Bouyer - Mystique

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“MYSTIQUE" <ssai su r riii Histoire il un mot. P itu de notions paraissent aussi* délicates à manier que celle de la mystique. D'aprcs ce qu’on en dit, d’après les appréciations que l’on porte à son sujet, il est évident qu’il n’en est pas qui donnent lieu, dans le champ plus vaste des études reli- gieuses, à des représentations aussi divergentes. A vrai dire, cette divergence est telle qu’on en vient à se deman- der si tous ceux qui parlent de mystique parlent bien de la même chose. II faut avouer (pie, depuis le début de ce siècle en particulier, le terme a été associé à tant de choses qu’il pourrait bien, pour nos contemporains, être devenu à peu près complètement équivoque. Mais les racines du malentendu sont plus anciennes. Qui parle de mystique le fait avec uncertain nombre de j) réjugés d’autant plus dangereusement vagues qu’ils sont d’ordinaire implicites. Des travaux des ‘historiens du christianisme au cours du xixc siècle, on a retenu, en effet, que le m ot/ était lié à l’invasion du chris- tianisme par l’hellénisme, durant la période patristiqnc. Selon qu’on s’enthousiasme pour l’hellénisme chrétien, ou christianisé, ou bien, au contraire, qu’on s’en défie, on abordera donc la mystique, et spécialement la mys- tique chrétienne, avec faveur ou défaveur. Des uns y

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    vcrroul le cur mme de la religion : ce en quoi, dans le christianisme, lhumanisme religieux commun toute lhumanit peut retrouver lexaucement parfait de ses dsirs. Les autres, au contraire, y dnonceront une lpre paenne parvenue peu peu ronger le visage des spirituels chrtiens, au point dy oblitrer dfinitivement lefligic du Christ. Il est bien probable que la mystique ne mrite ni cet excs dhonneur, ni cette indignit. Lun comme lautre sont le produit de ces fausses ides claires que le xix sicle a projetes sur tant de problmes, mais qui ne rsistent pas lexamen des fails. On se serait pargn, en ce domaine comme en beaucoup d'autres, bien des paroles inutiles, si lon avait commenc par dpouiller les textes, tous les textes, o le mot parait dans lantiquit, en cherchant, d'apres le contexte et non d'aprs des thories a priori, le sens quil y reoit. Malheureusement, en dpit de ses prtentions positives, lhistoire des doctrines chrtiennes, au xix ,; sicle, a t constamment sollicite par les vues gnrales au dtriment des enqutes smantiques plus humbles, mais plus prcises et plus sres.

    Dans le domaine du Nouveau Testament, que de Thories dites critiques scroulent tout simplement, aujourd'hui que se multiplient enfin les tudes vraiment critiques, cest--dire celles qui ne se prcipitent pas de forger des thories avant d'avoir saisi les fails eux-mmes, en riix-mfmrs, qui sont ici les mol h et leur sens. Le Thcologiscltrs WrterburU de (J. K it tel a fait ainsi une besogne d'assainissement dont il csl dilllcilc do surestimer l'importance et lu bienfaisance. Malheureusement pour lpoque pulmlique, des tudes

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    prsentait comme un avant-got de ce que donnerait le Lexicon 0 / Patristic (Irecl;, prpar par luniversit dOxford, auquel lui-inme collaborait et dont il avait, en relour, t mmo dutiliser la mass? considrable des travaux prparatoires, poursuivis grce de nombreux concours. Depuis lors, sous la direction du Rev. Dr. 1. L. Cross, Chanoine de Christ Church et Lady Margaret Professor of Divinity in the University of Oxford, auquel sest adjoint rcemment le Rev. G. W. II. Lampe, bellow de Saint Johns College, Oxford, et University Lecturer in Patristic Studies, lc travail a considrablement progress. Sa publication peut tre espr. dici quelques annes. En attendait, les archives du Lexicon, classes et mises en ordre au fur et jnesure de l'avancement des travaux, sont largement ouvertes aux chercheurs, dans le beau local de la New Bodleian Library, avec ce magnifique libralisme qui a toujours t dans les traditions oxoniennes. C'est grce 1 amicale bienveillance du Chanoine Cross et au dsintressement de Miss 11. C. Graef, laquelle sont dues particulirement les recherches autour du mot , quil nous est donc possible, dans cette tude, de faire ds maintenant tat dun travail indit d int on naura pas de peine mesurer linapprciable secours qu'il apporte de telles rcherches. Il va de soi que nous lsions seul responsable des conclusions q le nous pensons pouvoir eu tirer. Aux travailleurs du Lexicon revient tou t le mrite de l'rudition qu'ils ont bien voulu mettre notre disposition. Quon nous attribue, seulement l'interprtation q ai nous semble ressortir de ces donnes sans prix.

    Le mol vient du verbe , qui signifie fermer, et plus particulirement fermer les yaux. Ses plus anciens emplois pr-chrtiens se rencontrent h propos des religions mystres, cest--dire do ces cultes dont les rites essentiels se trouvaient drobs tous les non-initics. Ainsi, pour Thucydide, , ce sont

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    les crmonies des mystres. Strabon appellera les initis eux-mmes|ol . Mais ce quil est trs important de bien voir ce premier stade dans lemploi du mot, cest (pie le secret quil vise est un secret purement rituel. Ce sur quoi les initis doivent tre comme aveugles pour ceux qui les interrogeraient, ce nest pas sur une doctrine, une connaissance sotrique, mais bien simplement sur les dtails (lun rituel. La preuve en est que tous les philosophes grecs, commencer par Platon, se sont ingnis, visiblement leurs risques et . prils et non point daprs aucune ferme tradition, trouver un sens aux mystres , sans que personne ait jamais song les accuser den trahir le secret. Au contraire, il est remarquable (pie personne ne nous ait dit en quoi consistait, pdr exemple pour les grands mystres dEleusis, lessentiel du crmonial, cependant quAlci- biade et ses compagnons furent accuss dun sacrilge inexpiable pour en avoir, dans livresse, mim quelque chose.

    La comparaison entre ces deux sries de faits peut tre considre comme dmonstrative. pans la religiosit hellnistique, le secret qui est proprement mystique *, ce nest pas le secret daucune ineffable connaissance religieuse, cest, le secret dun rite dans sa pure matrialit. JV fait, il s'avre de plus en plus que les mystres de l'hellnisme nont jamais transmis nutorita- tivcnient aucune doctrine spirituelle aristocratique, au contraire de ce que supposrent faut d'historiens influencs par le romantisme. (> qu'on y trouva, ou pliitl ce qu'on ny mil jamais qui ft tel n'est que le produit dp spculations prives, lesquelles neurent dailleurs jamais rien de mystique , c'esl--dirc de secret , puisqu'elles s'talent nu grand jour dans les pages (ijin Platon, dun Apule et de quantit dautres.

    Cette constatation prliminaire est de la plus haute importance. Pour tout? une srie d'historiens du christianisme, de 1 larnack au H. P. Festugire, la mystique , au sens que nous donnons aujourdhui ce mot, saffir-

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    nierait comme une invasion du chritianisme par la religiosit hellnistique. Mais, en fait, nous ne voyons pas trace dun tel sens donn ce mot avant le christianisme lui-mme. Ce nest pas dire, dailleurs, que le mot mystique , tout comme lensemble du vocabulaire liturgique des mystres, nait pas connu une transposition antrieurement son admission par les chrtiens. Mais cette transposition, jusque-l, est toute littraire et naboutit caractriser aucune doctrine, bien plus forte raison aucune exprience religieuse particulire. Le rituel secret des mystres frappait trop vivement les imaginations grecques pour ne pas leur fournir dune faon toute naturelle un riche symbolisme potique. Do, ds Platon tout le moins, la tendance qui ne fera que saffirmer avec les Alexandrins, voquer le rituel mystrique et les termes qui sy rattachent pour dsigner les rflexions et les recherches*portant sur lnigme du monde : toute pense mtaphysique, quelle soit ou non religieuse, dailleurs, et plus gnralement encore toute dcouverte laborieuse, quel quen soit lobjet.

    Un petit exemple trs typique de cet emploi montre combien il tait devenu banal et par l bien peu significatif. Il se trouve dans le Nouveau Testament, sous la plume de saint Paul. Il aurait d depuis longtemps inciter la modestie les amateurs de comparatisme. Saint Paul, quon a lui-mme tent maintes fois dcxpli-

    < quor par une influence doctrinale (?) des religions mystre, ne leur emprunte que l leurs expressions caractristiques. Et cest pour dire quoi? Je suis initi (pfuT;|jL3'.)... manger ma faim, comme rester sur ma faim * (1). On ne pourrait souhaiter rien cpii traht mieux le degr de banalit auquel lemploi transpos des expressions mystriques en tait arriv ds lors. On touche ici limpossibilit de rien tirer dun tel langage pour conclure une iniluence religieuse 1

    (1) P hil. 4, 12.

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    Mais ce test ngatif, lhistoire du mot mystique t dans ln littrature chrtienne va apporter une contre* partie positive qui nous semble determinante. Non seulement elle dissipe les nj)])arenc.es de dpendance du christianisme par rapport l'hellnisme sur ce point, mais, dulie telle dpendance, elle rend la fois vaine et irrecevable la supposition. Elle la Tend vaine, jjarce quelle, explique comjiltement en dehors delle lvolution du mol vers le sens que nous lui donnons au jourdhui, Elle la rend irrecevable, pnrcc que, fis quil volue dans cette direction, elle le place dans un contexte o l'hellnisme na plus o s'introduire. Les textes chrtiens, en effot, o le mot ; va prendre le sens proprement religieux et doctrinal qu il nnvail jamais eu avant eux peuvent se. classer grosso modo en trois grandes divisions. La premire est biblique, la seconde liturgique, la troisime spirituelle. Les jdus anciens se pincent dans lit premire catgorie, puis on en trouve qui se rattachent ln seconde, et finalement apparaissent ceux qui, dcidment, rentrent dans la troisime, celle qui nous intresse directement. Mais, ce qui importe le plus, c'est de voir quo nulle part, il ny a de frontire tranche entre ces trois dilTrenls emplois. De lun lautre on jtasse par une coiiliiuiil sans faille. Tel auteur qui emploiera le mot daas un sens plull que dans lautre montrera, par des emplois tout Voisins, quil ne perd jamais de vue les autres. , nous parat-il, deviennent videntes,les parents relles de la mystique c h i lienne : cest, de la Hiblf et de la liturgie, spcialement do la liturgie eucharistique, qu'elle se dgage.

    Nous allons essayer du moins de prsenter les pices du dbut. Le lecteur jugent do lui-mmo.

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    Il est trs remarquable quau moment o le langage chrtien emprunte au langage paen le mot mystique nest aucunement celui o il son servira pour dsigner

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    soil une ralit rituelle, soit une ralit spirituelle. C'est--dire que dans les deux domaines o son emploi serait soit correspondant celui que connut de fait la religion hellnique, soit attach aux ralits chrtiennes quon a voulu expliquer par des ralits religieuses paennes, ce nest, historiquement, rien de grec quil se raccorde aussitt, mais un usage chrtien plus ancien. lit ce dernier usage lappliquait la ralit la moins grecque qui soit dans le christianisme : la Bible. Il est bien vrai qu' son propos la source pr- chrtienne du vocabulaire se trahit. Mais ce qui se trahit exactement, cest tout juste lemploi banal auquel nous venons de montrer que le mot tait parvenu et qui va permettre aux chrtiens de le reprendre. Une expression devenue passe-partout pour leurs contemporains les aidera faire comprendre autour deux ce queux-mmes ont de pins propre et de plus neuf offrir.

    Nous l'avons dit plus haut, c'est, Alexandrie que lemploi philosophique le plus libral du vocabulaire mystrique, pris dans un sens purement mtaphorique, va s'alfirmer. Philo en prsente le meilleur exemple, lui qui, Emile Brhier la bien montr, se lance dans les dclamations myslagogiqucs les plus ampoules pour introduire simplement, les trois-quarts du temps, les distinctions scolaires les plus arides (et les moins mystiques en notre sens) de la physique ou de la psychologie stociennes.

    ('.si : Alexandrie galement que nous allons trouver pour la premire fois un usage courant du mot mystique , ainsi pralablement banalis, dans le langage chrtien. Tout comme, chez Philon, il nlait gure quune manire de potiser les exposs techniques des questions les plus abstruses, chez Clment et Origne il va dsigner habituellement tout ce qui touche ce quils considrent comme le problme thologiquo le plus dillicile que pose le christianisme. Nous pensons naturellement l'exgse scripturaire telle qu'ils l'entendent, cest--dire la dcouverte du sens allgorique

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    de la Bible. Mais, quon ne se mprenne pas ici sur une question entre toutes pineuse et que, jusqu une date rcente, les travaux modernes avaient plus contribu brouiller qu claircir. 11 importe de ne pas oublier ce qui a t mis en lumire par les articles (lu P. von Balthasar sur le Mysterion dOrigne et par les introductions du P. de Lubac aux Homilies sur la Gense et sur l'Exode. I/cssentiel de lallgorie orignique, ce nest pas le procd littraire lui-mme, avec ce quil peut avoir de rebutant pour des esprits modernes; cest lide foncirement vanglique et paulinienne (pie toute la Bible, et toute lhistoire du peuple de Dieu, ne trouve son sens dfinitif et comme sa clef que dans le Christ. Cest juste au contact de cette ide que vont surgir les emplois habituels du mot mystique par les Alexandrins chrtiens.

    Clment dj appelle linterprtation allgorique des critures, entendue comme leur explication dans un sens chrtien, une

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    nouveau, Jsus est engendr comme lange mystique (5).' [/usage du mot [iuttwo; pour dsigner une exgse

    oriente sur le Christ et son mystre se poursuivra. Nous pouvons le retrouver chez Didyrue, qui nous parle de lintelligence mystique et spirituelle des critures (6), dans le beau Commentaire d'Isae de Cyrille dAJcxandrie (7), dans le Chronicon Pascliale qui est au t . 92 de Migne (col. 101 ), dans le Commentaire d'Isae de Procope de Gaza (8), etc...

    Il est intressant de noter que cet emploi du mot nest point du tout limit aux Alexandrins et aux auteurs (pii sont sous leur influence. Nous le trouvons chez eux-l mme qui taient le plus en dfiance lgard des mthodes exgtiques en vogue Alexandrie, commencer par Thodoret, lequel appellera le Cantique des Cantiques (par rfrence au Christ et lglise, videmment) : le livre mystique des Cantiques (9).

    Cest encore tout prs du sens banal de mystrieux gale difficilement accessible , mais dans limmdiat voisinage de lapplication du mot lexgse chrtienne, que nous en,trouvons deux autres emplois chez les Pres. Ils appelleront mystiques dabord toutes les doctrines qui touchent aux points les plus profonds de l i foi. Ainsi, Eusbc de Csare, dans sa Dmonstration vanglique, appelcra plus mystique (... -) lenseignement qui touche la divinit du Christ, par contraste avec ce. que nous savons de son humanit (10). Grgoire dAntioche, dans son De Baptism (11), qualifiera ainsi la gnration baptismale, par opposition la gnration naturelle. Un

    (>) Paciing. 1 .7 ; P . G ., t . 8 , cal. 321 ; Cf. P rolrcp l. 1, P . G ., t . 8 , co l. 65 C. (.) l 'ja fm . 1 .3 ; P . G ., t . 3 9 . col. 1160 A.(7) 1.2, 1*. G ., t . 70, c o l. 96 C.(S) 7. 10-17; P . G ., t . 87, co l. I960 1).(0) Dr provld ., 5 ;

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    fragment de S. Cyrille d'Alexandrie (12) appellera le dogme de la Trinit suprieurement ineffable et mystique , cependant quEusbe dj appelait la Trinit elle-mme la Triade mystique (13). Dans dautres textes, toujours lis lide de la rvlation scripturaire et de son objet surnaturel, le mot arrivera rejoindre la signification do sacr . Clment parle du nom de

    Yahv comme du, ttragramme mystique (14). Il appelle mystique encore lexplication des nombres sept et huit (15).

    Prs de ces derniers textes devraient prendre pince tous ceux o mystique devient un quivalent de spirituel (oppos charnel , dans Je sens pauli- nien). Sans que la rfrence ici soit expresse au Christ rvl sopposant l'Ancien Testament, la pense reste au voisinage de ce contraste en sattachant plutt la ralit mme que Jsus apporte, par rfrence ce qui nest quurse enveloppe vide. En ce sens. Clment appelle mystique renseignement du Christ, suivi en cela par Eusbe, Procope do Gaza et d'autres (16). il dit ailleurs que le baiser de paix devrait toujours tre mystique (cest--dire ici renfermer la ralil chrtienne quil implique) (17). Formellement, Proclus de Constantinople opposera mystique charnel (18). Maxime le Confesseur restera dans la mme ligne quand il parlera de circoncision mystique (10).

    De tout ce premier ensemble, une ide fort nette se dgage; nous semble l-il. Pour les Pres grecs, est mystique avant tout la ralit divino que le Christ nous a apporte, que l'Evangile nous rvle, qui donne tou sens

    (12) J raflin . I ; 1*. t . 70 , nul. U2-I A.(13) -Contra M arrrllm ii 1.1; I*. U I . 3 , co l. 710 f i t I ) t itiiiU tui td n i la n l ln l ,

    0 ; 1>. G o . K, c o l. 1040 II. *( U ) Ml ram a t r i , 5 .0 ; P . O ., t. 0. co l. 0(1 A.

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    profond et (lfinilif toute lcriture. Est mystique par suite toute connaissance des choses divines laquelle on accde par le Christ, puis, par drivation, ces choses elles-mmes. Enfin le mot passe, toujours dans la mme ligne, la ralit spirituelle du culte en Esprit et en vrit >, oppose la vacuit dune religion extrieure que la venue du Sauveur na pas revivifie. Cest cet ensemble fondamental qui ne devra jamais Lre oubli quand on passera aux significations postrieures,

    %II

    Un texte pie saint Cyrille que nous avons dj relev va nous fournir la transition de l'emploi du mot mystique dans lin contexte biblique son emploi dans un contexte sacramentel, et plus particulirement eucharistique. Dans son Commentaire sur Isae, il crit :" ...Nous disons que le soutien du pain et de leau est t la synagogue. Cette parole est mystique. Car c'est nous, qui avons t appels par la foi la sanctification, quappartient le pain du ciel, le Christ, savoir son corps (20).

    Dans toute une srie de textes, le mot mystique va eu effet passer lEucharistie. II sera frappant dy voir le double souci dinsister sur sa ralit, qui est le Christ lui-mOme et tous les dons qui ne sen sparent pas, et sur le fait pie cette ralit y est encore voile dune certaine manire. Comme il y avait autre chose discerner dans lAncien Testament que ce que les Alexandrins y appellent lhistoire , cest--dire lanecdote sans porte durable, il y a dans les sacrements chrtiens tout autre c hose que ce que la vue y dcouvre. Et celte autre chose, l encore, cest le Christ.

    La dernire Cne donne occasion une srie de textes o nous voyons le sens passer de lide dun accomplissement des critures l'ide dune ralit sacramentelle.

    (2(1) / c. r i t .; P . (., t . 70, col. '.) C.

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    Le Chronicon Paschale dj cit (21), tout comme les Questions vangliques dHsychius de Jrusalem (22), appellent ainsi la Cne une Pque mystique >. Plus prcis sera Eutychius qui, dans son Trait sur la Pque (23), dira quelle est prmice et arrhe mystique de la ralit (ro ) de la Croix .

    Par une transposition frquente dans les cas de ce genre, nous voyons au contraire les Constitutions apostoliques (6. 23. 4) appeler lEucharistie elle-mme le sacrifice mystique de son corps et de 'sdi. sang en lopposant aux sacrifices sanglants.

    Visant la fuis la ralit du Christ prsent dans lEucharistie et la faon voile dont elle sy livre, une ptre de saint Nil dira de sen approcher non comme dun simple pain, mais, comme du pain mystique (24). Le mme saint Nil nous apporte encore un des rarissimes emplois de lexpression corps mystique dans la palris- tique grecque : il dit que nous mangeons le corps mystique et que nous buvons le sang (25). Ia rfrence au corps du Christ dans lEucharistie est vidente. Dans la mme ligne, il faut placer et interprter les nombreuses rfrencesau vin mystique (26) ou la coupe mystique (27).

    Cest toujours par rfrence la ralit prsente et voile du Christ que la communion elle-mme est dite mystique par Amnvmius, daim son Commentaires sur saint Jean (2N). Saint Jean Clirysostome lappelle une nourriture mystique dans son Commentaire sur saint Matthieu (211), banquet myst ique dans le Commen-

    (21 ) l>. G ., t . ICi, col. m s c .(22 ) 3 4 ; I. O ., t . va. co l. M i l O.(23 ) 4; P . O ., t. M i co l. XUCI A.(24 ) 3.31; I*., . I. 711. co l. 40.1 II.(23) *fi. 2 .3 3 ; P . 0 ., t . 71. co l. 320 C.(26 ) l i i nf.nic, l^n u a n t rat ton / tu r ty tique, 8.1 ; I. (1., I. 22, co l. MMl A.(27) S. Athanahk, 2* A ixtloglf. H; P . G .t !. 2 5 , co l. 2(V4 ; Pm i.nsToitoic.

    H isto ire rr rf/s ia jflq iir , 2. I l ; I . ; Tuf o ium icr, (/u riU on t o r la (ien tse , 110; (ni. S c lm ltz c , t . 1, i>. 115; l 'n o c o rK i>k G aza , Com m entaire su r Isa le, 8 5 , 13-25; I. G ., t . 87, col. 2889 H.

    (28) 0 .5 7 ; I. ( ., t. 85, co l. 1440 B.(29) M . Irtn fcl., t. 7. co l. 551 13.

  • ) A n tio c h K, De liap tlsm o , 2 .10 ; P . G ., t . 88, cu l. 1881 D , e tc ...(33) Com m entaire su r le Cantique des C antiques, Jl,1 ; M . Scln iltze , t . 2, p . 25 . 3 1) '. X axpciz; Constitutions apostoliques, 8 .5 .11.(35) . >(, ICusfeuE, V ila C onstant Int, 4.71 ; P . G ., t . 20 col. 1225 G ;

    T h o d u r k t , pLst. 140; d . Schu ltze , t . 4 , p . 1200.(30) K u s iib , ilid; 4 .45; col. 1196 B ; T h o d o r e t , H isto ire religieuse, 13;

    .

    (37) Contre Fa i nom e, 11 ; P . G ., t . 45 ; col. 880 B.(38) S u r le lUiptfrnc du Christ, P . G., t . 46 , co l. 581 A.

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    Dans mi plus strict paralllisme avec ce que nous avons dit des rites ou des lments eucharistiques, nous voyons Eiisbe appeler lo baptme la rgnration mystique au Nom du Pre, du Fils et du Saint-Esprit (39). Grgoire de Nysse, pareillement, dcrira les baptiss comme ceux qui ont t rgnrs par cette conomie mystique (40). Lui-mme appelle leau baptismale une eau mystique * (41). l>e chrme galement sera appel mystique aussi bien par Eusbe (42) que par r.pi- phane (43) ou par Thodorct (44).

    Il ne faut jamais perdre de vue le contexte gnral de toutes ces rfrences. Les citations accumules dans cetto section et la prcdente le montrent bien : ce sont les mmes auteurs, et souvent quelques pages, voire quelques lignes de distance, qui emploient le mot mystique, dans ce que nous avons nomm son sens sacramentel, tout en continuant de lemployer dans son sens biblique. 11 est donc impossible (pie le sens fondamental, jamais perdu de. vue, no colore pas fortement U: sens postrieur. Ainsi pouvons-nous dire, parvenus au trrme de celte seconde section, quo le mot en arrive voquer chez les Pres un complexe biblique et sacramentel lu fois quil serait certainement faux du dissocier suivant tel ou tel emploi dans un domaine particulier.

    Nous savons par ailleurs cest peul-Ctre ce qu'il y a de plus solide et de plus durable dans les travaux de Maria Laacli quel point lpoque patristique a t sensible la prsence perptuelle, dans l'Eglise, plus prcisment dans l'Eglise clbrant la lifurgio, minemment la liturgie eucharistique, du * mystre du Christ entendu au sens pmdinien. Cest--dirc que son liorizdn

    (39 ) Oorif/vi M a rftllu m , 1 .1 ; P . CV., t . 94 , ont. 72H C.(10 ) D iscours cuttM Uque, 3 4 ; P . C., t . 13, col. C.(4 1 ) |f c u l 3 5 ;c o l ,9 2 C .(12 ) D inonstrtitlon fixingtHqtir, 1.10; I*. Ci., t. 22 , m l . RD I).(43 ) C ontr. ha cr.t 30.6; I*. 0 t . 41, o |. 413 i l .(4 4 ) C om rw nlflIre su r haJ. G l .i j

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    spirituel et thologique reste domin par lide de la prsence permanente et active du Chef lui-mme dans le Corps, la fois rassemblant ses membres en un et leur donnant de reproduire perptuellement ce qui sest pass en lui une fois pour toutes : sa Croix glorifiante, son passage de la vie du vieil Adam la vie du nouvel Adam, son passage de ce monde au monde qui vient, de ce monde au Pre... A travers tous lis emplois qui' nous avons vus jusquici, on peut donc dire que cest toujours cette mme ralit, la fois si riche et si profondment une, que touche le mot mystique. Quil la dsigne sous laspect de rvlation finale du plan de Dieu, discern travers toutes les critures, labor travers toute F histoire humaine, ou quil la rencontre sous laspect du symbole sacramentel qui contient lui- mme l'objet de cette rvlation et achve par l de le raliser en nous, cest toujours celte ralil centrale du christianisme laquelle sattache le mot mystique.

    On peut li vrifier dans les autres emplois quon en fera, comme par drivation partir de lusage liturgique proprement, sacramentel. Lhymne des chrubins, qui accompagne dans les liturgies du groupe byzantin la grande entre , par laquelle on va au centre de la liturgie eucharistique, est dit hymne mystique dans la liturgie de saint Basile ou de saint Jean Chrysos- tomo (45). De mme, saint Grgoire de Nazi'anze appelle les paroles prononces par les fidles eux-mmes au cours di* la clbration des paroles mystiques (10). Mvsliques, cet hymne et ces rpons le sont videmment parce quils accompagnent le grand acte de la liturgie ecclsiastique, o l iete sacr du Sauveur lui-mme se perptue. C'est par la mme association que le Notre Pre est appel prire mystique (47). Mais ici, les

    (If) Cf. H hi ghtman , p . 3.(H) tir t. 18.1; 1 \ ( i . , t . 35, col. 996 B.(17) S. J i . a n C iikysostom k, Commentaire su r les R o m a in s , 7S K; T i i o d o h k t , Conuncntaire sur tes R om ains, S. I f, d . Scliu llzc, 1 .3 ,p. 8(>.

    >

  • * f f e 'explications le nlbnttent bien* cett influence de sa place dans la liturgie se.combine avec la considration du sommet de la rvlation vattglique atteint avec lui.Il Semble ; tjaotl toilfche it luflit profonde des deux vues stir lesqfelles peut orienter lemploi cttien primitif d tnot*mystique. . i .

    '!* >> ' , t .

    il-'rh 1 u p X* .' , }.,

    Les premiers emplois du mot mystique appliqu une certaine manire de connatre Dieu directement et de faon quasi-exprimentale semblent bien se trouver chez Origne. Il est trs remarquable quils se prsentent dans des textes o linterprtation des critures est plus ou moins directement vise. Pour lui, en effet, ce nest pas un simple travail .scientifique que cette interprtation. Nul ne peut comprendre l'criture sans t* une Communion profonde avec les ralits dont elle nous parle. 11 sensuit que lexgse, sans cesser pour .Jj; * autant de faire appel toutes les ressources de lrudition et de la culture, sera une vritable exprience; religieuse. En retour, on peut dire que toute exprience religieuse authentiquement chrtienne, pour Origne, sera lie la mditation des critures.

    Cest prcisment ce noeud les deux lignes de pnse que le mot mystique va ne prsenter sous sa plume dans les textes que nous voudrions citer maintenant. 11 nous dira que nous avons en Jsus-Christ le grnnd-prlrc selon lordre de Melchisdec, comme guido dans lu contemplation mystique et ineffable (18).Que la Otwpla dimt il nous parle ici soit lintelligence profondo des critures, son habituel usage du mot suffit nous en assurer. Mais que celle intelligence soit bien mystique dans un sens nu moins apparent . celui que le mot n pris pour flous, cest ce quun autre texte du mme cortimeutaire, videmment parallle au .' . t > f" 4 v * . n* I *

    (4) Commentaire de S . Jean , 13, 24 ; t*. G ., 1 . 14, col. 44 G. . %

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    prcdent, ne permet pas de mettre en doute. Il nous y dit en ellet que les visions () ineflables et mystiques rjouissent et communiquent lenthousiasme (49). On comprend alors que le Pre Danilou ait pu hsiter sur linteiyrtation donner dun texte fortement origniste o saint Grgoire de Nysse parle de la contemplation mystique du Cantique des Cantiques (50). Sagit-il de lexgse ou de la contemplation mystique au sens moderne? se demflnde-t-il (51). Peut-tre le mieux serait-il de rpondre : lun et lautre sont viss insparablement.

    Aprs ces,textes, qui fournissent comme limmdiate prhistoire de notre troisime sens du mot, c'est naturellement chez le pseudo-aropagite que nous allons en trouver les premiers (et nombreux) emplois habituels. Il est extrmement remarquable quils surgissent encore au contact du problme exgtique. Les deux textes o Denys nous dcrit lenseignement et les expriences de 1 lirothe, son matre suppos, et o le mot mystique revient dans notre sens, se prsentent en effet dans ces mmes conditions.

    Le premier, tel quon le traduit parfois (52), pourrait paratre supposer une opposition entre ce que Hiro- the a appris de Dieu par ltude des critures et ce. quil en a appris par exprience. Mais une telle traduction est inflchie par nos disjonctions modernes. La seule qui colle vraiment au texte devrait au contraire dresser lopposition entre une intelligence seulement livresque des critures et leur intelligence elle-mme inspire, o lon ne fait pas quapprendre mais o lon exprimente et o une sympathie profonde met mme datteindre une union et une foi mystiques qui ne sont pas enseignables (53).

    (49) KvQouatlv , on snlt In fo rce du te rm e d* en thousiasm e dnna la n c ien n e l i t t r a tu r e religieuse; Ib id ., 1 .33; c o l. 89 13.

    (50) Com m entaire du Cantique, P . G ., t . 44 , co l. 765 .(51 ) P la ton ism e et thologie mystique, p. 192.(5 2 )o . g . M auk ick dk G a n d i l la c , p. 86 d e s uvres com p ltes de D en y5

    P a r is , 1943.53) Tra it des nonts divins, 2.9; P . G ., I . 3, co l. 648 13.

  • Uft . f ,1 :

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    Que cette interprtation impose, cest a dont doit nous convaincre encore une fois un paralllisme lintrieur dil; mme livre, propos de la mme question. Parlant toujours -de Hirothe, ail mme Trait des noms Divins (54), et de son interprtation des critures, Denys nods dclare que tout ravi hors de lui-mme en Dieu, il participait du dedans et entirement lobjet mme quil clbrait j. Puis il passe un autre sujet en

    Rappelant dun mot tout ce dont il vient de parler, c'est--dire lexgse de Hirothe et son exprience spirituelle, -l . . '

    Dans les 'autres emplois que fait Dcnys du mot mys- tique pour lappliquer un mode ineffable de connaissance exprimentale des choses divines, c'est gnralement en rapport avec le thme de la nue quil introduit ce vocable. Mais il est extrmement remarquable do voir quelle plate Denys assigne ce thme dans lensemble do sa vuo chrtienne. Un texte capital de sa . Thologie mystique ndus le rvle. 11 est notable quil 1 dpend de toute une tradition exgtique sur Mose dont les Homlies sur Exode d'Origne et la Vie de Mose de saint Grgoire do Nysse sont les principaux tmoins. On entre, nous dit-il en substance, dajis la Tnbre vritablement mystique de linconnais- sanco>(55), quand on rejoint lobjet Unique de l'vangile qui noue est prsent travers In multiplicit de ses paroles, au-del des dtails uuwil bien des conscrations - liturgiques que des lumire particulires de la rvln- tion biblique (5(1). Cet objet unique de l'vangile,1 prsent mais voil aussi bien rinitn la liturgie chrtienne que sous la leltro de lcriture, cest prcisment ce que les Pres, aprs saint. Paul, appellent pG & f.S4 A.(55) 1 .3; I*. G., t . 3 . co l. 1001 A.(50) Cl. to u t I* c o n t,x t , d tp u l l 1000 B .

    I

  • MY5TJU II

    sible se laissant mystrieusement atteindre par nous en Jsus-Christ.

    U convient ici dinsister en effet sur ce second lieu de la mystique aropagitique, lequel est vrai dire le lieu fondamental de la pense de Denys : la liturgie chrtienne, et plus dfiniment encore la liturgie byzantine de lEucharistie. Quels que soient scs emprunts vidents la phrasologie contemporaine du noplatonisme, nous ne pouvons oublier que le cadre o Dedys a voulu placer toute1 sa pensee religieuse est celui de la clbration liturgique. Sa thologie mystique nest que le foyer, lui-mme transcendant toute vision, du noyau lumineux qu'il y discerne, lequel peut se ramener cette , cette union Dieu, qui transpose simplement dans le langage de son poque la rconciliation et la rcapitulation universelles dans le Christ prches par saint Paul commp le mystre . Lunivers de lAropagite, cest lunivers de la liturgie eucharistique, stendant et se superposant lunivers naturel dans sa totalit. Cest l, au cur de cette liturgie, que sinscrit pour lui lexprience ineffable dunion Dieu laquelle il va dfinitivement consacrer lpithte de mystique. Mais on voit maintenant comment, ce faisant, il se montre non pas du tout lhritier du noplatonisme quelle que soit la dette qu'il lui garde par ailleurs, mais bien lhritier de toute la tradition patrislique sur lemploi de ce mot avec les connotations bibliques et liturgiques que nous avons releves.

    On peut dire que la vie mystique, lexprience mystique entendue selon sa conception, cest une vie que remplit lexprience de lu ralit unique dont parle toute lcriture et qui remplit dabord toute la liturgie chrtienne (exprience dunion dans la foi la plus haute) (57).

    S'il en est ainsi, on comprend finalement que la mystique chez les Pres ne se rduise jamais une

    (57)

  • IV f.I f r:f I :

    *TfcVv .X *. - *V

    RECHERCHES

    rr!exprience psychologique considre seulement ou pre- ; mirement dans sa subjectivit. Elle est toujours exprience duh monde invisible objectif : celui dont lcri-

    . >ture noue rvle la venueyjttsqu nous en Jsus-Christ, celui O la liturgje, en ce mme Jsus-Christ toujours prsent dans lglie, nous fait nous-mmeS entrer ontologiquement. Aussi [*

  • MYSTIQUE 33 *

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    cieux au temps de sa rsurrection, il dit : l o corps se rassembleront les aigles (61).

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    Il nous semble qu'aprs la lecture de tous ces textes, il doit devenir impossible de prsenter la mystique chrtienne comme un lment import du no-platonisme dans le chritianisme. Ixs liens de Denys, le premier et le plus influent des grands thologiens mystiques en notre sens, avec le no-platonisme ne sont pas niables. Mais prcisment ce qui, pour lui-mme,dfinit la mystique, ce nest pas ce que les expriences quil dcrit peuvent avoir de [commun avec celles dun PIo- tin. Cest au contraire leur situation lintersection de toute une tradition spirituelle spcifiquement chrtienne dinterprtation scripturaire et de lexprience eccl- siastique de la liturgie, de la liturgie eucharistique.Sa thologie mystique , telle quil la comprend lui- mme, cest sa faon de reconnatre le Christ, la frac- tien du pain, dans toutes les critures.

    Si lon veut la contre-preuve, elle est facile. Quon lise dun bout lautre les Ennades, on ny trouvera pas un , seul endroit o figure le mot '.. Seul ladverbe s'y rencontrera une fois..., pour dsigner la signification du rle attribu Herms comme organe de la cration, cest--dire dans un contexte sans mil rapport avec la spiritualit (62). Aprs cela, la cause devrait tre entendue.

    Louis Bouyeiu

    (G2) I I I , 0, p a r. 19, ligne 2G