Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

282
1

Transcript of Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

Page 1: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

1

Page 2: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

2

Page 3: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

3

Page 4: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

4

Page 5: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

5

Page 6: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

LE PETITPASSEUR DU LAC

6

Page 7: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

Du même auteur

LE JONGLEUR A L'ÉTOILE Hachette

DELPH LE MARIN Sudel

MAMADI Magnard

DU GUI POUR CHRISTMAS(Second prix « Jeunesse » 1953) Bourrelier

7

Page 8: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

Paul-Jacques BONZON

LE PETITPASSEUR DU LAC

ILLUSTRATIONS DE JACQUES POIRIER

HACHETTE

8

Page 9: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

9

Page 10: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

CHAPITRE PREMIER

LE LAC somnolait entre ses rives montagneuses, dans la tiédeur odorante de ce début d'après-midi. Jusqu'aux mouettes qui, lasses de pêcher, engourdies par la chaleur, dormaient sur l'eau, petites boules blanches piquées sur du satin.

Sur le quai, une douzaine de gamins, des ragazzi comme on les appelle en Italie, rêvassaient, étendus de tout leur long à même le sol dans l'ombre découpée des énormes platanes qui montent au bord des eaux une garde bienfaisante. Les premières cigales de l'année secouaient avec frénésie des crécelles toutes neuves, accompagnant le chant des gamins dent les voix mal assurées mais pleines de chaleur fredonnaient :

Sul mare luccica L'astro d'argento....

10

Page 11: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

« Pourquoi ne t'approches-tu pas, s'interrompit tout à coup Paôlo, ta tête est en plein soleil !

— Ne t'inquiète pas pour ma tête, Paôlo, elle est solide.... De ma place, je vois mieux notre campanile; elle est si belle, la tour de l'Ile aux Fleurs.

— Comme si tu étais privé de sa vue ! Tu passes toutes tes journées au bord du lac et, de chez toi, tu peux l'apercevoir.

— C'est que je ne suis jamais fatigué de l'admirer. Aujourd'hui notre campanile est encore plus beau que d'habitude. Le lac est si pur qu'il s'y reflète parfaitement.... »

Paôlo sourit. S'il ne savait apprécier aussi bien que Livio la beauté de la haute tour blanche, il était pourtant très fier que son petit village de Solbiello possédât cette merveille. Brave garçon au sens pratique, il savait que la présence du campanile donnait de l'aisance au village. N'était-ce pas pour le campanile qu'à chaque retour de la belle saison, de luxueux autocars déversaient sur la piazzetta, la petite place au centre du village, des essaims de touristes ? N'était-ce pas grâce au campanile que les deux auberges de Solbiello pouvaient dresser sur leurs terrasses tant de petites tables fleuries ?... Enfin, n'était-ce pas grâce à la tour de marbre que lui, Paôlo, et les autres gamins, pouvaient entendre tinter les piécettes d'argent au fond de leurs poches ?...

« Livio, la saison sera bonne encore cette année; elle s'annonce bien. J'ai fait le compte de mes traversées depuis ce début de printemps : quarante-six !

— Moi, presque autant; c'est beaucoup. »Ils se turent. Puis, Paôlo s'approcha de Livio et murmura :« En somme, c'est un bien pour nous que, l'autre année,

l'église de Castellanza ait brûlé. Elle nous enlevait beaucoup de touristes. »

Livio se redressa.« Oh ! non, Paôlo, ,ne dis pas cela. L'église de Castellanza

11

Page 12: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

était trop belle. Elle possédait de magnifiques peintures. J'ai eu beaucoup de peine au moment de l'incendie. »

Paôlo regretta d'avoir contrarié son camarade.« Oh ! toi, fit-il en plaisantant, tu aurais dû naître à Venise ou

à Florence. »Livio sourit, à son tour. Repris par le chant des flâneurs, ils

enchaînèrent :Barchette mia... Santa Lucia....Soudain, le concert fut interrompu par le grondement d'un

moteur sur le « Lungolago », ainsi qu'on nomme la route longeant le lac.

« Les touristes, les touristes !... »D'un bond les gamins furent sur leurs jambes et se

précipitèrent sur la piazzetta. Le car qui y débouchait était un

12

Page 13: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

luxueux véhicule bondé de touristes qui, Kodak en main, jumelles en bandoulière, se répandirent sur la petite place.

« Passeggiatta !... Campanile !... »Mais Livio avait reconnu un autocar français.« Promenade, messieurs-dames.... Promenade à l'Ile aux

Fleurs, Campanile !... »Encore étourdis par les interminables lacets de la route

côtière, les voyageurs étaient littéralement assaillis. Les gamins se précipitaient, prenaient de force les bagages, tiraient les voyageurs par le bras pour les amener à leur barque. Se méprenant sur cette façon de faire, deux vieilles dames serraient contre elles leur sac à main, croyant sans doute qu'on en voulait à leur bourse.

« Ile aux Fleurs !... Campanile !... »Livio était resté à l'écart de cette mêlée, trouvant inélégant de

harceler aussi vivement les touristes. Mais la vie est une lutte. Il faut bien se défendre. Pour accroître ses chances, un jour, à Corne, la ville au bout du lac, il avait acheté des livres d'occasion, de vieux livres d'allemand, de français et d'anglais et il s'était mis à étudier. Au début il avait eu beaucoup de peine mais aujourd'hui il se débrouillait suffisamment dans ces trois langues pour comprendre et être compris.

Il n'avait pas lancé trois fois son appel en français qu'il vit un couple se diriger vers lui : le monsieur, plus très jeune, la dame élégante et très parfumée.

« Deux cents lires seulement, monsieur-dame... et je peux, sans supplément, vous dire l'histoire du campanile. »

Les deux étrangers sourirent. Livio les conduisit jusqu'à sa barque qui, moins sauvage que les chèvres de l'Apennin, ne tirait pas sur sa corde.

« Ciel ! s'écria la dame, une si petite barque ?... Ne va-t-elle pas chavirer ? »

Livio la rassura.« Ma barque est solide et le lac aussi doux qu'un velours de

Florence. »

13

Page 14: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

II aida la passagère à descendre dans l'embarcation et les touristes s'installèrent au fond, sous le traditionnel dais de toile blanche qui les protégerait de la réverbération du soleil. D'un vigoureux coup de rame le petit passeur rejeta la rive en arrière.

« Ainsi, mon petit, fit la dame, tu parles le français... et même presque sans accent. »

Livio rougit de plaisir... bien que ce plaisir fût mitigé. La dame avait dit « mon petit ». A quatorze ans il n'était plus un petit. Il faisait vivre la vieille grand-mère, aujourd'hui presque impotente, qui l'avait élevé. On n'est plus un enfant quand on a charge d'âmes.

Mais, déjà, le touriste le questionnait sur le campanile; il oublia le petit mot désagréable.

« Est-ce vrai, tu connais son histoire ?... »S'il la connaissait ! En dix traversées il n'aurait pas eu le

temps de tout raconter. Il commença :« C'est le grand architecte Michelozzi qui l'a bâti, il y a cinq

cents ans. Il était Florentin mais à cette époque il travaillait à Milan où il construisait la chapelle Saint-Pierre. Il était venu se reposer au bord de notre lac et avait beaucoup admiré « l'Ile aux Fleurs » où je vous conduis. Il aimait les fleurs. Justement, il en poussait une très belle, une fleur aux pétales rouges qu'on ne trouve nulle part ailleurs. Je vous la montrerai tout à l'heure, les jardins de l'ancien couvent en abritent encore quelques-unes. Je ne sais pas leur vrai nom; ici on les appelle les fleurs de la Madonna.

« Un soir d'été, donc, Michelozzi se baignait dans le lac, loin de la rive, quand il fut pris d'un malaise et se crut perdu. Il se débattait, désespéré, quand, tout à coup, il vit flotter sur l'eau deux pétales rouges. Et ces pétales lui dirent : « Nous « sommes les fleurs de la Madonna, fais le vœu de lui élever « un beau campanile près de sa chapelle et elle t'aidera. » II fit le vœu. Les pétales rouges s'approchèrent; et dès qu'il les eut touchés les forces lui revinrent. Michelozzi tint sa promesse. Ainsi est né notre campanile. »

14

Page 15: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

Bien entendu il ne s'était pas exprimé dans un français aussi clair, mais, avec d'habiles détours pour éviter l'écueil des mots inconnus, il avait pleinement réussi à se faire comprendre.

« Très touchante, ton histoire, fit la dame en se penchant sous le dais pour apercevoir en entier l'élégante tour blanche.

— Et ces fleurs rouges, vous les retrouverez là-haut, continua Livio, si les deux cent treize marches de marbre ne vous effraient pas. Michelozzi les a taillées de sa propre main dans la pierre. »

II parlait, sans cesser de tirer sur ses avirons, une mèche de cheveux flottant sur son front. Sa chemise roulée sur ses bras et largement échancrée au col, laissait voir une peau brune et lisse de garçon robuste et sain.

De Solbiello à l'île la distance n'était pas grande. La barque accosta sans heurt le rivage sablonneux comme une plage de l'Adriatique. Le jeune passeur sauta à terre et accompagna ses deux passagers .jusqu'au jardin du couvent où il leur 'montra les fameuses fleurs rouges, puis il les abandonna au sacristain qui faisait fonction de guide pour le campanile.

« Ne pourrais-tu nous accompagner là-haut, proposa là dame, tu nous conterais d'autres histoires. »

Livio secoua la tête.« Je suis seulement un petit passeur du lac. »En réalité le sacristain s'opposait à l'entrée des passeurs dans

la tour. Il les accusait de rafler les meilleurs pourboires et s'en montrait jaloux.

« Je vous attendrai près de ma barque, quand il vous plaira.»II salua de la main, agitant seulement le bout des doigts à la

manière italienne, puis s'éloigna et, heureux d'avoir communiqué à ces deux étrangers son amour pour le campanile, rejoignit les autres gamins qui entamaient une partie de boules à l'ombre d'un mur à demi écroulé du couvent.

15

Page 16: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

16

Page 17: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

Trois quarts d'heure plus tard il retrouvait ses clients sur le rivage de l'île. Enchantés de leur ascension, ils se montraient aussi volubiles que des Napolitains, ce qui n'est pas peu dire.

« Dommage que tu n'aies pu nous accompagner, fit la dame, ce vieux guide parle le français moins bien que toi et il est plutôt bougon. »

Livio sourit. Le caractère acariâtre du sacristain était célèbre dans tout Solbiello.

« II ne nous a d'ailleurs pas dit grand-chose, ajouta l'étranger, je suis certain que toi....

— Si vous n'êtes pas trop pressés, repartit Livio, je vous conterai aussi l'histoire des fresques que vous avez vues à l'intérieur et aussi celle des cloches. Elles ont chacune la leur.»

Ainsi, au retour, au lieu de tirer vigoureusement sur ses avirons, Livio laissa-t-il sa barque glisser doucement sur les eaux et parla-t-il avec la même chaleur, le même enthousiasme qu'à l'aller.

« Merveilleux, s'exclama la dame, on dirait que tu as vécu ce que tu racontes.

— Mais je l'ai vécu, madame. Nous autres Italiens nous vivons toujours ce que nous racontons.

— C'est peut-être vrai, en effet. » Et d'ajouter :« Et toi, mon petit, je suis sûre que tu as aussi une histoire?»Cette fois, il ne s'aperçut pas que la dame avait encore dit «

mon petit », sans doute parce qu'elle n'y mettait que de la gentillesse.

« Moi ?... une histoire ? »II avait fort bien compris mais n'aimait guère parler de lui,

surtout aux touristes. Sans doute beaucoup de ses camarades ne se privaient-ils pas de parler d'eux-mêmes, moyen facile d'attendrir la riche clientèle; Livio détestait cette mendicité déguisée.

« Non, je n'ai pas d'histoire. »

17

Page 18: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

Les deux Français insistèrent tant qu'ils finirent tout de même par apprendre que ce jeune Italien avait perdu son père pendant la guerre, sa mère quelques années plus tard et qu'une vieille grand-mère l'avait élevé.

« Oh ! je ne suis pas malheureux, s'empressa-t-il d'ajouter, ma grand-mère reçoit une petite pension et moi, je gagne ma vie.»

II appuya sur « je gagne ma vie » pour bien montrer son indépendance à l'égard de ces étrangers pourtant bien sympathiques.

« Mais qui t'a donc appris à aimer les belles choses, à en parler avec une telle flamme ? demanda encore la dame.

— Ma grand-mère, répondit fièrement Livio. Elle a été servante dans une grande maison de Florence. C'est la plus belle ville d'Italie. La connaissez-vous ?

— Pas encore, mais nous y serons bientôt. »La conversation avait pris un ton presque amical. Soudain,

en se retournant, Livio aperçut la rive à quelques brasses seulement. Il n'eut que le temps de freiner sur ses avirons pour éviter un choc brutal.

« Déjà ! » fit la dame avec regret.Comme tout à l'heure, Livio l'aida à descendre. A peine sur

le quai l'homme sortit son portefeuille et en déplia un billet de mille lires qu'il tendit au jeune passeur. L'enfant fouilla ses poches pour rendre la monnaie.

« Non, fit l'homme en arrêtant le geste; c'est le compte. »Livio se redressa :« Mille excuses, monsieur, vous aviez mal compris; deux

cents lires seulement, la traversée.— C'est bien ce que j'ai entendu en effet... mais il n'y a pas

eu que la traversée... et j'aime payer selon le plaisir que j'éprouve.— Parfaitement », approuva la dame en souriant. Livio

rougit, confondu, son billet au bout des doigts. La dame insistait si gentiment qu'il n'osait plus refuser. Ces deux

18

Page 19: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

étrangers avaient réellement été heureux; il gâterait leur plaisir en n'acceptant pas.

Alors il remercia chaleureusement et, s'appliquant à bien prononcer :

« Je vous souhaite un bon voyage... et un bon séjour à Florence. »

19

Page 20: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

CHAPITRE II

VOYONS, est-ce assez salé?... C'est que la nonna l'aime un peu salée la polenta. Encore une poignée de farine de maïs. Bon ! la pâte commence à prendre tournure; elle s'épaissit. Ce n'est pas le moment de lâcher la cuiller. Tournons encore un peu.... Hum ! ça ne sent pas mauvais du tout. La nonna va se régaler. Ça y est, la bouillie est à point, elle commence à gicler quand on la remue; bon signe. Attention en retournant la marmite. Voilà qui est fait. Et maintenant laissons refroidir.... — Eh bien, mon Livio, que fabriques-tu dans la cuisine ?

— Quelque chose que tu aimes bien, nonna. Tu ne sens donc pas?»

De son fauteuil, devant la fenêtre, la grand-mère huma l'air à la ronde.

« Madonna santa ! une polenta ! Quelle bonne idée.

20

Page 21: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

Justement je me sens un peu d'appétit ce soir. Tu devines toujours ce qui me fait plaisir. »

Un quart d'heure plus tard la polenta était prête. Livio installait la table devant le fauteuil.

« Tu es bien joyeux ce soir ! remarqua la grand-mère.— C'est vrai, nonna, j'ai promené aujourd'hui des touristes

épatants qui ont trouvé intéressant tout ce que je leur ai dit, des touristes qui allaient à Florence.

— A Florence, soupira la vieille femme avec un peu de nostalgie, à Florence, ils ont bien de la chance.... Et j'espère qu'ils se sont montrés généreux ?

— Un pourboire comme jamais je n'en ai reçu; je n'aurais osé l'accepter s'ils n'avaient tant insisté.

— Je sais, mon Livio, je te connais. »Mais l'enfant paraissait pressé. Sa bouillie de maïs avalée, il

demanda :« Nonna, as-tu besoin de moi ce soir ?— Non, mon garçon, je ne me sens pas trop mal aujourd'hui.

J'ai pu faire deux ou trois fois le tour de la chambre sur mes béquilles et même prendre l'air sur le pas de la porte.... Mais où veux-tu aller ? »

Elle jeta un coup d'œil de coin vers Livio et vit que la mèche de cheveux qui folâtrait le plus souvent sur son front avait repris sa place dans son abondante chevelure.

« Quelle vieille mule je suis, reprit-elle, comme si je ne devinais pas !... Tu peux aller, mon enfant, je te demande seulement de ne pas rentrer trop tard.

— Je prends mon vélo, nonna, et je serai là avant que l'ombre du soir ait noyé le campanile. Veux-tu que je te prépare le bol et le sucre pour ta camomille, tu n'auras qu'à la faire chauffer.

— Non, je n'ai pas besoin de camomille ce soir. Ah ! Livio caro ! le bon Dieu est vraiment bon de m'avoir donné un petit-fils comme toi. Il n'en existe pas deux semblables dans toute la Lombardie. »

Livio embrassa sa grand-mère et sortit prendre son vélo

21

Page 22: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

dans la courette derrière la maison. Sautant sur sa monture il s'en fut... mais pas très loin. Au milieu de l'unique rue de Solbiello il s'arrêta devant la vitrine de l'horlogerie. L'éclairage intérieur était déjà allumé. Montres, réveils, bijoux brillaient de tous leurs feux. Ses yeux s'arrêtèrent sur les colliers. Il y en avait à tous les prix. L'un d'eux en métal doré lui plaisait beaucoup. Il faillit entrer. Tout à coup il secoua la tête. Il se souvint d'un jour où il avait acheté une petite bague à Silvia, pour la fête de Solbiello. Il était fou de joie, mais quand elle l'avait passée à son doigt elle avait dit tristement :

« C'est gentil, Livio, de vouloir me faire plaisir, mais regarde mes doigts tout mangés par le savon et tout flétris. » Et elle avait pleuré.

Alors il n'osa pas. Pourtant il ne voulait pas garder entièrement pour lui ce gros pourboire. Il n'en aurait retiré aucun plaisir. Il regrimpa sur son vélo et s'arrêta un peu plus loin devant le bazar. Parmi un grand déballage de vaisselle et de casseroles il aperçut un moulin à café. Eh oui, pourquoi pas ? un moulin à café! Sans plus hésiter il entra.

« Combien le moulin à café qui est en devanture ?— Six cent cinquante lires, mon fils.— Dio mio ! c'est bien cher pour un moulin à café.— C'est que, mon fils, ce n'est pas un moulin à café ordinaire.

Celui-ci n'est pas un modèle courant; il est très perfectionné, peut se régler avec cette vis et te faire une poudre, mon fils, plus fine que le pollen des fleurs de l'île... mais, si tu préfères, j'en ai de moins chers. »

Grimpant sur un escabeau le marchand en atteignit un autre. Livio fit la moue.

« Evidemment, mon fils, ce modèle-ci est moins bien. Les rouages ne sont pas en acier de Pescara et rien ne vaut l'acier de Pescara. Au fait, pour combien de personnes ce moulin ? »

Livio fronça les sourcils et fit un bref recensement sur ses doigts.

« Quatorze personnes, signer.

22

Page 23: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

— Dio mio ! quatorze ! mais c'est pour uni régiment de carabiniers. Mon fils, ce n'est pas du tout ce modèle qu'il te faut mais plutôt celui-là. »

Lâchant son escabeau il se précipita dans l'arrière-boutique encombrée d'un bric-à-brac effroyable et revint en brandissant triomphalement un troisième modèle.

« Voilà, mon fils, voilà le moulin qu'il te faut. Regarde l'étiquette, il est marqué huit cents lires. A toi, je le laisse à sept cents. On ne fait pas mieux à Naples en fait de moulin à café et Dieu sait si les Napolitains sont amateurs de bon café. »

D'autorité il le mit entre les mains de Livio. Evidemment, c'était un magnifique moulin à café, presque un objet de luxe. Il hésita cependant.

« Tu as tort, mon fils, s'empressa le marchand, l'occasion est unique. Avec ce moulin-là on peut faire du café turc, tu entends, du café turc. »

Livio n'avait aucune idée de ce que pouvait être le café turc. Il pensa à Silvia, à la joie qu'elle pourrait avoir. Aussi quand le bonhomme lui reprit l'objet des mains pour l'envelopper comme si l'affaire était conclue, il ne protesta pas.

Et tandis qu'il s'éloignait dans la rue, le paquet suspendu au guidon de son vélo, il entendit encore le bonhomme lui crier sur le pas de sa porte :

« Du café turc, mon fils ! tes carabiniers pourront boire du café turc !... »

A grands coups de pédales il fonça vers Castellanza, le village frère de Solbiello dont il n'était séparé que par quatre kilomètres de lungolago, de route côtière. Depuis près d'une semaine il n'avait pas revu Silvia, sa camarade d'enfance, d'un an seulement sa cadette. Autrefois ils habitaient porte à porte à Solbiello. Puis, un jour, son père et son frère aîné ayant trouvé du travail à Castellanza, ils avaient quitté Solbiello pour aller s'entasser dans une vieille maison qui n'avait vue ni sur le lac ni sur la montagne. Silvia était la cinquième enfant d'une famille qui en comptait neuf, les

23

Page 24: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

quatre aînés étant des garçons et les quatre derniers également. Livio avait bien calculé tout à l'heure; avec les parents, un grand-père, une grand-mère et une vieille tante, la famille s'arrondissait bien à quatorze, un vrai régiment en effet.

Quand, trois ans plus tôt, l'imposante famille avait quitté Solbiello, Castellanza était alors en pleine prospérité. C'était peu de temps après la guerre. Le tourisme reprenait son essor. Une habile publicité avait mis en valeur les fameuses fresques de l'église Santa Francesca. Le père de Silvia travaillait dans un garage et son frère aîné, Vittorio, était employé dans un des trois hôtels. Hélas ! tout avait bien changé depuis l'incendie de l'église. Pour la famille de Silvia comme pour beaucoup d'autres c'était presque la misère. A tel point que depuis quelque temps il était de plus en plus question pour elle de quitter le pays, de traverser les montagnes pour aller en France où, disait-on, on trouvait facilement à s'embaucher dans certaines campagnes à demi abandonnées.

24

Page 25: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

Cette possibilité de départ attristait beaucoup Livio. Chaque fois qu'il retrouvait Silvia il ne pouvait s'empêcher de lui en parler.

« Est-ce vrai, Silvia, que tu vas nous quitter ? »La fillette le taquinait un peu, lui laissait croire que la chose

était presque décidée, mais devant son air contrit se mettait vite à rire.

« Dio mio ! que tu es crédule ! moi je suis presque sûre que nous ne partirons jamais. Nous sommes bien trop nombreux. Il faudrait un train tout entier pour nous emmener ! »

Car elle aimait rire, Silvia, peut-être pour cacher la tristesse du fond de son cœur. Sa vie était dure. Toujours travailler; toujours un petit frère à soigner. Ah ! elle pouvait compter ses moments de loisirs. Son meilleur temps était celui qu'elle passait à l'école, mais l'école, elle la manquait si souvent depuis qu'elle était grande. On avait trop besoin d'elle à la maison.

C'est à tout cela que Livio songeait en longeant le lac, son moulin à café se balançant au guidon.

En arrivant à Castellanza il me perdit pas son temps à flâner sur la piazzetta, enfila la première ruelle à droite, puis une autre, et aperçut la maison de Silvia. Au premier, du linge séchait sur un fil de fer. Il y avait toujours du linge qui séchait chez Silvia. Une fenêtre était ouverte. Il passa et repassa plusieurs fois dans la rue, le nez en l'air, sifflant un petit air qu'elle reconnaîtrait si elle était là. Mais où serait-elle sinon à la maison ?

Enfin une petite tête brune apparut.« Ah ! caro Livio ! c'est toi ! »Elle était jolie, Silvia, avec ses longs cheveux, ses yeux

sombres étirés en amande, son sourire, un peu mélancolique peut-être, mais si touchant. Elle tenait un bol qu'elle essuyait. Il y avait aussi toujours de la vaisselle à essuyer chez Silvia.

« Livio caro ! depuis quand n'étais-tu plus venu à Castellanza?... m'avais-tu oubliée?...

25

Page 26: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

— La saison est commencée, Silvia, chaque jour je vais plusieurs fois au campanile.

— Ah ! oui, les touristes; j'ai entendu dire qu'ils étaient nombreux. Ici, tu sais, ils ne s'arrêtent plus. »

Elle dit cela sur un petit ton triste; Livio regretta ses propres paroles.

« Est-ce que tu es libre, Silvia ? »Elle secoua la tête.« Mon petit frère est un peu fiévreux aujourd'hui; il faut

encore que je lui fasse chauffer son lait et que je le couche. Veux-tu m'attendre au bord du lac; je te rejoindrai dès que je pourrai. »

Ils échangèrent un petit signe de la main et Livio s'en fut vers le quai, le cœur un peu gros de penser qu'il pouvait se promener tandis que Silvia peinait du 'matin au soir.

Au bord du lac, tout comme à Solbiello, des gamins flânaient, jouaient aux boules. Il connaissait la plupart d'entre eux, les deux villages étaient si proches. Cependant il eut l'impression que les ragazzi ne faisaient guère attention à lui. A vrai dire, les dernières fois qu'il était venu à Castellanza il avait déjà remarqué, de leur part, une sorte de méfiance et même d'hostilité. Il erra cependant autour des jeux de boules; alors qu'il avait le dos tourné il crut entendre ces mots : « Ceux de Solbiello feraient mieux de rester chez eux à garder leur campanile. »

« Ah ! oui, pensa-t-il avec mélancolie, est-ce notre faute si un incendie a détruit l'église Santa Francesca ? » Et, certes, il en était autant affligé qu'eux.

Alors, il s'éloigna, s'assit au bord de l'eau. Une voix fraîche le tira bientôt de son silence.

« Tu es bien sombre, Livio caro ! pour un garçon qui se promène. »

Silvia s'était faite coquette pour le rejoindre. Elle avait enlevé son tablier et noué ses cheveux.

« Pourquoi ne jouais-tu pas avec les autres en m'attendant ?

26

Page 27: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

— Ils n'aiment plus ceux de Solbiello; ils sont jaloux de notre campanile.

— Crois-tu ? »En fait, Silvia n'ignorait pas cette hostilité croissante entre

les deux villages jumeaux dont l'un venait brusquement d'être déshérité.

« C'est vrai, Livio, reprit-elle, les gens d'ici sont malheureux maintenant; il ne faut pas leur en vouloir de leur jalousie. »

Puis ils se mirent à bavarder. Huit jours c'est long. Ils avaient beaucoup de choses à se raconter. L'un près de l'autre leur joie était grande. Ils retrouvaient leur enfance. C'était toujours à ces souvenirs qu'ils revenaient.

« Tu te souviens, Silvia, le jour où tu avais déchiré ta robe et où tu étais venue te réfugier chez nous dans le coffre à bois.

— Et toi, quand tu avais voulu grimper sur le toit pour atteindre un nid; tu étais resté accroché à la gouttière. »

Volubile, Silvia agitait ses mains aux longs doigts fins mais rongés par le savon et la lessive.

« Cara mia ! soupira-t-il, tu dois bien regretter le temps où tu étais petite. Maintenant ta vie est moins gaie que la mienne. Je n'ai que ma grand-mère à soigner et c'est la meilleure des grand-mères. Toi, tu es toujours dans la lessive, la vaisselle ou le repassage.

— J'ai l'habitude, Livio. Je n'ai pas à me plaindre puisque j'ai du travail. Mais mon père et mon frère Vittorio !... Depuis la fermeture de l'Albergo mon frère n'a plus trouvé à s'embaucher. »

Alors Livio ne put retenir sa question de toutes les fois. « Tes parents pensent-ils toujours à partir ? » La fillette baissa la tête et ne répondit pas tout de suite. « Oui, ils y songent de plus en plus.

— Oh ! Silvia !— Rien n'est fait encore mais tu connais les Sorenzo qui

27

Page 28: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

habitent derrière la piazzetta; ils ont un frère en France. Papa lui a écrit.

— Et alors, dis vite, Silvia ! » Elle hésita un instant.« II aurait trouvé du travail dans une ferme : un homme pour

la culture et une jeune fille pour aider dans la maison. Père a pensé à Giaccomo qui aime bien la campagne et à moi... mais ce n'est pas encore fait, tu sais, ce n'est qu'un projet. »

Livio avait pâli.« Mais toi, Silvia, tu veux partir ?— Oh! non, aller en France ne me plaît pas... mais si père le

veut. Il dit que le frère Sorenzo envoie tous les mois de l'argent à sa famille; ça le tente.... »

Le petit passeur du lac se tut. Silvia lui prit la main, lui sourit. Puis elle détourna la conversation. Apercevant un paquet au guidon de la bicyclette :

« Qu'est-ce que c'est, Livio ? »

28

Page 29: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

Il avait oublié son cadeau. Lui, tout à l'heure si joyeux, trouva cet achat ridicule. Chez le marchand il n'avait pas pensé que Silvia pourrait se vexer d'un cadeau utile. Aux pauvres seulement on donne des objets utiles. Et pourtant, un jour, Silvia lui avait bien dit que chez elle le vieux moulin à café lui faisait perdre beaucoup de temps.

« Tu ne me réponds pas, Livio, qu'est-ce que c'est ?— Rien, une commission pour la nonna.— Une commission n'est pas un secret. »A son tour il essaya de changer la conversation. Mais Silvia se

piqua de curiosité.« Vraiment, je ne puis pas voir ?— C'est simplement un moulin à café.— Santa Madonna ! est-il si extraordinaire que tu le

caches avec tant de soin ? »II se décida à ouvrir le paquet. Silvia poussa une exclamation

admirative puis se mit à rire.« Un si beau moulin à café pour ta grand-mère?... jamais elle

ne l'usera... et d'abord, depuis longtemps elle ne boit plus de café.»Puis, après un silence :« C'est un moulin comme ça qui me rendrait service. Si tu

savais le temps que je perds chaque matin à tourner la manivelle; je n'en finis plus.... »

Livio sauta sur l'occasion.« Justement, Silvia, il n'est pas pour grand-mère. C'est pour

toi.— Pour moi ?— Je savais que le tien marchait mal... alors, j'ai pensé... ne

me gronde pas, Silvia.— Tu es fou, Livio, il a dû coûter très cher.— Ne pense pas à cela. Je me suis fait aujourd'hui un gros

pourboire; je ne voulais pas le garder pour moi seul.... Te fait-il plaisir ? »

29

Page 30: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

Ce fut au tour de Silvia de rougir. Elle baissa les yeux et une larme perla au coin de sa paupière. Livio se pencha vers elle

et essuya la larme, comme un grand frère. Alors, brusquement la fillette lui sauta au cou.

« Oh ! oui, Livio, il me fait plaisir, un très grand plaisir !...— Et tu sais, avec celui-là on peut faire du café turc, c'est le

marchand qui l'a dit. »Ils se mirent à rire comme si c'était très drôle. Silvia remit le

papier autour du précieux objet et le posa près d'elle.Oubliant tout le reste ils furent heureux.Tout à coup, Livio aperçut, sur le lac, de longs voiles bleus

qui flottaient, les voiles bleus de la nuit toute proche.« II faut que je rentre, Silvia.— Moi aussi, on m'attend; je t'accompagnerai tout de même

jusqu'au bout du village. »Le soir, les Italiens aiment se retrouver hors de leurs maisons,

dans les rues. Castellanza grouillait de monde. Ils marchèrent côte à côte en silence. Tout à coup une ombre les croisa.

« N'était-ce pas ton frère Vittorio ? demanda Livio.— Oui.— Il ne nous a rien dit.— N'y fais pas attention; depuis quelque temps, il est très

renfermé; il ne dit rien, même à nous. Il ne travaille pas; cela lui est dur.

— Où peut-il aller à cette heure, dans cette direction ?— Je ne sais pas. Souvent il sort le soir maintenant. » Au

bout du village ils s'arrêtèrent encore. Ils ne pouvaient se séparer.« Silvia, combien de fois avons-nous encore à nous revoir?...»Elle ne répondit pas mais s'approcha de son petit camarade et

prit sa main qu'elle garda longtemps.Brusquement, pour ne pas montrer ses yeux embués, Livio

sauta sur son vélo et disparut sur la route de Solbiello....

30

Page 31: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

CHAPITRE III

ON N'ÉTAIT qu'au début juin mais la journée avait été si chaude qu'on éprouvait le besoin de respirer un peu la fraîcheur du lac comme au cœur de l'été. Après souper, Livio déambulait sur les quais quand il aperçut Paôlo. Malgré leur différence de caractère ils s'entendaient bien. Ils se promenèrent un long moment ensemble.

« Regarde, Paôlo, comme notre campanile est encore beau ce soir dans la nuit qui tombe; on le dirait presque irréel comme dans les peintures de Giorgone !

— C'est vrai, tu finiras par me le faire aimer autant que toi. »Ils s'étaient assis, sur la berge, face à l'Ile aux Fleurs. Presque

au même moment, la lune se leva sur les montagnes, derrière eux, inondant la haute tour d'une clarté vaporeuse, rendant plus saisissante encore l'impression d'irréel. Devant

31

Page 32: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

la beauté d'un tel spectacle ils restèrent silencieux. Puis Livio, après un soupir dit à voix basse :

« Ce serait dommage s'il venait à disparaître.— Disparaître ! quelle idée ?— Oui, une idée... peut-être pas aussi folle que tu le penses.»Comme Paôlo réclamait des précisions, il lui répéta ce qu'il

avait entendu l'autre jour, dans son dos, à Castellanza.« C'est vrai, soupira Paôlo, à son tour, ils sont si malheureux à

Castellanza depuis l'incendie de Santa Francesca... mais tout de même..,. »

Quand ils se quittèrent, la nuit était tout à fait tombée mais la lune, plus haute, jetait par-dessus les toits de grands draps de lumière. Sur les terrasses, des touristes étrangers fumaient tranquillement des cigarettes parfumées.

Tout à coup, Livio s'entendit héler par le patron de l'Aquila-d'Oro, la meilleure auberge de Solbiello.

« Ohé ! passeur !... »II s'approcha. L'hôtelier lui dit à mi-voix :« J'ai deux clients, tentés par le clair de lune, qui désireraient

faire un tour à l'Ile aux Fleurs; es-tu libre ?— Je suis toujours libre, signor !— Ce sont deux Français, les Français adorent les clairs de

lune, je te les envoie. »Un quart d'heure plus tard le petit passeur embarquait ses

deux clients, deux jeunes mariés sans doute, vers son cher campanile, tout baigné de lumière blonde. Le lac était un véritable satin sur lequel, en plongeant, les avirons brodaient à foison des paillettes d'or. Jamais nuit d'Italie n'avait été aussi somptueuse. Mais Livio n'en jouit pas complètement. Il pensait trop à Silvia, à la menace de son départ... à une autre menace aussi, moins précise sans doute, moins tangible, mais qui le hantait de plus en plus. « C'est stupide, se disait-il en regardant la tour, il me semble qu'il va arriver quelque chose. »

Aussi quand ses deux passagers lui demandèrent, selon

32

Page 33: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

la tradition, une chanson italienne, sa voix n'eut-elle pas cette chaleur habituelle dont les effluves sonores se répandaient sur le lac, semblables à des parfums d'Orient.

Quand la barque aborda la plage de sable fin le jeune couple voulut se promener longuement dans l'île et pria Livio de l'attendre.

Ces sorties nocturnes ne déplaisaient pas à l'enfant. L'île n'était pas grande mais si riche, si riante sous la lune, si diverse, si paisible. Et, la nuit, les échos du passé vibrent avec tant de force.

Il fit d'abord le tour de l'île puis pénétra dans l'ancien village, à peu près abandonné, aux ruelles étroites et cahoteuses où les branches de figuiers, de mimosas ou de lauriers-rosés caressaient le visage. L'air était tiède, presque chaud même. Il pénétra dans l'ancien jardin du couvent envahi par les essences sauvages, où chaque pas amenait une découverte. En vain cherchait-il à recréer sa joie des autres fois. Las

33

Page 34: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

d'errer, il s'assit sur une dalle près d'une maison abandonnée et, encore une fois, pensa à Silvia, au campanile.

Immobile, le dos appuyé au mur, il songeait depuis un moment quand il crut entrevoir, dans la ruelle en face, à l'autre bout du jardin, deux ou trois ombres passant très vite en longeant la muraille. Les ombres nocturnes dans l'Ile aux Fleurs n'avaient rien d'insolite... mais pourquoi cette rapidité, pourquoi semblaient-elles se cacher ? D'ailleurs ces ombres n'avaient fait aucun bruit, comme si elles étaient chaussées de sandales. Les touristes ne viennent; pas à l'île en sandales. Des gens du pays?... mais pourquoi se dissimuler; il n'y avait rien à voler dans ces ruines.

Sa curiosité se trouva piquée au vif. Il se leva, se dirigea silencieusement vers l'endroit où les ombres avaient disparu. Rien. En son milieu, la ruelle s'élargissait en une sorte de piazzetta envahie par les mauvaises herbes. Vraisemblablement les ombres avaient traversé cette placette limitée, au fond, par un mur à demi écroulé qui avait dû servir de clôture à une dépendance du couvent. A tout hasard il longea ce mur et rencontra bientôt une brèche qu'il traversa. Il ne vit rien, n'entendit rien.

« Livio, se dit-il, tu te fais des idées, tu as pris pour des maraudeurs des gens qui rentraient tout bonnement chez eux. »

II allait faire demi-tour quand, à proximité, il crut percevoir un bruit sourd et très atténué de voix, des voix qui semblaient venir de la terre même. Livio n'était pas superstitieux, ne croyait pas aux revenants. Pourtant dans ce lieu qui avait peut-être servi autrefois de cimetière!... Il hésita encore. Puis maîtrisant son appréhension s'approcha d'une vieille demeure en ruine quelques pas plus loin. Un trou noir de soupirail s'ouvrait au ras du sol. C'était de là que venaient les voix. Alors il avança encore mars, cette fois, en rampant le long du mur, craignant que son ombre, en face, ne le trahît. La respiration suspendue, il écouta.

« Bien sûr, disait une voix, c'est grave mais les gens de

34

Page 35: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

35

Page 36: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

'Castellanza sont trop malheureux; ça ne peut pas durer. Encore l'année dernière quelques touristes se sont-ils arrêtés chez nous pour visiter les ruines, mais ça n'a qu'un temps; ils se fatigueront de contempler des murs noircis. Et pendant ce temps-là ceux de Solbiello se frottent les mains. Avec leur campanile ils raflent tous les étrangers.... Qui sait s'ils ne sont pas pour quelque chose dans l'incendie de Santa Francesca ?... »

La voix, très basse, ne permettait pas à Livio de saisir tous les mots mais le sens ne lui échappa pas. Il se sentit blêmir. Ainsi ses doutes étaient fondés, la jalousie des gens de Castellanza s'exaspérait.

Il rampa encore en avant, jusqu'à se trouver à moins d'un mètre du soupirail. Plusieurs hommes parlèrent à la fois et il ne distingua plus rien dans cette confusion sourde. Enfin quelqu'un reprit :

« N'est-ce pas notre seule chance... faire sauter le campanile. C'est possible, même très facile, mais il ne faut pas.... »

Une nouvelle confusion de voix emplit la cave, Livio distingua quelques ricanements de protestation. Puis une voix plus claire émergea, celle du chef de la bande sans doute.

« Parfaitement, c'est possible. Dès le mois de juillet arrivent les orages. Ce ne sera pas la première fois qu'un orage abat un clocher, il s'agit de choisir le bon moment, voilà tout, ne pas se presser. Essayez de vous souvenir. La foudre est déjà tombée plusieurs fois sur l'Ile aux Fleurs.... »

Quelqu'un l'interrompit :« Mais sans faire de dégâts sérieux.— Cette année elle tombera sur le campanile, je vous le

répète, il suffira de choisir le bon moment. »Nouvelle discussion confuse avec plusieurs rappels à l'ordre

du chef de la bande pour ramener l'e silence.« Bien entendu, reprit une voix, maintenant que nous avons

vu sur place, ne nous réunissons plus dans l'île, c'est trop dangereux. Nous serions vite remarqués.

36

Page 37: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

— Ceux de Solbiello ne se doutent de rien.— Pas si sûr que ça !— Et où placer la charge d'explosif ?— Vers la base, bien entendu... et une bonne charge; il ne

doit rien rester....— Est-il possible de creuser un trou de mine assez profond

sans être entendu ?— Vous l'avez vu, la maison du sacristain, la plus proche

maison habitée, est à quatre-vingts mètres, au moins, du campanile et le sacristain est dur d'oreille. D'ailleurs les murs de la tour sont épais, ils ne doivent guère laisser transpirer le bruit. »

Livio, l'oreille toujours tendue, ne perdait plus aucun mot mais tout à coup, il comprit qu'un des hommes grimpait le long du soupirail pour se rendre compte, sans doute, que la ruelle était bien déserte. Il se jeta en arrière et n'eut que le temps de se cacher derrière un amas de pierres. Il attendit longtemps, tenta de nouveau de ramper jusqu'au soupirail; c'était dangereux; les inconnus pouvaient sortir d'un instant à l'autre. D'ailleurs la lune avait encore monté dans le ciel et éclairait à présent le côté où il se trouvait. Il se redressa et s'enfuit.

Son émotion était si grande qu'il faillit plusieurs fois s'abattre dans les ruelles tortueuses.

Il aurait voulu pouvoir rester encore dans l'île; ses clients l'attendaient sur le rivage et montraient quelque impatience à rentrer; pour une fois il s'était fait attendre.

Il installa ses passagers à l'arrière de la barque ef, sautant le dernier à bord, saisit les avirons. Ses muscles n'avaient-ils plus de force?... ou, malgré lui, retenait-il la barque ?... A mi-chemin il regretta amèrement de n'être pas resté. Le campanile, son cher campanile, ne lui demandait-il pas de revenir pour le protéger ? Mais un honnête petit passeur du lac devait d'abord faire son métier. Tout à l'heure il reviendrait.

Alors ses muscles retrouvèrent leurs forces. La barque laissa derrière elle un sillage argenté plus profond et plus long.

37

Page 38: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

Minuit sonna comme il atteignait la rive. Sitôt ses deux clients partis, il sauta de nouveau dans sa barque mais il n'avait pas donné cinquante coups de rames qu'il aperçut, au loin, deux embarcations se détacher de l'Ile aux Fleurs, met-

tant le cap sur Castellanza. Inutile de pousser plus avant. Il resta un long moment, immobile, à regarder les deux barques regagner la rive. Depuis un moment, un souvenir le hantait. Parmi les voix entendues tout à l'heure, il était certain d'en avoir reconnu une, une voix grave et lente avec un léger défaut de prononciation à la fin des mots en « i ». Cette voix,

38

Page 39: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

il l'avait entendue plusieurs fois, mais où ?... Impossible d'y associer un visage.

Alors, il rentra chez lui.« Dio mio ! s'écria sa nonna en l'entendant ouvrir la porte, tu

rentres bien tard ?— J'ai emmené des touristes à l'Ile aux Fleurs. C'est le patron

de l'Aquila-d'Oro qui me les avait envoyés, je ne pouvais pas lui refuser. Il me procure souvent des clients. »

La grand-mère soupira :« Caro Livio ! c'est bien long l'attente quand on s'inquiète. Je

n'ai pas fermé l'œil. »Malgré l'heure tardive, il lui prépara sa tasse de camomille

comme tous les soirs. Mais ses pensées étaient ailleurs. Il laissa deux fois tomber la cuiller avec laquelle il faisait dissoudre le sucre.

« Qu'as-tu, Livio, tu es tout drôle ce soir. Tes passagers n'ont pas été gentils avec toi ? »

II hésita. Fallait-il tout raconter à la vieille femme ? Comme son petit-fils, la jalousie des gens de Castellanza l'aurait indignée. Elle se serait révoltée à l'idée qu'on pût attenter à son beau campanile. Il préféra se taire pour ne pas la chagriner. Elle était si vieille, si fragile.

« Non, nonna, je n'ai rien, je suis seulement un peu las. Le soleil était très chaud cet après-midi, on n'y est pas encore habitué.»

Elle n'insista pas, pressée de voir Livio aller au lit, car, le lendemain, d'autres cars déverseraient des touristes sur la piazzetta.

Dans sa chambre, au lieu de se coucher tout de suite. Livio marcha longtemps de long en large. Une sourde colère montait en lui contre ceux de Castellanza, qui osaient, de sang-froid, préparer un pareil crime. Mais la colère est presque saine quand elle est pure. Il ne put s'empêcher de penser à sa petite camarade. Si ses mains étaient rugueuses, si la pauvreté habitait sa maison, c'était, en partie, à cause du campanile. Le sombre projet des gens de Castellanza réussissant, il ne la perdrait peut-être plus... mais

39

Page 40: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

pouvait-ii, lui, Livio, oublier ce qu'il avait vu, entendu, et laisser s'écrouler son campanile sans avoir rien fait pour le sauver? Oh ! pourquoi sa curiosité l'avait-elle poussé dans les jardins de l'ancien couvent?... Ignorant de ce qui se tramait, sa responsabilité n'aurait pas existé. Mais il savait!...

A ressasser toutes ses pensées, celles-ci finirent par se brouiller dans sa tête. Des larmes lui montèrent aux yeux. 11 se jeta sur son lit et, pour étouffer ses sanglots, enfouit sa tête dans l'oreiller. Mais, là non plus, il ne put trouver le calme. Rejetant ses couvertures, il se leva d'un bond, ouvrit toute grande sa fenêtre et regarda le campanile que la lumière, plus vive encore, de la lune inondait d'or pâle. Il regarda longtemps la tour élancée comme si, d'un instant à l'autre, elle devait pour toujours sombrer dans le néant. Ses poings se serrèrent.

« Non, dit-il tout haut, il ne faut pas, il ne faut pas. L'œuvre du grand Michelozzi ne doit pas périr. Rien ne doit passer avant, rien. »

Enfin apaisé, il se recoucha et s'endormit-

40

Page 41: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

CHAPITRE IV

PAÔLO dormait à poings fermés et rêvait : II était riche, possédait un magnifique « piroscafo », c'est-à-dire un bateau à moteur qui pouvait emporter cinquante touristes au moins, avec des premières et des deuxièmes classes comme sur les bateaux qui font le tour du lac. Naturellement c'était lui le capitaine, un capitaine galonné du haut en bas des manches.

« Tiens, se dit-il, rêvant, on dirait que le moteur a des ratés; il me faudra un mécanicien à bord ».

Comme les ratés persistaient il se retourna deux ou trois fois sur son oreiller pour ne plus les entendre. Ils n'en cessèrent pas moins de le poursuivre. Finalement, il s'éveilla, se dressa sur son séant et constata qu'en fait de ratés ce qu'il entendait était le bruit de petits cailloux lancés du dehors, contre ses volets.

Il se leva en chemise, courut à la fenêtre, ouvrit tout

41

Page 42: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

grands ses volets, frotta ses yeux éblouis par le grand jour.« Ohé! Paôlo!... »II reconnut Livio qui, la mine fatiguée, lui faisait signe de

descendre. Il enfila prestement pantalon et sandales, dégringola l'escalier, saisit en passant dans la cuisine une poignée d'olives pour calmer la faim qui ne manquait jamais de le saisir aussitôt le pied à terre, et se trouva dans la rue.

« Qu'y a-t-il, Livio, tu es tout pâle... ta grand-mère serait plus malade ? »

Livio secoua la tête.« Viens plutôt du côté du lac, nous serons plus tranquilles

pour parler.— C'est donc si grave ? »L'air mystérieux et inquiet de Livio impressionna Paôlo. Ils

marchèrent silencieusement, côte à côte, dans l'air encore frais du matin. Au bord de l'eau Livio s'arrêta, tendit le doigt vers l'Ile aux Fleurs encore légèrement prise dans les restes de brume nocturne et d'où le campanile émergeait dans toute sa gloire.

« Cette fois, Paôlo, c'est une certitude, « ils » veulent le détruire. »

II n'en dit pas plus; Paôlo avait compris. « Ils », c'étaient les habitants de Castellanza.

« Oh ! Livio, tu es sûr ?...— Aussi sûr que tu es en ce moment à côté de moi. Ecoute,

Paôlo, ce que je vais te dire doit rester entre nous; je n'ai parlé à personne d'autre. J'ai confiance en toi. Quand nous allions à l'école nous nous sommes souvent querellés, jamais trahis.

— Foi de Lombard, Livio, je garderai pour moi ce que tu me diras. »

Livio raconta comment, par hasard, il avait, dans la nuit même, découvert le complot. Le bouillant Paôlo devint rouge de colère, cracha vivement à terre les deux noyaux d'olives qu'il suçait.

42

Page 43: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

« Livio, tu crois vraiment qu'ils feraient une chose pareille ?— Je l'ai entendu de mes propres oreilles. »Paôlo, toujours sous le coup de la plus démonstrative

indignation, se fit répéter mot par mot les paroles entendues dans la cave.

« Et tu ne sais pas qui étaient ces hommes ?— Non.... Du moins, j'ai cru reconnaître une voix, une voix

un peu enrouée mais je ne saurais te dire à qui elle appartient.—• Tu n'as eu aucune précision sur le moment où ils veulent

faire leur coup ?— Je te l'ai dit, ils choisiront un jour d'orage sur l'île. Les

orages ne sont pas rares vers la fin juillet. »Paôlo réfléchit un long moment.« Livio, il ne faut pas les laisser faire.— Bien sûr ! » Nouveau silence prolongé.« Je crois, dit Paôlo, que nous devons prévenir les carabiniers.— Je le crois, moi aussi. »La caserne des carabiniers dont dépendait Solbiello se trouvait

précisément à Castellanza. C'était un peu gênant, plusieurs carabiniers ayant de la famille dans ce village. Ils s'y rendirent tout de même, avec une certaine appréhension, comme dans un territoire ennemi.

La caserne était un vaste immeuble aussi décrépi que ses voisins, reconnaissable seulement à l'écusson, aux couleurs de la république, fixé au-dessus de la porte. Le bureau du chef des carabiniers se trouvait au premier. Ils grimpèrent, un peu émus, les larges degrés de pierre. Livio sonna. Un gendarme ventru, l'étui à revolver pendant à son large ceinturon, vint ouvrir. Livio avait préparé ce qu'il allait dire, subitement il ne sut plus par quoi commencer.

« Eh bien, que voulez-vous, c'est pour un objet perdu ?...— Non, signor, c'est plus grave.

43

Page 44: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

— Un vol de lapins ?... Allons, dépêchez-vous, je n'ai pas de temps à perdre....

— Voilà, signor, la nuit dernière je me trouvais dans l'Ile aux Fleurs.... »

Et il raconta son histoire. Les deux mains dans son ceinturon, le gros carabinier était resté debout pour écouter. Il marchait maintenant de long en large d'un bout à l'autre du bureau, faisant résonner ses bottes. Quand Livio eut terminé il se retourna brusquement, haussa les épaules, sourit ironiquement.

« Et c'est pour écouter ces histoires à faire dormir debout un Calabrais que vous me faites perdre mon temps ?...

— Par la Madonna, signor, j'ai vu de mes propres yeux et entendu de mes propres oreilles.

— Allons, petit, laisse la Madonna tranquille et reconnais tout simplement que tu as fait un mauvais rêve... seulement les rêves, ça ne nous intéresse pas. »

A son tour, Paôlo insista, en vain.« Et d'abord qui êtes-vous... d'où êtes-vous ? reprit le

carabinier.— Nous sommes de Solbiello !— Je l'aurais parié. Je ne sais quelles idées se mettent en tête

les gens de ce village; ce n'est pas la première fois qu'on vient nous rebattre les oreilles avec le campanile. Que voulez-vous qu'il lui arrive à votre tour ?... Allez donc jouer aux boules sur le quai et laissez-moi faire mon travail. »

Là-dessus, il les poussa vers la porte qu'il s'empressa ds refermer derrière eux.

Les deux amis se retrouvèrent, dans la rue, très déçus. Au moment où ils s'éloignaient ils crurent, là-haut, entendre des rires dans le bureau des carabiniers. Ils quittèrent le village sans mot dire.

« Nous aurions dû penser à ça, dit Paôlo quand ils furent en pleine campagne, il n'a pas eu l'air de prendre notre histoire au sérieux mais n'oublions pas que les carabiniers

ESSO

44

Page 45: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

45

Page 46: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

habitent Castellanza. Ils ne veulent pas se trouver mêlés à cette affaire, se mettre à dos les gens du village....

— Et qui sait, renchérit Livio, s'ils ne sont pas au courant de ce qui se prépare. »

Pour la première fois depuis bien longtemps, Livio était ainsi venu à Castellanza sans chercher à voir Silvia. En quittant la caserne des carabiniers il avait pensé à elle mais en lui prêtant l'hostilité des autres gens du village et il eut très mal.

Ils rentrèrent à Solbiello sans échanger une parole. Alors, Paôlo s'arrêta et, crachant encore violemment un noyau d'olive, déclara :

« Et maintenant, Livio, qu'allons-nous faire ? »Après de longues réflexions ils décidèrent d'aller voir le

maire. Celui-ci habitait à l'autre bout du village une belle villa isolée dont le jardin s'ornait des plus magnifiques palmiers et magnoliers des bords du lac. Le « Sindaco », ancien filateur de soie, venu se retirer là depuis peu de temps, s'absentait souvent et, à vrai dire, s'intéressait peu au village qu'il administrait.

Les deux enfants traversèrent, intimidés, la cour gravillonnée et grimpèrent les marches de marbre du perron, Un domestique en livrée les invita assez sèchement à s'adresser à la mairie. Comme ils insistaient pour voir le maire en personne, le domestique déclara :

« Le Sindaco n'est pas ici en ce moment, il vient de partir pour deux mois sur la Riviera de Ligurie. »

Une nouvelle fois la porte se referma sur eux. Les deux petits passeurs du lac se retrouvèrent sur la route, plus désemparés encore. Toujours silencieux ils marchèrent un long moment côte à côte. Puis, brusquement, Livio déclara :

« Paôlo, puisque personne ne veut croire la vérité, eh bien, nous défendrons nous-mêmes notre campanile. Es-tu avec moi ?

— Je suis avec toi, Livio. »Comme des hommes qui viennent de signer un pacte

46

Page 47: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

d'amitié, ils se regardèrent dans les yeux, se serrèrent longuement la main.

« Nous sauverons notre campanile, Paôlo, même si personne ne nous aide.

— Nous le sauverons, Livio ! »Ainsi en avaient-ils décidé. D'un seul coup ils comprenaient

l'importance, la gravité de leur décision, comme des enfants qui, subitement, renoncent à leur enfance pour agir en hommes.

Pour Livio, cacher ses nouvelles préoccupations fut assez facile. Sa nonna ne sortait guère, le plus souvent clouée dans son fauteuil par les rhumatismes. Il ne regretta pas de n'avoir rien dit. La pauvre vieille, d'abord ulcérée par ces projets de vandalisme, aurait ensuite été folle d'inquiétude pour son petit-fils. Certes, il en coûtait à Livio de mentir pour expliquer ses fréquentes sorties nocturnes; il fallait bien, et ce n'étaient pas de vrais mensonges, car, au fond, il,savait que la grand-mère l'aurait approuvé.

En revanche, Paôlo était plus lié, ce qui lui mettait d'ailleurs la rage au cœur. Ses parents le laissaient à contrecœur partir le soir, à l'Ile aux Fleurs, les nuits de clair de lune. Mais il avait une belle voix, déjà formée; ses « sérénades » étaient appréciées des étrangers romantiques. Il rapportait de coquets pourboires et c'est pourquoi, malgré tout, on le laissait partir.

Plusieurs fois, les deux petits passeurs se retrouvèrent ainsi, de nuit, à l'Ile aux Fleurs. Ensemble ils allèrent rôder près de la cave où s'était tenu le premier complot des mariuoli comme ils les appelaient, c'est-à-dire des maraudeurs ou des gangsters bien que ce mot soit difficilement traduisible. Naturellement, ils ne purent découvrir, de la réunion secrète, le moindre indice. Par chance, le temps se maintenait au beau. Aucune menace d'orage ne venait aviver leurs craintes. Mais on était à la mi-juin, maintenant, les semaines passeraient vite.

« II nous faudrait une clef pour entrer dans le campanile

47

Page 48: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

et voir ce qui s'y passe, déclara Livio, jamais le sagrestano ne nous prêtera la sienne. »

Le sagrestano, c'est-à-dire le sacristain, un petit vieux pétulant et irascible, se montrait l'ennemi déclaré des passeurs du lac, ne pensant pas un seul instant que la médiocrité des pourboires qu'il se faisait venait beaucoup moins de la concurrence des bateliers que de son mauvais caractère.

Cependant, les deux enfants envisagèrent de le mettre au courant. N'était-il pas le mieux placé pour défendre le campanile ?

« Non, dit Livio, après réflexion, d'abord je ne suis pas certain qu'il nous croira. La destruction de son campanile lui paraîtrait un crime inimaginable. Nous croirait-il que ça ne vaudrait pas mieux. Jaloux comme je le connais, il prétendrait défendre seul sa tour. Pendant quinze jours il coucherait là-haut, puis ayant pris un bon rhume, reviendrait dormir dans son lit... et le jour où il s'y attendrait le moins....

— Tu as raison, Livio, gardons notre secret... mais alors, nous en revenons au point de départ, il nous faut une clef. »

Une nuit, ils examinèrent ensemble la serrure de la petite porte d'accès dans la tour. C'était une serrure très ancienne, apparemment fort compliquée. Aucune clef ordinaire de passe-partout ne pourrait l'ouvrir.

« Laisse-moi réfléchir, dit Paôlo, à l'école je n'avais pas beaucoup d'idées pour l'étude; mais ça, c'est une autre histoire. »

Un jour, il se présenta chez le sacristain et dit qu'un touriste logeant à l'Aquila-d'Oro avait égaré son portefeuille pendant l'ascension de la tour. Il promettait une bonne récompense s'il rentrait en possession de son bien. Paôlo trouva le petit vieux en train de se raser. Le bonhomme commença par vitupérer contre les gens qui perdent leurs affaires. Puis, lâchant son rasoir, il décrocha la fameuse clef pendue près de la fenêtre. Ils arrivèrent devant le campanile. Paôlo eut le loisir d'examiner la clef; elle ne ressemblait à aucune autre.

48

Page 49: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

Le sacristain se mit en devoir, après de longs tâtonnements, d'ouvrir la porte. Peine perdue, la clef ne pouvait entrer; quelque chose obstruait la serrure. Paôlo se retint de sourire. C'était lui qui l'avait emplie de petits morceaux de bois. Le sacristain bougonna et tempêta dans son dialecte vénitien.

« Si vous voulez, signor Sagrestano, je pourrais essayer à mon tour !... »

Le petit vieux fit mine de ne pas entendre. Mais comme sa main impatientée tremblait de plus en plus, il tendit le précieux objet à Paôlo.

« Nous verrons si tu es plus habile que moi, méchant petit passeur ! »

Paôlo s'exerça à son tour, en vain bien entendu. Puis, regardant de près le trou de la serrure, s'écria :

« Perbacco ! pas étonnant, il est bouché. Attendez, j'ai des outils dans ma barque, je vole les chercher ! »

Oubliant de rendre la clef, il s'enfuit à toutes jambes vers le rivage.

49

Page 50: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

« Dio mo !... rugit le sacristain, ma clef!... ma clef!... ma clef!... »

Paôlo était déjà loin. Dans sa barque tout était préparé : ses outils mais encore une boîte pleine d'argile ramollie à point. Avec précaution il enfonça la clef dans la terre où elle laissa une empreinte parfaite. Puis, prenant vivement quelques outils il remonta en courant vers le campanile.

« Voilà, signor Sagrestano, j'ai ce qu'il faut ! »Il eut tôt fait de dégager la serrure. Le sacristain poussa un

soupir. Ensemble ils grimpèrent au campanile, le bonhomme continuant de maugréer contre ces étourneaux de touristes qui sèment leurs affaires partout. Naturellement, ni en bas ni en haut, ils ne trouvèrent rien.

« Le touriste m'a dit de vous donner ceci », dit Paôlo en lui remettant cent lires ainsi qu'ils l'avaient décidé, Livio et lui.

Une demi-heure plus tard le petit passeur retrouvait son camarade.

Et maintenant, que vas-tu faire, Paôlo ?— Naturellement je n'irai pas trouver le forgeron de Solbiello

et encore moins celui de Castellanza.... J'en connais un à une quinzaine de kilomètres de là, à Cortenova; c'est même un cousin de mon père.

— Vraiment, Paôlo, tu es encore plus débrouillard que je le pensais, tu ferais un bon cambrioleur ! »

Ils se mirent à rire en se donnant de grandes bourrades amicales....

50

Page 51: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

CHAPITRE V

DEPUIS plusieurs jours Livio n'avait pas revu Silvia. Malgré toutes ses occupations nouvelles il ne cessait pourtant de penser à elle... à son départ, surtout. Il la voyait déjà dans ce lointain pays de France, derrière l'immense et éternellement blanche barrière des montagnes. Si au moins elle devait être heureuse là-bas. Lui serait-il possible de quitter son beau lac sans regret ?

Chaque dimanche après-midi, la mère de Silvia donnait à sa fille quelques heures de liberté, le seul moment de la semaine bien à elle dont elle pouvait disposer à sa guise. Alors, elle mettait sa robe blanche à petit liséré rosé, nouait ses cheveux et prenait le chemin de Solbiello, son ancien village.

D'ordinaire, elle rencontrait Livio à mi-chemin; sans s'être jamais concertés, ils partaient de chez eux à la même

51

Page 52: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

52

Page 53: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

53

Page 54: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

heure. Hélas ! souvent l'été, il lui arrivait de ne pas voir son petit camarade, voguant sur le lac, vers l'Ile aux Fleurs, avec des touristes.

Ce dimanche-là, au contraire, elle avait à peine laissé derrière elle les dernières maisons de Castellanza qu'elle aperçut au loin la silhouette de Livio poussant de toutes ses forces sur les pédales de sa bicyclette.

« Oh ! Livio, pourquoi rouler si vite, tu es en nage ! »II lui prit les mains.« Pourquoi, tu me demandes pourquoi ?... Crois-tu que j'ai

oublié ton départ ? Combien de dimanches encore ?... »Elle prit son propre mouchoir pour essuyer le front ruisselant

de son petit camarade.« Caro Livio ! Justement maman m'a donné aujourd'hui

jusqu'à sept heures, nous pourrons rester plus longtemps ensemble. »

Son front se détendit; il sourit.« Comme c'est heureux, Silvia, j'avais envie de t'emmener à

l'Ile aux Fleurs. Nous n'y sommes pas allés depuis longtemps.— Aujourd'hui... un dimanche ?...— Pourquoi pas !—• La dernière fois, tu te souviens, un gros orage avait passé

sur le lac; c'était l'an dernier, presque à la même époque; j'avais eu très peur sur la barque. »

A ce mot : orage, le visage de Livio se rembrunit un peu.« Oh ! Livio, tu as gardé un mauvais souvenir de cette

promenade ?... »II chassa vite le mauvais nuage.« Oh ! non, Silvia.... Mais dépêchons-nous. Monte avec moi

sur mon vélo, nous serons plus vite à Solbiello. »Ils trouvèrent le village grouillant de monde. Aux gens du

pays se mêlaient les touristes amenés par les deux gros cars qui stationnaient sur la piazzetta.

54

Page 55: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

« Pas de chance, soupira tristement Silvia, tu vas partir à l'Ile aux Fleurs avec ces étrangers. »

Livio se retourna :« Non, Silvia ! aujourd'hui, tant pis pour les touristes; c'est toi

ma passagère. »La fillette ouvrit de grands yeux et sourit. Combien de

dimanches avaient été ainsi gâchés ! C'était comme une revanche.« Livio, tu ne sais pas comme je suis heureuse ! »Sur le quai, les passeurs du lac s'époumonaient :« Passeggiatta !... Isola dei Fiori.... »Livio dit à Silvia :« Un jour, plus tard, si tu deviens riche en France, tu

reviendras en touriste sur les bords de notre lac. Tu voudras revoir le campanile et un passeur te criera en français : « Promenade, madame ! Promenade à l'Ile aux Fleurs !... » Mais, ce passeur, tu ne le reconnaîtras pas.

— Tu es méchant, Livio, ne plaisante pas de cette façon... crois-tu que je suis heureuse de partir ?... »

II s'efforça de sourire.« C'est vrai, Silvia, je plaisante. »II l'installa sous le dais blanc à franges et vraiment, dans sa

robe de quatre sous, elle était jolie, la petite Silvia, aussi jolie que les étrangères descendues des cars les plus luxueux.

D'un vigoureux coup de poignet, Livio fit bondir sa barque en avant, mais sans aucune hâte. C'était probablement leur dernière traversée ensemble, il voulait la prolonger. Il s'était dit qu'ils parleraient de tous les jours heureux qu'ils avaient connus ensemble mais très vite il demanda :

« Silvia, est-ce que le jour est fixé ?— Pas encore, Livio. Mon père est en train de réunir tous les

papiers; il en faut beaucoup; c'est très compliqué pour aller là-bas.— Pas encore assez !— Oh ! tu sais, j'ai autant de peine que toi. Je ne serai pas

heureuse. Il paraît que le pays où nous devons aller est presque aussi pauvre que la Calabre. C'est parce que les

55

Page 56: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

Français ne veulent plus y rester qu'on nous fait venir.— Pauvre Silvia !... »II ramait lentement, regardant Silvia sous le dais blanc à la

place où s'étaient assis des étrangers de tous les pays du monde. Elle aussi allait devenir une étrangère !...

Enfin ils abordèrent l'île. Livio aida sa petite camarade à descendre, comme il l'aurait fait pour la plus élégante dame. Silvia en rougit d'aise.

« Veux-tu que nous montions aussi au campanile ? proposa Livio.

— Comme les touristes ?... Oh ! oui, je veux bien, ce sera amusant. »

Précisément, un groupe redescendait de la tour. Devant le portillon le vieux sagrestano distribuait les billets aux nouveaux arrivants.

« Cinquante lires l'entrée, messieurs et dames !... » Livio sortit un billet pour tous les deux. Un instant, il craignit d'être reconnu par le sacristain mais, après tout,

56

Page 57: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

puisqu'il payait comme les autres ! D'ailleurs aurait-on reconnu le petit passeur du lac qui, ce dimanche-là, parfaitement peigné, portait un veston correct sur sa chemise blanche au col rabattu.

Ils se mêlèrent aux touristes et commencèrent la grimpée des deux cent treize marches du campanile. Au premier palier le vieux sacristain s'arrêta et commença :

« Mesdames et messieurs, c'est en 1444 que le grand architecte florentin Michelozzi a tracé les plans de cet impérissable chef-d'œuvre de l'art italien.... »

Les deux enfants écoutaient comme si ces explications étaient absolument nouvelles pour eux.

La montée était longue mais pas monotone. L'escalier, ajouré de place en place de fenêtres longues et étroites, laissait entrevoir des fresques dues au pinceau du grand Léonard de Vinci. Enfin ils atteignirent le domaine des cloches. Il y en avait trois, trois grosses cloches de bronze bleui par les siècles.

« Je me souviens, dit Silvia, tu m'as conté un jour leur histoire. Celle de la petite m'avait impressionnée. Est-il vrai qu'elle sonne toute seule quand quelqu'un est en danger sur le lac?

— On le dit, Silvia. »Encore une trentaine de marches et les visiteurs débouchèrent

en pleine lumière sur le balcon qui ceignait le campanile presque à son sommet. C'est là qu'on pouvait admirer les fameuses fleurs rouges taillées à même la pierre. De là-haut, la vue incomparable embrassait presque tout le lac. Les maisons de Solbiello et de Castellanza ne paraissaient pas plus grosses que des jouets.

« Que c'est beau, murmura Silvia. Quand je serai en France je penserai souvent à cette vue merveilleuse; elle m'aidera à vivre. Tu es gentil, Livio, de m'avoir fait une dernière fois monter au campanile.

— Une dernière fois, reprit-il à voix basse,... peut-être pour moi aussi est-ce la dernière ?

57

Page 58: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

Silvia se retourna, cherchant son regard : « Que veux-tu dire?— Oh ! rien !— Alors pourquoi ton visage est-il devenu sombre tout à

coup ? »II ne répondit pas. Etendant la main vers la montagne au-

dessus des deux villages, il reprit :« Tu vois ce point blanc, sur la plus haute crête ?— Je vois, qu'est-ce que c'est ?— La petite chapelle de la Madonna del Lago. Je n'y suis

jamais monté mais je sais que de cet endroit on découvre le lac entier. C'est la Madonne du lac qu'on va prier quand quelqu'un s'est perdu sur les eaux. De là-haut elle voit tout, elle sait tout. »

Leurs yeux étaient encore fixés sur le point blanc quand la voix du vieux sacristain résonna dans l'escalier.

« Eh bien, là-haut, faut-il aller vous chercher ? »Ils étaient seuls sur le belvédère. Les autres touristes avaient

déjà commencé à descendre. A regret, ils quittèrent la pleine lumière.

Mais Livio n'était plus gai comme à la montée. Son regard ne cessait d'errer à droite, à gauche, comme s'il cherchait quelque chose. Silvia remarqua son air préoccupé. Il fit semblant de ne pas entendre.

Ils avaient effectué plus des trois quarts de la descente quand brusquement Livio s'arrêta. Pourtant, en cet endroit, rien d'anormal, sinon l'obscurité plus épaisse qu'ailleurs. Le regard de Livio s'était fixé entre deux lourds piliers de pierre.

« Un rat ! tu as vu un rat ! s'écria Silvia en serrant le bras du petit passeur, j'ai peur.

— Rassure-toi, Silvia, il n'y a pas de rats dans le campanile, le sacristain y fait la chasse.... »

Se penchant en avant et se baissant il constata, à la rugosité de la pierre, que celle-ci avait été entamée récemment. D'ailleurs, quelques marches plus bas, il découvrit deux

58

Page 59: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

minuscules parcelles de pierre qu'il prit dans sa main, pour les examiner.

« Je ne comprends pas, Livio, qu'y a-t-il ? »Un nouveau rappel du gardien le dispensa d'une explication.

Ils se hâtèrent de rejoindre les touristes. Bientôt ils se trouvèrent dehors sur le terre-plein devant le campanile.

« Livio, dit la fillette, tu me caches quelque chose. Tout à l'heure je croyais mon départ la cause de ta tristesse; il n'y a pas que cela. Pourquoi ne pas me dire ? Tu regrettes les passagers que tu aurais pu emmener à ma place ?... »

Il protesta, indigné.« Oh ! Silvia !... »Il se dirigea vers le rivage et elle n'osa plus rien demander. Sa

barque détachée, il installa Silvia à la proue et tira comme un forcené sur les avirons. Mais au lieu de piquer droit vers Solbiello il s'écarta du chemin suivi par les passeurs. Quand ils furent bien seuls au milieu des eaux, il s'arrêta et, lâchant les rames, rejoignit Silvia sous le dais de toile blanche.

59

Page 60: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

Son visage crispé effraya la petite Italienne.« Pardonne-moi, Silvia, je te fais de la peine. Aujourd'hui je

voulais être heureux comme autrefois. Je ne peux pas.... Et ce n'est pas seulement à cause de ton départ..., je ne peux pas te dire. »

Elle le regarda dans les yeux.« Caro Livio ! nous ne sommes plus amis ?... »Il détourna la tête et soupira.« Dis, Livio, nous ne sommes plus amis ? Je te croyais

heureux de m'emmener à l'Ile aux Fleurs.— Je suis heureux de t'avoir dans ma barque... c'est autre

chose. »Elle lui prit la main, l'obligea à ramener son regard vers elle.

Il soupira encore puis, après un grand effort :« Là-haut, Silvia, quand j'ai dit « peut-être moi aussi « pour la

dernière fois », je ne plaisantais pas.... Il est beau notre campanile et paraît très solide; il suffirait pourtant d'un rien... un simple orage par exemple. Et tu sais que dès le mois d'août les orages sont fréquents sur le lac. Imagine que, cette année, la foudre choisisse le campanile....

— Oh ! quelle idée !—- Elle m'est venue comme ça; je ne peux m'en débarrasser.»Le plus grand désarroi se lisait sur son visage; sa voix

tremblait. Silvia ne fut pas dupe. Elle s'approcha.« Je vois bien que tu as un grand chagrin, Livio. Si tu ne me le

fais pas partager je croirai que tu ne m'aimes plus, que tu oublies qu'autrefois nous avons été comme frère et sœur. »

Un grand débat se livra en Livio. Une voix, la voix de son cœur de garçon aimant, lui disait de ne rien cacher à Silvia. Une autre, celle de la raison méfiante, lui conseillait la prudence. Assis côte à côte ils se turent et Sylvia, aussi malheureuse que lui, ne chercha pas à le torturer davantage. Au loin, les barques des passeurs faisaient la navette entre la côte et l'île. Ils étaient seuls. Sous la coque de leur frêle barque l'eau chantait en clapotant. Tout à coup, Livio

60

Page 61: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

eut un frisson. Il se pencha vers sa petite camarade :« Te souviens-tu, Silvia, en descendant de la tour, quand je

me suis penché vers un trou d'ombre pour ramasser sur les marches de petits morceaux de pierre ? Tu t'es demandé ce que je cherchais.... Ces petits morceaux de pierre proviennent d'un trou de mine que les gens de Castellanza, ton village, sont en train de creuser pour faire sauter le campanile.

— Livio ! le campanile ?... »Instinctivement elle se retourna pour regarder, en arrière, la

haute tour blanche, et se mit à trembler.« Ce n'est pas possible, tu as fait un mauvais rêve ! »Il secoua la tête. Puis, à mi-voix, comme si malgré leur

isolement on pouvait les entendre, il lui confia son lourd secret.« Madonna Santa ! répétait la fillette, est-ce possible ?... »Elle manifestait autant de tristesse, autant d'indignation que

Livio, mais lui n'oubliait pas qu'elle était de Castellanza. Si sa famille vivait dans la pauvreté, si le savon et la lessive rongeaient ses doigts fins, la présence du campanile en était un peu la cause. A peine eut-il achevé qu'une grande crainte le saisit.

« Silvia, la pressa-t-il, maintenant que je t'ai tout dit, toi, tu ne dois rien me cacher. Peut-être penses-tu aussi que si le campanile disparaissait tu serais moins malheureuse; cette destruction, qui sait si, au fond de toi, tu ne la souhaites pas ? Les touristes reviendraient à Castellanza, s'y arrêteraient. Le village retrouverait sa vie d'autrefois. Ton père et tes frères auraient du travail.... J'ai pensé à tout ça, Silvia. Peut-être m'en veux-tu de désirer si fort garder notre campanile ?... »

Il dit cela très vite, pour ne pas être interrompu avant la fin, mais Silvia n'avait esquissé aucune réplique. Quand il se tut elle eut un long regard douloureux vers son petit camarade. Puis elle lui prit les mains et les serra.

« Oh ! Livio, comment peux-tu croire ?.., Je n'ai jamais

61

Page 62: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

62

Page 63: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

oublié que je suis née à Solbiello, que chaque jour, quand nous jouions sur la rive, le campanile nous regardait. Et toi tu m'as appris à l'aimer, à comprendre sa beauté....

— Mais si tu dois être moins malheureuse, Silvia. »Elle secoua la tête.« Oh ! non, Livio, ne dis pas ça ! Le campanile, notre

campanile ne doit pas disparaître. Je voudrais pouvoir le défendre avec toi. Jamais, tu entends, jamais je ne trahirai ton secret. Si toi tu n'étais plus heureux, comment pourrais-je l'être encore ? »

Ce n'était plus une enfant qui parlait. Mûrie par la vie difficile de sa famille, elle s'exprimait comme une petite femme qui sait voir au-delà de la réalité immédiate.

Livio fut profondément touché par ces marques de tendresse. Les larmes lui montèrent aux yeux.

« Silvia carissima, murmura-t-il, c'est donc vrai, tu m'approuves, tu veux, avec la même force que moi, que notre campanile continue de vivre !... »

Elle sourit doucement et il sentit une flamme nouvelle réchauffer son cœur.

Alors, il revint prendre sa place aux avirons, car c'était bientôt l'heure de rentrer pour Silvia, et, pour elle, pendant le reste de la traversée, laissa s'envoler sur les eaux paisibles du lac sa plus belle canzonetta.

63

Page 64: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

CHAPITRE VI

CE SOIR-LÀ, le ciel était gris. Après plusieurs semaines de beau temps, les nuages faisaient paître de nouveau leurs troupeaux de moutons, sur les Alpes, là-bas, vers le nord, laissant entrevoir de-ci, de-là, la neige dont ils avaient saupoudré les cimes.

« Où vas-tu, Livio ? demanda la nonna. Il fait trop froid, ce soir, tu ne trouveras aucun passager pour l'Ile aux Fleurs. »

Comme chaque fois qu'il sortait sans pouvoir dire la vérité, il éprouvait une grande gêne. Mentir à sa vieille grand-mère lui était pénible. Jusque-là il ne lui avait jamais rien caché.

« Cette année, nonna, les touristes sont très nombreux. Même sans clair de lune il s'en trouve toujours pour réclamer une promenade à l'Ile aux Fleurs.... Et tu sais, de nuit, les pourboires sont toujours meilleurs.

— Je sais, Livio,... mais je Constate aussi que depuis un mois tu es toujours parti... presque aussi souvent la nuit que

64

Page 65: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

le jour. J'ai mauvaise vue, je vois bien tout de même tes traits se tirer et tes joues pâlir.

— Rassure-toi, nonna, l'automne viendra vite; il faut bien profiter de cette bonne période.

— Alors, prends ton gros chandail et ta veste par-dessus... et n'oublie pas d'écoper le fond de ta barque pour ne pas te mouiller les pieds. »

Livio obéit. Il enfila son gros pull-over, passa sa veste et sortit. La rue était presque déserte bien que la nuit eût à peine semé sa cendre grise sur le village. Il se dirigea tout de suite vers la maison de Paôlo, derrière la piazzetta. Celui-ci finissait de souper. En guise de dessert, il prit une poignée d'olives et rejoignit Livio sur le trottoir.

« Alors, c'est décidé, tu pars là-bas ? J'ai réfléchi, je pourrais trouver un prétexte pour t'accompagner.

— Non, Paôlo, je devrai peut-être rester dans l'île toute la nuit; tes parents seraient inquiets. Ils finiraient par avoir la puce à l'oreille... et puisque nous avons décidé d'agir seuls.... Ensuite, pas nécessaire d'être deux. »

Paôlo, ennuyé de ne pas accompagner son camarade, suça vivement ses olives pour avoir le plaisir de rejeter les noyaux.

« Nous aurions pu attendre encore quelques jours, dit Livio, mais une nuit sans lune est préférable et puis je veux en avoir le cœur net, je veux savoir qui fait partie de la bande. Pour creuser ce trou dans une pierre aussi dure, ils viennent certainement à plusieurs et quand on est plusieurs on parle. Ce que j'ai appris dans les jardins du couvent n'était peut-être pas définitif. Ils ont pu changer leur plan.

— Bien sûr », approuva Paôlo. Puis, se tournant en riant :« Toi, Livio, tu n'es pas autant dans les nuages que je le

croyais... quand tu sais ce que tu veux tu tiens bon.— Allons, Paôlo, ce n'est pas moi qui aurais trouvé ce truc

pour obtenir une copie de la fameuse clef.... »Ils se mirent à rire, s'envoyant des bourrades dans les

65

Page 66: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

côtes. Quelqu'un passa, près d'eux, sur le trottoir. Ils se turent.« Ecoute, Paôlo, reprit Livio sur un ton plus grave, je ne

risque pas grand-chose; il faut pourtant tout prévoir. J'ai repéré un endroit où me cacher mais ils peuvent me découvrir....

— Tu as raison, sois prudent.— S'il m'arrivait quelque chose....— Que veux-tu dire ?— Si je ne revenais pas....— Bah ! Livio, à quoi vas-tu penser ?— Les mariuoli ne sont pas des bandits, mais se voyant

découverts que feraient-ils ? »Paôlo hocha la tête. « Si jamais j'étais surpris, Paôlo, j'affirmerais jusqu'au bout

être le seul à connaître le plan. Il faut qu'ils te croient en dehors de l'affaire.

— Mais Silvia sait, elle aussi !— Elle a juré de ne pas nous trahir.— Je connais les filles, elles ne savent pas tenir leur langue.

Ce n'est pas à ma sœur que je confierais quoi que ce soit.— Silvia n'est pas comme les autres. Elle m'a promis. Donc

ne me cherche pas, je me débrouillerai seul.... Par exemple ça m'ennuierait beaucoup pour ma grand-mère. Il faudrait lui inventer une histoire, lui faire prendre patience. En te creusant la tête tu trouveras bien quelque chose, n'est-ce pas ? que des touristes m'ont emmené, par exemple. Et tu t'occuperais d'elle.

— Ma parole, tu parles comme s'ils devaient te tordre le cou.— Non, ils ne me font pas peur, rappelle-toi seulement que tu

ne dois rien dire, absolument rien. »Ils se promenèrent un moment ensemble, le long du quai. Le

ciel était très sombre. Quelques gouttes de pluie éparses voletaient dans l'air.

66

Page 67: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

« Dommage, soupira encore Paôlo, il me semble qu'à nous deux....

— Non, pas aujourd'hui, crois-moi, il vaut mieux ne pas être deux. »

Ils se séparèrent après une longue poignée de main. Livio erra un moment le long du quai. La nuit était noire. Impossible de distinguer la silhouette du campanile. Seules, dans l'île, quatre ou cinq lumières falotes tremblotaient sur l'immensité du lac.

Il détacha sa barque dansant sur l'eau que soulevait le petit vent aigre descendu des Alpes.

« Sur l'eau par un temps pareil !... et sans clients, encore ! »C'était le patron de l'Aquila-d'Oro qui le hélait du quai. Livio

répondit par une boutade et tandis que le bonhomme riait il tira sur ses avirons pour s'enfoncer dans l'obscurité.

Livio aimait son lac, même à rebrousse-poil, même quand les vagues faisaient danser l'esquif comme une chevrette sauvage. Mais ce soir-là, d'autres idées lui couraient en tête. Avant d'atteindre l'île, il s'arrêta plusieurs fois pour écouter. A part le clapotis de l'eau sous la quille, aucun bruit. Cependant, par précaution, au lieu d'aborder face à la côte de Solbiello, il contourna l'île pour toucher terre de l'autre côté, plus escarpé, mais où il connaissait une petite anse très abritée. Il sauta sur les galets et amarra solidement son embarcation.

Il commença par rôder autour de la maison du sacristain. Tout paraissait dormir déjà. Puis il s'approcha du campanile, tourna autour plusieurs fois avant de venir coller son oreille contre l'épaisse muraille. Aucun bruit à l'intérieur. Evidemment, il était trop tôt. Onze heures venaient à peine de sonner. Les mariuoli attendraient le moment où le sommeil est le plus profond. Peut-être aussi ne viendraient-ils pas du tout. Livio s'embusqua un moment dans l'épaisseur d'ombre entassée entre le campanile et la petite chapelle. La paix la plus complète régnait dans l'île. Enfin, il se décida à

67

Page 68: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

entrer dans le campanile. La clef, fabriquée en cachette par le forgeron de Cortenova, fonctionnerait-elle ?... Par précaution, il l'avait copieusement graissée.

Au moment de l'introduire dans la serrure, il se sentit trembler. Si elle avait un défaut ?... si Paôlo avait mal pris l'empreinte ?... Il venait à peine de l'enfoncer quand, tout près de lui, sur le terre-plein, des pierres roulèrent. Il sursauta, prêt à fuir. Ce n'était qu'un chien qui, surpris dans son vagabondage nocturne par cette présence insolite, détalait à toutes pattes sur le gravier. Il sourit de son émotion.

Lentement, il tourne la clef; force un peu plus. Un grincement, une légère résistance, un nouveau grincement... la porte est ouverte, il la pousse.

68

Page 69: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

Dans le campanile règne une nuit totale imprégnée d'une indéfinissable odeur, celle sans doute des cigarettes fumées la veille par les touristes malgré la défense du gardien. Dans sa poche, il tâte le boîtier de sa lampe électrique, bien résolu à ne s'en servir qu'en cas de nécessité absolue. Toutes les trente marches environ le campanile est percé de fenêtres à peine plus larges que des meurtrières de château fort mais suffisantes pour trahir une lumière à l'intérieur. A tâtons, il grimpe l'escalier interrompu régulièrement par de brefs paliers. Le trou que creusent les mariuoli se situe peu après le troisième, il l'a noté l'autre jour. Vraiment ce silence est terriblement impressionnant. A chaque instant il s'arrête pour le sonder. Voyons, il ne se trompe pas, est-ce le deuxième ou le troisième palier qu'il vient d'aborder?

« Le trou devrait être là, à droite, entre deux piliers, mais je ne trouve pas les piliers. J'ai dû me tromper.... Et s'ils arrivaient maintenant ?... Non, n'allumons pas la lampe; c'est trop dangereux.... Redescendons et recommençons à compter. Madonna Santa ! est-ce que je me serais embrouillé l'autre jour, dans mes calculs ?... »

Les doigts effleurant les murs, il cherche, s'impatiente, s'énerve, quand sa main suit les aspérités d'une pierre. C'est là. Il s'accroupit, plonge la main. Le trou n'est pas encore très profond. Cependant, d'après Paôlo dont le père est maçon, pour faire sauter une masse pareille, il faut une fameuse charge de poudre. Livio en conclut que le travail n'est pas terminé, ce qui le rassure. Il espère tellement apprendre du nouveau !

Un coup de cloche là-haut, au campanile. Onze heures et demie ! Mieux vaut ne pas s'attarder là et chercher une cachette. Il grimpe quelques marches. L'autre dimanche, avec Silvia, il avait avisé une sorte de rebord, de corniche, assez haute et large pour dissimuler un corps allongé.

Ses mains errent contre le mur. La muraille est parfaitement lisse. Il poursuit sa recherche un peu plus haut, un peu plus bas. Rien. Pressé par le temps qui passe vite, il se

69

Page 70: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

décide à allumer sa lampe après l'avoir aveuglée par son mouchoir. La corniche est bien là mais plus haut qu'il le croyait. En se haussant sur la pointe des pieds, il atteint à peine le rebord. Mais Livio est souple et fort. Une semblable difficulté n'est pas pour l'effrayer. D'un vigoureux coup de reins, il s'élance contre le mur, s'accroche, se contracte, se hisse à la force des poignets. La corniche n'est pas très large mais en s'allongeant, se tassant le plus possible contre le mur, personne ne pourrait soupçonner sa présence. D'ailleurs, l'escalier montant en spirale, de l'endroit où ils travaillent, les mariuoli ne pourraient l'apercevoir.

Il ne lui reste plus qu'à s'armer de patience pour attendre. « Curieux, se dit-il, quand j'ai quitté Paôlo, j'avais presque peur et maintenant plus du tout. On n'est pas si mal sur cette corniche. » Alors il laisse ses pensées vagabonder. C'est vers Silvia qu'elles s'envolent. Chère Silvia qui l'a si bien compris, encouragé même !... Ce n'est pas son campanile à lui qu'il défend mais leur campanile....

Minuit ! C'est étrange, de l'intérieur du campanile les cloches font à peine plus de bruit que le carillon d'une horloge piémontaise. L'attente se prolonge, s'étire. Le silence tout à l'heure impressionnant devient presque inquiétant. Viendront-ils ?... La nuit n'est rien à côté du silence. Que fait Silvia en ce moment? Dort-elle en rêvant à son départ?... C'est donc bien vrai, elle va partir !...

Minuit et demi ! Le froid de la pierre commence à le pénétrer. Tout à l'heure, il se sentait à l'aise sur ce rebord; ses membres s'engourdissent. Brusquement il pense : « Et s'ils me découvraient ? » Un bref frisson lui court Je long des reins. Non, ce n'est pas possible. Serait-ce la peur ?...

Décidément, la pierre est très froide. Il se retourne encore comme pour échapper à son contact. Tout à coup, il tressaille. En bas, un faible bruit. L'oreille tendue, il se penche au-dessus du vide. Le petit bruit se répète, se complique. Un grincement léger ! La porte du campanile vient de s'Ouvrir. Des pas glissent maintenant sur les dalles, montent avec précaution les marches de

70

Page 71: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

marbre. Puis des voix chuchotent. Combien sont-ils ?... Les pas se rapprochent. Livio s'est étiré de toute sa longueur pour mieux se coller contre la muraille, son cœur bat à grands coups mais il n'a plus peur. Enfin les mariuoli arrivent à pied d'œuvre. Il les entend déposer quelque chose à terre, des outils... peut-être la poudre.

Mais que se passe-t-il?... On dirait qu'un des hommes cherche à grimper contre la muraille; ses sandales crissent. Ah ! oui, il veut boucher l'étroite fenêtre que Livio aperçoit au-dessous de lui, sur la gauche, dans le tournant de l'escalier. C'est fait. Presque aussitôt une faible clarté rampe sur les marches, celle de la lampe qui éclairera leur travail clandestin.

Et la vile besogne commence. Ils sont trois; tandis que l'un des mariuoli frappe la pierre avec un marteau assourdi par un tampon d'étoffe (du moins, il l'imagine), les autres parlent à voix basse. Livio distingue seulement un mot par-ci, par-là. Il regrette presque de s'être caché si loin. Celui qui fore le trou lâche de temps à autre des jurons étouffés.

« Jamais je n'ai vu une pierre aussi dure.— C'est à cause des chiffons, les coups sont amortis.— Jusqu'où faudra-t-il creuser ?— Deux mètres au moins ! ,»Les voix se taisent tandis que les coups réguliers du marteau

se répandent sourds et sinistres tout le long de l'escalier. Livio cherche à s'habituer aux voix, pour mieux entendre.

« Et la mèche, où la faire passer ?— Il va falloir creuser aussi un trou donnant à l'extérieur.— De quel côté ?— Par ici, entre le campanile et la chapelle; l'endroit est

toujours sombre même en plein jour.... D'ailleurs nous la poserons au dernier moment. Il faut être prudent. »

71

Page 72: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

72

Page 73: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

Livio écoute de toutes ses oreilles. Comme l'autre jour il croit reconnaître une voix. Ah ! s'il pouvait voir....

Le travail continue, régulier, assourdi. Pour ne pas perdre de temps les mariuoli se relaient.

« Et si nous étions découverts, s'inquiète l'un d'eux. C'est grave ce que nous faisons.

— Je ne voudrais pas être à la place de celui qui nous dénoncerait.... »

Livio se sent frémir. Mais il ne regrette rien. Il a accepté le risque; il veut le courir jusqu'au bout. Tout le monde à Solbiello l'approuverait, sa nonna la première... et Silvia est avec lui.

Une demi-heure passe, celui qui creuse en ce moment s'impatiente plus que les autres. Livio se sent complètement gagné par le froid. Un violent picotement des narines va l'obliger à éternuer. Il serre les poings et les mâchoires de toutes ses forces pour le réprimer....

Mais, que se passe-t-il ? On dirait qu'on monte l'escalier. Que cherche-t-on ? Il s'aplatit contre la muraille pour se mieux cacher. L'homme monte encore quelques marches, s'arrête à la hauteur de la corniche. Livio retient sa respiration. Une lampe électrique s'allume faisant, sur les marches, un rond parfait, mais un rond qui se déplace, qui monte le long du mur... qui va atteindre le rebord... qui le touche... qui effleure Livio.

Un cri d'effroi !... un cri de surprise !... des pas qui grimpent en hâte l'escalier. Trois hommes sont devant Livio l'aveuglant avec leur lampe. La scène s'est déroulée si vite qu'il sait à peine ce qui arrive. Des mains vigoureuses l'empoignent par le pan de sa veste, le font dégringoler de son perchoir. Il se retrouve debout, hébété, devant trois visages masqués, effrayants.

« Ah ! sale gamin ! tu nous espionnais !... »Engourdi par la longue immobilité, paralysé par l'émotion, le

petit passeur se sent chanceler.« Hein ?... que faisais-tu ici ?... »

73

Page 74: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

Pour ne pas être reconnus les hommes continuent de braquer leurs lampes sur son visage. De fait, il les distingue à peine.

« Veux-tu répondre, sale gamin ?... »Il a tout de même eu le temps de se reprendre.« Ce que je faisais ?... pourquoi me le demander puisque vous

le savez ?— Où sont tes complices ?— Je n'ai pas de complices, je suis seul, vous pouvez fouiller

le campanile du haut en bas. »Les trois hommes se regardent, échangent quelques mots à

l'oreille. L'un d'eux dégringole les marches, sans doute pour avertir celui qui fait le guet à l'extérieur. Un autre monte au belvédère. Puis, Livio se trouve de nouveau entouré des mariuoli, au nombre de quatre à présent. Nouveau conciliabule, nouvel et rapide interrogatoire.

« Depuis quand es-tu dans la tour ?— J'y suis entré avant vous.— Comment ?— Par la porte, comme coût le monde, comme vous.— Ah ! tu fais de l'ironie. Tu ne veux rien dire. Nous allons

voir. »Ils fouillent ses poches, trouvent la clef, qu'ils lui mettent sous

le nez.« Et ça, où l'as-tu pris ?«  Où avez-vous pris la vôtre ? J'ai autant de droit que vous

d'être dans le campanile.— Pour nous dénoncer !— Pour vous empêcher de commettre un crime.— Un crime !... Voyez-vous ce gamin qui nous fait la

morale! »Livio s'étonne lui-même de son audace. Après le premier et

terrible choc, si imprévu, il a rassemblé son courage et se sent prêt à tenir bon.

« Si tu étais seul dans la tour tu as pourtant, dans Solbiello, d'autres complices ?

74

Page 75: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

— Personne.— Tu pourrais le jurer devant la Madonna ?— Et vous, pourriez-vous jurer devant elle, que vous êtes

venus ici faire quelque chose d'honnête ? — Veux-tu te taire, sale gamin.... D'abord qui t'a renseigné ?— Personne. Si vous aviez mieux pris vos précautions je

n'aurais pas entendu ce qui se disait, certain soir, dans les jardins de l'ancien couvent. »

Les quatre hommes se regardèrent, interloqués. Parmi ces quatre voix, Livio avait encore entendu celle qu'il connaissait, sans pouvoir l'identifier.

« D'abord, qui es-tu ? » demanda l'un d'eux.Livio ne répondit pas, mais un homme, précisément celui qui

parlait avec une voix légèrement enrouée, déclara :« Moi, je l'ai reconnu. C'est un passeur du lac. Il habite

Solbiello. Son nom est Livio. Est-ce vrai ?— Puisque vous le savez !— Et tes parents ne savent rien, tu ne leur as pas dit ce que tu

venais faire ici ?— Je n'ai pas de parents, qu'une grand-mère malade qui ne

sait rien. »Les mariuoli échangèrent un murmure de satisfaction. « Tu es

très sûr de ce que tu affirmes ?— Aussi sûr que vous vous prépariez à faire sauter le

campanile.— Pauvre petit ! Et c'est toi, toi seul qui prétendais nous en

empêcher ?... Ça ne te fait rien à toi, que les gens de Castellanza meurent de faim.

— Je n'ai jamais dit cela. J'ai seulement juré de sauver le campanile. »

Il était toujours debout contre la muraille, les yeux éblouis par la lumière de la lampe. Les mariuoli ne pouvaient rester plus longtemps dans la tour. Ils tinrent, à l'écart, un dernier conseil de guerre et, ramassant leurs outils, firent

75

Page 76: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

descendre leur prisonnier. Sur le rivage, les mariuoli hésitèrent. Livio comprit qu'ils ne s'étaient pas attendus à pareil contretemps et qu'ils n'avaient rien prévu. Ils .discutèrent longtemps, à voix basse, visiblement en désaccord. Livio ne saisit pas ce qu'ils décidaient, il distinguait seulement, parmi la confusion des voix, celle de l'homme qui l'avait reconnu et qu'il connaissait lui aussi. C'était d'ailleurs la plus violente, peut-être réclamait-elle 3 a solution la plus sombre.

Enfin, on le fit monter à bord d'une barque de passeur à deux paires d'avirons. Le lac devenu très houleux, faisait tanguer l'embarcation. Les rameurs mirent le cap sur Castellanza dont quelques lumières, celles des lampadaires au bord du quai, restaient allumées toute la nuit. Un instant, Livio pensa se jeter à l'eau pour gagner la rive à la nage. Ni la distance, ni l'obscurité ne l'effrayaient. Mais on l'aurait vite repêché.

Dans la nuit trop épaisse, impossible de reconnaître ses ravisseurs qui se taisaient ou chuchotaient à voix trop basse.

Qu'allait-on faire de lui ? Il n'en avait aucune idée. Il se

76

Page 77: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

félicita d'avoir à plusieurs reprises affirmé être seul au courant du sinistre projet. Les soupçons ne se porteraient sur personne.

Tout à coup il s'aperçut que la barque, au lieu de continuer sa route vers Castellanza, laissait le village à sa droite avec l'intention d'aborder plus loin.

« Bien sûr, pensa-t-il, ils ne veulent pas risquer d'être aperçus.»

Les lumières passèrent à deux ou trois cents mètres; il les regarda défiler. Instinctivement il chercha la rue de Silvia. Mais derrière les lampadaires, le village dormait dans l'ombre totale.

Ah ! elle ne se doutait pas, Silvia, de ce qui venait de lui arriver. Et Paôlo ! que ferait-il, le matin, quand, venu frapper à sa porte, la nonna lui dirait, affolée, que son petit-fils n'était pas rentré ? Qu'inventerait-il pour rassurer la pauvre vieille femme ?... Et que deviendrait-elle, la nonna ?...

Pourtant, malgré lui, une confiance tenace lui défendait le désespoir. Il était fort, vigoureux, Silvia pensait à lui, il

77

Page 78: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

se sentait soutenu par des forces invisibles mais sûres.

Castellanza dépassé, la barque se rapprocha de la côte. Bientôt elle aborda dans un endroit désert peuplé de hauts cyprès.

La pluie fine qui les avait accompagnés pendant presque toute la traversée venait de cesser. Quelle heure pouvait-il être ? Trois heures ?...

Une fois à terre, le groupe se dissimule derrière le rideau de cyprès puis se sépare. Livio est confié à la garde d'un seul homme tandis que les autres s'éloignent rapidement. Pour aller où ?...

Si la pluie a cessé, un petit vent perf de la remplace. Livio, dont les vêtements sont mouillés, grelotte presque. Il n'a pas peur, non, il voudrait savoir à qui il a affaire, à qui appartient la voix qui l'intrigue tant. Malheureusement ce n'est pas celle de l'homme qui le garde.

Une heure s'écoule, une heure mortelle, sans un mot, sans autre bruit que celui du vent dans la torche noire des cyprès. La tête du petit passeur brasse une foule de pensées. Tout à coup son cœur fait un grand bond dans sa poitrine. Tout son corps se met à trembler. Il s'affaisse à terre. A force de chercher, brusquement sa mémoire a renoué un fil défaillant. La voix ! la voix de tout à l'heure, il sait à qui elle appartient. Oh ! est-ce possible ! Vittorio ! le frère de Silvia ! Et pourtant pas un seul instant il n'hésite.

Sa tête folle cherche à comprendre. Ah ! oui. La dernière fois qu'il l'a rencontré à Castellanza, c'était pour ça que Vittorio paraissait si sombre et n'avait pas répondu à son salut....

Pas étonnant non plus qu'il ait été reconnu par lui tout à l'heure.... N'était-ce pas aussi le frère de Silvia qui, venu droit vers la cachette, avait braqué sa lampe électrique sur la corniche comme s'il savait que quelqu'un était embusqué là.... Et s'il savait, comment avait-il appris ?

Un sanglot lui noua la gorge. Silvia !... Silvia ! Elle avait

78

Page 79: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

79

Page 80: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

donc trahi le grand secret ? Son frère faisait partie de la bande, elle aussi, sans doute... et elle n'avait rien dit l'autre dimanche.

Elle avait fait semblant de partager ses craintes, l'avait encouragé. Et maintenant.... « Oh ! Silvia, pourquoi as-tu fait cela, pourquoi m'as-tu trahi ?... » II aurait voulu crier son nom, l'appeler de toutes ses forces, l'entendre dire qu'elle n'avait rien fait contre lui.... Mais Silvia dormait, là-bas, indifférente, hostile même....

Le voyant effondré à terre, son gardien se méprit.« Ah ! tu commences à comprendre, sale gamin, tu as peur, tu

trembles.... »Non, ce n'est pas la peur mais quelque chose de bien plus

terrible : le doute. On peut se raisonner contre la peur, on ne raisonne pas le doute. Et pourtant il veut encore croire,à Silvia, croire qu'elle ne sait rien des agissements de son frère, que tout n'est que hasard... mais quel hasard ?... Silvia l'abandonnant comment aura-t-il le courage de lutter encore, de se battre pour le campanile et, pour le moment, de se battre pour sa propre vie....

Il est toujours là, étendu sur la terre mouillée quand, sur la route, on entend un bruit de moteur. Une auto arrive, ralentit, s'arrête.

Deux mariuoli en desceiident rapidement, s'avancent vers les cyprès.

« Allons, lève-toi ! »Et comme Livio, à bout de force, hésite.« Plus vite, suis-nous ! »Ses jambes vacillent. Il a honte, devant ces hommes à qui il a

tenu tête vaillamment tout à l'heure, de se montrer si lamentable.« Où m'emmenez-vous ? »Pour toute réponse ils le poussent sur la route, le font asseoir

dans l'auto, au fond.« Le jour ne tardera pas à se lever, dit quelqu'un. Bandons-lui

les yeux. »

80

Page 81: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

Ils prennent son mouchoir dans sa poche, le lui nouent sur le visage. Livio se laisse faire, incapable de réagir. Et quand l'auto démarre un instant plus tard il est trop malheureux pour se demander où elle l'emporte....

81

Page 82: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

CHAPITRE VII

LIVIO ! ohé Livio ! » Pas de réponse. « Eh ! Livio. »Trois petits cailloux contre les volets. Rien ! « Evidemment,

pensa Paôlo, il a dû se coucher à une heure impossible, il dort comme un Sicilien. »

Il n'insista pas et, en sifflotant, s'en fut vers le quai. A cette heure encore matinale les barques étaient docilement alignées comme des bœufs à l'étable. Il chercha celle de Livio. Ses sourcils se froncèrent.

Il essaya de se raisonner; Livio avait pu laisser sa barque plus loin, à l'autre anse, mais c'était peu probable. Inquiet, il revint vers le village et se posta de nouveau sous la fenêtre de son camarade. D'autres cailloux claquèrent contre les volets. Même silence. Plus de doute, Livio n'était pas là.

82

Page 83: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

Alors il s'approcha de la porte, écouta; la nonna n'était pas encore levée. Paôlo se gratta la tête.

« Nous aurions dû y aller tous les deux », se dit-il.Désemparé, il rentra chez lui, ressortit, rentra, déambula de

nouveau le long du rivage, espérant encore apercevoir au loin Livio revenant à force de rames vers Solbiello. Aussi gris que le ciel, le lac était désert.

« Ohé ! Paôlo, l'interpellèrent en riant des ragazzi, tu cherches des clients ?... Viens donc plutôt faire une partie. »

Il secoua la tête, et, les mains dans les poches, affectant le plus grand calme, revint vers le village. A ce moment, un car de touristes débouchait sur la piazzetta. Il se précipita pour participer à l'assaut du véhicule.

« Passeggiatta .'... Passeggiatta !... »L'occasion tombait à point. Sans être remarqué il pourrait voir

ce qui se passait dans l'île. Il s'égosilla de plus belle :« Passeggiatta!... Passeggiatta!... »Les touristes étaient des Allemands. Deux vieilles dames

s'approchèrent, marchandèrent le prix de la traversée. Il leur rabattit sans discuter cinquante lires et les embarqua au plus vite. Jamais de sa vie il n'avait ramé aussi fort. Aussitôt à l'Ile aux Fleurs, il se hâta d'explorer les vieilles ruelles. Aucune trace de Livio.

« Je suis plus bête qu'une mule des Abruzzes, se dit-il, je ferais mieux de chercher tout de suite sa barque. »

II explora tous les contours de l'île. Pas de barque. Il est moins facile d'escamoter une barque qu'une auto. Livio était-il parti pour une autre destination ? A tout hasard il rôda autour du campanile. Un groupe de touristes attendait celui qui allait redescendre. Il se dissimula de son mieux parmi les étrangers et grimpa dans la tour. L'ascension ne lui apprit rien. Le cœur serré il rentra à Solbiello avec ses deux Allemandes. Il était près de onze heures. La nonna de Livio était certainement levée. Que lui dire ? Pourtant, il ne pouvait laisser la vieille femme dans l'angoisse. Il frappa timidement à la porte, entendit un bruit de béquilles, puis

83

Page 84: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

des pas traînants. Dans sa précipitation, la pauvre femme n'arrivait pas à ouvrir.

« Ah ! Paôlo ! c'est toi ! Où est Livio ? Hier soir il a emmené des touristes sur le lac... et n'est pas rentré.

— Je suis au courant, signora, je l'ai vu quitter Solbiello hier soir. Les touristes qu'il embarquait avaient l'air de vouloir faire un grand tour, pousser jusqu'à l'autre rive. Ils ont dû peut-être passer la nuit, là-bas, avec leur passeur. C'est arrivé d'autres fois.

— Crois-tu, Paôlo ? le temps était maussade; cette nuit j'ai entendu la pluie tambouriner sur le toit.

— Sans doute, signora, mais aujourd'hui le ciel s'est dégagé; les étrangers auront voulu rattraper le temps perdu.

— Quel genre de touristes était-ce ? »II hésita. Inventer de toutes pièces une histoire lui était

pénible.« Heu ! ils parlaient italien mais avec un accent étranger. Des

gens riches certainement. Ne vous inquiétez pas, il sera de retour avant la soirée. Avez-vous besoin de quelque chose ? Il m'a demandé, au cas où il s'attarderait, de faire vos commissions.

— Vraiment, il a dit ça ! »Cette fois ce m'était plus un mensonge; il reprit avec

assurance et conviction :« Oui, signora, il a même ajouté en partant : « N'oublie « pas

d'aller chercher de l'eau à la fontaine. » Comme vous voyez il avait tout prévu. »

Cette recommandation de son petit-fils la rassura à demi. Paôlo profita de ce répit pour courir à la boulangerie lui chercher du pain et tirer de l'eau. Après quoi il revint le long du lac, balayant du regard la longue nappe claire.

Son inquiétude croissait avec le temps. A plusieurs reprises il eut envie de prévenir la police, mais la police c'étaient les carabiniers de Castellanza; il se méfiait trop d'eux. Pour chasser ses scrupules il se répéta les derniers mots de Livio : « Ne dis rien, répète toujours que tu ne sais

84

Page 85: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

rien. » Pourtant, pouvait-il laisser son camarade en danger sans rien tenter ?...

Dans l'après-midi, il effectua deux nouveaux voyages à l'Ile aux Fleurs sans découvrir aucun indice. Le soir, il n'y tint plus. Il partit à Castellanza. Silvia savait peut-être quelque chose. En tout cas, ensemble, ils pourraient prendre une décision. Elle était au courant; avec elle il ne risquait rien. Il déambula longtemps dans le village. Frapper à la porte de Silvia aurait pu paraître bizarre, et que dire si ce n'était pas elle qui ouvrait ? Il finit par l'apercevoir, traversant la piazzetta, un sac à provisions à la main.

« Silvia, sais-tu où est Livio ?... »A son air affolé la fillette tressaillit.« Livio ?... je ne sais pas ! »A voix basse il lui conta rapidement l'étrange aventure de son

camarade et sa disparition.« Dio mio ! murmura Silvia, toute pâle, il faut sans plus tarder

prévenir les carabiniers. »II posa son doigt sur ses lèvres pour l'inviter à baisser la voix.« Non, surtout pas les carabiniers, je t'expliquerai pourquoi...

et Livio a bien recommandé de ne rien dire même s'il tardait à revenir.

— Pourtant, Paôlo ! »Ils parlèrent à voix basse. Consternée, Silvia voulait agir.

Paôlo regretta presque d'être venu la trouver.« Non, le rassura-t-elle, je me dirai rien... mais si demain

Livio n'est toujours pas rentré ?... »Le petit passeur, de plus en plus embarrassé, eut un geste

évasif.« Demain, je reviendrai te donner des nouvelles... mais pas

ici; sur cette place nous serions remarqués, on pourrait nous entendre.

— Chaque matin, je vais chercher le lait à la ferme Ricobelli, au-dessus du village, à un kilomètre et demi d'ici. Trouve-toi sur le sentier.

85

Page 86: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

86

Page 87: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

— A quelle heure ?— Vers dix heures. »Paôlo rentra à Solbiello, un peu soulagé tout de même. Mais

cette nuit-là, il ne dormit guère. A chaque instant il s'éveillait, croyant entendre de petits cailloux frapper ses volets.

Il se leva plusieurs fois pour aller jusqu'à la fenêtre, sans faire de bruit, car, à l'autre bout de la chambre, dormaient, dans le même lit, deux autres de ses frères, Adriano et Luigi.

Dès le matin, comme la veille, il alla rôder sur le quai. Pas la moindre trace de Livio ni de sa barque. A coup sûr, un malheur était arrivé. Il dut rassembler tout son courage pour aller à la maison du petit passeur. Il frappa plusieurs fois. La grand-mère dormait-elle encore ? Enfin une voix répondit de l'intérieur. Assise dans son fauteuil, les lunettes au bout du nez, la nonna s'appliquait à déchiffrer une lettre. Quand elle reconnut Paôlo elle s'écria :

« Une lettre, une lettre de Livio !... »Paôlo crut qu'elle perdait la tête. Pourtant il reconnut aussitôt

l'écriture de son camarade.« Oui, reprit la vieille femme, une lettre de Livio... elle vient

de Suisse.— De Suisse ?— Regarde le timbre... d'ailleurs, il le dit. » Elle lui tendit la

lettre. Paôlo lut :

Carissima nonna, tu as dû beaucoup m'attendre et t'inquiéter. J'aurais voulu pouvoir te rassurer plus tôt. Je suis en Suisse; les touristes que je promenais ont été si contents de mes services qu'ils m'ont demandé de les accompagner pendant plusieurs jours... peut-être plusieurs semaines. Ce sont des gens riches, très gentils pour moi. J'ai hésité avant de me décider, tu le penses bien; l'occasion était si belle de voir du pays, moi qui n'ai presque jamais quitté les bords du lac. Demande à Paôlo de faire tes commissions, il acceptera volontiers.

87

Page 88: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

Ne t'inquiète donc pas pour moi, ni pour ma barque qui est en lieu sûr. Ne m'écris pas, je ne sais si tes lettres me parviendraient, nous nous déplaçons beaucoup. Carissima nonna, je t'embrasse de toute mon affection....

Ton

LIVIO.

Sa lecture finie, Paôlo tremblait si fort qu'il reposa aussitôt la lettre pour que la grand-mère ne vît pas ses doigts bouger.

« N'est-ce pas, fit la vieille femme, c'est bien curieux. Santa Madonna, que lui a-t-il pris ?... partir comme ça, sans prévenir, sans rien emporter... et Dieu sait pour combien de temps. Quelle idée ! je me le demande. »

Le ton était interrogatif comme si elle questionnait Paôlo.L'enfant ne la détrompa point, trop heureux de la voir accepter

cette explication invraisemblable. Car pour lui, absolument rien n'était vrai dans cette lettre, sauf l'écriture, et encore Livio devait être terriblement ému au moment de l'écrire. A maint endroit la main avait fortement tremblé.

Ayant retrouvé son calme, Paôlo examina l'enveloppe, le tampon de la poste. La lettre avait bien été envoyée de Suisse. Il chercha à lire le nom et crut reconnaître, mal imprimé, le nom d'Oria, c'est-à-dire le premier village après la frontière, à une trentaine de kilomètres de Solbiello.

« Ce diable de Livio, répétait la vieille femme, me faire des émotions pareilles ! Jamais je n'aurais pensé ça de lui. »

Cependant aucune indignation ni reproche dans sa surprise. Elle rendait trop à son petit-fils l'affection qu'il avait pour elle. En somme il avait fait une escapade, c'était de son âge.

« Et toi, Paôlo, qu'en penses-tu ?— Signora, puisqu'il a écrit, il ne faut plus s'inquiéter. »Tandis que la vieille femme remettait ses lunettes dans

88

Page 89: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

leur étui, il lui proposa d'aller puiser de l'eau et de faire la provision de bois pour la journée. Après quoi il lui demanda la permission d'emprunter le vélo de Livio et pédala à toutes jambes vers Castellanza. Avant de pénétrer dans le village il obliqua vers la droite et prit un sentier muletier qui grimpait, raide et rocailleux, à flanc de montagne. Il aperçut bientôt la ferme Ricobelli, accrochée sur une sorte de terrasse dominant le lac. Il était en retard; dix heures avaient sonné depuis un bon moment. Silvia était peut-être redescendue.

Déposant son vélo à terre, il grimpa sur une roche et aperçut tout à coup, en contrebas, la petite Silvia qui attendait, assise sur un talus, son pot de lait à côté d'elle. Il dégringola vers elle.

« Silvia! Silvia, ils l'ont pris!... »Elle devint toute pâle.« Comment as-tu su ?— Sa nonna a reçu une lettre de lui où il dit exactement ceci.

89

Page 90: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

Il récita d'un trait la lettre, apprise par cœur. La fillette baissa la tête. Il y eut un long silence.

« Oui, fit-elle à voix basse, il ne serait pas parti, comme ça, pour le plaisir de partir; ils l'ont emmené... ils vont lui faire du mal.

— Je ne crois pas, Silvia, les mariuoli ne sont pas des bandits de grand chemin. Ils ont craint qu'il parle et l'ont éloigné... jusqu'à... jusqu'à ce que le campanile ait sauté. »

Silvia essuya une larme.« Nous devons faire quelque chose maintenant, Paôlo.— Quoi ?— C'est affreux !— Ecoute, Silvia, tu connais mieux que moi les gens de

Castellanza, tu sais à quel point ils sont devenus jaloux. Qu'arriverait-il à la grand-mère de Livio, si nous dénoncions le complot ? Et tu sais combien Livio l'aime, sa nonna !

— C'est affreux », répéta Silvia.Ils firent ensemble un bout de chemin mais mieux valait qu'on

ne les vît pas ensemble.

90

Page 91: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

« Paôlo, dit-elle au moment de se séparer, promets-moi de venir chaque jour me donner des nouvelles, je pense qu'il écrira encore et peut-être que....

— Je te promets, Silvia !... »

91

Page 92: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

CHAPITRE VIII

QUAND il devina la frontière assez proche, Livio quitta le chemin pour s'engager dans un sentier étroit qui s'élevait sur la montagne broussailleuse. Il marcha encore un quart d'heure puis, certain de ne pas être vu, déplia sa carte. C'était une petite carte de poche qu'il avait réussi à se procurer et à dissimuler. Le lac de Lugano y promenait en entier ses sinuosités bizarres; sur la droite apparaissait aussi un petit bout du lac de Corne. Solbiello, un peu plus au sud, n'était pas marqué, mais Livio connaissait assez bien son lac pour s'y reconnaître.

« Voyons, se dit-il, ces petites croix qui se succèdent en zigzaguant, c'est la frontière. A vol d'oiseau je ne la crois pas à plus de deux ou trois kilomètres. »

A cette pensée il frémit. Sans papiers, sans argent, s'il était découvert par les douaniers, que dirait-il ?

« Bah ! fit-il, les douaniers ne peuvent être partout à la fois.»

92

Page 93: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

Il replia sa carte et se remit en route. Le sentier s'élevait rapidement, comme pressé de passer sur l'autre versant. Ce sentier, Livio le trouvait encore trop large, trop important. Il le suivit un moment puis, croyant avoir entendu du bruit, s'enfonça à travers les broussailles. Alors, tantôt se glissant sous les branches basses, tantôt s'agrippant aux rochers, il atteignit la crête.

« La frontière, se dit-il le cœur battant, je dois être à la frontière. » II chercha des poteaux, quelque chose qui indiquait le changement de pays. Rien. S'était-il trompé ? Il déplia encore une fois sa carte. D'après la route dont les lacets jouaient à cache-cache en contrebas, l'erreur n'était pas possible.

« Je suis en Italie, dans mon pays !... •»Son pays, il l'avait quitté depuis seize jours, mais ces seize

jours avaient duré des mois. Cette fuite, il l'avait préparée dès le premier soir. L'émotion le contraignit à s'asseoir, l'émotion mais aussi la fatigue et la peur. Quand les mariuoli apprendraient sa fuite, ils ne douteraient pas de son retour à Solbiello. Ils viendraient rôder autour de sa maison, chercheraient à le reprendre. Non, il ne devait pas tomber dans ce piège. Malgré l'immense désir de revoir sa nonna dont il devinait l'angoisse, il attendrait. D'ailleurs, que s'était-il passé pendant ces seize jours ?

Après une brutale descente, le sentier qu'il avait rejoint prit la fantaisie de monter. Pour éviter les routes fréquentées, il devrait (toujours d'après la carte) escalader encore plusieurs hauteurs avant d'atteindre celle qui dominait son lac. Pour toute nourriture il n'avait pu emporter qu'un morceau de pain, en cachette bien entendu. A chaque source rencontrée il en trempait un bout dans l'eau fraîche en l'économisant le plus possible.

Vers le milieu de la journée, le soleil brûlant et la fatigue l'obligèrent à une longue halte. Il s'étendit de tout son long derrière un fourré de genévriers et pensa à Silvia.

Que de fois, pendant cet exil, le souvenir de sa petite

93

Page 94: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

camarade l'avait hanté. Silvia l'avait-elle trahi ? Ce gros point sombre, il n'avait jamais pu s'en débarrasser complètement. En découvrant cette trahison, la nuit où les mariuoli l'avaient surpris, son courage s'était effondré d'un seul coup. Son cœur avait saigné comme par une plaie largement ouverte. S'il ne pouvait plus croire en Silvia, quel sens le monde avait-il ? Cette blessure il avait réussi à la refermer mais la cicatrice se rouvrait souvent. Pourtant il essayait de comprendre sa petite camarade. Sa famille manquait de tout, vivait dans une misérable maison trop petite.... Qui sait si, croyant bien faire, elle n'avait pas tout mis en œuvre pour rester à Castellanza, près de lui, Livio?...

Ainsi, il avait cherché à l'excuser, à lui pardonner, mais comment croire que Silvia, qui connaissait son amour pour le campanile, avait pu accepter, la destruction de la tour ? Il entendait encore les paroles de la petite Italienne, le jour de leur dernière promenade : « Je veux le défendre avec toi, jamais je ne trahirai ton secret. » Mentait-elle à ce moment-là... ou bien est-ce après ?... Des questions, toujours des questions, sa tête n'en finissait plus d'en poser.

Quand ses muscles furent assez reposés, il se remit en route, toujours aux aguets comme un animal traqué. L'après-midi était déjà sur son déclin mais une longue distance le séparait encore de Solbiello et la marche n'était pas aisée.

Tout à coup, au loin, se dressa une longue crête dont il lui sembla reconnaître les dentelures.

« La montagne qui domine mon lac, dit-il à mi-voix pour lui-même; quand elle sera atteinte je le verrai. »

Tout à coup, son cœur battit très fort. Au sommet de la montagne, il venait d'apercevoir un petit point blanc pas plus gros qu'un grain de sable doré par le soleil.

« La chapelle de la Madonna del Lago !... »De cet endroit précis, il savait que la vue s'étendait sur le lac

tout entier. Il se souvint avoir montré la chapelle à Silvia du haut

94

Page 95: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

du campanile. Elle l'avait longuement regardée. S'il pouvait arriver jusque-là avant la nuit, il pourrait revoir

Solbiello, Castellanza, l'Ile aux Fleurs et surtout le campanile. Ah ! oui, le campanile; était-il toujours debout ? Pendant ces seize jours aucun orage n'avait passé au-dessus de l'endroit où on le maintenait prisonnier, mais sur son lac ?...

Alors il part à travers les broussailles en direction de la haute crête dominée par la minuscule tache blanche. De toutes ses forces il désire l'atteindre avant que la nuit ait tendu ses écharpes bleues sur les eaux comme chaque soir, l'été. Hélas ! son morceau de pain s'est considérablement amenuisé. A la première source rencontrée il trempe dans l'eau claire le dernier bout qu'il mange à petites bouchées comme s'il le nourrirait mieux. Bien sûr, de temps à autre il aperçoit bien une ferme; personne n'a jamais refusé du pain à un voyageur... mais il n'est pas un voyageur. On pourrait lui poser des questions qui l'embarrasseraient, le reconnaître, même. Non, il ne faut pas. Il doit se cacher comme un misérable, se cacher de tout le monde, même de Silvia.

Le sentier grimpe rudement. Ça et là, pointent de grosses roches. Vers l'est, le soleil a disparu mais il jette encore sur le haut de la montagne des gerbes dorées.

« Non, pense Livio, jamais je n'arriverai là-haut avant la nuit! »

II n'en continue pas moins son ascension, trébuchant sur les cailloux qui dévalent sous ses pas et vont se fracasser, très loin, en bas, dans un ravin. Il s'élève lentement, les jambes lourdes de fatigue, le cœur serré par l'angoisse. Le petit point que représente la chapelle a grandi mais il ne se détache plus en clair comme tout à l'heure. Au contraire, il dessine un petit carré sombre.

« Encore un effort, Livio ! Si tu ne distingues pas le lac tu reconnaîtras peut-être les lumières de ton village. »

On dirait qu'une main hostile a fondu du plomb sous ses semelles, que ses muscles sont devenus de mauvais ressorts

95

Page 96: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

distendus. Le souffle aussi lui manque; il s'arrête souvent pour retrouver une respiration moins haletante.

« Marche, Livio, marche encore ! Quand tu auras revu ton village, les forces te reviendront.... »

Enfin, après un détour, la cime de la montagne apparaît juste au-dessus de lui. La chapelle est là, presque à portée de la main. Un dernier effort et il va revoir son lac.

Oui, il est là, son lac, il ne le voit pas, car les brumes de la nuit l'ont enveloppé, mais on le devine si bien, serti par les mille et mille lumières des villages riverains. Où est Solbiello ?... Où est Castellanza ?... Peu importe. Et ces quatre minuscules étoiles posées sur le grand vide à l'intérieur de l'écrin de lumières ? C'est l'Ile aux Fleurs... et parmi ces quatre lueurs, la plus grosse : le campanile !... Il est donc toujours debout.

96

Page 97: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

Pauvre Livio ! Il pensait qu'en revoyant ces paysages qui lui étaient chers son courage reviendrait. Il le comprend

subitement, la force de lutter ne reviendra jamais totalement.Les derniers efforts pour atteindre le sommet l'ont épuisé. Il

s'appuie contre le mur de la chapelle, un oratoire d'où la Madonna del Lago, petite statue de marbre aux mains tendues, semble contempler le repos nocturne du lac.

« Je passerai la nuit là, se dit-il; demain je verrai ce que je dois faire. »

A quelques mètres au-dessous il découvre un endroit abrité, une sorte de creux entouré de touffes de thym sauvage et de sarriette. La nuit ne sera peut-être pas trop fraîche. En se

97

Page 98: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

recroquevillant on se protège du froid.... Mais se protéger de la faim ? Plus on y pense, plus elle vous tenaille. Il fouille ses poches, espérant recueillir quelques miettes. Accroupi, la tête sur les genoux, le regard toujours baissé

vers l'immense écrin de pâles lumières, il reste immobile, longtemps, longtemps.

La nuit est à présent aussi profonde qu'un puits. Quelle heure peut-il être ? Le campanile est trop lointain pour élever jusque-là le son de ses cloches. L'air qui lui paraissait tiède en arrivant s'est beaucoup rafraîchi; par moments passe un petit souffle aigrelet qui pique sa peau. Une bonne heure s'écoule encore. Minuit est certainement dépassé.

Epuisé, le ventre creux, les mains serrées sur ses jambes repliées pour se protéger du froid qui grandit, il finit par s'assoupir. Il somnole depuis une demi-heure peut-être quand il tressaille. Il relève la tête. En bas presque toutes les lumières se sont évanouies. Un frisson court dans ses membres.

«  C'est drôle, se dit-il, j'ai cru être éveillé par un bruit. »Il tend l'oreille. Seul le vent qui a pris de la vigueur fait siffler

légèrement les herbes folles. Il se prépare à se rendormir quand, juste au-dessous de lui, sur le versant du lac, il croit distinguer de légers éboulis de cailloux. Le vent encore ?... Certainement pas. Seul un vent violent est capable de faire rouler les cailloux. Quelqu'un ? Que viendrait faire un homme à pareille heure sur cette montagne déserte ?...

Cependant le bruit se renouvelle plusieurs fois. Il semble même se rapprocher. Livio quitte son creux en rampant pour atteindre une touffe de genévriers derrière laquelle il s'embusque. Là, l'oreille tendue, il attend. L'aurait-on vu d'en bas cheminer sur la montagne, vient-on le surprendre au gîte comme un lièvre ? Malgré ses craintes cela paraît peu vraisemblable. Et pourtant, assurément les pas qui grincent sur les cailloux grimpent vers la chapelle. Un instant il songe à fuir. Mais on l'entendrait. Mieux vaut se cacher derrière les arbustes.

98

Page 99: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

Accroupi, il attend, fouille la nuit. Une ombre bouge au-dessous, il la devine, croit l'entrevoir. Le sentier ou, pour mieux dire, l'espèce de piste qui conduit à la chapelle passe à moins de vingt mètres. Peut-être aura-t-il le temps de

reconnaître.... La voilà, c'est elle, l'ombre. Elle s'élève lentement, hésitante vers le sommet. Est-ce un homme, une femme ? Elle se détache trop imparfaitement de la nuit. Déjà elle a disparu; seul le bruit léger des pas est perceptible. Puis plus rien; la montagne retombe dans son silence. Où est l'ombre? S'est-elle arrêtée devant l'oratoire, a-t-elle continué son chemin sur l'autre versant ?

Sans bruit, il dresse la tête, écarte les branches pleines de piquants. Une silhouette se dessine sur le ciel juste devant l'oratoire; il reconnaît le contour d'une tête, enveloppée d'une mante. Une femme, à cette heure, en pleine montagne ?... ou un homme déguisé ?... De cette silhouette, il n'aperçoit que le haut. Elle semble s'affaisser ou plutôt se baisser sans doute pour s'agenouiller.

Soudain jaillit un minuscule éclair, puis un second, un troisième. Enfin une lueur chancelante, une lueur fragile de cierge, éclaire la forme obscure. Le cœur de Livio fait un grand bond dans sa poitrine.

« Silvia !... »Le mot ne s'est pas échappé de sa gorge serrée. Oui, c'est elle.

Paralysés par l'émotion, ses membres se refusent à tout mouvement. Immobile devant l'oratoire, la fillette doit prier la Madonna del Lago. Pourquoi l'implore-t-elle ? Lui demande-t-elle la destruction du campanile ?... Il voudrait l'appeler, crier qu'il est là, à deux pas d'elle. Tout son être s'y refuse.

Le doute, l'affreux doute le retient.Et pourtant c'est bien la même petite Silvia, celle qui lui

répétait : « Livio, je ne te trahirai jamais. » Le choc a été trop grand. Un lourd vertige emplit sa tête. Il veut s'accrocher aux branches devant lui. Ses mains, se piquant aux épines, lâchent

99

Page 100: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

prise, il chancelle et roule sur les rochers dans un fracas de pierres éboulées.

Le bruit de sa chute a été suivi d'un cri d'effroi venu de là-haut, puis d'un long silence pendant lequel, haletant, Livio s'est efforcé de rester immobile malgré les écorchure

qu'il s'est faites. Puis la bougie, brusquement éteinte, s'est rallumée. Sa lueur infime dans l'immensité de la nuit, peureuse, hésitante, cherche à droite, à gauche, agrandissant timidement le cercle de ses recherches. En arrivant près d'une roche, elle a soudain tremblé.

« Livio !... Oh ! Livio ! »Etourdi par sa chute, anéanti par sa fatigue, le petit passeur du

lac reconnaît à peine la voix.« Livio !... toi ici ?... tu es blessé ?... »Penchée sur lui, elle l'aide à se redresser.« Réponds-moi, Livio, tu es blessé ?... »II secoue la tête. Elle passe la main sur son front, avec son

mouchoir essuie un filet de sang sur la joue droite; mais ses doigts tremblent.

« Livio, réponds-moi, que fais-tu ici ? »

100

Page 101: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

II regarde sa petite camarade mais sa gorge ne peut se desserrer. Son cœur souffre trop. S'il est vrai qu'elle l'a trahi, que dirait-il ?

Tout à coup il sent une larme rouler sur sa main. Il relève la tête et cherche à lire dans les yeux de Silvia où la

faible lumière du cierge jette un rayon clair. Il se soulève sur les coudes et demande :

« Et toi, Silvia, que fais-tu en pleine nuit sur cette montagne?»Tout en continuant de sécher la blessure, elle dit simplement :« Oh ! Livio, comment n'as-tu pas déjà deviné ? Te souviens-

tu du jour où, du haut du campanile, tu m'avais montré cette chapelle d'où la Madone voit le lac tout entier et le protège....

— Je me souviens.— Je suis venue la prier pour qu'elle te sauve. J'avais si peur

que tu ne reviennes plus jamais. »II la regarde dans ses yeux sombres. « Tu savais que j'étais

parti ?— Le surlendemain de ta disparition, ton camarade Paôlo est

venu me le dire. Je l'ai revu aussi les jours suivants; je sais que tu étais en Suisse... et puis, brusquement, Paôlo a cessé d'être fidèle aux rendez-vous que nous nous donnions dans un sentier près de la ferme où je vais chercher mon lait chaque matin. Je ne l'ai plus revu.

— Paôlo aurait disparu?...— Je ne sais que te dire, je n'ai pas osé aller à Solbiello, j'ai

pensé que c'était trop imprudent. »Le vent de la nuit qui souffle maintenant sur la hauteur fait

frissonner Livio.« Tu trembles, dit la fillette agenouillée près de lui, réponds-

moi maintenant, où souffres-tu ?— Ce n'est rien, quelques écorchures.— Ne restons pas là, Livio, tu vas prendre mal. » Elle l'aide à

se lever; le petit passeur obéit.« Laisse-moi te conduire, appuie-toi sur mon bras. » Ils

descendent d'une cinquantaine de mètres; Silvia, découvrant un

101

Page 102: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

endroit protégé du vent, oblige son camarade à la suivre. Ils s'assoient côte à côte. Livio, qui recommence à voir clair en lui, soupire longuement.

102

Page 103: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

103

Page 104: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

« Silvia, dit-il, la voix grave, pardonne-moi si je te fais mal. Est-ce vraiment pour moi que tu es montée ici cette nuit ? »

La fillette s'attend si peu à cette question qu'elle tressaille.« Oh ! Livio, pourquoi ?— Tu n'as jamais parlé à personne ?— Jamais !— Tu es bien sûre d'avoir gardé pour toi ce que je t'avais

confié ?— Livio ! pourquoi cette insistance ?... tu doutes ?... tu n'as

donc plus aucune amitié pour moi ? »Le cœur lourd, gonflé d'une horrible crainte, il baisse la tête.« Parle, Livio, tu me caches quelque chose.— Personne dans ta famille ne t'a jamais parlé de rien ?...— Je ne comprends pas. »Elle pose sur lui de grands yeux innocents. Rongé par

l'incertitude, Livio s'effraie du mal qu'il peut lui faire. Il voudrait maintenant n'avoir rien dit. Comment revenir en arrière ?

« Livio, si nous sommes amis comme autrefois, je veux tout savoir, je suis grande, tu sais. Qu'est-il arrivé ? »

II hésite encore. De sa main, il frotte sa joue où l'écorchure recommence à saigner. Silvia prend son mouchoir et l'essuie.

« Livio, raconte-moi tout. D'où viens-tu ? »Enfin, après un long soupir, il se décide :« Tu te souviens, Silvia, de notre conversation sur la barque,

au retour de l'île. C'est parce que tu m'approuvais que j'ai eu le courage de lutter de toutes mes forces pour le campanile. Sans toi, je ne sais ce que j'aurais fait.

— Comment t'ont-ils pris ?— Une nuit, je m'étais caché dans la tour pour essayer de

surprendre une conversation qui me permettrait de savoir quand et comment ils voulaient faire sauter le campanile.

Je m'étais caché sur une corniche, assez loin du trou de mine qu'ils avaient commencé de creuser, certain qu'ils ne pouvaient me

104

Page 105: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

découvrir. Ils sont arrivés au milieu de la nuit. Presque tout de suite l'un d'eux est venu vers la cachette et a braqué sa lampe électrique sur moi.

— Tu avais peut-être été trahi ?— Oui, Silvia, trahi. Alors les mariuoli m'ont emmené. J'ai

traversé le lac sur leur barque. Nous avons dépassé Castellanza pour aborder plus loin, dans un endroit désert. Là, j'ai attendu. Les hommes sont partis, me laissant à la garde d'un seul d'entre eux. Puis une auto est arrivée. On m'a bandé les yeux pour que je ne reconnaisse personne et que je ne voie pas où on m'emmenait. L'auto a roulé une bonne heure à travers de mauvais chemins où elle cahotait. Puis nous sommes descendus de voiture et j'ai marché à pied longtemps, plus de deux heures. N'y voyant rien je trébuchais à chaque pas. Un homme me tenait par le bras. Les mariuoli parlaient à mi-voix; je compris qu'ils me faisaient passer la frontière. Nous marchions encore quand le jour s'est levé. Les mariuoli ont redoublé de prudence. Enfin nous sommes arrivés dans une maison, une habitation isolée, car aucun bruit ne l'environnait. Là, les hommes m'ont enlevé mon bandeau mais pas avant d'avoir eux-mêmes remis leurs masques. La maison était tout à fait ordinaire, une simple ferme. Ses habitants connaissaient sans doute l'un des mariuoli; c'est pourquoi on m'avait amené là. On m'a encore interrogé longuement pour s'assurer que personne d'autre ne connaissait leur diabolique projet. J'ai menti encore une fois en affirmant que personne ne savait. Ils ont essayé de m'effrayer : « N'oublie pas que nous savons qui tu es. Nous t'avons conduit ici pour te mettre dans l'impossibilité de nous nuire. Tu as une grand-mère à Solbiello, si tu tiens à elle tu continueras de te taire. Tu resteras dans cette maison jusqu'à ce que nous te permettions d'en sortir. Pour ta famille, nous avons trouvé une explication. Prends cette plume et écris toi-même ce que nous te dictons. »

105

Page 106: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

« Et j'ai écrit une lettre.— Je sais ce qu'elle contenait, dit Silvia toute tremblante,

Paôlo -me l'a récitée; il l'avait apprise par cœur quand il est venu me voir.

— Je suis resté seize jours dans cette ferme, me demandant chaque .matin ce que je devais faire. M'évader n'était pas très difficile ' mais qu'arriverait-il si on me revoyait à Solbiello ? Ce n'est pas surtout à moi que je pensais mais à ma nonna. Elle est vieille, presque impotente. Et puis un jour, le temps s'est couvert du côté de l'Italie, j'ai pensé à un orage possible, au campanile. Rien n'a pu me retenir. L'autre nuit j'ai sauté par la fenêtre du grenier où je couchais. J'ai marché longtemps, longtemps, et j'ai aperçu la petite chapelle blanche que nous avions regardée ensemble du haut du campanile. Je savais que, de là, je verrais notre lac tout entier, mon village, le tien. Alors j'ai marché, marché.... »

106

Page 107: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

Il a conté tout cela à voix basse comme si la nuit avait des oreilles. Silvia, qui s'est contenue jusque-là, laisse couler ses larmes.

« Oh ! Livio, pourquoi ne voulais-tu pas me dire tout ce que tu as souffert ? »

II ne répond pas et détourne la tête.« Dis, Livio, pourquoi ? »Presque brutalement, il lui prend les deux mains.« Silvia, je ne t'ai pas tout dit; j'ai peur de te faire trop de

peine, s'il est vrai que tu ne m'as pas trahi.— Je n'ai jamais dit un seul mot, Livio.... Ai-je fait

quelque chose de mal ?— Tout à l'heure, en te contant mon aventure je n'ai pas tout

dit.... Oh ! comment t'expliquer....— Parle.— Parmi les hommes as Castellanza qui m'ont surpris dans le

campanile, il en est un que j'ai reconnu malgré son masque, un homme que tu connais mieux que moi encore, qui habite la même maison que toi.

— La même maison ?— Qui mange à la même table que toi... ton frère aîné,

Vittorio !— Mon frère !... »Elle pousse un cri et retire vivement ses mains de celles de

Livio.« Vittorio ?... Oh ! non, ce n'est pas possible; jamais mon frère

n'aurait fait une chose pareille. Tu t'es trompé, c'était quelqu'un qui lui ressemblait mais pas mon frère, pas mon frère....

— J'ai reconnu sa voix grave et un peu enrouée, son allure, ses gestes.

— Non, pas mon frère, pas mon frère !...— C'est lui qui m'a découvert dans le campanile comme s'il

savait que j'étais là.— Livio ! je te jure n'avoir jamais parlé ni à mon frère, ni à

personne, et mon frère n'est pas coupable. »

107

Page 108: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

Sa peine est si violente que son corps est agité comme de convulsions. La tête dans les mains, elle sanglote.

« Silvia, murmure Livio, je savais que je te ferais beaucoup de peine. Ton frère est devenu mon ennemi mais je comprends ses raisons. Il vous aime, il était trop triste de vous savoir malheureux; peut-être ne voulait-il pas que tu partes et n'a-t-il trouvé que ce moyen.

— Non, non, Vittorio n'a pas fait cela.— Et pourtant ! »Un long silence pèse entrecoupé par les sanglots de Silvia.

Après le terrible choc, elle cherche où est la vérité.« Vittorio ! est-ce donc pour cela qu'il était si sombre, si

préoccupé ces derniers temps et qu'il sortait souvent à des heures impossibles.... Ah ! Livio, je comprends maintenant tes doutes; tu as pensé que moi.... »

Livio baisse la tête.« Oui, Silvia, pardonne moi, j'ai pensé que tu m'avais trahi et

depuis l'instant où j'ai craint cette trahison, j'ai eu très mal. Je me suis senti abandonné.... Mais c'est peut-être parce qu'au fond de moi restait encore un peu de confiance que je suis revenu, que j'ai voulu venir sur cette montagne contemplée, ensemble, du haut du campanile.... »

II reprend la main de sa petite camarade qui ne proteste pas. Mais la peine de la fillette n'est pas près de s'atténuer. Elle ne cesse de penser à son frère.

« Livio, dit-elle vivement en se redressant, il faut que je parle à Vittorio.

— Tu es folle, Silvia, tu connais ton frère mieux que moi, son caractère violent.... Et que lui demanderais-tu, d'abandonner ses compères ? Trop tard, il ne le peut pas.

— C'est vrai, Livio, mon frère est violent... et pourtant au fond il est timide et il nous aime bien, moi surtout....

— Justement, Silvia. »Un nouveau silence se prolonge. Le vent de la nuit souffle de

plus en plus fort sur la crête. Silvia a un sursaut.

108

Page 109: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

« Quelle heure peut-il être ?... Il faut que je redescendevite pour rentrer avant l'aube. Personne ne sait que j'ai quitté

la maison cette nuit. Mais toi, Livio, que vas-tu faire ?— Continuer de me cacher.— Je voudrais pouvoir t'aider.— Malgré ton frère ?— Malgré mon frère, car je ne peux pas croire tout à fait

qu'il soit contre nous.... Ecoute, Livio, je connais un endroit à Castellanza....

— A Castellanza ?... tu es folle !— Tout en haut du village, près des ruines de l'ancien

château. Un jour en cherchant du bois mort j'ai découvert un trou dans les broussailles, ce trou est l'entrée d'un souterrain qui conduit à une sorte de galerie.

— Mais ce souterrain est connu.— Je ne crois pas. Il faut bien savoir où est l'entrée, surtout

en ce moment où les arbustes ont beaucoup de feuilles.— Vraiment, tu crois ?— J'en suis sûre; redescendons ensemble, je retrouverai

l'entrée malgré l'obscurité. Et puis je pourrai t'apporter de la nourriture en cachette, la nuit, dans le petit bois.... Mais faisons vite, Livio, il faut que nous soyons en bas avant le lever du jour....»

109

Page 110: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

CHAPITRE IX.

LIVIO s'éveilla en sursaut. Il lui sembla qu'une main venait d'effleurer son visage. Il se dressa et fouilla d'un regard aigu la demi obscurité qui l'entourait. Une seconde fois, quelque chose d'invisible le frôla. Tendant l'oreille, il distingua un léger frou-frou et finit par découvrir le vol tournoyant d'une chauve-souris.

« Livio, se dit-il, si tu t'effraies d'une chauve-souris, tu n'es pas encore un homme. »

II se leva pour examiner le souterrain. En réalité ce souterrain ressemblait plutôt à une galerie, elle avait une bonne dizaine de mètres de long et la moitié de large. Par exemple, elle ne recevait la lumière du dehors que par deux étroites ouvertures, moins des fenêtres que des meurtrières, et encore leur partie inférieure ne donnait-elle aucun jour, car des éboulements de terrain, à l'extérieur, l'obstruaient. Bien que le jour fût certainement levé depuis longtemps, il régnait dans cette galerie une obscurité presque complète.

110

Page 111: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

« Curieux, se dit Livio, à quoi a bien pu servir cette salle autrefois ? »

II examina le plafond; celui-ci était complètement voûté et tout en pierre sous la couche de plâtre qui le recouvrait. Assurément c'était là une partie de l'ancien château de Castellanza.

Quelle heure pouvait-il être ?... Accroupi dans le recoin le moins humide de sa prison il pensa aux événements qui venaient de se produire. Il pensa surtout à Silvia. Elle ne l'avait pas trahi. Au contraire, malgré son immense chagrin en apprenant la triste participation de son frère au complot, elle avait pris aussitôt le parti de son petit camarade. Quel soulagement pour Livio ! Ah ! non, il ne regrettait pas son évasion. Ensemble, ils sauveraient le campanile. Tout son courage lui était revenu; il ne sentait plus la faim qui pourtant cherchait par mille ruses à le tenailler. Silvia avait promis de cacher dans le bois tout près de l'entrée du souterrain, quand elle irait chercher le lait à la ferme, une petite boîte contenant de la nourriture. Avant de se séparer, ils étaient convenus de l'endroit; l'intérieur d'un vieil arbre creux. Il dirait à sa fa^m de patienter jusqu'à la nuit prochaine et elle obéirait, sa faim.

Dans cette grande prison noire il se sentait presque heureux. Un point douloureux cependant. Pourquoi Paôlo n'était-il plus revenu aux rendez-vous de Silvia, sur le sentier de la ferme ?... Les mariuoli l'avaient-ils pris ? Avait-il parlé ? Ou bien tout simplement redoublait-il de prudence, se croyant espionné... ou encore manquait-il de confiance en Silvia ?... Paôlo et lui étaient venus ensemble chez les carabiniers, si ceux-ci étaient au courant des machinations des gens de Castellanza, Paôlo pouvait en effet être suspecté.

La journée lui parut longue. Par les ouvertures si étroites, les bruits du dehors ne lui parvenaient que lointains et étouffés. Impossible aussi d'entrevoir un petit morceau de ciel; il devina seulement que le temps était clair. Il pensa encore une fois à sa nonna. Etre si près d'elle !... Si Paôlo ne

111

Page 112: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

venait plus la voir comment se débrouillait-elle, qui faisait ses commissions ?...

Vers le soir, la faim qu'il avait domptée se montra de nouveau méchante. Il attendit cependant la grand-nuit avant de se risquer hors de la galerie. Le souterrain qui conduisait dans le bois n'avait qu'une dizaine de mètres de long. Une fois dans le bois il eut beaucoup de peine à retrouver le vieil arbre au tronc creux. Il faut dire aussi que la nuit était plus sombre que la précédente. Enfin il le découvrit. Glissant sa main jusqu'au fond il en retira une boîte en carton contenant un gros morceau de pain, du fromage de chèvre et même du chocolat que Silvia avait dû prendre sur son propre goûter. Il espérait que la fillette avait aussi glissé un petit mot dans la boîte. Non, elle avait fidèlement suivi son ordre de prudence.

Avant de rejoindre son gîte il ramassa quelques branchages pour se faire une sorte de lit qui le préserverait de l'humidité.

Jamais pain ne lui parut meilleur. D'une minute à l'autre ses forces revenaient. Et jamais non plus, son repas achevé, il ne se sentit une pareille envie de dormir.

Deux jours passèrent. Combien de temps devrait-il rester ainsi prisonnier ? Comment isaurait-il si le temps se gâtait ?... et que devenait Paôlo ?... Et les mariuoli ? comment aussi avaient-ils réagi après sa fuite ?...

Le surlendemain, il somnolait sur son lit de branchages quand de légers bruits dans le souterrain lui firent dresser l'oreille. Il était environ minuit. Une bête... ou les. mariuoli qui venaient le prendre au piège. Il se dissimula de son mieux sous les branchages de sa couche. Les bruits devenaient plus précis. Tout à coup une voix appela doucement :

« Livio !... »II ne répondit pas.« Livio ! c'est moi, Silvia !... »II se leva d'un bond. Silvia ! Comment avait-elle pu encore.

une fois sortir de chez elle en pleine nuit ? Il avança à tâtons

112

Page 113: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

vers l'entrée du souterrain, rencontra la main de Silvia. La pauvre enfant tremblait de peur, de froid aussi.

« Je t'avais défendu de venir, Silvia; tu me savais en sécurité.— Pardonne-moi. J'ai quelque chose à te dire; je n'ai pas osé

te l'écrire et le mettre dans le creux de l'arbre.— C'est si important ?— Je ne sais pas, tu vas voir.... D'abord, je t'ai apporté une

bougie et des allumettes. J'ai bien regretté de ne pouvoir le faire ce matin; il n'y avait plus de bougies à la maison; j'ai dû attendre d'aller aux commissions. Est-ce que je peux l'allumer ?

— Attends; il faut d'abord boucher les ouvertures. »Ce n'était pas très compliqué, étant donné l'étroitesse des

fentes. Une allumette jeta un bref éclair dans la galerie puis la flamme longue et mince de la bougie repoussa l'obscurité autour d'elle. Le visage de Silvia apparut à Livio, encadré du châle jeté sur sa tête et ses épaules comme l'autre nuit sur la montagne.

Les yeux de la fillette tenaient une place immense dans son visage.

« Cara Silvia ! tu trembles toute; tu as eu très peur!...— Je voulais te rassurer. »Ils s'assirent côte à côte dans le coin de la galerie où les

branchages protégeaient le sol de l'humidité.« Cet après-midi, maman m'a envoyée à Solbiello, au

«municipo », toujours à propos des papiers pour notre départ en France.

— Tu as appris quelque chose sur Paôlo ?...— J'ai rencontré ses camarades sur le quai. Je ne voulais pas

paraître trop curieuse. Je leur ai d'abord parlé de toi puisqu'ils nous savent amis. Ils ont ri en disant que tu te promenais en Suisse avec la reine d'Angleterre. Tu le vois, ils ne se doutent de rien. Ensuite j'ai voulu savoir ce que devenait Paôlo. Les mariuoli ne l'ont pas pris. Il a fait une chute de bicyclette, précisément du côté de Castellanza. Sans

113

Page 114: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

114

Page 115: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

doute un jour où il venait à ma rencontre près de la ferme.— Est-ce grave ?— Une fracture à la jambe, paraît-il; il est immobilisé pour

plusieurs semaines. Tu vois, Livio, il ne faut pas trop t'inquiéter, il vaut mieux ça pour Paôlo que d'avoir été dénoncé.

— Oui, Silvia, mais tel que je le connais il doit s'arracher les cheveux de rage.... Et ma nonna, qui s'occupe d'elle ?

— J'avais grande envie d'aller la voir; j'ai pensé qu'il valait mieux que je ne frappe pas à sa porte; j'ai tout de même appris qu'on ne l'abandonnait pas. Le frère cadet de Paôlo va chaque jour faire ses commissions.

— Pauvre nonna, soupira Livio; ah ! si elle se doutait !... Et ton frère, Silvia, tu as su lui cacher !...

— Je n'ai rien dit, rassure-toi. Mais crois-moi, Livio, malgré tout ce que tu m'as révélé, j'ai encore peine à croire qu'il fait partie de la bande. Chaque semaine, je donne un coup de balai dans sa chambre; sais-tu ce que j'ai vu au mur ?... une vue du campanile....

— Per bacco ! pour mieux l'étudier, reconnaître l'endroit exact où passera le cordon de mine.

— Je ne pense pas, Livio, c'est une carte postale où on aperçoit le campanile à moitié caché derrière les branches d'un beau cerisier en fleur.... »

Livio soupira et ne répondit pas. Il lui paraissait trop naturel que Silvia veuille prendre la défense de son frère. Détournant la conversation il demanda :

« Comment est le temps ces jours-ci ? De cette prison j'ai l'impression qu'il fait humide et froid, et la nuit, quand je sors, je ne me rends pas très bien compte.

— Il fait très beau, au contraire. Chaque jour, en faisant les commissions, je ne manque pas de regarder le baromètre, à la vitrine de la pharmacie; il est très haut.... Pourtant, hier, à table, père lisait sur le journal que nous aurions de gros orages à la mi-été.

115

Page 116: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

— Silvia, à la moindre menace, tu feras ton possible pour me prévenir.

— Je te préviendrai. »Et d'ajouter, un peu inquiète :« Tu es toujours aussi décidé à sauver le campanile ?— Plus que jamais, Silvia, depuis que j'ai retrouvé toute ma

confiance en toi.— Et tu n'as pas peur ?...— Il faut sauver lé campanile, arrivera ce qui arrivera. » II

sentit la fillette frissonner près de lui.« Silvia, je suis heureux que tu sois venue mais ne reste pas

plus longtemps. Qu'arriverait-il si on te savait hors de chez toi à pareille heure... et surtout, ne reviens plus. •»

Il la reconduisit dans le souterrain jusqu'à la sortie dans le bois. Alors il l'embrassa au front et, à voix très basse, demanda.

« Ton départ en France n'est pas encore fixé ?— Pas encore, Livio. »Il l'écouta un moment s'éloigner dans la nuit et regagna son

gîte.Resté seul, il demeura un long moment immobile, dans son

coin, à penser à sa petite camarade, à sa nonna, à Paôlo, au campanile. Pour économiser sa bougie il l'avait éteinte, et la nuit qui l'entourait rendait plus vivantes ses pensées. Au bout d'un moment, cependant, il ne résista pas au plaisir de la rallumer. Une flamme, c'est tellement vivant. Une petite lumière près de soi est comme une amie qui vous tient compagnie; bien qu'il se défendît de redouter la solitude, il avait tant besoin de compagnie. Il lui sembla que Silvia était revenue et il se mit à lui parler tout bas.

Puis il regarda autour de lui. Tout à l'heure quand elle était là il n'avait vu qu'elle; il s'aperçut tout à coup que la fragile lumière repoussait assez loin l'obscurité pour faire sortir de l'ombre les murs et même la voûte de la galerie. Il s'intéressa de nouveau à sa prison. Quelle en avait été la destination première ? Par la forme, on aurait dit une

116

Page 117: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

ancienne chapelle. S'approchant du mur il constata que celui-ci avait été enduit d'une couche de chaux que les années et l'humidité avaient semé d'une multitude de taches d'un gris verdâtre pareilles à celles qu'on voit dans les fromages d'Ombre. A un endroit, la chaux s'écaillait, laissant apparaître une tache brunâtre.

Par amusement et curiosité il éleva sa bougie jusqu'à cette écaillure, constata que la tache brune n'était pas uniforme. Dans un coin, la couleur paraissait s'atténuer, se dégrader.

« Curieux ! on ne dirait pas un enduit ordinaire ! »Avec la pointe de son couteau il essaya d'enlever la chaux à

l'entour. La tache brune s'étendait assez loin. Une seule de ses mains étant libre puisque l'autre tenait la bougie, le travail n'était pas aisé. Il réussit cependant à faire tomber des parcelles grisâtres qui s'émiettèrent à ses pieds.

Tout à coup, son bras resta en suspens. Cernée par un trait apparent la teinte brune s'arrêtait net et, à côté, laissait voir une teinte plus claire, d'un ocre rosé.

« Dio mio ! murmura Livio, je ne m'étais pas trompé ! »II poursuivit son travail puis, se haussant sur la pointe des

pieds, approcha encore la bougie de la paroi. Il tressaillit. Ce qu'il venait de découvrir n'était pas en effet un simple enduit. A la lueur oblique de la bougie il distinguait nettement les coups de pinceau et non pas d'un large pinceau de peintre en bâtiment mais d'un fin pinceau d'artiste.

D'une main fébrile il se remit à l'œuvre, employant toute sa délicatesse à ne pas abîmer la peinture mise à nu. Au bout d'une heure d'efforts il s'arrêta, le cœur battant. Il venait de reconnaître dans la grande tache brune, les plis d'une robe de bure et dans l'autre plus claire, le visage d'un personnage.

Il contemplait sa découverte quand, tout à coup, sa main gauche eut un geste violent. La bougie, consumée jusqu'au bout, venait de lui brûler les doigts. Brutalement sa prison retomba dans la nuit....

117

Page 118: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

CHAPITRE X

DÉJÀ, dans la matinée, il avait pressenti l'imminence d'un changement de temps. Il n'apercevait pas un seul petit coin de ciel mais à la lumière projetée sur les vieilles murailles en face, il devinait un ciel chargé et lourd. Plusieurs fois des insectes pénétrèrent dans la galerie, tournoyant comme pleins d'inquiétude. Deux hirondelles passèrent en flèche devant les étroites ouver-tures. Se rappelant un vieux dicton toscan il murmura : « Hirondelle au ras de terre, orage près du ciel !... » II devait faire très chaud dehors; les oiseaux, qui d'ordinaire pépiaient sur les ruines pierreuses, se taisaient. Vers six ou sept heures, dans la soirée, il distingua dans le lointain un bruit sourd et prolongé. Le tonnerre ou le train ?... Quand les vents étaient orientés d'un certain côté, il arrivait qu'on entendît ainsi gronder les grands express sur la ligne de la rive opposée du lac. De toute façon, tonnerre ou train, les vents étaient accrochés du mauvais côté.

118

Page 119: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

Bientôt le ciel se couvrit complètement. Plus aucun bruit de feuillage agité par le vent.

« C'est bien ça, pensa-t-il, le calme précédant l'orage. »Alors, il souhaita ardemment, si vraiment l'orage menaçait de

se déchaîner sur le lac, que celui-ci attendît la tombée de la nuit.Jamais il ne s'était senti plus courageux. Cet orage, il l'avait

même souhaité pour enfin agir. Son plan était au point. Certes il courait un grand danger, mais à quatorze ans quand on sait ce qu'on veut, rien n'effraie assez pour vous faire reculer. S'il devait manquer son coup, s'il sautait avec le campanile, au moins il n'aurait pas connu le regret.

Quand il jugea la nuit assez épaisse, il se glissa hors du souterrain. Dans le bois désert, il inspecta le ciel à travers les branches. Les nuages y avaient éteint toutes les étoiles. L'air chaud, étouffant, le fit suffoquer. Comme il cherchait à apercevoir le lac, il tressaillit, ayant cru voir dans le lointain un éclair. L'oreille tendue, il écouta en comptant les secondes. Rien. S'était-il trompé, avait-il pris pour un éclair l'éclat lumineux d'un phare d'automobile sur le lungolago... ou l'orage était-il encore si loin que le tonnerre ne parvenait pas jusque-là ?...

Il hésita. En tout cas, la période orageuse arrivait.... Un désir violent le prit de revoir sa nonna. S'il devait ne pas revenir de sa périlleuse entreprise, du moins lui aurait-il dit adieu. Bien sûr, c'était imprudent. A quoi bon s'être caché avec tant de précautions jusqu'à ce jour.... Tant pis.

Parmi les sentiers qui couraient à flanc de montagne, il suivit celui qui se haussait le plus loin du lac. La nuit était très dense. Ainsi il arriva aux abords de Solbiello. Avant d'entrer dans le village, il s'assit dans l'ombre d'un vieux mur pour écouter encore. Le village dormait profondément.

« Tout de même, se dit-il, se faire prendre au dernier moment, ce serait trop bête ! »

Mais sa maison l'attirait irrésistiblement. Comme il longeait une ruelle, il se retourna vivement se croyant suivi.

119

Page 120: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

120

Page 121: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

Un chien, le chien du vieux Fossati, lui ayant senti les talons, frétillait de la queue pour montrer sa joie de chien.

Arrivé à proximité de chez lui il redoubla de prudence. Les mariuoli surveillaient-ils sa maison jour et nuit?... Au lieu d'entrer par la façade où il aurait d'ailleurs trouvé porte close, il escalada le mur du jardinet et pénétra dans la cour. Là, il s'accroupit derrière le vieux fourneau sur lequel, autrefois, la nonna faisait bouillir sa lessive en plein air. Personne ! Pourtant quelqu'un pouvait être tapi dans la remise où on entassait le bois. Il la visita à tâtons. Rien encore. Enhardi, il traversa la courette et, s'agrippant aux saillies de la muraille, atteignit sans peine la fenêtre du débarras au premier étage. L'été, cette fenêtre n'était jamais fermée complètement pour l'aération de la pièce qui, située en plein nord, ne recevait pas le soleil. Il n'eut qu'à la pousser pour sauter dans la maison.

Une grande émotion le saisit devant la chambre de sa nonna. Dormait-elle ? Il écouta longuement, ne voulant pas l'effrayer par un réveil brutal. Un bruit de respiration lui parvint, mais qui n'avait pas la régularité d'une respiration de dormeur.

De petits craquements secs, pareils à des pétillements, lui révélèrent que sa grand-mère se retournait sur son matelas de feuilles de maïs.

« Nonna ! nonna !... »Il haussa le ton.« Nonna ! c'est moi, Livio !... »La grand-mère, un peu dure d'oreille, finit par entendre. Elle

se dressa sur son lit.« Livio ! mon Livio !...— Oui, c'est moi... surtout n'allume pas, lui dit-il vivement, on

verrait mon ombre du dehors. »Il avança à tâtons vers le lit. La main desséchée, mais encore

vigoureuse, de la vieille femme, rencontra celle de l'enfant.« Carissimo Livio ! »Elle avait pris la tête de son petit-fils dans les mains et se

penchait pour l'embrasser.

121

Page 122: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

« Ah ! Livio, que de nuits blanches je viens de passer à cause de toi !...

— Pardonne-moi, nonna.... Si tu savais....— Mais je sais, Livio !— Non, nonna, mes cartes envoyées de Suisse....— Je sais aussi le reste... c'est bien pour ça que je ne dors

plus.— Comment as-tu appris ?— Avant-hier dimanche, Silvia est venue me voir...

malgré ta défense, c'est vrai, mais la pauvrette te savait si inquiet pour moi qu'elle n'a pu résister. Elle m'a dit tout ce que tu m'avais caché....

— Oh ! nonna, je voulais seulement t'épargner des soucis.

— Je comprends, mon Livio. Avant-hier en apprenant l'aventure folle où tu t'es jeté, j'ai cru que mon pauvre cœur allait s'arrêter tout net... mais tu es là, bien vivant, tout près de moi.

— Ainsi, Silvia t'a tout conté ?— Tout, comment les bandits de Castellanza t'ont surpris

dans le campanile, ta fuite en Suisse, ta rencontre avec elle, là-haut, près de la chapelle du lac.

— Et tu me blâmes, nonna, de vouloir sauver notre campanile? »

La vieille femme soupira :« Je ne peux pas te blâmer malgré toute mon angoisse. Vois-

tu, si le soir de la fameuse nuit où tu ne devais pas rentrer tu m'avais avoué ce que tu allais faire dans l'Ile aux Fleurs, je t'aurais dit : « Livio, ne pars pas, pense à ta vieille « nonna, pense à toi:.. », mais si un jour, en m'éveillant, mes yeux n'avaient plus vu le campanile, mon cœur aurait saigné et j'aurais regretté. Non, mon petit, je ne peux pas te blâmer.

— Et si je dois encore risquer ma vie, nonna ? » Elle soupira, hésita longtemps avant de répondre.

122

Page 123: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

« Pourquoi me poser une si cruelle question, Livio, moi je suis une vieille femme qui pense qu'on doit tenir beaucoup à la vie parce qu'elle-même est près de la perdre... toi, tu es jeune, tu es en train de devenir un homme. On dit qu'il ne faut jamais essayer d'éteindre la flamme de ceux qui en ont une au cœur. Tout ce que je puis te dire, moi qui ai tant apprécié les belles choses dans la vie, c'est que si, grâce à toi, jusqu'à mon dernier jour, je puis chaque matin voir le soleil jeter son or sur le campanile, je serai fière de mon petit-fils.

— Oh ! merci, nonna, je savais bien qu'au fond de toi-même tu m'approuverais. »

Ils se turent. Tout à coup, Livio entendit un léger bruit dans le débarras voisin. Toujours dans l'obscurité, il se dirigea vers cette pièce. C'était le vent qui faisait battre la fenêtre laissée grande ouverte. Rassuré, Livio en profita pour inspecter le ciel. Les. étoiles, tout à l'heure absentes, étaient revenues piquer l'immense drap sombre de la nuit. L'orage ne serait donc pas pour aujourd'hui.

123

Page 124: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

« Si les bandits de Castellanza comptaient sur cette nuit pour leur mauvais coup, dit la grand-mère, ils auraient mieux fait, comme on dit à Florence, d'aller jouer de la guitare dans les jardins Boboli!... mais ne nous réjouissons pas trop; un orage qui part en voyage en oubliant son tonnerre, retourne vite le chercher... c'est encore un dicton du pays de Toscane. »

Assis sur une chaise basse près du lit de sa grand-mère, Livio ne put s'empêcher de lui parler de Silvia.

« Eh ! oui, dit-elle, elle m'a même fait mon ménage, la pauvre petite, comme si elle n'était pas fatiguée d'être du matin au soir, chez elle, un balai en main. Sa vie n'est pas gaie et pourtant, en m'apprenant son départ elle avait les larmes aux yeux.

— Son départ ?... il est fixé ?— A l'autre lundi, elle venait de l'apprendre quand elle est

venue. »Tant qu'aucune date n'avait été précisée, Livio avait encore

espéré. Il murmura :« L'autre lundi ! »Et, dans sa tête, il compta les jours.« Oui, fit la grand-mère, nous la regretterons, elle était si

gentille, cette petite Silvia. J'aurais beaucoup aimé avoir une petite-fille comme elle.... Mais elle reviendra peut-être, la France n'est pas l'Amérique, juste les monts à traverser.

— Oh ! fit Livio, ceux qui partent travailler en France regrettent tous leur pays et cependant bien peu reviennent. »

II se tut. Minuit sonna au clocher de Solbiello. « La nuit s'avance, nonna, il faut que je parte.

— Déjà !— Je dois faire un grand détour par la montagne.— Vraiment, tu ne pourrais rester une journée tout

entière près de moi... jusqu'à demain soir ? Je te cacherai, tu ne descendras pas de ta chambre et puisque personne ne t'a vu entrer.... D'ailleurs je suis certaine que l'orage reviendra demain. Ici, tu serais plus près.... »

124

Page 125: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

Elle savait être convaincante, la nonna. Il réfléchit. C'était si agréable de se retrouver chez lui. Et, en effet, si l'orage venait brusquement il serait près de l'île.

« Ta chambre est prête, ajouta la grand-mère, Silvia y a même mis un bouquet de fleurs comme si elle avait deviné que tu viendrais.

— Tu dis, nonna, que l'orage reviendra demain ?— Je ne suis pas dans le secret des dieux mais je le parierais

presque. La chaleur est trop forte ces jours-ci; il faut que le temps se gâte. »

II se décida à rester. Oh ! l'agréable émotion en se glissant entre les draps propres et frais ! Pendant un moment, il se crut revenu deux mois en arrière au temps où le campanile n'était pas en danger et où le départ de Silvia apparaissait seulement comme une menace vague, lointaine.... Et cependant, jamais le danger n'avait été plus proche.

Il savoura longuement son plaisir avant de s'endormir, mais dès que le sommeil l'eut pris, il rêva que des bandits cernaient la maison et attendaient son réveil pour le massacrer.

Quand il ouvrit les yeux, la chambre était tapissée d'une infinité de zébrures blondes et bleues, le soleil filtrait à travers les persiennes. Il se leva d'un bond, courut à la fenêtre. Au moment de pousser les volets, son bras s'arrêta. Non, il ne fallait pas. Alors il se contenta de regarder entre les fentes. Le campanile était toujours là, flamboyant dans la lumière matinale, plus glorieux que jamais.

La grand-mère, déjà levée, s'occupait dans la cuisine, se déplaçant lentement sur ses cannes.

« Caro Livio, tu as bien fait de dormir tout ton soûl. Ton petit déjeuner est prêt. Ne descends pas, je te l'apporterai; c'est une chance, en ce moment mes rhumatismes ne sont pas trop méchants, j'arrive à 'monter les escaliers sans trop de peine.

— Comment est le temps, nonna, à travers les persiennes je ne vois pas le ciel ?

— Dio mio ! le ciel a la clarté des eaux de l'Arno et l'air est

125

Page 126: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

plus léger que la chevelure d'un ange de Raphaël... mais ne nous y fions pas.... »

Dans l'après-midi, la grand-mère grimpa péniblement l'escalier pour venir bavarder avec son petit-fils.

« Nonna, demanda-t-il, cette galerie où je me cache là-bas, savais-tu qu'elle existait ?

— Je ne connais pas assez Castellanza, je suppose qu'elle faisait partie de l'ancien château.

— Et sur ce château, tu connais quelque chose ?— J'ai entendu dire qu'il date de la splendeur de l'illustre

famille des Visconti. Presque toutes les grandes familles avaient leurs châteaux au bord de notre lac. Il fut détruit au xvic

siècle par un éboulement de la montagne. On ne l'a jamais rebâti. On dit aussi qu'à plusieurs reprises des troupes autrichiennes se sont cachées dans les ruines, quand elles occupaient la Lombardie.... Mais pourquoi ces questions?...

— Figure-toi qu'un soir, en m'éclairant avec une bougie apportée par Silvia, j'ai examiné ma prison. En grattant la couche de chaux avec la pointe de mon couteau, j'ai découvert des lambeaux de fresques.

— De fresques ! tu es sûr ?— Absolument, nonna, j'ai même reconnu la robe et le visage

d'un moine.... Malheureusement je n'ai pu poursuivre mon travail, la bougie s'étant éteinte, mais ce sont bien des fresques. »

La grand-mère réfléchit.« Les Visconti étaient de grands amateurs d'art. Leur richesse

leur permettait de faire décorer leurs palais par les plus réputés artistes de l'époque. Sais-tu, Livio, que ta découverte est peut-être simplement fabuleuse !... »

En dépit des années, la vieille femme avait conservé une jeunesse d'esprit étonnante. Elle était capable de s'enthousiasmer comme un enfant.

« Fabuleuse! extraordinaire, Livio.... Dommage que tu

126

Page 127: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

127

Page 128: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

n'aies pu savoir de qui sont ces fresques ! tu n'as aucune idée?...

— Oh! nonna, je suis moins savant que toi,... mais je reprendrai mon travail.... »

Au même moment, on entendit frapper en bas, à la porte.« Reste ici, Livio, je vais voir. »Difficilement, s'aidant à la fois d'une canne et de la rampe, la

grand-mère descendit pour aller ouvrir. C'était simplement un petit voisin venu demander si elle n'avait besoin de rien. Livio se sentit malheureux d'être obligé de laisser faire par d'autres son travail habituel. Tandis que sa grand-mère était en bas, il s'approcha des persiennes toujours fermées et comprit que le temps, si clair le matin, s'était voilé comme la veille à l'a même heure.

« Oui, dit la nonna en remontant, le temps se gâte et même rapidement. Mon pauvre petit, je crains bien que l'orage ne soit pour ce soir. »

Dès lors il ne pensa plus qu'au campanile. Vers la fin de l'après-midi, le ciel se mit à charrier de lourds nuages cotonneux et pesants comme des ballots de chiffons sales. L'air redevint immobile, irrespirable. La vieille femme, si volubile tout à l'heure, sentit l'angoisse la saisir et à plusieurs reprises laissa échapper :

« Livio, j'ai peur,... j'ai peur pour toi.— Si c'est cette nuit que doit se jouer le sort du campanile,

nonna, je te promets d'être prudent. »Ayant entrouvert légèrement les volets, il scruta l'horizon.

C'était toujours dans le même creux de la montagne, là-bas, vers la grande chaîne que se formaient les orages avant de glisser vers le lac. Il pensa à Paôlo. Etre si près et ne pouvoir le retrouver.

« Eh ! oui, fit ]a nonna, il paraît que ce n'est pas très grave, mais il lui est impossible de marcher; il reste toute la journée étendu sur une chaise longue. »

Cependant, le ciel s'assombrit encore. On aurait dit la 'tombée de la nuit. Le nez contre les volets, Livio reçut dans

128

Page 129: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

les yeux la lueur d'un éclair. Cette fois, impossible de s'y tromper, ce n'était pas l'éclat d'un phare d'auto.

« Nonna, il faut que je parte. Les mariuoli ont certainement moins attendu que moi. A cette heure ils sont à pied d'œuvre.

— En plein jour ! c'est de la folie !...— L'orage arrive !— Et pour traverser le lac, puisque ta barque a

disparu ?...— Je prendrai celle de Paôlo.— Livio, je t'en supplie, attends encore, dans une heure la

nuit sera là.— Dans une heure il sera trop tard.— Je ne te l'avais pas dit pour ne pas t'effrayer mais une nuit,

malgré mon oreille dure, j'ai entendu du bruit dans la cour et j'ai vu une ombre; on te surveille; c'est un miracle qu'hier soir tu aies pu venir jusqu'ici. Et tu penses bien que ce soir.... »

Livio hésita, réfléchit.« Nonna, donne-moi une vieille jupe, un châle, ton plus grand

châle, celui que tu mettais quand tu faisais encore tes commissions....

— Dio mio ! pour quoi faire ?— Me déguiser. Je suis plus grand que toi mais je me

courberai. Avec un cabas et un bâton à la main, on croira que c'est toi. Vite, nonna, où sont ces vêtements ?

— Tu trouveras tout ça dans le placard de ma chambre. » II fallait faire vite. L'air toujours immobile mais de plus

en plus lourd ne trompait pas. L'orage pouvait éclater d'un moment à l'autre. Dans la penderie, Livio trouva ce qu'il voulait. Par surcroît, il se mit sur le nez une vieille paire de lunettes.

« Caro Livio, soupira la vieille femme, je ne vais cesser de prier pour toi. »

Avant de sortir, il jeta un coup d'œil par la fenêtre de la cuisine. Dans la rue, en face, deux hommes qu'il ne

129

Page 130: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

connaissait pas et qui n'étaient sûrement pas de Solbiello marchaient lentement sur le trottoir en discutant. Il remarqua que par instants, à l'a dérobée, l'un ou l'autre jetait un bref regard du côté de la maison.

« Tant pis ! » dit-il.Il embrassa sa nonna et sortit. Sur le pas de la porte il se

retourna comme pour fermer celle-ci à clef, fit semblant de mettre la clef dans son cabas, examina le ciel comme le font d'ordinaire les vieilles gens avant de s'aventurer dehors puis, lentement, d'un pas traînant, se dirigea vers le village. Pas une seule fois il n'avait tourné la tête vers les deux inconnus mais il avait senti leur regard peser sur lui. Avaient-ils eu un doute ? Peu importe. Il était maintenant hors de leur vue.

130

Page 131: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

CHAPITRE XI

LE LONG du quai les barques sont là, parfaitement immobiles sur le lac aussi sombre que le ciel de plomb. Sans doute peut-on se demander ce que cette vieille femme vient faire le long du lac alors que le temps se montre si menaçant.... Allongeant le pas malgré lui, il cherche à reconnaître les barques. Où est donc celle de Paôlo ? D'ordinaire, il l'attachait à cet anneau. L'anneau est libre. Aurait-on aussi volé sa barque?... Pris d'une vive inquiétude il jette un rapide coup d'œil vers le large. Le lac un instant plus tôt si calme se ride maintenant d'une infinité de vaguelettes. Le vent ! le vent qui se lève!...

Sans hésiter, il saute dans une barque, la première venue, et repousse la rive d'un vigoureux coup de jarret qui n'est pas celui d'une grand-mère. Il se jette sur les avirons. « Holà ! ma barque !...» Le père Antonio, le plus vieux des passeurs de Solbiello,

131

Page 132: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

crie au voleur, gesticule. Trop tard ! sa barque est déjà à deux cents brasses du rivage. Malgré le vent qui croît en force, Livio ne pique pas droit sur l'île, car la nuit n'est pas encore tout à fait tombée. Pour ne pas être vu il amorce un large crochet vers le nord. Ses oripeaux de vieille femme le gênent pour ramer. Quand il se juge assez éloigné du rivage il s'en débarrasse prestement.

Les nuages se sont encore abaissés; ils roulent sur le lac, s'entassent le long de la montagne en masses sinistres. Au loin jaillissent de brefs éclairs. Ce ne sont plus des rides que le vent creuse maintenant sur le lac mais de vraies vagues de plus en plus aiguës, dont l'a crête se blanchit de dangereux moutons. La barque commence à danser étrangement. Difficile à diriger à cause de son fond presque plat, elle bondit en tous sens. Energique, Livio réussit chaque fois à la remettre sur la bonne route.

Mais le vent, jusqu'alors, s'est simplement amusé. D'un seul coup il déchaîne ses forces prodigieuses et rabote sauvagement les eaux sombres. Livio pâlit. Il connaît ces colères subites de son lac. Plusieurs passeurs ne les ont-ils pas, naguère, payées de leur vie ? Il se retourne pour apercevoir l'île. Un bon demi-kilomètre l'en sépare encore; pour l'atteindre il devra lutter de front contre le vent.

De toutes ses forces il tire sur les avirons. On dirait qu'une grosse pierre attachée à l'arrière de la barque l'empêche d'avancer. Ah ! si Paôlo était là; à deux ils lutteraient plus facilement.

Très vite il se rend compte qu'en continuant d'attaquer les vagues de front il ne réussira pas à atteindre le rivage. Il devra louvoyer. Le temps passe, les éclairs se succèdent, de plus en plus rapprochés, mais heureusement encore assez éloignés. Le bruit sourd des grondements domine celui des vagues.

Et le vent redouble. Par moments la barque se dresse presque à la verticale, les avirons battent le vide, Livio manque

132

Page 133: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

de perdre l'équilibre. Est-ce les nuages qui s'épaississent encore ou la nuit qui

descend ? Tout s'estompe dans la même grisaille. « Paôlo ! Paôlo ! pourquoi ne sommes-nous pas ensemble!... » Il doit s'arrêter pour reprendre haleine, mais alors la barque, livrée à elle-même, devient folle. A chacune de ces brèves pauses, Livio se retourne vers le campanile. Il a le sentiment de rester sur place.

« Encore un effort, Livio, tu dois arriver à temps. »La sueur ruisselle sur son visage. Il enlève son chandail, sa

chemise, pour ne garder que son short. Ses jeunes muscles ont besoin de toute leur force pour empêcher la barque de chavirer. Ceux qui ont toujours navigué sur la mer sourient quand on leur parle des colères d'un lac. Elles sont pourtant terribles et sournoises, ces colères subites.

Enfin l'île semble approcher. Livio redouble d'efforts. A droite dans la grisaille, il reconnaît le rocher des oiseaux, cerné par l'écume. Courage, courage, Livio !...

Le rivage de l'île s'estompe dans la nuit, mais il est là tout près. Oh ! si le vent voulait bien refermer ses outres pendant quelques minutes ! On dirait qu'il a juré de tout détruire sur son passage. D'un seul coup, la barque se cabre comme une cavale effrayée par un obstacle imprévu. L'espace d'une seconde, elle reste suspendue presque à la verticale. Surpris, le petit passeur lâche un aviron pour se cramponner au bord de l'embarcation. Privé d'une rame, le frêle esquif n'est plus qu'un fétu à la merci des assauts répétés des vagues. Désespérément, Livio 'tente de redresser quand même la barque avec l'unique aviron qui lui reste. Peut-être qu'en manœuvrant à la godille... mais pour godiller il faut se tenir debout. Une nouvelle embardée le fait chanceler. Ses mains cherchent dans le vide un insaisissable appui. Il bascule. L'eau noire le happe. Il se sent glisser sous la nappe mouvante. Dieu merci, Livio est un bon nageur, d'une détente brutale il remonte à la surface. La barque !... Où est la barque ?... Libérée de son fardeau, tel un cheval qui vient de désarçonner son cavalier, elle caracole sur les flots en s'éloignant, poussée par le vent. Inutile de chercher à la rejoindre.

133

Page 134: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

Plus qu'une chance pour Livio, essayer de gagner l'île à la nage. Par temps serein, ce serait un jeu. Ce soir, tout s'acharne contre lui, les vagues, le vent contraire, l'obscurité grandissante. Heureusement, débarrassé de ses vêtements, n'ayant que son short, guère plus encombrant qu'un caleçon de bain, il garde la liberté de ses mouvements. De toute sa jeune vigueur il nage vers l'île, sous un ciel de plus en plus noir sillonné d'éclairs. Chaque fois qu'une vague le hisse à son sommet, il jette un regard en avant. L'île n'est plus qu'une informe tache sombre. Impossible d'apprécier la dis-tance : cinquante brasses... ou cinq cents ?... Fatigué par les efforts précédents, sans cesse bousculé par les paquets d'eau, aveuglé par les gifles des vagues, il faiblit. A plusieurs reprises, il doit se laisser ballotter sur le dos afin de se ressaisir. L'île ! où est l'île ?...

Il voudrait crier, appeler au secours; entendrait-on sa voix dispersée par le vent... et qui l'entendrait?... les mariuoli ?... Courage, Livio ! lutte de toutes tes forces.

Dans un combat inégal, il reprend la lutte contre la

134

Page 135: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

tempête, contre la nuit, liguées contre lui. L'eau, d'ordinaire si pure, si claire, est devenue plus fangeuse que les flots de l'Adda quand, à la fonte des neiges, il arrache la terre de ses rives.

Par deux fois, il se laisse volontairement couler pour essayer de toucher le fond. Ses pieds ne rencontrent rien de solide. Le rivage est plus loin qu'il ne le suppose. Courage, Livio, lutte encore, lutte toujours !...

La fatigue brouille sa vue. Où est l'île.... Est-ce cette tache qui danse devant lui ?... tout à l'heure, elle était à droite, la voici à gauche... non, de nouveau à droite. Devient-il fou ? Il se croit pris de vertige quand, tout à coup, dans la nuit, il entend un appel.

« Livio ! Ohé ! Livio !... »L'île qui parle ! Oui, c'est bien lui qui devient fou.« Ohé ! Livio !... »D'un dernier coup de reins il tente de se redresser. Ce qu'il a

pris pour l'île est une barque, à quelques mètres, cabriolant comme chèvre sauvage.

« Tiens bon, j'arrive, c'est moi, Paôlo!... »

135

Page 136: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

Paôlo ! non, c'est le vertige. Et pourtant une barque est bien là, devant lui.

« Tiens bon, Livio, tâche de saisir cette corde !... »Ses mains essaient d'attraper le filin qui, par deux fois, passe

près de lui. Il le manque. Au troisième essai enfin, la corde l'effleure. Sauvé !...

Epuisé, il se laisse haler comme un poisson qui a longtemps résisté et abandonne la lutte.

« Paôlo ! c'est donc bien toi ?... »Paôlo n'a pas le temps de répondre. Il a toutes les peines du

monde à lutter contre le lac déchaîné.« Ne cherche pas à monter à bord, Livio, laisse-toi

remorquer!»Livio obéit. D'ailleurs, aurait-il la force de se hisser dans la

barque ? Paôlo est sans doute moins souple que son camarade mais il le dépasse en robustesse. Après un quart d'heure

d'efforts prodigieux, il atteint le rivage de l'île. Exténué, Livio s'étend de tout son long sur la berge. « L'orage! il arrive!...

136

Page 137: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

— Pas encore, Livio, pour l'instant, le vent l'a détourné... il peut revenir.

— Paôlo, j'étais à bout, sans toi je me noyais... mais je ne comprends pas; toi ici?... En reconnaissant ta voix, j'ai cru rêver... et je ne suis pas certain encore maintenant.... »

La respiration courte, Livio hache ses phrases; Paôlo, penché sur lui, le frictionne de son mieux. Par chance, ils se trouvent dans l'endroit de l'île le plus désert et la nuit est si sombre....

« Paôlo, explique-moi vite, je ne comprends pas.... Comment es-tu venu ?

— Per Bacco ! avec ma barque !— Mais ta blessure ?— Peu de chose, une bonne foulure... mais les mariuoli se

doutaient que j'étais au courant de leurs machinations. J'avais l'impression qu'ils surveillaient ma maison. J'ai laissé croire dans Solbiello que je m'étais cassé la jambe. J'ai pu

venir tranquillement dans l'île avant que l'orage éclate.— Et comment m'as-tu reconnu ?— J'avais le pressentiment que tu te cachais quelque part et

que, si tu le pouvais, tu viendrais. Quand j'ai vu cette barque j'ai pensé à toi. Tout de suite j'ai eu la certitude, tu as une façon bien à toi de te pencher sur les avirons.

— Paôlo, tu es formidable !— Comment te sens-tu ?— Mieux.— Tu trembles !— C'est la réaction, j'ai tellement lutté-tout à l'heure.— Prends ce tricot.— Et toi ?— J'ai ma veste, ça me suffit. »Livio se redresse et endosse le tricot. Au même moment, le

ciel s'illumine d'un immense éclair. Instinctivement ils comptent : une, deux, trois.... Un roulement formidable ébranle la nuit.

« L'orage revient, Paôlo, allons vite.

137

Page 138: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

— Tu te sens capable ?...— Il faut sauver le campanile, Paôlo ! »Ils doivent traverser toute l'île à travers les vieilles ruelles plus

sombres que des galeries de mine. Comme ils longent le mur de l'ancien couvent, les larges gouttes d'une pluie tiède claquent soudain sur les feuilles des figuiers sauvages.

« L'orage arrive sur nous ! »L'air, implacablement lourd, est imprégné d'une odeur de

soufre. Mal remis de son effort surhumain, Livio halète.« Attention ! à droite, j'ai cru voir deux ombres !... »Des mariuoli, sans doute. D'autres doivent se tenir à proximité

du campanile, prêts à mettre le feu à la mèche qui déclenchera l'explosion au moment précis où l'orage passera sur l'île.

« Paôlo, je sais où est le trou par où doit passer le cordon. Glissons-nous entre la chapelle et le campanile.

— Et s'ils y étaient ?— Peu probable; ils doivent se tenir à bonne distance. » Les

éclairs se succèdent maintenant brefs et saccadés.La pluie s'accentue. Les deux enfants, redoublant de

précautions, avancent dans les broussailles, guettant les bruits.« Par ici, Paôlo ! »Ils atteignent l'espèce de couloir qui longe le campanile. La

tour est là qui les domine de ses quarante-sept mètres. S'ils manquent leur coup, des milliers de tonnes de pierre s'abattront sur eux. Un éclair plus fulgurant encore que les précédents inonde le ciel d'une lumière étincelante. Une seconde !... Et le tonnerre déchire les nuées. Encore quelques instants et l'orage passera sur la tour.

A tâtons, les enfants rampent sur le sol maintenant trempé. A voix basse, Paôlo demande :

« Où est le trou ?— Il devrait être là, un peu plus à ta droite.— Je ne vois rien.

138

Page 139: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

— Pourtant, je suis certain.— Au dernier moment, ils ont peut-être changé leur plan?— Impossible; ils ont eu trop de mal à percer la

muraille. »Le cœur angoissé ils cherchent, se tenant sur leurs gardes,

prêts à fuir dans les broussailles.« La mèche, où est la mèche?...— Cherchons encore. »De précieuses secondes s'écoulent. L'angoisse devient terrible.« Ils ont peut-être prévu la pluie et fait passer le cordon à

l'abri.— Il aurait été trop long... tu penses qu'ils ont employé une

mèche qui flambe même à l'humidité. »Soudain Livio sent quelque chose sous son genou, une sorte

de câble de la grosseur d'un doigt.

« Vite, Paôlo, ta hachette!... »Paôlo, qui cherchait un peu plus loin, l'a rejoint d'un bond. Sa

main tremble mais ne manque pas de précision. Le cordon résiste; la hachette le mâche sans le couper. Livio sort vivement le couteau que sa baignade forcée n'a pas enlevé de sa poche. Le cordon cède.

« Vite, arrachons maintenant le bout qui sort du campanile. Il ne faut pas qu'ils aient le temps de refaire leur installation si l'orage se prolonge. »

De toutes leurs forces, ils tirent. Au même instant, un éclair formidable coupe le ciel en deux au-dessus du campanile, suivi immédiatement d'un déchirement effroyable. Les deux enfants sont restés pétrifiés, croyant voir le campanile s'abattre. En se retournant pour voir si Paôlo est toujours là, près de lui, Livio aperçoit à terre une traînée de feu. Le cordon !... Mais la traînée s'arrête net. Le campanile ne sautera pas...

Il ne sautera pas, mais les mariuoli vont accourir et ils n'ont pas encore réussi à arracher le bout de mèche qui pend de la

139

Page 140: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

muraille. Avant de se sauver ils vont tenter encore une fois, en hâte, de le couper quand une voix, derrière eux, dit :

« Vite, vite, sauvez-vous !... »Les deux enfants se retournent. Dans la nuit trop épaisse, ils

ne distinguent qu'une forme vague.« Vite, sauvez-vous, ils vont arriver!... »Avant de s'évanouir dans l'obscurité, la voix ajoute :« Je vous rejoins près de la Pierre aux Chèvres. »Les deux enfants sont restés un instant pétrifiés, mais un

instant seulement. Ils s'enfuient à travers les jardins du couvent sous une avalanche d'éclairs plus violents les uns que les autres et sous une pluie diluvienne. A bout de nerfs, Livio s'arrête plusieurs fois.

« Paôlo, aide-moi !— Tu te sens mal ?— J'ai les jambes coupées; les forces me manquent. On

dirait que mon cœur va sauter hors de la poitrine. » Ils parviennent tout de même jusqu'à la Pierre aux

Chèvres, tout près de l'endroit où Paôlo a amarré sa barque.Livio se laisse tomber à terre.« Non, pas là, Livio, mets-toi à l'abri sous la pierre. » La

Pierre aux Chèvres est une sorte de gros rocher formant caverne où, dit-on, autrefois les chèvres venaient d'elles-mêmes se réfugier par mauvais temps. Pendant leur fuite les deux camarades n'ont échangé aucune parole. Sitôt étendu Livio s'inquiète :

« Paôlo, cet homme qui nous a crié de fuir?...— Je ne comprends pas; fait-il partie de la bande ?...— Probablement.— Voulait-il nous sauver d'un danger... ou nous tendre un

piège ?— Quel piège ? Il aurait aussi bien pu nous prendre sur place,

il était plus sûr de nous avoir. »Plus ils cherchent, moins ils comprennent. Il y a là un mystère

qui leur fait presque oublier leur joie d'avoir sauvé le campanile.

140

Page 141: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

Etendu sous la grosse roche, Livio respire à grands coups, ne parvenant pas à retrouver un rythme régulier. Paôlo lui prend la main :

« Tu es brûlant.— Ne t'inquiète pas. »Cependant, l'orage s'est éloigné de l'île; il rôde maintenant du

côté de Castellanza. Les deux camarades sont partagés entre le désir d'attendre l'homme mystérieux et celui de quitter l'île au plus tôt. A chaque instant ils croient entendre résonner des pas derrière la roche.

« Paôlo, nous ferions mieux de partir.— Tu t'en sens le courage ?— Il faut partir, ne pas tomber dans ce piège qu'on nous

tend,»II se soulève, essaie de se dresser sur les jambes. Il doit

s'appuyer au bras de son camarade.« Dans la barque, ça ira mieux. Profitons de ce que le lac n'est

pas trop dur en ce moment. »Le vent a faibli mais la pluie tombe toujours dru. Ils

parviennent jusqu'à l'anse minuscule où la barque attend. On la distingue à peine tant la nuit reste compacte.

141

Page 142: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

« Non, Livio, ne prends pas cet aviron, étends-toi à l'arrière, je me charge de te ramener à bon port. »

Livio insiste mais seulement pour épargner un peu d'effort à Paôlo, car il se sent très mal à l'aise.

« Ne te tracasse pas, Livio, dans ce sens le vent est pour nous.»

Ils s'enfoncent dans la nuit sur l'immense nappe sombre. A demi couché sur le banc arrière Livio sent sa tête chavirer. Il tâte son pouls qui bat très vite. Tandis que Paôlo tire rageusement sur les rames, il répète :

« Paôlo, nous l'avons sauvé !... sauvé !... »La nuit est dense; inutile de prendre les chemins détournés.

Paôlo pique droit sur Solbiello, guidé par les quelques lueurs de la rive. Il se contente, au lieu d'aborder le long du quai, de pousser sa barque un 'peu plus loin, dans les roseaux.

« Où sommes-nous ? demande Livio, comme au sortir d'un rêve.

— Chez nous, à Solbiello.— A Solbiello?... » Paôlo l'aide à descendre.« Tu frissonnes, la fièvre sans doute. Passe ton bras autour de

mon cou et laisse-toi conduire.— Conduire où ?...— Chez toi !— Non, il ne faut pas. Je dois me cacher là-bas, dans le

souterrain de Castellanza.— Tu ne peux pas, Livio, tu es malade... et c'est trop loin.— Alors, laisse-moi dans ces roseaux. »La fièvre le fait déraisonner. Paôlo le convainc qu'aucune

autre solution n'est possible. Le village est absolument désert. Qui oserait sortir par une pluie pareille ? La grand-mère de Livio ne dort pas, toutes lumières éteintes elle attend, dans la cuisine, assise sur son fauteuil.

« Dio mio ! » s'écrie-t-elle en voyant son petit-fils entrer le visage défait.

142

Page 143: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

« Rassurez-vous, dit tout de suite Paôlo, rien de grave, un coup de froid sans doute, il a pris un bain forcé. »

II aide le petit passeur à monter dans sa chambre.« L'homme, murmure Livio en se déshabillant, l'homme, que

nous veut-il ?... Il va venir nous prendre; sauve-toi, sauve-toi, Paôlo.... Nonna, si quelqu'un vient frapper n'ouvre pas.... »

Entre les draps il grelotte, serre les mâchoires pour ne pas claquer des dents. La pauvre nonna qui ne comprend pas ne sait que faire.

« Le médecin ! Paôlo, veux-tu aller chercher le médecin ? »Livio se redresse pour protester.« Non, surtout pas le médecin. Personne ne doit savoir que je

suis là; d'abord, ce n'est rien, demain je serai guéri.... Je voudrais seulement boire quelque chose de chaud, de très chaud.... Paôlo, je t'en supplie, ne reste pas là; rentre vite chez toi.... »

Resté seul avec sa nonna, il essaie d'expliquer par phrases entrecoupées de longs arrêts.

« L'homme, répète-t-il sans cesse, que nous voulait-il ?... Se traînant sur ses béquilles la grand-mère lui prépare dans la

cuisine un grand bol de tisane dans laquelle elle verse deux cuillerées de rhum.

« Livio caro, tu es brûlant, tu ne vas pas rester ainsi; je peux me traîner jusque chez la voisine; elle ira chercher le docteur.... »

Nouvelle protestation du petit passeur. Alors, la pauvre femme se résigne à attendre, à passer la nuit près de son petit-fils qui, mi-conscient, mi-égaré, répète :

«= Nous avons sauvé le campanile... sauvé... mais l'homme, que nous veut-il ?... »

143

Page 144: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

144

Page 145: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

CHAPITRE XII

DANS son lit, Livio avait somnolé durant de longues heures. A chaque réveil il avait réclamé à boire. Les tisanes chaudes l'avaient fait abondamment transpirer. A cause de cette transpiration la fièvre paraissait baisser.

« Tâte mon pouls, nonna, il bat moins vite ! » A présent, la nuit arrivait, il se sentait mieux. Il ne tressaillerait plus si on frappait à la porte, car personne ne viendrait chez lui. Il aurait toute une longue nuit pour achever de se remettre. Quand dix heures sonnèrent au clocher du village il dit à sa grand-mère : « Nonna, tu peux aller te coucher.

— Si tu as besoin de quelque chose ?— Je t'appellerai, nonna... mais je n'aurai besoin de rien. »Cahin-caha, la grand-mère quitta la chambre après avoir

déposé un baiser sur son front.

Resté seul, Livio ne s'endormit pas. Il pensa qu'un jour plus tôt, à la même heure, il livrait aux vagues un terrible assaut. Il revécut l'une après l'autre les tragiques minutes qui avaient suivi. Et toujours la même question se posait à son esprit : l'homme ? Cela devenait une obsession. Toute la journée, il l'avait attendu comme si l'inconnu devait venir le prendre chez lui.

Dehors, malgré la nuit, des gens bavardaient encore. Après ce "violent orage le temps s'était nettoyé; il faisait presque beau; les habitants du village prolongeaient leur petite promenade du soir au bord du lac. Enfin, les bruits diminuèrent.

« Si je pouvais passer une bonne nuit », se dit Livio. Il entendit pourtant sonner onze heures, puis onze heures et demie, puis minuit. Tout dormait maintenant. Tout à coup, comme il

145

Page 146: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

allongeait le bras pour prendre le verre d'eau fraîche sur la table de nuit, il resta en suspens : en bas, quelqu'un venait de frapper !... Il se dressa sur les coudes, retint sa respiration. Trois nouveaux coups, frappés légèrement, retentirent. Sur le moment, il pensa à Paôlo. Non; Paôlo aurait lancé comme d'habitude de petits cailloux dans les volets. Alors ?...

Il attendit encore, espérant que l'inconnu n'insisterait pas. Au bout d'un moment, on frappa de nouveau, un peu plus fort cette fois. Le bruit venait de la porte donnant sur la courette. La nonna n'avait rien entendu. Il tenta de se lever mais repris par un vertige il chancela et, dans l'obscurité, voulant se tenir au montant du lit, accrocha le bord de la table de nuit d'où le verre tomba.

Alertée par ce bruit, la grand-mère se leva et entra affolée dans la chambre.

« Dio mio ! que t'arrive-t-il, mon Livio ?... tu te sens plus malade ?

— Nonna, en bas, à la porte de la cour, il y a quelqu'un.— Tu as dû faire un mauvais cauchemar. A pareille heure,

qui veux-tu ?...— Nonna, quelqu'un a frappé plusieurs fois, j'en suis sûr... et

il est encore derrière la porte.— Que faut-il faire ?— Descends dans la cuisine; demande qui est là... mais

surtout n'ouvre pas; ne dis pas que je suis ici.— Santa Madonna ! gémit la pauvre femme, quelqu'un à

pareille heure ! » Pour elle-même, à voix basse, elle ajouta :« Est-ce qu'il ne délire pas ? »Elle jeta un châle sur ses épaules et, au risque de rompre ses

vieux os, s'engagea dans l'escalier obscur.« Qui est là ? demanda-t-elle d'une voix tremblante, qui est

là ?... »

146

Page 147: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

Un dialogue s'engagea à travers la porte. L'oreille tendue, Livio ne pouvait entendre que les paroles de la nonna.

« Non, je suis seule... je vous assure, mon petit-fils n'est pas ici,... il est en Suisse, oui, en Suisse.... Un ami ? vous vous dites un ami ?... Alors donnez-moi votre nom.... Si c'est une commission je pourrais la lui faire à son retour.... C'est urgent?... Non, n'insistez pas. Je n'ai jamais ouvert à personne la nuit.... »

L'homme insistait pourtant. Le ton de refus de la grand-mère devint moins assuré. Livio eut envie de crier : « Surtout n'ouvre pas. » Trop tard ! Le verrou venait d'être tiré. L'homme entra; la grand-mère poussa une exclamation de surprise plutôt que d'effroi. Il l'entendit dire à l'inconnu :

« II est en haut dans sa chambre, le pauvre petit. »Des pas pesants grimpèrent l'escalier, faisant craquer les

marches. Le premier mouvement de Livio, un mouvement puéril encore, bien de son âge, fut de se cacher sous les couvertures. Non, il ne se cacherait pas. Etendant le bras, il tourna le bouton de la lumière. Un homme de haute stature, large d'épaules, s'encadra dans la porte. Un cri jaillit des lèvres de Livio :

« Vittorio !... »

C'était lui, le frère de Silvia. Il s'était arrêté à l'entrée de la chambre.

« Que me voulez-vous ? demanda Livio le cœur battant... Vous venez me chercher ?... »

Vittorio secoua la tête.« Vous surveilliez la maison, n'est-ce pas ? » reprit Livio,

sentant monter en lui la haine.Le frère de Silvia secoua la tête.« Non, Livio, je viens en ami. »Livio eut un rire ironique.« En ami ?... Oh ! comment pouvez-vous dire ?...

147

Page 148: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

— Tu as beaucoup d'amitié pour ma petite sœur Silvia, je le sais. Me crois-tu si différent d'elle ? »

A ce nom de Silvia, le petit passeur se calma un peu.« Vous êtes le frère de Silvia, cela ne vous empêche pas de

faire partie de la bande des gens de Castellanza qui ont voulu faire sauter le campanile ! »

Vittorio était resté à distance. Lentement il s'approchadu lit.« Calme-toi, Livio, laisse-moi venir près de toi. Pourquoi ne

m'as-tu pas attendu, hier dans la nuit, à la Pierre aux Chèvres ?— A la... la Pierre aux Chèvres.... C'était vous...

vous ?... »L'émotion le paralysait. Il sentit sa respiration coupée comme

à l'instant où les eaux du lac l'avaient happé.« Ainsi l'homme... c'était vous ?— Tu n'as peut-être pas reconnu ma voix, dans le

tumulte de l'orage; pourtant c'était moi.... Je n'ai pu vous rejoindre aussi tôt que je voulais. Quand je suis arrivé à la roche, j'ai aperçu vaguement la barque qui s'enfonçait dans la nuit.... »

Dressé sur ses coudes, Livio sentait ses oreilles bourdonner.« Oui, Livio, reprit la voix de Vittorio, cette voix grave un peu

voilée qui avait trahi le frère de Silvia, je suis ton

ami.... J'ai beaucoup de choses à te dire, mais avant je voudrais que tu reprennes un peu de calme, que tu me prennes la main que je te tends. »

Livio regarda la main qui s'approchait. Un instant il hésita, puis il tendit la sienne.

« Alors laisse-moi m'asseoir sur le pied de ton lit. N'es-tu pas trop fatigué pour m'écouter ?»

Le petit passeur secoua la tête. Vittorio, ce grand gars de vingt-cinq ans, d'ordinaire si taciturne, se mit à parler.

« Tu sais, Livio, comme notre village de Castellanza est devenu malheureux depuis l'incendie de Santa Francesca. Ne sois pas trop dur envers ceux qui ont, un jour, décidé de détruire le

148

Page 149: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

campanile. C'est la misère plutôt que la méchanceté qui les a poussés. Et la misère est mauvaise conseillère.

Tu sais combien nous sommes nombreux dans ma famille. Depuis des mois et des mois il rentre trop peu d'argent pour nous nourrir tous. Giaccomo et Silvia vont s'expatrier... pas de gaieté de cœur, tu peux le croire. Quand j'ai entendu murmurer que des hommes du village caressaient ce mauvais projet, espérant que Castellanza retrouverait un peu de sa prospérité d'autrefois je me suis laissé séduire. La veille, mon père avait décidé d'envoyer ma sœur et Giaccomo en France. Quand un des hommes de la bande est venu me demander si je voulais me joindre à eux, j'ai accepté. J'étais dans la cave de la maison écroulée de l'Ile aux Fleurs quand tu as surpris notre première réunion.

149

Page 150: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

« Oui, je demande pardon aux gens de Solbiello, j'ai eu cet égarement. Je n'ai pas tardé à le regretter. J'ai vite compris que la misère est une mauvaise excuse. Et moi aussi j'admirais votre campanile. Hélas ! on ne peut plus retirer son doigt quand: il est pris dans l'engrenage. Me retirer de la bande c'était passer pour un traître. Si par hasard le projet s'éventait on m'accuserait. J'aurais eu tout à craindre de ces gens que la misère rendait méchants.... Tu me comprends, n'est-ce pas, Livio ? »

L'enfant approuva de la 'tête.« Je suis donc resté avec eux, mais je décidai de tout mettre en

œuvre pour faire échouer leur plan. »Livio le regarda.« Pourtant vous étiez bien dans la tour, la fameuse nuit où j'ai

été surpris, et vous creusiez le trou de mine comme les autres.— Je devais donner le change.— C'est vous qui m'avez découvert dans ma cachette. Vous

saviez que j'étais là.— Je ne savais rien, je te le jure.— Pourtant vous êtes directement venu à l'endroit précis où

je me trouvais.— J'avais caché un outil sur le rebord, je venais le reprendre.

— Quand vous m'avez aperçu vous auriez pu vous taire.— Sur le coup je ne t'ai pas reconnu; une exclamation de

surprise m'a échappé. Les autres ont aussitôt accouru. »Livio soupira. S'il posait maintenant toutes ces questions,

c'était moins pour chercher des raisons d'accuser Vittorio que pour se débarrasser de ses propres doutes qui subsistaient encore.

« Et qui a décidé de me faire passer la frontière ?— La bande s'attendait si peu à être surprise dans le

campanile qu'elle n'avait rien prévu. Elle ne savait que faire de toi, tu l'as peut-être, compris cette nuit-là. Il fallait pourtant te mettre dans l'impossibilité de nuire. Personne n'était d'accord. L'un

150

Page 151: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

d'eux .a proposé de simuler un accident, de t'emmener au milieu du lac avec ta barque et de la faire chavirer en la laissant la quille en l'air comme preuve.

— Et les autres furent d'accord ?— Pas tous. Ils ne voulaient pas avoir la mort d'un enfant sur

la conscience. J'ai pris ta défense. Tu m'as aidé sans le savoir en affirmant plusieurs fois que personne, à part toi, ne connaissait leur projet.

— Celui qui proposait tout simplement de me jeter à l'eau qui était-il ? Je le connais ?...

— Je ne pense pas, mais je puis te dire son nom, il s'appelait Cortione. Sa mauvaise intention ne lui a pas porté chance; il s'est fait écraser par une auto, la semaine dernière, sur la route de Virence. »

La pensée d'avoir de si peu échappé à la mort donna un frisson au petit passeur. La vieille nonna qui écoutait, debout, le dos appuyé au mur, lâcha une de ses cannes pour se signer.

« Dio mio ! noyé dans le lac !...— C'est donc moi, reprit Vittorio, qui ai insisté pour qu'on

t'envoie en Suisse comme le proposait un autre qui connaissait quelqu'un, là-bas.

— Pourquoi ? Vous auriez pu tout simplement me laisser

151

Page 152: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

152

Page 153: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

153

Page 154: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

rentrer chez moi sous promesse de ne rien dire, de ne rien faire.

— Sans doute, Livio, mais c'était t'exposer. Tu es jeune, plein d'ardeur, un jour ou l'autre tu n'aurais pu te retenir.... Qu'auraient-ils fait de toi s'ils t'avaient repris ?... Quand ils ont appris que tu avais repassé la frontière ils ont surveillé ta maison.

— Je sais, ma grand-mère a entendu rôder dans la cour.— J'ignore où tu te cachais, tu as bien fait de ne pas

reparaître. Mais je pensais bien que tu n'étais pas parti de là-bas simplement pour te cacher ailleurs. Je savais que tu voudrais quand même sauver le campanile. J'ai eu très peur pour toi, hier soir pendant l'orage.

— Oh ! dites-moi vite.— Avec les autres, j'étais caché derrière un petit mur à bonne

distance. Je les avais persuadés que nous pourrions être vus si nous restions dans le passage entre le campanile et la chapelle. Mon intention était, au dernier moment, de m'écarter sans être vu et de me précipiter pour couper la mèche. Je suis arrivé au moment où ton camarade et toi veniez de le faire. Vous avez sauvé le campanile.

— Dio mio ! soupira la grand-mère, le campanile est sauvé... mais à présent ?... »

Vittorio se tourna vers elle :« Hélas ! tout n'est pas fini. Hier j'ai donné une explication

aux hommes de la bande pour leur démontrer que la mèche était mal placée, mais aujourd'hui, s'ils sont revenus dans l'île ?... Ils auront trouvé des traces de pas dans la boue. Heureusement, Livio et Paôlo ont presque un pied d'homme. Mais ils auront bien vu que la mèche a été tranchée net.

— Me soupçonnent-ils toujours ?— Certainement.— Alors, que faire ?— C'est justement pour te prévenir que je suis venu. Tu dois

te cacher, quitter cette maison.

154

Page 155: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

— Oh ! protesta la grand-mère, il ne peut pas, il - est malade. Son front est encore brûlant de fièvre.

— Pourtant, cette nuit, l'occasion est unique. C'est moi qu'ils ont envoyé pour surveiller la maison. Demain un autre sera là.... Où te cachais-tu ?

— Dans les ruines de l'ancien château de Castellanza, au sommet du village. Un endroit sûr; personne ne l'a découvert.

— Retourne là-bas. Le campanile est resté debout mais les gens de Castellanza n'ont pas désarmé. D'autres orages viendront avant la fin de l'été.

— Hélas ! » soupira Livio.Le petit passeur laissa retomber sa tête sur l'oreiller, fatigué

par cette longue conversation.« Vittorio, que pourrions-nous faire ?... je suis donc condamné

à toujours me cacher et vous à toujours jouer ce double jeu ?»Vittorio hocha la tête.« Je le crains... ou alors il faudrait que survienne un incident

imprévu, quelque chose qui changerait la vie de Castellanza... mais quoi ? Jamais la paix ne reviendra entre les deux villages tant que l'un sera pauvre et l'autre riche. »

Il y eut un long silence. Livio passa la main sur son front moite.

« Ce quelque chose qui changerait la vie de Castellanza existe peut-être. »

Vittorio le regarda, interrogateur.« Oui, reprit le petit passeur. Santa Francesca a brûlé mais on

pourrait peut-être découvrir dans Castellanza un autre trésor.— Un trésor ? »Les yeux brillants, la voix tremblante d'émotion, Livio se

redressa sur son oreiller.« Un soir, dans la galerie où je me cache, là-bas, j'ai gratté les

vieux murs et découvert, sous le plâtre, des fresques.

155

Page 156: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

156

Page 157: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

— Que dis-tu ?— Oui, des fresques. Je ne suis pas assez savant pour dire ce

qu'elles valent. Je n'ai pu en découvrir qu'une faible étendue. Cela m'a paru très beau.

— Des fresques, répéta Vittorio, des fresques à Castel-lanza. Ah ! si tu pouvais dire vrai.... Où donc se trouve cette galerie où tu te caches ? »

Il hésita avant de répondre.« C'est Silvia qui me l'a indiquée.— Silvia, ma sœur ?... »Vittorio ne put cacher sa surprise et son émotion. « Ainsi,

Silvia savait ?...— Elle savait.— Et elle n'a jamais rien dit ?...— Elle était très malheureuse de vous savoir dans cette

bande. Elle a beaucoup pleuré. Elle ne pouvait croire que vous vous soyez laissé entraîner. Si' vous aviez vu son chagrin le jour où elle a appris que vous étiez contre nous.

— Cara Silvia, murmura Vittorio, si j'avais pensé.... » Malgré la lourde incertitude qui pesait encore sur les jours à venir, malgré le danger présent qui rôdait à la porte, Livio venait d'éprouver en entendant parler de sa petite camarade un très doux soulagement. Tout devenait subitement clair entre eux trois. Oh ! si tout pouvait être fini !

« Nonna, dit-il soudain, je me sens mieux, on dirait que la fièvre s'en va, je crois qu'il me serait possible de me lever. »

Affolée, la pauvre grand-mère protesta énergiquement.« Si, insista Livio, je suis mieux, donne-moi mes vêtements. »Il se glissa hors du lit, rassemblant toutes ses forces pour ne

pas perdre l'équilibre.« Vittorio, vous avez raison, je ne dois pas rester ici un jour de

plus..."et là-bas il faut que je vous montre.... »La grand-mère insista encore; peine perdue. Livio était décidé

à partir ou plutôt à se laisser emporter, car jamais

157

Page 158: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

il ne pourrait faire seul, à pied, les quatre ou cinq kilomètres de mauvais chemins qui le séparaient de la fameuse cachette.

« Vittorio, supplia la grand-mère, emmenez-le si vraiment son salut est là, mais de grâce, qu'on ne me laisse pas sans nouvelles.

— Tu verras, nonna, je reviendrai bientôt et je n'auraiplus besoin de me cacher. »La vieille femme lui jeta sur le dos une couverture et une

autre encore.« Pauvre petit; malade et aller coucher dans une cave glacée,

que le bon Dieu nous vienne en aide ! »... Et en pleine nuit, alors que Solbiello dormait profondément

dans le silence, on eût pu voir passer l'étrange silhouette d'un homme courbé- sous le fardeau d'une autre silhouette qu'il portait à califourchon sur son dos....

158

Page 159: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

CHAPITRE XIII

LA NOUVELLE éclata comme une bombe sur Castellanza le jour même où des experts, venus de Milan, affirmèrent que les fresques de la galerie de l'ancien château étaient bien dues au pinceau de Léonard de Vinci. Comme l'architecte Michelozzi, le grand peintre toscan aurait fait un séjour sur les bords du lac à l'époque même où il travaillait à Milan à la fameuse Cène du réfectoire de Sainte-Marie-des-Grâces. Le nom, parfaitement déchiffré, ne permettait aucun doute; il ne s'agissait pas d'une copie mais bien d'une œuvre originale du grand maître. Jusque-là, la nouvelle avait été tenue secrète. Pendant huit jours et huit nuits, sans relâche, Paôlo, Livio et Vittorio avaient gratté le plâtre, cherchant à découvrir le nom prestigieux qui ferait de la sombre galerie l'écrin d'une nouvelle merveille. C'est Livio qui, une nuit, avait vu surgir sous la lame de son grattoir les premières lettres de l'illustre prénom. Il avait failli s'évanouir d'émotion.

159

Page 160: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

Cet après-midi-là, tout Castellanza débordait de joie. Dans la rue les gens s'abordaient, s'interpellaient à grands renforts de gestes, d'exclamations.

« Pensez donc, des fresques du grand Léonard !... Celles de l'église Santa Francesca attiraient déjà beaucoup de monde et pourtant elles n'étaient que de Luino. Quand le travail sera achevé, la galerie aménagée, ce sera la ruée des touristes sur Castellanza,

— Qui a fait cette formidable découverte ?— Personne ne sait.— Pourtant les experts ne sont pas venus tout seuls de Milan.

Il a bien fallu, avant, travailler longtemps dans cette galerie à moitié enfouie sous les éboulements.

— C'est un secret. »Cela se passait dans l'après-midi. Les gens de Castellanza ne

tenaient plus en place. Ils voulaient tous voir de leurs propres yeux le chef-d'œuvre mis au jour. Dans l'obscur souterrain trop étroit c'était un défilé incessant. Dans la galerie un électricien du village fit une installation sommaire et rapide pour amener la lumière. La petite salle voûtée qui avait dû tenir lieu à la fois de refuge secret et de chapelle était pleine. Le tiers à peine des fresques était dégagé, mais le travail accompli par des mains délicates n'avait pas abîmé les peintures, lesquelles, conservées pendant des siècles à l'abri de la lumière, gardaient une étonnante fraîcheur. On se pressait à l'endroit où le nom du grand peintre était écrit en longues lettres un peu rondes aux extrémités, aussi déliées et fines que ses peintures. Et à chaque instant revenaient les mêmes questions :

« Qui donc a fait cette prodigieuse découverte ? Qui connaissait ce souterrain perdu ? »

Questions qui restaient sans réponse. Bien entendu, les premiers à se réjouir étaient les mariuoli, venus se rendre compte sur place de l'importance de la découverte. Plus question de faire sauter le campanile de Solbiello; ils n'étaient pas fâchés, au fond, d'abandonner leur funeste projet.

160

Page 161: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

« Tu verras, avait dit Vittorio à Livio, le jour où nous aurons la certitude de la valeur de ces peintures tu pourras rentrer tranquillement chez toi, dormir sur tes deux oreilles, et le campanile n'aura plus besoin de personne pour le défendre. »

Sitôt après la découverte du nom magique, dans la nuit, Livio avait prévenu Vittorio puis était rentré à Solbiello par les mêmes chemins détournés mais le cœur si léger qu'il avait trouvé presque ridicule cette précaution.

Il était chez sa nonna quand la fameuse nouvelle, c'est-à-dire la confirmation de l'authenticité des peintures, lui parvint. C'est Paôlo qui la lui apprit.

« Livio ! s'écria celui-ci, les fresques sont bien de Léonard de Vinci. Il paraît qu'à cette heure tout Castellanza danse de joie. Si nous allions faire un tour là-bas ! »

Pour aller plus vite, Livio sauta sur son vélo et Paôlo monta en croupe sur le porte-bagages.

Ils ne reconnurent plus Castellanza. Les gens, sur le pas des portes, bavardaient, commentaient la nouvelle, discutaient bruyamment. Ils ne s'attardèrent pas sur la piazzetta, pressés de revoir leur œuvre, de jouir incognito de l'éton-nement des villageois. Ils eurent beaucoup de peine à se frayer un passage dans le souterrain plus animé qu'une fourmilière. L'éclairage électrique jetait sur les peintures une lumière plus vive et surtout plus étendue qui permettait mieux de saisir l'ensemble.

Ils se tenaient côte à côte, les yeux fixés sur les fresques comme si c'était vraiment la première fois qu'ils les voyaient.

Derrière eux discutaient des commerçants de Castellanza, certainement moins compétents en matière de peinture qu'en affaires.

« Oui, disait l'un d'eux, c'est inespéré. Si nous savons bien nous y prendre, donner la publicité suffisante, dès l'an prochain Castellanza aura retrouvé sa prospérité d'antan.

— Et même, reprenait l'autre, en associant les deux villages, l'un pour son campanile, l'autre pour ses fresques, nous

161

Page 162: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

pouvons amener au bord du lac un nombre croissant d'étrangers..., et cela dès la fin de cette saison. »

Livio, qui avait entendu, pensa :« Oui, dès la fin de cette saison !... »Mais c'était trop tard. Silvia serait en France depuis

longtemps. Si son départ avait été retardé de huit jours cela ne tenait pas à son père. Les Français chez qui elle allait travailler avaient dû s'absenter à cause d'un deuil dans leur famille; ils avaient télégraphié d'ajourner l'arrivée en France. Mais ce n'était qu'un tout petit répit d'une semaine. Dans trois jours, elle ne serait plus là.

« Qu'as-tu, demanda soudain Paôlo en voyant l'air sombre de son camarade, tu doutes encore pour le campanile ?...

— Non, Paôlo, pas pour le campanile.... »Il n'en dit pas davantage; Paôlo comprit.Ils étaient encore dans la galerie, examinant des détails que

révélait la vive lumière quand une main se posa sur l'épaule de Livio. Il se retourna. C'était Silvia. Elle paraissait très émue.

« Livio, je voudrais te parler.

162

Page 163: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

— Qu'y a-t-il, Silvia ?...— Non, pas ici, il y a trop de monde. »Elle l'entraîna hors de la galerie. Livio eut subitement la

pensée que le départ avait été avancé et qu'elle venait lui faire ses adieux.

« Silvia, dit-il dès qu'ils furent sortis, tu pars demain ? »Elle secoua la tête. Ils s'éloignèrent en silence.« Livio, dit-elle alors brusquement, je reste à Castellanza. »Le petit passeur s'arrêta, la regarda.« Tu restes ici ?... pour toujours ?...— Pour toujours. »II crut avoir mal compris, lui fit répéter deux fois la petite

phrase.« Oui, Livio, il y a un instant mon père vient de décider que

nous ne partirions pas, Giaccomo et moi... à cause de toi... de ta découverte.

— Santa Madonna! est-ce que j'entends bien ?... »

163

Page 164: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

Il avait pâli. Bouleversé par l'émotion, il dut s'asseoir sur le talus du petit chemin où ils s'étaient engagés.

« Oui, Livio, une grande discussion vient d'avoir lieu chez nous entre mon père et mes frères. Ah ! si tu avais entendu Vittorio. Tu sais comme il est de son naturel sombre et peu bavard, je ne le reconnaissais plus.

« — Avant un mois, disait-il à mon père, toute la province, toute l'Italie saura que Castellanza possède une des plus belles fresques du grand peintre. Du jour au lendemain la vie va se transformer dans notre pauvre village. Il y aura du travail pour tous. Ne laissez pas partir Giaccomo et Silvia. »

« Mon père hésitait. Tu comprends, Livio, tout est prêt, nos papiers, nos bagages, même les billets de chemin de fer.

« —. Possible, disait mon père, Castellanza retrouvera un peu de vie, mais dans combien de temps....

— Vous le regretterez, père, reprenait Vittorio. « D'abord, jamais dans notre famille personne ne s'est expatrié. Nous étions prêts à le faire, poussés par la misère, mais puisque tout est changé. Je viens de voir le patron de l'hôtel de la Casa-d'Oro qui m'employait autrefois. L'hôtel va rouvrir ses portes, je retrouverai ma place.

« — Quand ?« — Dès le mois prochain, c'est sûr. « — Mais la saison sera presque finie et nous aurons devant

nous un long hiver.« — Sans doute, mais dès le mois d'avril la nouvelle saison

commencera, le garage où vous travailliez ouvrira lui aussi ses portes et qui sait s'il ne s'installera pas un autre hôtel où Mario et même Pietro pourraient trouver un emploi, car ils grandissent et travailleront bientôt. »

Silvia se tut pour regarder Livio qui avait écouté, le cœur battant.

« Alors, continua la fillette, Vittorio nous a si bien défendus que mon père a fini par l'approuver. Je viens de porter

164

Page 165: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

à la poste le télégramme pour annuler notre voyage, et mon père est allé trouver Ribacci notre voisin, qui connaît bien le français, pour lui faire écrire une lettre. Tu vois, c'est bien vrai, je ne pars pas. Tu ne sais pas comme je suis heureuse, Livio ! »

Oh ! si, il le voyait. Et il partageait bien sa joie.« Gara Silvia, tu vas rester, c'est presque trop beau pour y

croire. »Puis d'ajouter : « Tu vois comme la vie est curieuse, si le

campanile n'avait pas été menacé, si je n'avais pas lutté pour le défendre, je ne serais jamais venu me réfugier dans cette galerie et je t'aurais perdue. »

Il aurait voulu, demeurer longtemps près de sa petite camarade sans rien dire, à savourer le bonheur de penser que les sombres jours étaient finis. Mais Silvia ne restait pas pour courir les rues et les champs. Chaque jour, avant que ses derniers frères soient élevés, elle aurait autant de travail à la maison.

« Livio, dit-elle en se levant, je ne peux pas rester plus longtemps, j'ai une grosse lessive à repasser, j'étais venue t'annoncer la bonne nouvelle.

— Je te laisse partir, Silvia, mais demain c'est dimanche, voudrais-tu retourner au campanile ? »

Elle sourit doucement.« Oh ! oui, Livio... et cette fois tu n'auras plus de raisons

d'être triste ! »Ils se séparèrent mais sans chagrin, sans l'arrière-pensée que

leurs rencontres étaient comptées. Il retrouva Paôlo qui sortait de la galerie. Celui-ci, devant le visage rayonnant de son camarade, dit aussitôt :

« Pas la peine de te demander ce que Silvia vient de te dire, n'est-ce pas ? Elle ne part plus,

— Comment as-tu deviné ?— Mon vieux Livio, si tu voyais ta mine !... »Ils rirent comme autrefois quand ils venaient de faire une

bonne blague. Puis Paôlo ajouta :

165

Page 166: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

« Je te comprends, une fille comme Silvia, capable de garder

un secret, ça ne doit pas se rencontrer tous les jours !... »Le lendemain matin, Livio se leva de bonne heure. Son

premier geste fut de pousser tout grands les volets. Le soleil inondait déjà le campanile planté sur l'île comme le mât fleuri d'une caravelle. Il le contempla longtemps, un peu comme une mère contemple son enfant qu'elle vient de sauver d'un grave danger, et il se sentit très fier. Il voulut aussi revoir sa barque, sa chère barque qu'il avait été chercher la veille, là-bas, sur l'autre rive, où Vittorio, toujours lui, l'avait mise en sûreté le lendemain de la fameuse nuit dans le campanile.

Quand il retrouva sa petite camarade, sur le lungolago, à mi-chemin de Solbiello et de Castellanza, il la reconnut à peine.

Elle portait une robe couleur d'or et un large ruban également lumineux tenait ses cheveux.

« C'est la robe que maman m'avait faite pour porter le dimanche quand je serais en France. Je la mets aujourd'hui pour la première fois ! »

166

Page 167: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

Il la trouva très jolie ainsi, aussi radieuse que ce bel après-midi de début août. Ils marchèrent ensemble le long du lac, qu'une légère brise, très agréable en cette saison chaude, ridait légèrement. Ils arrivèrent à Solbiello. Les habitants du village se mêlaient aux touristes toujours plus nombreux le dimanche.

« Dis-moi, Livio, les gens de Solbiello ne sont-ils pas contrariés par cette découverte à Castellanza ?

— Je ne crois pas, Silvia, il y aura toujours assez de travail pour nous.

— Et toi, tu ne gardes pas rancune à ceux de chez-nous ? »Il réfléchit un instant.« S'il m'en reste encore un peu, elle s'en ira vite. Au fond, ils

devaient tous être très partagés comme ton frère Vittorio et je suis certain que beaucoup auraient eu des remords si le campanile avait disparu. »

Le long du quai la barque attendait, docile, comme autrefois.

167

Page 168: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

« Mademoiselle, dit Livio, en français, voulez-vous descendre dans ma barque pour aller visiter l'Ile aux Fleurs ?... »

Silvia était cent fois plus heureuse qu'en ce jour de juin pendant cette traversée qui devait être la dernière. De son siège, sous le dais, la fillette ne cessait de contempler le campanile.

« Je crois qu'il n'a jamais été aussi beau qu'aujourd'hui !...— Ne dis pas « je crois », Silvia, c'est vrai, il n'a jamais été

aussi beau; nous avons tellement tremblé pour lui. »Les touristes étaient nombreux dans l'île. Comme l'autre fois ils

se mêlèrent aux visiteurs. Ils sourirent en se regardant quand le vieux sagrestano répéta : « Mesdames et messieurs, vous avez devant vous l'impérissable chef-d'œuvre du grand Florentin Michelozzi !... »

Impérissable ?... Ah ! si le pauvre vieux se doutait que son campanile avait été à deux doigts de disparaître !... Non, il ne saurait jamais et jusqu'à ce que ses jambes refusent de le hisser là-haut il continuerait d'emmener vers le ciel ses troupeaux de touristes émerveillés.

Quand les deux cent treize marches de marbre les eurent déposés sur le belvédère, les deux enfants se tournèrent aussitôt vers « leur » rive, vers les deux villages jumeaux inondés par la même lumière blonde. Puis leur regard remonta le long de la montagne pour s'arrêter sur un petit point blanc posé tout là-haut.

« L'oratoire de la Madonna del Lago, murmura Silvia, tu vois, elle t'a protégé.

— Oui », soupira Livio. Et il ajouta :« On l'a beaucoup aidée; toi, Paôlo, ton frère.... Ah ! oui, ton

frère ! Nous lui devons beaucoup. Aujourd'hui, j'ai un peu de remords d'avoir douté de lui et, en doutant, de t'avoir fait tant de peine.... »

Ils regardaient toujours le petit point blanc sur la montagne, quand un appel sur le lac les tira de leur rêverie.

168

Page 169: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

« Oh ! s'écria Silvia, regarde ! »C'était Paôlo; de sa barque où il promenait trois touristes, il les

avait reconnus, leur faisait signe avec son mouchoir. Ils répondirent joyeusement à son salut.

« Brave Paôlo, soupira Livio, je n'oublierai jamais qu'il m'a sauvé la vie. »

Ils suivirent un moment sa barque, pas plus grande qu'une coquille de noix sur l'immensité du lac. Ils allaient redescendre de la tour quand Livio montra du doigt, au loin, vers la montagne, un tout petit point blanc.

« Qu'est-ce que c'est ? demanda Silvia.— Un nuage ! C'est toujours dans cette trouée que se forment

les orages, mais aujourd'hui je n'ai plus peur. Il n'y aura plus de menaces sur le campanile, sur Solbiello et sur Castellanza. Les deux villages redeviendront amis comme nous n'avons jamais cessé de l'être, n'est-ce pas, Silvia ? »

Il prit sa main et la garda dans la sienne tout au long des deux cent treize marches de marbre qui les ramenaient à terre

169

Page 170: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

170

Page 171: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

171

Page 172: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

PAUL-JACQUES BONZON

ŒUVRES COMPLETES

Paul-Jacques Bonzon

ANNEE TITRE EDITEUR ILLUSTRATEUR

1951 LE VIKING AU BRACELET D'ARGENT G.P. EDITEUR Albert CHAZELLE1951 LOUTZI-CHIEN BOURRELIER ?1953 DU GUI POUR CHRISTMAS BOURRELIER-HACHETTE Patrice HARISPE1953 MAMADI MAGNARD EDITEUR Christian FONTUGNE1954 FAN-LÔ SUDEL EDITEUR ?1954 LE JONGLEUR A L'ETOILE HACHETTE Jeanne HIVES1955 DELPH LE MARIN SUDEL EDITEUR Claude JUILLARD1955 LES ORPHELINS DE SIMITRA HACHETTE Albert CHAZELLE1956 LA BALLERINE DE MAJORQUE BIBLIOTHEQUE ROSE Paul DURAND1956 LE PETIT PASSEUR DU LAC HACHETTE JACQUES POIRIER1957 MON VERCORS EN FEU SUDEL EDITEUR Igor ARNSTAM1957 LA PROMESSE DE PRIMEROSE HACHETTE PAUL DURAND1957 LA DISPARUE DE MONTELIMAR HACHETTE ?1958 LA PRINCESSE SANS NOM HACHETTE J-P ARIEL1958 L'EVENTAIL DE SEVILLE BIBLIOTHEQUE VERTE François BATET1959 UN SECRET DANS LA NUIT POLAIRE IDEAL-BIBLIOTHEQUE Albert CHAZELLE1960 LE CHEVAL DE VERRE IDEAL-BIBLIOTHEQUE ?1960 LA CROIX D'OR DE SANTA-ANNA IDEAL-BIBLIOTHEQUE Albert CHAZELLE1960 LA ROULOTTE DU BONHEUR DELAGRAVE Daniel DUPUY1961 LES COMPAGNONS DE LA CROIX-ROUSSE BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1961 J'IRAI A NAGASAKI BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1962 LE VOYAGEUR SANS VISAGE BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1962 TOUT-FOU BIBLIOTHEQUE ROSE Jeanne HIVES1962 LE CHALET DU BONHEUR DELAGRAVE Daniel DUPUY1962 LES SIX COMPAGNONS ET LA PILE ATOMIQUE BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1963 LES SIX COMPAGNONS ET L'HOMME AU GANT BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1963 LES SIX COMPAGNONS AU GOUFFRE MARZAL BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1963 LES SIX COMPAGNONS ET L'HOMME DES NEIGES BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1964 LES SIX COMPAGNONS ET LE PIANO A QUEUE BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1964 LES SIX COMPAGNONS ET LA PERRUQUE ROUGE BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1964 LA FAMILLE HLM ET L'ÂNE TULIPE (Où est passé l'âne tulipe?) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1964 LA MAISON AUX MILLE BONHEURS DELAGRAVE Romain SIMON1965 LES SIX COMPAGNONS ET LE PETIT RAT DE L'OPERA BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1965 LES SIX COMPAGNONS ET LE CHATEAU MAUDIT BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1965 LE SECRET DE LA MALLE ARRIERE (HLM n°2) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1966 LES SIX COMPAGNONS ET L'ANE VERT BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1966 LES SIX COMPAGNONS ET LE MYSTERE DU PARC BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1966 LES ETRANGES LOCATAIRES (HLM n°3) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1966 L'HOMME A LA VALISE JAUNE BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1967 LES SIX COMPAGNONS ET L'AVION CLANDESTIN BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1967 CONTES DE MON CHALET EDITIONS BIAS Romain SIMON1967 VOL AU CIRQUE (HLM n°4) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1967 POMPON LE PETIT ANE DES TROPIQUES (avec M. Pédoja) DELAGRAVE Romain SIMON1967 LE MARCHAND DE COQUILLAGES (HLM) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1967 RUE DES CHATS SANS QUEUE (HLM) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1968 LUISA CONTRE-ATTAQUE (HLM n°7) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT

172

Page 173: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

1968 LES SIX COMPAGNONS A SCOTLAND YARD BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1968 LES SIX COMPAGNONS ET L'EMETTEUR PIRATE BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1968 LE CHATEAU DE POMPON DELAGRAVE Romain SIMON1969 LES SIX COMPAGNONS ET LE SECRET DE LA CALANQUE BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1969 LES SIX COMPAGNONS ET LES AGENTS SECRETS BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1969 UN CHEVAL SUR UN VOLCAN (HLM) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1969 POMPON A LA VILLE DELAGRAVE Romain SIMON1969 LE PERROQUET ET SON TRESOR (HLM) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1969 QUATRE CHATS ET LE DIABLE (HLM) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1970 LE BATEAU FANTOME (HLM) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1970 LES SIX COMPAGNONS ET LES PIRATES DU RAIL BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1970 LES SIX COMPAGNONS ET LA DISPARUE DE MONTELIMAR BIBLIOTHEQUE VERTE Albert CHAZELLE1970 LE JARDIN DE PARADIS DELAGRAVE Romain SIMON1970 L'HOMME AUX SOURIS BLANCHES (HLM) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1971 SOLEIL DE MON ESPAGNE IDEAL-BIBLIOTHEQUE François BATET1971 LES SIX COMPAGNONS ET LES ESPIONS DU CIEL BIBLIOTHEQUE VERTE Maurice PAULIN1971 LES SIX COMPAGNONS ET LA PRINCESSE NOIRE BIBLIOTHEQUE VERTE Maurice PAULIN1971 LES SIX COMPAGNONS ET LA BRIGADE VOLANTE BIBLIOTHEQUE VERTE Maurice PAULIN1971 YANI DELAGRAVE Romain SIMON1971 LE RELAIS DES CIGALES DELAGRAVE Romain SIMON1972 LE SECRET DU LAC ROUGE (HLM) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1972 LES SIX COMPAGNONS A LA TOUR EIFFEL BIBLIOTHEQUE VERTE Maurice PAULIN1972 L'HOMME A LA TOURTERELLE (HLM) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1973 SLALOM SUR LA PISTE NOIRE (HLM) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1973 LES SIX COMPAGNONS ET L'OEIL D'ACIER BIBLIOTHEQUE VERTE Maurice PAULIN1973 LES SIX COMPAGNONS EN CROISIERE BIBLIOTHEQUE VERTE Maurice PAULIN1974 LES SIX COMPAGNONS ET LES VOIX DE LA NUIT BIBLIOTHEQUE VERTE Maurice PAULIN1974 LES SIX COMPAGNONS SE JETTENT A L'EAU BIBLIOTHEQUE VERTE Maurice PAULIN1974 LES ESPIONS DU X-35 (HLM) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1975 LE CIRQUE ZIGOTO DELAGRAVE Romain SIMON1975 LES SIX COMPAGNONS DEVANT LES CAMERAS BIBLIOTHEQUE VERTE Robert BRESSY1975 LES SIX COMPAGNONS DANS LA CITADELLE BIBLIOTHEQUE VERTE Maurice PAULIN1975 LA ROULOTTE DE L'AVENTURE (HLM) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1976 LES SIX COMPAGNONS ET LA CLEF-MINUTE BIBLIOTHEQUE VERTE Maurice PAULIN1976 DIABOLO LE PETIT CHAT BIBLIOTHEQUE ROSE Pierre DESSONS1976 DIABOLO ET LA FLEUR QUI SOURIT BIBLIOTHEQUE ROSE Pierre DESSONS1976 DIABOLO POMPIER BIBLIOTHEQUE ROSE Pierre DESSONS1976 LES SIX COMPAGNONS AU TOUR DE FRANCE BIBLIOTHEQUE VERTE Robert BRESSY1976 LE CAVALIER DE LA MER (HLM) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1977 LES SIX COMPAGNONS AU CONCOURS HIPPIQUE BIBLIOTHEQUE VERTE Maurice PAULIN1977 LES SIX COMPAGNONS ET LES PIROGUIERS BIBLIOTHEQUE VERTE Maurice PAULIN1977 DIABOLO ET LE CHEVAL DE BOIS BIBLIOTHEQUE ROSE Pierre DESSONS1977 L'HOMME AU NOEUD PAPILLON (HLM) BIBLIOTHEQUE ROSE Jacques FROMONT1977 DIABOLO JARDINIER BIBLIOTHEQUE ROSE Pierre DESSONS1978 LES SIX COMPAGNONS AU VILLAGE ENGLOUTI BIBLIOTHEQUE VERTE Maurice PAULIN1978 DIABOLO PATISSIER BIBLIOTHEQUE ROSE Pierre DESSONS1978 LES SIX COMPAGNONS ET LE CIGARE VOLANT BIBLIOTHEQUE VERTE Robert BRESSY1978 AHMED ET MAGALI DELAGRAVE1979 LES SIX COMPAGNONS ET LES SKIEURS DE FOND BIBLIOTHEQUE VERTE Robert BRESSY1979 LES SIX COMPAGNONS ET LA BOUTEILLE A LA MER BIBLIOTHEQUE VERTE Robert BRESSY1979 DIABOLO SUR LA LUNE BIBLIOTHEQUE ROSE Pierre DESSONS1980 LES SIX COMPAGNONS ET LES BEBES PHOQUES BIBLIOTHEQUE VERTE Robert BRESSY1980 LES SIX COMPAGNONS DANS LA VILLE ROSE BIBLIOTHEQUE VERTE Robert BRESSY1981 LES SIX COMPAGNONS ET LE CARRE MAGIQUE BIBLIOTHEQUE VERTE Robert BRESSY

173

Page 174: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

Paul-Jacques Bonzon

Paul-Jacques Bonzon (31 août 1908 à Sainte-Marie-du-Mont (Manche) - 24 septembre 1978 à Valence) est un écrivain français, connu principalement pour la série Les Six Compagnons.

Biographie

Paul-Jacques Bonzon est originaire du département de la Manche. Né à Sainte-Marie-du-Mont en 1908, scolarisé à Saint-Lô, Paul-Jacques Bonzon fut élève de l'école normale d'instituteurs de Saint-Lô, promotion 1924-1927. Il fut d'abord nommé en Normandie, dans son département d'origine. En 1935, il épouse une institutrice de la Drôme et obtient sa mutation dans ce département où il fut instituteur et directeur d'école pendant vingt-cinq ans. En poste à Espeluche puis à Chabeuil, il rejoint Saint-Laurent-en-Royans en 1949 et Valence en 1957 où il termine sa carrière en 1961.

Il se consacre alors entièrement à son métier d'écrivain de livres pour enfants ayant rejoint l'Académie Drômoise des Lettres, des sciences et des arts, association culturelle qui groupe des écrivains, des savants, des artistes du "Pays Drômois".

Son œuvre tranche sur la littérature pour la jeunesse de l'époque par le caractère réaliste et parfois triste de certaines situations : les enfants qu'il met en scène sont confrontés à la misère, au handicap, à l'abandon. Paul-Jacques Bonzon décrit la solidarité qui anime les milieux modestes auxquels ils appartiennent, n'hésitant pas à les insérer dans des contextes historiques marqués comme, Le jongleur à l'étoile (1948) ou Mon Vercors en feu (1957).

La plus grande majorité de ses ouvrages ont été publiés à la Librairie Hachette. À ce titre, il se trouve être l'un des romanciers pour la jeunesse les plus représentatifs de cette époque.

Plusieurs de ses ouvrages mettent en scène le Cotentin et plus particulièrement Barneville-Carteret, qu'il nomme d'ailleurs Barneret et Carteville dans ses romans. Les cousins de la Famille HLM y prennent leurs vacances. Delph le marin, publié chez SUDEL, se déroule à Carteret (Hardinquet, dans le roman) de même que "Le marchand de coquillages" ,"Le cavalier de la mer" ou encore "Le bateau fantôme". L'auteur connaissait bien la région. Il y venait régulièrement.

174

Page 175: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

Paul-Jacques Bonzon laisse une œuvre dont l'importance se mesure au succès rencontré notamment par des séries fortement appréciées comme Les Six compagnons, La Famille HLM ou Diabolo, mais pas seulement car ce serait oublier tout un autre aspect de l'œuvre, tout aussi significative de la qualité de l'écrivain. Les ouvrages de Bonzon ont été traduits, adaptés et diffusés dans 18 pays dont la Russie et le Japon. Les premières adaptations connues l'ont été en langue néerlandaise pour les Pays-Bas mais également pour l'Indonésie et l'Afrique du Sud. Il l'est encore aujourd'hui. Par exemple, Le roman Les Orphelins de Simitra a été adapté sous forme d'une animation diffusée, en 2008, au Japon, sous le nom de "Porphy No Nagai Tabi" (Le long voyage de Porphyras).

Paul-Jacques Bonzon est aussi connu dans les milieux scolaires. Il publie chez Delagrave,à partir de 1960, une série d'ouvrages de lectures suivies pour l'école dont l'un, "La roulotte du Bonheur", se déroule dans son département d'origine. Il a écrit en collaboration avec M. Pedoja, inspecteur départemental de l'Éducation nationale, un livre de lecture destiné aux enfants des pays francophones "Pompon, petit âne des tropiques".

Il décède à Valence le 24 septembre 1978. Néanmoins, les éditions Hachette poursuivront l'œuvre de l'écrivain en publiant, encore quelques années, plusieurs titres de la série Les Six Compagnons, mais sous d'autres signatures. Aujourd'hui, un peu moins d'une vingtaine de titres figurent encore au catalogue de l'éditeur, dans la collection bibliothèque verte, sous une présentation modernisée.

En mars 2010, la première aventure de la série Les Six Compagnons a été rééditée en Bibliothèque rose dans une version modernisée.

Le 12 mars 2011, la ville de Valence a inauguré un square à son nom, en présence de ses enfants, petits-enfants et admirateurs.

175

Page 176: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

Paul-Jacques Bonzon

Biographie : rédigée par la dernière épouse de Paul Jacques ; Maggy

Paul-jacques Bonzon est né le 31 août 1908 à Sainte marie du mont, Manche, en Normandie.

Élève de l'école normale d'instituteur de Saint-lô, il fut d'abord nommé en Normandie. Pour des raisons de santé, il vint dans la Drôme où il fut instituteur et directeur d'école pendant vingt cinq ans. Marié, père de deux enfants : Jacques et Isabelle, il termine à Valence en 1961 sa carrière d'enseignant pour se consacrer entièrement à son métier d'écrivain de livres pour enfants.

Il appartenait à l'"Académie Drômoise", association culturelle qui groupe des écrivains, des savants, des artistes du "Pays Drômois".Il ne rattachait pas ses livres à un courant historique quelconque, cependant il lisait beaucoup Freud, Bergson, Huxley. Très peu de romans, sauf ceux dans lesquelles il trouvait la documentation qu'il cherchait. Pourtant, il aimait Simenon dont il appréciait la psychologie, l'étude d'un milieu.

A l'origine de son oeuvre est un concours de circonstances. Pendant la dernière guerre, instituteur dans le Vercors, (mon Vercors en feu), il eut à se pencher sur la condition de vie des enfants réfugiés, des juifs en particulier. Pour les aider moralement et les distraire, il leur lisait des histoires qu'il écrivait pour eux. Envoyé à un éditeur "Loutzi-chien" fut accepté. D'autres romans, tous retenus, suivront.

Tout naturellement, l'instituteur qu'il était a écrit pour ses élèves, pour la plupart d'un milieu modeste. Ils se reconnaissaient dans les héros de Paul-jacques Bonzon, enfants de la rue, sans moyens financiers (la série Six compagnons), mais adroits, dévoués, généreux, chevaleresques même.

176

Page 177: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

C'est aussi cette connaissance des enfants qui lui a fait introduire des animaux dans ses romans : Kafi (Six compagnons), Tic-Tac (Famille H.L.M.), Minet, (La roulotte du Bonheur), Ali-Baba-Bikini (La maison au mille bonheurs), l'Âne (série des "Pompon").Les romans sentimentaux, plus psychologiques sont le plus souvent une quête, celle d'une sœur, d'une famille affectueuse, d'ou leur atmosphère un peu triste, tous, et en particulier, ceux écrits pour les écoles, s'attachent à faire connaître la France ou les pays étrangers (Sénégal, Laponie, Japon, Portugal, Espagne, Grèce, Italie, Angleterre). La documentation est toujours très sérieuse, la vérité historique respectée (Le viking au bracelet d'argent, La princesse sans nom, Le jongleur à l'étoile).

Ecrits dans un but éducatif et culturel, le livres de Paul-jacques Bonzon allient à une langue simple, pure, évocatrice, souvent poétique, le souci d'instruire autant que celui de plaire.

Il a écrit en collaboration avec Monsieur Pedoja , inspecteur départemental de l'éducation nationale, un livre de lecture destiné aux enfants des pays francophones "Pompon, petit âne des tropiques".

Chacun écrivait un chapitre et le communiquait.

Il disparaît le 24 septembre 1978 à Valence, Drôme.

177

Page 178: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

Paul-Jacques BONZON

J'ai demandé à plusieurs personnes si ce nom leur était familier et la plupart m'ont répondu par la négative...

Mais lorsque j'ai parlé des "Six Compagnons", tout à coup des souvenirs leur sont revenus dans une bouffée de chaleur et de bonheur de l'enfance...!

Paul-Jacques Bonzon a été un auteur très prolifique. Son écriture légère et fluide destinée aux enfants n'en est pas moins rigoureuse et très littéraire. Son style, un enchantement et ses histoires toujours bien ficelées jusque dans les moindres détails. Des adultes peuvent trouver grand plaisir à la lecture de ces histoires bien construites et dans lesquelles les grandes valeurs de la morale judéo-chrétienne ont cours. Mystère, tristesse, tendresse, émotion et joie, tout y est...!

Nous avons donc réuni dans cette page, un peu en vrac, des informations pêchées à droite et à gauche sur cet écrivain et nous espérons que cela vous donnera peut-être envie de découvrir son oeuvre.

***

Biographie de P-J Bonzon:

Paul-Jacques Bonzon est né le 31 août 1908 à Sainte-Marie-du-Mont, Manche, en Normandie. Aujourd'hui, un bourg de 700 à 800 habitants, situé à deux pas de la baie des Veys, et des plages du débarquement.

Fils unique né dans une famille aisée, Paul-Jacques eut cependant une enfance assez difficile face à un père autoritaire qui ne lui laissa pas souvent faire ce qu'il aurait aimé.

178

Page 179: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

Elève de l'école normale d'instituteur de Saint-lô, il fut d'abord nommé en Normandie. Pour des raisons de santé, il vint dans la drôme où il fut instituteur et directeur d'école pendant vingt cinq ans.

Marié, père de deux enfants : Jacques et Isabelle, il termine à Valence en 1961 sa carrière d'enseignant pour se consacrer entièrement à son métier d'écrivain de livres pour enfants.

Il appartenait à l'"Académie Drômoise", association culturelle qui groupe des écrivains, des savants, des artistes du "Pays Drômois".

Il ne rattachait pas ses livres à un courant historique quelconque, cependant il lisait beaucoup Freud, Bergson, Huxley. Très peu de romans, sauf ceux dans lesquels il trouvait la documentation qu'il cherchait.

Pourtant, il aimait Simenon dont il appréciait la psychologie, l'étude d'un milieu.

A l'origine de son oeuvre est un concours de circonstances. Pendant la dernière guerre, instituteur dans le Vercors, (mon Vercors en feu), il eut à se pencher sur la condition de vie des enfants réfugiés, des juifs en particulier. Pour les aider moralement et les distraire, il leur lisait des histoires qu'il écrivait pour eux. Envoyé à un éditeur "Loutzi-chien" fut accepté. D'autres romans, tous retenus, suivront.

Tout naturellement, l'instituteur qu'il était a écrit pour ses élèves, pour la plupart d'un milieu modeste. Ils se reconnaissaient dans les héros de Paul-Jacques Bonzon, enfants de la rue, sans moyens financiers (la série Six compagnons), mais adroits, dévoués, généreux, chevaleresques même.

C'est aussi cette connaissance des enfants qui lui a fait introduire des animaux dans ses romans : Kafi (Six compagnons), Tic-Tac (Famille H.L.M.), Minet, (La roulotte du Bonheur), Ali-Baba-Bikini (La maison au mille bonheurs), l'Ane (série des "Pompon").Les romans sentimentaux, plus psychologiques sont le plus souvent une quête, celle d'une soeur, d'une famille affectueuse, d'ou leur atmosphère un peu triste. Tous et en particulier ceux écrits pour les écoles, s'attachent à faire connaître la France ou les pays étrangers (Sénégal, Laponie, Japon, Portugal, Espagne, Grèce, Italie, Angleterre). La documentation est toujours très sérieuse, la vérité historique respectée (Le viking au bracelet d'argent, La princesse sans nom, Le jongleur à l'étoile).

Ecrits dans un but éducatif et culturel, le livres de Paul-Jacques Bonzon allient à une langue simple, pure, évocatrice, souvent poétique, le souci d'instruire autant que celui de plaire.

Il a écrit en collaboration avec Monsieur Pedoja , inspecteur départemental de l'éducation nationale, un livre de lecture destiné aux enfants des pays francophones "Pompon, petit âne des tropiques".

Chacun écrivait un chapitre et le communiquait.

Il disparut le 24 septembre 1978 à Valence, Drôme.

179

Page 180: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

***

Article paru à sa mort:

Valence.

La mort de Paul-Jacques Bonzon va toucher des millions de jeunes et d'enfants à travers le monde. Il était leur écrivain, celui qui avait compris leurs goûts, et qui était devenu leur complice à travers une centaine de romans. Depuis plus de trente ans ( c'est à dire que ses premiers lecteurs sont aujourd'hui des hommes), il a enchanté des générations d'écoliers par ces récits d'aventure clairs, purs et passionnants. Son oeuvre a été traduite dans un grand nombre de pays, y compris le Japon, et partout elle a connu un et connaît encore, un étonnant succès.

Originaire de Ste-Marie-du-Mont dans la manche, il était doué pour la peinture et la musique, mais son père avait voulu qu'il soit instituteur. Et c'est comme tel qu'il arriva un jours dans le vercors, puis, plus tard, à l'école de la rue Berthelot à Valence, et qu'il commença à écrire des histoires qu'il lisait à ses élèves, guettant leurs réactions, et s'inspirant souvent de leurs remarques..

Ses héros les plus populaires sont les Six compagnons qu'il entraîna dans des aventures lointaines ou proches, à Valence, à l'Aven Marzal, à la Croix-Rousse, à Marcoules, et qui tiennent aujourd'hui un bon rayon dans la bibliothèque verte. Pour la bibliothèque rose, il mit en scène la famille H. L. M., et écrivit beaucoup d'autres récits comme Mon Vercors en feu, et d'autres fictions tel l' Eventail de Séville qui fut adapté pour la télévision.Paul-Jacques Bonzon avait reçu en France le grand prix du Salon de l'Enfance, puis, à New-York, le prix du Printemps qui couronne le meilleur livre pour enfants paru aux Etats-Unis.Il avait abandonné l'enseignement assez tôt pour se consacrer à son oeuvre, entouré de son épouse et de ses deux enfants, une fille et un garçon, aujourd'hui mariés. Il travaillait le plus souvent directement à la machine dans sa tranquille demeure de la rue Louis-Barthou, prolongée par un charmant petit jardin.

C'est là qu'il inventait ses belle histoires, et lorsqu'il avait achevé un chapitre il prenait sa pipe et venait faire un tour en ville de son pas glissé, calme et amical.

Paul-Jacques Bonzon était naturellement membre de l'académie drômoises, vice-président de Culture et Bibliothèques pour tous. Il était devenu un authentique Dauphinois très attaché à sa province d'adoption. Sa gloire littéraire, qui est mondiale parmi les jeunes, n'avait en rien altéré sa simplicité ni sa bienveillance : et il disparaît comme il a vécu, dicrètement.

Pierre Vallier.

***

180

Page 181: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

Autres témoignages:

Paul-Jacques Bonzon est très connu pour sa série de livres parus dans la bibliothèque verte, sous le titre "Les six compagnons". Outre de nombreux autres ouvrages pour la jeunesse de grande qualité, il a aussi publié des ouvrages scolaires. Paul-Jacques BONZON était instituteur.

Paul-Jacques BONZON est surtout connu comme grand romancier de la jeunesse, d'ailleurs abondamment lauré (Second Prix "Jeunesse" en 1953. Prix "Enfance du Monde" en 1955. Grand Prix du Salon de l'Enfance en 1958). Ses ouvrages suscitent chez nos enfants - et chez bien des adultes - un intérêt croissant. Il sait, de longue expérience, que composer un livre de "lectures suivies" est une entreprise délicate, que le goût des jeunes est à l'action rondement menée, aux péripéties multiples voire violentes ou cruelles. Les livres d'évasion, de délassement, de bibliothèque, pour tout dire, laissent paraître ces caractères.

Paul vigroux, Inspecteur général honoraire.

***

Paul-Jacques Bonzon a réalisé de très nombreux dessins. En fait il voulait à l'origine être dessinateur, peintre ou musicien mais sont père en a décidé autrement! A une certaine époque, il résidait en Suisse et vivait de ces dessins humoristiques vendus sous forme de cartes postales.

Un dessin de Paul-Jacques Bonzon:

181

Page 182: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

***

Voici quelques informations supplémentaires, tirées d'un ouvrage de Marc Soriano, aux Éditions Delagrave, 2002.

L'auteur nous apprend que Paul-Jacques Bonzon, né dans une famille aisée, fils unique, père autoritaire, a eu une enfance difficile.

Paul-Jacques Bonzon, en écrivant pour les enfants, se réinvente une enfance.Il écrit des aventures sentimentales qui sont des quêtes : une soeur, une famille normale...(Du gui pour Christmas, La promesse de Primerose).

Cela plaît particulièrement aux fille, confie Paul-Jacques Bonzon.

Il avoue aussi que s'il ne tenait qu'à lui, les ouvrages finiraient mal !

Ce qui plaît plus aux filles qu'aux garçons. Un seul titre finit mal : "L'éventail de Séville". Encore l'adaptation télévisée adoucit-elle la fin. Et des pays étrangers, pour la traduction dans leur langue, demandent "une fin heureuse".

Les six compagnons se vendent à 450000 par an en moyenne. L'auteur dit qu'on lui a reproché de "s'être laissé aller" à des séries, comme si c'était une déchéance pour l'auteur et un mal pour le lecteur. Paul-Jacques Bonzon reprend :

"Il est important d'encourager la lecture à une époque ou elle est concurrencées par toutes sorte d'autres sollicitations".

Bonzon avoue aussi son penchant pour les milieux modestes, qui, dit-il plaisent aux enfants. Il comprend, avec le temps, pourquoi sa série des "Six compagnons" a plus de succès que sa série "La famille HLM" : Il y a un chien !

Les ouvrages de Bonzon sont traduits dans 16 pays.

***

182

Page 183: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

***

Bibliographie:

Titres hors séries:

- Contes de mon chalet- Delph le marin- Du gui pour Christmas (Second Prix "Jeunesse" 1953)- Fan-Lo- J'irai à Nagasaki- La ballerine de Majorque- La croix d'or de Santa Anna- La disparue de Montélimar- La princesse sans nom- La promesse de Primerose- Le cheval de verre- Le jongleur à l'étoile- Le petit passeur du lac- Le secret du lac Rouge- Le viking au bracelet d'argent- Le voyageur sans visage- Les orphelins de Simitra (Prix "Enfance du Monde" 1955)- L'éventail de Séville (Grand Prix "Salon de l'Enfance" 1958)- L'homme à la valise jaune- Loutzi-Chien- Mamadi- Mon Vercors en feu- Rue des chats-sans-queue- Saturnin et le vaca-vaca- Soleil de mon Espagne- Tout Fou- Un secret dans la nuit polaire

------------------------------

183

Page 184: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

Les six Compagnons:

- Les Six Compagnons à l'affût- Les Six compagnons à la tour Eiffel- Les Six compagnons à l'étang de Berre- Les Six Compagnons à Scotland Yard- Les Six Compagnons au concours hippique- Les Six Compagnons au gouffre Marzal- Les six compagnons au tour de France- Les Six Compagnons au village englouti- Les six compagnons dans la citadelle- Les six compagnons dans la ville rose- Les Six Compagnons de la Croix-Rousse- Les six compagnons devant les caméras- Les Six compagnons en croisière- Les Six Compagnons et la bouteille à la mer- Les Six compagnons et la brigade volante- Les Six compagnons et la clef minute- Les six compagnons et la disparue de Montélimar- Les six compagnons et la fiancée de Kafi- Les six compagnons et la perruque rouge- Les Six compagnons et la pile atomique- Les six compagnons et la princesse noire- Les Six compagnons et la radio libre- Les six compagnons et l'âne vert- Les Six Compagnons et l'avion clandestin- Les six compagnons et le carré magique- Les Six compagnons et le château maudit- Les Six compagnons et le cigare volant- Les Six Compagnons et le mystère du parc- Les six compagnons et le petit rat de l'opéra- Les Six Compagnons et le piano à queue- Les Six compagnons et le secret de la calanque - Les six compagnons et l'émetteur pirate- Les Six compagnons et l'homme des neiges- Les Six compagnons et l'homme au gant- Les six compagnons et l'oeil d'acier- Les Six compagnons et les agents secrets

184

Page 185: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

- Les six compagnons et les agneaux de l'Apocalypse- Les six compagnons et les bébés phoques - Les Six compagnons et les caïmans roses- Les six compagnons et les espions du ciel- Les six compagnons et les pirates du rail - Les six compagnons et les piroguiers- Les six compagnons et les skieurs de fond- Les six compagnons et les voix de la nuit- Les Six compagnons hors la loi- Les six compagnons se jettent à l'eau

------------------------------

La famille HLM:

- La famille HLM et l'âne Tulipe- La roulotte de l'aventure- Le bateau fantôme- Le cavalier de la mer- Le marchand de coquillages- Le perroquet et son trésor- Le secret de la malle arrière (HLM2)- Le secret du lac rouge- Les espions du X 35- Les étranges locataires (HLM3)- Luisa contre-attaque (HLM7)- L'homme à la tourterelle- L'homme au noeud papillon- L'homme aux souris blanches- Quatre chats et le diable- Rue des chats sans queue- Slalom sur la piste noire- Un cheval sur un volcan- Vol au cirque (HLM4)

------------------------------

Série Diabolo:

- Diabolo le petit chat- Diabolo et la fleur qui sourit- Diabolo et le cheval de bois- Diabolo jardinier- Diabolo pâtissier- Diabolo pompier- Diabolo sur la lune

------------------------------

Livres scolaires: "Livres de lecture suivie"

185

Page 186: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original

P.-J. Bonzon et M. Pédoja:

- Pompon le petit âne des tropiques. CP.

P.-J. Bonzon:

- Le château de Pompon (CP)- Pompon à la ville (CP)- Le jardin de Paradis (CP, CE1)- La maison aux mille bonheurs (CE1, CE2)- Le cirque Zigoto (CE1, CE2)- Le chalet du bonheur (CE1, CE2, CM1)- Yani (CM1, CM2)- Ahmed et Magali (CM1, CM2)- Le relais des cigales (CM1, CM2)- La roulotte du bonheur (CM2)

***

Voici quelques photos de couvertures de livres de P-J Bonzon (Cliquez sur une vignette pour voir la photo agrandie, puis sur le bouton "Précédente" de votre

navigateur pour revenir à cette page).

***

186

Page 188: Bonzon P-J Le Petit Passeur Du Lac 1956 Original