BOTA, Christian & BRONCKART, Jean-Paul - Volochinov et Bakhtine, deux approches radicalement...

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Linx 56 (2007) Linguistique des genres ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Cristian Bota et Jean-Paul Bronckart Volochinov et Bakhtine : deux approches radicalement opposées des genres de textes et de leur statut ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Avertissement Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de l'éditeur. Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sous réserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluant toute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue, l'auteur et la référence du document. Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le Cléo, Centre pour l'édition électronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV). ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Référence électronique Cristian Bota et Jean-Paul Bronckart, « Volochinov et Bakhtine : deux approches radicalement opposées des genres de textes et de leur statut », Linx [En ligne], 56 | 2007, mis en ligne le 21 février 2011, consulté le 10 octobre 2012. URL : http://linx.revues.org/360 ; DOI : 10.4000/linx.360 Éditeur : Département de Sciences du langage, Université Paris Ouest http://linx.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://linx.revues.org/360 Ce document est le fac-similé de l'édition papier. © Tous droits réservés

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Artigo de Bronckart e Bota sobre as diferenças de concepção de Bakhtin e de Voloshinov acerca dos gêneros textuais/discursivos.

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  • Linx56 (2007)Linguistique des genres

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    Cristian Bota et Jean-Paul Bronckart

    Volochinov et Bakhtine: deuxapproches radicalement opposes desgenres de textes et de leur statut................................................................................................................................................................................................................................................................................................

    AvertissementLe contenu de ce site relve de la lgislation franaise sur la proprit intellectuelle et est la proprit exclusive del'diteur.Les uvres figurant sur ce site peuvent tre consultes et reproduites sur un support papier ou numrique sousrserve qu'elles soient strictement rserves un usage soit personnel, soit scientifique ou pdagogique excluanttoute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'diteur, le nom de la revue,l'auteur et la rfrence du document.Toute autre reproduction est interdite sauf accord pralable de l'diteur, en dehors des cas prvus par la lgislationen vigueur en France.

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    Rfrence lectroniqueCristian Bota et Jean-Paul Bronckart, Volochinov et Bakhtine: deux approches radicalement opposes des genresde textes et de leur statut, Linx [En ligne], 56|2007, mis en ligne le 21 fvrier 2011, consult le 10 octobre 2012.URL: http://linx.revues.org/360; DOI: 10.4000/linx.360

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    Volochinov et Bakhtine : deux approches radicalement opposes des genres de textes et de leur statut

    Cristian Bota, Jean-Paul Bronckart

    Lessai par lequel souvre ce volume, et qui est le premier crit connu de Bakhtine [] complte et claire trois autres livres, parus en 1927 et 1929 sous la signature de N. Volochinov (Le Freudisme et Marxisme et philosophie du langage) et de P. Medvedev (La mthode formelle dans les sciences de la littrature), mais qui, aujourdhui, lui sont gnralement attribus : indpendamment mme de la problmatique qui leur est commune, le style, avec sa rigueur dmonstrative, sa prcision et sa vigueur image dans le maniement des termes abstraits, confirmerait, sil en tait besoin, la paternit de Bakhtine. Nous avons l lexemple assez rare dun savant acceptant lanonymat, sacrifiant sa notorit personnelle la diffusion de son uvre. (Aucouturier, 1978, pp. 10-11).

    Comme les documents prparatoires ce numro, ces lignes de la Prface du recueil Esthtique et thorie du roman reproduisent la thse selon laquelle Bakhtine serait le vritable auteur des ouvrages et articles quauraient complaisamment signs Volochinov et Medvedev. Sur la base des lments historiques aujourdhui disponibles (cf. Ivanova, 2003a, 2003b ; Sriot, 2007), il y a lieu de rejeter dfinitivement cette thse, issue de la machination conue notamment par Ivanov1 au dbut des annes 1 Le smioticien Ivanov a formul cette thse dans deux articles publis en 1973 et 1975 ; Bakhtine quant lui a laiss faire , mais sil semble avoir confirm oralement quil tait effectivement lauteur des texte signs Volochinov et Medvedev, il na nanmoins jamais formellement revendiqu cette

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    1970, dans le cadre de la publication-clbration de luvre bakhtinienne . Lanalyse contrastive des crits de Volochinov et de Bakhtine que nous proposons dans ce qui suit na nanmoins pas comme seul objectif de rendre Csar ce qui lui revient ; elle vise aussi et surtout montrer que les travaux de ces deux auteurs sancrent dans des pistmologies radicalement opposes, et que ces divergences ont des incidences majeures sur le statut qui peut tre confr au langage, aux textes et aux genres, et plus particulirement sur le rle que jouent ces derniers dans la constitution et le dveloppement de lhumain.

    Pour ce faire, nous retracerons dabord les tapes majeures des parcours de Volochinov et de Bakhtine, et nous tenterons de dresser un tableau des conditions dinteraction et dinterpntration des deux uvres. Nous centrant ensuite sur la seule priode 1920-1930, nous examinerons la teneur de la crise des sciences humaines alors rgnante, et montrerons que les membres du prtendu Cercle de Bakhtine , sils avaient en commun de rejeter les options positivistes et naturalistes, divergeaient quant lpistmologie quil convenait de leur opposer ; puis nous montrerons, en nous fondant sur les crits de lpoque, que Bakhtine avait une position clairement inspire de la phnomnologie radicale, alors que Volochinov sinscrivait nettement dans une perspective interactionniste sociale adosse au marxisme, trs proche de celle dveloppe par Vygotski (1927/1999). Nous analyserons enfin la reprise-transformation des thmes majeurs de Volochinov effectue par Bakhtine dans Les genres du discours, et soutiendrons que ce nest qu la condition de leur rintgration dans lpistmologie interactionniste de leur vritable auteur que les notions de genres de textes , de dialogisme et d attitude responsive active se rvlent dcisives pour une approche du rle du langage dans le dveloppement humain.

    1. Volochinov, Bakhtine et Bakhtine/Volochinov

    Ns tous deux en 1895 (le premier Saint-Ptersbourg, le second Orel), Volochinov et Bakhtine se rencontrent dabord Nevel, en 1918, au cours des runions du cercle philosophique de M. Kagan, puis se retrouvent ensuite Vitebsk en 1921. Volochinov y tait responsable du dpartement de musique de lEcole des arts thtraux, avait recueilli Bakhtine dans sa maison et, avec lappui de Medvedev, lui avait trouv des tches denseignement dans diverses institutions : cette poque, si cercle il y avait, ctait manifestement celui de Volochinov/Medvedev, et Bakhtine nen tait quun membre plutt marginal, en raison de ses options phnomnologiques et de ses proccupations religieuses (cf. Todorov, 1981, p. 14). En 1922, Volochinov

    paternit (cf. Todorov, 1981, pp. 16-24 ; Depretto, 1997, p. 170). Bien quaucune relle preuve nait t fournie son appui, bien que les raisons invoques par Bakhtine pour justifier cette substitution naient aucune crdibilit ( ses amis avaient besoin de publier ! , cf. Botcharov 1997, p. 183), bien que lon ne puisse comprendre pourquoi un auteur se dclarant anti-marxiste aurait publi des textes de cette teneur, et surtout bien quune analyse contrastive minimale des textes des auteurs concerns suffise en dmontrer linanit, cette thse a t accepte et diffuse, par Jakobson dabord (cf. 1977), puis par lensemble des prfaciers ou commentateurs des textes bakhtiniens , nombre dentre eux nhsitant pas dailleurs apporter une touche personnelle la confection de ce conte merveilleux .

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    part pour Petrograd, o il poursuit des tudes dethnolinguistique la Facult des sciences sociales, puis labore sa thse de doctorat lInstitut dtude comparative des littratures et des langues occidentales et orientales [thse soutenue en 1926 et dont Marxisme et philosophie du langage (V52) constitue une version abrge]. En 1930, il est nomm matre de confrences lInstitut pdagogique Hertzen, puis professeur dans une institution de formation continue ; il meurt prmaturment de tuberculose en 1936. Bakhtine quant lui quitte Vitebsk en 1924 pour Leningrad3 o, ayant obtenu un poste de collaborateur lInstitut dHistoire de lArt, il reprend contact avec Volochinov et Medvedev, mais frquente surtout les cercles religieux ( Rsurrection et Confrrie de Saint-Sraphim ) ; arrt pour cette raison en 1928, il est ensuite condamn aux camps, puis finalement relgu Koustanta (Kazakhstan) en 1930. Aprs avoir travaill six ans dans cette ville comme conomiste comptable, grce lintervention de Medvedev, il est affect en 1936 lInstitut pdagogique de Mordovie (Saransk), quil quitte cependant rapidement pour sinstaller Savelovo, prs de Moscou. En 1945, il revient Saransk et y soutient sa thse lanne suivante (B8 - Luvre de Franois Rabelais) puis, cet institut devenu universit en 1957, il y dirige la section de littrature russe et trangre jusqu sa retraite en 1961. En 1969, il sinstalle Moscou, o il rsidera jusqu sa mort en 1975.

    Les crits connus de Volochinov (deux ouvrages et sept articles) ont tous t publis lpoque de leur rdaction, entre 1925 et 1930. Lauteur tait alors reconnu dans le champ des tudes linguistiques/littraires, ce qui lui valut dtre appel collaborer avec Jakubinski la revue Literatournaa outchioba que dirigeait M. Gorki. Lensemble de ses textes constituent un corpus cohrent, tmoignent dune ferme orientation sociologique et marxienne et sont rdigs en un style rugueux bien loign de celui des textes proprement bakhtiniens. Quant Bakhtine, son activit dcriture sest dploye en quatre phases. De 1920 1929, il rdige dune part La philosophie de lacte (B1), texte dinspiration la fois phnomnologique et religieuse, dautre part deux autres manuscrits (B2, B3) et le livre sur Dostoievski (B4), textes de critique littraire sinscrivant en opposition lapproche des formalistes. De 1936 1941, il rdige une deuxime srie de manuscrits tmoignant de cette mme double orientation (B5, B6, B7) et il publie sa thse sur Rabelais (B8). De 1946 1961, il rdige ses deux manuscrits clbres sur Les genres du discours et Le problme du texte (B9 et B10). De cette priode sa mort, il retravaille essentiellement ses manuscrits des priodes prcdentes, en vue de la publication des recueils des annes 1970 (traduits en franais en 1978 et 1984).

    Les interactions effectives des deux uvres se prsentent ds lors comme suit. De 1920 1930, les travaux des deux auteurs sont radicalement diffrents, dans leur teneur thorique aussi bien que dans leurs sources de rfrence et dans leurs modalits de composition. Mais cest dans les textes de Volochinov que sont introduits et dvelopps4 les thmes fondamentaux des types et formes de discours , de 2 Les textes des deux auteurs que nous exploiterons sont dsigns par les abrviations V1 V9 pour Volochinov, et B1 B10 pour Bakhtine ; cf. bibliographie. 3 Nouveau nom donn cette anne-l la ville de Petrograd, ex- et future Saint-Ptersbourg. 4 Dans son Dostoevski (B4), Bakhtine voque certes le dialogisme, mais sans dveloppements dpassant lapproche issue de Jakubinski ; et il traite aussi des genres, mais dans la perspective

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    lnonciation comme interaction sociale, ou encore du dialogisme et de lattitude responsive active (cf. 4, infra). Aprs la disparition de Volochinov, Bakhtine reprend alors ces thmes son compte, de plus en plus nettement, et les reformule dans sa propre perspective (toujours phnomnologique), mais sans jamais citer Volochinov (ni Medvedev). Mon Dieu, combien de fois nai-je pas recopi ce livre , aurait spontanment dclar Madame Bakhtine un critique sovitique lui montrant Marxisme et philosophie du langage (cf. Todorov, 1981, p. 16). Ds lors quil est dfinitivement tabli que Volochinov est le seul auteur de cet ouvrage, que Bakhtine ne pouvait videmment ignorer cette ralit, et plus gnralement quil connaissait lensemble des travaux de celui qui fut si longtemps son ami , cette anecdote mentionne lappui de la thse dIvanov prend alors une toute autre signification : ds 1936, et surtout aprs 1946, Bakhtine a en ralit exploit sans vergogne les crits de Volochinov ; ce vritable pillage risquait dtre identifi et dnonc ; et cest trs vraisemblablement pour faire pice ce danger qua alors t construite et diffuse la fable selon laquelle Bakhtine tait en fait lauteur masqu des crits signs Volochinov et Medvedev !

    2. Langage, littrature et crise des sciences humaines

    Lexceptionnelle profondeur des approches du langage et de la littrature qui se sont dveloppes en Russie (puis en Union sovitique) dans le premier tiers du XXe tient fondamentalement ce que celles-ci reposaient sur une connaissance dtaille des apports des autres sciences humaines, et quelles sarticulaient leur questionnement gnral : ces dmarches visaient moins llaboration dune thorie du langage en tant que tel, ou de la littrature comme phnomne autonome, qu la comprhension du rle que jouaient les pratiques verbales, quelles soient ordinaires ou littraires, dans le fonctionnement psychique et dans lorganisation sociale des humains. Les crits et enseignements de Potebnya5 (1913) notamment taient centrs sur la diffrence entre langue de la posie et langue de la prose, ainsi que sur la question des relations entre mots et units de pense, et ceux de Jakubinski6 (1923) sur les dimensions sociales et psychologiques de linteraction verbale. Comme en attestent leurs crits des annes 1920-1930, Volochinov et Bakhtine sinscrivaient dans cette perspective gnrale, lun et lautre dbattant longuement des diverses positions manant de la philosophie et des sciences humaines7, en particulier sur la question du statut de la conscience et sur celle des rapports entre cette dernire et les uvres culturelles.

    Lampleur et la complexit des dbats sur ces thmes avaient fini par engendrer un diagnostic global de crise des sciences humaines (et plus particulirement de la

    traditionnelle centre sur la littrature (et non sur les genres ordinaires dans leurs rapports aux formes de lactivit humaine). 5 Vygotski fait frquemment rfrence aux travaux de Potebnya, et les ouvrages majeurs de ces deux auteurs ont exactement le mme titre : La pense et la langue. 6 Form lcole de Kazan, Jakubinski a labor la premire approche du dialogisme , dont sest notamment inspir Volochinov (cf. Ivanova, 2003b). 7 Comme en attestent ses crits sur le freudisme (cf. V1 et V3) Volochinov avait une connaissance remarquable de lensemble des travaux de la psychologie de son poque.

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    psychologie : cf. notamment Bhler, 1927 ; Politzer, 1928 ; Vygotski, 1927/1999), crise dont les causes et les enjeux peuvent tre rsums comme suit.

    En crant le premier laboratoire de psychologie exprimentale, Wundt avait pos que les processus mentaux et la conscience constituaient les objets majeurs de cette discipline, et quils devaient tre abords en une dmarche objective analogue celle des sciences naturelles (cf. 1874-1875). Mais ce pari na pu tre tenu, les exprimentations ralises ne donnant accs quaux processus lmentaires de perception et dassociation, et ne permettant pas de mettre en vidence les modalits de fonctionnement des processus de pense et de conscience. Luvre de Wundt sest alors poursuivie de manire dichotomique, les processus psychologiques infrieurs tant abords dans le cadre dexpriences de laboratoire, et les processus suprieurs tant traits par une tout autre mthode, lobservation comparative des phnomnes sociaux et culturels (dmarche ayant donn lieu aux dix volumes de sa Vlkerpsychologie, 1900-1920).

    Cette bipartition issue de luvre de Wundt a donn naissance, chez ses successeurs, la constitution de deux8 camps radicalement opposs. Illustr notamment par la rflexologie de Pavlov et de Bekhterev, puis par le behaviorisme de Watson, un premier courant a considr que la psychologie ne pouvait se donner comme objets que les phnomnes accessibles aux dmarches exprimentales : il sagissait de ne prendre en compte que les observables (comportements et facteurs du milieu), de procder une description systmatique de leurs interactions, et de mettre ainsi en vidence des relations de dpendance (stimulus-rponse) et/ou des lois dapprentissage. Dans cette perspective, la conscience et les phnomnes psychiques (intentions, ides, sentiments, etc.) taient considrs comme des appellations prscientifiques obscurcissant la comprhension des mcanismes ayant cours lintrieur des organismes, mcanismes dont ltude devait permettre, terme, de statuer sur ces phnomnes externes complexes que constituent le langage et les diverses constructions socioculturelles. Un second courant a considr quau contraire les processus de conscience dun ct, les uvres culturelles dun autre, constituaient les objets spcifiques des sciences de lhumain, et quil fallait ds lors les aborder de front. Mais cette rsistance au positivisme sest elle-mme dveloppe en deux tendances radicalement opposes.

    Le premier courant tait directement inspir de la philosophie de Brentano (1874/1944), selon laquelle les phnomnes psychiques conscients ne sont attestables que sous la forme dun vcu intrieur du sujet, la fois indubitable (cf. le cogito cartsien) et immdiatement accessible, ce qui implique quils ne peuvent tre utilement tudis ni dans leurs rapports aux processus infrieurs, ni en tant que construits sociohistoriques : ils doivent au contraire faire lobjet dune dmarche de description synchronique de tout ce qui est effectivement ressenti ou vcu. Ce positionnement a dabord donn naissance au courant de psychologie empirique ou descriptive, ensuite la psychologie de lacte intentionnel de Stumpf et de lcole de Wrzburg : utilisant la mthode dintrospection exprimentale systmatique, ces chercheurs ont tent de montrer que les 8 Cette opposition entre deux camps est videmment trop schmatique, et ne prend pas en compte les positions intermdiaires ou conciliatrices illustres notamment par les travaux de James, de Stern ou de lcole de la Gestalt (pour une approche plus dtaille, cf. Bronckart & Friedrich, 1999).

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    processus psychologiques suprieurs, dune part se constituent dans une indpendance relative lgard des sensations et des associations lmentaires, dautre part se caractrisent par une orientation finalise, ou encore par lexistence de schmes de la pense . Par ailleurs, dans le champ proprement philosophique, cette position a t radicalise par la phnomnologie de Husserl (1931), qui soutient quau niveau des processus psychiques conscients, dimensions ontologiques et phnomnologiques concident ncessairement ( il ny a dtre que dans le phnomne ) ; ce qui revient rcuser toute possibilit dune approche exprimentale de la conscience, dont la problmatique est finalement renvoye un idalisme transcendantal, au-del de toute distinction sujet-monde (ou intrieur-extrieur).

    Issu du behaviorisme social de Dewey (1925) et de Mead (1934/2006) et surtout de lapproche historico-culturelle de Vygotski, et qualifi aujourdhui dinteractionnisme social, le second courant tait clairement inspir du monisme spinozien ainsi que de la philosophie marxiste. Son principe premier tait que lobjet dune science humaine nest pas le rapport qui sinstaure entre un sujet pensant et le monde, mais bien la praxis collective, ou encore lactivit humaine elle-mme, en tant quactivit objective (Marx, 1845/1951, p. 63) ; et sa thse centrale tait que les capacits de pense active des humains ne dcoulent pas directement des proprits de leurs corps ou de leurs comportements objectifs, mais bien plutt de la rintgration, en chaque organisme, des proprits de la vie sociale objective, dans ses aspects de cration dinstruments et de coopration par le travail et le langage (cf. Engels, 1925/1975). Dans cette perspective, le langage tait conu comme un usage interactif organis en discours, dont les units (ou signes) ont la proprit de fixer les reprsentations du monde dans le mouvement mme o elles les rendent partageables ou collectives, et celle de conserver ces reprsentations signifiantes au titre de tmoins de lhistoire . Et dans ce cadre, la dmarche dveloppementale de Vygotski a eu pour objectif de dmontrer que lappropriation et lintriorisation des signes taient constitutives de la pense consciente proprement humaine, et quen consquence, ces signes tant toujours dj sociaux, la conscience pouvait tre dfinie comme un contact social avec soi-mme (1925/1994, p. 46).

    3. Les orientations pistmologiques de Bakhtine et de Volochinov

    Sils sopposaient lun et lautre au positivisme, Bakhtine sinscrivait clairement dans le courant phnomnologique, et Volochinov tout aussi clairement dans le courant oppos de linteractionnisme social comme nous le montrerons maintenant en comparant la teneur de La philosophie de lacte9 aux crits de Volochinov.

    9 Retrouv dans les archives de Bakhtine aprs sa mort, et nayant pas, semble-t-il, t re-travaill ensuite, ce manuscrit traduit ds lors la position effective de lauteur aux dbuts des annes 1920. Il ne constitue quune partie dun projet qui devait comprendre trois autres volets, centrs sur lthique de la cration artistique, lthique politique et lthique religieuse.

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    3.1 Bakhtine, ou le monde vcu comme unique objet dtude

    La philosophie de lacte prsente un ambitieux projet philosophique, dordre la fois moral et phnomnologique, fond sur le constat de linaptitude des dmarches scientifiques et philosophiques rendre compte du monde vcu, ou monde de la vie, en tant que ralit premire (et ultime) de lexistence humaine :

    Pour ma conscience participante et exigeante, il est clair que le monde de la philosophie contemporaine, le monde thorique et thoris de la culture en un certain sens est rel, quil possde une validit, mais il est galement clair pour elle que ce monde nest pas le monde singulier dans lequel, prcisment, je vis et dans lequel mon acte saccomplit de faon responsable. Et ces mondes sont sans communication possible [] la philosophie contemporaine ne donne pas de principe pour cette intgration [] (B1, pp. 42-43).

    Lobjet gnral que sy donne lauteur est la participation singulire ltre ou le vcu irrductible et concret du sujet, et pour lui llucidation de ce vcu participatif (appel successivement acte , vie-acte , ltre-vnement un et singulier , etc.) ne peut seffectuer que par le biais dune description phnomnologique : la description exprimentale du monde de la vie-acte singulire du dedans de lacte [...] serait un auto-rapport/confession, individuel et singulier (p. 84). Bien que les rflexions proposes dans cette mise en place dune philosophie de lacte soient videmment plus complexes, nous en retiendrons trois aspects centraux, ayant trait aux fondements mmes de la dmarche et aux lments quelle dlimite.

    Le premier concerne la notion centrale dacte, dont lacception dans ce texte nest ni praxologique, ni vritablement ontologique (lacte au sens aristotlicien), mais renvoie exclusivement au terrain dune conscience entendue comme tre spirituel autonome et responsable de ses agissements. Ce faisant, lauteur procde une double rduction de ce concept, consistant en liminer toute dimension ontologique ou sociohistorique, et le rattacher exclusivement au domaine du vcu. Plus prcisment, la dimension ontologique est rduite au seul domaine des valeurs (au monde de la culture), alors que la dimension axiologique est rabattue sur le seul vcu singulier : ontologie et axiologie ne sont en fait relles quau sein du sujet :

    [la] reconnaissance de ma propre singularit comme inessentielle pour la conception de ltre, inluctablement entrane aussi sa suite la perte de la singularit de ltre, et nous aboutirons la conception dun tre seulement possible, et non pas de ltre singulier effectif qui existe, invitablement rel. (B1, p. 36).

    Dans la mesure o je vis rellement un objet, mme si je ne le vis que par la pense, il devient composante changeante de lvnement en cours quest mon vcu (pense) de cet objet [] Ou, plus prcisment, il mest donn dans une certaine unit vnementielle, dans laquelle les composantes [] de ltre et du devoir, de ltre et de la valeur sont insparables. Toutes ces catgories abstraites sont l les composantes dun certain tout vivant, concret, palpable, singulier : dun vnement. (B1, p. 57).

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    Le statut de ce vcu est en outre dordre moral, dans la mesure o il se dploie sous leffet de la responsabilit (ou de la conscience du devoir), qui est la source de tous les actes du sujet ainsi que le garant des valeurs:

    Le devoir est une catgorie originale de laction ou de lacte (et tout est mon acte, mme la pense et le sentiment), est une certaine attitude de la conscience dont nous nous attacherons rvler la structure phnomnologiquement. (B1, p. 22).

    En bref, lauteur se propose donc de dvelopper une phnomnologie dans laquelle les proprits dune mystrieuse intentionnalit originaire sont transfres au devoir, la responsabilit, comme proprit intrinsque et dfinitoire du sujet.

    Le deuxime aspect a trait aux composantes de lacte que constituent les participants au monde (le moi et lautre) : si lauteur affirme quen raison de leur radicale singularit, leurs vcus respectifs sont incommunicables, il postule nanmoins in extremis lexistence dune force cohsive de ces vcus, en une argumentation se prsentant comme suit. Le sujet constitue le donn primaire et irrductible du monde rel de lacte : il est une ralit auto-engendre autour de laquelle sorganise le monde extrieur des valeurs :

    pour ma conscience agissante participante, [le monde] est dispos [] autour de moi comme seul centre dmergence de mon acte : je tombe sur ce monde dans la mesure o jmerge de moi-mme [] (B1, p. 88).

    Ce sujet participe au monde en affirmant des valeurs propres sa conscience singulire :

    La vie connat deux centres de valeurs diffrents dans leur principe mme, mais corrls entre eux : moi et lautre, et cest autour de ces centres que sont rparties et disposes toutes les composantes concrtes de ltre. (B1, p. 110).

    Saisies indpendamment de ces centres , les valeurs existantes (scientifiques, esthtiques, thiques), voire lespace et le temps, nont aucune ralit (B1, p. 85). Les valeurs nouvelles affirmes par le sujet sont incompatibles avec les prcdentes et entrent donc en conflit avec elles ; et cest ce conflit qui constitue l vnement ou le rel : une multitude de mondes personnels dune valeur non reproductible () cre pour la premire fois lvnement un (B1, pp. 74-75). Enfin, ce conflit ( htronymie du vcu concret de soi et du vcu de lautre ) doit se soumettre un principe de corrlation, qui garantit la communicabilit des vcus axiologiques et, ultimement, leur transformation en de nouvelles valeurs objectives . Et pour lauteur, cette corrlation de la multiplicit des valeurs est ralise sous leffet de la responsabilit10 :

    Chacun a raison sa propre place, a raison non pas subjectivement, mais dune manire responsable. (B1, p. 75).

    10 En ce qui concerne les valeurs esthtiques, la corrlation des valeurs est ralise par l amour esthtique objectif de lauteur (B1, p. 95).

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    Le troisime aspect concerne le langage, dont le rle est quasiment rduit nant : Bakhtine nvoque que le mot, dont la fonction est entirement dvolue lexpression immdiate du vcu participatif, et dont la signification ne procde (en labsence de toute perspective sociale) que dune seule et mme instance morale autonome :

    Historiquement le langage sest dvelopp au service de la pense participante et de lacte (). Lexpression de lacte partir du dedans, et lexpression de ltre-vnement singulier dans lequel cet acte est accompli requirent toute la plnitude du mot : son aspect de contenu de sens (le mot-concept), son aspect palpable-expressif (le mot-image) et son aspect motif-volitif (lintonation du mot) dans leur unit. Et dans toutes ces composantes, le mot plein et un peut tre signifiant de faon responsable peut tre la vrit et non pas quelque chose de subjectivement fortuit. (p. 56).

    Cest en dfinitive cette instance de responsabilit morale qui constitue le garant de la signification du mot et, par l-mme, le garant de la vrit de lexpression.

    Si elle demeure sommaire, cette analyse suffit montrer que lcrit-princeps de Bakhtine sinscrit dans un cadre dualiste radical, attribuant lhumain une essence universelle inne (la pense responsable) radicalement disjointe du reste de la Nature. Cette adhsion la thse de lexistence dune substance spirituelle/morale autonome entrane une centration exclusive sur le sujet et ses capacits intrinsques, ce qui dbouche sur une conception particulirement solipsiste, dans laquelle lensemble des dimensions historiques, sociales et signifiantes de lactivit humaine sont de fait considres comme des manations de la conscience morale du sujet.

    3.2. Volochinov, ou ltude de la psychologie du corps social

    Au fond, la philosophie de notre temps na quune ide, qui est ddifier un monde au-del du social et de lhistorique. (V3, p. 189)

    Si, comme Bakhtine, il critiquait la philosophie de son poque aussi bien que le positivisme des courants dominants de la psychologie, Volochinov ancrait cependant rsolument sa dmarche dans le cadre moniste matrialiste, et son objectif majeur tait de mettre en uvre une mthodologie gnrale qui, partant de lanalyse de ces concrti-sations de la psychologie11 du corps social que constituent les interactions verbales, permettrait de dmontrer le statut ontologiquement matriel de la pense consciente humaine :

    Ce quon appelle la psychologie du corps social et qui constitue [] une sorte de maillon intermdiaire entre la structure socio-politique et lidologie au sens troit du terme (la science, lart, etc.) se ralise, se matrialise sous forme dinteraction verbale. [] La psychologie du corps social ne se situe pas quelque part lintrieur (dans les

    11 Dans ce type doccurrence, le terme de psychologie ne dsigne pas la discipline ponyme, mais vise souligner que la collectivit constitue le lieu dancrage premier des phnomnes psychiques. Ce qui revient affirmer que les interactions verbales constituent les processus effectifs de constitution des reprsentations collectives quavait magistralement analyses Durkheim (1898/1951).

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    mes des individus en situation de communication), elle est au contraire entirement extriorise : dans le mot, dans le geste, dans lacte. (V5, p. 38)

    Et cest parce que le psychique constitue lune des proprits de la matire organise quon ne saurait en faire un principe particulier dexplication opposable au matriel. Ce quil faut, au contraire, cest se placer rsolument sur le terrain de lexprience matrielle externe et, partir de l, montrer quel type dorganisation et quel degr de complexit de la matire dterminent lapparition de cette nouvelle qualit, de cette nouvelle proprit de la matire elle-mme, quest le psychique. (V3, pp. 102-103)

    Cette mthodologie devait en consquence soprationnaliser en un programme descendant , qui prendrait dabord en compte les formes dorganisation collective de toute communaut humaine, puis les types de communication sociale rendus possibles par cette organisation, ensuite linteraction verbale dans ses proprits concrtes, et enfin les noncs verbaux organiss en textes (cf. V5, p. 137 ; V7, p. 289) ; programme que Bakhtine na jamais voqu12, et moins encore mis en uvre.

    Dans cette perspective, Volochinov sest livr une critique sans concession des phnomnologues inspirs de Brentano (et donc une critique de la position de Bakhtine) :

    A ct du psychisme individuel et de la conscience subjective individuelle ils font une place la conscience globale , la conscience transcendantale , le sujet purement gnosologique , etc. Cest dans ce contexte transcendantal quils localisent le phnomne idologique, par opposition la fonction psychique individuelle. [] Pendant ce temps, lidologie [] na plus sa place nulle part et se trouve contrainte dmigrer de la ralit vers les hauteurs transcendantales ou mme carrment transcendantes. (V5, pp. 54-55)

    En dehors de son objectivation, de sa ralisation dans un matriau dtermin (le geste, la parole, le cri), la conscience est une fiction. Ce nest quune construction idologique incorrecte, cre sans tenir compte des donnes concrtes de lexpression sociale. Mais en tant quexpression matrielle structure [], la conscience constitue un fait objectif et une force sociale immense. (V5, p. 129)

    Sa position propre tait que les significations construites dans lactivit collective se cristallisent dans les signes, et quil y a lieu en consquence danalyser les valeurs prises par les signes dans les diffrentes formes dinteractions verbales (ou formes de discours), pour comprendre la nature mme des ingrdients constitutifs de la conscience :

    12 tant donn son adhsion la thse de lomnipotence du sujet, Bakhtine ne pouvait videmment adhrer un tel projet ; mais il se trouvait mme dans lincapacit de proposer une vritable articulation entre les rsultats de ses propres analyses littraires et son cadre phnomnologique radical, ce qui explique sans doute son absence de publication avant le Dostoevski (ouvrage qui reste de fait obr par cette incohrence, comme Kristeva la en partie relev cf. 1970, p. 14).

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    La conscience ne peut pas driver directement de la nature comme a tent et tente encore de le montrer le matrialisme mcaniste naf et la psychologie contemporaine []. Lidologie ne peut pas driver de la conscience, comme prtendent le faire croire lidalisme et le positivisme psychologiste. La conscience prend forme et existence dans les signes cres par un groupe organis au cours de ses relations sociales. La conscience individuelle se nourrit de signes, elle y trouve la matire de son dveloppement, elle reflte leur logique et leurs lois. [] Si nous privons la conscience de son contenu smiotique et idologique, il nen reste rien. (V5, p. 30)

    Et cette position dbouchait sur une approche des conditions de constitution et de dveloppement du psychisme quasi identique celle que dveloppait simulta-nment Vygotski, et qui y ajoute mme une dimension dialectique fort bienvenue13 :

    La psychologie doit sappuyer sur la science des idologies. Le mot a d, lorigine, natre et se dvelopper au cours du processus de socialisation des individus, pour tre ensuite intgr lorganisme individuel et devenir parole intrieure. Pourtant, le psychologisme a raison galement : il ny a pas de signe extrieur sans signe intrieur. Le signe extrieur incapable dentrer dans le contexte des signes intrieurs, cest--dire dtre compris et prouv, cesse dtre un signe [] (V5, p. 65).

    Comme lavait justement14 relev Yaguello, le livre majeur de Volochinov est marxiste de bout en bout (1977, p. 11), et, comme lensemble de son uvre, de ce marxisme cohrent, lucide et courageux que professait galement Vygotski. On ne peut ds lors que stonner de la lgret avec laquelle est reproduite lide que ce marxisme naurait t que de surface 15, et destin couvrir une pense vritable qui serait celle du phnomnologue Bakhtine ! Certes, en relisant distraitement des bouts dcrits de Volochinov avec des lunettes dformantes faonnes dans les textes tardifs de Bakhtine (cf. 4, infra), on peut se construire cette opinion, et, pourquoi pas, affirmer ds lors que comme Medvedev, Volochinov fait leffet dune personnalit relativement terne sur le plan intellectuel (Depretto, 1997, p. 169) ; mais toute analyse effective de luvre, dans son contexte, ses objectifs et sa cohrence, suffirait mettre un terme ces ragots.

    13 Volochinov connaissait les travaux de Vygotski, et notamment son article sur la conscience (1925/1994) dont il sest manifestement inspir (cf. V1, p. 77 ; V3, p. 108). 14 Mais contresens nanmoins, puisque Yaguello attribue clairement la paternit de louvrage Bakhtine. 15 Botcharov sest particulirement illustr dans ce type danalyse : Quest-ce que le marxisme dans les textes de Volochinov et Medvedev ? Cest la premire couche [] au fur et mesure que lon sapproche du cur du problme, le poids de la phrasologie marxiste diminue et dans de grandes parties du texte se rsume rien. Un lecteur attentif remarque que la phrasologie oblige ne touche absolument pas le noyau thorique bakhtinien et sen spare sans peine (1993/1997, p. 192). Si Bakhtine, comme Medvedev et bien dautres, ont cruellement souffert du stalinisme, force est de constater, la lecture de ce genre de prose, que la perversion intellectuelle qui en est issue continue de produire ses effets.

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    4. Les thmes de Volochinov, et leur reprise-dtournement par Bakhtine

    Volochinov a introduit les thmes majeurs des genres du discours, du dialogisme et de lattitude responsive active dans le cadre de la problmatique gnrale qui vient dtre rsume ; Bakhtine les ayant repris bien plus tard dans Les genres du discours16, nous comparerons brivement le statut qui leur est accord par les deux auteurs.

    Sagissant des genres du discours, Volochinov pose que la diversit des actes de parole ou nonciations ou encore modes de discours na t lobjet daucune tude jusqu prsent , mais quune tude comparative et un classement de ces genres sont absolument ncessaires, dans la mesure o ceux-ci constituent les formes matrielles prcises de lexpression de la psychologie du corps social (V5, pp. 39-41). Pour lui, il sagit essentiellement, dun ct dtudier la dtermination quexercent les formes dorganisation politique et les formes dactivits sur ces genres, dun autre ct de mettre en vidence les diffrentes formes de reprsentations collectives que concrtisent les signes organiss dans ces mmes genres :

    Tout signe, nous le savons, rsulte dun consensus entre des individus socialement organiss au cours dun processus dinteraction. Cest pourquoi les formes du signe sont conditionnes autant par lorganisation sociale desdits individus que par les conditions dans lesquelles linteraction a lieu. Une modification de ces formes entrane une modification du signe. Cest justement lune des tches de la science des idologies que dtudier cette volution sociale du signe linguistique. Seule cette approche peut donner une expression concrte au problme de linfluence mutuelle du signe et de ltre ; cest seulement cette condition que le processus de dtermination causale du signe apparatra comme un vritable passage de ltre au signe, comme un processus de rfraction rellement dialectique de ltre dans le signe. (V5, p. 41).

    Affirmant son tour que la problmatique de la diversit des genres navait jamais t pose (!!! cf. B9, p. 266), Bakhtine souligne dabord leur infinie varit, dcoulant elle-mme de la varit virtuellement inpuisable de lactivit humaine . Aprs avoir substitu lapproche sociologique de Volochinov la distinction (originale, mais discutable) des genres premiers et des genres seconds , il reformule alors le problme dans sa propre perspective phnomnologique, et ce sous deux angles. Il affirme dune part que la diversit des genres constitue une sorte de reflet de la personnalit individuelle :

    La varit des genres de discours est susceptible de receler la varit des strates et des aspects de la personnalit individuelle, et le style individuel peut instaurer son rapport particulier la langue commune. (B9, p. 269).

    16 Comme le relve P. Sriot (communication personnelle), le titre de cet article devrait plutt tre traduit par Les genres de la parole, ou Genres de parole.

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    Il analyse dautre part les situations de production verbale en posant lexistence dun locuteur qui, parmi lventail des genres disponibles, procde des choix libres , de manire raliser son dessein discursif singulier :

    [] le dessein discursif du locuteur, sans que celui-ci se dpartisse de son individualit et de sa subjectivit, sadapte et sajuste au genre choisi, se compose et se dveloppe dans la forme du genre donn. (B9, p. 284).

    Sagissant de lnonciation et du dialogisme qui sy manifeste, Volochinov souligne bien videmment leur caractre fondamentalement social :

    En ralit, lacte de parole, ou, plus exactement son produit, lnonciation, ne peut nullement tre considr comme individuel au sens troit de ce terme ; il ne peut tre expliqu par rapport aux conditions psychophysiologiques du sujet parlant. Lnonciation est de nature sociale. (V5, p. 119).

    Cest pourquoi tous les indices de valeur caractre idologique, bien que raliss par la voix des individus (par exemple, dans le mot) ou plus gnralement par un organisme individuel, constituent des indices de valeur sociaux, avec des prtentions au consensus social, et cest seulement au nom de ce consensus quils sextriorisent dans le matriau idologique. (V5, p. 42).

    Et cest dans le prolongement de cette approche quil dveloppe le thme de lattitude responsive active ( une comprhension authentique, active, contient dj lbauche dune rponse , V5, p. 146), en tant que mcanisme de ngociation et dactualisation des significations (sociales) des signes :

    La comprhension est une forme de dialogue ; elle est lnonciation ce que la rplique est la rplique dans le dialogue. Comprendre cest opposer la parole du locuteur une contre-parole. [] Cest pourquoi il ny a pas lieu de dire que la signification appartient au mot en propre. En ralit, celle-ci appartient au mot en tant que trait dunion entre les interlocuteurs, cest--dire quelle ne sactualise que dans le processus de comprhension active, impliquant une rponse. (V5, p. 146).

    Bakhtine quant lui conoit le dialogue comme un lieu dexpression des positions singulires des interlocuteurs, positions manant de lme (cf. B9, p. 301) de ces derniers :

    Le dialogue, par sa nettet et sa simplicit, est la forme classique de lchange verbal. Chaque rplique, aussi brve et fragmentaire soit-elle, possde un achvement spcifique qui exprime la position du locuteur il est possible de rpondre, il est possible de prendre, par rapport cette rplique, une position responsive. (B9, p. 278).

    Et dans sa perspective, les signes et autres entits linguistiques nont ds lors aucune valeur (sociale ou historique), hors la valeur expressive que leur confre lintention radicalement singulire de chaque locuteur :

    La langue, en tant que systme, dispose [] dun riche arsenal de moyens linguistiques [] mais tous ces moyens, en leur qualit de moyens linguistiques, sont

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    absolument neutres sur le plan des valeurs du rel. [Un mot] nest quun moyen linguistique virtuel susceptible dexprimer une attitude motive-valorielle face au rel et il nest relat aucune ralit dtermine, seul un locuteur peut instaurer cette sorte de relation, cest--dire un jugement de valeur lgard du rel, quil ralisera travers un nonc concret. (B9, p. 291)

    Mme si nous ne pouvons la prolonger dans lespace qui nous est imparti, cette tude comparative montre que, jusquau bout, Bakhtine a continu dadhrer une phnomnologie radicalement dualiste et solipsiste. Ds lors, pour contribuer llaboration dune science de lhumain accordant aux pratiques langagires la place centrale qui leur revient, en loccurrence notamment pour poser le problme des conditions dinteraction entre rseaux dactivit humaine et genres de textes (cf. Rastier, 2001) ou celui du rle de la pratique des genres dans le dveloppement des capacits de pense et de raisonnement (cf. Bronckart, 2004), cest luvre de Volochinov quil convient essentiellement de se rfrer et de puiser, quand bien mme il ny a pas ngliger les apports techniques issus des tudes proprement littraires de Bakhtine.

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