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....SAISON 2 AVRANCHES ...ÉPISODE 2 ......(2 / 12) l’ephémère Saga, ou comment j’ai grandi. BOULE DE FLIPPER QUI ROULE, QUI ROULE Nathanaël Frérot / Joséphine Serre

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....SAISON 2AVRANCHES...ÉPISODE 2......(2 / 12)

l’ephémère Saga, ou comment j’ai grandi.

BOULE DE FLIPPER QUI ROULE, QUI ROULE

Nathanaël Frérot / Joséphine Serre

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Nathanaël Frérot / Joséphine Serre

BOULE DE FLIPPER QUI ROULE, QUI ROULE

PERSONNAGES

Moi, Christelle Augustin, Zora la Rousse, ma Mère, Joris Girard, Letondu, un militant dur d’oreille, Nathalie la fille de l’Intérim, mon Père, Karine Delahaye, Ravi Shankar Marchais, un militant intriguant, Tata Guilaine, Pascal le Pion, Jonathan, Petit Maxime, les trois Soeurs Sourire (Irina, Macha & Olga), Labro mon prof de Français, Sabrina Bellino, Monsieur Bouillet le CPE, 3 filles du col-lège, Émilie de la 5e Diego Maradona, Aline Lambert, la secouriste-lingère, Eddy Mitchell, le vétéran du Vietnam, des invités, Véro, Mel & Mike, le type qui tripote des pochettes nerveusement.

l’Ephémère Saga

Ou comment j’ai grandi DEUXIÈME SAISON AVRANCHESÉPISODE 2

Et puis ces déchirures à jamais dans ta peau - Comme autant de blessures et de coups de couteau - Cicatrices profondes pour Malik et Abdel - Pour nos frangins qui tombent, pour William et Michel.

Renaud. PETITE .

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PREMIER MOMENTCHUTES DU NIAGARA

(WEEK-END À VIRE)

Quartier de La Planche, au pied de l’immeuble où j’habitais avant.

CHRISTELLE : Allez, enfile ça !

Elle me tend une paire de rollers à son frère.

Je suis à peine revenu que je me retrouve déjà face à Christelle Augustin. (C’était ma petite copine la saison dernière.)

On a eu des adieux déchirants il y a 10 jours lors de la boume d’annive de Samuel Roger. Vers 15 h 30, Samuel a passé la plus

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belle et la plus triste des chansons, «Cendrillon». Christelle m’a serré contre son corps, on a tourné... À ce moment-là, c’était elle. La plus jolie des enfants. Et c’était elle aussi mon bel amant, le prince charmant, qui me prend sur son cheval blanc. - Mais alors si elle est tout, qui suis-je moi ? -J’oublie le temps. J’oublie tout. Christelle est là, devant moi, ça fait 10 jours, ça fait mille ans. Et là donc, elle me tend cette paire de rollers. Elle file sur les siens. Elle part. J’enfile péniblement ceux à son frère qui sont pas du tout perfor-mants, un genre de sous marque. Bref.Elle part, jolie petite histoire.

Elle est sublime, toujours autant, enfin plus. Je l’aime comme jamais. Les roues de ses patins écrabouillent l’amour que je croyais éprouver pour Aline Lambert, ou pour Émilie de la 5e Diego Maradona. (D’autant que je pourrais affirmer sans avoir peur de me tromper que les seins de Christelle n’auront bientôt rien à envier à ceux d’Aline Lambert)

CHRISTELLE : Grand tour de La Planche ! Le dernier arrivé a un gage !MOI : Christelle ! Attends ! Je sais pas faire de roller, enfin je peux pas aller aussi vite que toi avec ça !CHRISTELLE : T’auras un gage.

Bien sûr qu’elle a gagné. Elle a disparu à l’angle après le COOP, moi je me suis pris 3 gadins.

CHRISTELLE : Alors ton gage....Parle-moi, heu non, chante-moi une chanson !

On a trop rigolé, je lui ai chanté la chanson de Niagara « Mais je dois m’en aller ! Je ne peux plus t’aimer-er ! Je dois m’en aller ! Il faut tout oublier-er ! »

Ça m’a libéré de chanter un truc qui me paraissait triste, en riant avec elle. C’est ça, deux cœurs unis : Christelle a très bien

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compris que, pour moi comme pour elle, c’était difficile de plus pouvoir être là ensemble comme avant. Alors on a encore dansé avec nos patins. J’ai eu l’impression quand on s’est dit au revoir qu’elle me faisait un peu la tronche. Mais je crois que c’était d’émotion.

JOURNAL INTIME DE ZORA LA ROUSSE

J’étais là. Il ne m’a pas vue. Je passais par hasard à La Planche et je l’ai aperçu. Lui ne m’a pas vue. Mon petit Vulcanologue a bien changé déjà ; son front trahit quelques lignes d’inquiétude, comme les fronts des adultes. Ça, c’est les soucis : les yeux cherchent, les sour-cils se lèvent, se froncent, s’ébrouent, et hop ça vous colle des rides au front — comme les boxers. (J’aime bien ces chiens, justement parce qu’on a envie de les rassurer tout le temps, de leur faire comprendre que dans ce monde tout éclaté en mille morceaux, c’est vrai, il y a parfois un point fixe : la tendresse, MA tendresse. Mais ça j’ai pas osé lui dire.)

Il patinait avec cette fille qui se prend pour Cindy Lauper là, Christelle Augustin.Au moment où il a disparu sur ses roulettes à l’angle du COOP, je l’ai regardé avec des grands yeux mouillés, comme ceux de la petite Candy qui sont toujours pleins de larmes même quand elle sourit. Deux heures plus tard, je l’ai aperçu qui remontait chez sa mère. J’ai fait des petits signaux de lumière avec ma lampe de poche, était-ce parce que la nuit n’était pas tombée ? Cette fois il ne les a pas aperçus.

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Je suis remonté chez maman.

MA MÈRE : Tiens ! Un grand chocolat tout chaud, et... et... des Pim’s à la poire ! Tu veux des berlingots ?

Il a suffi qu’elle me prépare ce divin goûter, que je m’enfile tous les Tom-Tom et Nana devant Récré A2, pour que j’aie (de nouveau) plus du tout envie (jamais) de repartir d’ici. J’ai pris mon plus bel accent pour lui dire « tank you mum tank you », c’était si délicieux, the best 4 heures.Toutes les barrières que la distance avait mises entre nous sont tombées. Alors elle a eu un élan vers moi et moi j’aurais voulu la serrer tout contre moi et jamais la lâcher ! Lui dire « T’inquiète maman, ce n’est pas parce que nous ne vivons pas du même côté de la vallée de la Vire que quoi que ce soit jamais nous séparera ».Mais non. J’aurais pu fondre en larmes et « faut pas », je me suis dit, « faut résister à ça sinon je vais pas m’en sortir ». Alors j’ai fait non, fermement, pour qu’elle insiste PAS ! Que je voulais pas de câlin. Il faut que maman s’endurcisse si elle aussi un jour veut nous rejoindre, passer à l’ouest, dans le monde libre, supporter et profiter de l’énergie tellurique de la Baie.

MA MÈRE : Et comment il s’occupe de toi ? Ton père ? Qu’est-ce qu’il te fait à manger ? Qui l’appelle ? Et sa recherche de bou-lot ? Et Tata Guilaine ? Elle a pas une trop mauvaise influence —

OH ! (j’ai fait) Qu’est-ce j’en sais moi ! Je suis pas l’œil de Moscou moi !

Puis je suis parti dans ma chambre. Ma chambre ouais tu parles : à la place des murs c’est plus que des piles de cartons. Des cartons emplis de tous mes jouets, mes lettres, mes dessins, mes plans, mes maquettes.

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(Oui, parce que Maman va déménager elle aussi, toujours à Vire mais, de la Planche au quartier du Val de Vire.)Je frappe avec mes poings dans un carton, de rage, de colère, d’impuissance. Le carton tombe. En s’éclatant au sol, il libère un tas de papiers : le plan du camp des nomades. Les codes secrets et le dessin de la météorite dans la cave de la Tourelle. J’avais déjà oublié tout ça.

Est-ce que c’est vraiment comme ça — la vie ? Les souvenirs ? L’EX-PÉ-RIEN-CE ? On agit à 200 % et un jour, on retrouve les gens et tous les sentiments empaquetés dans des cartons. Est-ce que c’est ça qui m’attend ? Est-ce que je vais oublier cet instant : MAINTE-NANT ? Tout ça pour le retrouver dans un pauvre carton, dans une zone reculée du labyrinthe de mon cerveau ?

Mon costume de vulcanologue de l’année dernière, il m’a tout l’air maintenant d’un vulgaire sac plastique argenté alors que, l’année dernière, il avait VRAIMENT la capacité de me faire passer au tra-vers des feux les plus ardents !

Blam. J’ai foutu ma fierté au garage et j’ai filé tout droit dans les bras de Maman. Elle m’a fait un grand câlin, très très grand, tellement qu’on vou-lait plus se lâcher ; et elle m’a laissé une carte postale (un peu calendrier des pompiers mais c’est pas grave) avec un chien boxer dessus. Et avec sa bouche et son rouge à lèvres qui sent bon et que je reconnaîtrais entre mille, elle m’a laissé des bisous au dos de la carte, avec la trace de sa bouche.Pourvu que personne tombe dessus. (Sinon remarque je pourrais toujours raconter que c’est la bouche d’Aline Lambert.)

LA SONNETTE : DING DONG !

Ma mère se lève. Mes larmes ont disparu.

JORIS : Bonjour Madame.

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Ah bah justement — Joris Girard.

JG : Est-ce que votre fils est là ?

Qu’est ce qu’il est agaçant à être aussi poli.

MA MÈRE : Oui. JG : Mes parents m’emmènent à un colloque sur la pensée structuraliste, on pourrait y aller ensemble, je veux dire, moi et

J’émerge du canapé.

MOI : Je suis là, Joris !

J’ai enfilé mon petit blouson bleu que Tata Guilaine m’a ramené des States et nous voilà partis. J’ai encore le goût salé des larmes dans ma bouche, mais on n’y voit que du feu. Même moi.

MINITEL.3615 CONFIDENCES, RUBRIQUE PARENTS. EXTRAIT D’UNE DISCUSSION ENTRE « MIOU » ET « CAPRI C’EST FINI »

MA MÈRE, tapote sur son minitel derrière le voilage avec des dalmatiens brodés.

Le voilà qui repart. Un petit point qui s’éloigne vers la tou-relle. Un colloque nan mais je te jure. Bon au moins il voit son ami, même si c’est celui qui parfois s’habille en femme. Ce gamin, c’est un maniaque. (Une mère peut-elle dire ça de son enfant ?)

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L’année dernière c’était les volcans, les pierres magiques,

les nomades en grand conciliabule avec je ne sais quels

martiens ! Et maintenant, après une semaine chez son père,

il n’a plus que ces mots à la bouche : « Go West », « free-

dom », « Woodstock », « faites l’amour pas le guerre » !

Nan mais qui lui a parlé de Woodstock ?! C’est l’iode de la

Baie qui lui monte au nez !

Ah ils la font bien leur propagande, les Ricains ! À grands

coups de monuments lourdingues en hommage au débar-

quement à chaque rond-point, ils nous refont la peinture

dans les cerveaux !

Parce que des résistants, y en a pas eu peut-être, en

France ? Et Léonard Giles alors ?

Qu’il est beau ce petit bonhomme qui s’éloigne avec son

ami... Un vrai petit mec, mon petit garçon...

Oh. Et puis ses « tank you mum tank you » postillonnés,

c’était si délicieux, tout mon agacement est tombé, j’ai eu

un élan vers lui pour le serrer tout contre moi et plus jamais

le lâcher mon petit bébé !

Tu parles. Sauvage. Il m’a envoyée bouler. « NON ! » il a

crié.

C’est l’âge, je sais je sais. Mais enfin déjà je le vois que le

week-end, alors si je peux même pas le serrer dans mes

bras. J’ai rien dit ! je me suis juste assise en face et je l’ai

regardé manger, lire et renverser son chocolat.

À croire que j’étais devenue débile. Faut que je fasse gaffe

je me suis dit — faut pas que ça devienne un pourri gâté.

CAPRI C’EST FINI : T’HABITES OU ? 1 TOURELLE ?

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Ça m’a fait du bien de revoir Joris. Bon j’ai rien compris au col-loque. Quelle idée il a eue de m’emmener là-dedans, alors qu’il a chez lui une super bagnole télécommandée, j’aurais préféré y jouer avec lui, mais bon.Et puis pendant le colloque j’ai mangé la douzaine de michokos que ma Tata Guilaine avait glissée dans mon blouson.

JORIS : Il était passionnant cet intervenant non ?MOI : Mouais.JORIS : J’ai trouvé son raccourci sur Derrida un peu osé, je veux dire, il a pas compris Deleuze à mon avis lorsqu’il -MOI : Nan mais Joris Girard t’as onze ans, tu veux pas, je sais pas, juste jouer aux Légo ?

Ça bien sûr je l’ai pas dit, mais je l’ai pensé quand même.

JORIS : Et alors Avranches ? T’aimes bien ? T’as des nouveaux copains ? MOI : Mais carrément Joris Girard !

Et là je lui raconte toute ma semaine au collège. Il a l’air contrarié. Contrarié et envieux à la fois. Que j’ai un ami en 3e (Ok même si c’est un SEGPA) les seins d’Aline Lambert et les yeux d’Émilie de la 5e Diego Maradona, ses yeux qu’emplissent toutes les promesses de l’Eldorado.

JORIS : C’est l’influence de ton père ?MOI : De quoi ?JORIS : Je veux dire, toi qui étais tellement anti-américain... Maintenant tu portes ce blouson, tu te prends pour un Yankee ou quoi ? Même ton père, à ma connaissance il a toujours été anti-impérialiste non ?MOI : Tu peux pas comprendre... De ce côté-ci de la vallée de la

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Vire c’est pas pareil, les mentalités sont super différentes. C’est l’Est tu vois. Avranches c’est l’Ouest.JORIS : Je vois, t’inquiète, je t’en veux pas Tom Sawyer.

Là c’est carrément une pique. J’avais siffloté le générique pen-dant le colloque, alors ça c’est sûr que ça lui a pas plu à Joris...On s’est quittés sur un malentendu.

CHRISTELLE : Quel connard. JORIS : Oh bah ChristelleCHRISTELLE : Je rêve j’y crois pas je suis TELLEMENT dégoûtée, le mec me chante « Mais je dois m’en aller ! Je ne peux plus t’ai-mer ! Je dois m’en aller ! Il faut tout oublier ! » Alors ça y est, y a trois paires de nichons dans son nouveau bahut et entre nous c’est « on tire un trait », « Farewell », « Bye bye », c’est son nou-veau truc, il se la pète à parler comme ça avec un faux accent américain de séries B. JORIS : Tu parles sous le coup de la colère. Ton entendement est parasité par tes émotions. Même si c’est vrai qu’il me semble ga-gné par l’esprit américain du côté des rives ouest de la France.CHRISTELLE : Franchement ce que je crois, moi faut qu’il gran-disse.

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DEUXIÈME MOMENT INACTION INDIRECTE

Quelque part dans la Cité d’Automne. Une faible lumière dans une épicerie aux rideaux baissés. Des journaux engagés, des ciga-rettes... On reconnaît Letondu, Karine Delahaye, la fille de l’intérim, d’autres militants...

LETONDU : On ne peut pas rester les bras croisés il faut frap-per un grand coupUN MILITANT DUR D’OREILLE : les bas coiffés ?LA FILLE DE L’INTÉRIM : Letondu a raison —LETONDU : Ah non non non alors, mais les noms de code, Madame Rosa, on a dit qu’on disait que les noms de code et jamais nos vrais noms, zut alors, j’ai l’air de quoi moi ?

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LA FILLE DE L’I : Ah merde. Je suis d’accord avec Ravachol. La mort de Malik Oussekine est un crime d’État qui ne doit pas rester impuni. Des policiers qui tabassent à mort un étudiant, dans un quartier bourgeois de Paris, comment est-possible ?

LETONDU : Madame Rosa, tu ne nous a pas présenté ce mon-sieur qui t’accompagne.MON PÈRE : Bonjour à tous, alors moi j’arrive de Vire, je viens d’emménager et c’est Nathal, pardon, Rosa, qui m’a invité à venir, et comme heu, j’ai rien à faire parce que mon gamin est chez sa mère bah je suis venu. LA FILLE DE L’I : Il faut que vous vous choisissiez un pseudo.MON PÈRE : Appelez-moi Carlos, comme Carlos Ilitch Ramirez Sanchez.LETONDU : Ah non c’est déjà pris par Jean-Luc, tu sais celui-là qu’est notre maître nageur à la piscine, enfin lui c’est pour le chanteur, mais c’est pareil, enfin tu vois quoi. MON PÈRE : Alors Michel. Comme Coluche, et Bakounine. LA FILLE DE L’I : Bienvenue Michel. Quelqu’un veut-il prendre la parole ?

UN MEC ENGAGÉ UN PEU LOURDINGUE : Oui. J’aimerais qu’on revienne à la plate-forme du socle de propositions votée par les camarades de la biscuiterie et qu’on s’en tienne aux revendications concrètes. Certes la mort de ce jeune arabe, Oussekine, est désolante, mais c’est une provocation de l’état bourgeois pour nous faire sombrer dans la violence et discré-diter le mouvement, c’est pourquoi j’aimerais qu’on débatte d’une action symbolique et pacifiste qui montre à tous que le mouvement n’est pas prêt à se désunir ni à se décrédibiliser dans des actions marginales et violentes qui éloigneraient le prolétariat des outils de conquête de sa propre émancipation, au moment où le gouvernement réactionnaire de Chirac et ses alliés du CNPF s’apprêtent à porter des coups terribles -

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KARINE DELAHAYE : Ça suffit, tu nous saoules Ravi Shankar Marchais.MON PÈRE : C’est quoi ce pseudo ?LETONDU : Oui (Moi aussi je l’ignorais jusqu’à ce que Ravi Shankar Marchais nous l’explique): Georges Marchais affec-tionne particulièrement les musiques indiennes, car il croit en la réincarnation, particulièrement en la sienne.MON PÈRE : Ah euh, oui.RAVI SHANKAR MARCHAIS : Et d’ailleurs je tiens cette infor-mation des camarades de Moscou, si nous ne faisons pas gaffe, nous risquons d’être RÉINCARNÉS en Édith Cresson —

Réactions de dégoût dans l’audience, sur laquelle Ravi Shankar Marchais exerce visiblement un pouvoir magnétique.

RAVI SHANKAR MARCHAIS (insistant au vu du bel effet pro-duit) : En Édith CRESSON oui ! À tenir des propos à la solde du grand capital et de l’oligarchie moyenne-bourgeoise qui s’est emparée du bloc de l’Ouest ! Wooooooom mani padi oum.

LA FILLE DE L’I : D’accord. Et concernant l’action ? Nan parce que je veux pas dire mais après Malik Oussekine il faut qu’on aborde le sabotage du concours de belote et moi j’ai une Baby-sitter à payer.

KARINE DELAHAYE : Et vous Monsieur Michel, vous en pensez quoi ?MON PÈRE : Euh, de quoi ? Ravi Shankar ça m’endort, même si le 1er album est pas mal, et euh bon Georges Marchais...

KARINE DELAHAYE : Non... Vous en pensez quoi de — mener avec nous — des actions pour que le meurtre de ces jeunes beurs (parce que nous pesons nos mots, il s’agit bien d’un MEURTRE, d’un CRIME et non pas d’une bavure ni d’un « re-

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grettable accident » comme on veut nous le faire croire), oui pour que le meurtre de CES jeunes beurs (parce qu’il n’y a pas QUE Malik Oussekine ! il y a Abdel Benyahia, abattu par un flic bourré, et la police a cherché à cacher l’affaire !), donc je disais : pour que le meurtre de ces jeunes beurs

LETONDU : Écoute Louise Michel, je t’aime mais là je vois pas où tu veux en venirLA FILLE DE L’INTÉRIM : Michel, elle veut savoir si vous en êtes. Avec nous. Si vous voulez mener avec nous des actions qui désignent clairement l’État comme responsable de ces crimes.

KARINE DELAHAYE : Pas seulement des actions banales, pas toujours les mêmes manifestations comme nos vieux, quelque chose de chébran qui nous parle ! Des actions belles, des ac-tions provocantes, violentes, des happenings en centre-ville, de la poésie qui brûle. Il faut prendre les armes. Pas pour s’en servir, mais pour discuter, à égalité, avec les flics.

MON PÈRE : Euh... Je crois que je vais rentrer moi. Me mater un western,LA FILLE DE L’INTÉRIM : Michel, lorsqu’on s’est rencontrés, à l’agence d’intérim, j’ai senti en vous une fibre, une révolte, une part d’ombre, c’était puissant... C’est pour ça que je vous ai invité ici. Et que vous êtes venu j’imagine. Ne fuyez pas Michel, ne vous fuyez pas.MON PÈRE : Ou bien Bruce Lee, un truc de Kung Fu...

UN MILITANT INTRIGUANT : J’ai une idéeKARINE DELAHAYE : Ah ! UN MILITANT INTRIGUANT : Oui. Vous voyez les gaufrettes surprises ? Celles avec des petits-mots à la con dedans, du genre « profite de l’instant car il est fugace », ce type de conneries ?

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TOUS : Hmmm...LE M.I. : Avec la complicité des camarades biscuitiers, nous pourrions remplacer les petits mots à la con par des citations de Lenine, Trotsky, Mao...

MON PÈRE : Ou de Clint Eastwood ? : « Je sais ce que tu penses : “C’est six fois qu’il a tiré ou c’est cinq seulement ?“. Si tu veux savoir, dans tout ce bordel j’ai pas très bien compté non plus. Mais c’est un 44 Magnum, le plus puissant soufflant qu’il y ait au monde, un calibre à vous arracher toute la cer-velle. Tu dois te poser qu’une question : “Est-ce que je tente ma chance ?” Vas-y, tu la tentes ou pas ? *»

LE M.I.: Heu, oui Michel... Vous imaginez, t’ouvres ta gau-frette de merde et c’est écrit : « Le pouvoir ne doit pas être conquis, il doit être détruit **» ou « Prolétaires du monde entier, descendez dans vos propres profondeurs, cherchez-y la vérité, créez-la vous-mêmes ! Vous ne la trouverez nulle part ailleurs. *** »

K.D. : Bonne idée Baader. LE M.I.: Merci Louise. Et pour le concours de belote j’avais pensé à murer la salle des fêtes avec des parpaings, avec les participants dedans et les asphyxier avec un gaz hilarant, ou de l’hélium pour qu’ils parlent super aigu : « belote et re » RAVI SHANKAR MARCHAIS : On a dit des actions PACIFISTES !LE DUR D’OREILLE : Salafistes ?K.D. : Mais non ThierryLETONDU : Les noms de codes sans déconner

K.D. : C’est pas « Action Directe », c’est « Inaction Indirecte »LA FILLE DE L’I. : Il est bien ce nom. Bon c’est pas le tout, on décide quoi pour ma baby-sitter ?

* DIRTY HARRY - Don Seagel - 1971 ** Michel Bakounine. *** Nestor Mackhno.

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KARINE DELAHAYE : Je propose une floraison d’inactions indi-rectes spectaculaires. On a l’opération « gaufres papillottes » avec les biscuitiers, par ailleurs on pourrait rameuter plein de 3e et de 4e — ils seront chauds — et peindre avec eux sur les murs des trucs super violents mais dans des fresques mar-rantes, genre avec des cœurs, des lettres bubble gum, ou des trucs baba cool mais avec du sang et des kalachnikovs. Créer un décalage tu vois... « Pasqua Salaud le peuple aura ta peau » avec Rox et Rouky, ça pourrait taper !

LETONDU : Proudhon (Mais si le prof d’Arts plastiques) est dans le coup ! Pour financer le matos, on pourrait faire une tombola, ou un marché de Noël, ou je sais pas moi, voler de la nourriture et la revendre pas cher... K.D. : Faut réfléchir à une action pour la manif de jeudiLetondu : En tant que représentant de la coordination collé-gienne contre la Loi Devaquet, et même si notre victoire est amère, je soumettrai à l’AG une motion d’action. LA FILLE DE L’I : Parfait. Je vous laisse décider pour le concours de belote, moi je vous laisse. MON PÈRE : Je vais boire un coup au Mermoz, Nathalie je te dépose si tu veuxLETONDU : Rho non Michel pas les prénoms, imaginez s’il y a des micros de la CIA, on va se faire gauler là.LA FILLE DE L’I à Mon Père : D’accord.

Nathalie/Rosa de l’intérim et mon père s’en vont.

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TROISIÈME MOMENT CHECKPOINT CHARLIE

Ma mère et moi dans la Lada de Papa et Mam — enfin, la Lada de Maman.

MOI : Là ! c’est Tata Guilaine ! MA MÈRE : Avec les cheveux en pétard et la mini-jupe en sky rouge ?MOI : OUAIS !

(Décidément elle envoie Tata Guilaine)

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MA MÈRE : Tu restes là et tu te tiens tranquille.

Blam. Portière. Maman s’éloigne dans le brouillard. Ronron si-nistre des essuie-glaces qui râpent sur le pare-brise dégueu de la vieille Lada. Europe 1 friture et bruine en continue — on baigne. Nous y voilà.

CHEZ DIDINE.

On se croirait à un check-point à Naplouse. (Le soleil en moins.)Maman rejoint Tata Guilaine qui rayonne au milieu de cet univers délavé, je reçois d’ici ses rayons bienfaisants !Elles entrent en pourparlers. On dirait qu’elles négocient quelque chose. Parfois ma mère indique la vieille Lada dans laquelle je croupis avec Europe 1.

Moi. C’est Moi qu’elles négocient : je suis une monnaie d’échange ! Un otage, Le Marcel Carton du Val de Vire. J’attends ligoté et bâillonné dans le coffre de la voiture pour pas-ser des mains de mon ravisseur à celles de mon libérateur. Pour passer du Djihad Islamique au Ministre de la Défense Française.Et c’est Tata Guilaine qui empoche la commission. Elles me négocient sous les néons rose et vert Fluo de chez Di-dine. Là est le check-point. Le No Man’s Land. C’est Chez Didine qu’on passe « de l’autre côté du miroir » ; c’est ici le rideau de fer Normand, la ligne Oder-Vire.

Il y a 3 jours je voulais pas partir, maintenant je veux pas revenir. J’y comprends rien.Il vente et il bruine, comme la première fois. Comme toujours.

EUROPE 1 : (...) que les deux derniers chefs de l’organisation terroriste Action Directe, Jean-Marc Rouillan et Nathalie Ménigon ont été arrêtés alors que...

Rouillan et Ménigon. C’est qui ceux-là encore ? Je connais Bonnie & Clyde. Olive & Tom. Jeanne & Serge. Rox & Rouky, Baader & Meinhof, Arnold & Willy ... (Oui car des fois pour passer le temps je fais des listes dans ma tête)

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Ma mère me fait des grands signes, je comprends que je dois sor-tir dans ce crachin de gueux.

MA MÈRE : Je dois y aller mon lapin.

Elle m’embrasse.

MOI : Mais attends, m’man ! T’attends pas Papa ?MA MÈRE : Je peux pas mon loupiot. Si ton père est toujours en retard moi je suis ponctuelle. Et j’ai un rendez-vous.

Là je fais clairement la gueule. Pas besoin de faire des réflexions de ce genre, c’est d’un puéril cette gué-guerre entre eux !

TATA GUILAINE : Allez, souris beau gosse ! Ta mère vient de me dire OK, qu’on irait ensemble au concert de Jean-Michel Jarre.

Je hurle de joie et je lui saute au cou. Ma mère flingue Tata Gui-laine des yeux. Puis sourit, un peu tristement j’ai l’impression.

MA MÈRE : À plus tard, Guilaine.TATA GUILAINE : Allez, bonne route !MA MÈRE à moi : Au revoir. À bientôt.

Ma mère a dit ça comme le prof à la fin de « Au revoir les enfAnts ». Mon cœur se serre. Dans le film, quand le prof dit à ses élèves « à bientôt », on sait très bien que ça veut dire « adieu », que ça veut dire « jamais ». Pleure t-elle ? Là-bas, devant la Lada grise, maman essuie ses yeux dans son keffieh.

Je reste avec Tata Guilaine.Europe 1 nous inflige désormais Corynne Charby : « Je suis Comme une boule de flipper, qui roule ! » Bien dit. Friture dans la radio. Liaison brouillée.

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Je suis grand maintenant, je sais bien que tout ça, c’est que des impressions. Mais quand même.

(Mais pourquoi est-ce que chez les adultes tout le monde écoute Europe 1 ? Faut pas s’étonner après s’ils se plaignent tout le temps de leur vie)

Je regarde Maman s’éloigner, blam / portière /marche-arrière /et la Lada se dirige vers la sortie du parking, les auréoles des antibrouillards comme un halo de soucoupe volante.C’est à ce moment-là pile, qu’à l’entrée du parking déboule la voiture de mon père.

MOI : Ils ont tout calculé pour se louper, ou quoi ?TATA GUILAINE : Allez, arrête de tirer la tronche, c’est facile pour personne tu sais — t’es pas tout seul.MOI : Ouais mais moi j’ai rien décidé.TATA GUILAINE : Un point pour toi. Elle te va super bien cette chemise.

Mon père se gare de l’autre côté de la frontière Didine. La Citroën Visa pourrie qu’un mec lui prête efface un peu son côté Mickey Rourke mais bon. Il s’avance dans le no man’s land. Il a l’air tout empressé. Gauche. Ému un peu (je crois).

MON PÈRE : Ça va mon grand ? MOI : Ouais.

Il sourit, je crois qu’il ne sait pas trop quoi dire alors il me rede-mande : « Ça va, la forme ? » et je lui redis « ouais. »Il fait la bise à Tata Guilaine qui lui dit quelque chose à l’oreille — ça y est, la négo reprend.

MON PÈRE : Jean-Michel Jarre ? Tu aimes Jean-Michel Jarre ?MOI : Carrément. Y’aura des lasers, du gros son et tout !!!TATA GUILAINE : : Le week-end prochain, topez-là !

Mon père hésite : il nous regarde avec Tata Guilaine, on est parés

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à se la toper !

Après un petit suspens, mon père arme sa main, et on se la tope, puis il se la tope avec Tata Guilaine, et Tata Guilaine avec moi.Je suis hyper content. J’adore ce petit moment où on est juste en-semble, complètement tous les trois un peu comme les mousque-taires - un pour tous tous pour un ! (Sauf que eux ils sont quatre donc... c’est qu’il manque quelqu’un...)Un moment d’union, où tout presque est recollé, et on est hyper joyeux malgré la pluie.Je me demande juste si Tata Guilaine a bien dit à Papa que Maman aussi... euh... venait, normalement, enfin c’est ce qu’elle lui a dit il paraît, au concert.

J’espère que ça ne posera pas de problème. J’ai peur. Mais je dis rien, de peur que Papa ne change d’avis.Et puis j’arrête d’y penser, parce que ce moment est chouétos, et je veux pas le gâcher.

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QUATRIÈME MOMENTL’ÉCHO DU COLLÈGE

PASCAL LE PION : Non non non non Jonathan. Dans cette scène Georges Dandin apprend que Clitandre est allé rejoindre Angélique chez elle. Il est beaucoup plus décontenancé par cette nouvelle. Pense à quelque chose de triste. JONATHAN : Non non, on ne m’abuse pas avec tant de facilité, et je ne suis que trop certain que le rapport que l’on m’a fait est véritable. J’ai de meilleurs yeux qu’on ne pense, et votre galimatias ne m’a point tantôt ébloui.

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PASCAL LE PION : C’est mieux Jonathan, c’est mieux. Atten-tion néanmoins, ta déclamation est parfois trop, trop, natura-liste. Pense à quelque chose de triste au 17e siècle.

Et on a passé comme ça toute la répétition à assister au naufrage de Jonathan qui n’a manifestement pas les épaules pour le rôle. Moi j’étais au fond de la salle, avec Petit Maxime qui avait chour-ravé un numéro de l’Echo des Savanes à son grand frère. On feuilletait le magasine en cachette, il y avait de superbes femmes, toutes nues, et ça faisait des trucs très bizarre. Du chaud dans mon corps, des fourmillements dans mes jambes et comme un massage très doux et fort dans mon caleçon Babar. Avec Petit Maxime on faisait nos vieux routards mais on savait bien tous les deux que le spectacle de ces pages nous chambou-lait.

Pascal le pion a appelé tout le monde sur scène et on a fait un exercice vraiment marrant. On devait faire des statues comme des tableaux vieux, ou des photos célèbres. Après avec Petit Maxime on s’est bidonné à faire ça rue Mermoz, des « happenings in situ », je sais pas ce que ça veut dire, mais c’est ce qu’a dit une dame en passant, avec un sourire.

« Ah comme les New Yorkais du Living Théâtre ! »

WouahaT’entends Maxime ? On fait du théâtre new yorkais ! Je suis étourdi, une sensation de puissance propulse mon petit corps, l’Amérique Petit Maxime, You know what I mean ?!?Et puis j’ai regardé partir cette femme, accompagnée de deux autres.

PETIT MAXIME : Tu les connais ? MOI : Non.PETIT MAXIME : Ce sont les trois sœurs ! Irina Macha et Olga. Tu te rends compte ! Comme la pièce de Tchékhov dont Pascal le pion nous a parlé ! Et elles aussi veulent quitter la Turfau-dière pour partir à Moscou... Le truc c’est qu’on sait pas si

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elles sont sœurs biologiques ou sœurs religieuses, ça c’est un foutu mystère si tu veux mon avis. Au fait tu veux que je te dise qui dans le quartier n’est pas un enfant légitime ?

Il dit tout ça mais déjà moi je ne l’écoute plus. Je pense aux trois sœurs, pas celles-ci mais les autres, celles du bar le Cat’s Eyes dans le dessin animé. Les sœurs Chamade, elles font battre mon cœur.Elles sont très jolies, ont sait jamais si on est plus amoureux de Sylia, de Tam ou d’Alexia, mon avis change à chaque épisode. Le jour elles tiennent un café et le soir elles mettent des habits extrêmement moulants et sexy et partent voler des oeuvres d’art sur des patins à roulettes, dans un hélico, sur terre ou dans l’eau.

Je regarde s’éloigner Macha Irina et Olga, elles sourient toutes les trois. Peut-être qu’elles aussi cachent un secret. Et lorsqu’elles tirent sur leur rosaire, l’habit de nonne tombe sur des combinaisons moulant parfaitement leurs corps de rêve, et elles échappent à la police, un Rembrandt sous le bras, en deltaplane ou sur une planche à voile, direction Moscou...

(C’est peut-être Alexia que je préfère des sœurs Chamade elle a 15 ans, c’est la plus accessible en âge)

F I O U U U U U U U U U U U U U U U U U

Je rêvasse, je rêvasse et une craie expédiée par Labro, le prof de français frôle ma joue et vient se fracasser sur un poster de la comète de Halley punaisé au mur du fond.

Oui parce qu’après la répète du club théâtre on avait français, en C117. Labro il est prof principal, il dit qu’il faut qu’on réfléchisse parce que la semaine prochaine on devra faire l’élection des délégués, une expérience démocratique comme il dit.

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Tous les regards se tournent vers Petit Maxime, qui réajuste doc-tement ses lunettes sur l’arrête de son nez.Labro dit que ceux et celles qui souhaitent se présenter peuvent venir exposer leur programme à leurs camarades.

Je me sens mu par une force inattendue, et telle la fusée Chal-lenger lancée depuis Cap Canaveral, je me retrouve sur l’estrade comme si j’avais parcouru des années-lumière.

Autour de moi, je découvre les autres candidats à l’élection du délégué aux affaires de la 6e Michel Platini : Petit Maxime, Grand Maxime, Cédric Alary et UNE FILLE ! SABRINA BELLINO.

Sabrina ! La première fois que je l’ai vue j’ai cru que c’était une adulte, je l’ai prise pour une pionne. Elle a redoublé sa 6e et comme elle est née en janvier, ça fait qu’elle a presque 2 ans de plus que moi ! Elle a toujours des vestes à épaulettes comme la fille dans Blade Runner, ça lui donne une bête d’autorité ; et en plus elle se ma-quille déjà les yeux avec du crayon bleu électrique. Ses cheveux bruns et bouclés d’italienne, elle les remonte avec un gros chou-chou rose fluo en couette sur le côté. Et elle porte toujours des leggings hyper moulants avec des grosses chaussettes fluo qui recouvrent ses reebok. Pas hyper jolie, mais trop stylée.À la Turfau, on dit qu’elle fait partie de ces enfants dont le père n’est pas le père — vous voyez ce que je veux dire. Petit Maxime suggère que son vrai père était probablement dans les brigades rouges en Italie !

Une adversaire de poids.

Adversaire de poids qui, entre le cours de Labro et celui de Mme Schneider (la prof de maths qui sent les croûtes de fromage) me plaque contre les casiers d’une main ferme et, du haut de son 1m65 MINIMUM, me susurre à l’oreille :

SABRINA BELLINO : Le délégué aux affaires de la 6e Michel Platini sera FÉMININ ou ne sera pas.

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Et elle s’échappe telle Super Jaimie, la femme bionique, qui arrive à exploser une pomme rien qu’en la serrant dans sa main. Ouf. Je suis en un seul morceau.

PETIT MAXIME : Je te propose une alliance, une fusion de nos deux candidatures. Toi et moi, c’est Startsky et Hutch, « mais rien ne pourra jamais briser / une telle amitié ».MOI : Mais Petit Maxime, on n’a pas le droit de se présenter à deux.PETIT MAXIME : Pas « à deux » ! Toi, tu te présentes. Moi, j’écris tes discours, je fais de la propagande pour toi à la récré, à la cantine, j’écris ton nom sur les tables, j’envoie des papiers mâchés avec des slogans en soutien à ta candidature, etc.MOI : Et toi t’y gagnes quoi ?

Monsieur Bouillet le CPE, qui a la dégaine de Gérard Jugnot, tout boulot avec des petites lunettes et aussi la petite moustache, passe en traînant ses pantoufles. Vu qu’il vit dans le collège, des fois ça lui arrive de déambuler dans les couloirs et les classes en CHARENTAISES — y a plus aucun respect, sérieux.Ni une ni deux il nous attrape chacun par une oreille.

MONSIEUR BOUILLET : Circulez les gosses, c’est pas l’heure de traîner dans les couloirs, allez crapahuter sur le terrain de hand, remuez-vous !

La vache. Il a AUSSI l’horrible voix super aiguë de Gérard Jugnot. Après quelques pas, il nous éjecte et disparaît dans un escalier derrière une porte à hublot en chantonnant.

MONSIEUR BOUILLET : Je-je suis liberti — neuh, Je suis une ca-tin...PETIT MAXIME : Tu sais, j’ai pensé, pour ton discours de can-didat à l’élection des délégués, ce qui marcherait bien c’est l’anaphore. Labro nous a expliqué. Genre « Moi délégué je ferai ceci, moi délégué je ne ferai pas cela ... »

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MOI : Et ça donnerait quoi ?PM : Je verrais bien quelque chose du style : « Chère 6e Michel Platini, Moi délégué, je militerai pour bannir la flûte à bec de tout apprentissage scolaire, et qu’on nous enseigne à la place la guitare et la batterie.Moi délégué, je demanderai qu’une télévision avec des VHS soit installée en salle de permanence.Moi délégué, les petits pourront utiliser le terrain de foot le midiMoi délégué, les cartes de cantine ne seront pas —MOI : Chut chut !PETIT MAXIME : Bah quoi ?MOI : T’entends pas ? PETIT MAXIME : Nan.MOI : Des FILLES !!!

Monsieur Bouillet nous a foutus juste devant les toilettes-ves-tiaires des filles !

PETIT MAXIME : Bah ouais, des filles.MOI : Elles parlent. Je crois qu’y en a une qui pleure !

Quatre filles dans le vestiaire.

FILLE 1 : T’es jolie, même quand tu pleures, tu vois. FILLE 2 : Grave. Ça fait ressortir tes yeux.ÉMILIE DE LA 5E DIEGO MARADONA : C’est gentil (snif snif). Mais lui il ne le voit même pas, alors... (snif snif) Pourquoi il a cassé ? ALINE LAMBERT : Il a changé d’avis, c’est tout. Ils sont même pas sortis ensemble, encore.FILLE 2 : Quoi ? Raconte.ÉMILIE : Hier soir je l’ai appelé depuis une cabine téléphone, j’ai demandé à lui parler et là, je lui ai demandé s’il voulait

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sortir avec moi. Et il m’a répondu « oui d’accord ». (snif snif snif) J’ai pas dormi de la nuit tellement j’avais le trac, et j’avais mal au cœur, et ce matin en arrivant dans la cour, je l’ai vu de loin et puis j’ai fini par aller le voir et là -FILLE 1 : Pffff c’est vraiment qu’un petit con.ÉMILIE : Là il m’a dit « ouais en fait, je sais pas, hier je t’ai dit ça au téléphone mais finalement bah, j’ai plus trop envie de sortir avec toi. » FILLE 2 : Les boules grave, je te comprends ; en plus il res-semble trop à Johnny Depp dans 21 Jump Street !FILLE 1 : Mais ouais !ÉMILIE : Il croit que je suis une gamine, voilà ! Il préfère les filles qui ont des seins c’est sûr ! Et puis si ça se trouve j’aurai jamais de seins moi, ou alors ils seront tout petits et —ALINE LAMBERT : Bah te plains pas, moi tous les mecs me reluquent les nichons depuis 1 an, je m’en passerais bien !

LA SECOURISTE-LINGÈRE : Dis donc les petits malins ! PETIT MAXIME sortant de sa poche avec célérité son 10/18 de George Dandin : « Essayez un peu par plaisir, à m’envoyer des ambassades, à m’écrire secrètement des petits billets doux, à épier les moments que mon mari n’y sera pas. » Voilà, nous « épions », c’est le travail « Actor Studio », v’voyez !LA SECOURISTE-LINGÈRE : Tu es bien mignon petit Maxime mais ça prend plus. Vous saurez bien assez tôt comment c’est fait une fille ! Vous voulez que je vous apprenne à espionner ?

De honte, Petit Maxime et moi détalons comme deux lièvres en fuite. Direction le cours de Maths.

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MOMENT INTERMÉDIAIRE OUI J’L’ADORE

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MOMENT INTERMÉDIAIRE OUI J’L’ADORE

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Nuit de Mercredi à jeudi.Mon Père/Nathalie de l’Agence d’Interim. 3 h du matin. Dans la Citroën Visa de mon père, garée en bas de chez Nathalie, Cité d’Automne.L’autoradio crachouille le tube de Pauline Ester

MON PÈRE : Hm. T’avais dit que tu voulais rentrer tôt. Pour la baby-sitterNATHALIE : Oui. Bon. C’est comme ça. T’inquiète pas.

Quand il rentre pas trop tard après la tournée des bars Oui j’l’adore je l’adore

NATHALIE : Tu veux monter boire un dernier verre ? Enfin, après le départ de la Baby-sitter...MON PÈRE : Ah. Oui. J’y tiens pas c’est. NATHALIE : Je vois.

Mais quand il rentre saoul Et qu’il devient méchant, énervant Et qu’il m’accuse de tous les torts Encore et encore, Je ne suis pas d’accord

MON PÈRE : Le prends pas mal mais c’est juste que. J’ai déjà pas mal bu. D’ailleurs je vais laisser la bagnole là, avec ces conneries de prévention routière.

C’est un voyou, un filou Mais voyez-vous malgré tout

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NATHALIE : À demain Michel. Merci. D’être venu à la réunion samedi dernier. Et pour le verre aussi.

Oui j ‘l’adore, c’est mon amour, mon trésor Oui j’ l’adore tous les jours un peu plus fort

MON PÈRE : Héhé, tu sais les noms de code, j’ai déjà donné, s’il te plait ap-pelle-moi simplement

Nathalie a tourné les talons est s’est engouffrée rapidement dans son immeuble.

MON PÈRE : Hey, pars-pas comme ça ! Elle est partie. Et merde.

Quand il veut jouer au loup Et sauvagement me mord Oui j’ l’adore je l’adore

Ta gueule toi. Il coupe la radio. Ferme à clef la voiture. FFFFFFFFF. Marcher un peu. Ça va me faire du bien.

VOIX D’EDDY MITCHELL : Hey, toi !MON PÈRE : Moi ?EDDY MITCHELL : Ouais. Toi coco. Alors tu fais celui qui me connaît pas ? Tu fais semblant de pas remettre les copains ?

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MON PÈRE : Eddy ! Salut. Si si bien sûr je te reconnais. EM : Fait pas chaud. Tiens avale un coup, ça va nous réchauffer.

Eddy tend une fiasque de whisky

MON PÈRE : Merci, c’est pas de refus. Et puis je suis à pieds, j’m’en fous. EM : Alors ça va ? Tu trouves ce que tu cherchais ici ? MON PÈRE : Je me plains pas.EDDY MITCHELL : C’est bien d’avoir trouvé un petit boulot. C’est cocasse. De l’intérim dans une agence d’intérim... Ça dépanne un peu mais l’intérim c’est trop précaire, mon ptit bonhomme.MON PÈRE : Eddy, c’est mieux que rien, ce job; c’est en attendant de voir venir.EDDY MITCHELL : « En attendant » la marée sera montée jusqu’au char de Patton ! On se dit que c’est « en attendant » puis ça se construit en dur, la vie. Des excuses, cher ami de la dernière séance... Bon d’accord, elle est bien roulée la ptite Nathalie je te l’accorde. MON PÈRE : Y a rien ici, y a plus rien, c’est la crise, le chômage.EDDY MITCHELL : Y a pas plus de crise que de bulots dans une forêt mon gars. Des excuses. Pourquoi tu fais pas chauffeur de poids lourds mon petit ? Eh oui ! Comme Elvis !MON PÈRE : Ou des chantiers... Des chantiers, y en a partout. EDDY MITCHELL : Sinon y a croque-mort. Les morts aussi y en a partout. AH ahhha ah ah !MON PÈRE : Croque-mort, un métier d’avenir !

Et quand il devient doux Comme un enfant qui dort Oui j’ l’adore je l’adore

MON PÈRE : Rha merde, j’avais laissé cette foutue radio allumée.

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Il éteint la radio. S’écroule dans le canapé

MON PÈRE : Eddy, tu veux pas tirer sur mes santiags s’il te plait, aide-moi un peu. EDDY MITCHELL : Bien sûr les potes, c’est fait pour ça. Tu veux que je te prête du blé le temps que tu te refasses ?

Entre Nathalie

NATHALIE : Ne l’écoute pas, Michel ! Tu vaux bien mieux ! Ne te fuis pas, Michel, laisse s’exprimer la meilleure part de toi : celle qui s’enracine dans les révoltes les plus primales ! Tu es peut-être la réincarnation des héros de l’in-dépendance des peuples opprimés, de Ho Chi Min, Ahmed Ben Bella et Fidel Castro, de Jules Vallès, du sous-commandant MARCOS !EDDY MITCHELL : Attention mon petit gars, c’est le chant des sirènes ça ! Méfie-toi !MON PÈRE : Je vaux quelque chose Eddy, je crois — pourquoi pas — je peux avoir quelque chose à faire et à dire ! Et toi dans ton costume en plastique bleu avec ta banane jaune, tu me dis de pas y croire, de rester à ma place ! Toi tu as le micro, et moi, je dois continuer à regarder les stars de la télé en me repassant avec amertume comme avec une VHS tous les rouages d’une vie ratée ?! NATHALIE : Vas-y Michel ! La première des résistances, c’est la tienne ! Des-cends dans tes propres profondeurs, cherches-y la vérité, crée-la toi-même !

EDDY MITCHELL : Elles vont te rouler, les bonnes femmes ! Rappelle-toi une chose : à cause de qui t’es là ? dans cette mouise ? Hein ? À cause d’une bonne femme, non ?!

Trois petits coups sont cognés contre la porte. Mon Père va ouvrir.Trois bonnes sœurs, tout sourire, le regardent, une guitare à la main.

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OLGA : Bonjour. C’est les Trois Sœurs Sourire. Cher monsieur, bien qu’il soit 4 H du matin, nous passions par là et depuis le palier nous avons entendu une voix d’homme qui criait : « les bonnes femmes, les bonnes femmes, tout ça c’est à cause des bonnes femmes. » Nous remercions le Seigneur de nous avoir mises, Macha, Iri-na et moi-même, Olga, sur votre route pour vous rappeler ces quelques évangiles :

SŒUR SOURIRE MACHA : Lâchons nos casseroles, prenons la parole.SŒUR SOURIRE IRINA : Les femmes qui s’organisent ne repassent plus de chemises.SŒUR SOURIRE OLGA : Sexisme partout. Féministes partout. Femmes debout.

Et maintenant, permettez-nous de vous chanter à trois voix, cette petite chanson :

MON PÈRE : C’est quoi ce merdier encore ?

LES TROIS SŒURS SOURIRE prenant leur guitare et accordant leurs voix sur un La :

Nous, qui sommes sans passé, les femmes,Nous qui n’avons pas d’histoire,Depuis la nuit des temps, les femmes,Nous sommes le continent noir.

Levons nous, femmes esclavesEt brisons nos entraves,Debout ! Debout ! *

* Paroles de l’hymne du MLF

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MON PÈRE : Eddy ! Eddy ! C’est toi hein. Qu’est-ce que tu chantes ? Qu’est-ce que tu fous avec ce costume de trois bonnes sœurs, Eddy ! Pas toi Eddy ! Barrez-vous je veux dormir!

Mon Père s’agite de plus en plus, en sueur sur le canapé du petit deux pièces bas de plafond. Soudain, il jette violemment son verre comme au visage de quelqu’un dont il cherche à se défendre. Le verre se brise en mille morceaux. Le bruit réveille Mon Père en sursaut. Après un instant, il avise, posée sur le sol à ses pieds, une bouteille de Whisky à moitié vide.

MON PÈRE : Saloperie de merde. Jolie bouteille, sacrée bouteille.

Il s’en saisit et va la vider dans l’évier.

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CINQUIÈME MOMENT SIGNÉ CAT’S EYES

Une agitation incroyable règne en ville.Partout des grappes de jeunes, l’air très grave, se dirigent vers le centre. Ils tiennent des banderoles, des pancartes. Je ne sais pas pour-quoi. Le collège est en vue. Il se passe quelque chose. Tous les grands sont dans la cour de devant. Certains sont très agités, ils crient « vengeance », tandis que d’autres pleurent dans l’épaule de leurs camarades. Mais qu’est ce qui se passe ?

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Je longe l’attroupement et je pénètre dans le hall. Je suis très impressionné.Je m’engouffre dans l’escalier du bâtiment B, j’ai cours.

F R R R R R R R R R R R R R R R T

Une force inouïe me soulève du sol. Une grue m’arrache à la gra-vité et me promène par le colbac.

LETONDU : Bah qu’est ce que tu fous putain ? MOI : Je vais en physique. LETONDU : Tu viens pas à la manife ? MOI : Je suis pas au courant.LETONDU : Mais t’es bouché ma parole. C’est pour Malik Ous-sekine. MOI : C’est qui celui-là ? (Il me semblait bien avoir déjà entendu ce nom, mais je pensais que c’était un moyen mnémo-technique, comme Ornicar, mais avec Où c’est qui... Je voyais pas bien) LETONDU : Un des nôtres. Un étudiant tabassé à mort par des flics à moto dans un hall d’immeuble. Là, la loi Devaquet a été retirée mais on va rendre hommage à Malik, et demander la démission de Pasqua, Chirac, Pendrau... Faut que ça change, plus jamais ça. À part les 2 % de fachos, toute la jeunesse de France est en deuil, un ruisseau de larmes tu vois. MOI : C’est quoi cet autocollant ? LETONDU : Je fais partie de la coordination collégienne. En AG j’ai proposé une action surprise au moment de la dispersion, ça va envoyer. Tu viens ?MOI : (C’est fou comme Letondu est en prise avec le monde, pour un élève de SEGPA ...)LETONDU : Alors tu te décides, on part en cortège là....MOI : (Bien sûr que j’ai envie de venir. J’ose pas trop lui dire que j’ai pas le droit de sécher des cours) Tu sais Letondu, ce qui est arrivé à Malik (Je dis Malik comme si c’était un ami) me bouleverse, mais la révolution j’ai déjà donné...

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LETONDU : Ma parole mon pauvre ami tu débloques !MOI : ... aujourd’hui je pense que la meilleure réponse c’est d’étudier. Et je vais commencer par la physique avec M. Bour-del. (Où est Petit Maxime ? Lui il m’aiderait c’est certain... Tu parles d’un conseiller...)LETONDU : T’as les choquottes !MOI : (Mais pourquoi choisit-il toujours des mots inappropriés à prononcer lorsqu’on a un cheveu sur la langue ?) Pas du tout Letondu, tu comprends pas.

F I O U U U U U U U U U U U U U U U U U

Un sifflement tonitruant retentit. Letondu et moi on se retourne. Là, Petit Maxime fait un signe à Letondu, avant d’escalader le muret du collège. Il a sur le dos un gros sac noir qui semble être le centre de son attention

LETONDU : Faut que j’y aille

Quoi Petit Maxime est dans le coup ? Il va sécher des cours ? Et moi on ne me dit rien ? Je croyais qu’on était une bande, insépa-rable. Qu’on se disait tout. Les grands bonheurs, les petites ga-lères du quotidien, les chagrins. Et là manifestement il se passe quelque chose et je reste comme un con sur le carreau. Sur le carreau blanc de ma paillasse de la salle de physique.Bourdel nous explique des trucs dont je me fous copieusement. Les tubes à essai disposés devant moi se remplissent des larmes que font couler la trahison de mes « amis ». Même Sabrina Bellino a séché le cours, elle doit être à la manif avec les autres. Je vois bien les appels du pied d’Alexandre Vaugeois qui voudrait me réconforter. J’ai envie de me confier à lui. De tout lui dire. Que je ne me suis jamais senti aussi seul de ma vie. Je suis à deux doigts de craquer. Mais je peux pas, Vaugeois c’est un blaireau. Je suis foutu si je

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lui parle. Encore plus si je pleure dans ses jupes. Je peux dire « Hasta la vista baby » à ma réputation. Je serre les dents.

La journée passe. Le midi la cantoche est à moitié vide. Les grands sont en manif et moi je mange seul. Ici il n’y a que ceux qui ne savaient pas. Une sorte de lumpenpro-létariat collégien, déclassé, relégué. Qui n’a même plus les outils de son propre destin. Et ce poisson à l’oseille est dégueu. Quand je serai délégué, je te ferai interdire ça direct. Et une balle dans la nuque du cuistot. Et il y a ce groupe de grands. Des fachos je suis sûr : ils sont pas en manif. Ils rigolent et parlent de l’un deux, un héros soi disant, qui aurait mis un râteau à une 5me. Et ça les fait marrer, les salauds. Alors que Malik est mort.

Je finis par deux heures de sport. De 14 à 16.Mme Roland, la prof de sport nous fait sauter au-dessus d’un élastique minable supposé évoquer le saut en hauteur. C’est complètement ridicule. Vaugeois franchit allègrement les 70 cms, Julie Lagrue échoue à 40 cms.... Et vas-y, tu parles qu’avec ça on va être brillants aux JO de Séoul dans 2 ans.... Elle est belle la relève de l’athlétisme français. Je me demande ce que dirait ce jeune et fringuant commentateur sportif, celui qui vient d’arriver avec sa maitrise parfaite de l’anglais, Nelson Monfort. Et Malik est mort.

Mon cœur se fige. L’instant se suspend. Je suis assommé d’émotion.Je viens de me prendre un Dunk de Michael Jordan sur la tête. Sur le terrain de basket il y des rencontres interclasses. Et c’est la 5e Diego Maradona qui affronte la 4e Jean Tigana. Émilie contre Aline Lambert.

(Curieusement j’ai le sentiment qu’Émilie n’est pas tout à fait à ce qu’elle fait. Elle est ailleurs. Parfois elle baille comme si elle n’avait pas dormi)

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Les regarder jouer au basket est le plus captivant des spectacles.

Certes elles sont en short, on aperçoit leurs soutien-gorges dans l’échancrure des bras de leurs maillots trop lâches. Mais c’est pas ça. J’assiste à une leçon de grâce. Des combinaisons de passes, de défense en zone, d’attaques au poste... Des shoots en extension et des rebonds autoritaires arrachés sous le panier.Au basket on évite tout contact. Pourtant on joue vite, on se frôle, s’effleure, on ne se touche jamais. Est-ce que c’est comme moi avec la vie ? Qui va vite et m’échappe sans cesse alors que j’ai déjà 10 ans ?

Ça me refait le même truc qu’avec l’Écho des Savanes, les cha-touillements /massages doux dans mon caleçon, mais je porte pas le Babar aujourd’hui, j’ai un caleçon Pink Floyd que Tata Guilaine m’a acheté chez Mel & Mike, avec des briques dessus. « We don’t need no education »

C’est vrai, bien que je sente confusément qu’en matière d’amour et de sexe j’aurais bien besoin d’un peu d’éducation. Aline. Émilie. Je pourrais les regarder deux heures. D’ailleurs c’est ce que j’ai fait. J’ai eu 2 en saut en hauteur. Qu’est ce que tu veux, je suis peut-être pas doué pour m’élever.

J’avise le groupe de filles près du banc de touche. Elles font ensemble des étirements genre « stretching ». Là elles sont en mode « grand écart facial » en se tenant par les mains les unes en face des autres. On voit pas mal leur dos et leur ventre parce que les T-shirt re-montent quand elles étirent les bras. Parmi elles : Aline Lambert (et ses seins).

Je réfléchis à ce que disaient les filles dans le vestiaire sur les seins. Et ce que ça doit être de vivre avec des seins. Ou pas de seins. Et du rapport entre le désir et les seins. Entre l’amour et le désir. Entre l’amour et les seins. Bref.

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Je chope un ballon Spalding. Je passe en loucedé près d’elles en dribblant l’air de rien — je suis HYPER discret puisque je fais hyper bien le mec concentré qui dribble négligemment.

FILLE 1 : Qu’est-ce qu’elle a, Émilie, aujourd’hui ? Elle marque vachement d’habitude, et là elle laisse tout passer !ALINE LAMBERT : Laisse béton, on a discuté dans le vestiaire, c’est un mec de 4e qui lui a foutu un râteau.

QUOI ? Ainsi les filles qu’on a entendues avec Petit Maxime c’étaient Aline Lambert ET Émilie ? « Émilie » ? MON Émilie ? Ma petite Émilie-Rosanna-Arquette-qui vient d’avoir ses trucs de fille — de la 5e Diego Maradona ?Et les fachos de ce midi, c’est d’Émilie qu’ils se moquaient ?

FILLE 2 : À mon avis il a voulu se foutre de sa gueule ! Au télé-phone hier il lui a dit oui, et ce matin il lui a dit « finalement non ».FILLE 1 : La honte.FILLE 2 : Bah faut pas qu’elle s’étonne aussi. Avec son serre-tête qui ressemble à rien et ses bagues aux dents ...FILLE 1 : Et puis normal, elle est quand même super plate.FILLE 2 : Une planche à pain !

Je continue mon dribble en passant l’air de rien, pourtant mon cœur enchaîne les tirs à 3 points dans ma poitrine.Mon âme de chevalier se réveille. L’espace d’un instant je vois comment la vie devrait être si elle faisait la vérité : moi, de la 6e Michel Platini, je courrais vers Émilie de la 5e Diego Maradona (faisant fi de toutes les barrières morales liées à notre différence d’âge), dans un geste impérial je terrasserais cet abruti qui ne veut pas d’elle, alors elle se tournerait vers moi dans un sourire, je prendrais son visage dans mes mains et après avoir séché ses larmes, elle poserait sa tête dans le creux de mon cou. C’est ça, la vérité.La voilà ! elle court vers moi en dribblant !

ÉMILIE : Bouge de là !

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P A A A A A A A M M M M M M M M M

Je me retrouve le cul par terre. Mais Émilie se retourne vers moi dans un sourire.

ÉMILIE : Pardon !

Elle continue sa course, et marque un magnifique panier.

Je rumine tout ça en rentrant chez moi. La brume enveloppe mon corps. J’ai froid. C’est poisseux à l’inté-rieur ET à l’extérieur.

La brume s’épaissit. C’est pas normal. Encore un truc pas normal tiens. Une odeur âcre envahit l’atmosphère. Mes yeux piquent et pleu-rent, et c’est pas la tristesse. Des cris me parviennent. Un foule grondante et stridante.

Je pique un sprint de Carl Lewis en direction de la place Patton.

Je me fige.

Un spectacle terrifiant. Un théâtre de désolation. Pompei qui bouge encore. Je suis pétrifié. Des flics partout. Avec des grosses armures et des boucliers. Des matraques. Ils chargent et frappent les 3e qui se serrent par les bras en cordon devant eux. Mes camarades se font frapper.

« Malik / Malik / Malik » les enfants grondent... Et des cris... « Assassins ! » « La jeunesse est dans la rue »

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Je ne vois pas très bien la place est plongée dans une brume épaisse qui pique et poivre.

Des visages ensanglantés gisent au sol au milieu de pierres et de canettes de Fanta. Sabrina Bellino a l’arcade sourcilière ouverte. Putain. Une mar-tyre. Avec ça c’est certain qu’elle se fera élire déléguée.

La secouriste lingère s’active au chevet des blessés. Elle lacère des banderoles pour faire des pansements, elle mouille des linges qu’elle applique sur le nez et la bouche d’élèves qui pleurent et s’étouffent.

OhJe distingue Letondu et Petit Maxime. Petit Maxime avec son gros sac noir essaye de pénétrer dans le char du Général Patton, tandis que Letondu repousse des grappes de flics. Mais qu’est ce qu’ils font ?

Un flic prend Letondu à revers

MOI : ATTENTION DERRIERE TOI LETON

B R U I T

36 Chandelles

Olga Macha et Irina actionnent leur rosaire. Elles se transfor-ment en Sylia, de Tam et Alexia de CAT’s Eyes. Les 3 sœurs belles comme jamais portent secours à Letondu. L’une d’elle, la plus belle, fend le groupe de flics en skate board.

Je rouvre les yeux. Je suis dans mon lit. Une bosse sur le crâne, un chocolat chaud sur ma table de che-vet.

Je ne sais pas ce qu’il s’est passé.

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SIXIÈME MOMENTCRÈCHE VIVANTE

Sur la place Patton, un petit commando déguisé en soldats améri-cains tourne autour du char et du monument aux morts.Karine Delahaye (alias Louise Michel) fait de grandes inscriptions à la bombe rose fluo sur l’obélisque en hommage au D-Day, hissée sur les épaules de Letondu.Le militant intrigant fait les cent pas avec un gros appareil Polaroïd en bandoulière autour du cou.Nathalie, Mon Père, Letondu, Karine Delahaye, Le militant intri-guant, Ravi Shankar Marchais et le vétéran du Vietnam.

NATHALIE : Letondu ! Fais —LETONDU : Noonnnn, Rosaaaaaa !

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NATHALIE : Merde ! Ravachol ! Fais un pas sur ta droite ! Encore, encore ! Stop ! Vas-y Louise Michel ! Là on voit bien ! Michel, j’ai pas mes lunettes, tu peux... MON PÈRE : Elle a écrit en lettres rose Fluo :« Toute la beauté du mondecircule vainementdans les cris des furieuxdans le silence des imbéciles. »Ah. Et elle ajoute... Une tête de Mickey on dirait.KARINE DELAHAYE : C’est pour créer du décalage, rappelez-vous ! C’est bon j’ai fini !LE MILITANT INTRIGANT : Ok, tout le monde en place !

Tous se pressent vers le monument, sous la grande inscription graf-fée par Karine Delahaye.

LE MILITANT INTRIGANT : Ééééééééééé làààààààààà ! TA-BLEAU ! Le Débarquement !

Tous tentent de composer un tableau épique, comme un groupe statuaire représentant des GIs en pleine action de guerre. Mais, comme rattrapés malgré eux par un imaginaire collectif français, ils composent lA liberté guidAnt le peuple.

Une voiture de flics fait le tour du rond-point. Ralentit.

LE TYPE (LE VÉTÉRAN) : Pssst ! Vite, pendant que le policemen sont de l’autre côté. C’est pas comme ça le image de la guerre la merde. LETONDU : Vous êtes qui vous ?LE TYPE : No time to lose. Toi, à plat sur ta ventre ! Rampe ! Toi, tiens elle par le bras ! Comme si tu tombes, arghh touché ! et toi tu cours, en te baissant — STOP ! Perfect ! Bouge vous pas ! Je peux voir vous qui bougez !RAVI SHANKAR MARCHAIS : Moi j’ai des années de Kathakali dans les jambes, alors c’est pas moi.

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LETONDU : Ma petite folie, Karine, tu glisses, là, essaye de te tenir un peu.LE TYPE (LE VÉTÉRAN) : Chhuuuut. Go now, PICTURE !

Et le militant intrigant prend une photo.

LE POLAROÏD : CLAC ! BZZZZZZZZZZZLE TYPE : J’adore. Tu take le picture et tu attends, et tu vois le image qui apparaît petit appétit

Et la photo sort de la boîte par au-dessus.La voiture de flics refait le tour du rond-point. Plus lentement. Elle s’arrête.Le vétéran court distraire les flics.

LE TYPE (LE VÉTÉRAN) : Hi boys ! Is your night full of bad guys ?! Il y a très belle fête ce soir du côté de Mermoz le bar ; pourquoi c’est pas le patrouille là-bas ? Partagez un petit verre ? Non ? Bye bye !

La voiture de flics repart.

LE MILITANT INTRIGANT regarde la photo : Whowa ! Mais c’est super réaliste, on s’y croirait ! Là, avec cette image + les poèmes de Louise Michel, on va réveiller les consciences une bonne fois ! Merci boy.LE TYPE : J’ai serve dans le Vietnam alors je connais MON PÈRE : Je croyais que vous étiez contre la guerre ?LE TYPE (LE VÉTÉRAN) : Contre ! Totally !!! Mais ce que toi, my girl, tu as écrit là, c’est pas le guerre ça ! c’est l’amour, ça ! LETONDU : C’est ma petite copine. RAVI SHANKAR MARCHAIS : Pour ma part j’aurais préféré in sit-in pacifiste à des actions de dégradation mais KARINE DELAHAYE : Il m’en reste encore beaucoup, alors...NATHALIE : Allez Louise Michel, lis-nous en un.

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KARINE DELAHAYE : Bon« Si un poème ne change pas la vieil peut mettre ta couleursur la cité des justes »Ok çui là il est un peu naïf... Alors faudrait graffer un truc gore à côté.... Genre Thatcher à genoux, les mains derrière la tête et le visage tuméfié... Ou n’importe quoi, le petit Grégory par exemple....LE TYPE (LE VÉTÉRAN) : Splendid ! Il faut lui écrire a song, à elle ! Pas mal vos costumes, on pourrait croire vous êtes vrais.LE MILITANT INTRIGANT : C’est Molière qui nous les a prêtés.LETONDU : Je sais qu’on a dit pas les prénoms mais là j’ai un trou, c’est qui Molière déjà ?LE MILITANT INTRIGUANT : C’est le metteur en scène du col-lège, enfin je veux dire Pascal, le pion du club théâtre.LETONDU Ah oui c’est vrai.LE MILITANT INTRIGUANT : Il a récupéré ces costumes, à la crèche vivante de ST Hilaire du Harcouet, ils avaient fait une spéciale 30 ans du D-DAY !LE TYPE : Poor Jesus... bullshit... Et pouis quoi encore, Bal-thazar avec un bazooka qui fait de le jeep dans Beethleem ? Holly shit...LETONDU : Parait que c’était dément, avec des lasers, du gros son et tout... Et c’est un vrai parachutiste qui amenait l’Enfant Jésus, genre tombé du ciel tu vois. LE TYPE Kiel Mierde. Ok girls and boys. Le picture est réhoussie. Les cops sont far away. I’v to leave you know. Bye.

Il ne bouge pas

NATHALIE : Merci MonsieurLE TYPE : J’ai une idée, est-ce que deux d’entres vous vou-draient me accompagner ?

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RAVI SHANKAR MARCHAIS : Pour ? LE TYPE : Pour une action bonne. Bon pour vous.MON PÈRE : J’en suisNATHALIE : Moi aussi

Mon père, le type et Nathalie s’en vont.

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LE TYPE DÉSERTEUR DE LA GUERRE DU VIETNAM

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MOMENT INTERMÉDIAIRE LES NUITS DE LA PLEINE LUNE

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Juste après le moment précédent. Moi, dans l’auto de Tata Guilaine.

Là, je vais « chez des amis » à Tata Guilaine. Mon père a demandé à sa soeur de me garder, parce qu’il avait « des choses à faire ».

Là, je suis seul. À l’avant de l’auto garée en vrac devant le tabac de la Place Patton. « Attends-moi 5 minutes, tu seras choux, je vais chercher des clopes et faire une course ».

...

Vendredi soir, déjà. La semaine est passée comme l’éclair... Et je n’ai plus entendu parler du concert de Jean-Michel Jarre demain... Je ne sais pas qui m’y emmènera, ni même si j’irai.

Tata sort du tabac. Allume une cigarette. Je la vois dans le rétroviseur. Elle se dirige vers la voiture, et... regarde à gauche, à droite furtivement, s’en-gouffre sous un porche. La lumière de la cage d’escalier s’allume. Je vois Tata qui monte au premier... deuxième... troisième étage... . Au troisième. Bon. J’attends.

Aujourd’hui je suis pas allé au collège. Rapport au coup que j’ai pris sur la tête, à la manif. Personne ne me croit, moi je sais bien que Letondu et Petit Maxime ont été secourus par les soeurs Chamade, les Cat’s Eyes.

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Peut-être même qu’ils sont leurs complices, qu’ils traficotent des oeuvres d’art ? (D’ailleurs qu’y avait-il dans ce gros sac auquel Petit Maxime s’agrippait tellement ? Et pourquoi voulait-il pénétrer le tank place Patton ?)

J’ai mal au crâne. J’ai froid. Je souffle sur le pare-brise et je dessine des trucs dans la buée.La lune est énorme, elle baigne toute la place d’une irradiante lumière blanche. Je me dis que c’est une soirée propice à la fin du monde. (D’où vient que j’aie des idées aussi morbides ? Est-ce les hormones liées à mon avancée en âge qui modifient mon corps ET mon esprit ?)

Au loin, découpant la sphère blanche par leur passage furtif, trois sil-houettes traversent l’avenue. Je les regarde, transportant des sortes de caisses rapidement, d’une camio-nette vers une voiture.Je regarde l’étrange balai. Mon oeil s’accoutume à la luminosité particulière de la fin du monde.

NON ! PAS POSSIBLE !Je dois être victime d’hallucinations. Je crois reconnaître MON PÈRE ... mais si ! c’est lui et ... LE TYPE, l’améri-cain qui n’aime pas la guerre que j’ai rencontré l’autre jour ... il y a aussi une femme ... que je ne connais pas.

Rholala, ça va pas bien moi.

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Et... Ces caisses, on dirait qu’ils courent tous les trois ... avec des bour-riches d’huîtres !? Mon père connaît le déserteur ricain ? Et puis d’abord c’est qui cette fille ? Nan mais surtoutPOURQUOI. EST. CE. QU’ILS. COURENT. AVEC. DES. HUÎTRES ?Faut que je me calme je commence à parler comme Pascal le pion.

Tata s’assoit, enclenche la clef de contact. Elle porte sa main à mon front.

TATA GUILAINE : T’as pas l’air en forme mon ptit choux.

Sa main caresse mon visage.

TATA GUILAINE : Allez viens, on va faire la fête.

Tata démarre et nous filons. Les trois silhouettes dans notre dos s’estom-pent dans le gouffre de lumière lunaire.

Je ne sais pas combien de temps on voyage, je m’endors et c’est dans les bras de Tata Guilaine que je fais mon entrée dans un grand appartement. C’est une grande pièce un peu vide, quelques lampes, des canapés, et des gens qui dansent. Beaucoup. De gens. Qui dansent beaucoup aussi. La musique est super forte. C’est super bien.

UN INVITÉ : C’est qui ce ptit mec ?TATA GUILAINE : C’est mon neveu. Je le garde pour dépanner mon frangin. UN INVITÉ : Le mec craignos en santiags avec qui t’étais l’autre jour ?

Elle le foudroie du regard et nous continuons notre chemin parmi la foule.

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MOI : Ça veut dire quoi craignos ?

Une fille qui danse toute seule, enfin titube ou danse on sait pas bien, en rigolant, nous percute. Son verre éclabousse ma main.

TATA GUILAINE: Fais un peu gaffe Véro putain. VÉRO : Gil hey salut.

Je lèche ma main. Heu c’est bizarre. C’est sucré et poivré. Le goût est fort, tourne un peu la tête. C’est super bon en fait. J’espère que Véro va encore en renverser. C’est tellement bon remarque, ça doit certainement pas être de l’alcool. Je pourrais en demander un verre à tata.

VÉRO : T’es passée chez Laurent. T’as eu le temps ? TATA GUILAINE: Oui. Attends deux secondes tu veux. VÉRO : Allez Gil dépêche.

Tata Guilaine soupire et plonge la main dans son sac. Elle me porte toujours dans ses bras, j’ai la tête enfouie dans sa clavicule, mais de l’autre côté, si bien que je vois pas du tout ce qu’elle sort du sac et donne à Véro, qui part tituber et s’effondrer dans les bras d’un homme très grand, et très maigre. Véro est collée à ce gars, habillé tout en cuir avec des épingles à nourrice partout sur ses vêtements. Il porte des lunettes de soleil, alors qu’il fait nuit et qu’on est à l’intérieur. J’en déduis qu’il tient particulièrement à se donner un style particulier.

Tata me dépose sur un canapé et me recouvre de sa grande écharpe qui sent bon elle.Elle continue de saluer des gens qui sont très contents de la voir. Les femmes me font des sourires et des coucous, les hommes me jettent des regards incrédules. Ils doivent être un peu jaloux.

J’ai sommeil.

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Le canapé où tata m’a allongé est à côté de la chaîne Hi-Fi. Dès qu’une chanson se termine quelqu’un de différent vient en mettre une autre, et me montre ce qu’il a choisi, en souriant. Il attend sans doute que j’acquiesce. Wouha. Je savais pas que ma réputation en matière de goûts musicaux avait franchi le collège de la Chausse. Encore moins qu’elle était arrivée dans le cercle très prisé des amis à Tata Guilaine.

Tata Guilaine qui me voit, me sourit et s’approche de moi. À l’oreille, elle me glisse :

TATA GUILAINE : Hey, tu dors pas encore, toi ? Allez laisse-toi bercer : faut que tu te prépares pour le concert de JM Jarre demain !»

Elle regarde le petit effet que sa dernière phrase produit sur moi.

MOI : ON Y VA ?!TATA GUILAINE : Évidemment qu’est-ce tu croyais ? J’ai qu’une parole. On retrouve ton père et on file dans mon bolide !MOI : Et Maman ?

Mais Tata Guilaine est déjà happée par une fille aux cheveux en pétard blancs qui lui tombe dessus, et l’entraîne loin de moi en lui parlant très fort et très près de la bouche.

Je regarde les pochettes des 33 tours et des 45. Elles sont dingues, hyper belles, on se croirait chez Mel&Mike. Les gens des pochettes ressemblent à mort aux invités de cette fête. J’essaye d’en reconnaître certains, au cas où. Là ! Cette fille ressemble à Ellie, de Ellie & Jacno ! Elle danse hypnotisée en regardant droit devant, elle bouge un peu le buste et le bout des doigts. C’est fascinant. Si ça se trouve c’est elle Anne. Anne, qui cherchait l’amour, dans la chanson d’Elli et Jacno qui passait tout à l’heure.

Dans la cuisine, un groupe d’hommes a la même posture que les membres de Marquis de Sade, ou ceux de Perspective Nevski. Y a même un mec qui a la dégaine de Klaus Nomi, avec la bouche maquillée, les sourcils redessinés,

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et un noeud papillon étrangement grand. Il chante en faisant de larges mouvements de bouche.Ils ont l’air de bien s’amuser. J’adore cette fête. Je regarde Tata qui danse et la soirée tourne autour d’elle comme si elle en était l’oeil du cyclone. Je m’assoupis.

J’émerge un peu. (Combien de temps s’est écoulé ?)Pile là où Tata dansait tout à l’heure j’aperçois Mike, de Mel&Mike ! Il embrasse un autre garçon avec la langue. Il a l’air super heureux. Et Mel arrive et embrasse elle aussi le même garçon. Ils se font des sourires. Je me rendors.

J’ouvre des yeux ensommeillés.

Assis sur le canapé à côté de moi, Véro et un type discutent. Le garçon tri-pote nerveusement la pochette d’un disque de New model army. Il y a beaucoup moins de monde dans le salon. Je ne vois pas tata. La mu-sique a cessé, je perçois la conversation de Véro et du gars qui tripote des pochettes. Le soleil commence à pousser l’obscurité. J’ai un peu froid. Je ne com-prends rien à ce qu’ils disent.

LE TRIPOTEUR DE POCHETTES : ... pas fort pour lui. Affaibli. Oui, perdu 15 kilos. VÉRO : Tu es allé le voir à l’hosto ?LTDP : Oui. Non. C’est dur. Ils te regardent de travers quand tu viens voir un malade du SIDA. J’ai pas toujours le courage... Et lui il ... enfin ...VÉRO : C’est quoi cette maladie putain ?! Toi aussi ça t’effraie ? LTDP : Le truc c’est qu’on sait pas si

Mes paupières pèsent 3 tonnes. Je les laisse retomber. Je tombe avec elles. Je me rendors. Cette fois pour de bon.

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SEPTIÈME MOMENTÉLECTRO RÉSURRECTION

(MOMENT DE SUSPENSE)

Samedi soir.Tout l’avranchin converge vers le Mont pour LE concert du siècle.

Mont Saint-Michel en vue. Enfin !

Je regarde en marchant, fasciné, cette cité d’or s’élever dans la grande brume normande; la flèche telle une nouvelle navette de la Nasa en plein décollage dans la fumée. Un mirage ! Va-t-il disparaître lorsqu’on croira l’avoir enfin atteint, comme l’oasis des Dupont et Dupond dans Le Crabe aux Pinces d’Or ?

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On n’est plus très loin. Y a tellement de voitures à la queue-leu-leu, un vrai caravansérail de Renault 5, de 2 CV et de rutilantes BX ; ça fait des kms qu’on marche vers le lieu de l’embrasement, le lieu du décollage ! Des files de gens avancent vers la flèche de Saint-Michel ; une mer de paillettes, de blousons en jean ou en cuir, de couettes, de boucles d’oreille énormes, d’épaulettes, de cheveux de toutes les couleurs, et cette file de gens avance en riant, fumant, mâchant des chewing-gums, ou buvant du Canady Dry, du Gini et de la bière, comme un exode joyeux vers la renou-veau de la musique électro.

Tata Guilaine a mis une robe à paillettes VIOLETTE et des talons hyper hauts bleus pétrole : je dois me casser le cou pour la regar-der, mais elle EN-VOIE.

Mon Père traîne un peu la patte derrière, il zyeute en coin comme un crocodile la foule qui avance ; il scanne. Qu’est-ce qu’il a ? On dirait un espion de la CIA, il a peur de croiser un Ruskov ou quoi ? À moins que. Mais oui ! Mon Père cherche ma Mère.

Est-ce qu’il redoute de tomber sur elle parce qu’il a TROP envie, comme la petite Émilie qui a eu mal au cœur toute la nuit avant de sortir avec le gars facho de la 4e George Burruchaga ? Ou au contraire parce qu’il n’a PAS envie. J’évacue direct cette possibilité.

MOI : Papa, vite ! Dépêche-toi on va rater le début du concert !MON PÈRE : Ça va ça va.MOI : Non, laisse ma main, Tata Guilaine ; je suis grand main-tenant.TATA GUILAINE : C’est pas moi, c’est TOI qui me tiens par la main, pauv’ truffe ! Et puis t’as le beau rôle... Dans cette fosse aux lions, avoir un mec qui vous tient par la main ça en dissuade plus d’un !

Elle me fait un gros clin d’œil trop sexy pendant que la bulle de son chewing-gum vert éclate avec panache. Elle le remballe d’un grand coupe de langue — caméléon féminin.

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Bon, je sais bien que, quand elle m’appelle « mec » elle me flatte : les loubards qui traînent autour d’elle ils pensent que je suis son gosse, et ils lui foutent la paix. V’là la tèchenique. Mais c’est pas grave, pendant quelques secondes je savoure ça, de m’entendre dire (surtout de Tata Guilaine!) que je suis un mec. Je m’efforce d’y croire.

TATA GUILAINE : Tu veux un michoko ? Une clope ? Une pi-quouse ?

(Elle se marre)

MOI : Carrément Tata Guilaine !TATA GUILAINE : Tiens, un p’tit Pimousse. C’est tout ce que tu mérites.

On marche vite parce qu’on est jeunes et pleins d’appétits avec ma tata, elle fonce clope au bec et talons aiguilles devant, et moi je cours près d’elle, sans peur face à l’ascension du Mont qui nous attend.

MON PÈRE : Ravi Shankar Marchais ?!!!RAVI SHANKAR MARCHAIS : Michel !MON PÈRE : Vous aimez Jean-Michel Jarre ? RAVI SHANKAR MARCHAIS : Oh bah, j’aurais préféré qu’ils invi-tent Jean Ferrat, mais, la musique indienne, Jean-Michel Jarre, tout ça, ça passe...!MON PÈRE : Ah oui oui, bien sûr.MOI : Papa ! Dépêche-toi ! (À Tata Guilaine) J’ai peur de perdre papa, Tata Guilaine.TATA GUILAINE : Il est grand t’inquiète.

On dépasse une troupe d’ouvriers biscuitiers venus tous en-semble avec le comité d’entreprise, ils sont avec leur banderolle :

« LES GALETTES SAINT-MICHEL SONT FANS DE JEAN-MICHEL !!! » Avec des projecteurs et plein de faisceaux de couleurs dessinés dessus. Trop stylés les biscuitiers.

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Devant, j’avise deux silhouettes qui ne me sont pas inconnues : un gars très grand et gros avec une chemise à carreaux, et une nana svelte et gracieuse avec un jean taille haute. La subliiiiime Karine Delahaye ?!!!

MOI : Letondu ! LETONDU : Waouh !!! T’es là ?!!!

C’est complètement fou, sur tout le chemin qui mène au concert, au compte-goutte, je retombe sur quasiment TOUS les gens que j’ai rencontrés depuis mon arrivée à la Turfaudière ! Petit Maxime, Grand Maxime, Cédric Alary ; et même Pascal Le Pion qui trottine en jacquetant « diantre ! diantre ! diantre ! » à chaque foulée.

Sabrina Bellino est là elle aussi (son côté Blade Runner et son pansement à l’arcade sourcilière collent grave à ce moment) : je lui fais un petit signe et elle me regarde de ses yeux revolver, pleine d’un souverain défi. Merde, elle lâchera vraiment rien sur l’élection des délégués.

Tata Guilaine m’achète des langues, ces bonbecs au coca ou à la pomme qui te font une explosion supersonique dans la bouche, ça défonce les gencives et les papilles, c’est CANON ! Je m’en bourre pendant que la nuit tombe sur le Mont... Et que montent les premiers lasers mauves de Jean-Michel Jarre.

Ça y est.Nous y voilà. J’ai la galvanisante sensation qu’on est tous là pour... quelque chose d’important. Que c’est un moment HISTORIQUE. Que toute cette foule (et j’en suis !) partage en cet instant la conscience de vivre un moment UNIQUE. Est-ce que les lourds nuages chargés de l’énergie guerrière de la baie, et que percent des dizaines de poursuites multicolores, se déchireront bientôt pour laisser place à l’atterrissage d’un vaisseau d’une civilisation hyper-avancée, venue d’une galaxie lointaine ?

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Est-ce que nous attendrions ici un nouveau Messie ?! Serait-ce — Jean-Michel Jarre ???

Tandis que remontent de mes profondeurs ces quelques souvenirs cathos issus du prosélytisme de l’Abbé Montagne de Vire, sou-dain, dans un éclat de lumière bleue, apparaît à quelques mètres de moi, émergeant hors de la foule et comme en surimpression sur un suaire : LE VISAGE DE MA MÈRE.

Un instant plus tard, dans un rai de laser rouge balayant à nou-veau le public en transe, et à quelques mètres de moi : LE VISAGE DE MON PÈRE.

Ils sont là, face à face, caressés par les rayons bleu, vert, rose, violet, entourés par une marée de visages aux yeux mi-clos, une foule qui danse ou qui flotte, sous le son des gouttes d’eau électro et de souffles de femmes-poissons, comme dans un rêve.

Ils se regardent l’un l’autre.

Sans rien dire.

Je ne les lâche pas des yeux.

Mon père prend sa respiration.

Il va parler.

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LES ÉNERGIES TELLURIQUES ET STELLAIRES DE JEAN-MICHEL JARRE IN THE BAY OF SAINT-MI-CHEL VONT-ELLES PERMETTRE À MON PÈRE ET À MA MÈRE DE COMMUNIQUER ENFIN ?

DE QUELLE AFFREUSE MALADIE VÉRO ET LE TYPE QUI TRIPOTE DES POCHETTES NERVEUSEMENT PARLAIENT-ILS ?

CONNAÎTRAI-JE ENFIN LE SECRET QUE LES TROIS SŒURS SOURIRE RENFERMENT SOUS LEURS RO-SAIRES ? ET SI ELLES SONT SŒURS RELIGIEUSES ET / OU SŒURS BIOLO-GIQUES ?

QUI SERA ÉLU DÉLÉGUÉ AUX AFFAIRES DE LA 6E MICHEL PLATINI ? PUIS-JE FAIRE CONFIANCE À PETIT MAXIME POUR CONTRER LA FAVORITE MARTYRE SABRINA BELLINO ?

QUE FICHAIENT LETONDU ET PETIT MAXIME AUX ABORDS DU CHAR D’ASSAUT ? ET QUE CONTENAIT CE GRAND SAC NOIR QUE TRAÎNAIT PETIT MAXIME ?

L’ÉTAT FRANÇAIS RECONNAÎTRA-T-IL UN JOUR LE MEURTRE « PAR LA POLICE » DE MALIK OUSSEKINE ?

EST-CE MON PÈRE QUI TRIMBALLAIT DES HUÎTRES EN PLEINE NUIT AVEC UNE INCONNUE ET UN DÉSERTEUR ?

POURQUOI ?

PARVIENDRAI-JE À CONQUÉRIR LE COEUR D’ÉMILIE DE LA 5ÈME DIEGO MARADONA ENDOLORI PAR L’ABRUTI QUI NE VEUT PAS D’ELLE ?

MON CORPS QUI APPELLE ALINE LAMBERT

ME TOURMENTERA T-IL ENCORE LONGTEMPS ?

PERCERAI-JE LES MYSTÈRES DES SEINS ET DU DÉSIR AMOUREUX ?

DU DÉSIR TOUT COURT ?

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Vous le saurez en venant écouter l’épisode 3, de la saison 2, de

L’Ephémère Saga ou comment j’ai grandi.

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Ce livret a été imprimé avec les moyens du bord, peut-être sur une imprimante

à la maison, ou dans une boutique de photocopies. Ou bien à l’imprimerie de

la Caf du Calvados. Certainement à la suite d’une piraterie quelconque.

Il est en prix libre, la version numérique est accessible à toutes et tous depuis le

site www.linventiondemoi.com. Il n’a fait l’objet d’aucun dépôt légal pas

plus hélas que d’un dépôt illégal.

Il a été composé principalement en Offi-cina Sans ITC, et en Citizen.Cette typographie se nomme HAbAquqHA-

bAquq et a été créée par Mélanie Bour-goin, qui a également dessiné le person-

nage en face. La maquette, la mise en page, la photo-

graphie de couverture et les photomon-tages sont de Nathanaël Frérot.

l’épHémère sAgA est un projet de L’inven-tion de moi, module autonome de pro-

duction. Avec le soutien du Lieu Com-mun. (Vire -14 -)

Pour la partie Avranches le projet est soutenu par la Région Normandie, la

ville d’Avranches, la Communauté de communes du Mont St Michel et le CGET.

Pour la partie viroise, la CAF du Calvados et la ville de Vire.

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Jérémie Fabre et Nathanaël Frérot, avec Aurianne Abécassis, Julie Aminthe, Sabrina Bus, Marc-Antoine Cyr, Solenn Denis, Romain Nicolas, Sabine Revillet, Cyril Roche, Joséphine Serre, Clémence Weill.

une histoire co-écrite par :

L’ÉPHÉMÈRE SAGA OU COMMENT J’AI GRANDI est un feuilleton litté-raire et théâtral écrit à plusieurs mains. Elle raconte l’histoire d’un enfant dans les années 80. Elle s’inspire de la vie des quartiers dans lesquels les auteurs sont invités à travailler, mais aussi de l’enfance des autrices et auteurs. Chaque épisode est écrit par un binôme différent, en quelques jours, au coeur du quartier, et fait l’objet d’une lecture publique dans la foulée.

sAison 1 (2015-2016 / vire)

« Quelque chose de pas clair se trame dans le quartier de la Planche. Boubal, le magnat du store électrique, a fait alliance avec Annie Pujol, de l’Opaque (l’Office HLM), afin de mettre la Cité sous coupe réglée. Heureusement, mes parents et leurs voisins organisent la résistance, et je veux en être… »

sAison 2 (2016-2017 / vire & AvrAnCHes)

« Papa et maman ont décidé de faire un break. L’in-tense lutte qui les a opposés au rouleau compresseur

Bernard Boubal et au mirage des années fric les a laissés exsangues.

Moi je rentre en 6ème, la semaine chez papa à Avranches, le week-end chez maman à Vire. L’occasion de se livrer à de

nouvelles et trépidantes expériences ! »

SECOND SUPPLÉMENT

*L’invention de moi est un ensemble de

textes de Jérémie Fabre.