Boudon R, Bourricaud F. Dictionnaire critique de la ... · on observe que si aucune sanction...

7
Boudon R, Bourricaud F. Dictionnaire critique de la sociologie. Paris: PUF; 1982

Transcript of Boudon R, Bourricaud F. Dictionnaire critique de la ... · on observe que si aucune sanction...

Page 1: Boudon R, Bourricaud F. Dictionnaire critique de la ... · on observe que si aucune sanction juridique ne peut être mobilisée en défense du premier, le respect de la seconde est

Boudon R, Bourricaud F. Dictionnaire critique de la sociologie. Paris: PUF;

1982

Page 2: Boudon R, Bourricaud F. Dictionnaire critique de la ... · on observe que si aucune sanction juridique ne peut être mobilisée en défense du premier, le respect de la seconde est

nature de la communication symbolique, certains diront que les « sociétés traditionnelles » sont des sociétés sans écriture, alors que dans les sociétés modernes, non seulement l'écriture est largement pratiquée, mais des moyens de communication de masse, comme l'imprimerie, pour ne rien dire des médias audio-visuels, facilitent une circulation rapide des idées comme de l'information la plus banale et la plus quotidienne. Malheureu- sement, la présence ou l'absence d'écriture (laquelle présente un carac- tère ambigu eu raison de la multiplicité des écritures : idéogrammes, hiéroglyphes, caractères) n'est pas un critère univoque puisqu'il existe beaucoup de sociétés à écriture qui sont aussi « non modernes D.

L'opposition tradition/modernité perd encore de sa portée quand on cherche à en préciser le contenu au-delà des deux couples de traits que nous venons de mentionner. Dans la mesure où nos sociétés sont souvent jugées artificielles et corrompues, celles qui les précèdent passent pour proches de l'état de nature et donc pour moins im'galitaires que les sociétés modernes : I'accumulation du capital y étant faible, le niveau de consommation ayant beaucoup de mal à s'établir au-dessus du niveau des subsistances, l'écart entre les plus riches et les plus pauvres s'y trouverait resserré entre des limites beaucoup plus étroites. Mais s'il en est ainsi dans une tribu amazonienne que l'on peut qualifier de « traditionnelle », il n'en est plus de même dans 1'Egypte des Pharaons, société fortement inégalitaire et qui, pourtant, n'est pas moderne. De même, nos sociétés étant souvent dénoncées comme oligarchiques (une élite du pouvoir y serait capable de reproduire indéfiniment sa propre domination), les sociétés qui ont précédé I'âge moderne apparaissent alors plns démocratiques. Mais si la tribu amazonienne peut être dite« démocratique», l'Egypte ou Babylone, qui ne sont pas des sociétés modernes, sont moins encore démocratiques que les Etats-Unis ou la France contemporaine. L'opposition moderneltradi- tionnel n'a pas beaucoup de sens, parce que le groupe des sociétés tradi- tionnelles, qui réunit les Bororo, Rome et Athènes, est par hop indéfini.

Enfin, la notion de société traditionnelle perd toute rigueur si on cherche à en faire une étape distincte et homogène, à traverz laquelle passe- raient nécessairement toutes les sociétés dans leur marche à la modernité. En effet, sous cette dénomination unique se trouvent confondues des formes sociales radicalement différentes. Qu'ont de commun les sociétés primi- tives d'une part, Ninive et Babylone, Rome et le Saint-Empire romain germanique, d'autre part ? Rousseau avait très bien vu qu'antérieurement à nos propres sociétés, s'était produite une péripétie décisive dans l'histoire des sociétés humaines, avec l'institution de la propriété privée. Mais il s'était bien gardé d'affirmer que toutes les sociétés étaient passées, à un moment historiquement datable, par cet épisode. En tout cas, la disso- lution de la communauté primitive a lieu bien avant l'émergence des formes modernes de l'organisation sociale et économique, caractérisées par une haute productivité et une communication sociale intense. En outre, parmi les Empires prémodernes, capables de soumettre à un même pouvoir de larges populations très hétérogènes, les différences les plus manifestes

Page 3: Boudon R, Bourricaud F. Dictionnaire critique de la ... · on observe que si aucune sanction juridique ne peut être mobilisée en défense du premier, le respect de la seconde est

637 TRADITION

apparaissent quant à la conception de ce pouvoir et de sa légitimité. Rome exerce sa domination au nom d'une loi, qui n'a pas grand-chose de commun avec les conceptions des Babyloniens. Ce qui autorise à faire entrer ces sociétés si diverses dans une même catégorie, ce n'est donc pas la présence de traits communs, mais l'absence de certains traits, comme la forte produc- tivité du travail et I'intensité et la fréquence des échanges interpersonnels, qui sont généralement attribuées aux sociétés modernes. En d'autres termes, la notion de société traditionnelle ne constitue pas un type unique à l'aide duquel nous puissions distinguer clairement un ensemble de sociétés de celles qui n'appartiennent pas à ce type.

Toutefois, si la notion de soçidttd ttradihonnelle n'a pas beaucoup de sens, celle de tradition en a un, sinon plusieurs, dont l'analyse est très utile au sociologue. On peut parler de tradition à propos d'un grand nombre de conduites sociales très différentes et susceptibles de se produire dans les sociétés les plus diverses et, éventuellement, les plus modernes. Chaque fois que nous nous en tenons, ou que nous déférons à une manière d'être, de faire ou de sentir, sous le seul prétexte qu' « on a toujours agi ainsi », on peut parler de tradition. Mas Majorurn (la coutume des anciens), magister dzxit (le maître l'a dit), expriment cette soumission à l'autorité du passé. Elle prend le plus souvent la forme d'un acquiescement tacite et, pour ainsi dire, préréflexif. C'est ainsi qu'un Anglais, lorsqu'il apprend à conduire, place son véhicule sur la partie gauche de la route, ou que nous disposons couteau et fourchette à droite et à gauche de l'assiette. Mais ces deux exemples ne sont pas équivalents. En effet, s'il prenait au jeune Anglais, voyageant en France, la fantaisie de circuler à gauche, un agent de la circulation le ramènerait dans le droit chemin (c'est-à-dire à droite), en lui appliquant les sanctions prévues par le code; tandis que si je place ma fourchette à droite et mon couteau à gauche, cette entorse au bon usage n'entraînera pas l'intervention du juge et du policier; elle suggérera seulement que je n'ai pas été convenablement éduqué - à moins qu'elle ne passe tout à fait inaperçue.

En prêtant attention aux différences qui séparent l'usage de la coutume, on observe que si aucune sanction juridique ne peut être mobilisée en défense du premier, le respect de la seconde est obligatoire. On notera aussi que le bon usage peut relever soit du goût, soit de la moralité et des bonnes mœurs. Si je m'habille de vêtements aux couleurs criardes, on dira que je manque de goût; si je réponds avec brutalité à une question importune, on dira que je manque de cœur. La conformité entre ma conduite et les attentes sociales est assurée tantôt par des sanctions qui s'attachent à la rnpture des rkgles du goût, tantôt par celies qui accom- pagnent la violation des bonnes mœurs. Mais dans les deux cas, même si la condamnation n'a pas la même sévkrité et ne met pas en cause les mêmes sanctions, ce qui est condamné, c'est l'ignorance ou la désinvol- ture que j'ai manifestées à I'égard de manières de faire, d'être, de sentir ou de penser, que « noirnalement » il n'est pas convenable de mettre en cause.

johan
Texte surligné
johan
Texte surligné
johan
Texte surligné
Page 4: Boudon R, Bourricaud F. Dictionnaire critique de la ... · on observe que si aucune sanction juridique ne peut être mobilisée en défense du premier, le respect de la seconde est

TRADITION

Dans sa classification tripartite des formes de légitimité, Weber fait place à la tradition. Il a très opportunément souligné l'importance dans les pratiques et les conduites sociales de ce qui va de soi : « On a toujours fait ainsi », etc. La tradition ainsi entendue, c'est la forme préréflexive de la conformité. Ce qui reste ambigu dans sa conception, c'est le rapport entre la forme et le contenu de la pratique. D'abord, à travers le temps, une tradition peut changer. Du fait que son contenu évolue, sa forme peut-elle être réduite à la pure soumission ? Est-ce seulement à cause de la référence au passé, à l'autorité des ancêtres, que telle pratique traditionnelle est légitimée? Ou est-ce aussi bien en raison de ce qu'elle nom commande ou de ce qu'elle nous suggère, que cette tradition sans cesse modifiée doit être suivie? Le discrédit dans lequel les philosophes des Lumières ont tenu la tradition tient à ce que pour eux, elle n'était rien de plus que l'obéissance aveugle à une collection de maximes confuses, disparates ou même franchement contraires à la nature, qui n'avaient pour elles que de venir du fond des âges. A cette vue rationaliste, les traditionalistes (Burke par exemple) opposent une conception tonte différente. Burke commençait bien par reconnaître que les traditions, et le droit, dans la mesure où il se confond avec elles, ont pour origine les intérêts et les préjugés. Mais, objectait Burke, dans un grand nombre de cas, disposons-nous pour décider de meilleurs critères que nos préjugés et nos intérêts, surtout s'ils sont épurés et consolidés par l'héritage des siècles? Si l'on suit l'argu- mentation de Burke, ce qui donne son ~ o i d s et sa pertinence à une tradi- tion, ce n'est pas seulement qu'elle assure la conservation du passé en tant que passé, c'eut que grâce à un certain nombre de procédures sélec- tives, elle en permet au moins partiellement la transmutation en une expérience et une sagesse. A la conception courante de la tradition, qui en souligne les aspects strictement reproductifs, il faut donc substituer une conception qui en retienne aussi les aspects sélectifs et par conséquent évaluatifs, et surtout évolutifs. Ce qui importe donc, ce n'est pas seulement la tradition comme chose faite, c'est la manière dont elle se fait. La tradi- tion, ce n'est pas un passé irréductible à la raison et à la réflexion, qui nous contraint de tout son poids, c'est un processus par lequel se constitue une expérience vivante et adaptable.

Il va sans d i e que les différentes sortes de traditions se constituent selon des procédures différentes : les manières de table ne se constituent pas de la même façon que les règles qui régissent l'accession au trône d'Angle- terre. I l faut donc distinguer plusieurs sortes de traditions, selon la manière dont elles se constituent. Dans un premier cas, on peut parler d'incdcahon. Nous apprenons sans effort en regardant faire l'aîné, en mettant pour ainsi dire nos pas dans les siens. De nombreux savoirs artisanaux - savoir-faire ou tours de main - sont acquis de cette manière. Mais on exagère souvent le caractère répétitif et reproductif de ce mode d'acquisition. Précisément parce qu'elle n'est pas traitée comme un « programme », dont il s'agit d'exécuter un nombre infini de copies, toute tradition est susceptible d'une variété d'interprétations, et comporte donc une certaine variabilité

johan
Texte surligné
johan
Texte surligné
johan
Texte surligné
johan
Texte surligné
Page 5: Boudon R, Bourricaud F. Dictionnaire critique de la ... · on observe que si aucune sanction juridique ne peut être mobilisée en défense du premier, le respect de la seconde est

- puisque toute interprétation porte la marque distinctive de I'inter- prète. En outre, même si dans l'apprentissage d'une tradition, l'apprenti apparaît passif vis-à-vis de son modèle, il se trouve impliqué dans un rapport d'interaction proprement social vis-à-vis de l'aîné ou du maître. L'inculcation ne peut donc pas être tenue pour un processus d'ajustement strictement mécanique comme celui qui est imposé au dormeur par le fameux lit de Procuste. Le moins qu'on puisse faire ici, c'est avec Piaget, de parler non seulement d'adaptation à un modèle, mais d'assimilatzon dudit modèle, qui se trouve ainsi affecté, et éventuellement redéfini, dans tels ou tels de ses traits, par l'effort de l'apprenti.

A cette vue, selon laquelle toutes les traditions ne sont pas acquises sur le mode de l'inculcation, on peut objecter qu'en dernière instance, elles sont toujours réductibles à des « archétypes » - les moules que I'in- conscient collectif tiendrait pour ainsi dire à notre diposition pour donner un sens à la banalité du quotidien. Les traditions - qu'il s'agisse de récits ou de pratiques, de mythes ou de rites - feraient revivre à chacun de nous, et à toute société, les épisodes d'un destin immuable. Elles répé- teraient à satiété les moments décisifs d'un destin commun : la mort du père, l'affrontement, puis la réconciliation des frères, etc. Selon cette lecture, les traditions, c'est-à-dire les pratiques institutionnelles dans ce qu'elles ont de contraignant et de stéréotypé, ne sont rien de plus que l'expression projective du Surmoi.

Outre les difficultés intrinsèques à ce point de vue, il ne rend pas du tout compte d'une autre manière, très différente, dont se constituent les traditions. A côté de cette projection, ou de cette production, à partir d'archétypes intemporels, il faut voir dans la tradition un processus d'interfirdtation. Mais qui dit interprétation ne dit pas nécessairement hdneutique. Ricœur applique ce terme à trois domaines : le travail du trwhement qui traduit une langue dans la langue d'un auditeur qui ne comprend pas celle du locuteur; la restitution par le p~ychanalyste d'un scns aux rêves; la création esthétique - ou son commmtaire. Ces trois exemples sont-ils homogènes? L'équivalence lexicographique entre « chien » et « dog » n'est pas de même nature que le rapport entre le contenu manifeste d'un rêve et son contenu latent. Mais surtout, le juge qui, pour résoudre un cas, fonde sa décision sur l'analogie entre ce cas et la manière dont des litiges semblables ont été antérieurement résolus, n'est pas un herméneute comme le commentateur de Nostradamus ou du Zohar. Rien ne nous oblige à considérer que la tradition est par essence ésotérzque.

La méthode interprétative est au cœur de la Common Law anglaise ou américaine, qui constitue un corpu public, élaboré par des spécialistes du droit, intervenant sous le contrôle ou sous la pression du public. La Common Law n'est pas seulement une méthode de décision, c'est une méthode de discussion (et par conséquent de justification) qui doit satis- faire à des exicences très exulicites. D'abord la Common Law est une loi - pour tous; les tribunaux qui fonctionnent selon ses principes se distinguent

johan
Texte surligné
Page 6: Boudon R, Bourricaud F. Dictionnaire critique de la ... · on observe que si aucune sanction juridique ne peut être mobilisée en défense du premier, le respect de la seconde est

TRADITION

des tribunaux devant lesquels sont portées les affaires intéressant une catégorie particulière de justiciables (par exemple, les nobles ou les gens dlEglise dans la justice d'Ancien Régime). Par un paradoxe qui mérite de retenir l'attention, il existe donc un droit coutumier d'inspiration univer- diste. De plus, la Common Lam est un droit fondé en raison : même si l'autorité du précédent est invoquée, le précédent ne vaut que justijïé, c'est-à-dire à la fois relativisé (pnisqu'il n'est qu'un cas), mais aussi uni- versalisé (puisqu'il permet des comparaisons et se prête à un traitement par des principes communs).

Un droit traditionnel peut donc opérer selon des procédures sinon rationnelles, du moins raisonnables. Ce qui garantit le caractère raison- nable de la décision, ce sont les règles auxquelles se soumet le juge. Dans les sociétés où les questions juridiques et les questions religieuses ne ront pas clairement différenciées, comme c'est le cas en Israël au moment de la codification du Talmud, la solution de certains cas n'est pas seu- lement éclairée par la réponse explicite fournie dans un texte du, Penta- teuque; elle peut l'être aussi, c'est du moins la thèse des Pharisiens contre Les Sadducéens, par l'autorité d'une tradition orale, ou même par l'inter- prétation fournie par les hommes versés dans les choses divines, qui se prononcent en connaissance de cause sur une tradition écrite ou orale. En fait d'interprétation, le fameux rabbin Hillel proposait de recourir à trois analogies : 1) a minon' ad majus; 2 ) par rapprochement de mots; 3) par analogie de domaines. L'interprétation est un triple processus de généralisation : hiérarchique, sémantique et pratique. La tradition a donc d'autres sources que la littéralité de la parole et de l'écrit : elle repose aussi sur l'interprétation. Mais son mode de constitution rend la tradition contentieuse, pour ainsi dire par nature. Pour être légitime, eile doit reposer rur des textes et sur des discours authentiques, mais aussi sur des interpéta- tions autorisées. Or l'appréciation de l'authenticité des premiers et de I'auto- rité des secondes, engendre inévitablement nombre de querelles parfois violentes, futiles et interminables.

Le mode de constitution de la tradition fait apparaître deux points qui sont trop souvent négligés. D'abord, les traditions évoluent. Bien loin de se réduire à une simple rhapsodie de manières d'être ou de faire., qui tirerait du passé sa seule garantie de légitimité, la tradition apparaît comme un noyau dur de préférences et de pratiques stabilisées. La cohé- rence de ce noyau ne soustrait la tradition ni aux risques d'éclatement et de dissolution, ni aux promesses d'enrichissement et d'ouverture. C'est que ledit noyau est lui-même complexe. Aucune tradition, comme le wggère l'analyse la plus sommaire de toute culture politique, n'est pleine- ment intégrée ou, à plus forte raison, totalement homogène. Shils a insisté sur la diversité des « traditions » dont se réclament les intellectuels. Dans la mesure où ces diverses traditions sont simultanément présentes dans un même champ intellectuel, on peut y voir le signe que toute tradition, dans la mesure où elle est impliquée dans un rapport d'opposition ou de complémentarité, est complexe sinon composite. D'autre part, elle combine,

johan
Texte surligné
Page 7: Boudon R, Bourricaud F. Dictionnaire critique de la ... · on observe que si aucune sanction juridique ne peut être mobilisée en défense du premier, le respect de la seconde est