Boulez Penser La Musique Aujourd Hui

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5/25/2018 BoulezPenserLaMusiqueAujourdHui-slidepdf.com http://slidepdf.com/reader/full/boulez-penser-la-musique-aujourd-hui 1/89 Pierre Boulez Penser la musique aujourd'hui Denoël/Gonthier

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Music Theory

Transcript of Boulez Penser La Musique Aujourd Hui

  • Pierre Boulez

    Penser la musique aujourd'hui

    Denol/Gonthier

  • Au Docteur Wolfgang Steinecke,

    Je ddie ces tudes crites Darmstadt, pour Darmstadt,

    en tmoignage de sympathie et d'amiti.

    ditions Gonthier CB. Schott's Shne Mayence, 1963

  • De moi moi

    Le musicien est toujours suspect, ds qu'il a l'inten-tion de se livrer une introspection analytique.

    Je l'accorde, on a volontiers considr la rflexion sous l'angle thr des spculations potiques , position prudente, au demeurant.

    Elle a comme suprme avantage de rester dans le vague et de se bercer de quelques formules prouves. Les basses besognes techniques ne sont pas juges dignes de figurer dans les salles d'apparat; elles doivent rester modestement l'office, et l'on ne se prive pas de vous reprocher votre incongruit si l'envie vous prend d'adop-ter l'attitude contraire.

    De fait, il s'est produit quelques excs, avouez-le : l'on a rserv quelquefois plus de temps l'office qu'il n'en faudrait consacrer; on nous a montr les notes de gaz, d'lectricit, que sais-je... Toutes les factures y sont passes, gnreusement ! Cela ne rsout pas davantage la question ! Qui pourra se targuer, d'ailleurs, de la rsoudre jamais ?

    Cependant, vous auriez mauvaise grce ne pas le constater, l'on se refuse gnralement l'introspection tant du ct de chez Guermantes... o le rgime matrimo-nial des sons est rglement suivant une tradition sociale intouchable, que du ct de chez Swann... o l'amour libre est de rigueur entre les notes. Ce qui dnote, finalement, une mfiance de l'intelligence bien symptomatique, des deux cts. Citerai-je Baudelaire ?

    // ne vous en empchera pas. Certes.'... Ecoutez : Je plains les potes que guide

    le seul instinct ; je les crois incomplets... Il est impossible qu'un pote ne contienne pas un critique. Ecoutez encore !

    JooMadureira

    JooMadureira

    JooMadureira

    JooMadureira

  • PENSER LA MUSIQUE

    Encore Baudelaire ? Je veux illuminer les choses avec mon esprit et en

    projeter le reflet sur les autres esprits. Ecoutez toujours ! Toujours Baudelaire ? Le but divin est l'infaillibilit dans la production

    potique. Bien sr, on peut jouer longtemps avec les citations...

    Quelquefois qui perd gagne ! Mais enfin, n'a-t-on pas le droit d'estimer hautement

    son opinion... Il a fait ses preuves , n'est-ce pas ? ... spcialement lorsqu'il refuse de confondre posie

    et pture de la raison , et ivresse du cur ? lorsqu'il exige une mtaphore mathmatiquement exacte ?... Bien, fermons Baudelaire!

    Aucune caution ne justifiera jamais quoi que ce soit... Je ne l'avais point pris comme caution ; je trouve

    chez lui le don d'crire suprieur au mien : il a formul l'exigence fondamentale mieux que je n'espre le faire avec des mots.

    La modestie, ce pch capital! Vous avez cru une profession de foi ? Personnelle,

    mme ? Il faut bien que je vous dtrompe. Encore la modestie! Me croirez-vous le porte-parole, le porte-drapeau... Quelle dbauche de mtaphores militaires! Allez-

    vous dire ... de l'avant-garde ? ... d'une cole ? Cette cole, beaucoup la tiennent pour aberrante! Quoi ? Laissez-moi de nouveau placer une citation ! En prouvez-vous une si urgente ncessit ?... Je veux montrer ma culture ! Voici le texte : J'aurais

    le prier de remarquer sur ce sujet, que quand un senti-ment est embrass par plusieurs personnes savantes, on ne doit point faire d'estime des objections qui semblent le

    D E MOI MOI

    ruiner, quand elles sont trs faciles prvoir, parce qu'on doit croire que ceux qui le soutiennent y ont dj pris garde, et qu'tant facilement dcouvertes, ils en ont trouv la solution puisqu'ils continuent dans cette pense. De qui cette opinion ironique et tranchante ?

    Polmique pure! Polmique ? C'est un peu court... Pascal scripsit. // parlait de science, et de personnes savantes ... Ce serait restreindre singulirement la pense de

    Pascal que vouloir la circonscrire ce cas particulier. N'y a-t-il pas mille faons d'tre savant ?

    Revenons /' cole . Je ne saurais ! Ce mot vous blesse ? Je le trouve drisoire. Il y a de l'picier vouloir

    tout classer en coles; cette rpartition sur rayonnages, avec tiquettes et prix, dnote surtout un abus d'autorit, de droit, de confiance, bref, de tout ce que vous voudrez !

    Les divergences de personnalits vous induiront cependant constater...

    Hlas ! elles m'amnent constater ceci : que les forces vives de la cration se sont massivement portes dans la mme direction.

    Vous tes outrageusement partial! Admettons-le ! La critique doit tre passionne pour

    tre exacte. Que m'importe le sentiment de tel ramasseur d'paves? Mon opinion compte mille fois plus que la sienne; c'est elle qu'on retiendra.

    Toute discussion est franchement impossible ! Aussi bien qu'il m'est impossible de croire cette

    boutique o les tendances sont rpertories pour la plus grande gloire de la tolrance. Je me vante d'tre anti-dilettante, souverainement.

    Ah ! voil une rminiscence dconcertante ! Antidilettante ?

    JooMadureira

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  • 8 PENSER LA MUSIQUE

    N'oubliez pas qu'il se mfiait, ce monsieur tte sche et brve , des variations brillantes sur l'air de c vous vous tes tromp, parce que vous ne faites pas comme moi ...

    Oui, mais mon cas est diffrent... ... et qu'il essayait de voir, travers les uvres, les

    mouvements multiples qui les ont fait natre et ce qu'elles contiennent de vie intrieure . // trouvait cela autrement intressant que le jeu qui consiste les dmonter comme de curieuses montres .

    Encore faut-il savoir fabriquer des montres pour les donner en pture aux bricoleurs du dmontage ! Du reste, Monsieur Croche avait quelque don pour les formules ambigus. Que pensez-vous de celle-l entre autres : // faut chercher la discipline dans la libert... ? S'il y a deux termes que l'on prend pour antinomiques, ce sont bien : discipline et libert !

    Monsieur Croche veut briller, faire du paradoxe, ta-ler sa dsinvolture.

    J'ai l'impression que vous faites profondment injure sa mmoire. Au demeurant, laissez-moi vous dire que je ne crois pas aux coles, car je reste persuad qu'un lan-gage est un hritage collectif dont il s'agit de prendre en charge l'volution, et que cette volution va dans un sens bien dtermin ; mais qu'il peut exister des courants lat-raux, se produire des glissements, des ruptures, des retards, des recouvrements, des...

    Arrtez ! vous vous fourvoyez vous-mme dans un courant de mots dangereux, qui me justifieraient sans trop de peine.

    Sans trop de peine ? Voire ! Il faudrait pour cela que j'accepte pour argent comptant des malentendus accu-muls consciemment ou inconsciemment par les his-toriens de la musique. Ils se sont livrs pieds et poings lis au culte du hros! La raction s'est manifeste natu-

    DE MOI MOI

    Tellement : on ne peut plus parler que de ncessit in-luctable du langage , de lois intransgressibles de l'volu-tion . Comme si la continuit historique n'avait pas tre rvle par la personnalit d'exception !

    Vous tes donc assur qu'aucune personnalit d'ex-ception ne surgira hors des donnes historiques impli-ques par une priode dtermine ?

    La naissance d'Athna, en quelque sorte ? A moins que vous ne trouviez plus sduisante celle d'Aphrodite ?

    Soyez donc plus rserv ! Aprs votre rvlation , fattendais dj les langues de feu...

    Laissons la mythologie, et convenez que vous seriez bien en peine de trouver ce bloc erratique chu d'un dsastre obscur ? qui ne serait pas conditionn par son milieu, comme on dit. Vous savez, du reste, que les historiens et les esthticiens peuvent, en trois coups de plume, rattacher tout tout, et n'importe quoi n'importe quoi : ces subtils raisonnements sont la substance fonda-mentale d'innombrables opuscules... Soit! faisons abstrac-tion des sophistes ! Je vous prouverai que ce condition-nement n'est pas, pour moi, un tabou. Je reprendrai presque mon compte : l'enthousiasme du milieu me gte un artiste, tant j'ai peur qu'il ne devienne par la suite que l'expression de son milieu .

    Encore une citation ? Devinez ! Baudelaire, peut-tre ? Le dandy Baudelaire ? Non, Croche l'antidilettante ! Puisque nous en reve-

    nons lui, je reprends sa formule : // faut chercher la discipline dans la libert , et j'affirme, en retour, qu'on ne peut trouver la libert que par la discipline !

    Peut-tre ne serait-il pas du tout d'accord avec vous ? Peut-tre vous dcocherait-il son sourire long et insup-portable ?

    JooMadureira

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  • 10 PENSER LA MUSIQUE

    Tant pis! j'en serais navr; mais nous vivons quelque cinquante ans de distance...

    Le conditionnement , en somme ! Parfaitement ! la situation est loin d'tre similaire,

    il nous faut ragir autrement : l'intuition s'applique des objectifs diffrents. Il est ncessaire pour cela de montrer quelques notes de gaz et d'lectricit, de dmonter quel-ques montres...

    Auriez-vous mauvaise conscience ? Quel vertige vous saisit ! Est-ce moi qui dois vous donner courage ?

    Courage ? Non point ! Quant au vertige... Il faut l'avouer : la ligne de crte est si troite qu'on y avance quelquefois en mettant un pied devant l'autre. Comme il est malais d'tre libre et disciplin !

    La mlancolie vous gagne, et l'attendrissement sur vous-mme ! Pour peu que vous continuiez ainsi, vous me contraindrez partager vos opinions, jusqu'aux plus extrmes! Votre scrupule augmente les miens, et je me reproche presque de vous avoir tenu pour sectaire...

    Soyez sans crainte ! je suis assez sectaire pour ne pas redouter le vertige.

    Coup de talon ! vous refaites surface ! et vous me redevenez terriblement suspect!

    Que vous disais-je : Le musicien ...

    Considrations gnrales

    Songeant la somme des tudes, et articles les plus importants parus depuis une dizaine d'annes, nous pou-vons, grosso modo, les dpartager en deux catgories : ceux qui se proposent un bilan critique de l'poque prc-dente en ses phases diffrentes, sous ses divers aspects selon les personnalits cratrices, les dveloppements d'ensemble, les dcouvertes de dtail ; ceux qui s'atta-chent un point particulier du dveloppement actuel, la description d'une uvre rcente, la justification d'un travail en cours. Je ne considre pas comme significatifs certains aperus qui se voudraient dj historiques sur la situation prsente et qui tiennent la fois du reportage journalistique, de la distribution de prix et de la Carte du Tendre ; le bavardage tactique dont relvent de tels exposs ne peut faire illusion, ni suppler la faiblesse de pense et au manque total d'tudes srieuses partir des textes. L'on ne saurait, en outre, comprendre autre-ment que comme rcitals potiques d'acteurs-amateurs, les confessions publiques au vieux parfum Dada, O alter Duft aus Mrchenzeit , o un humour, qui se voudrait radical, se rabaisse l'esprit de commis-voyageur et l'autobiographie exhibitionniste ; la matire en est mince, la faon dilettante : aucun cirque n'engagerait ces clowns ples. Au mieux, ils sont parfois rafrachissants... coca cola is good for you !

    La plupart des tudes sur la priode immdiatement prcdente sont d'un intrt soutenu pour deux raisons : le choix de l'objet analys, et l'analyse elle-mme. J'ai, plusieurs fois dj, fait remarquer qu'une analyse n'avait

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  • 12 PENSER LA MUSIQUE

    d'intrt vritable que dans la mesure o elle tait active et ne saurait tre fructueuse qu'en fonction des dductions et consquences pour le futur.

    Il convient ici de prciser mes vues pour viter tout malentendu sur la mthode et la fonction analytiques. Nous avons, et l, assist une abondante floraison d'analyses plus ou moins absurdes qui, sous divers pr-textes phnomnologie, statistique... ont abouti une dgradation, une caricature dplorables. Il n'y a gure, les analyses comptables taient presque parve-nues dconsidrer l'objet qu'elles se proposaient comme but d'une tude exhaustive ; ainsi en va-t-il, plus rcem-ment, pour ces investigations base de statistique et d'information, qui reviennent compter les fruits d'un arbre, ou les dcrire sans tenir compte de l'arbre lui-mme et en ignorant impavidement le processus de fcon-dation. Nous sommes saturs de ces immenses tableaux aux symboles drisoires, miroirs de nant, horaires fictifs de trains qui ne partiront point ! On constate l'existence des phnomnes sans leur chercher d'explication coh-rente, mais on est bien empch de dduire de ce constat autre chose que des priodicits videntes ou des irrgula-rits non moins videntes, c'est--dire les profils les plus lmentaires. Il y a galement mais je n'en parle que pour mmoire une forme de paraphrase qui consiste trans-crire graphiquement les symboles nots d'une partition. Cela revient une transposition sommaire de rsultats dj circonscrits l'aide d'une symbolique plus perfec-tionne ; de l'uvre sa description, on observe, par consquent, un notoire affaiblissement : l'on ne saurait accepter comme moyen d'investigation une dmarche qui n'arrive mme pas rendre compte des structures tudies, aussi finement que leur notation originale ; cette manie graphique tourne aisment la pratique d'analphabte. Il se produit encore une confusion entre l'expos des

    CONSIDRATIONS GNRALES 13

    structures rsultantes obtenues par un ensemble dtermin de procds d'engendrement ou de combinaison, et l'inves-tigation que suppose l'tude relle des procds eux-mmes, de l'ensemble de leurs caractres : effets et causes sont allgrement changs. L'expos de telles structures peut tre fort bien vu, avec perspicacit mme, prsent clairement et intelligemment ; il n'en reste pas moins que, si l'on s'en tient l, on est demeur fort loin d'une vrita-ble mthode analytique. Constater et dcrire ne sont, au mieux, qu'un seuil.

    Dans le meilleur des cas, nous nous trouvons face un calcul des vnements musicaux : or, calcul et pense ne se laissent pas rduire une mme opration. Com-ment procder alors ? Doit-on retrouver les rflexions de l'auteur, les voies qui l'ont amen d'une ide gnrale sans doute assez vague par la recherche et l'application des moyens appropris, d'une mthode adquate jusqu' l'aboutissement d'une forme parfaitement dtermine ? Il ne me parat point que, hors du cas o l'on voudrait tu-dier la psychologie elle-mme de l'auteur-en-train-de-composer, cette sorte d'approche soit trs fructueuse ; elle a, en outre, le dsavantage si j'ose dire de circons-crire fermement l'uvre dans les limites^ de l'imagination cratrice de cet auteur : contrainte paralysante, car il reste primordial, mon sens, de sauvegarder le potentiel d'inconnu enclos dans un chef-d'uvre. Je demeure per-suad que l'auteur, aussi perspicace soit-il, ne peut con-cevoir les consquences proches ou lointaines de ce qu'il a crit, et que son optique n'est pas forcment plus aigu que celle de l'analyste (tel que je le conois). Cer-tains procds, rsultats, manires d'inventer, vieilliront ou bien resteront purement personnels, qui lui avaient paru primordiaux lorsqu'il les a dcouverts ; et il aura considr comme ngligeables ou comme dtails secondai-res des aperus qui se rvleront, tardivement, d'impor-

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  • 14 PENSER LA MUSIQUE

    tance capitale. C'est un grave prjudice que de confondre la valeur de l'uvre, ou sa nouveaut immdiate, avec son ventuel pouvoir de fertiliser.

    Pour conclure, nous allons dfinir ce que nous estimons comme les constituants indispensables d'une mthode ana-lytique active : l'on se doit de partir d'une observation aussi minutieuse et aussi exacte que possible des faits musicaux qui nous sont proposs ; il s'agit ensuite de trou-ver un schma, une loi d'organisation interne qui rende compte, avec le maximum de cohrence, de ces faits ; vient, enfin, l'interprtation des lois de composition ddui-tes de cette application particulire. Toutes ces tapes sont ncessaires ; c'est se livrer un travail de technicien tout fait secondaire que de ne pas poursuivre jusqu' l'tape capitale : l'interprtation des structures ; partir de l, et de l seulement, on pourra s'assurer que l'uvre a t assimile et comprise. Il serait illusion, par incidence, de n'y vouloir chercher que des cautions, qu'une justification en soi inutile.

    L'auteur n'est alors qu'un prtexte, assurment ? Michel Butor, la fin de son essai sur Baudelaire, rpond dfini-tivement cette objection. Certains, crit-il, estimeront peut-tre que, dsirant parler de Baudelaire, je n'ai russi parler que de moi-mme. Il vaudrait certainement mieux dire que c'est Baudelaire qui parlait de moi. // parle de vous. Si vous interrogez avec persvrance ou vh-mence, et conviction, les matres d'une poque prcdente, vous devenez leur mdium afin qu'ils puissent vous don-ner leur rponse : ils parlent de vous par vous.

    C'est donc l'volution, le devenir de notre propre pense que nous avons vu, tant bien que mal, s'inscrire dans des tudes qui se proposaient, avant tout, de scruter un proche pass. Au centre de ces explorations se place, de toute vidence, Webern, qui apparut trs tt comme le point de repre capital permettant de dfinir sa propre personna-

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    lit ; les commentaires wberniens sont innombrables, ils n'ont t utiles que dans la mesure o ils ont dgag les lignes de force de la priode actuelle: srie considre comme une rpartition hirarchique, importance de l'inter-valle et des proportions d'intervalles, rle du chromatisme et des sons complmentaires, structures combines des dif-frentes caractristiques du phnomne sonore.

    Naturellement, dans cette premire catgorie d'tudes, trouve-t-on une nette tendance gnraliser car il est relativement ais d'intgrer le cas particulier au contexte historique ; dans les descriptions du dveloppement actuel, en revanche, on a certainement sous-estim le fait que prendre au fur et mesure une vue d'ensemble sur l'volution du langage et de la pense tait au moins aussi important qu'entrer dans le dtail des diverses dcouvertes morphologiques ou syntaxiques. Et certes, lorsqu'on vit au jour le jour son exprience cratrice, il est difficile, pour ne pas dire parfois impossible, d'loigner ses proc-cupations directes, immdiates, pour faire, avec la distan-ciation ncessaire, une critique clairvoyante, impliquant lucidit et intransigeance, des rsultats en cours.

    Lorsqu'il est enfonc dans l'uvre en devenir, il n'y a aucun doute que le compositeur se forge lui-mme une psychologie d'infaillibilit court terme ; sans cette bous-sole provisoire j'ai absolument raison il hsiterait s'aventurer sur des terres vierges. Ce rflexe est un rflexe sain, il lui permettra de venir bout du priple imprvu qu'il doit accomplir avant d'achever son travail. Nanmoins, en cours de route, il lui est indispensable d'estimer les distances parcourues, de relever ses coordon-nes, bref, de s'assurer qu'il ne dvie pas de son propos. Je ne songe point insinuer que le rsultat final exige une parfaite indentification avec le propos initial on a dessein de faire un portrait et l'on se trouve avoir ralis une nature morte. (Henry Miller a savoureusement dcrit

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    la gense d'un chef-d'uvre dans la nouvelle intitule Je porte un ange en filigrane. Je voudrais au moins citer : Vous pourrez dire, ce chef-d'uvre, c'est un acci-dent et c'est bien vrai. Mais le Psaume 23 aussi. Toute naissance est miraculeuse et inspire. Ce qui apparat maintenant devant mes yeux est le fruit d'innombrables erreurs, de reculs, de ratures, d'hsitations ; c'est aussi le rsultat de la certitude ; et : Le monde du rel et de la contrefaon est derrire nous, nous lui tournons le dos. Du tangible, nous avons tir l'intangible. ) L'important consiste vrifier si toutes les bifurcations, les incidentes et les retournements sont intgrs au contexte : l'adoption d'un rsultat pour une fraction dtermine n'arrive pas se justifier seulement selon son actualit, sa mise en place opportune ce rsultat peut, au contraire, masquer la vraie solution, ou encore rompre la cohsion interne, dmanteler la logique de coordination en refusant de s'intgrer au tout ; il y a quelquefois antinomie foncire entre structure globale et structures partielles : bien que les secondes aient t prvues comme subordonnes la premire, elles acquirent par leur agencement particulier une autonomie d'existence, vritable force centrifuge. (Nous reviendrons sur ce phnomne, lorsque nous approfondirons les questions de la forme.) Ainsi en va-t-il, paralllement, des rflexions et des tudes sur les diffrents champs de l'volution actuelle, si l'on ne prend soin de vrifier les rsultats obtenus dans l'un par les recherches opres dans les autres.

    A ce point de vue, la musique actuelle, si elle a rsolu parfaitement le problme de sa paternit, est loin de don-ner lieu une synthse gnrale : selon les annes, on s'est fix, hypnotis, sur tel problme, tel cas particulier. On peut pratiquement dater nombre de partitions pi-gonales, certes suivant le caractre des proccupations qu'elles subissent, des tentations auxquelles elles cdent,

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    des frnsies qui les possdent ; il est craindre que ce ne soit comme une vague collective qui ait entran ces diverses fixations. Epidmies redoutables et rgulires : il y a eu l'anne des sries chiffres, celle des timbres nou-vellement entrs dans l'usage courant, celle des tempi coordonns ; il y a eu l'anne strophonique, l'anne des actions ; il y a eu l'anne du hasard ; on peut dj prvoir l'anne de l'informel : le mot fera fortune ! Que l'on ne souponne point, de ma part, une polmique trop facile mener, car les arguments surabondent, et les talents ser-viles et mineurs : pour cette raison, je ne l'entamerai pas ; je me borne constater que toute collectivit, surtout lors-qu'elle est restreinte, comme une collectivit de composi-teurs, engendre ses ftichismes changeants : du nombre, des grands nombres, de l'espace, du papier, du graphisme (des graffiti, aussi bien), de la (non-)psychologie, de l'infor-mation, de l'action en consquence, de la raction ! , du peut-tre, du pourquoi pas, du qu'en dira-t-on...

    On a tout loisir de comparer la mentalit d'une pareille collectivit d'pigones celle des tribus primitives : mmes rflexes l'gard des ftiches sur lesquels on a jet son dvolu. On raconte que, dans certaines tribus d'Afrique, si l'idole adopte n'a pas rendu les services qu'on attendait d'elle, on la bat, on la mutile et finalement on la jette aux ordures en l'accablant de crachats et d'injures, pour en trouver une autre, ventuellement plus bnfique. La tribu des pigones n'agit pas autrement : elle se prcipite avec voracit sur un moyen dtermin, dont elle n'apercevra videmment ni les origines, ni la ncessit, puisqu'elle l'isole de toute pense conductrice logique ; elle en fera des applications standardises, et, ayant rapidement puis ses charmes apparents, incapable qu'elle se trouve d'en saisir la rigueur interne, il lui faut trouver un nouveau ballon d'oxygne, cote que cote : la fourmilire attend le choc qui va l'affoler et la mettre

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    en remue-mnage. On conviendra qu'une telle pratique (dit tout crment) relve du bordel d'ides plus que de la composition.

    Il tait utile, sans doute, que ces ftichismes se soient donn libre cours car ils ont eu le mrite de clarifier la situation ; ce n'est point par paradoxe que je l'cris. Une priode comme la ntre aura connu leur expansion plus rapide, tant donn la plus grande facilit de diffusion ; mais l'pigonisme , vrai dire, n'est pas un fait parti-culirement remarquable de nouveaut : c'est mme un mal ncessaire ; il aiguille l'attention plus vite et moin-dres frais sur la caducit de certains procds, la non-validit de certains raisonnements dmonstration ab absurdo ; il met en garde et tient en veil toute conscience cratrice qui tendrait s'blouir des merveilles nouvelles rencontres, se laisser prendre au pige narcissique des miroirs qu'elle se fabrique. L' pigonisme peut tre con-sidr comme la critique la plus aigu, quoique ou parce qu'involontaire ; profitant des leons qui s'en peu-vent tirer, on aurait tort de s'en irriter. Aussi bien, le domaine crateur n'a-t-il pas fini de s'enrichir des rsul-tats auxquels il concourt, ngativement. Nanmoins, s'il faut voir les choses en face, j'affirme que tous ces divers ftichismes proviennent d'un manque profond d'intellec-tualisme. Cet nonc paratra trange, alors qu'en gn-ral on juge la musique de nos jours hyper-intellectuelle ; je puis, au contraire, constater, sous de nombreux aspects, une rgression mentale certaine : pour ma part, je ne suis pas prs de l'admettre. Le choc a un pouvoir dont les vertus s'puisent vite ; la sensation s'mousse, l'blouisse-ment s'vanouit, laissant une irritation certaine, d'avoir t flou . Qui emploie sommairement la strophonie, rejoint les dlices du Cinrama ; c'est dire qu'on se rfre une ide assez peu releve de l'espace, anecdotique. L'espace ne s'identifie point avec cet autodrome sonore

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    auquel on a tendance le rduire ; l'espace serait plutt potentiel de distribution polyphonique, indice de rparti-tion de structures. L'erreur vient trs probablement de ce que l'on confond mouvement avec moyen de transport . Qui fait usage du bruit sans appel une mise en condition hirarchique, aboutit galement l'anecdotique, mme involontairement, par rfrence la ralit. Ce que nous disions plus haut du rapport de la structure principale avec les structures secondaires, s'applique avec exactitude au cas du bruit et des associations qu'il veille avec la ralit. Tout objet sonore, s'il marque des affinits trop videntes avec un bruit se rapportant la vie courante (voire la plus actuelle : mcaniques, moteurs, etc. pro-vidence inattendue d'esprits si sagaces qu'ils confondent le modernisme de la pense musicale avec le machi-nisme de la civilisation contemporaine), tout objet de cette sorte, par sa rfrence l'anecdote, s'isole absolu-ment du contexte o il se situe ; il ne saura point s'y int-grer, la hirarchie de la composition exigeant des tres suf-fisamment souples pour les subordonner son propos, suf-fisamment neutres pour que l'apparence de leurs carac-tristiques soit susceptible de se modifier suivant les fonc-tions renouveles qui les mettront en place et les ordonne-ront. Tout lment allusif rompt la dialectique forme-morphologie, rend problmatique le rapport des structu-res partielles et des structures globales par l'apparition d'incompatibilits irrductibles.

    De tout cela, je retiens, au premier chef, l'anecdote : la leon des surralistes en sens contraire ne sem-blerait pas encore tout fait comprise.

    L'acte surraliste le plus simple, crit Andr Breton dans le Second Manifeste du Surralisme (1930), consiste, revolvers aux poings, descendre dans la rue et tirer au hasard, tant qu'on peut, dans la foule. Mais il ajoute, en note : Oui, je m'inquite de savoir si un tre est dou

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    de violence avant de me demander si, chez cet tre, la violence compose ou ne compose pas ; et, plus loin, dans la mme note : Cet acte que je dis le plus simple, il est clair que mon intention n'est pas de le recommander entre tous parce qu'il est simple, et me chercher querelle ce propos revient demander bourgeoisement tout non-conformiste pourquoi il ne se suicide pas. L'attitude n'a gure vari depuis trente ans : on s'agite et on palabre jusqu' ce que l'on rencontre les questions essentielles ; on les esquive alors comme une incongruit : bourgeoi-sement doit nous suffire, comme rponse c'est bien lger ! Ainsi nous ne verrons jamais le concert le plus simple : de l'estrade tirer au hasard, tant qu'on peut sur la foule des auditeurs, leur donner entendre le bruit suprme ce concert n'a pas encore eu lieu, peut-tre par simple malentendu entre acteur et spectateurs ; en lieu et place, on maltraitrera de braves instruments qui n'en peuvent mais : mince compensation que de recueillir les ultimes confidences des couvercles de piano sadique-ment torturs ou les gmissements oliens des harpes que l'on fesse allgrement. Au lieu d'un acte fondamental, absolu, il faudra nous contenter d'anecdotes de choc.

    L'histoire bgaye, elle radote ; voyons : Nous n'aimons ni l'art ni les artistes. (Vach, 1918) ; Plus de peintres, plus de littrateurs, plus de musiciens, plus de sculpteurs, plus de religions, plus de rpublicains, plus de royalistes, plus d'imprialistes, plus d'anarchistes, plus de socialistes, plus de bolcheviques, plus de politiques, plus de prol-taires, plus de dmocrates, plus de bourgeois, plus d'aris-tocrates, plus d'armes, plus de police, plus de patries, enfin assez de toutes ces imbcillits, plus rien, plus rien, rien, RIEN, RIEN, RIEN. (Aragon, 1920). Mais, en 1928, dans le Trait du Style, le mme Aragon avait dj rpli-qu : C'est ainsi que tout le monde se mit penser que rien n'en vaut la peine, que deux et deux ne font pas

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    ncessairement quatre, que l'art n'a aucune espce d'im-portance, que c'est assez vilain d'tre littrateur, que le silence est d'or. Banalits qu'on porte dsormais la place des fleurs autour de son chapeau. ... Pas un sale petit-bourgeois qui renifle encore sa morve dans les jupons de madame sa mre qui ne se mette pas aimer les pein-tures idiotes. ... Tuez-vous ou ne vous tuez pas. Mais ne tranez pas sur le monde vos limaces d'agonie, vos charognes anticipes, ne laissez pas passer plus longtemps de votre poche cette crosse de revolver qui appelle invin-ciblement le pied au cul. A ce petit jeu de citations, on peut encore beaucoup s'amuser ; abrgeons : il suffit de dcaler quelques mots pour que ces phrases s'appliquent parfaitement certaines excroissances et moisissures d'aujourd'hui. Les musiciens ont toujours eu, dans leur province, quelque retard sur les rvolutions d'autrui : en musique, Dada a encore des prestiges (et des navets) qu'il a perdu partout ailleurs depuis longtemps ; ses para-vents lgers cachent, vaille que vaille, l'aimable misre du dilettantisme rose. Nous avons appris, par Nietzsche, que Dieu est mort, puis, par Dada, que l'Art est mort ; nous le savons trs convenablement ; point n'est encore besoin de remonter au dluge et vouloir tout prix nous repasser scolairement des dmonstrations qui furent brillantes. Il nous faudrait le cure-dent de Jarry pour nettoyer cette curie-miniature.

    Est-ce que je noircis un peu mais si peu la situa-tion ? De plus en plus, me semble-t-il, on a confondu choix dans l'action, dcision devant une pluralit de ra-lisations avec un libertinage envers la matire musicale : libertinage n'est pas libert. Le libertinage, maintes fois, confine la monotonie. La dviation mentale se laisse aisment analyser: une simple dgradation de la concep-tion en rend compte ; partir de la rigidit absolue et rigoureuse du schma, on a, d'abord, concd une marge

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    d'erreur, empchement purement matriel sur le chemin de la perfection idale ; puis on a consenti un coefficient d'erreur imprvu qu'on a, peu aprs, voulu imprvisible ; le processus accentuant toujours ses dgts contagieux, le schma lui-mme s'est trouv corrompu : il a fini par tre, intrinsquement, imprvu vritable jeu de cartes sans figures auquel font dfaut les rgles du jeu, soit le fameux couteau sans lame, auquel manque le manche de Lichtenberg. Un geste accidentel sur un schma de rencontre n'a gure de chances architectoniques...

    On comprend d'ailleurs fort bien comment la situation a t amene voluer en ce sens prcis. Quand nous avons commenc gnraliser la srie toutes les com-posantes du phnomne sonore, nous nous sommes jets corps perdu tte perdue, plutt dans les chif-fres, brassant ple-mle mathmatiques et arithmtique lmentaire ; la thorie des permutations que la musique srielle utilise n'est pas une matire scientifique trs com-plexe, il suffit de relire Pascal pour s'en convaincre, et se rendre compte que nos calculs et systmes se rsument de bien modestes spculations leur ambition est limi-te un objet prcis. Au surplus, force de prorganiser le matriau, de le prcontraindre on avait dbouch sur l'absurdit totale : de nombreuses tables de distribution ncessitaient des tables de correction, en nombre peu prs quivalent, d'o une balistique de la note ; pour tomber juste, il fallait rectifier ! Les diffrentes grilles de dpart s'appliquaient, en effet, un matriau idal ( mon paletot aussi devenait idal ) sans se soucier des contingences des basses besognes de quelque nature qu'elles soient : les organisations rythmiques ignorant les relations mtriques ralisables, les structures de timbres faisant fi des registres et de la dynamique des instru-ments, les principes dynamiques ne tenant aucun compte des rencontres et des masques, les ensembles de hauteurs

    CONSIDERATIONS GENERALES 23

    n'ayant cure des problmes harmoniques ou des limites de tessiture. Chaque systme, soigneusement centr sur lui-mme, ne pouvait supporter les autres, s'accomplir avec eux qu'en de miraculeuses concidences. Aussi bien les uvres de cette priode manifestent-elles une extrme raideur dans tous les domaines de l'criture ; les lments oublis dans la distribution des grilles par le compositeur et sa baguette magique, la naissance de l'uvre, se regimbent de faon vhmente contre l'ordre tranger, hostile, qui leur est impos ; ils se vengent leur faon : l'uvre n'arrive pas s'organiser selon une cohrence probante, elle sonne mal ; son agressivit n'est pas tou-jours dlibre.

    Enserr dans ce rseau de carcans, il tait difficile de ne pas se sentir un jouet de la loi des grands nombres ; finalement, tout choix n'avait qu'une importance relative, n'aboutissant qu' dcouper une tranche de hasard. Cette dmarche, on aurait pu l'appeler un transfert sur les nombres ; le compositeur fuyait sa responsabilit dans le choix, la dtermination, pour la faire assumer par une organisation numrique, bien incapable de cela ; dans le mme temps, il se sentait brim par une telle organisa-tion, en ce sens qu'elle le faisait dpendre d'une absurdit contraignante.

    Quelle raction manifester face cette situation extrme ? De deux sortes, trs exactement : ou bien faire craquer le systme de l'intrieur en ne demandant aux nombres que ce qu'ils peuvent nous donner c'est--dire fort peu ou bien esquiver les difficults par le liber-tinage, en se justifiant par des considrations psychologi-ques et parapsychologiques somme toute assez banales. La seconde voie tait, bien entendu, la plus tentante car elle ne ncessitait qu'un minimum d'efforts et d'imagination.

    Le dilettantisme y tait justifi sous un prtexte neuf, par une sorte de pacte, de contrat renouvel avec la paresse

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    mentale et l'inconsistance intellectuelle. On rafistolait, ce faisant, les mythes les plus dgnrs d'un romantisme bas prix : on rtablissait, en effet, la primaut de la fantaisie , de l' inspiration ; on se laissait entraner, absorber, engloutir par l'vnement, la rvlation. Quel paradoxe trange ! Cette closion de libert recle la mme idologie que celle des pires contempteurs de l'expression contemporaine 1 Mme l'interprte, ce monstre sacr, refait surface et refleurit dans son destin pythique d'interprter les obscurs dess(e)ins des divinits du Par-nasse, on n'ose dire de l'Olympe. Oracles, oracles ! Mains et pinceaux... Je dessine, tu devines... nous imaginons... (rsum de cet art potique clarteux).

    Etouffant dans les prisons closes du nombre, on s'est ru vers l'extrieur, la premire occasion tait bonne ; et alors TOUT fut permis, y compris l'exhibitionnisme le plus sot et le plus vulgaire ! Pensait-on chapper ainsi la seule ralit ? Et que signifiaient cette permission gn-rale, ces grandes vacances de la pense, sinon, toujours, la fuite devant la responsabilit ? On avait fait confiance un aspect de la loi des grands nombres, on se repose sur un autre aspect de cette mme loi. Quel changement autre qu'apparent ? Le processus mental est de la mme qualit, s'il suit la direction catgoriquement inverse. L'on se doit, au contraire, de reprendre fortement en main son disposi-tif intellectuel pour le rduire soumission et l'entraner crer une nouvelle logique des rapports sonores. Il faut, un amas de spculations, opposer la spculation.

    Les spculations partielles en vue d'une ralisation dtermine sont, certes, indispensables ; on prouve le besoin de circonscrire, trs troitement parfois, la diffi-cult surmonter, le problme rsoudre. Il existe une ralit terriblement prsente et pressante, dont on ne vient bout qu'en l'abordant sous un angle extrmement pr-cis ; car l'criture proprement dite nous laisse face des

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    cas particuliers pour lesquels la tradition pas plus lointaine qu'immdiate ne pourrait nous donner mme un indice de solution, elle nous laisse dmunis de ruses ; il s'agit non seulement de questions morphologiques, mais galement de problmes de structures, de grandes formes. Il est assur que la mise en uvre nouvelle du matriau nous entrane loin des solutions habituelles. Les fonctions harmoniques , par exemple, ne sauraient s'envisager dsormais comme des fonctions permanentes ; les phno-mnes de tension-dtente ne se posent absolument pas dans les mmes termes qu'auparavant et surtout pas dans des termes fixs et premptoires ; la tessiture, en particu-lier, y joue un rle dterminant. Les relations verticales se conoivent comme matriel direct de travail, comme inter-mdiaire dans l'laboration d'objets complexes, soit encore comme supervision du travail sur des objets complexes ; dans les trois cas, on ne pourra traiter la dimension verti-cale avec la mme technique, chacun ayant ses exigences propres rclamant des lois d'organisation drives, bien sr, d'une loi premire mais organiquement spcifique. De mme, les fonctions horizontales n'ont que peu de liens directs avec les anciennes lois contrapunctiques ; le contrle des rencontres n'observe pas les mmes rapports, la responsabilit d'un son par rapport un autre s'tablit selon des conventions de distribution, de rpartition. Ainsi que pour les relations verticales, on peut les diviser en trois groupes : de point point, d'ensemble de points ensemble de points, enfin relations entre les ensembles d'ensembles. La figuration elle-mme, vu le principe de variation, ne saurait plus retenir les formules classiques d'engendrement canonique ; la rigueur de dpendance de ces figures entre elles obit d'autres critres de trans-formation selon une dissymtrie trs labore. Joignant ces deux dimensions classiques de la polyphonie, il existe dsormais une sorte de dimension diagonale dont les

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    caractristiques participent, un degr variable, de cha-cune d'entre elles. Indpendamment de toute dimension, les intervalles entre eux se dveloppent dans un milieu dont la cohrence est assure par des principes chroma-tiques de complmentarit (chromatiques tant pris dans son acception la plus gnrale, point restreinte aux seuls demi-tons). Les lois selon lesquelles s'organisent les struc-tures de dures n'ont absolument plus rien voir avec la mtrique classique, sinon seulement qu'elles peuvent se baser sur un temps puis gal simple cas parti-culier. Le temps possde, de mme que les hauteurs, ces trois dimensions : horizontale, verticale, diagonale ; la rpartition procde galement par points, ensembles, ensembles d'ensembles ; ces organisations ne marchent pas obligatoirement de pair avec celles des hauteurs ; il sert enfin de lien entre les diffrentes dimensions relatives aux hauteurs elles-mmes, puisque le vertical n'est que le temps zro de l'horizontal progression du succes-sif au simultan. Du fait de cette morphologie, les struc-tures locales et les structures globales responsables de la forme n'obissent pas davantage des lois perma-nentes. Aussi bien existe-t-il une manire irrductiblement nouvelle de concevoir les grandes formes : homognit ou non de ses diffrentes composantes, causalit ou iso-lation des divers instants, fixit ou relativit dans l'ordre de succession, dans la hirarchie du classement, virtualit ou ralit des relations formelles... Nous y reviendrons en dtail lorsque nous aborderons ce sujet, de ce point de vue, encore peu explor.

    Les spculations partielles sur les sujets que nous venons d'numrer taient ncessaires, justifies ; sans elles, aucun des diffrents plans de l'organisme sonore n'aurait pu voluer utilement. Elles mnent directement la spculation, gnrale, sur laquelle on doit obligatoire-ment dboucher si l'on ne veut pas rester dans le domaine

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    des gadgets la saison. J'entends bien encore ici que les spculations partielles des vritables tempraments cra-teurs se distinguent foncirement des spculations au sens financier du mot des pigones ; ces dernires ne sauraient s'intgrer quoi que ce soit, parce qu'elles s'assimilent des trucs magiques pour exorciser les questions essentielles et se drober aux rponses de vrit ; mes yeux, elles n'entrent dfinitivement pas en ligne de compte dans l'volution et la formation de la pense musi-cale contemporaine, elles ressortissent tout au plus, la pata-logique. Toutefois, mme si elles s'appliquent la ralit musicale, les spculations partielles ne doivent pas dvier vers l'absurdit en empruntant le dangereux che-min du sophisme ; rien n'est plus trompeur, et plus faux, qu'une dduction htive ou mal engage, malgr l'aspect d'vidence qu'il lui arrive de revtir : succession de syl-logismes, facilement rductibles des prototypes trop con-nus l'aberration consciencieusement organise, d'une trs superbe faiblesse. Les spculations, pour garder leur validit, doivent s'intgrer dans un ensemble systmatis ; alors, par leur contribution cet difice thorique, elles trouvent leur vritable raison d'tre, et tendront d'elles-mmes la gnralit, but essentiel de la spculation. Ce systme cohrent, il est imprieux, maintenant, de le pro-mouvoir ; il donnera une impulsion au dveloppement futur de la pense musicale, et la mettra en garde contre des dviations ou des hypertrophies inutiles, voire con-traignantes. La faiblesse de certains cheminements de pen-se observs jusqu' prsent est trs prcisment ceci : on n'est pas all au bout de la spculation partielle, d'o certaines contradictions persistantes et rdhibitoires. On doit les surmonter pour valider totalement, sans faille, la rflexion musicale contemporaine.

    Le mot logique , employ plus haut, m'invite faire des comparaisons. Lorsqu'on tudie, sur les nouvelles

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    structures (de la pense logique, des mathmatiques, de la thorie physique...) la pense des mathmaticiens ou des physiciens de notre poque, on mesure, assurment, quel immense chemin les musiciens doivent encore parcourir avant d'arriver la cohsion d'une synthse gnrale. Nos mthodes empiriques ne favorisent d'ailleurs point une voie collective menant cette synthse.

    Il faut donc, en ce qui concerne le domaine musical, rviser svrement certaines positions, et reprendre les problmes leur base pour en dduire les consquences ncessaires ; ne nous hypnotisons pas sur tel ou tel cas particulier, telle anecdote, tel vnement : nous courons le plus grand risque d'aboutir une hirarchie renverse entre un systme de base et ses dductions, aboutissements et consquences. Soit un exemple actuel (nous en aborde-rons quelques autres au fur et mesure des chapitres suivants) : si l'on se fixe, au dpart, sur la notion d'action immdiate, de raction instantane d'impulsion stimu-le (sorte d' criture automatique dans le geste et sa fonction, dclenche sur ordre par des informations pr-cises, mais imprvues) on fausse totalement cette notion adopte empiriquement ; l'on se doit de trouver un sys-tme qui engendre ncessairement ces provocations , ces stimuli, et non point d'crire provocations et stimuli selon une certaine < ordonnance o une logique de faade ne saurait, en tout tat de cause, assumer des fonctions d'engendrement, donc organiser l'action. Ordon-ner (dans le double sens du mot) le droulement d'un cer-tain ensemble de gestes mthodiquement, empirique-ment ou par l'intervention du hasard n'est en rien leur donner la cohrence d'une forme. Je ne pourrais mieux faire que de citer ce propos ces phrases de Louis Rougier sur la mthode axiomatique, elles peuvent servir d'pigra-phe notre srie d'tudes : La mthode axiomatique per-met de construire des thories purement formelles qui sont

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    des rseaux de relations, des barmes de dductions toutes faites. Ds lors, une mme forme peut s'appliquer diver-ses matires, des ensembles d'objets de nature diffrente, la seule condition que ces objets respectent entre eux les mmes relations que celles nonces entre les symboles non dfinis de la thorie. Il me semble qu'un tel nonc est fondamental pour la pense musicale actuelle ; notons particulirement la dernire incidente.

    Ainsi se trouve pose la question fondamentale : fonder des systmes musicaux sur des critres exclusivement musicaux et non passer, par exemple, de symboles numriques, graphiques ou psycho-physiologiques une codification musicale (sorte de transcription) sans qu'il y ait de l'une aux autres la moindre notion commune. Le gomtre Pasch crit par exemple : Si la gomtrie veut devenir une science dductive, il faut que ses procds de raisonnement soient indpendants de la signification des notions gomtriques, comme ils sont indpendants des figures ; seules les relations imposes ces notions par les postulats et les dfinitions doivent intervenir dans la dduction . Il importe de choisir un certain nombre de notions primitives en relation directe avec le phnomne sonore et avec lui seul , d'noncer, ensuite, des postu-lats qui doivent apparatre comme de simples relations logiques entre ces notions, et cela indpendamment de la signification qu'on leur attribue . Ceci tabli, l'on doit ajouter que cette condition de notions primitives n'est pas restreignante, car, dit Rougier, il existe un nombre illi-mit de systmes quivalents de notions et de propositions que l'on peut choisir comme premires, sans qu'aucune s'impose par droit de nature. Ainsi, poursuit-il, un rai-sonnement doit toujours tre indpendant des objets sur lesquels on raisonne . Le pril est clairement nonc, qui nous menace : en se fondant presque uniquement sur le sens concret, empirique ou intuitif des notions choisies

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    comme premires , on est entran des erreurs de con-ception fondamentales. Choisir les notions primitives en fonction de leurs spcificits et de leurs relations logiques apparat comme la premire rforme apporter d'urgence dans le dsordre actuel.

    A ceux qui m'objecteront que, partant du phnomne concret, ils obissent la nature, aux lois de la nature, je rpondrai, toujours selon Rougier, que : nous donnons le nom de lois de la nature aux formules qui symbolisent les routines que rvle l'exprience. Il ajoute d'ailleurs : C'est un langage purement anthropomorphique, car la rgularit et la simplicit des lois ne sont vraies qu'en premire approximation, et il arrive souvent que les lois dgnrent et s'vanouissent avec une approximation plus pousse. Lon Brillouin insiste et prcise : C'est un abus de confiance de parler des lois de la nature comme si ces lois existaient en l'absence de l'homme. La nature est bien trop complte pour que notre esprit puisse l'embrasser. Nous isolons des fragments, nous les observons et nous imaginons des modles reprsentatifs (assez simples pour l'emploi) ; il rappelle le rle essentiel de l'imagination humaine dans l'invention et non point la dcouverte et la formulation de ces fameuses lois. Autant dire, pour revenir notre domaine propre que l're de Rameau et de ses principes naturels est dfinitivement abolie ; sans que nous devions, pour cela, cesser de chercher et d'imaginer les modles reprsentatifs dont parle L. Brillouin.

    Il tait utile, avant de commencer en dtail l'tude de la pense musicale actuelle, de rappeler quels principes logiques on doit respecter, sinon les malentendus pren-nent cours, et en abondance nous en avons des exemples rcents ; parmi tant d'autres, la confusion entre hasard pur et relativit dans l'univers des sons et des formes,

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    alors que ces deux notions, loin de se recouvrir, n'obissent, aucun moment, aux mmes lois structurelles.

    Ce mot-cl de structure nous invite une conclusion toujours d'aprs Rougier qui peut aussi bien s'appliquer la musique : Ce que nous pouvons connatre du monde, c'est sa structure, non son essence. Nous le pensons en termes de relations, de fonctions, non de substances et d'accidents. Ainsi devrions-nous faire : ne partons point des substances et des accidents de la musique, mais pensons-la en termes de relations, de fonctions .

    Je redoute, aprs cette dclaration, que l'on ne me traite d' abstrait absolu , et que l'on ne m'accuse d'oublier, force de parler structures, le contenu proprement musical de l'uvre crire. J'estime qu'il y a, l aussi, un malen-tendu lever. Ainsi que l'affirme le sociologue Lvi-Strauss propos du langage proprement dit, je demeure persuad qu'en musique il n'existe pas d'opposition entre forme et contenu, qu'il n'y a pas d'un ct, de l'abstrait, de l'autre, du concret . Forme et contenu sont de mme nature, justiciables de la mme analyse. Le contenu, explique Lvi-Strauss, tire sa ralit de sa structure, et ce qu'on appelle forme est la mise en structure des structures locales 1, en quoi consiste le contenu. Encore faut-il que ces structures se soumettent aux principes de logique for-melle que nous noncions plus haut.

    Je veux, en terminant, mettre l'accent sur le fait que les chapitres suivants n'adopteront volontairement plus un ton polmique : il serait, en l'occurrence, dplac. Sans doute trouvera-t-on acerbes certains paragraphes de cette introduction ; on s'indignera vraisemblablement de l'ano-

    1. Rappelons clairement que par mise en structure on ne peut enten-dre une simple addition de ces structures locales, car une forme , ainsi que l'crit Paul Guilleaume, est autre chose ou quelque chose de plus que la somme de ses parties.

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    nymat dans l'allusion : des noms ! Des noms ? Jsus ou Barrabas ? C'est une question que je laisserai sans rponse, miroir que je tends consciemment des personnages dont la navet et la suffisance font un aimable cocktail avec leur amateurisme et leur arrivisme ; puissent-ils s'abmer dans la contemplation de leur propre image. N'allez point supposer, cependant, que je jouerai la petite guerre : je ne songe pas le moins du monde me mler des posi-tions de partis avec groupes, sous-groupes, contre-groupes et groupuscules. J'ai parl plus haut d'une sociologie des pigones dans leur comportement l'gard des ftiches ; il serait galement intressant de dcrire leur stratgie, primitive ou complique, enveloppante ou agressive : vri-table volire parlementaire de perroquets politiques o chacun ne se veut qu' gauche de son voisin. Cela s'agglu-tine en divers noyaux plus ou moins denses, rpandus ou ternes, avec ses intelligences et son vocabulaire de com-mande, ses parodies de prdilection, ses mots de passe, et ses ides repasser ; tout se termine souvent par des attaques mesquines et des questions de personnes. On n'chappe pas au foisonnement de mises au point histo-riques (qui se veulent bornes milliaires, mais ne sont que les pavs de l'Enfer), dclarations de principes, bulles-miniature (o des paradoxes mous manquent piteusement de corset)... Amusant, le malentendu ! Que l'on sache bien que nous n'en sommes pas dupes.

    Cette parenthse tant dsormais ferme, dfinitivement, il m'est plus ais de dire combien j'ai de respect pour ceux, et ceux-l seuls, qui ont particip vraiment, de toute la puissance d'invention dont ils sont dous, l'laboration de la musique de notre temps. Pas davantage, je ne don-nerai des noms : ils sont assez rares pour tre trs connus. Je tiens rappeler combien ces tudes, non moins qu' mes propres recherches doivent l'observation de leurs travaux.

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    Mme s'il m'arrive de porter un jugement critique sur telle ou telle circonstance de cette vritable activit cra-trice, que l'on veuille bien, ds lors, ne pas ignorer mon intention constructive : on ne saurait dcouvrir un univers nouveau sans heurts et sans erreurs. Ce qu'il me parat primordial d'expliciter, c'est l'absolue ncessit d'une cons-cience logiquement organise, qui vite de tomber dans l'anecdotique ; en se fixant sur l'anecdote, on perd totale-ment de vue les problmes les plus essentiels, ou on s'expose les mconnatre gravement. Encore n'ai-je pas abord certaines catgories mtalogiques , si je puis dire, comme le style (et le got), la spcificit de l'action, sans parler d'autres phnomnes qui donnent l'uvre musi-cale son profil dfinitif.

    Je tcherai de me placer dsormais, tout au long de ces essais, sur le plan le plus rigoureux qu'il me soit possible d'atteindre : effort qui nous permettra tous, j'espre, et moi tout le premier, de mieux reprer la pense musi-cale actuelle. 11 semble que ce soit le travail le plus urgent entreprendre actuellement, car dcouvertes et aperus se sont succd sans grande cohsion. Disciplinons notre univers mental de telle faon que nous n'ayons pas devant nous de reniements affronter, de dsillusions subir, de dceptions surmonter ; organisons strictement notre pense musicale : elle nous dlivrera de la contingence et du transitoire. N'est-ce pas le principal refus que nous devons opposer des tentations combien sduisantes, mais combien vaines ? Pas de fuite en avant, s'il vous plat : une des marques les plus insignes de la droute. Aller jus-qu' la chair nue de l'motion, disait Debussy ; je dirai : aller jusqu' la chair nue de l'vidence.

  • II

    Technique musicale

    Parler de la technique musicale, en gnral, est un pro-jet bien ambitieux : traiter fond ce sujet au cours d'un seul expos relve, en tout cas, de la gageure. Je ne peux me proposer d'puiser toutes les questions poses par l'vo-lution actuelle du langage, surtout lorsque cette volution se poursuit de faon bien vivace ; cependant, j'aimerais donner un aperu assez complet, tenter une mise jour de l'tat actuel des recherches, sans prjuger les dcouver-tes futures. Mon ambition reste assez grande, nanmoins, pour adopter un point de vue trs gnral, suffisamment exhaustif ; aussi, commencerai-je mes investigations en me rfrant certaines notions fondamentales.

    L'univers de la musique, aujourd'hui, est un univers relatif ; j'entends : o les relations structurelles ne sont pas dfinies une fois pour toutes selon des critres abso-lus ; elles s'organisent, au contraire, selon des schmas variants.

    Cet univers est n de l'largissement de la notion de srie ; c'est pourquoi j'aimerais d'abord tablir une dfi-nition de la srie sous son angle le plus restreint et, ensuite, la gnraliser un ensemble, un rseau de probables. Qu'est-ce que la srie ? La srie est de faon trs gn-rale le germe d'une hirarchisation fonde sur certaines proprits psycho-physiologiques acoustiques, doue d'une plus ou moins grande slectivit, en vue d'organiser un ensemble FINI de possibilits cratrices lies entre elles par des affinits prdominantes par rapport un caractre donn ; cet ensemble de possibilits se dduit d'une srie initiale par un engendrement FONCTIONNEL (elle n'est

    JooMadureira

    JooMadureira

    JooMadureira

    JooMadureirato anti-beriano!

  • 36 PENSER LA MUSIQUE

    pas le droulement d'un certain nombre d'objets, permuts selon une donne numrique restrictive). Par consquent, il suffit, pour instaurer cette hirarchie, d'une condition ncessaire et suffisante qui assure cohsion du tout et rela-tions entre ses parties conscutives. Cette condition est ncessaire, car l'ensemble des possibilits est fini dans le temps mme o il observe une hirarchisation dirige ; elle est suffisante puisqu'elle exclut toutes les autres possibi-lits. Que, pour une des donnes du fait sonore, cette con-dition ncessaire et suffisante dtermine la hirarchisation, les autres phnomnes ont loisir de s'y intgrer ou, sim-plement, coexister ; ce qu'on pourrait transcrire : principe d'interaction ou d'interdpendance des diverses composan-tes sonores (ce dont les phnomnes acoustiques nous don-nerit l'exemple l'tat organique ; un son gnralement dfini est, en effet, une somme de frquences observant dans leurs relations des proportions variables ou non dtermines en qualit et en nombre, affectes d'un coefficient dynamique variable ou non ; la frquence tant elle-mme une fonction du temps (priodes-seconde), la somme des frquences subit globalement une enveloppe dynamique, galement fonction de temps ; on voit qu'au dpart, vibration, temps, amplitude s'interagissent pour aboutir au fait sonore total). Cette interaction ou cette interdpendance n'agissent pas par addition arithmtique, mais par composition vectorielle, chaque vecteur ayant de par la nature de son matriau ses propres structu-rations. Il peut donc y avoir : soit organisation principale, ou primordiale, et organisations secondaires, ou annexes ; soit organisation globale rendant compte des diverses sp-cialisations ; entre ces positions extrmes, prennent place les divers stades de prdominance de certaines organisa-tions par rapport d'autres, autrement dit, une dialec-tique vaste champ d'action entre libert et obligation (entre criture libre et criture rigoureuse).

    TECHNIQUE MUSICALE 37

    Cette notion s'applique toutes les composantes du fait sonore brut : hauteur, dure, intensit, timbre ; elle s'appli-que galement toutes les drives de ces quatre notions fondamentales : j'entends parler aussi bien des complexes homognes de hauteurs, dures, intensits, timbres, que des complexes combins hauteur / dure, hau-teur / intensit, etc. A ce propos, je tiens le rappeler, il me semble indispensable de concevoir l'interchangeabilit des composantes sonores comme un phnomne structurel de base ; dans le mme temps, il nous faut souligner qu'elles s'organisent suivant une progression d'une primor-dialit dcroissante. Je renonce employer ici le mot de hirarchie qui implique, en quelque sorte, une subordina-tion, alors que ces phnomnes sont rellement indpen-dants, sinon dans leur existence, du moins dans leur vo-lution : ils obissent un principe commun d'organisation des structures, cependant que leur engendrement mani-feste des divergences suscites par leurs caractres pro-pres. En vue d'une dialectique de la composition, la pri-mordialit me parat revenir la hauteur et la dure, l'intensit et le timbre appartenant des catgories d'ordre second. L'histoire de la pratique musicale universelle se porte garante de ces fonctions d'importance dcroissante, ce que la notation vient confirmer par les diffrentes ta-pes de sa transformation. Les systmes de hauteurs et les systmes rythmiques, concurremment, apparaissent tou-jours comme hautement dvelopps et cohrents, alors qu'on serait souvent en peine de dnicher des thories codifies pour les dynamiques ou les timbres, abandonns le plus souvent au pragmatisme ou l'thique (ainsi des nombreux tabous en ce qui concerne l'emploi de certains instruments ou de la voix). L'Europe occidentale nous en administre une preuve non moins loquente : les neumes ont vis transcrire plus prcisment les hauteurs ; la notation proportionnelle, postrieurement, a permis de ren-

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    JooMadureirasempre foi assimE ento?

  • 38 PENSER LA MUSIQUE

    dre compte de valeurs rythmiques exactement diff-rencies ; bien aprs, on s'est inquit de donner la dynamique une transcription adquate c'est mme seu-lement depuis le dbut du XIXe sicle que les indications se sont multiplies ; vers la mme poque, s'est accus le caractre proprement spcifique et irremplaable de l'ins-trumentation.

    Je n'tablis donc pas cette distinction en suivant un critre affectif , mais selon la puissance d'intgration ou de coordination. Comparez, par exemple, la succession de timbres divers sur une mme hauteur et, inversement, la succession de hauteurs diverses affectes d'un mme timbre, c'est--dire croisez deux organisations l'une par l'autre en renversant les caractres spcifiques : unicit et multiplicit. Dans le premier cas, vous aurez l'impression de l'analyse, en quelque sorte, d'une composante par une autre, de la hauteur par le timbre ; dans le second, il ne vous apparatra absolument pas que le timbre soit ainsi analys par les diffrentes hauteurs qui se succdent, l'homognit du timbre imposant sa contrainte au-del de certaines fluctuations internes. L'unicit de la hauteur intgre la multiplicit des timbres ; l'unicit du timbre coordonne la multiplicit des hauteurs.

    Pour chaque composante, quelle qu'elle soit, nous tche-rons d'tablir un rseau de possibilits se divisant dans les quatre catgories suivantes, groupes par couple valeur-densit.

    1. Valeur absolue l'intrieur d'un intervalle de dfi-nition, ou modulo ; toute valeur ne devra se trouver qu'une fois, exclusivement, l'intrieur de ce modulo, une valeur tant dfinie par rapport une unit d'analyse quelconque de l'espace considr ;

    2. Valeur relative, c'est--dire valeur considre comme la valeur absolue reproduite par modulo, de 1 n fois :

    TECHNIQUE MUSICALE 39

    toute valeur absolue correspondront de 1 n valeurs relatives ;

    3. Densit fixe de l'engendrement : tout original X donn, correspondra tout Y de mme homognit et de mme poids, l'indice de densit s'etablissant sur une valeur fixe choisie de 1 a n ;

    4. Densit mobile de l'engendrement : tout X corres-pondront, par transformation, des Y diffrents d'homog-nit et de poids.

    Explicitons cette dfinition gnrale en l'appliquant, par exemple, au systme de hauteurs. Si je prends le couple : valeur absolue avec l'octave pour modulo et le demi-ton pour unit d'analyse / densit fixe de l'engendrement, d'indice 1, j'obtiendrai la srie classique de douze sons. En effet, l'intrieur de l'octave, il ne peut y avoir que douze demi-tons, sur lesquels se basera la srie, l'exclusion de toute rptition ; dans toute transposition (soit un nombre limit de permutations) on obtiendra une succession de sons uns et uniques, non combins entre eux l'intrieur de la srie.

    Exemple 1

    J'ai dfini un univers formel parfaitement constitu et logiquement fond. Mon choix s'est port dessein sur cet exemple simple, pour que l'on comprenne pleinement le mcanisme de dduction d'une srie en relation avec un principe donn. Sur cette srie de valeurs absolues, il va de soi que je puis appliquer une grille de valeurs rela-tives tessitures avec l'octave pour modulo, inscrire, donc, l'original en quelque sorte idal l'intrieur des

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  • 40 PENSER LA MUSIQUE

    divers champs que dfinit l'octave dans l'chelle des sons audibles. Inversement, si ma notion de srie s'applique directement des valeurs relatives, il m'est loisible de la rduire ou non des valeurs absolues ; en d'autres termes, une srie tant propose avec une disposition de ces l-Exemple 2

    ments dans des champs de frquences dfinis par l'octave, entre autres , lorsque les transpositions s'effec-tueront suivant les proportions tablies entre ces valeurs relatives les intervalles de dpart mon univers sriel sera parfaitement dfini ; je n'aurai nul besoin d'une rduction la valeur absolue pour justifier son engen-drement.

    Choisissons un autre exemple : le cas d'un complexe homogne de hauteurs. Supposons que je groupe entre elles des valeurs absolues (toujours dans l'univers du

    Exemple 3

    TECHNIQUE MUSICALE 41

    demi-ton, avec l'octave pour modulo) et que j'obtienne ainsi une succession de complexes densit variable respectant, nanmoins, la condition essentielle de non-rptition : 3/2/4/2/1, soit, au total, les douze demi-tons contenus dans l'octave.

    Si je multiplie par un complexe donn l'ensemble de tous les complexes, cela me donnera des sries de com-plexes densit mobile, dont certains termes seront, au surplus, irrgulirement rductibles ; bien que multiples et variables, ils sont dduits les uns des autres on ne peut plus fonctionneliement, ils obissent une structure logi-que cohrente.

    Je me contenterai d'indiquer d'autres exemples. Prenons le cas d'un complexe non homogne constitu par hauteur et dure ; si j'affecte les hauteurs de dures directement ou inversement proportionnelles aux intervalles qui les lient, j'obtiendrai une autre forme d'engendrement sriel en reportant l'ordre de grandeur de l'intervalle sur l'ordre de succession. Exemple 4

    j> ^ ^ iiJ ^ ^ " r > '^m

    # i^ f 3 MU L'on aura tout intrt, pour obtenir des ensembles trs

    volus, traiter certains complexes par des mthodes uti-lisant d'autres complexes. Les possibilits sont infiniment vastes et aboutissent des sries n'ayant qu'une relation fort lointaine avec la trs primitive srie de douze sons.

  • 42 PENSER LA MUSIQUE

    Exemple 5 Srie dduite de l'exemple 4, travaille d'aprs les pro-

    cds des exemples 1 et 3.

    Nous ne sommes pas obligs, d'ailleurs, de nous limiter des objets dfinis ; la notion d'engendrement sriel s'applique aussi bien des champs, pourvu qu'ils obissent aux lois fondamentales que nous avons nonces plus haut. Je ne saurais, vrai dire, concevoir l'univers musi-cal autrement que sous l'aspect de champs plus ou moins restreints ; c'est pourquoi je n'ai jamais accord une importance exagre l'limination totale de l'erreur sur le diagramme. Une hauteur tant crite, le champ o elle se produira rellement lors d'une excution est excessive-ment restreint, presque nul le risque d'erreur ; avec les dures, le champ s'largit d'autant que s'accentue la marge d'erreur ; quant aux dynamiques, elles interviennent pra-tiquement toujours dans un champ assez large, hors de toute prcision absolue ; considrons, en fait, un objet dfini comme le cas-limite d'un champ. Ainsi la pense musicale saura se mouvoir dans un univers qui voluera des objets existants aux ensembles d'objets probables.

    TECHNIQUE MUSICALE 43

    Les oprations dont je viens de dvelopper la thorie et d'expliquer le mcanisme, peuvent sembler excessivement abstraites, elles ne s'en rfrent pas moins et exclusi-vement l'objet sonore concret, car ce sont les pro-prits mmes de cet objet qui engendrent les structures de l'univers sonore dduit et lui procurent ses qualits for-melles ; pourtant, qualits et structurations ne dpendent pas de l'objet sonore concret en tant qu'accident : dans ce cas, on serait parvenu un chantillonnage permu-tant d'accidents, n'observant entre eux d'autre rapport logique que ce principe de permutation, extrinsque l'ensemble de leurs caractres. Le danger que comporte une telle permutation d'chantillons s'applique tout parti-culirement au cas des sons indtermins percussion ou, plus gnralement, bruits dont la complexit indi-viduelle s'oppose une hirarchie formelle qui rduise leurs rapports des relations simples, voire relativement simples.

    A ce propos, j'ouvrirai une parenthse sur les rapports qu'entretiennent bruit et son. Il est certain que la hirar-chie, sur laquelle a vcu l'Occident jusqu'ici, a pratique-ment exclu le bruit de ses concepts formels ; l'utilisation qu'on en fait relve volontiers d'un dsir d'illustration para-musicale , descriptive. N'y voyons pas une conci-dence ou une simple question de got : la musique d'Occi-dent a refus longtemps le bruit parce que sa hirarchie reposait sur le principe d'identit des rapports sonores transposables sur tous les degrs d'une chelle donne ; le bruit tant un phnomne non directement rductible un autre bruit, il est donc rejet comme contradictoire au systme. Maintenant que nous avons un organisme comme la srie, dont la hirarchie n'est plus fonde sur le prin-cipe d'identit par transposition, mais au contraire sur des dductions localises et variables, le bruit s'intgre plus logiquement une construction formelle, condition que

  • 44 PENSER LA MUSIQUE

    les structures qui en sont responsables se fondent sur ses critres propres. Ils ne sont pas fondamentalement diff-rents acoustiquement parlant des critres d'un son.

    Faisons l'exprience suivante : donnons un groupe ins-trumental, aux timbres varis, un accord complexe jouer pendant un laps de temps trs court ; pour peu qu'il y ait des modes d'attaque o les phnomnes connexes soient d'une forte intensit (archet au talon, cuivres dans le registre grave...) on percevra cet accord comme un bruit plutt que comme une association de sons dtermi-ns. Prenons, au contraire, cinq tambours et frappons un coup, dans n'importe quel ordre, sur la peau de chacun d'eux ; nous percevrons immdiatement les intervalles qui les sparent, presque comme s'il s'agissait de sons sim-ples. Il est donc superficiel de diviser le phnomne sonore en deux catgories aussi tranches ; il semble que les impressions de bruit et de son proviennent, avant tout, du pouvoir d'analyse plus ou moins slectif que l'oreille a loisir de dployer. Lorsqu'elle peroit une succession rapide d'accords complexes particulirement dans le registre grave ou un accord complexe isol, excessivement bref, l'oreille est incapable d'analyser, ft-ce intuitivement, les rapports qu'observent les hauteurs entre elles ; elle est sature de complexit et peroit, globalement, des bruits. Lorsqu'elle peroit une succession ritre de bruits diff-rents dans un contexte simple et homogne mme famille d'instruments elle les analyse instantanment et se trouve en mesure de prciser, ne serait-ce qu'intuitive-ment, les rapports existant entre eux. (Si les familles ne sont pas homognes, la perception s'en trouve de nouveau amoindrie dans son acuit, parce que dpendant d'une ana-lyse rendue difficile.) Il faut donc, mon sens, traiter sons et bruits en fonction des structures formelles qui les utilisent, qui les manifestent eux-mmes, pour ainsi dire. Au-del de l'ide de mlange des lments, encore nave,

    TECHNIQUE MUSICALE 45

    se situe une dialectique structure-matriau selon laquelle l'une est le rvlateur de l'autre.

    Nous tendrons ce point de vue des rapports : bruit et son aux rapports : sons bruts et sons travaills. J'entends que la dialectique de la composition s'accommode plus aisment d'un objet neutre, non directement identifiable, comme un son pur ou un agrgat simple de sons purs, non profil par des fonctions internes de dynamique, de dure ou de timbre. Ds qu'on faonne des figures travailles, agglomres en un complexe formul , et qu'on les uti-lise comme objets premiers de la composition, on ne sau-rait, sans dommage, oublier qu'ils ont perdu toute neu-tralit, et acquis une personnalit, une individualit, les rendant passablement impropres une dialectique gn-ralise des rapports sonores. Sons bruts et sons travaills se manifesteront par et en fonction des structures qui les mettent en jeu ; il n'est pas simple de trouver le point prcaire o la responsabilit des structures et la person-nalit des objets s'quilibrent. Le bruit reprsente, du reste, l'tat organique, ce qu'un complexe de sons for-mul reproduit un tage plus lev de l'laboration. De chaque ct du son pur , il existe des limites prilleuses dont on doit matriser le contrle si l'on ne veut courir le risque de tomber d'une vritable srie de hauteurs (sim-ples ou complexes) une permutation d'chantillons.

    Je n'ai considr jusqu'ici que des complexes d'inter-valles simples ; pour tre complet, il me faut signaler l'intgration de ces mmes intervalles. Cette mthode nous donne, pour ainsi dire, des surfaces sonores utilisant soit vritablement le continuum, soit une approximation assez grossire d'ailleurs de ce continuum par l'agr-gation de tous les intervalles unitaires compris entre des limites donnes ; ce que l'on appelle des clusters dans le sens vertical, ou des glissandi dans un sens diagonal. Nous tudierons plus loin comme cette ide primitive et excessi-

  • 46 PENSER LA MUSIQUE

    vement sommaire est loin d'une conception labore du continuum ; on n'en retient ici que l'apparence la plus superficielle. Je ne me refuse pas les appeler bandes de frquences : le glissando tant utilis en fonction d'un temps x y, le cluster voit tous ses lments fonction simultanment d'un seul temps x (de la fonction linaire diagonale de temps on passe un temps nul). Il me faut, ce sujet, rappeler ce que j'ai crit auparavant propos des objets dfinis et des champs ; la bande de frquences reprsente le cas d'un champ totalement rempli par un matriel amorphe. Quand bien mme j'aurais justifi l'int-gration des intervalles dans la hirarchie des hauteurs, et que j'en aurais fait une fonction de temps, je ne saurais oublier que c'est un cas-limite, amorphe, je le rpte, inca-pable de s'insrer dans un contexte, une structure, autre-ment que comme cas-limite. En fin de compte, ces clusters et glissandi relvent d'une stylistique trop primaire mon gr ; leur abus rcent a tourn rapidement la caricature. Ce matriau vite ficel n'est pas garant d'une grande acuit de conception ; il dnote, en revanche, une trange faiblesse se satisfaire d'organismes acoustiques indiff-rencis. On ne saurait d'ailleurs, parlant non plus de style, mais de logique, attribuer des cas-limites les proprits des cas gnraux sans leur faire subir l'adaptation ncessaire.

    Une remarque, encore, s'impose toujours propos des hauteurs : la conception mettant en jeu la tessiture relative d'intervalles absolus que cette tessiture soit applique une srie dveloppe l'intrieur d'un inter-valle de dfinition, ou qu'elle soit intgre au dveloppe-ment mme de la srie , cette conception suppose que l'apparence d'un intervalle n'est assimilable aucune de ses autres apparences, suivant la tessiture -qu'il adopte ; l'intervalle absolu de dfinition devient, ds lors, le plus petit commun multiple de l'intervalle rel, variable.

    TECHNIQUE MUSICALE 47

    Mentionnons, sans nous y appesantir, l'erreur de consi-drer toutes les units d'une organisation de base les douze demi-tons, dans le cas du systme tempr habituel comme devant demeurer rigoureusement et immuable-ment gales entre elles : ce serait une absurdit acoustique et structurelle ; moins de s'en tenir une totale fixit de droulement, tessiture chaque fois renouvele enti-rement, ce qui ne saurait mener trs loin. Le malentendu provient de ce que l'on a mal compris le principe de non rptition des lments l'intrieur d'une srie de base ; on l'a confondu avec je ne sais trop quel tabou mcanique ou obsessionnel sur le retour des lments dans les struc-tures, soit hors de l'organisation de dpart. Ds qu'on utilise une des transformations de la srie premire, il va sans dire que cet enchanement mcanique est aussitt drang. Bien au contraire, l'intrt des transformations ou transpositions consiste crer certaines rgions privilgies par rapport d'autres ; c'est sur le jeu de ces fonctions de privilge que s'tablira souvent la dialecti-que de l'enchanement, proprement parler, entranant les consquences structurelles qui fonderont la forme. Au surplus, ds l'instant qu'on place simultanment des lments dans leurs tessitures relatives, ils suivent ou contrarient les proportions acoustiques de plus grande pente (je veux parler des rapports simples, que nous appelons naturels) ; de ce fait mme, ils acquirent des fonctions rciproques, qui se corroborent ou se dtruisent, s'ajoutent ou s'annulent, pour donner au matriau son profil interne, son potentiel d'nergie, sa mallabilit et ses facults de cohsion : toutes caractristiques extrme-ment importantes, on le voit, dont les consquences struc-turelles seront non moins essentielles dans l'tablissement d'une forme que celles de l'enchanement. Ainsi, il n'y a qu'illusion concevoir des points sonores compltement dlis d'un champ directionnel sauf cas d'exception

  • 48 PENSER LA MUSIQUE

    bien dlimits ; on fera appel des intervalles relatifs quant la tessiture, dont les structures refusent tout prin-cipe fonctionnel d'identit dans les transpositions comme dans les dformations qu'ils subissent. Qu'il nous suffise, pour prciser cette notion de principe d'identit, de l'illus-trer d'un exemple. Dans le langage tonal, un accord du premier degr, en position fondamentale, a des fonctions identiques dans tous les tons, majeurs et mineurs, quels que soient le registre o il est employ, la distance relle observe entre ses constituants, les redoublements qui l'amplifient, pourvu qu'il reste en position fondamentale. On pallie l'inadquation de ce principe la rsonance naturelle par une somme pragmatique d'interdits ou de prfrences en ce qui concerne la bonne ou mauvaise disposition des accords, de l'criture en gnral. Dans le systme sriel, en revanche, aucune fonction ne se mani-feste ainsi identique d'une srie l'autre, mais toute fonc-tion dpend uniquement des caractres particuliers et de la faon dont on les exploite ; un objet compos des mmes lments absolus peut, par l'volution de leur mise en place, assumer des fonctions divergentes. (Le premier et le quatrime mouvement de la seconde Cantate de Webern sont, cet gard, particulirement explicites ; les com-parer entre eux, et les tudier intrinsquement, on verra ce phnomne s'y manifester avec une simplicit de moyens qui le rend comprhensible et vident.)

    Dans ce refus du principe d'identit s'inscrit galement l'octave vite . Encore faut-il distinguer entre octave relle et octave virtuelle. Les rapports d'octave relle s'tablissent de point point dans un contexte aux coor-donnes homognes, coordonnes de dures, principale-ment, mais, aussi bien, d'intensits ou de timbres ; ces octaves relles crent un affaiblissement, un trou, dans la succession des rapports sonores en ce sens qu'elles rinstaurent provisoirement un principe d'identit que

    TECHNIQUE MUSICALE 49

    refusent les autres sons, qu'elles sont en contradiction, par consquent, avec le principe organisateur structurel de l'univers o elles apparaissent ; on doit absolument viter les octaves relles, sous peine de non-sens struc-turel.

    Exemple 6

    Cependant, si nous utilisons un complexe sonore tou-jours l'intrieur d'un systme de coordonnes homo-gnes comportant des frquences en relation d'octaves, ou de multiples de l'octave, avec les frquences d'un autre complexe sonore, nous considrerons ces rapports comme des octaves virtuelles ; l'assimilation de tels sons aux complexes respectifs dont ils font partie est si forte qu'ils ne sauraient sortir de leur attraction et imposer par eux-mmes un principe d'identit, ou donner l'impression, si fugitive soit-elle, qu'ils y obissent : le complexe a une prgnance suprieure celle de la relation d'octave.

    Une fois prises certaines prcautions acoustiques, ces octaves virtuelles ne creront aucune disparate structu-relle ou stylistique ; ces prcautions ?

    D'une part, viter de placer les notes octaviantes aux extrmits des complexes sonores ; l'attention auditive

    du Exemple 7

    tant immdiatement attire vers les rapports les plus simples parce qu'elle les peroit plus aisment, elle s'atta-chera, ds l'abord, ces extrmits en relation d'octave.

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  • 50 PENSER LA MUSIQUE

    D'autre part, lorsque le complexe sonore est en posi-tion large, prendre soin d'introduire, l'intrieur du registre dlimit par les rapports d'octaves, un intervalle ou des intervalles contraires, de plus grande tension, qui en affaibliront ou en annuleront l'effet, et dtourneront ainsi l'attention auditive de sa tendance simplificatrice.

    Exemple 8 . s

    X (marfKirUgintnrnt Ut eltaigemtntt tiiieeordi) a. c. *

    Nous pouvons, cependant, considrer l'existence d'octa-ves virtuelles dans les rapports de point point, lors-qu'elles se situent dans un systme de coordonnes non homogeres, principalement quant l'organisation-temps (dures proprement dites, ou vitesses de droulement), l'organisation-intensit (et mme le timbre) ayant un pou-voir slectif moins puissant, une prgnance moins grande. Supposons qu'une structure de points utilise un systme donn de coordonnes et que se droule simultanment une autre structure de points dans un systme de coor-donnes diffrent : autre tempo, organisation des hauteurs non assimilable ; les rapports d'octave entre ces systmes seront virtuels : la non-homognit des temps, en pre-mier lieu, empchera de percevoir ces rapports sur le mme plan ; en les situant dans un contexte diffrent, elle renforcera, au contraire, les divergences entre les structures o ils apparaissent. Des dynamiques opposes

    TECHNIQUE MUSICALE 51

    et des timbres radicalement spars accuseront encore leur dirse. Naturellement, on prendra, ici aussi, certai-nes prcautions acoustiques en considration, les mmes, d'ailleurs, que prcdemment.

    Exemple 9

    2* harpe

    A plus forte raison, des complexes, s'organisant suivant un systme de coordonnes non homognes, engendre-ront-ils des rapports d'octave purement virtuels. J'ai crit, prcdemment, que les octaves relles crent un affaiblis-sement, un trou, dans la succession des rapports sonores ; ainsi en va-t-il des accords classs, non seulement lors-qu'ils apparaissent dans la dimension verticale qui leur est propre, mais galement s'ils sont le produit de la super-position de plusieurs structures horizontales. Ils rinstau-rent, non moins que les octaves, le principe d'identit que refusent tous les autres sons, ils sont, de plus, chargs

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  • 52 PENSER LA MUSIQUE

    d'histoire(s) ; leur signification intrinsque entre en con-flit avec les fonctions dont ils dpendent : la disparate, en ce cas, est d'ordre stylistique non moins que structurel.

    Exemple 10 I" violon L

    (pin.) R;

    Nous gnraliserons cette observation tous les inter-valles, en gnral, ou toutes les combinaisons d'inter-valles, qui ont tendance rinstaurer dans la dialectique des rapports sonores un principe fonctionnel d'identit d'identification structurelle : intervalles forte attraction, combinaisons d'intervalles s'assimilant une fonction dj tablie. L'octave et l'accord class n'en sont que les cas particuliers les plus saillants.

    N'omettons pas, enfin, de signaler que la dure absolue joue, dans l'estimation de ces rapports, un rle primordial : une relation, acceptable lorsqu'elle apparat trs brive-ment, devient intolrable si elle demeure prsente pen-dant un laps de temps plus tendu. Les lois de vitesse de la perception se retrouvent l comme partout ailleurs ; nous les tudierons plus loin lorsque nous parlerons du temps stri, ou puis. La complexit ou la simplicit du contexte joue un rle non moins grand que la dure, pour

    TECHNIQUE MUSICALE 53

    la mme raison : acuit de la perception. Dans un contexte rarfi, les rapports acoustiques individuels sont faciles saisir, consciemment ou intuitivement ; alors que dans un contexte surcharg, les vnements se succdant une cadence trs rapide empcheront toute perception, mme intuitive, de la plupart des rapports acoustiques indivi-duels. On ne peut, en fin de compte, parler des lois rgis-sant les hauteurs sans mentionner leur dpendance l'gard des autres critres formels ; je pense que m'ap-prouveront tous les musiciens qui attachent quelque importance la phnomnologie de la forme.

    Nous venons d'tudier longuement certaines applications du systme gnral sriel au cas particulier des hauteurs ; nous examinerons maintenant les dures. Le problme ne se pose pas exactement sous le mme angle, car les quatre catgories que nous avons envisages sont enveloppes par une qualit suprieure : le tempo. Est-ce une qualit compltement nouvelle, et s'applique-t-elle exclusivement la dure? Le tempo est-il assimilable un champ, une tessiture de temps o se passe un ensemble donn de phnomnes ? Le tempo est bien spcifique la dure ; c'est, en quelque sorte, l'talon qui donnera une valeur chronomtrique des rapports numriques. Il serait com-parable la transposition totale dans le domaine des hauteurs ; transposer intgralement une structure donne un intervalle quelconque, cela revient choisir des frquences diffrentes des frquences initiales, mais qui obissent toute correction tempre considre aux mmes rapports numriques. Cette dernire opration modifie la perception des formes non moins qu'un chan-gement de tempo. (Jouer Vadagio de la Sonate pathtique de Beethoven trois octaves au-dessus du son crit, ou la fin des Noces de Stravinsky trois octaves au-dessous, n'est pas moins caricatural que de prendre un tempo trois

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  • 54 PENSER LA MUSIQUE

    fois plus lent ou trois fois plus rapide. Les transpositions totales dures et hauteurs dues la bande magn-tique nous ont rendu, en les liant automatiquement, sen-sibles cet aspect de la tessiture gnralement par-lant.) Si je n'ai pas parl tout d'abord de la transposition lorsque j'ai tudi les hauteurs, c'est que nous notons des frquences (absolues ou relatives) entretenant entre elles des rapports numriques trop complexes pour les manier l'aise autrement qu' l'tat de symboles ; en ce qui concerne les dures, j'ai abord immdiatement la notion de tempo parce que nous notons des rapports relativement simples qui, par lui, se dfiniront en quantits. Le tempo ne doit pas se concevoir uniquement comme talon fixe ; il est susceptible de variabilit, prcisment dtermine ou non. Dans le premier cas, on obtiendra : accelerando ou ritardando, en passant d'un talon fixe un talon fixe diffrent ; dans le second, l'talon de dure n'aura pas une valeur dfinie par un temps chronomtrique pr-cis : une structure globale peut alors s'inscrire dans un champ chronomtrique, dlimit ou non. Les dlimitations de ce champ chronomtrique sont de deux ordres : ils dpendent, ou bien d'une hirarchie abstraite, ou bien d'une hirarchie accidentelle : phnomne acoustique con-cret, geste d'excution, relation psycho-physiologique de ces deux faits (dure de vibration, temps ncessaire aux intervalles disjoints, longueur de souffle). Ce que je rsu-merai sous la forme de tableau suivant :

    tempo fixe talon fixe tempo mobile 1. dirig ; d'talon fixe talon fixe

    accelerando \ et les combinaisons ritardando J de ces deux directions cas-limite : d'talon fixe talon non fix, ou vice versa

    TECHNIQUE MUSICALE 55

    tempo mobile 2. non dirig ; talon flottant a) champ chronomtrique dlimit

    hirarchie abstraite hirarchie accidentelle

    b) champ chronomtrique non dlimit

    Nous reviendrons d'ailleurs, plus loin, sur les qualits de ces diffrents tempi et en quoi les distinguent la prsence ou l'absence d'une pulsation interne. Nan-moins, ces diffrentes catgories de tempo tant tablies, nous pouvons maintenant envisager les rapports que sont les dures proprement dites. Nous retrouvons alors la division tablie pour les hauteurs : 1. valeur absolue ; 2. valeur relative ; 3. densit fixe de l'engendrement ; 4. densit mobile de l'engendrement. Une remarque pra-lable s'impose : habitus que nous sommes au demi-ton, nous croyons avoir affaire une catgorie spcifique de la dure lorsque nous constatons qu'on multiplie et qu'on divise l'unit rythmique, alors qu'on n'effectue pas de telles oprations dans le domaine des hauteurs. Disons que, tout au plus, de l'une l'autre organisation, l'impor-tance se dplace sur tel ou tel phnomne, parce qu'il est utilis dans un sens diffrent. Ainsi, dans le domaine de la dure, on peut partir d'une plus petite valeur et la multiplier jusqu' obtenir la plus grande ; on parvient par cette mthode une pulsation rgulire ou irrgu-lire, rductible, dans ce dernier cas, aux chiffres 2 et 3, leur somme ou leur produit.

    Exemple 11

    \M7 r O r * (r2p;rTr2x2p;rV2+3PT . 2 * 3 3 x 2 rie. y9

    JooMadureira

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    JooMadureira

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    Joo