologie des sciences sociales, Paris:Méridiens Klincksieck). Ce processus, qui est, pour Schütz, une affaire d'actes attentionnels, présente deuxaspects essentiels: un découpage de portions de réalité en fonction d'un thème, et une sélection d'éléments desavoir « pertinents ». L'agent humain ne se contente donc pas d'analyser la situation dans laquelle il setrouve ; il la constitue véritablement. Ce qu'il fait en découpant dans son environnement une zone depertinence sur laquelle son attention va se focaliser, et en prélevant dans son « stock de connaissances », leséléments nécessaires pour la configurer. Ces opérations sont guidées par un thème, qui émerge en fonctiondes intérêts et des objectifs présents de l'agent. Ce sont les éléments pertinents ainsi découpés et sélectionnéspour constituer une situation, qui forment le contexte immédiat de l'action. Dans cette perspective, agir c'est traiter une situation, la « voir comme ». L’action émerge d’une expériencede délibération, où un choix s’opère à partir du monde naturel, pris pour allant de soi (taken for granted), quiest le cadre général des possibilités et au sein duquel nous opérons une sélection en réponse à notre situationsubjective – c'est la procédure de « typification »20 (des typifications qui sont réciproques, c'est un conflitd'interprétations auquel on a droit). Délibérer, c’est projeter l’action, c'est-à-dire l'intégrer à un systèmenormatif d'attentes (par exemple, il est attendu, ou on s'attend à ce que l'homme en uniforme possédant unearme que je vois au bout de la rue soit un agent de la force publique, j'appréhenderai cet homme en tant quepolicier, qu'il agisse comme tel – faisant preuve de civilité -, qu'il ne me braque pas son arme pour medétrousser21 ; ou bien, pour reprendre l'exemple de Schütz : « Lorsque je glisse une lettre dans la boîte, jem'attends à ce que des gens inconnus, appelés employés postaux, agissent de manière typique, quim'échappe d'ailleurs en partie, obtenant comme résultat que ma lettre va atteindre le destinataire dans untemps typique raisonnable. »). L’action se décide non tant par une série de choix posés d’avance, que par unesélection parmi les éléments du monde et de notre stock de connaissance. Certains éléments seront pertinentspour définir notre situation, afin que nous y fassions face et que nous y agissions : ils seront notremotivation22. En la comparant avec d’autres actions du même type déjà accomplies, nous pouvons dire que,si nous l’avions entreprise par le passé, elle aurait été réalisée avec succès – et nous suivons un cheminsimilaire. Nous anticipons de la sorte ses résultats, imaginairement, en traçant des voies incomplètes au-delàde la bifurcation que nous plaçons devant nous, en faisant presque coexister les projets qui attendent de neplus être imaginés, mais motivés. Tant que nous agissons, nous réorientons constamment l’action et nous nechoisissons donc jamais l’acte final dès le départ.

Le courant interactionniste, du moins dans sa version « blumérienne », a accentué ladimension interprétative du phénomène (social) : les situations sont déterminées par la façon dontelles sont définies ; et leur définition est une affaire d'interprétation par les acteurs eux-mêmes (cequi est un pas supplémentaire par rapport à la sociologie dite compréhensive de Weber). En d'autrestermes, les gens traitent les situations en fonction de ce qu'ils pensent qu'elles sont et du sens19 Coulon, Alain (1987). L'ethnométhodologie. Paris : Puf. 20 Schütz choisit délibérément le terme de typification, plutôt que le terme d'idéal-type utilisé par Weber, afin de

marquer le caractère non figé, selon Schütz, des typifications qui sont liées au monde vécu (Lebenswelt).21 Un film comme « Bad Lieutenant » (notamment la version de Werner Herzog) illustre la déroute de ce système

d'attente. 22 Schütz établira une distinction de registre motivationnel structurant l'interaction, entre les « motifs en-vue-de » (in-

order-to-motive) d'une part, c'est-à-dire les motifs qui se réfèrent à une fin, à un système d'anticipation (l'agent seréfère au résultat de l'action future) ; et les « motifs parce-que » (because motive) qui ne sont pas prospectifs, maisréfèrent plutôt à l'intégration d'éléments passés, nous donnent des informations sur le pourquoi de l'action, sur lamanière dont l'agent a réalité son motif en-vue-de (ils ne peuvent être ressaisis qu'après coup, car « aussi longtempsque l'acteur vit dans son action en cours, il n'a pas en vue ses motifs parce que » (Schütz)).

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subjectif qu'elles ont pour eux, du point de vue qui est le leur. La signification sociale des objetsprovient de ce qu'on leur donne sens au cours de nos interactions. Et si certaines interactions sontstables dans le temps, elles doivent être renégociées à chaque nouvelle interaction. L'interaction estdéfinie comme un ordre négocié, temporaire, fragile, qui doit être reconstruit en permanence afind'interpréter le monde (on retrouve ce constructivisme dans la phénoménologie sociale). Bref, pourl'interactionnisme, l'espace social se réduit à un simple contexte de conscience (awareness context),c'est-à-dire à un univers de points de vue se réfléchissant les uns les autres indéfiniment (Bourdieu,Méditations pascaliennes: 264). Les situations ont à être dotées de significations pour devenir uneréalité humaine. Cette conception, qui est à l'origine de la théorie du labelling23, a souvent été considérée comme unargument de type constructiviste – la réalité sociale est construite par les humains à travers leursinterprétations ; il n'y a donc pas une réalité brute, surplombante, indépendante des valeurs et dessignifications que les gens donnent aux choses et aux événements, et toute chose doit être définieintellectuellement ou dotée de sens pour devenur une réalité sociale.

Cette conception standard de la définition des situations a été plus ou moins directementremise en cause par des sociologies dissidentes, en particulier celles de Garfinkel et de Goffman.Certes, la sociologie de E.G. admet, comme les interactionnistes, que l'action ne se laisse saisir quedans les circonstances concrètes d'une coprésence, en prenant pleinement en considération lesexigences qui naissent de l'engagement mutuel dans une relation sociale et de l'incertitude inhérenteau déroulement séquentiel des échanges. Mais pour E.G., et c'est ce qui marque nettement sadifférence avec les autres interactionnistes, ces circonstances - comme les situations qu'ellesspécifient – sont préordonnées : si le cours que prendra l'action est nécessairement imprévisible, ildoit toujours s'inscrire dans un contexte particulier qui se reconnaît à un ensemble d'éléments designification et d'orientation qui imposent un certain régime d'obligations à ceux qui y pénètrent.Autrement dit, si E.G. est le sociologue de l'interaction, il n'est pas celui des échanges entreindividus exprimant des points de vue divergents et définissant des situations ensemble, mais plutôtcelui de l'ordre de l'interaction sui generis, c'est-à-dire de la structure de contraintes qui encadrentl'engendrement des conduites de chacune des parties liées à une action en commun.

Trouvant que la situation restait « négligée » en sciences sociales, E.G. s'est efforcé de lui donner la placequ'elle méritait dans la microanalyse de l'interaction sociale et dans l'enquête sur l'organisation del'expérience. Liant étroitement situation, co-présence corporelle et perceptibilité mutuelle, et insistant sur lerôle médiateur de l'environnement dans la détermination du comportement, E.G. a, sous plusieurs aspects,anticipé le tournant écologique et pragmatique qui caractérise les recherches actuelles en matière de théoriede la situation.Ce vocable de l'action située sert à décrire, ou à rapporter le raisonnement pratique des agents sociaux.L'accent est mis sur la nécessité de déplacer l'analyse de l'action de la représentation versl'accomplissement : plutôt que d'abstraire l'action de ses circonstances et de reconstruire sa rationalité àl'aide de modèles ou de types idéaux (Weber), mieux vaut étudier comment les gens se comportent de façonintelligente en situation (on les considère comme capables, ce ne sont plus les « cultural dopes », les idiotsculturels envisagés jusqu'alors), en utilisant les circonstances sociales et matérielles dont ils dépendent.Cette théorie s'est développée comme une critique du « plan » - c'est-à-dire de l'idée que l'accomplissementde l'action n'est que l'exécution d'un plan construit dans la phase de délibération (je pense et j'agis dans lesens de ma pensée) -, et, via le plan, des conceptions désincarnées de la rationalité de l'action. L'idée est que

23 Qu'on appelle en français la théorie de l' « étiquetage » ou de la « désignation ». Elle va insister davantage sur lesprocessus à travers lesquels les déviants sont définis par le reste de la société, que sur la nature de l'acte déviant lui-même. Selon la théorie de l'étiquetage, le déviant est celui qui est désigné comme tel ; être désigné comme déviantrésulte en fait d'une grande variété de contingences sociales, influencées par ceux qui ont le pouvoir d'imposer cettedésignation : on devient tel qu'on nous décrit.

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si l'action est un procès, c'est-à-dire quelque chose qui procède graduellement vers un état final à travers untravail interne d'organisation, et se déroule dans le temps, elle n'est ni représentable, ni programmable àl'avance, car elle doit traiter une infinité de contingences liées au changement de son objet et audéveloppement même des circonstances sous l'effet de ce qui est effectué et de ce qui se produit. L'agentaura beau tout planifier, envisager les alternatives entre lesquelles choisir à chaque étape, l'accomplissementde l'action ne pourra pas être la simple exécution d'un plan ; il faudra s'ajuster aux circonstances et lesutiliser pour réduire l'incertitude et traiter les contingences, ainsi qu'agir au bon moment en saisissant lesoccasions favorables. Ce qui requiert une improvisation, étayée sur des embodied skills (des savoirs-faireincorporés), un peu comme une jam session de jazz. D'ailleurs, c'est l'engagement dans l'accomplissement qui fait apparaître, au fur et à mesure, les possibilitésou les alternatives effectives. Les plans, quant à eux, ne sont que des représentations schématiques del'action, qui peuvent être utilisés comme une ressource parmi d'autres pour guider la réalisation. Ce caractère incertain et imprévisible de l'action fait qu'une analyse en contexte et en mouvement estnécessaire de la part de l'agent. Celle-ci n'est pas de même nature que celle que peut faire quelqu'un aurepos, avant de s'engager dans son action. Lorsque l'agent est en train d'agir, il ne dispose pas de son actioncomme d'un objet à inspecter réflexivement, dans une posture d'observateur désengagé : quand l'action sedéveloppe sans accrocs, elle est « transparente » et s'écoule dans le flux de l'activité sociale ; sinon, lorsquel'agent agit, il ne s'intéresse qu'à certains aspects de la situation dans laquelle il est impliqué : sonexploration et son activité sont dirigées vers des objets et des événements singuliers (« voir comme »), quisont en perpétuel changement, au fur et à mesure que l'activité avance, de nouveaux objets et de nouveauxévénements apparaissent.Dans sa forme la plus poussée, une telle problématique déplace considérablement les limites de l'analyse.Les différences de points de vue ne sont plus simplement une différence de connaissances entre despersonnes dans un groupe, mais de distribution des processus cognitifs dans des systèmes incluant desartefacts et des objets en plus des individus. La cognition est distribuée (J.J Gibson et les « affordances »).Les processus cognitifs sont en grande partie externalisés et rendus concrets. Les capacités cognitiveshumaines ne sont plus celles d'un esprit individuel séparé du monde, mais celles d'un être incarné, raisonnantet pensant autant avec ses yeux et ses mains qu'avec sa tête, d'un être qui fait corps avec un environnementqu'il rencontre comme un partenaire, et d'un être impliqué dans des systèmes culturels d'activité.

On peut aussi cependant considérer qu'il ne s'est écarté que partiellement de la problématiqueprécédente. La situation est « ce dont un individu est conscient à un moment donné ». Goffman neconçoit cette conscience ni à la manière de Thomas, ni à celle de Blumer. Il dit considérer lethéorème de Thomas comme « littéralement juste », mais « faux dans son interprétation courante » :certes, toute situation demande à être définie, mais « cette définition n'est pas inventée par ceux quiy sont impliquées »24 ; « le plus souvent nous nous contentons d'estimer correctement ce que lasituation devrait être pour nous et d'agir en conséquence », et il se peut qu'une définition inadéquatede la situation ne porte pas à conséquence. Par ailleurs, il admet que cette définition puisse ne paspasser par une réponse explicite à la question « que se passe-t-il ici? », mais être incarnée « dans lamanière dont nous faisons ce que nous avons à faire ». Néanmoins Goffman maintient dans sathéorie une composante essentielle de la conception classique des situations, qui n'envisage leurproductivité qu'en termes de contraintes, de limitation des possibles et d'imposition de lignes deconduite. [n.b. : le social s'appréhende par des événements déréglés].En envisageant l'interaction dans son immédiateté, E.G. déplace le projet analytique : il ne s'agitplus de rendre compte de l'émergence de la réalité du monde social (thèse constructiviste), mais decomprendre les règles qui régissent l'élaboration en acte du jugement pratique. C’est l’ordre localque le sociologue est invité à observer in situ et in vivo. Les contraintes dont il vient d'être questionse situent à cette échelle locale.

24 L'espace social est, poursuit Bourdieu, le lieu relativement stable de la coexistence des points de vue […]. Les pointsde vue, au sens de prises de position structurées et structurantes sur l'espace social ou sur un champ particulier, sontpar définition différents, et concurrents (ibid.).

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Ce qui distingue la notion de situation25 n'est pas qu'elle conduit à envisager des conduitesindividuelles comme le produit des volontés d'une conscience dégagée de toute forme dedétermination sociale, mais simplement à rapporter l'accomplissement de l'action aux contraintesinternes au cadre d'interaction dans lequel elle s'actualise. Il ne s'agit plus, en ce cas, de comprendrele rapport frontal entre l'individu (tout puissant) et la société (et son édifice intangible de normes etde valeurs) ou la position d'un individu dans un champ (et son ensemble de lois de différenciation,d'attraction et d'exclusion), mais d'analyser les formes d'obligation qu'imposent ces contraintesinternes.

Pour rendre compte de ce type de contrainte, E.G. (Les rites d'interaction) analyse unphénomène : la communication26. Thème central de la philosophie pragmatique, chez Mead commechez Peirce, la communication était surtout saisie comme une communication langagière ; Goffmanajoutera à cela la communication comportementale (on retrouve ici le fruit des échanges qu'il aurapu entretenir avec les éthologues et autres chercheurs de Palo Alto27). Il part d'une idée courante – agir demande de traiter des contenus d'information disponibles – etpose que ces contenus sont de deux types: 1. d'une part, la transmission intentionnelled'informations; 2. d'autre part, les expressions que les individus « exsudent » dès lors qu'ils setrouvent en présence les uns des autres. Pour lui, le contenu d'information véhiculé dans les échanges verbaux ne vaut pas par lui-même. Ilne serait rien s'il n'était étayé par les éléments non verbaux qui l'accompagnent et en précisent lasignification : l'intelligibilité d'un énoncé repose sur un ensemble d'indices matériels observables,ou sur le ton et l'attitude qui attestent la congruence de la forme et du contenu du message verbal. Pour E.G., la communication est donc triplement contrainte : par les règles gouvernant la bonneformation des énoncés ; par les expressions qui accompagnent les énoncés et leur affectent unsupplément de sens ou ratifient leur justesse ; et par le contexte dans lequel les énoncés sont formés.Il adjoint à ce lot une quatrième contrainte, essentielle à ses yeux : la crédibilité. C'est que,indépendamment de la confiance que l'on accorde a priori à tout interlocuteur, il importe encore dereconnaître sa sincérité, puisque, à en croire E.G., toute forme d'échange verbal serait probablementrendue impossible si chacun devait procéder, constamment, à la vérification précise de la moindredes assertions proposées par chacun de ceux qui y participent.

25 Le rapport entre individu et société peut être conçu à partir d'une des trois notions courantes en sociologie : société, champ ou situation [i.e. de l'échelle macrosociale à celle micro]. Qui adopte les notions de société ou de

champ ne se préoccupe pas vraiment de ce que les individus pensent au moment où ils agissent, puisque le principe de

leur action se trouve hors de toute d'atteinte de leur conscience. Ce principe se loge, pour les uns, dans l'ordre

fonctionnel qui prescrit une place à chaque individu (Durkheim, Parsons), et, pour les autres, dans l'état des rapports de

force qui détermine, de façon arbitraire, les conditions du pensable et du légitime dans un domaine d'activité

collective (Bourdieu).

26 Ce faisant, nous pouvons rapprocher ces développements des travaux issus de l'Ecole de Palo Alto dans les années50 et 60 (Gregory Bateson, Paul Watzlawick, Ray Birdwhistell, etc.). Voir Winkin, Yves (dir.). La nouvellecommunication, Paris: Seuil, « Points ».

27 Pour exemple, la proxémie. Champ de recherches mis en oeuvre par Edward T Hall qui s'intéresse à la manière dontles individus prêtent sens et agissent dans l'espace. L'humain communique et interagit dans un rapport à l'espace ;cet espace est lié à l'action. Dans sa forme la plus poussée, il est considéré que l'humain se définit socialement etculturellement par son rapport à l'espace. Hall dresse une typologie de distances : publique, sociale, personnelle,intime (qu'est-ce que se sentir proche ou éloigné?). Pensons au sentiment de malaise de certaines populations devantla proximité de dialogues et l'emprise tactile des membres d'une autre culture.

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Or, cette présomption de crédibilité n'implique pas, pour Goffman, un jugement porté sur la bonnevolonté ou les qualités morales du locuteur. Elle est une condition nécessaire de la réussite (fallacy)de l'échange verbal, pour autant que celui-ci est contrôlé par les indices observables attestant ducaractère plausible des énoncés qui le composent.La communication est donc subordonnée à un phénomène fondamental : l'incessante activité danslaquelle les acteurs sont plongés et qui consiste à porter, aux fins de l'action, des jugements surl'ajustement de ce qui se fait et se dit à ce que la situation exige. Et cette exigence est contenue dansles « contraintes d'acceptabilité » propres à chaque situation connue.

E.G. a donné un caractère dynamique à ces contraintes, en les fichant dans ce que l'on peutnommer les propensions à l'action, c'est-à-dire l'ensemble des propriétés qui forcent l'action qui sedéroule dans une situation à se déployer dans des directions pré-formées28 (cf. les normes etl'obligation chez Mauss et Peirce : would be – on s'attend à...29). Et il distingue ces propriétés selonle genre de contrainte qu'elles exercent : systémiques (prise en considération de l'asymétrie de larelation, signalisation des lieux, accoutrement des personnes, disposition physique des objets et desparticipants, etc.) et rituelles (règles de politesse et de déférence, respect des principes deresponsabilité morale, alignement sur l'ordre temporel des échanges, etc.).Mais cette orientation recèle une contradiction : d'une part, E.G. propose d'appréhender la situationcomme une réalité sui generis30, c'est-à-dire une rencontre physique qui engendre ses propresconditions de satisfaction ; d'autre part, il souligne la primauté des éléments de structure sociale queles acteurs « importent » dans la situation et qui leur permettent d'y participer de façon adéquate. Il y a donc une sorte de paradoxe à consacrer l'autonomie de l'ordre de l'interaction tout enneutralisant le contenu effectif de la co-présence puisqu'elle n'explicite jamais comment lesrelations sociales se nouent, sont reconduites et cessent31. Ce paradoxe exprime certaines desdifficultés rencontrées par E.G. dans sa tentative d'élaboration d'une théorie de l'interaction, dont denombreux commentateurs ont montré comment elle oscillait, en permanence, entre une explicationdes structures invariantes de l'action et une description des mystères de l'ordinaire du commercesocial. Cela s'est avéré surtout juste dans les premiers travaux de E.G., époque à laquelle ilentretenait l'ambivalence de l'ordre de l'interaction : ordre négocié vs. ordre rituel ; figure libre vs.figure imposée. Affrontement de deux positions limites, de deux interprétations de l'oeuvre de E.G.

28 Ogien, Albert (2007). « Les circonstances et leurs propensions », in Les règles de la pratique sociologique. Paris :Puf.

29 La philosophie analytique tout d'abord, puis les sciences sociales, se sont intéressées à l'argument élaboré par ce qu'ilest convenu de nommer le « second Ludwig Wittgenstein » à propos de ce que c'est que « suivre une règle »(Charles Taylor, « suivre une règle », Critique, 1995, n°579-580). Topos de vives disputes, il est malgré toutconsidéré comme révolutionnaire dans l'étude des normes sociales – entre déterminisme et libéralité -, il aura été unesource de réflexion importante chez Pierre Bourdieu (entre autres sociologues qualifiés de déterministes, cf.Bouveresse, Jacques (2003). Bourdieu, savant & politique. Marseille : Agone : 137-162). Pour une présentation générale des difficultés à penser les règles : lire le numéro spécial des Archives dephilosophie, 2001/3 ; plus particulièrement l'article de Sandra Laugier, « Où se trouvent les règles? »http://www.cairn.info.gate3.inist.fr/revue-archives-de-philosophie-2001-3-page-505.htm

30 Rawls, Anne Warfield (1987), «The Interaction Order Sui Generis: Goffman’s Contribution to Social Theory»,Sociological Theory 5 (2).

31 Comme s'il existait un champ de force (sociale) configurant les interactions dont on ne chercherait pas à connaître la nature. Les critiques de l'école française de sociologie avait déjà adressées des remarques de ce registre à

l'époque ; nous pouvons néanmoins imaginer la réponse de Durkheim : en tant qu'adepte de la méthode positiviste, ce

n'est pas la métaphysique du social qui importe dans le travail du sociologue mais l'explication d'un fait social par un

autre fait social (la question des causes premières ou originaires sont, en l'occurrence, insignifiantes).

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Pourtant, l'héritage durkheimien est alors prégnant32. Sans en renier l'imprévisibilité et l'inventivité,l'étude de l'interaction est avant tout attachée à en restituer la charpente de rituels et de conventions.Pour des interactionnistes symboliques comme Anselm Strauss, la critique est franche :« l'interaction chez Goffman se déroule jusqu'à son terme presque aussi inexorablement que dansune tragédie grecque. » E.G. est selon Strauss un durkheimien déguisé en interactionniste, qui sous-estime la liberté de compréhension et d'action des acteurs dans des mondes sociaux. Le caractère relativement ouvert de la notion de contrainte d'acceptabilité offre cependant unavantage. Il permet de ne pas écarter les déviances qui contredisent régulièrement l'analyse.Goffman n'entend surtout pas donner une définition a priori de ce qu'est le social ou l'ordre social ;disons plutôt qu'il élabore une sociologie négative. On peut en effet, avec Goffman, tenir que lescontraventions à un ordre censément établi, les relations inédites qui subvertissent les rapports depouvoir, les écarts à la codification de l'action par les normes et des valeurs censément partagées,les jeux incongrus sur les significations reçues, sont, jusqu'à un certain point, des manifestation quiservent l'analyse, dans la mesure où elles mettent au jour, en les éprouvant, les bornes del'acceptable dans une situation donnée (i.e. comme la réaction morale chez Durkheim, cesphénomènes servent de révélateurs de l'ordre de la situation).Le social n'existe pas de manière indépendante vis-à-vis de l'individu. Comme Durkheim, E.G.considère que le social, les structures, sont fondamentales, pourtant il s'en démarque pour établirque l'étude du social ne peut se départir de l'étude du comportement des individus. Le social nes'inscrit ni dans l'ordre réaliste (cf. les idées platoniciennes) ni dans l'ordre nominaliste, il n'existeque par et dans les échanges réglés entre individus.

Une sociologie naturelle. On a souvent observé que les phénomènes de la vie ordinaire lesplus courants, les plus ordinaires, bref les plus évidents résistaient systématiquement à toutetentative de description, mais on a rarement cherché à savoir pourquoi. Comme disait Garfinkel (undes principaux représentants de l'ethnométhodologie), « autant essayer de faire prendre conscience àun poisson rouge de l'eau dans laquelle il évolue ». Autrement dit, il est d'autant plus difficiled'isoler la naturalité de ces phénomènes qui semblent aller de soi que c'est précisément cettenaturalité qui les rend imperceptibles. Ces phénomènes sont, bien entendu, pris en compte par toutun chacun, mais seulement de manière routinière, comme faisant partie de l'arrière-plan de l'actionmanifeste, et non comme des problèmes explicites. » (Watson, R., in Le parler frais : 84). C'estjustement ce qui est secondaire qui aura motivé le travail sociologique de E.G.

Le thème du familier, du trivial, de l'ordinaire, à l'allant de soi (fact of the matter) est fondamental pour lepragmatisme. Ainsi, C.S Peirce : « il est extrêmement difficile de porter notre attention sur les éléments del’expérience qui sont constamment présents… Il faut recourir à des moyens détournés afin de pouvoirpercevoir ce qui nous regarde en face avec un regard fixe qui, une fois remarqué, devient presque oppressantdans son insistance ». A l’instar de Peirce et de Wittgenstein, Dewey considère que « la chose qu’il est leplus difficile d’apprendre à voir, c’est l’évident, le familier, l’universellement tenu pour acquis ». Goffman, fin connaisseur de cette tradition philosophique proprement américaine, ne pouvait pas ne pas leconnaître. Ce qui semble passer pour de l'accessoire, du fortuit, bref du secondaire, constitue le coeur del'entreprise sociologique de Goffman.

Contrairement à Durkheim, et à l'instar de Mauss, il constate que l'ordre social ne peut s'objectiverque par des situations qui heurtent et qui dérangent l'ordre établi, bref qui font problème. Il se

32 Cet héritage de la théorie durkheimienne de rituels plutôt que de la tradition de l'interaction symbolique a été souligné par Randall Collins : « The Passing of intellectual generations : reflections on the death of ErvingGoffman », Sociological Theroy, 1986, 4.http://www.unlv.edu/centers/cdclv/archives/interactionism/goffman/collins86.html

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manifeste dès lors par des efforts d'ajustements réciproques, des ajustements constants et perpétuels,afin de recouvrer l'ordre routinier. Le social c'est ce qui casse la routine, ce qui perturbe le train-train familier : c'est une épreuve. L'étude des stigmatisés dans la société, ne provient pas d'un goûtprononcé pour les miséreux et les exclus ; E.G. ne s'intéresse pas à eux en premier lieu, car ce quicompte au premier chef dans ses études c'est ce que provoque les « gens différents » chez lesnormaux (mais nous sommes tous différents les uns des autres) : « D'un point de vue sociologique,l'intéressant vis-à-vis d'une catégorie défavorisée n'est pas le caractère pénible du désavantagequ'elle subit, mais la contribution de la structure sociale à la création et à la stabilité de cedésavantage. » (in, L'arrangement des sexes : 57).Autrement dit, ce que nous explique E.G., c'est que le social est profondément ambigu et faillible. Iln'existe qu'à défaut. Les situations incongrues, choquantes, dérangeantes, faites d'échecs, cassentl'ordre ordinaire du social pour le faire apparaître au grand jour. Pour le sociologue, ce sontjustement ces épreuves de remise en cause, puis de réajustement et de réaménagement de noscatégories de penser, d'agir et de sentir les plus banales, afin de retrouver une situation d'équilibre etde stabilité, qui composent l'essentiel des études sociologiques. C'est en effet dans ces moments oùs'applique le travail de l'étrange et de l'incongru, que, comme je le disais précédemment, on voit misà nu les structures (les agencements) ordinaires de l'ordre social « naturalisé », puisque incorporéespar l'habitude et la routine.Pour reprendre l'exemple du licenciement, Untel et son entourage entrent en crise et enefferverscence. La sociologie durkheimienne dirait que ces crises se produisent à la frontière dureligieux et du profane et mobilisent des valeurs qui permettent aux protagonistes de juger s'ils sontou non « à la hauteur de la situation », ce qu'ils doivent respecter (de la vie privée, de la dignité, dela tranquillité ou du malheur d'autrui). L'épreuve d'Untel est donc une sorte d'arène symbolique danslaquelle elle-même et son entourage jugent de la consistance ou de la vulnérabilité des lienssociaux. Ces valeurs morales – responsabilité, honte, dignité – qui exercent une emprise normativesur nos conduites « réclament impérieusement notre concours », disait Durkheim. Autrement dit,ces situations exigent que nous soyons capables de répondre à Untel de manière compétente alorsmême que nous sommes tenaillés par l'embarras ou la peur de commettre un impair. L'attention queporte la microsociologie à ces malaises dans l'interaction la conduit forcément à explorer pas à pasnos convictions minimales (Pourquoi faut-il dire bonjour? Pourquoi s'excuser de déranger?).Dans la mesure où les lunettes de la vie quotidienne font apparaître une constante confusion dusacré et du profane, elle nous invite à penser que nous somme responsables, vis-à-vis de Untel, debeaucoup plus de choses que nous ne l'imaginerions dans une vie structurale de son expérience. Lesresponsabilités sont plurielles, chacun improvise son rôle dans le cours de la situation ; chacun saitqu'il dépend de lui de réparer, de confirmer ou de réactiver ces liens faibles.

Ce qu'il faut bien saisir pour comprendre la particularité de l'appareil descriptif del'expérience sociale de E.G., c'est que tout d'abord nous sommes constamment confrontés à dessituations de ce genre – les catégories de l'expériences sont en perpétuelle transformation, prisesdans le processus de leur propre constitution (i.e. sui generis) - ; ensuite que ces expériences sonttriviales, banales (c'est, par exemple, s'interroger sur la pertinence de tutoyer son enseignant ; desavoir s'il est adéquat ou pas de prendre la dernière place assise dans un bus ; de savoir commentadopter le bon registre par rapport au genre – être trop ou pas assez masculin/féminin -, qu'est-ceque draguer plaisamment sans passer pour insistant?).L'important n'est pas de dire que les objets de la microsociologie – usages, arrangements,procédures – sont déterminés ou déterminants, structurés ou structurants, mais qu'ils sontconstamment émergents (cf. note sur « suivre une règle ») : les régularités et les obligations surlesquelles porte l'analyse (disciplines du regard et salutations, souci de se montrer présentable)demandent qu'on les réactive constamment, qu'on les re-présente pour autrui et pour soi. Bref, le

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social, l'ordre social, n'est pas donné aux agents, ils le négocient et le révisent constamment.

La lutte a été sévère entre les sociologues de terrain et les sociologues quantitativistes. Partiepas gagnée d’avance, d’autant que les sociologues de terrain s’attachent à la description d’activitésmanifestement banales de la vie ordinaire. C’est pourtant une position de méthode. Dans LaPrésentation de soi, Goffman rompt avec les explications fonctionnalistes en vigueur dans lasociologie américaine de son temps. Au lieu de rapporter les formes que prend l'action en commun àdes positions que les individus occupent dans la structure sociale (cf. théories marxistes,fonctionnalistes), il analyse les techniques de gestion de l'impression (management impression) quel'individu doit mettre en oeuvre dans la représentation d'un rôle.EG montre combien les « actions réciproques » et leur mise en forme sociale constituent des objetsprivilégiés pour l’investigation sociologique. Décrire la façon dont est évaluée, dans une situation,la réception de la représentation d'un acteur (i.e. celle de son action), est pour E.G. un problèmeplus important que de rendre compte des dispositions – sociales ou psychologiques – de celui quijoue les rôles qu'il doit remplir. En thématisant ainsi la « sociabilité », il se situe dans la continuitéde Simmel et de Mead (une « figure simmelienne de premier ordre », selon Quéré 1988). Il fautporter son attention à ce que les gens font entre eux. La « société » résulte précisément, chezSimmel, de la réciprocité des actions, de l’interaction : elle émerge dans ce cadre-là33, à travers desrelations de « médiocre importance » (dixit Simmel34) et peu spectaculaires : ce phénomène estdéterminant dans les analyses de E.G. : dans la mesure où celui qui tient un rôle dispose rarement depreuves ostensibles et solides lui signifiant la réussite ou l'échec (i.e. la félicité) de l'impression qu'ilcherche à produire sur autrui, il doit constamment apprécier l'impact, l'efficacité, de sareprésentation d'un rôle en relevant, dans les réactions d'autrui, les indications lui permettant decontinuer à agir dans le sentiment de le faire correctement, sans que autrui ait forcément une idéeplus claire de la définition exacte de la situation et des modalités d'action (e.g. agir en ami, pourréconforter un proche qui vient de « se faire larguer », ce n'est pas appliquer des techniques ouformules magiques qui du simple fait de leur énonciation résorberaient le chagrin d'autrui, c'estdavantage avancer en tatonnant sur le terrain accidenté et sensible d'une personne en souffrance afind'ajuster les mots et les gestes de réconfort à la situation – tout simplement parce que l'ami enquestion peut mal ou pas réagir aux formules magiques toutes faites pour ces occasions). C'est uneforme de performance sociale en co-présence (par mon action, j'engage nécessairement autrui).Ici la démarche réaliste (c'est-à-dire holiste et dynamique) de EG s'oppose à celle desinteractionnismes symbolique constructiviste ; elle admet qu'il est vain de vouloir rendre compte dela coordination de l'action en décrivant l'activité déployée par les individus pour parvenir à unaccord sur « ce qui se passe ». Goffman, en s'inspirant de Durkheim, met à mal les conceptionscontractualistes et intellectualistes de la coordination de l'action, car cet accord préexiste à toutengagement dans l'interaction et en est même la condition de possibilité (i.e. nous sommes dansl'action avant même de pouvoir délibérer à ce propos).Goffman reprend le principe d'une approche processuelle, telle qu'elle a été développée par G.H.

33 C'est cette conjonction d'émergence localisée et de pertinence limitée que recouvrait la notion d'action réciproque deSimmel:« Chaque fois que des parties se rassemblent, que des gens se rejoignent pour la réalisation d'une tâche commune,qu'ils partagent un même sentiment ou une même manière de penser, chaque que la distribution des positions dedomination ou de suborbination s'exprime clairement, chaque fois que nous prenons un repas ensemble ou que nousnous apprêtons pour d'autres – à chacune de ces poussées des phénomènes de synthèse, le même groupe faitl'expérience de « plus de société » qu'auparavant. Il n'existe pas de société « en tant que telle », c'est-à-dire desociété qui serait la condition d'émergence de ces phénomènes particuliers. » (Simmel (1908). Le problème de lasociologie).

34 Exemple simmelien du passant blasé des grandes métropoles, qui révèle l’anonymat et la densité morale etdémographique des relations sociales citadines.

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Mead. L’observateur est tenu d’observer des situations et des actions-en-train-de-se-faire et desacteurs-en-train-de-se-lier., de co-opérer. La vie sociale est un flux constant et parfois chaotiqued’interactions. Cependant, l’émergence du social à travers l’interaction n’est pas incontrôlée.Néanmoins, pour Simmel comme pour Goffman, il existe des formes instituées de l’interaction (cf.la notion de « sociologie formelle »). Les acteurs s’engagent dans des « configurationscristallisées » de l’action et de l’interaction. On n’agit pas n’importe comment : on (s')ajuste parrapport aux autres à partir de codes et de schèmes socialement recevables. Une logique immanentedétermine le mode de comportement : l’action est « configurée » et contrainte. Dans la perspectiveinteractionniste, contrairement à la posture phénoménologique, on ne part pas de l’action isoléed’individus (également postulat de base de l’individualisme méthodologique) mais on « raisonneau contraire en termes d’actions réciproques, c’est-à-dire d’actions qui se déterminent les unes lesautres dans la séquence de leur occurrence située »35. L’action se trouve par conséquentstratégiquement décentrée vers l’interaction.

L’étude des comportements « mineurs » est pour EG la voie d’accès à ces logiques deformation du social. Les situations les plus éphémères, labiles et anodines sont dignes d’explicationsociologique. Pour EG, l’interaction résulte simplement de la rencontre de deux acteurs ou plus. Ilpart d’une caractérisation très prosaïque : la co-présence physique des individus est le point dedépart de la microanalyse, son « domaine ». Ces rencontres de face-à-face, body to body, sont doncsocialement situées dans un champ de perception mutuelle. Il faut en dégager les « structures » etles logiques d’engendrement. Une attention analytique sur l’infinitésimal de l’existence sociale. Lessituations sont régies par des propriétés particulières qu’il faut mettre au jour. Une sorte degrammaire logique de la co-présence des individus. L’idée importante qu’EG avance est que la vieordinaire est très ordonnée. Les séquences d’interaction sont régulées par des « schémas naturels »qu’il faut appréhender comme tels, à la façon de l’éthologue, par l’observation minutieuse. Lespossibilités sont dès lors innombrables : espèces de situations, propriétés associées à telle identité(par exemple, les « handicapés » de Stigmates) ou encore des types de comportements (parexemple, les relations en public, la salutation, la conversation).

L’analogie dramaturgique

C'est par l'étude des civilités de la vie quotidienne que la sociologie de Goffman a fait irruption dansle débat des sciences sociales (Joseph 1998)36. S'emparant du thème de la présentation de soiabondamment décrit par la littérature normative des manuels de politesse pour le transférer àl'ethnographie de la vie publique contemporaine (Nadine de Rotchild, ressource sociologique?),E.G. annonçait deux orientations de recherche parallèles : a) la première posait à titre de postulatque vie sociale et vie publique se recouvrent, aussi bien pour les formes de rassemblement instituéesde la conversation et de la table que pour les rencontres dans la rue. b) En même temps, il seproposait de revisiter les formes de socialisation et de normalisation des conduites du « procès decivilisation » (Cf. Norbert Elias, La civilisation des moeurs) pour les étudier dans leur logiqueimmanente, comme des mécanismes d'autorégulation propres à des mondes différents, ayant chacunleur langage, leur répertoire de rôles et leur syntaxe des conduites. Le croisement de ces deux orientations indiquait un programme et signifiait implicitement que lesociologue ne peut ni dissocier les rites d'interaction de la vie quotidienne et les rites d'institution, ni35 Quéré, Louis (1989) « “La vie sociale est une scène” ». Goffman revu et corrigé par Garfinkel», in Isaac Joseph

(ed.), Le parler frais d’Erving Goffman, Paris: Minuit : 49.36 Ne pas oublier que E.G. s'inscrit dans un contexte américain, lequel revendique les attributs de la société moderne,

c'est-à-dire démocratique, égalitaire (au sens de l'égalité des chances), ouverte, prompte à la discussion raisonnée.Encore une fois, c'est le portrait type de la société façon Dewey.

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croire qu'il a tout dit des civilités en les rapportant à des forces de domination ou d'imposition denormes37.

Dans l'univers de la politesse, dans ses usages ordinaires et allants de soi comme dans lesguides de savoir-vivre qui veulent en expliciter les normes, on présuppose un ordre des places et desfaces. En revanche, et c'est ce que les paradoxes de la politesse permettent d'introduire, dans touteles situations sociales où les places ne sont pas attribuées d'office se développe un drame qu'onappellera : « malaise dans l'interaction ». Son intrigue principale, déjà formulée par Durkheim38 et Lévi-Strauss, tient à la double injonctionque doivent respecter les humains : la personne humaine est chose sacrée dont ne doit pas violer leslimites (e.g. l'intimité, l'intégrité par la moquerie, la raillerie, la désignation (pointer du doigt)) et, enmême temps, le souverain bien commande d'abolir ces limites et de communier avec autrui. Pourobéir à ces deux injonctions, pour se montrer également compétent devant un intrus ou en positionde requête devant un supérieur, il faut donc se donner un principe radical, celui de l'offensevirtuelle, qui s'énonce ainsi : « Considère toujours qu'il y a une interprétation de tes actes pire quecelle que tu pourrais imaginer » (e.g. mésinterprétation, quiproquo, méprise,...). Vulnérabilité de lacommunication. Ce principe de la pire interprétation peut se comprendre dans un univers demanipulations et d'embarras où l'accord repose sur l'attribution d'intentions par quiconque observece que nous faisons, et donc, à la limite, sur le jugement du fou. Dans la plupart des cas, les acteurs

37 L'héritage de la sociologie urbaine et de la sociologie de l'expérience migratoire que Goffman découvre àl'Université de Chicago n'a pas été pour rien dans la redéfinition du champ des civilités et dans le renouvellement deses enjeux. Ces réflexions ne sont pas si éloignées de durkheim (i.e. néo-kantisme) qu'on peut le penser de primeabord.L'hétérogénéité des populations urbaines et de leus modes de vie, l'expérience migratoire comme « désorganisationsociale vue de l'intérieur », selon la formule de Robert Park (1864-1994), posent en effet de nouvelles questions auchercheur : non pas celle des manières convenables du savoir-vivre, mais celle des formes d'ajustement à la viepublique en milieu urbain, donc public, des manières de se comprendre dans des sociétés complexes qui produisentde la proximité spatiale et de la densité relationnelle sans réduire pour autant les distances sociales. Quel sens lesacteurs les acteurs donnent-ils aux formules de remerciement ou aux salutations dans ces contextes? Tel est lenouveau contexte historique et scientifique dans lequel se pose la question de la présentation de soi.

38 Le dialogue qu'engage E.G. avec Durkheim dans Les relations en public est un curieux dialogue. Il commence parafficher la préférence pour l'accord (« oui, mais »).Oui, il parle le même langage, celui des Formes élémentaires de la vie religieuse. Même si les cérémonies ne sontplus ce qu'elles étaient, lorsque nous demandons l'heure à quelqu'un, nous ne nous contentons pas de formuler unedemande, nous faisons une requête qui induit une séquence d'actions : nous nous excusons de le déranger, nous leremercions et il répond à nos remerciements. C'est là une petite vénération, ordinaire et quotidienne et cette religion-là demande à être explorée.Pourquoi alors l'accord avec Durkheim n'est-il pas total et où est donc le « mais »? C'est que, dit E.G., leséthologistes, qui savent observer les échanges de regards et le langage corporel dans un champ de visibilitémutuelle, la perception des menaces et des alarmes sur un territoire utilisent un autre concept de rituel. Il faudradonc traiter des formes de vie religieuse dans les sociétés contemporaines avec des lunettes à double foyer etanalyser nos dévotions avec le langage de la co-présence dans les espaces publics (affordance, J.J.Gibson, 1979)..Le Durkheim que reprend E.G. est celui qui rappelait « l'importance primordiale attachée par presque tous les cultesà la partie matérielle des cérémonies, celui aussi qui notait que la ritualité généralisée est une ritualité fragmentée etfuyante : « Il n'y a pas de religion unitaire qu'elle puisse être qui ne reconnaisse une pluralité de choses sacrées. »(F.E.V.R. : 57). Avec cette pluralité, s'installe sinon un relativisme des formes élémentaires de la vie religieuse, dumoins un jeu, une « contagion », dit Durkheim, qui fait que le caractère sacré, loin de rester attaché aux choses quien sont marquées, est frappé d'une sorte de fugacité. Quelle que soit la rigueur des interdits qui séparent le sacré duprofane, elle se conjugue avec la mobilité des forces religieuses « que rien n'attache aux choses où nous leslocalisons. » (ibid. : 455-462).Si la séparation du sacré et du profane est affectée par des contagions et des hybridations, c'est donc bienl'expérience de la confusion des domaines qu'il s'agit d'étudier, l'expérience de leur illisibilité locale (l'embarras), lesépreuves de la croyance et de la confiance (le discrédit), la vulnérabilité des valeurs (l'art du faussaire). Les sociétéscontemporaines font circuler les valeurs comme leur petite monnaie et accentuent, avec la mobilité des personnes,celle des rituels et des croyances qui les fondent. (Joseph : 33-34).

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sont liés par un réseau d' « obligations réciproques » et d' « intérêts convergents ». Approcheendogène de la moralisation de l'ordre social : les rites d'interaction se constituent à partir de ladichotomie durkhiemienne élémentaire sacré-profane, plus précisément de la sacralisation del'homme à l'époque moderne39. Une forme de « confiance mutuelle » est requise pour que l'échangeait lieu. Le respect et la bienveillance, le ménagement et l'attention, la déférence et la tenue, laréputation et l'honneur sont des qualités interactionnelles capitales à côté de la ruse manipulatrice etde la prudence stratégique40. La politesse et les rites de protection de la face sont donc desdispositions préventives (des munitions, des prémunitions pour être exact) contre le malin génie desinteractions, non pas celui qui nous tromperait systématiquement, comme le malin génie deDescartes, mais celui qui jugerait au moins juste et donc au pire. Une personne doit pouvoir « compter sur le tact et la probité d'autrui pour sauver la face et l'imagequ'elle a d'elle-même. » (Les rites d'interaction : 39). C'est pourquoi l'ordre de l'interaction sepréoccupe sans doute moins de la justice que de la face, c'est-à-dire de sauver la réciprocité desperspectives et le caractère public de l'ordre (par des arrangements de visibilité oud'accommodements)41. Dans l'ordre de l'interaction, « sauver la face », ce n'est pas endôsser unestratégie égotique – où l'on chercherait seulement à se donner bonne figure -, le processus est pluscomplexe : on se doit de sauver la face d'autrui (dans une juste mesure qui plus est), ce qui rejaillitalors sur notre présentation de nous-même envers les autres (notre juste réaction en public,confronté à une situation embarrassante d'autrui, nous octroie une bonne image : nous nel'humilions pas). Pour le formuler autrement, dans une situation perturbante, tout le monde estimpliqué, pas seulement la « victime » de la situation : la pression (morale) est peut-être mêmedavantage sur les épaules des autres (malgré eux) que sur celles du sujet ayant subi la perturbation.Cet ancrage émotionnel de la morale, autrement dit de la vie sociale, est chez E.G. une applicationde la sociologie durkheimienne42. Il existe parfois des règles explicites de (bonne) conduite à l'endroit de ces situationsembarrassantes (on nous apprendra par exemple, non pas à ignorer totalement, mais à feindred'ignorer l'accent d'untel ; à faire attention à ne pas céder trop rapidement sa place à une femmedans le bus de crainte de la faire passer pour une personne âgée ou vulnérable ; ou bien la manièredont quelqu'un mange à table, postillonnant à tire-larigot), cependant il se trouve tout un tas de cas,à l'état implicite, latent, pour lesquels nous n'avons pas le répertoire de réaction adéquat (soit quenous n'ayons pas encore appris entièrement le code de civilité, si tant est que cela soit possible, soitque nous soyons en présence d'une situation originale non répertoriée). Ce sont ces cas quiintéressent en premier lieu E.G. ; car en dépit de l'absence d'un code (i.e. répertoire) sous la main,nous savons que tout n'est pas permis : si on ne sait pas quoi faire au juste, nous savons a minima ce39 cf. les remarques à propos du « culte de l'individu humain » produit de la société (mise en oeuvre dans les droits de

l'homme), (Durkheim (1906) « Détermination du fait moral », in Sociologie et philosophie).40 Le recours à la contrainte brute ou la menace de l'usage de la force ne sont pas la règle dans des régimes d'action où

prime une dépendance mutuelle entre acteurs, où ils manifestent leur attachement à la paix civile et où ils appliquentdes conventions et exécutent des rituels de coopération et de conflit. Ils respectent des règles du jeu, foxées par ledroit et par l'usage, qui leur imposent de s'autolimiter dans les moyens qu'ils utilisent et de se plier à des codes deconduite. Il leur est davantage profitable, tout en usant alternativement de promesses et de menaces, en faisantpression et en « lâchant du mou », en accordant du « poids » aux déclarations d'engagement, en usant de diplomatie,en lançant des opérations de concertation et en multipliant les garanties de bonne foi, de trouver des arrangementsou des compromis, des solutions d'équilibre où chacune des parties trouve son compte. Le jeu des concessionsmutuelles est souvent moins coûteux que la rupture de l'ordre établi.

41 Ce faisant, l'objectif du maintien de la face n'est pas aussi irénique qu'il n'y paraît. Dans « Calmer le jobard », E.G.fait montre de sa verve caustique en rendant compte méticuleusement de la stratégie par laquelle un escroc, unarnaqueur, arrive à contrôler son « pigeon » (le « jobard »). in, Le Parler frais : 278-279.

42 L'importance de l'émotion dans la structuration de l'ordre interactionnel a été relevée notamment par Scheff, Thomas(1990). Microsociology. Discourse, emotion, and socical structure. Chicago Univ. Press ; Collins, Randall (2004).Interaction Ritual Chains. Princeton University Press.

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que nous pouvons ne pas faire (tout ce qui relève de la mise en cause de l'intégrité d'autrui –humiliation, dégradation -, du fait de nuire à la personne avec qui nous sommes entrés eninteraction). Le maintien, ou le cas échéant la restauration de la face s'effectue à tâtons : ni êtretotalement désengagé de la situation (désintéressé), ni s'exprimer ostensiblement. Si,malheureusement, nous agissons maladroitement ou à mauvais escient (gaffes, impairs), que nousportons atteinte à l'intégrité d'autrui ou que nous perturbons l'ordre interactionnel, autrement dit queles ratés d'une performances mettent en danger son équilibre rituel, alors se met en place desstratégies de réparation : activité rituelle qui se manifeste par des justifications, des excuses ou desprières et par laquelle une personne entreprend de modifier la signification attribuable à un actepour en atténuer le caractère virtuellemennt ou réellement offensant. Pour qu'une expérience collective soit possible (e.g. être en ménage, être un couple), il faut que lesacteurs s'alignent sur la même configuration de sens ; mais tous les participants à une activitécollective ne sont pas d'emblée sur la même longueur d'onde (cela se ressent dès lors quel'engagement conjoint dans le collectif est perturbé, parce qu'il semble inéquitable, avec unsentiment d'irritation, de dégradation). Le sens commun n'est pas donné d'avance et ne se profileque dans les ajustements entre des actes qui s'enchaînent plus ou moins heureusement les uns auxautres43. Le « collectif » (dans l'exemple présent « couple ») n'est pas une chose sociale qui s'imposeobjectivement aux acteurs ; il se fait et se défait à travers de multiples activités d'ajustement et decoordination liées à une topique particulière (e.g. répartition des factures, des tâches de ménage, letemps passé avec les enfants – le tout avec plus ou moins de bonne/mauvaise volonté -, surdité auxconversations, résistance à rectifier l'état des choses jugées inacceptables, etc.). Le social estvulnérable.Dans Les rites d'interaction, E.G. nous explique : « Il est bien possible que l'aptitude générale à êtrelié par des règles morales appartienne à l'individu, mais les règles particulières qui font de lui unêtre humain proviennent des nécessités inhérentes à l'organisation des rencontres sociales. » Suivantcette approche, la civilité (comprenez la moralité) n'est pas distribuée seulement par rapport à despositions de classes, à vrai dire cela importe peu, ce qui compte bien plutôt c'est la distribution de lamorale en situation, au cours de l'interaction (i.e. votre attitude changera selon votre rôle dansl'interaction : « victime » ou spectacteur d'une situation embarrassante).Que sont ces nécessités inhérentes à l'organisation des rencontres sociales et peut-on aller jusqu'àdire que la condition humaine est faite de dispositions interactionnelles qui vont au-delà desdifférences culturelles? Il est clair en tout cas que la microsociologie n'est guère tentée par lesdiverses formes de relativisme culturel. Pour E.G. les hommes sont eux-mêmes leurs propresgeôliers et il est donc normal que leurs dispositions rituelles varient, mais pour comprendre la forcedes rituels (i.e. la normativité du social), ce ne sont pas les personnes elles-mêmes qu'il faut suivremais les rites comme dispositfs de socialisation et de figuration44.

« A la notion de self se substitue ici celle de « face », et l'existence de l'individu dans le monde est leproduit d'un travail (face work) plutôt que la manifestation d'une essence. Conçu comme objet rituel, le sujetdevient une contrainte sociale qui définit un régime d'obligations structurant, avant même que ne se soitinstaurée l'interaction en face à face. En adoptant le point de vue de l'instantanéité, Goffman procède à uneopération théorique qui lui permet de réintroduire l'individu dans l'interprétation de l'activité sociale sans yfaire réapparaître le problème des motivations. Or son opération n'est qu'à moitié réussie, puisqu'en décrivant les pratiques rituelles accomplissant le face

43 Goffman, E., « Felicity's condition » , American Journal of Sociology, 89, 1983/1.44 C'est la face et la valeur de la face qui nous parlent le mieux en effet des formes élémentaires de la religiosité, et

c'est le face-à-face, cette dyade humaine élémentaire qu'il faut analyser pour dresser le vocabulaire des interactions.C'est bien toujours de la face dont il s'agit, mais il s'agit moins de sa sacralité symbolique que du vocabulaire durespect ordinaire.

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work il ne parvient pas à échapper au psychologisme. D'une part, les rites servent à établir et maintenir desattributs moraux propres à l'individu, comme la fierté, l'honneur ou l'estime ; d'autre part, le face work, entant que pratique maîtrisée et consciente, soutient la constitution d'un sujet unique qui défend sa permanencedans le monde.C'est ce demi-échec que Goffman s'emploie à réparer dans Les relations en public. La solution qu'il proposepour en finir avec l'essentialisme et l'idée d'intentionnalité est habile : il réifie le self en affectant un territoireà chacun des multiples Moi qui le composent. De sorte que le sujet ne requiert plus d'unité biographique : leséléments de sa conduite sont conçus comme autant d'espaces socialement définis par des règles normativesspécifiques.A partir de cette territorialisation, Goffman peut envisager l'activité rituelle à l'égard du sujet dans un langageapproprié : celui du droit. Dans ce cadre, le respect des règles ne se déduit pas d'une volonté calculée de nepas froisser autrui afin de ne pas risquer d'ébranler sa fragile identité ; il émane plutôt de la reconnaissanceimmédiate du caractère sanctionnable des atteintes à l'individu, qui sont dès lors apparentées à des violationsde propriété privée. Hors de toute préoccupation psychologique, Goffman classe ces atteintes dans un genreparticulier d'actes sanctionnables : les infractions à l'ordre de l'interaction. […] C'est cette régulation queréalisent les « échanges réparateurs ».Du face work aux échanges réparateurs, le passage peut se lire comme une objectivation radicale du sujet : sidans le premier cas l'individu est le produit d'une activité qui s'oriente par rapport à des valeurs d'identité,dans le second, il est appéhendé uniquement comme le référent des obligations qui portent ces valeurs. La territorialisation du sujet abolit la question de son essence. Elle permet à Goffman d'asseoir sa critique duprincipe de constitution du sujet proposé par la tradition interactionniste. Si, pour celle-ci, l'individu doit,nécessairement et authentiquement, devenir ce qu'il considère que les autres estiment qu'il doit être, chezGoffman le rapport à autrui est soudain envisagé comme un accommodement de l'individu aux circonstancesde l'instant : c'est qu'il lui incombe, d'abord, de veiller à se manifester dans le monde social sous ces« apparences normales » que la situation commande qu'il exhibe. » (Ogien, Albert, « La décomposition dusujet », in Le parler frais d'Erving Goffman : 105-106).

Le travail de figuration (face work) partage les espaces sociaux selon un axe dereprésentation. D'un côté, la région d'exposition où les acteurs sont sous le regard ou en présenced'un public, de l'autre, la région où ils se préparent à la représentation. La métaphore théâtralepropose ainsi une première formule de l'organisation sociale de l'expérience « territorisalisée » endistinguant deux régions d'activité et de comportement : la scène (frontstage) et les coulisses(backstage).Essentiellement présent au début de sa carrière, E.G a poussé jusqu’au bout l’exploitation du« schème générateur » (Boltanski 1973) du théâtre. Il part d’une intuition très simple : la vie socialeest une « scène ». C’est cette idée qu’il développe dans son premier livre, The Presentation of Selfin Everyday Life (1959, trad. fr. 1973), chap.3. Dans ce texte, E.G. rompte avec les explicationsfonctionnalistes en vigueur dans la sociologie américaine de l'époque. Au lieu de rapporter lesformes que prend l'action en commun à des positions que les individus occupent dans la structuresociale, il analyse les techniques de gestion de l'impression (management impression) que l'individudoit mettre en oeuvre dans la représentation d'un rôle. Pour lui, le problème est moins de rendrecompte des dispositions – sociales ou psychologiques – de celui joue les rôles qu'il doit remplir quede décrire la façon dont est évaluée, dans une situation, la réception de sa représentation (c'est-à-dire celle de son action).Ainsi donc, les individus sont des « acteurs ». Ensemble, ils produisent une représentation (producea show). Chacun joue un « rôle ». Ils savent qu'ils sont sur scène et doivent le faire savoir.L’interaction est vécue comme et procède d’une « mise en scène » (elle se déroule sur la « scène »,elle est préparée dans les « coulisses »). Chacun « gère » la présentation de « lui-même » dans laséquence de l’interaction. La « représentation » (performance) est un accomplissement pratiquesous contraintes. En conséquence de quoi l’interaction peut être la source d’angoisses (trac?).

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L’enjeu est en effet crucial pour l’individu : il ne faut pas qu’il « perde la face ». Il doit « réussir »sa représentation45. Ces procédés (constitutifs d’un travail) sont obligés, excessivement codifiés,même ritualisés. Lorsqu’on agit, on y met les formes. EG met en avant les « stratégies » mises enœuvre par les acteurs pour contrôler l’ordre de l’interaction.

Notez dès à présent que EG n'oppose pas le réel et la représentation, l'acte et sa signification.Il ne reconduit pas le dualisme cartésien (i.e. le corps et l'âme), cette erreur catégoriale relevéeprécédemment par G.H. Mead. Le monde social est dès lors le produit d'activités continues, quisont toutes destinées à des auditoires et médiatisées par des symboles – verbaux, gestuels ouperceptifs. Le monde social est une scène de performances, non pas au sens où il serait peupléd'acteurs qui se cacheraient derrière des masques, mais au sens où il se présente comme desenchaînements spatio-temporels de situations qui ont un caractère scénique. Les performances, siindividuées et fluides soient-elles, entretiennent en elles et avec la scène des relationsgrammaticales qui permettent de les identifier comme des actions, de les lier à des situations, derepérer leurs acteurs, de prêter à ceux-ci des moyens et des fins, des motifs et des stratégies – bref,d'organiser les phénomènes comme un contexte de sens et d'y agir de façon intelligible etrecevable.46 Le face-à-face est une structure de socialisation fondamentale, non pas comme équivalentcomportemental de l'intersubjectivité mais par la présence active du public (témoin, spectateur ouparticipant). C'est elle qui donne le ressort de ce langage des façades qui aurait pour formule : « Lanature la plus profonde de l'individu est à fleur de peau : la peau des autres » (Les relations enpublic : 338). On existe que par les autres : « Il serait préférable de pratiquer l'analyse en allant del'extérieur de l'individu vers l'intérieur plutôt que l'inverse » (La présentation de soi : 82, n.6).Ces performances sont donc avant tout publiques : soit elles se préparent dans les coulisses de lascène principale, qui ont elles-mêmes leur scénarité, soit elles se déploient dans l'horizon de leurréception par des auditoires, sur qui elles entraînent des conséquences pratiques et chez qui ellesprovoquent leurs séquences d'activités. Dès The Presentation of Self (La présentation de soi dans lavie quotidienne, 1959), E.G. propose une grille analytique des éléments constitutifs d'une situationet de ses « moments ». Les concepts clefs de performance, communication, région, mise en scène,équipe, alignement de l'action, accomplissement dramaturgique, contrôle expressif et définition desoi ne relèvent pas de la psychologie sociale d'individus dont l'authenticité serait dissimulée oudistordue par les simulacres du paraître. Comme nous allons le voir un peu plus loin, le soi (Self) estun jeu de rôle et ne se laisse pas détacher des miroirs où il se voit et des masques dont il se pare –derrière les masques, le néant. L'individu est partagé entre un personnage (character), qu'il s'agitd'imposer durant les interactions, et un interprète (performer), qui dispose des facultés mentales etintellectuelles indispensables pour mettre en scène ce personnage de façon cérédible, voireprobante. Ce partage pourrait s'apparenter à celui qui divise le sujet en un Je et ses Moi, mais E.G.n'envisage pas une conscience qui vienne réunir les parties séparées. Tout en ignorant délibérantl'interprète (affaire de la psychobiologie), il ramène l'individu au seul personnage qui doit seprésenter dans l'immédiateté des circonstances sociales (situations, expériences). C'est ainsi queE.G. en vient à définir le self comme un « effet dramatique », comme le produit dérivé d'unereprésentation en situation. Selon E.G., en opposition aux idées reçues alimentant le mythe del'intériorité, les manifestations d'affects et d'intentions se laissent décrypter dans un monde

45 Le problème n'est pas de reconduire le fétiche du vrai-faux. Une interaction est juste parce qu'elle est réussie, c'est-à-dire qu'elle a réalisé les « conditions de félicité » (cf. John L. Austin, à propos des actes performatifs du langage, inHow to do things with word, 1962).

46 Nous pourrions calquer cette grammaire des situations au registre de « vocabulaire des motifs » (C.Wright Mills,1940) ou de la « grammaire des motifs » (Kenneth Burke, 1945) ; ainsi, ces situations seraient articulées par le« pentaèdre de Burke » : « Qu'est-ce qui a été fait (acte)? Quand et où cela a-t-il été fait (scène)? Qui l'a fait (agent)?Comment l'a-t-il fait (« agency »)? Pourquoi cela a-t-il été fait (visée)? ».

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d'apparences (i.e public). Bref, le théâtre de l'intériorité n'est jamais qu'un repli dans l'inter-objectivité des phénomènes.

Dans sa théorie de l'interaction, EG précise l'usage de la notion de rôle47, en la décomposanten ses trois dimensions constitutives : son versant normatif, son versant typique, et soninterprétation. a) Le versant normatif du rôle est défini par les règles de conduite idéales qu'unindividu devrait respecter pour assurer la fonction qu'un rôle particulier est censé remplir. b)Sonaspect typique se rapporte aux attributs et qualités qui sont couramment associés à la personne quiremplit tel ou tel rôle sans qu'ils n'entrent dans sa définition officielle : ainsi, un policier devraitavoir du sang-froid, connaître et appliquer la loi, être poli et intègre. c) La troisième dimension durôle, l'interprétation (au sens théâtral du terme) rapporte plus directement à l'interaction au cours delaquelle un individu tient la place qui lui y échoit, en s'évertuant à ne déroger ni aux normes idéalesni à celles relevant des conceptions typiques.Cette décomposition se résume en trois propositions : 1/ une partie essentielle du rôle (son aspecttypique et l'interprétation) échappe à une codification stricte de la conduite à adopter (i.e. alors qu'ilexiste une ébauche de scénario, le script et les dialogues ne sont pas écrits intégralement) : celui quioccupe une certaine place dans l'interaction (e.g. participant, spectateur) doit se conformer à ce qu'ilcroit être les attentes d'autrui à l'égard du rôle qu'il remplit (en terme de plus ou de moins decaractère à ce rôle ; le problème étant de trouver la juste mesure - c'est le fameux tact - c'est-à-direcelle qui convient à la situation48) ; 2/ le rôle a une nature nécessairement pratique, car c'est toujoursdans le cadre d'un « système d'activité située » qu'il prend réalité dans l'interprétation particulièrequi en est donnée ; 3/ le rôle existe indépendamment de l'individu qui vient le remplir et l'interpréter(i.e. c'est la situation qui crée la nécessité du rôle, pas l'individu qui l'impose : nous retrouvonsl'adage dukheimien comme quoi le social préexiste aux individus).Ces trois propositions soutiennent une conception de l'identité qui écarte toute tentationessentialiste, puisqu'elle conduit à tenir que :

« […] en jouant un rôle, l'individu doit prendre garde au fait que l'impression qu'il donne de luidans la situation soit compatible avec les qualités personnelles appropriées au rôle qui lui estimputé... Ces qualités personnelles... forment une idée du moi (self-image) à l'usage de celui quiendosse un rôle et donnent un fondement à l'idée que ses associés de rôle (role others) auront delui. Ainsi, une identité (self) attend-elle virtuellement l'individu qui vient occuper une position ; iln'a qu'à se soumettre aux pressions exercées sur lui pour assumer un moi prêt-à-porter (ready-made me) »49.

Il y a là une difficulté cependant. Pour EG, l'individu est à la fois chacun des rôles qu'il doitinterpréter et celui qui dispose des capacités requises pour accomplir ces interprétations. Cettedivision ruine l'idée d'identité. Car si toute conduite individuelle s'accomplit sous le couvert d'unrôle, on peut être fondé à se demander quelle est la nature de l'entité qui endosse successivement

47 Si la notion de rôle se trouve en germe dans les oeuvres de Pareto et de Weber, et apparaît chez Mead, c'estl'anthropologue (culturaliste) Ralph Linton qui en donne la première définition sociologique (in, The Study of Man,1936), en établissant une distinction restée célèbre entre statut et rôle. Pour lui, la première de ces notions doit êtreréservée à l'ensemble des droits et devoirs attachés de façon structurelle à une position institutionnalisée dans unsystème social ; et la seconde, désigne le type de conduit que devrait tenir l'individu qui met ces droits et devoirs enapplication. Cette distinction, et le principe de la complémentarité entre ces deux notions, sont devenus des élémentsclassiques de la théorie sociologique de l'action.

48 Nous retrouvons ce genre de préoccupations pragmatiques chez Laurent Thévenot, « L'action qui convient », in Lesformes de l'action, 1990. Paris : EHESS ( http://lodel.ehess.fr/gspm/docannexe.php?id=554 ); Luc Boltanski, « Ladénonciation », in Actes de la recherche en sciences sociales, 51, mars 1984. Pour prolonger la réflexion, lire leurouvrage programmatique : De la justification. Les économies de la grandeur. Paris : Gallimard, 1991.

49 Goffman, E. « Role distance » : 87.

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tous ces rôles sans jamais être aucun d'eux. Cette interrogation est devenue un problème répertorié,souvent discuté, et toujours ouvert : celui de la multiplicité des rôles.

Dans Role Distance (1961), E.G y apporte une ingénieuse solution. Comme son titre lelaisse supposer, ce long article s'intéresse à un phénomène : la distance qu'un individu peutmanifester vis-à-vis des exigences du rôle qu'il occupe50. Son analyse part d'un principe : montrer sa« distance au rôle » est une activité qui se réalise de façon ostensible et compréhensible. Pour étayersa démonstration, EG décrit le travail d'une équipe chirurgicale, en examinant essentiellement lesprocédés utilisés par le chirurgien pour « faire passer », aux yeux des subordonnés qui l'assistent,ses écarts à la déontologie et à l'ordre courant des choses qui devrait prévaloir dans un blocopératoire au cours d'une intervention. Ses manifestations de dépit, d'ironie, de plaisanterie, defamiliarité, ou d'autocritique, dont EG observe qu'elles accompagnent le déroulement de l'opération,font ostenstiblement valoir que, sous l'impersonnalité de la représentation du rôle de chirurgien, setrouve une somme d'autres facettes de sa personnalité. La conclusion que EG tire de son analyse peut paraître paradoxale : il affirme que l'identité n'est pasune propriété attachée à l'être humain, une somme de dispositions singulière se manifestant dansl'action, mais une « expression », c'est-à-dire un effet de communication qui, pour être reconnu, doitobéir à certains principes d'intelligibilité. L'identité ne serait donc pas au fondement des conduitesindividuelles, mais, tout au contraire, le produit de procédures réglées et mises en oeuvre de façonrationnelle. Proposition qui permet à EG de contester la prétention, à ses yeux extravagante, de lapsychologie à expliquer les conduites individuelles51, puisque, à l'en croire :

« Lorsqu'un individu abandonne une identité située (situated self), il ne se retire pas dans unquelconque monde psychologique privé ; mais agit plutôt sous le couvert d'une autre identitésociale disponible. La liberté prise à l'égard d'une identité située l'est en raison de contraintes toutaussi sociales que les premières. »

Ainsi, le problème de la multiplicité des rôles serait-il mal posé tant qu'on considère le rôle commeun aspect de l'identité de celui qui en est l'interprète. C'est que, selon EG, un même individu peutêtre décrit de mille manières différentes à la fois et au même moment ; et l'enquête empirique attestequ'il lui est en effet possible de passer de l'une à l'autre de ses facettes dans le cours d'une mêmeinteraction, à la seule condition que ce passage ne remette pas en cause le rôle central qu'il occupedans une activité située. Cette particularité conduit EG à substituer, à la thèse de la multiplicité desrôles, celle de la simultanéité des identités.Pour reprendre l'exemple qu'il donne : tout en effectuant l'acte chirurgical qu'il est le seul à pouvoirpratiquer dans les règles de l'art, un chirurgien peut également montrer qu'il est un humain parmid'autres, en exprimant des sentiments de dégoût et de lassitude ; un homme, en faisant des allusionssexuelles à une infirmière ; un gestionnaire avisé, en veillant à ce que l'équipe ne gaspille pas lescompresses et les lots sanguins ; un patron efficace, en enseignant les gestes chirurgicaux à un jeuneassistant ; et bien d'autres choses encore, comme être un membre des Alcooliques Anonymes, enprouvant qu'il peut toujours opérer puisqu'il sait résister à l'envie de boire un verre sans être pris detremblements. C'est la situation qui permet d'exprimer une portion de son identité ; mais la situationne fait pas tout, elle ne fait pas survenir le caractère du chirurgien, encore faut-il que celui-ci sacheadopter pertinement le rôle et l'action convenant à la situation (e.g. ne pas confondre uncomportement intime dans une situation professionnelle, au risque d'être poursuivi en justice pour

50 Repris dans Actes de la recherche en sciences sociales, 143, 2002/3. http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=ARSS&ID_NUMPUBLIE=ARSS_143&ID_ARTICLE=ARSS_143_0080

51 En ce sens, E.G. dépsychologise la psychologie. Sur ce thème, Laugier, Sandra. « Dépsychologiser la psychologie », Revue philosophique de la France et de l'étranger, 124, 1999/3.

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harcèlement). On ne revêt donc pas le costume que le rôle exige comme s'il était une deuxièmepeau, comme s'il nous collait à la peau ; il y a « du jeu » dans l'adoption d'un rôle, on peut ledéformer. Bref, il y a une part d'interprétation – une interprétation certes réglée - qui permet de créerune distance au rôle, laquelle autorise l'acteur à monter, à exprimer que l'on ne peut pas réduire sonidentité au rôle qu'il remplit, qu'il est autre chose par ailleurs52. La réflexivité dans l’ordreinteractionnel est une composante de la modernité53.En somme, pour E.G, s'il était possible d'isoler une entité qui aurait les allures de l'identité d'unindividu – un self ou un sujet -, elle devrait être envisagée comme la totalité des engagements quis'accumulent et se stratifient tout au long d'une existence, sans s'exclure ni jamais s'annuler.54

La conception de EG paraît décomposer le sujet au point de donner l'impression de ledissoudre entièrement puisqu'elle admet que nulle action ne saurait se concevoir, se mener et secomprendre si elle ne se référait à l'accomplissement d'un rôle, d'avant ou d'arrière-plan. D'où saconclusion :

« Le concept de distance au rôle aide à contrer cette touchante inclination qui consiste à vouloirmettre une partie du monde à l'abri de la sociologie. Or, si l'individu veut établir qu'il est un« brave type » ou, au contraire, quelqu'un de moins humain qu'il ne devrait l'être, c'est enemployant la distance au rôle, ou en renonçant à le faire, qu'il peut y parvenir. C'est précisémentdans les manifestations de distance au rôle que le style personnel d'un individu se découvre. » [cf.le personnage de « House MD », qui par son irrascibilité et sa misanthropie ne remplit ni lescritères du médecin - forcément à l'écoute - ni ceux de l'handicapé - forcément vulnérable].

Les analyses de EG à propos de la notion de rôle invitent à renoncer à tout point de vue essentialistesur le détenteur d'un rôle, et recommandent de le tenir pour un individu qui maîtrise (capacités,skills) une pluralité de registres d'interprétation de l'action (il faut dire que cette position n'a pastoujours été la sienne, cf. Stigmates). Allons plus loin. Notons par ailleurs que l'intérêt porté par E.G. à l'ordre public permet de soulignerque les événements de la vie ordinaire sont essentiellement constitués de dispositionsimpersonnelles, conférant autant de « prises » à l'interaction à ceu x qui y participent. Les situationsordinaires de la vie publique, anonyme, nous obligent à modifier constamment notre proprequalification sociale et celle que nous attribuons aux autres participants. Du point de vue de l'acteur,cela signifie qu'au rapport rôle/personnage qui fait référence à une identité plus ou moins typifiée(le chirurgien), doit se substituer le rapport position/situation. La notion de statut participatifcorrespond à cette redéfinition circonstancielle du rôle. La notion essentielle ici est celle de « rôleparticipatif ». Elle rappelle que les positions ne sont pas assignées de manière rigide maisdistribuées tout au long du cours d'action. Imaginez que vous vous retrouviez dans une situation deface-à-face avec des inconnus, comment engager une discussion? Les positions d'énonciations nesont pas prescrites, il n'y a pas de tours de parole défini ; la ratification de ces positions des êtres

52 Afin d'être en mesure de proclamer, à la manière de John Merrick : « I'm not an animal, i'm a human being! » http://www.youtube.com/watch?v=ye4YTZOq2fk 53Martuccelli, Danilo (1999), Sociologie de la modernité. L’itinéraire du 20e siècle. Paris: Gallimard.54 Deux écueils à relever dans cette approche aggrégative : tout d'abord il faudrait attendre au seuil de la mort le dernier

souffle de vie, une fois toutes les expériences accomplies, pour être en mesure de proclamer qui on est (il yaurait tout

un débat à ajouter pour savoir si la mort est une expérience qui fait partie de la vie ou pas, si oui alors ilfaudrait

attendre que untel soit mort pour déclarer qui il est!) ; par ailleurs, même si nous étions capables de faire lasomme de

nos expériences, il n'est pas certain que nous aboutissions à un résultat acceptable : chacun de nous est unêtre

incohérent, fait de contradictions...un monstre en somme.

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parlants est négociée par les participants (i.e. qui sera source, auteur, locuteur absent, porte-parole,co-auteur, destinataire, témoin, auditeur, etc.)55, elle modifie constamment aussi bien la forceillocutoire d'un propos que le degré de disponibilité et d'attention requis de celui à qui il est adressé.

Telle qu'elle est exposée dans The Presentetion of Self in Everyday Life, l'approchedramaturgique de la vie sociale a largement contribué à faire connaître l'oeuvre de Goffman au-delàdes limites académiques de la discipline. Elle a aussi soulevé un certain nombre de polémiques et decritiques, précisément parce qu'elle a été perçue comme une facilité rhétorique, une écriture certesbrillante des pratiques de la vie publique, mais qui demeurait tributaire d'une conceptioninstrumentale – stratégique – du travail des apparences. En réalité, les hypothèses de Goffman à l'endroit de cette approche dramaturgique sont plus finesqu'il n'y paraît. Cette approche ne se réduit pas à une moralisation de la vie sociale dans laquelled'une part, l'acteur serait perpétuellement sous le regard d'une audience et, d'autre part, unmanipulateur tentant de maîtriser des impressions et dont l'intérêt symbolique serait la gestionstratégique de la crédibilité (bref, les acteurs sociaux ne sont pas pour E.G. des Bree Van Der Kampou des Paris Hilton).On peut tenter d'échapper à cette alternative réductrice à la fois psychologique et moralisante – i.e.ou bien victime de la société à laquelle il doit se conformer ou bien stratège machiavélique – enfaisant plusieurs remarques. a) La première consiste à rappeler que la grille de lecture éthologique,faisant des rituels des manifestations d'intention, nous met en garde contre la psychologisationsommaire de la vie sociale et nous invite à demeurer à distance des explications des conduites quiauraient recours aux motivations des acteurs et à ce que Jacques Bouveresse a appelé « le mythe del'intériorité ». Il faut adopter un point de vue réaliste et éviter d'intellectualiser le point de vue del'acteur : de présupposer une transparence expressive des langages rituels, notamment del'énonciation, fonctionnant sur la base d'une causalité psychique (intention, identification du sens,appropriation symbolique). L'intérieur n'est pas caché par une mascarade, car c'est par le ritueld'interaction-figuration que s'exprime l'intériorité – autrement dit, l'intériorité ne peut exister sansun rapport à l'extériorité. L'exposition (display) est une ressource d'individuation pour les acteurs.b) La face, dit Goffman, n'est pas logée à l'intérieur ou à la surface de l'individu, elle est diffusedans le cours d'action. C'est d'ailleurs pourquoi Goffman parle de travail de figuration (face work) :ce n'est pas tant la figure que la figuration, en tant que processus d'ajustement constant, qui intéressele sociologue. Ce faisant, l'acteur ne peut pas se désolidariser de son rôle : il n'existe que par lamanière dont il s'exprime par la figure. c) Ces remarques permettent d'écarter toutes lesphilosophies de l'intériorité et de l'authenticité (ou de leurs variantes complaisamment critiques,centrées sur la notion de simulacre).

Les rites d’interaction attirent l’attention sur un fait massif : la vie sociale consiste en unemyriade d’opérations délicates. S’engager dans la « réunion sociale » peut exposer à bien desdéconvenues si l’on n’en maîtrise pas les bases normatives. On lutte pour s’imposer – à tout lemoins, ne pas être déconsidéré. Les interactions de face-à-face sont donc un domaine stratégiqued'étude non pas parce qu'elles mettraient en scène les petites et les grandes manoeuvres d'un acteursocial considéré comme manipulateur, mais parce qu'elles sont logées à l'enseigne de la menace etdu risque (i.e. de la vulnérabilité). Sûr que nous aimerions tous paraître comme étant le plus beau, le

55 Participer, c'est donc ici manipuler les « cadres » dans les phases successives de la discussion-négociation etmobiliser les autres personnes présentes (par exemple par un échange de regards ou par une plaisanterie), afficherson désaccrod par des comportements d'absence (consulter son téléphone portable), élaborer des compromis (en« détournant la conversation » lorsqu'elle aborde un sujet épineux). cf. Lacoste, Michèle « Parole plurielle et prise dedécision », in Le Parler frais : 257-273.

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plus intelligent, le meilleur56, mais...il y a les autres ; et les autres, c'est l'enfer ! Dans l'expérienceindividuelle de la vie sociale on ne peut pas signifier une chose et son contraire à la fois, ni dire etfaire publiquement tout et n'importe quoi à n'importe quel sujet à n'importe quel moment et avecn'importe qui. Encore une fois, l’implication dans l’interaction suppose une sorte d’économie de lacohérence. Le sujet doit renvoyer une image qui correspond à ce qu’il veut (bien) présenter de lui-même. Les relations ne doivent pas être disharmonieuses. Les acteurs doivent conserver de ladignité. Les interactions réussies sont celles où aucun des participants ne perd la face. Les maquesne doivent pas tomber. On doit éviter la collision pour remplir les conditions de réussite, de félicitéde l'ordre interactionnel (à moins, bien sûr, de vouloir le mettre à bas, au risque de ladisqualification sociale). À chacun son petit espace vital – i.e. l’idée de la « territorialité du moi »57

(Goffman 1973). On peut prendre l’exemple des piétons qui, s’entrecroisant dans la rue, seconforment à des codes de circulation plus ou moins formalisés pour éviter d’entrer en collusion.Nous réglons nos pas en observant ceux des autres, en essayant de ne pas se marcher sur les pieds nide trébucher par peur du contact. Les interactions doivent se dérouler sans heurts, pour quel’intégrité de chaque self ne soit pas mise en question. Nous devons pouvoir déchiffrer lecomportement d’autrui – i.e. ce qu’il veut bien laisser transparaître de son self. Nous donnons sensaux signes expressifs que le corps d’autrui laisse entrevoir (gestes, sourires, regards, etc.).L’engagement dans l’interaction impose de l’attention.Donc, si ces exigences de rationalité (de prudence pratique, phronesis58) prévalent le plus souvent,c'est avant tout parce que le jeu se déroule toujours sous le regard d'autrui. « Il n'existe pasd'interaction dans laquelle les participants ne courent pas un risque sérieux de se trouverlégèrement embarassés, ou au contraire un léger risque de se trouver sérieusement humiliés. »(Présentation de soi : 230). On est potentiellement vulnérable : « Il y a une grande différence entrela distribution de droits et de pouvoirs réels dans la société et la distribution de civilitésconversationnelles. » (Goffman Encounters : 34). On retrouve une fois de plus cette idée de ladualité irréductible des ordres : ordre social (statuts) et ordre de l'interaction (rôles). Contrairementà la descritpion d'un groupe ou d'une organisation sociale (statuts), la description d'une rencontre(engagement fortuit, spontané) a pour conséquence que chaque individu doit gérer sa « façade »,négocier son image avec les moyens mis à sa disposition dans le cours de l’interaction. Il faut savoir« décorer » son corps de telle façon que les autres comprennent le sens que nous voulons assigner àla présentation de notre « moi ». Il n’est pas de hasard dans l’ostentation de ses signes distinctifs. Lemanagement de son apparence est crucial. Ce postulat de la vulnérabilité fondamentale de l'expérience sociale59 se traduit, dans le vocabulairedramaturgique, par la menace de rupture de représentation. « L'idée essentielle d'un point de vuesociologique, c'est simplement que les impressions données dans les représentations quotidiennessont exposées à des ruptures. » (Présentation de soi : 67). L'analyse dramaturgique est donc l'étudedes techniques (des stratégies) destinées à éviter les ruptures de représentation (e.g. sans cesse agiret justifier l'action, sous le regard d'autrui).Il n'y a donc pas de contradiction entre le langage des rites – le sacré et le profane des cérémonies –et celui du drame – où tout n'est qu'apparence. La métaphore théâtrale est un échaffaudage56 A mettre au féminin le cas échéant.57 Selon E.G., le « territoire » est un concept qui désigne, comme l'envisage l'éthologie, l'espace fixe, situationnel ou

personnel sur lequel un ayant droit exerce un contrôle et dont il défend les limites/frontières.58 Sur l'héritage des vertus artistotéliciennes dans la sociologie goffmanienne : MacIntyre, Alasdair (1997 [1981])

Après la vertu. Paris : Puf : 113-114.59 Ce thème de la vulnérabilité de l'autonomie individuelle et du social trouve une nouvelle expression dans les études

sociales consacrées au care (qui peut se traduire par « sollicitude »). Voir Paperman, P. & Laugier, S. éd. (2005). Lesouci des autres. Ethique et politique du care. Paris : EHESS ; Revue du MAUSS, 2008/2 ; Jouan, M. & Laugier, S.(2009). Comment penser l'autonomie? Entre compétences et dépendances. Paris : Puf ; Molinier, P. & Laugier, S.(2009). Qu'est-ce que le care? Paris : Payot.

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nécessaire tant qu'il est question de réfection des façades mais dont il faut se débarrasser ensuite.Pour comprendre la fonction de cette métaphore, il faut revenir sur la dimension publique del'expérience sociale et faire de la face un objet ou un bien public, un point d'observation publicautour duquel tourne les échanges verbaux et les mouvements des participants à une rencontreorganisée.

« Les représentations normales de la vie quotidienne ne sont pas « interprétées » ou « misesen scène » au sens où l'acteur connaîtrait d'avance exactement ce qu'il va faire, et le feraituniquement à cause de l'effet que cela peut avoir. Celles de ses expressions que l'on considèrecomme indirectes lui « échappent » tout particulièrement. » (Présentation de soi : 74) (e.g.rougissement, regard fuyant, suées, bafouillages, etc.).

Nos activités, précisément parce qu'elles sont publiques, s'inscrivent ainsi dans un milieuconstamment parasité par des intiatives non autorisées et se déploient dans l'ambiguïté ou lechevauchement des territoires. Dans un tel milieu, agir c'est mobiliser ou distribuer l'attention et lesengagements, savoir ce qui nous regarde (e.g. qu'est-ce qui relève du territoire public, social,personnel, intime). La folie au sens large – la nôtre, celle de l'intrus ou celle de la place, c'est-à-diredu petit monde dans lequel nous évoluons – se manifeste par le dérèglement de l'attention ou par lesembardées de l'engagement (emballements, absorptions ou débordement « hors-cadre »). La menacede la folie, constamment présente dans l'oeuvre de E.G. au-delà du reclus et de l'expérience asilaire,a pour fonction de rappeler à la fois la vulnérabilité de la vie publique et la nature normative desenvironnements sociaux ordinaires.J'espère que vous saisissez la rupture épistémologique opérée par E.G. Il ne s'agit pas de se soucierde l'authenticité de l'acteur « sous » les personnages, ou d'évaluer les convictions qui s'exposent enles interrogeant sur leur conformité avec des croyances subjectives. L'acteur n'est pas ici conçucomme un pur stratège mais comme un être dépendant jouant de ses dépendances (cf. Bourdieu). Larigueur de la métaphore dramaturgique est à ce prix, dans l'emprise qu'exerce le « comme si » surcelui qui s'y livre. L'acteur peut être pris par son rôle et on sait, depuis Sartre60, comment le garçonde café en arrive à « trop en faire », comment ses gestes sont « appuyés » et combien « toute saconduite nous semble un jeu. »

« Mais à quoi joue-t-il? Il ne faut pas l'observer longtemps pour s'en rendre compte : il joue à êtregarçon de café. Il n'y a là rien qui puisse nous surprendre : le jeu est une sorte de repérage etd'investigation. L'enfant joue avec son corps pour l'explorer, pour en dresser l'inventaire. Legarçon de café joue avec sa condition pour la réaliser. Cette obligation ne diffère pas de celle quis'impose à tous les commerçants ; leur condition est toute de cérémonie, le public réclame d'euxqu'ils la réalisent comme une cérémonie. Il y a la danse de l'épicier, du tailleur, du commissaire-priseur par quoi ils s'efforcent de persuader leur clientèle qu'ils ne sont rien d'autre qu'un épicier,

60 Le thème de l’apparence est central dans l’étude des interactions. La vie sociale repose sur un jeu des apparences. Onpourrait dire que nous vivons dans un monde de dupes. Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que Goffman ait étéun moment rapproché de J.-P. Sartre, le penseur de la « mauvaise foi » et de l’absurdité (cf. Anne Warfield Rawls,«Interaction as a Resource for Epistemological Critique», Sociological Theory, 1984/2). À leur niveau respectif, eneffet, EG et le Sartre de L’être et le néant (1943) ont approché le problème de la représentation. Nous n’existonsfinalement qu’à travers le regard de l’autre. Le « pour-soi » (i.e. l’homme qui éprouve sa liberté en situation) n’est passans la médiation d’autrui : « j’ai besoin d’autrui pour saisir à plein toutes les structures de mon être : le pour-soirenvoie au pour-autrui. » (Sartre 1943 : 260-261). Dans le chap. 2 de la 2e partie de L’être et le néant, Sartre faitjustement l’inventaire des types d’attitude mises en œuvre par le sujet face à autrui (amour, langage, masochisme vs.indifférence, désir, haine, sadisme). D’une certaine façon, Goffman réfléchit sur les mêmes phénomènes. Et desparallèles théoriques peuvent même être soulignés. En particulier, EG et Sartre adoptent une perspective stratégique.Cependant, comme on l’a dit, EG a nuancé de beaucoup l’interprétation stratégique de la présentation de soi. Parce quel’interaction est rituellement ordonnée, il n’est pas besoin de faire appel au vocabulaire de l’intention subjective : à lafaçon des pragmatistes, EG montre comment les acteurs s’investissent « naturellement », sans l’ombre d’une réflexion –lorsque l’interaction est sans heurts.

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qu'un commissaire-priseur, qu'un tailleur. » (Sartre, L'Être et le Néant : 99).

La présentation de soi passe par les apparences mais elle n'est pas la gestion purementrationnelle et calculée des apparences et des masques (sens étymologique de la persona). Cetterationalité en jeu, elle n'est pas instrumentale mais pratique. Le travail de figuration, parce qu'il estinscrit dans les aléas d'une cérémonie, d'un rite, est un engagement pour autrui et sous son contrôle :tout travail de figuration présuppose un public et l'assistance d'un public. Un « ordre expressif »sous-jacent valide un certain nombre de conventions qu’il faut savoir respecter (i.e.trouver le « stylede jeu » (style of play)). Le travail de figuration consiste ainsi tantôt à diriger l'activité d'autrui,tantôt à maintenir la distance sociale efficace à un rassemblement entre différents publics ou lesnormes morales à respecter. L'objectif de ce travail de figuration n'est pas de réaliser (performer) lemeilleur rôle et d'en faire des tonnes, non, le but est de tourver le ton juste et de réaliser l'action quiconvient61. C'est dans l'interaction et à travers elle que les critères sont établis, et les critères morauxsemblent avoir pour seule fonction de protéger les types d'interaction de la menace d'individus tropexpansifs.

« Au cours d'une conversation, des critères sont établis pour définir jusqu'à quel point l'individupeut se laisser emporter, entraîner par la discussion. Il lui est interdit de compromettre, par lessentiments et la volonté d'agir qui le gagnent, les limites posées à son affect. […] Quand l'individus'enthousiasme trop et donne aux autres l'impression qu'il ne contrôle pas sufisamment sessentiments et ses actes […] alors les autres risquent de se concentrer sur le débatteur plutôt quesur le débat. L'excès d'enthousiasme de l'un sera l'aliénation des autres. […] La disposition àl'enthousiasme excessif est une forme de tyannie que pratiquent les enfants, les prima donna et lesseigneurs de toutes sortes, qui placent momentanément leurs sentiments au-dessus des règlesmorales permettant l'interaction dans la société. » (Goffman Les Rites d'interaction).

Politiques de l’ordre social et de l’identité chez GoffmanNombreux sont les continuateurs d’EG qui ont pris au pied de la lettre l’analogie dramaturgique. Latransition du « la vie est comme une scène » à « la vie est une scène » signale une position d’ordreontologique sur la réalité sociale. Si elle permet d’éclairer sous un jour inédit le jeu des relationssociales, la métaphore théâtrale a aussi des conséquences majeures sur la façon d’envisager lamoralité de la vie sociale. (On pourrait ici interroger le statut épistémologique de la métaphore,jusqu’à quel point sa transformation en analogie est significatif en termes de vision du monde.) Enconsidérant ainsi les comportements masqués, EG ne met-il par en avant, peut-être à son corpsdéfendant, une forme de cynisme ? Dans cette perspective, nous sommes donc des acteurs obnubiléspar le paraître, la volonté de bien paraître, d’influer sur la perception des autres, afin de contenterune image de soi qui n’a finalement rien de « naturel » : nous mentons aux autres autant que nousnous mentons à nous mêmes. Nous sommes des manipulateurs, dupes de notre propre manipulation.Nous cachons la vérité de notre self. C’est d’autant plus nécessaire que c’est une question de survie.Dans ces conditions, la métaphore dramaturgique implique que nous possédons deux selves : le selfqui se dérobe à la vue d’autrui et celui qui n’existe qu’à travers l’impression (située et manipulée)produite sur les autres selves (Manning 1991). Certes. L’intérêt d’une (bonne) métaphore est qu’ellenous donne à voir la réalité d’une façon inattendue. Elle peut aussi avoir des effets sur la perception,en l’occurrence nous voiler des éléments qu’on ne peut plus voir par l’imposition du filtremétaphorique. EG était bien conscient des éventuels dangers de la généralisation de l’analogie61Faisons remarquer que nous pourrions compliquer le jeu de l'acteur et rapporter que le jeu social impose aux acteursun minimum de circonspection dramaturgique, c'est-à-dire la nécessité de s'exposer et de se comporter sur plusieursscènes, et donc de changer de code.

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dramaturgique. Dans Les rites d’interaction, il montre comment les rapports interindividuelsreposent aussi sur une part de ritualisation et de confiance réciproque. La confrontation du cynisme et de la confiance sert ici l’élaboration d’une théorie de l’action faitede tensions et de contradictions in fine constitutives de la vie sociale.

La façon dont EG relie les niveaux micro et macro ne laisse pas de poser des questions. Sapensée est très subtile. Il ne pose que très rarement la question de la relation entre l’individu et lasociété. Comme nous l'avons maintes fois avancé, le domaine d’analyse propre de sa sociologie estl’ordre de l’interaction. Il pose les sujets comme autant d’« unités » d’analyse. Mais ce sont lessituations qu’il convient d’observer, la manière dont les individus y gèrent leur image surtout. Onétudie les « modèles de présentation de soi », c’est-à-dire des schémas pratiques que les individusinvestissent pour sortir indemnes de l’interaction. Autrui doit pouvoir croire que derrière l’imagemontrée l’individu se livre sincèrement, comme « à fleur de peau ». Une des conséquences de cettedissociation du « je » intime et du moi social est d’impliquer une théorie conséquente du sujet et del’identité62. Le self procède d’une performance. On retrouve cette idée chez Mead. La consistancede la subjectivité ne se situe pas dans un hypothétique esprit mais s’éprouve à travers lesinteractions63. Et, finalement, le self n’est pas sans la médiation de l’ordre interactionnel. C'est quel'authenticité ne se présente pas ici comme cette qualité immanente à un self garantissant l'unité del'individu. Elle est plutôt conçue comme une propriété conférée à l'individu par une audience quijuge, dans l'actualité de la situaiton, de la conformité de ses conduites aux exigences du registre depertinence dans lequel son action s'inscrit. Goffman l'affirme clairement dans la conclusion deFrame analysis : « Le self , donc, n'est pas une entité à demi-cachée derrière les événements maisune formule variable pour s'y comporter convenablement. » (569) (Ogien, A., in Le parler frais:108)64.

62 Sans vouloir créer des filiations impropres entre Goffman et d'autres noms, mais pour vous donner cependantmatière à réflexion, rappelons que le thème de la « déconstruction du sujet » a été la pierre de touche des théoriespost-structuralistes dans les années 60-70 (Foucault, Derrida, Deleuze...). Pourtant, rien de nouveau ici, puisque unebonne partie de la culture européenne fin-de-siècle exprimait déjà ce « tremblement de terre psychique » (ManèsSperber) : il n'y a plus de sujet unitaire unique qui puisse, en regardant d'en haut, embrasser, sélectionner et unifier lemultiple ; il n'y a plus de sujet linguistique qui puisse prétendre appréhender le monde dans l'unité de la phrase. Iln'est pas étonnant qu'émerge alors des nouvelles formes littéraires, - « monstrueuses, » « déjantées » - mettant à malle format romanesque (unité et continuité biographique des personnages conduisant au phantasme de la destinée,qu'elle soit positive ou tragique, comme chez Stendhal, Balzac, etc.). Ces nouvelles formes romanesques sontreprésentées par trois noms : Proust, Joyce et Musil. C'est d'ailleurs Robert Musil qui déclara dans L'Homme sansqualités que sur tous les fronts « le Moi n'est plus ce qu'il était jusqu'ici : un souverain qui promulgue des édits ». Latotalité vient à faire défaut, parce que fait défaut le lien qui devrait pénétrer toutes ses parties et les rassembler en untout ; le lien vient à faire défaut aussi et surtout à l'intérieur du sujet, qui devrait réduire le monde à l'unité et en vientau contraire à se désagréger lui-même dans son unité individuelle (à l'unité, la discontinuité). L'homme sans qualités,dit Musil, est fait de qualités sans l'homme : ses propriétés ne peuvent plus être référées à une substance qui leurdonnerait sens et unité (e.g. l'âme), mais sont comprises comme un amalgame dépourvu de centre. Déjà l'homme dusous-sol de Dostoïevski avait proclamé que l'individu du XIX e siècle avait « le devoir d'être essentiellement dénuéde caractère » ; il avait défini la conscience comme une « maladie », célébrant – à l'encontre de son unité – lacoexistence de contradictions psychiques irréductibles à une évolution unitaire de la personnalité, et exaltant lebavardage inorganisé et fébrile, -vulnérable - , qui nie toute hiérarchie du discours.

63 Sur ce thème, voir l'étude récente de Chauviré, Christiane, « Délocaliser l'esprit », in Revue de synthèse, 131,2010/1.

64 La théorie du sujet défendue par les interactionnistes présente un esprit (le self) unissant l'individu (le Je) et sesdiverses manifestations spontanées dans l'expérience du monde social (les Moi). Cette théorie conçoit doncl'existence d'un univers de la permanence, peuplé d'entités stables chargées de la vérité des choses : le monde de laréalité. C'est à ce monde qu'appartient le self des interactionnistes. La conception interactionniste du self pose, d'une autre manière, le problème que Durkheim a présenté dans sacritique générale du pragmatisme : si l'individu est défini de façon différente par une multiplicité d'autruis, commentplusieurs autruis pourraient-ils connaître à la fois le même individu ? (Durkeim, E. (1981). Pragmatisme etsociologie, Paris : Vrin : 169-174). L'interactionnisme symbolique ne répond pas à cette question. Il admet a priori

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L’identité « profonde » de l’individu (du performer, de l’interprète) est toujours l’objet d’unedéfinition située par l’intermédiaire de son être-perçu (character, personnage) ; elle est en tensionentre ce que l’individu veut renvoyer de lui-même et de ce que les autres perçoivent. L’identité esten ce sens plurielle et possiblement réversible. Là encore il faut reconnaître une critique anti-substantialiste du « sujet ». EG ne pose pas l’individu comme atome du social. En réalité, il nes'embarrasse pas de définir une ontologie de l'individu et du sujet. Goffman s'est efforcé de pensersimultanément la multiplicité des réalités et celle de l'individu. S’il peut être envisagé comme« unité » pour la conduite de l’enquête, c’est aux cadres a priori qu’il faut s’intéresser. « Chacunedes manifestations fragmentaires et distinctes de l'individu dans le monde peut être appréhendéecomme autonome pour autant que les multiples mondes possibles dans lesquels un individu peuts'impliquer soient saisis dans ce que E.G. définit comme une entité analytique qui les englobe tous :celle de l'expérience. » (Ogien, ibid. : 109).

C'est l'objet de Frame Analysis (Les Cadres de l'expérience), dont le sous-titre est :l'organisation de l'expérience. Pour comprendre la façon dont l'action en commun se développe, lephénomène déterminant aux yeux de E.G. est la manière dont se forment les jugements pratiques ensituation (ou les procédés et les critères que les individus utilisent pour appréhender les propriétésinhérentes aux choses, aux événements et aux pratiques ; et comment cet ajustement auxcirconstances enrôlées dans l'action se règle sur l'anticipation des probabilités de son déroulement65.Bref, la substance est paradoxalement à chercher du côté des structures de l’interaction : c’est là lavéritable source de la réalité du sujet – i.e. l’interaction lui confère une identité (sociale, perçue)66.C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles certains auteurs ont rattaché, contre toute attente,EG au structuralisme. Dans Frame Analysis, EG veut dégager ces conditions structurelles en références auxquelles lessujets doivent ajuster leur comportement en situation. Chaque activité se déroule en un « cadre »précis67. Pour que l’action conjointe soit un succès, que chacun conserve sa « face », il faut honorerdes « conditions de félicités ». L’expérience quotidienne est organisée de façon normative. Les« cadres » sont une définition a priori de la réalité, la notion de cadre désigne des « structuresd'attente ». Ils fournissent des réponses pratiques pour que l’acteur s’engage sans tension dansl’interaction. Un cadre est « un dispositif cognitif et pratique d'organisation de l'expérience socialequi nous permet de comprendre ce qui nous arrive et d'y prendre part. » 68

« Les opérations de cadrage schématisent des constellations de sens, mettent en saillance des thèmes quicaptent l'attention, pourvoient des schèmes d'interprétation et enclenchent des séquences d'action. Les

un postulat essentialiste qui affirme le primat absolu de l'un sur le multiple. 65 La notion de situation qualifie un moment de la vie sociale dont on peut supposer que tout un chacun a appris la

nature et le mode d'emploi. Nous savons tous ce qu'implique (pour l'individu et dans son rapport à autrui) lefait de

prendre les transports en commun, de retrouver des camarades le matin en cours, de croiser son directeur,d'assister

à un concert, de faire une virée entre amis, etc. On comprend que chacun de ces engagements est contractédans un

cadre déjà donnée qui induit un « sens des circonstances » sociales, des « structures d'attentes » de lamanière de

s'inscrire dans l'activité sociale. (Ogien, A. (2007). Les règles de la pratique sociologique : 180-181).66 Frank, Arthur W. (1979), «Reality Construction in Interaction», Annual Review of Sociology 5.67 Selon Isaac Joseph, « La métaphore théâtrale aura servi à opérer le passage de la notion de rituel, liée au grand

partage anthropologique du sacré et du profane, à la notionde cadre ». (La microsociologie d'Erving Goffman, 1998 :65). La perspective dramaturgique se serait avéré trop rigide pour traiter des « moments de la vie quotidienne ».

68 On retrouve ici les structures de pertinence topique, interprétative et motivationnelle mises en avant par A. Schützdans les manuscrits de 1948-1952. Ces structures méritent d'être rapportées à la notion de cadre de E.G. (Céfaï, D.(2007). Pourquoi se mobilise-t-on? Paris : La Découverte, note 4 p.557)

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protagonistes d'une situaiton projettent alentour leur faisceau de visées intentionnelles, avec ses pointsaveugles et ses angles morts, ses axes et ses plans focaux, avec ses grandeurs d'échelle, ses gros plans et seszones floues. Les événements et les actions sont vus sous tel ou tel aspect, avant d'être inclus dans telle outelle histoire, soumis à telle ou telle procédure, évalués par tel ou tel jugement. « Nous ne cessons deprojeter nos cadres de référence sur ce qui nous entoure, mais nous ne nous en apercevons pas dans lamesure où les faits viennent les confirmer et le cours régulier des activités recouvrir nos conjectures. »(Goffman Frame Analysis : 47).Cette vision reste encore trop individualiste et trop statique. Les opérations de cadrage ne sont pas la simpleréactivation de dispositifs de catégorisation, de savoirs pratiques ou de schèmes interprétatifs, qui seraientincorporés ou disponibles, pour les appliquer à « ceci » ou « cela ». Elles sont indissociables du déploiementendogène d'une dynamique d'interaction, où des séquences s'enchaînent et font surgir un sens à la fois de cequi est en train de se passer ici et maintenant entre les interactants, de la chose (Sache, causa) dont il estquestion dans leur interaction et de la manière dont pratiquement ils ont des réactions à « ce qui leurarrive ». » (Céfaï 2007 : Le cadre dramaturgique est donc un dispositif méthodologique permettant à la sociologie des'émanciper clairement du subjectivisme et des phénoménologies de l'intersubjectivité. En invitant àanalyser rigoureusement les scènes dans lesquelles le lien social se donne à voir, l'intrigue ou le jeude circonstances qui servent de prises (i.e. de ressources) aux participants, elle détrône l'acteur auprofit de l'action et propose de comprendre l'inter-objectivité dans laquelle elle se déroule ets'interprète (Latour, « Une sociologie sans objet? », Sociologie du travail, XXXVI, 4/94).L’idée-force d’EG est que toutes ces situations sont très codifiées. L’exposition des normes de ladramaturgie sociale s’énonce sous la forme d’une normativité. Les propositions déontiques du type« tu dois » régissent l’entrée dans l’interaction. Ces contraintes sont structurelles. On « doit »maîtriser tel élément, comme la non-ostentation des sentiments d’embarras. On doit pouvoir fairesemblant de ne pas éprouver de stress alors que nous devons prendre la parole en public. On doit secontrôler en permanence aux yeux des autres. L’univers social est sévère avec les individus qui nerespectent pas cette charte de codes (déviance). C’est ce qu’il montre, par une multitude d’exemplesempruntés à la vie quotidienne, dans Strategic Interaction (1970) et The Presentation of Self inEveryday Life. EG analyse ainsi la dramatisation du monde micro-social. Il montre comment lesacteurs manipulent des techniques de communication en situation.Les cadres instituent des modes d’agir et des types de comportement objectifs et fixés à l’avance. Ilssont impersonnels – ils s'imposent à tous – et contraignants – ils font obligation, pour autant qu'onveuille rendre son action intelligible à autrui. Ils forment une « matrice de possibilités » quis’offrent aux participants de l’interaction : ils marquent les limites sociales de l'acceptable ensituation – c'est-à-dire qui assurent, de façon provisoire, qu'une règle a été correctement appliquée,au sens où elle est publiquement tenue pour acceptable (ce qui veut généralement dire : lorsqu'ellen'est pas expressément dénoncée). La conséquence majeure de cette perspective est que les individus sont les « supports » de laperpétuation des cadres ou structures sociales69. Admettre que les cadres (et le jeu qu'ils organisent)structurent « l'expérience individuelle de la vie sociale » revient donc à dire que nos manièreshabituelles de surmonter l'incertitude et de nous ajuster à l'imprévu sont socialement organisées. EGréaffirme ainsi de façon contre-intuitive la primauté des structures sur l’individu, à la façon deDurkheim (Corcuff 1995). L’ordre social, compris comme ordre interactionnel, se perpétue parl’action ritualisée des supports individuels de l’action.

Goffman plaide pour le vertige – ce qui fait tenir le monde est le fait que les individusprouvent qu'il tient en agissant -, mais il démontre que cette absence de fondement n'a rien de

69 Gonos, George (1977), ««Situation» versus «Frame»: The «Interactionist» and the «Structuralist» Analyses ofEveryday Life», American Sociological Review 42 (6).

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terrifiant, tout simplement parce que le monde social reproduit continûment son apparence destabilité. Et que si tel est le cas, c'est que les pratiques ordinaires et les structures sociales sont prisesdans ce qu'il nomme un « couplage lâche »70 dont la résistance s'éprouve en permanence dans leflux de l'action et qui manifeste qu'il résiste.Goffman pose donc que, contrairement à l'intersubjectivité présente dans l'interactionnismesymbolique et certaines phénoménologies sociales, des ordres de contrainte existent, mais que, à ladifférence des thuriféraires du structuralisme des années 60-70, les obligations qui en découlent sontrarement déterminées de façon rigide et uniforme. Pour E.G., ce qui prime est l'incessante activitédans laquelle les acteurs sont plongés et qui consiste à émettre, aux fins de l'action, des jugementsd'acceptabilité ajustés à ce que la situation et les circonstances exigent. Cependant que nos activités,précisément parce qu'elles sont publiques, s'inscrivent ainsi dans un milieu constamment parasitépar des initiatives non autorisées et se déploient dans l'ambiguïté ou le chevauchement desterritoires71. Autrement dit, pour lui, le moteur de la vie sociale est la nécessité de mettre en oeuvredes procédures de détermination du contenu des obligations qui ordonnent nos relations à autrui (entant que, par exemple, auteur, destinataire, témoin, auditeur, absent,...). Et cette activité dedétermination est incessante, la distribution des places et des rôles s'effectue tout au long du coursd'action : le quotidien est une suite interminable de transformations qui se produisent dans ladynamique même des échanges avec autrui et au service de leur bon déroulement.

La posture dénonciatrice affleure dans Asiles et Stigmates. La mise au jour des aspects lesplus aliénants de l’identité sociale incarcérée ou stigmatisée montre combien l’analytique del’interaction cède parfois le pas à la critique sociale. Les « institutions totalitaires » entraînent unedégradation morale et un affaiblissement de la dignité des individus claustrés. Même si les individusisolés peuvent mettre en œuvre des tactiques pour contrer les mécanismes d’aliénation dont ils sontl’objet, l’emprise et l’empreinte des organisations totales ou du processus de stigmatisationconduisent à une dépossession de soi. EG vise clairement une conversion du regard (Berger). Enl’occurrence, de notre regard. Il montre de façon crue ce que nous ne voulons pas voir ou feignonsde ne pas voir. Dans une interview, EG s’est dit « anarchiste ». Dans Stigmates et Asiles, il décrit lecombat incessant de ces beautiful losers déconsidérés et donc d’autant plus obligés de déployer desefforts immenses pour gérer leur paraître. Dans Asiles, EG sonde in situ les stratégies d’adaptationemployées par les « malades internés » pour survivre dans une institution fermée (e.g. la pratique dusport et autres « dérivatifs », rites d’insubordination, techniques de distanciation, etc.). Le selfparvient ainsi à dresser une barrière contre l’hôpital qui le tient à part. Cette dénonciation des « institutions totales » n'est que la face symptomatique, spectaculaire, de cequi existe aux cours d'interactions publiques. En un sens, la somme des études portant sur lesrassemblements en public (Goffman, Behavior in public places) offre à E.G. la possibilité de poser,après l'éthnographie de l'institution asilaire comme « institution totale », les mêmes questions :comment parvient-on à supporter et à confirmer un ordre? Quels sont les seuils du tolérable etquelles sont les adaptations nécessaires au fonctionnement de nos conventions? Mais ici c'est laquestion de l'ordre public qui prend le pas sur celle de l'ordre institutionnel, et ce sont lesinteractions entre personnes qui ne se connaissent pas ou guère qui se trouvent au centre del'analyse plutôt que les relations entre membres d'une même communauté (cf. l'écologie urbaine deChicago). Les participants aux rassemblements en public ne sont ni des reclus, ni des membres. Lanorme affichée des lieux publics est d'être accessible à quiconque. C'est là un principe d'ordre(l'égalité d'accès) et une contrainte d'usage (les initiatives non autorisées, la présence de l'importun,

70 Goffman, E., « The interaction order », American Sociological Review, 1983, 48 (1) : 11.71 Voilà qui nous rappelle à quel point la métaphore écologique – la microécologie en l'occurrence chez E.G., est

fondamentale dans la tradition sociologique américaine.

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de l'intrus72). Si la folie pointe, c'est parce qu'en étant public, l'ordre social nous publicise dans lemême temps. Nos activités, mêmes les plus furtives, s'exposent à la menace du parasitage, dumalentendu ; nous devons constamment participer à la vie publique (i.e. sociale), évaluer lesapparences : « Dans l'ensemble, on répond à plus d'ouvertures qu'on ne le souhaiterait, et l'on entente moins qu'on ne le voudrait » (Goffman : Façons de parler)Politiquement (lato sensu), il s’opposait donc à toutes les formes d’hypocrisie et de cynisme ; ledévoilement éthologique de ces mascarades et impostures participaient d’une éthique. Il étaitfasciné par les acteurs qui parviennent à démasquer ou jouer avec les masques pour mieux lesdéconstruire. La prise de conscience de l’imposture de la persona participe d’une logique de larévélation. Le jeu social est livré dans son éventuel arbitraire, sinon son absurdité. Si EG n’a pasthéorisé l’engagement et les conséquences politiques de la théorie dramaturgique doublée de laFrame Analysis, il a donné du grain à moudre aux sociologues de la mobilisation collective, de lasubversion, de la transgression. C’est qu’en effet, la théorie de l’étiquetage porte en elle ladénonciation de l’injustice (éventuelle) des catégorisations stigmatisantes (Gamson 198573).

Bien qu’EG n’aborde jamais de front la question de la société, préférant étudier l’ordre del’interaction, c’est bien une approche de l’ordre social qu’il contribue à poser. Il réfléchitpuissamment sur les notions de « normalités », de « sécurité », de conservation de l’identité : il fauty voir autant de processus qui assurent la stabilité de l’ordre social. Même si des incohérencespeuvent surgir, la tendance est à la consolidation des cadres en dehors desquels l’interaction estsimplement impossible. La vie sociale est essentiellement ordonnée, fondée sur des présuppositionssur les conditions de félicité des formes d’interaction. Les sujets sont attachés à l’ordre, queprésuppose d’ailleurs la logique de l’interaction. Dans un monde moderne toujours plus complexeet incertain, les individus aspirent à un minimum de sécurité, de confiance en soi et dans les autres.La normalité est en ce sens une aspiration collective : elle rend les interactions moins dangereuses,soumises à l’imprévisible74.

Conclusion

EG est l’auteur d’une microsociologie dense et complexe. Il est franchement difficile d’en donnerune vue synoptique en un cours, d’autant qu’EG évolue, depuis Asiles jusqu’aux Façons de parler,il peut être tour à tour socio-linguiste, anthropologue, éthologue, spécialistes de sciences cognitives,sociologue. Mais il est une constante, à savoir la volonté de cerner dans la matrice interactionnellequelques propriétés saillantes du comportement humain. Et c’est en cela qu’EG suit à sa façon unschéma structuraliste. Cette microsociologie peut-elle informer le questionnement sur le lien micro-macro ? Oui, d’une certaine façon. L’idée d’un « ordre interactionnel sui generis » peut donner àpenser intuitivement que l’action conjointe des individus est la source du niveau macro de la« société ». Cependant, comme le signale A.W. Rawls (1987), la pensée d’EG est bien plus subtile.Elle ne fait pas dériver l’interaction d’un méta-niveau des institutions ou de la société ; elle abolitdans le même temps le principe de l’individu comme nexus logique du social. L’ordre interactionnel– i.e. l’objet qu’EG s’est donné – est fondé sur les contraintes et les règles morales qui émanent de

72 Dans « La folie dans place », (Relations en public : 313-361) E.G. s'est intéressé aux formes pathologiques del'interaction. Il a étudié les formes de coopérations avec celui qui ne tient plus sa place et trouble les arrangementsordinaires et l'intelligence partagée des situations.

73 Trad. fr. « Le legs d'Erving Goffman à la sociologie politique », repris in Politix, 9, 1988 ; voir également DavidSnow, « Le legs de l'Ecole de Chicago à la théorie de l'action collective », in Politix, 13, 2000http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/polix_0295-2319_2000_num_13_50_1092

74 Misztal, Barbara A. (2001), «Normality and Trust in Goffman’s Theory of Interaction Order», Sociological Theory 19 (3).

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la situation d’interaction en elle-même, à travers notamment les normes de la présentation de soi enpublic. Il propose une conception totalement éclatée (disséminée) du sujet sans que cet éclatementdissolve l'analyse dans l'inconsistance ou l'évanescence. Ce qui différencie E.G. desinteractionnistes, c'est cette intention de saisir l'organisation du monde social dans une temporalitérésumée à l'immédiateté de la situation75. Cette logique est immanente à l’ordre interactionnel. End’autres termes, l’interaction nécessite l’association de deux types d’entités qui d’ailleurs n’existentpas hors le champ interactionnel : les individus et les structures sociales. On mesure ici combien laposition d’EG est à contre-courant des théories qui séparent artificiellement l’individu et la société,le micro et le macro. Il choisit de partir de la réalité a priori des cadres de l’expérience ou de la co-présence individuelle, pour ensuite cerner, le cas échéant, les propriétés de ces deux entités. Le selfn’est donc pas le point de départ ontologique de la théorie de l’ordre social, mais son point de chute.Il est un produit « dramaturgique » émergent de l’ordre interactionnel. En procédant ainsi, EG poseanalytiquement l’indépendance de la situation d’interaction sui generis par rapport aux niveauxmicro- et macrosociologiques. Il brise radicalement la dichotomie individu-société, pourtantclassique de la théorie sociologique.

75 C'est d'ailleurs dans ce rapport singulier à la durée que se développe la critique que E.G. dresse de la notion de self :l'interaction en face-à-face ne rapporte pas aux événements du passé, n'engage en rien ceux du futur. En ce sens, lasituation n'est pas un présent (puisqu'il n'y a pas d'orientation vers le passé ou le futur) : elle est l'instantanéité même.(Ogien, A, ibid. : 102).

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