Boris - Furet du Nord

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B O R I S

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ANNA LORME

B o r i s

G A L L I M A R D

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Tous droits de traduction, de reproduction et d 'adaptat ion réservés pour tous pays, y compris l'U.R.S.S.

© 1964, Éditions Gallimard.

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A Hélène et à Nicolas

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J'avais souvent entendu parler d'héritage par les uns et par les autres, mais surtout par des amis de mes parents. C'étaient presque toujours les femmes qui en parlaient. Et j'avais remarqué que, dans la plupart des cas, c'était avec un vif plaisir.

Certaines portaient encore le deuil et elles s'ani- maient en énumérant tout ce dont elles avaient hérité, ou bien en décrivant les transformations à entreprendre dans la maison qui venait de leur échoir.

Je ne veux pas parler des veuves, parce qu'elles me paraissaient, en général, assez tristes, mais des autres : celles qui venaient de perdre leurs parents, leurs beaux-parents, leur tante ou leur oncle. Ma mère les écoutait, les yeux baissés, et elle fumait et elle hochait la tête sans rien dire, tandis que mon père allait s'enfermer dans son bureau pour corriger les copies de ses élèves ou pour médi- ter devant son jeu d'échecs.

Mais moi, j'écoutais volontiers ces femmes en

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deuil. Je m'installais tout près d'elle pour les regarder et pour les entendre. J'observais atten- tivement l'expression de leur visage, j'écoutais le son de leur voix, je guettais leurs moindres émo- tions, leur plus petit trouble, leur plus impercep- tible signe de tristesse. Et je leur étais profondé- ment reconnaissante lorsqu'elles ne trahissaient ni émotion, ni trouble, ni tristesse. Car je ne dési- rais pas les voir souffrir. Au contraire, j'étais tou- jours très heureuse lorsqu'elles paraissaient indif- férentes ou presque gaies.

Chaque fois qu'une de ces visiteuses était au salon, je venais et je m'installais en face d'elle pour l'observer.

J'avais fini par établir des statistiques, dresser le pourcentage de celles qui étaient tristes et de celles qui ne l'étaient pas. A ma grande surprise, mes calculs se révélèrent favorables. Je veux dire que, très souvent, le deuil semblait leur faire plai- sir.

Peut-être savaient-elles cacher très habilement leur chagrin. Peut-être parlaient-elles de leurs nouveaux biens pour se changer les idées, pour oublier. Mais peut-être aussi, véritablement, étaient-elles contentes.

Leurs yeux brillaient lorsqu'elles évoquaient la maison au bord de la mer, un peu humide, mais si agréable pour les enfants..., ou la propriété dans le Midi..., ou le mobilier d'époque, les tableaux de

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grande valeur, les services de table, l'argenterie et surtout les bijoux.

J'écoutais tout cela et lorsque la visiteuse en deuil se mettait à sourire de plaisir, je souriais aussi. Je souriais du même sourire et mon sourire durait autant que le sien, comme si j'avais été son reflet. Car je tenais absolument à garder un sou- venir ineffaçable de cette expression, je voulais en faire provision.

Provision aussi de phrases, d'exclamations, de jeux de physionomie, de gestes, de tout ce dont, tôt ou tard, j'aurais besoin.

Je me refuse aujourd'hui à admettre que j'agis- sais ainsi sous l'action d'un pressentiment. Et d'ail- leurs, comment savoir si tout le monde ne se conduit pas de la même manière que moi.

En tout cas, lorsque au retour du cimetière j'ai franchi le seuil de notre appartement — de mon appartement —, je me suis demandé combien de temps il me faudrait pour ressembler aux amies de maman. Combien de temps ?...

J'ai posé mes gants, mon sac et mon manteau sur la console du vestibule et je suis entrée dans le salon. Puis je me suis ravisée, je suis revenue sur mes pas, j'ai remis mon manteau et mes gants. Seulement alors, je suis retournée m'asseoir dans un fauteuil du salon. Ainsi je me sentais davantage une visiteuse, venue pour cinq minutes, en passant.

Mieux encore, je n'étais qu'une lointaine parente

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qui héritait de l'appartement et qui venait jeter un premier coup d'œil sur sa nouvelle propriété. Mon inventaire fait, je m'en irais en souriant d'aise, heureuse d'une pareille aubaine.

Le téléphone sonna, mais je ne me levai pas pour répondre : la moindre intervention extérieure aurait suffi à bouleverser mes plans.

Je n'étais plus en état de supporter d'autres condoléances, ou d'accepter d'autres invitations. Je ne voulais plus retarder le moment où, enfin, j'allais essayer de m'identifier à ces femmes heu- reuses et souriantes.

J'étais résolue à ne pas quitter mon fauteuil avant d'avoir ressenti les premiers symptômes de ma satisfaction d'héritière...

Mon corps était lourd et douloureux. Comment faisaient donc les amies de maman pour gesti- culer, renverser la tête en arrière, croiser les jambes ?

Enfouie dans mon fauteuil, les bras pendants, les genoux engourdis, je ne parvenais à faire aucun mouvement. Les amies de maman, elles, élastiques et légères, semblaient ne pas tenir en place.

Peut-être, si j'avais eu quelqu'un en face de moi, quelqu'un à qui parler, aurais-je retrouvé un peu de vitalité et de souplesse.

Et Gabrielle, encore une amie de maman qui portait le deuil. Elle était venue chez nous l'an dernier après l'enterrement de son père. Et déjà elle avait mis du rouge à lèvres. Elle dînait chez

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nous. Je me souviens de ses coudes écartés et de la quantité de nourriture qu'elle avalait.

« Monique n'arrête pas de pleurer », disait-elle. « Les jeunes, c'est si impressionnable ! » — disait- elle en parlant de sa fille qui avait juste mon âge. Et elle ajoutait à mon adresse : « Tu devrais aller la voir, cela lui changerait les idées. »

Mais je ne suis pas allée voir Monique, parce que je ne voulais pas faire de mauvaises provisions. D'autant plus que le rouge à lèvres de Gabrielle avait été pour moi, ce jour-là, une précieuse acqui- sition que je ne tenais pas à gâcher.

Mais pourquoi m'étais-je donc tant obstinée à me prémunir contre cet affreux événement ? Pour- quoi ? Je ne cessais de me poser cette question depuis que j'avais appris l'accident. N'avais-je pas attiré le malheur à force de m'y préparer avec cette obstination patiente et méthodique ?

Un geste maladroit de mon père, un geste un peu plus maladroit que d'habitude : l'accident. Il n'avait jamais su bien conduire, mais il s'obstinait. Il avait dû avoir un mouvement de colère, d'im- patience.

Cependant, je n'avais jamais pensé à la possi- bilité d'un accident. Je ne l'imaginais pas. Je ne le prévoyais pas. J'avais toujours cru que papa mourrait le premier, d'une crise cardiaque, peut- être... Pour maman, ce serait une maladie quel- conque, ou la vieillesse.

Après tout, n'était-il pas légitime de ma part

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d'envisager cet avenir ? De me vacciner en quel- que sorte. D'ailleurs je suis à peu près certaine, aujourd'hui, que beaucoup d'enfants se préparent à l'inévitable événement. Ils n'emploient pas la même méthode que moi, mais, à coup sûr, ils en ont une.

J'avais oublié mon sac dans le vestibule. Je suis allée le chercher. Ainsi, j'avais vraiment l'air d'être en visite. Et puis, j'avais besoin de mon rouge à lèvres. En revenant dans le salon, j'ai choisi de m'asseoir, cette fois, dans le fauteuil près de la fenêtre : c'était la place préférée de Gabrielle. J'aurais dû y songer plus tôt...

Pour ouvrir le tube de rouge, j'ai retiré mes gants et j'ai vu que mes mains étaient couvertes de petits boutons très durs, entourés d'auréoles roses. Cette éruption remontait le long des poi- gnets et allait se perdre sous les manches de mon pull-over.

Le téléphone sonna une seconde fois... Qui pouvait insister de la sorte ? Personne ne

devait se douter que j'étais chez moi. J'avais quitté le cimetière avec Antoine, le cousin de papa, et aussi mon parrain. Tout le monde avait dû croire que j'allais m'installer chez lui dans l'Yonne. Et lui aussi, sûrement, l'avait supposé jusqu'à la der- nière minute. Mais je l'avais quitté à la gare, parce que je n'avais jamais eu la moindre inten- tion de l'accompagner plus loin... Son billet à la main, il s'était efforcé de faire celui qui ne voulait

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plus partir. Et je n'avais pas dû beaucoup insister pour qu'il montât dans son wagon.

Toutes les amies de maman, avec leurs maris, étaient venues à l'enterrement. Mes camarades de l'école de dessin et les collègues de papa étaient là aussi et beaucoup de ses élèves. Toutes les femmes pleuraient. J'avais le visage barbouillé de leurs larmes parfumées. Bien sûr, elles m'invitaient chez elles..., mais je refusais, en baissant les yeux pour ne pas voir leur mine défaite, car je voulais conserver dans ma mémoire, intactes, leurs expres- sions d'autrefois que j'avais glanées avec tant de persévérance.

Le téléphone cessa de sonner. J'étais seule, de nouveau seule, dans « mon appartement ». Je répétai tout bas « mon appartement », mais cela ne m'apporta aucune joie.

Cependant, il n'y avait pas de temps à perdre. Il fallait commencer l'inventaire, il fallait même le terminer, avant que mes jambes ne s'engour- dissent tout à fait, avant que cette douleur dont j'étais envahie ne m'ôtât mon énergie.

N'étais-je pas venue, accourue ici, pour dresser la liste de mes biens, pour évaluer mon héritage... Héritage !... HÉRITAGE !... le mot magique, le mot qui transforme, le mot qui donne la force et la gaieté.

Qu'importe ce qu'il y a eu avant ce mot. Oui, qu'importe. Ce qui compte, c'est le mot lui-même, c'est le présent.

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J'ai fait pivoter mon fauteuil, de manière à voir tout le salon sans quitter ma place. Ensuite j'ai croisé les jambes et posé mon sac à main par terre à côté de moi. Ma main gantée indiqua le premier meuble à ma droite.

Primo, une commode... Une commode en mar- queterie... une commode de style...

Ma gorge était serrée, je sentais une sorte de granulation couvrir la peau de mon visage.

J'articulai en contrefaisant ma voix : — Un amour de petite commode ! Oui, c'était cela... Tout à fait ce qu'il fallait.

Déjà, je pointais l'index vers le canapé Louis XV, tendu de soie brochée jaune, avec ses accoudoirs fanés et salis.

Je regrettais d'avoir commencé par là. Je n'au- rais pas dû. Je me suis tournée vers la partie gauche du salon. Mais là, les fauteuils, tous les fauteuils, tendus de la même soie jaune avec les mêmes accoudoirs fanés et salis, semblaient déjà m'attendre, réunis autour d'une table ronde. Ma main retomba sur mes genoux.

« Une jolie table, une très jolie table », dis-je à tout hasard. Et j'insistai, en m'efforçant de ne pas voir les accoudoirs élimés : « Très, très jolie... ravissante... »

Un peu d'usure ne diminue pas la valeur d'un meuble... Et puis il suffit de cligner des yeux pour ne plus voir ces marques de vétusté... La forme est pure. Mais oui, c'est parfait : la forme est pure.

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Ma main s'éleva de nouveau. Je la vis s'agiter devant mes yeux. Fallait-il aussi mentionner la lampe et le cendrier qui étaient posés sur la table ronde ou me borner au gros mobilier ?

Si seulement j'avais été sûre de trouver les adjectifs qui convenaient, ceux qui ont un poids, qui valorisent, qui déclenchent un choc. Ceux qui m'auraient permis d'accrocher à chaque objet une appréciation flatteuse et originale... Mais rien ne me venait à l'esprit, ni pour les deux vitrines d'angle, ni pour une autre commode en acajou, ni pour les bibelots...

Non, je devais faire encore un effort, je devais trouver les mots, coûte que coûte. Sinon, mon plan échouerait et je n'aurais plus la force de surmonter cette douleur et cette fatigue qui étaient installées en moi...

Le tapis... J'allais oublier le tapis... Que dit-on d'un tapis lorsqu'on veut le faire valoir ?... On dit qu'il est persan..., anglais...., ou moelleux...

Je répétai « moelleux... moelleux... » Et ce mot me résonna agréablement dans la tête. « Moel- leux... moelleux... », répétai-je encore et encore, pour garder le plus longtemps possible dans la bouche cette pâte onctueuse et bienfaisante. Je n'osais plus nommer aucun objet dans la crainte de prononcer un mot anguleux, sec, compliqué. Un mot à faire grincer les dents.

Et mon plan ?... N'allais-je pas tout gâcher par cette préoccupation des détails ? D'ailleurs, per-

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sonne ne m'obligeait à faire cette énumération à voix haute.

Personne ne m'y obligeait, mais je dus vite me rendre compte que si je ne parlais pas je n'ob- tiendrais aucun résultat. Dans le silence, les meu- bles restaient plaqués au mur, sans relief, comme s'ils étaient dessinés ou peints à même la paroi.

« Les gens simples accompagnent tous leurs gestes de paroles », disait mon père.

Mais où en étais-je ? Avais-je déjà enregistré le sujet en porcelaine

de Saxe, qui avait, paraît-il, beaucoup de valeur. Maman ne l'aimait pas. Pourquoi ne l'aimait-elle pas ?... Il était très bien, ce saxe, très bien... Que disait de lui Gabrielle ? Voyons, que disait-elle donc déjà ? Adorable ! C'est cela : adorable. Mais ce n'est pas tout, il y avait encore autre chose... Quel dommage qu'elle ne fût pas à côté de moi en ce moment, Gabrielle ! Elle aurait tout de suite trouvé les mots qu'il fallait... Ils auraient coulé de sa bouche, ces mots qui me fuyaient.

Voyons, que disait-elle donc, Gabrielle ?... Ou- vragé, finement ciselé, pratique, rare... Rare, c'était une bonne idée. Rare. Je pourrais l'utiliser, mais à propos de quoi ?

Les tableaux... ces tableaux de petits maîtres fla- mands, que j'avais toujours vus accrochés aux murs du salon, étaient-ils rares ? Pourquoi pas ? Disons qu'ils étaient rares, très rares, très très rares !

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A présent, j'avais hâte de quitter cette pièce. En fin de compte, je n'y avais trouvé aucune raison de sourire, de ce sourire de plaisir que je tenais en réserve depuis si longtemps. Peut-être aurais-je dû commencer ma visite par la salle à manger ou par la chambre de maman.

Ma tête tournait. J'éprouvais de telles déman- geaisons aux mains que je dus ôter mes gants.

Mon manteau, hâtivement teint en noir, sen- tait le vinaigre et cette odeur me donnait la nau- sée. Cependant, je n'osais pas le retirer, car je ne voulais rien modifier au plan que je m'étais tracé. Mon sac et mes gants à la main je me pré- parai à quitter le salon. Sur le seuil je me retour- nai pour jeter un dernier regard sur ces meubles que je venais, en vain, d'appeler par leurs noms et qualités. En vain, puisque ma bouche n'avait pas esquissé le moindre sourire... Peut-être n'avais- je pas fait ce qu'il fallait pour éprouver ce qu'éprouvaient les amies de maman. Peut-être au- rais-je dû procéder autrement.

Mais je n'avais pas envie de recommencer l'in- ventaire du salon... Soudain, une idée m'est venue. Du seuil de la porte, où j'étais, je me suis mise à hurler :

— Vous êtes à moi, vous êtes tous à moi : secré- taire, commodes, tapis, tables, fauteuils et chaises. Vous faites partie de mon héritage, entendez-vous, de mon héritage, mon héritage. Vous êtes beaux,

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adorables, ravissants, ouvragés, ciselés, précieux, r a r e s , m o e l l e u x , m o e l l e u x , M O E L L E U X !...

Puis j'ai tiré la porte derrière moi et j'ai tourné la clef dans la serrure.

Je me suis réveillée le lendemain assise sur une chaise, devant la table de la salle à manger. Mon front reposait sur une grosse louche d'argent. Une cuillère était engagée dans l'encolure de mon pull-over, contre la nuque. Je me souvenais confu- sément de l'agréable sensation de fraîcheur qu'elle m'avait apportée lorsque je l'avais mise là. A pré- sent, elle était très chaude et je me suis hâtée de la remplacer par une autre.

Des étuis de cuir mordoré, de tailles différentes, s'empilaient sur la table. Certains, ouverts, mon- traient des rangées de fourchettes et de couteaux ternis et moirés qui s'alignaient dans des casiers, tendus de velours.

— L'argenterie... l'argenterie... dis-je à haute voix, afin de chasser le rêve que je venais de faire. L'argenterie... l'héritage...

Mes mains tremblaient, j'éprouvais de violents vertiges. J'essayai de me lever, mais je retombai aussitôt sur ma chaise. Il ne fallait surtout pas pleurer, surtout pas ! J'ai pris une nouvelle cuil- lère et je l'ai pressée contre mon front. Je regardais le satin blanc qui tapissait le couvercle de l'étui

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ouvert devant moi. Le satin blanc que l'on croit lisse et doux.

« Le satin perfide », disait maman. Il est là uni- quement pour nous rappeler combien notre peau est rêche et combien nous sommes indignes de le frôler... Ce satin blanc me donnait le frisson. Pour ne pas me laisser aller à le toucher, j'enfonçai mes ongles dans les paumes de mes mains.

Avais-je vraiment cru que je parviendrais à ressembler aux amies de maman ? Pourquoi, mais pourquoi donc cette argenterie, sur laquelle j'avais tant compté pour m'apporter l'euphorie, n'agis- sait-elle pas ?

Je soupesais les louches, j'essayais d'apprécier les motifs sur les pelles à tarte, je manipulais des accessoires dont je ne connaissais ni l'emploi ni le nom. Je ne voulais toujours pas renoncer à mon plan : je n'abandonnerais pas l'argenterie, précisément l'argenterie, tant qu'elle ne m'aurait pas procuré cette joie qu'elle semblait donner aux autres héritières.

Aussi je me suis mise à vider les étuis les uns après les autres, jetant leur contenu au milieu de la table. En un instant, cuillères, fourchettes, couteaux, pinces à sucre formèrent un grand tas hirsute que je commençai à brasser à pleines mains.

Je chantonnais : « L'argenterie... mon argen- terie... », pour accompagner la musique disso- nante du métal entrechoqué. De temps à autre, je

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voyais surgir mes mains, émergeant de tous ces objets sans vie, froids et ternes, qu'elles rejetaient pêle-mêle.

J'insistais encore, j'insistais toujours... J'essayais de faire dire à ces petites voix métalliques quelque chose d'utile, de significatif, de gai. Mais rien ne venait et, finalement, j'ai retiré mes mains de cet amas informe et indifférent.

Combien de temps me faudrait-il attendre un premier résultat ? Combien de jours ? Combien de semaines ?... Si seulement je n'avais pas eu cette douleur dans la tête, si seulement mes jambes avaient été moins lourdes, j'aurais fait le tour de l'appartement, j'aurais cherché, fouillé, j'aurais trouvé, peut-être, d'autres objets de valeur plus efficaces...

Ou bien j'aurais pris le parti de téléphoner à Gabrielle, à Odette, à Mme Cuny, et de leur demander franchement de quelle manière elles avaient opéré pour obtenir un si rapide succès. Oui, si rapide...

Je regardai mes mains couvertes d'éruptions, je passai mes doigts sur la peau de mon visage, une peau dont je ne reconnaissais pas le grain.

« Et pourquoi, me suis-je dit, n'irais-je pas chez Gabrielle, chez Odette, chez Mme Cuny ? Ou, mieux encore, chez mes amies de l'école de dessin. Pourquoi ne m'installerais-je pas dans un fauteuil de leur salon, en croisant les jambes et en gesti- culant ? »

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Tandis que je me faisais ces réflexions, on sonna à la porte. A présent, je n'avais plus aucune raison de ne pas répondre. Au contraire, sans me déran- ger, ici même, dans mon appartement, j'allais avoir quelqu'un qui m'écouterait, à qui je pourrais dire tout ce que j'avais à dire...

Mais ce n'était pas une visite. Seulement un télégraphiste. Encore des condoléances ? Je lus :

« T'attendons. Baisers. Antoine. » Même ses télégrammes sentaient l'économie.

J'imaginais Antoine, à la poste, en train de rédiger sa dépêche. Tête penchée, les bajoues soutenues par le col de sa vareuse. Une vareuse semblable à une veste militaire, mais d'un vert terne et sans épaulettes. Avec, sur la poitrine, deux poches à soufflet qui se dilataient à chaque respiration. Deux poches fermées par des boutons saillants comme des bouts de sein.

Et lorsqu'il avait usé une vareuse, il en faisait faire aussitôt une autre sur le même modèle.

Je ne l'avais jamais appelé « parrain », dans la crainte d'avoir l'air de lui donner un titre mili- taire : oui, mon parrain..., oui mon capitaine... Pour moi, c'était « oncle Antoine ». Cela lui allait très bien. Son dos rond, sa figure molle, ses seins, ses épaules tombantes, toute son allure géné- rale, en somme, s'inscrivait parfaitement dans l'initiale de oncle, comme dans le o, au milieu de son prénom.

Il vivait avec sa mère. Mais elle n'était pas