Bonnes Raisons Ou Mauvaise Conscience 

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    TerrainRevue dethnologie de lEurope

    Collection Ethnologie de la France

    Cahiers d'ethnologie de la France

    26 | mars 1996 :RverRepres

    Bonnes raisons ou mauvaiseconscience ?De l'ambivalence de certains Amazoniens envers la

    consommation de viande*

    STEPHEN HUGH-JONES

    p. 123-148

    Entres dindex

    Thmes : alimentation

    Lieux d'tude : Amrique du Sud

    Texte intgral

    Traduit de l'anglais par Philippe Erikson

    La premire fois qu'ils se sont rendus en Amazonie, mes jeunes enfants furent

    horrifis de voir qu'on y tuait des singes et des aras afin de les manger. Etre

    confronts la mort d'un quelconque animal tait dj assez difficile en soi, mais

    l, c'tait le comble. Comment de telles cratures pouvaient-elles finir dans nos

    assiettes, alors qu'elles taient les habitantes sacres du monde merveilleux des

    livres d'images, des zoos et des jungles lointaines ? Cette situation dev int pire

    encore lorsqu'ils s'aperurent que leurs parents taient non seulement prts

    commettre ce sacrilge, mais s'attendaient ce qu'ils en fassent autant. Dans un

    premier temps, ils s'y refusrent catgoriquement mais, la faim aidant, ils

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    finirent par accepter contrecur. En renclant et titre quasiment

    exprimental, ils consentirent d'abord en grignoter quelques morceaux, puis

    se mirent en avaler des bouches entires. Bien qu'ils n'aient jamais pu

    surmonter totalement le traumatisme de ce rgime exotique, ils bnficirent

    cependant de quelques compensations : un petit singe tamarin dont la mre

    avait t tue la chasse dev int leur animal de compagnie bien-aim, et mme

    les animaux qu'on les obligeait manger procuraient becs, dents, pelages et

    plumes fort exotiques : autant de trsors qu'ils gardaient prcieusement pour

    montrer leurs amis, au retour. Bientt, l'indignation cda le pas l'intrt, et ils

    se mirent attendre impatiemment le retour des chasseurs, avec autant de

    ferveur qu'ils en mettaient auparavant condamner leurs comportements

    meurtriers.

    La raction de mes enfants devant la ralit tragique qui sous-tend la

    consommation de v iande tait trs rvlatrice de leur culture d'origine. En

    Europe, la v iande, et surtout la v iande rouge, a un statut des plus ambigus. On la

    considre volontiers comme la nourriture par excellence, le mets de rfrence

    des festins, des banquets et des repas de famille. On en fait le sy mbole de

    l'abondance, du luxe, de la sociabilit et du bien-tre. Enfin, on y voit le signe et

    la source de la v italit : elle prov ient d'animaux grands et forts, a une

    connotation v irile affirme, et constitue l'aliment de prdilection de ceux qui y

    puisent leur v igueur phy sique.

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    Nanmoins, s'il faut en manger pour devenir fort, il faut galement, pour en

    consommer, tre dj fort. La v iande rouge est une substance puissante, parfois

    difficile ingrer, tant phy siquement que mentalement. Sur nos assiettes et tout

    au long de nos repas, on tempre son ardeur en y associant des nourritures

    d'origine vgtale, souvent blanches, molles, aqueuses ou sucres, de celles qui

    prdominent dans le rgime des malades et des enfants qu'on n'estime pas

    encore assez robustes pour rsister la force de la v iande. Cependant, manger

    de la chair demande galement une force d'un autre ty pe : une force morale qui

    permet d'accepter le fait qu'un rgime carn exige une mise mort. La joie de

    v ivre des uns cote le droit de v ivre aux autres.

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    Etant donn cet tat de fait, on ne saurait s'tonner des fluctuations

    considrables des attitudes face l'alimentation carne au cours des sicles, des

    contradictions entre les ides et les pratiques, des divergences d'opinion quant

    ce qui serait bien ou mal en l'occurrence. C'est d'ailleurs ce qu'illustrent

    parfaitement les travaux de Thomas (1983), Vialles (1987 ) et Fiddes (1991).

    Pour ce qui concerne la France, Nolie Vialles montre comment les abattoirs ont

    t progressivement loigns des centres urbains et soumis une

    rglementation de plus en plus stricte, en somme un nettoiement tant rel que

    sy mbolique des oprations qui s'y droulaient. Pour l'Angleterre, Thomas et

    Fiddes mettent en v idence une baisse constante de la consommation de v iande,

    l'augmentation concomitante du vgtarisme, et le caractre de plus en plus

    passionn des dbats publics relatifs au traitement appropri des animaux,

    allant jusqu' entraner des modifications lgislatives.

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    Ces auteurs tablissent tous une corrlation entre, d'une part, cette

    exacerbation de la sensibilit l'gard de la mise mort des animaux de

    boucherie elle-mme profondment enracine dans nos ides concernant la

    nature de la civ ilisation et, d'autre part, le dveloppement de la socit

    industrielle moderne marque par l'urbanisation galopante et la marginalisation

    du rle des animaux dans les processus de production. Ces transformations ont

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    entran une redfinition de ce qu'est un animal et de ce que devrait tre notre

    relation avec lui. S'loignant d'une v ision dans laquelle l'homme apparaissait

    comme radicalement distinct de cratures qu'il s'agissait de dominer, on s'est

    achemin vers une conception de l'homme comme protecteur d'tres auxquels

    on accorde de plus en plus largement les droits et les devoirs inhrents au statut

    de personne. Pour reprendre les termes de Thomas : C'est ainsi que les

    sensibilits nouvelles et les bases matrielles de la socit humaine se sont de

    plus en plus opposes. Un mlange de compromis et de dissimulation a permis

    jusqu'ici de n'avoir pas rsoudre compltement ce conflit. Mais on ne peut pas

    toujours user de faux-fuy ants et il est bien certain que la question se reposera.

    Cette question forme l'une des contradictions sur lesquelles on peut dire que

    repose la civ ilisation moderne. Sur ce que seront ses consquences ultimes,

    nous ne pouvons que faire des conjectures (1985 : 393).

    Lorsque j'ai lu l'tude de Vialles sur les abattoirs du Sud-Ouest, j'ai t moins

    frapp par les diffrences que par les ressemblances entre ce qu'elle dcrit et ce

    que moi-mme et d'autres avons pu observer en Amazonie : un mme mlange

    d'accommodement et de duplicit l'gard de la mise mort de l'animal et de la

    consommation de sa v iande. Toutefois, en Amazonie, nous n'avons pas affaire

    l'apoge d'un long processus de civ ilisation, mais des socits que les historiens

    caractriseraient plus volontiers d'archaques. La sensibilit moderne est-elle

    vraiment si nouvelle ou a-t-elle toujours fait partie de notre bagage d'tres

    humains ?

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    Pour ma part, je souhaite dfendre la seconde position. A certains gards, les

    attitudes des Amrindiens sont rellement trs similaires celles des Europens

    modernes, et me semblent dcouler en dernire instance de deux problmes

    existentiels trs gnraux, porte universelle, et que l'abattage d'animaux pour

    leur v iande rend particulirement saillants. Le premier drive du caractre trs

    flou de la ligne de dmarcation entre l'homme et l'animal ; le second, de la

    conscience que la prennit phy siologique et sociale des humains dpend de

    l'effritement et de la destruction d'autres composantes du monde v ivant. Je

    voudrais galement montrer que ce terreau commun est souvent dissimul par

    une tendance sy stmatiser et rationaliser les croy ances et les pratiques

    amrindiennes. Cette qute des bons raisonnements culturels qui seraient la

    base de coutumes soi-disant exotiques ne contribue pas seulement une

    surestimation des diffrences culturelles qui nous sparent des Amrindiens,

    mais donne en outre l'impression que leurs ides sont plus homognes et moins

    sujettes au changement historique que ce n'est rellement le cas.

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    Ma discussion sera fonde sur des matriaux provenant de deux ethnies

    tucano du Sud-Est colombien : les Barasana et les Makuna. Tout comme mes

    enfants, mais pour des raisons diffrentes, les Tucano trouvent galement dans

    certains produits drivs de la consommation de v iande une bauche de

    solution quelques-uns des problmes en jeu. Je prfre cependant adopter une

    perspective comparative plus large. Les ethnies amazoniennes ne sauraient en

    effet tre env isages comme autant de tribus distinctes, chacune pourvue de ses

    propres coutumes et croy ances. Mieux vaut y voir une vaste communaut

    compose de gens divers v ivant dans une aire gographique commune et

    disposant d'un mme hritage culturel. En Amazonie, comme en Europe, les

    attitudes relatives la consommation de v iande varient grandement, non

    seulement d'un groupe ethnique un autre, mais galement selon les indiv idus et

    les priodes historiques.

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    Quelques attitudes amazoniennes l'gard de la viande

    Les Indiens d'Amazonie manifestent pour la v iande une passion et un apptit

    proverbiaux. Un repas qui en serait dpourvu serait indigne de ce nom, et bon

    nombre de langues amrindiennes tablissent une distinction lexicale entre la

    faim ordinaire et la faim spcifique de v iande. Prfre tout autre aliment et

    sujet de conversation favori, la v iande semble toujours manquer, quelles qu'en

    soient les quantits disponibles. Elle joue galement un rle de tout premier

    plan dans le cadre de la sociabilit, suscitant un intrt considrable en tant

    qu'objet d'change trs fortement connot : un homme se doit d'en offrir ses

    matresses pour obtenir leurs faveurs, et ses proches pour raffirmer son statut

    d'poux et de chef de famille ; le partage de v iande entre les maisonnes

    constitue un ciment intracommunautaire essentiel ; les affins s'en offrent pour

    exprimer leurs obligations rciproques, tandis que les changes asy mtriques de

    v iande d'un leader ses dpendants, d'un gendre son beau-pre, d'un

    chasseur nomade un agriculteur sdentaire mettent en scne les diffrences

    de statut et de pouvoir.

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    En dpit de cet enthousiasme pour la v iande, les Indiens d'Amazonie sont

    galement conscients qu'on ne peut abuser mme des meilleures choses. Manger

    de la v iande, surtout celle des grands animaux, entrane des risques tant moraux

    que phy siques et exige une certaine modration. Chez les Achuar, le got trs

    marqu pour la v iande [...] est [...] censur dans le discours et dans les manires

    de table (Descola 1986 : 308), tandis que les Arawet disent qu'ils cessrent de

    s'opposer un contact pacifique avec les Blancs lorsqu'ils furent lasss de ne

    manger que de la v iande (Viveiros de Castro 1992 : 47 ). Partout en Amazonie,

    manger de la v iande sans manioc ou mas est stigmatis en tant que marque de

    sauvagerie. La passion amrindienne pour la v iande doit tre replace dans le

    contexte de ce qu'ils considrent comme l'alimentation idale, ou du moins

    convenable. Lorsque les Trio disent : On peut v ivre sans v iande ; sans cassave,

    on meurt (Riv ire 1969 : 42), ils voquent la disponibilit constante du manioc

    comme nourriture de base, tout en raffirmant son statut d'aliment

    paradigmatique pour la plupart des Amazoniens.

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    Les Barasana et les Makuna de langue tucano apprcient la v iande, mais

    considrent que les humains sont avant tout des consommateurs de poisson.

    Pcher passe galement pour une activ it paisible et dpourvue de risques, par

    contraste avec la chasse, pleine de dangers, d'motions et riche d'une lourde

    charge sy mbolique. Comme pour mieux souligner cette prfrence accorde au

    poisson, on dsigne le gibier d'un terme qui semble en faire une sorte de sous-

    classe des poissons : wai biki, poissons v ieux ou mrs . Ainsi, comme ce qu'ils

    mangent relve toujours de l'une ou l'autre catgorie, on peut dire que les

    habitudes alimentaires des Tucano sont toujours conformes la norme. Les

    Kalapalo du Brsil central prfrent eux aussi le poisson et ne mangent en

    gnral rien d'autre, hormis quelques petits animaux et des oiseaux.

    Officiellement, la v iande des grandes btes est dgotante et ne convient

    qu'aux belliqueuses et froces populations voisines. A l'abri des regards,

    toutefois, certains Kalapalo se dlectent volontiers d'un morceau de daguet ou

    de pcari qu'ils refuseraient, en public, de considrer comme une nourriture

    digne de vritables humains (Basso 197 3 : 16). Comme l'affirme Basso : Ne

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    manger que des choses "convenables" rev ient afficher publiquement qu'on

    assume pleinement la responsabilit qui incombe chacun de se montrer matre

    de soi et respectueux , autrement dit de se comporter en vritable Kalapalo.

    Ici, comme ailleurs dans la rgion, l'emphase sur le contrle de soi rvle un

    conflit entre deux ty pes de prfrences entre ce qu'on pourrait vouloir et ce

    qu'on estime devoir manger.

    Savoir modrer son apptit de v iande sert non seulement dfinir son

    identit, mais encore se protger de certains dangers. Les Tucano attribuent

    bon nombre de maladies l'ingestion de nourritures animales exemptes des

    prcautions rituelles adquates. Les rgles d'v itement se dduisent en

    superposant des catgories de gens et des classes de nourritures, c'est--dire en

    se demandant qui peut manger quoi. Les dangers inhrents aux diffrents

    aliments dpendent autant de la phase du cy cle v ital dans laquelle on se trouve

    que de circonstances particulires. Du point de vue des catgories, les petits

    enfants sont les plus exposs et ne mangent que ce qui est le plus inoffensif ;

    mesure que les jeunes gens progressent vers l'ge adulte, ils rallongent

    progressivement la liste de ce qu'ils peuvent manger, jusqu' ce que, arrivs

    maturit et ay ant atteint l'ge d'lever des enfants , ils aient enfin accs

    l'intgralit de ce qui est jug comestible. Du point de vue de la conjoncture, les

    personnes qui encourent le plus grand risque sont celles qui sont malades, qui

    traversent quelque crise ou quelque priode liminaire, qui ont rcemment pris

    part un rituel ou ont de quelque autre manire t en contact avec le monde

    des esprits et des processus v itaux. Comme si elles rgressaient alors un stade

    infantile, ces personnes doivent ramener leur rgime un niveau moins

    prilleux, ne rintroduisant les aliments plus forts et plus dangereux qu'une

    fois qu'un traitement rituel appropri les aura rendus inoffensifs.

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    La classification des aliments repose sur les catgories naturelles dont elle

    drive, d'autres distinctions tant introduites en fonction de critres tels que la

    provenance, l'habitat, le mode d'obtention ou de cuisson. Les diffrentes classes

    de nourriture sont ordonnes en fonction des risques qu'elles font encourir, ce

    classement refltant galement l'estime dans laquelle ces aliments sont tenus. La

    figure 1 illustre une version simplifie de cette hirarchie des aliments pour les

    Tucano. On y dcle nettement quelques parallles non seulement avec d'autres

    populations amazoniennes, mais encore avec l'Europe (voir figure 2). Chacune

    repose sur des principes similaires, relatifs la taille, au sang et au sacrifice d'une

    vie.

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    Les dangers propres aux diffrentes sortes de v iande dpendent trs

    nettement de la taille et de la quantit de sang de l'animal. La v iande blanche est

    plus inoffensive que la v iande rouge, tandis que celle des grands mammifres

    terrestres pcaris, cerv ids et tapirs est la plus forte et la plus dangereuse de

    toutes. Seuls les adultes en mangent. Les maladies provoques par la v iande

    proviennent soit directement de l'animal qui se venge d'avoir t tu et mang,

    soit des matres spirituels du gibier insults par un manque de respect envers

    leurs droits de proprit. Pour v iter la maladie, les chamanes commencent par

    souffler des invocations sur les aliments en question. De manire logiquement

    conforme la classification esquisse ci-dessus, ces invocations fonctionnent,

    entre autres, en rabaissant les nourritures dangereuses d'un ou deux crans dans

    la hirarchie.

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    En changeant de peau, les poissons peuvent se transformer en gibier. Les

    chamanes, au moy en d'invocations, sont toutefois capables de retransformer ces

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    Explications de l'ambivalence

    animaux en poissons, et les paroles qu'ils utilisent cette fin les dsignent bel et

    bien de termes appropris pour les poissons qu'ils doivent redevenir. De

    manire plus radicale encore, lorsque les chamanes demandent aux matres des

    grands animaux la permission de chasser, ils ne demandent pas des dons de

    v iande, mais plutt des dons de vgtaux. Les invocations qu'ils soufflent alors

    sur le produit de la chasse ritrent cette transformation, changeant la chair

    animale en cassave, bananes plantains, ananas ou autres vgtaux cultivs,

    selon un procd qu'utilisent galement les Piaroa (Overing Kaplan 197 5 : 3). De

    telles pratiques permettent aux Tucano de se considrer comme des vgtariens

    qui mangent aussi du poisson, ce qui n'est pas sans voquer les diffrentes

    pratiques et les procds linguistiques qui permettent de dsanimaliser les

    carcasses dans les abattoirs du Sud-Ouest, suivant une logique que Vialles

    baptise du terme de vgtalisation (1987 : 50-53 et 69-7 0).

    Si une tendance associer la maladie avec la consommation de v iande est trs

    rpandue en Amazonie, il est important de souligner qu'on y trouve galement

    une grande diversit dans les attitudes et les comportements des diffrents

    peuples de cette rgion. Les Tucano ne se montrent ni trs nergiques ni trs

    enthousiastes la chasse ; ils craignent une ventuelle vengeance des animaux,

    observent des rgles trs strictes concernant la consommation de v iande et

    respectent trs scrupuleusement le devoir de rciprocit auquel ils se croient

    tenus l'gard des matres des animaux. Les Jivaro sont en revanche des

    passionns de chasse, bien plus dtendus devant un plat de v iande. Ils v itent

    ordinairement de manger du tapir ou du daguet, mais pas du tout par crainte

    d'une quelconque vengeance ; si celle-ci est un leitmotiv dans les relations

    interpersonnelles, elle ne semble gure jouer de rle dans les relations avec les

    animaux. Les Y anomami sont galement de fieffs chasseurs, mais ont pour leur

    part des ides sophistiques relatives la vengeance animale ; certains sous-

    groupes excluent les tapirs de leur sy stme de prohibitions et les mangent

    volontiers ; d'autres se montrent plus prcautionneux (Tay lor 1981 : 29 ; Smole

    197 6 : 181). En dpit de telles variations, les donnes amazoniennes semblent

    toutes indiquer que la v iande y serait perue comme quelque chose certes de

    largement convoit, mais en mme temps de fondamentalement problmatique ;

    il semble en outre exister une corrlation positive entre la taille d'un animal, et

    l'attirance et la crainte qu'il suscite. Comme le dit Crocker propos des Bororo,

    les grands animaux sont le parangon de ce qui est certes dangereux, mais bon

    consommer (1985 : 143).

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    Bien qu'il s'y manifeste quelques diffrences importantes, parfois sources de

    polmiques, les discussions anthropologiques concernant l'attitude des

    Amrindiens v is--v is de la chasse et de la consommation de v iande semblent

    majoritairement tenir pour un fait acquis que les prfrences alimentaires et les

    attitudes l'gard de la chasse relveraient sy stmatiquement de la rationalit

    cologique ou sociologique, en tant que glose sy mbolique de la relation au

    monde naturel ou l'homologie structurale des relations autrui.

    17

    L'argument cologique se prsente sous deux formes, l'une accordant la

    priorit la science occidentale et la raison pratique, l'autre la science

    indigne et la logique culturelle. Cependant, toutes deux sous-entendent une

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    convergence entre notre notion de l'cologie et la leur. Ross suggre que les

    prohibitions alimentaires amrindiennes s'appliquent tout particulirement aux

    plus grands des animaux parce que ce sont ceux qui seraient les plus sensibles

    la surprdation. Bien qu'ils ne soient pas forcment consciemment noncs en

    ces termes, les tabous qui encourageraient la prdation d'animaux de plus petite

    taille confreraient un avantage adaptatif en favorisant un rendement constant

    plutt qu'une utilisation maximale des ressources (Ross 197 8 : 5). Cette

    emphase sur la dimension pragmatique tendrait considrer la chasse

    uniquement comme un moy en d'obtenir des protines.

    D'un autre ct, Reichel-Dolmatoff adopte un point de vue nettement plus

    sy mbolique, dfendant l'ide que la rglementation et les restrictions relatives

    la chasse reprsentent une stratgie de gestion des ressources fonde sur une

    comprhension rationnelle de l'cologie comme sy stme de flux d'une nergie

    existant en quantit limite, exigeant un quilibre stable entre l'input et l'output

    pour se maintenir (197 1, 197 6). Une bonne partie de ce savoir cologique est

    formul en termes sy mboliques dans le cadre d'une cosmologie plus gnrale

    dans laquelle les implications morales et existentielles de la chasse dpassent

    largement une simple logique de maximisation des retours.

    19

    Dans un registre plus sociologique, Descola (1993, 1994) attire notre attention

    sur l'homologie structurelle entre les rgles qui rgissent respectivement les

    relations sociales et le rapport aux animaux, un fait sur lequel avait galement

    insist Arhem (1991). Descola dveloppe son argumentation propos du

    contraste dj relev entre les attitudes des Tucano et des Jivaro l'gard de la

    chasse. Dans le cas tucano, les relations avec les affins humains et avec l'altrit

    animale sont toutes rgies par un principe commun d'change rciproque, tandis

    que dans le cas jivaro elles sont fondes sur un principe de prdation niant

    l'change pacifique entre l'homme et l'animal. Pour les Tucano, les mondes

    humain et animal constituent des lments d'un immense mtasy stme dans

    lequel les changes doivent tre quilibrs : la mise mort d'animaux doit tre

    compense par la mort d'humains. Pour les Jivaro, la circulation des nergies,

    des substances ou des identits exclut celles des non-humains : le dficit gnr

    par la mort d'un humain doit tre compens par un processus de recy clage au

    sein de la sphre humaine, par le biais de la chasse aux ttes (Descola 1993 :

    118).

    20

    Je ne m'tendrai pas ici sur les mrites respectifs de ces diffrentes thories,

    sauf pour dire que si les attitudes des Europens envers les animaux et la

    consommation de v iande sont complexes et refltent des considrations tout

    la fois pratiques, sociologiques, morales, philosophiques et thiques, il serait

    tonnant qu'il en aille autrement en Amazonie. Bien qu'une mauvaise conscience

    lie au fait de tuer et de manger des animaux soit manifestement une des

    composantes de l'attitude europenne envers la v iande, on a jusqu'ici port trs

    peu d'attention la possibilit qu'un sentiment similaire pourrait pareillement

    constituer l'une des diverses composantes de l'attitude des Amazoniens cet

    gard. Deux des rares exceptions sont la mention, dans le travail de Rival (s.d. :

    10), de manifestations occasionnelles de compassion chez les chasseurs

    huaorani, et la suggestion d'Erikson (1987 ) selon laquelle l'apprivoisement des

    petits des animaux chasss pourrait serv ir aux Amrindiens rparer les torts

    occasionns leurs parents. Descola (1994 : 339) rcuse explicitement cet

    argument, avant de dvelopper des ides qui rejoignent finalement le reste des

    analy ses d'Erikson.

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    L'animal comme personne

    Si l'on interroge les Tucano sur la logique qui rgit leurs rgles et prohibitions

    relatives la chasse et la consommation d'animaux, ils finissent tt ou tard par

    vous faire comprendre que la clef du problme rside dans le fait que les

    animaux ont en fait un statut de personne. Pour citer un chamane makuna : Le

    gibier, ce sont des gens. Ils ont leur propre esprit et leurs propres penses, tout

    comme les humains. Ils ont leurs propres maisons et communauts, leurs

    propres danses, leurs attributs rituels et leurs instruments de musique. Ils ont

    des chefs, des chamanes, des chanteurs, des danseurs et des travailleurs. Chaque

    communaut a son propre territoire (Arhem 1991 : 112). Dans les temps

    my thiques, les animaux et les gens taient parfaitement identiques ; plusieurs

    histoires racontent comment ils se sont partiellement diffrencis. Certaines

    espces ont t animales de tout temps, tandis que d'autres qui ressemblaient

    autrefois plus aux humains ont chou conserver pleinement le statut de

    personne, en gnral cause de leur ignorance et de leur stupidit. Comme le dit

    Descola des Achuar : Le corpus my thologique apparat ainsi comme une

    grande glose sur les circonstances diverses de la spciation, comme un nonc

    minutieux des formes de passage de l'indiffrenci au diffrenci (1986 : 120).

    22

    Leurs origines communes font que toutes les cratures v ivantes sont

    interconnectes et jouissent du statut de personne. Cet tat dpend du contexte

    et comprend diffrents degrs : les gens de chez nous sont plus des personnes

    que les ennemis et les trangers ; la plupart des animaux sont moins pleinement

    des personnes que la plupart des humains et que certains animaux les grands

    prdateurs sauvages, les herbivores et les animaux apprivoiss le sont plus que

    leurs congnres plus petits ou moins domestiqus. Dans une perspective plus

    gnrale, l'quivalence ontologique entre les humains et les animaux implique

    que les relations entre diffrentes sortes d'tres humains, ainsi que celles entre

    ces derniers et les animaux, ne sont qu'une question de degrs. D'apparences

    distinctes, mais galement faits de chair et de sang, les tres v ivants peuvent

    facilement changer d'identit et passer d'un tat un autre, selon un processus

    compar au changement de vtements ou d'ornements. Un tapir est une

    personne revtue d'une peau de tapir. Dans la maison des gens-tapirs ces peaux

    sont accroches le long des murs comme les chemises des hommes blancs.

    Lorsqu'un tapir entre dans sa maison, il enlve sa chemise et dev ient une

    personne. Lorsqu'il en ressort, il remet sa chemise et redev ient un animal.

    Aujourd'hui ( cause des abus des chasseurs), les maisons des gens-tapirs sont

    pleines de tristesse ; leurs peaux accroches aux murs sont toutes troues par

    les balles et taches de sang (Arhem 1991 : 115).

    23

    De telles reprsentations sont fort communes chez les Amrindiens. Bien qu'ils

    tablissent effectivement de nombreux parallles mtaphoriques entre le monde

    des humains et celui des animaux, pour eux, l'ide que ces derniers soient des

    personnes dborde largement du cadre de l'analogie ou de la figure de

    rhtorique. Loin de simplement ressembler des personnes, les animaux en sont

    vritablement, n'en dplaise aux notions cartsiennes qui dominent largement la

    pense occidentale. Descola suggre que c'est le ct apparemment irrationnel

    de ce ty pe de pense qui en a dtourn les anthropologues, les incitant se

    concentrer plutt sur les aspects plus logiques du totmisme. Bien que les deux

    puissent coexister, il avance que : Les sy stmes animistes sont une inversion

    sy mtrique des classifications totmiques. Ils n'exploitent pas les relations

    24

  • 4/8/2014 Bonnes raisons ou mauvaise conscience ?

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    diffrentielles rgissant les espces naturelles afin d'imposer un ordre

    conceptuel la socit, mais utilisent plutt les catgories lmentaires qui

    structurent la v ie sociale pour organiser en termes conceptuels les rapports

    entre les tres humains et les espces naturelles (1993 : 114).

    Je partage cette opinion et n'en conteste aucunement l'utilit. Cependant, le

    superbe agencement structuraliste de cet argument formul en termes d'ordres

    conceptuels parallles occulte le fait qu'un tel animisme implique galement des

    considrations morales sur ce que devrait tre le mode d'interaction convenable

    avec le monde animal. Or, il s'agit ici d'une interaction entre organismes v ivants,

    et non entre abstractions collectives.

    25

    Dans la v ie relle, le caractre personnalis de ces rapports transparat dans

    l'insistance avec laquelle les chasseurs huaorani soulignent que la compassion

    qu'ils ressentent parfois l'gard des animaux passe par l'change de regards.

    Qu'un contact oculaire puisse produire de tels effets illustre un phnomne bien

    plus gnral, dcoulant du caractre intimiste ty pique de la relation que les

    Amrindiens entretiennent avec les animaux. Les rencontrant quotidiennement,

    on finit par en avoir une connaissance approfondie. L'anthropomorphisation des

    plantes et des animaux vhicule beaucoup de notions la fois, et est tout

    autant la manifestation d'une pense my thique qu'un code mtaphorique servant

    traduire une forme de "savoir populaire" (Descola 1986 : 124). Cette

    conception se manifeste galement dans la tendance amrindienne envisager le

    monde travers le regard d'autres tres : Ces poissons se demandent comment

    nous, on fait pour respirer sous l'eau ; le jaguar voit dans le chasseur un jaguar

    venant le dvorer. Cette manire de penser, qui sous-tend une large part de la

    my thologie et du chamanisme amrindien, attribue aux animaux la mme

    intentionnalit que celle motivant les comportements humains. En tant que

    compagnons apprivoiss et en tant que sujets d'innombrables histoires de

    chasse, les animaux suscitent normment d'intrt, d'affection, de respect et

    d'admiration. Ils apparaissent comme une source de plaisir et d'intenses

    expriences motionnelles. Leur comportement, les sons qu'ils mettent et leurs

    drivs corporels surtout dans le cas des oiseaux revtent galement une

    importance cruciale en tant que matire premire et source d'inspiration

    esthtique qui se manifeste dans le chant, la danse et l'ornementation corporelle.

    26

    En disant cela, je ne prtends aucunement que les interactions des

    Amrindiens avec les animaux versent dans le sentimentalisme, ni que leurs

    attitudes envers le monde naturel soient strictement comparables celles qui se

    manifestent dans nos socits par un rapport passionnel aux animaux familiers,

    le vgtarisme ou le militantisme pour le droit des animaux. Rien ne serait plus

    faux. En revanche, je prtends que, mme si la chasse occupe une place trs

    diffrente ici et l, la relation l'animal en Amazonie voque sans ambages ce

    mlange de pragmatisme et d'intimit que l'on trouvait dans les socits

    agricoles prmodernes, celles-l mmes o se sont forges les attitudes

    contemporaines qui y taient dj prfigures et n'en sont que le prolongement

    (voir Thomas 1983). Je voudrais galement laisser entendre que, tout comme

    dans l'Europe contemporaine, la mauvaise conscience entrane par la prise

    d'une v ie est une des composantes de l'ambivalence trs gnralement ressentie

    par les Amrindiens l'gard de la consommation de v iande. Cette mauvaise

    conscience est directement lie au statut de personne confr aux animaux et

    l'intimit caractristique des relations entretenues avec eux. Il ne s'agit

    aucunement d'affirmer que d'autres facteurs pratiques, sociologiques ou

    27

  • 4/8/2014 Bonnes raisons ou mauvaise conscience ?

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    Victimes idales

    cosmologiques ne soient pas tout aussi pertinents, mais insister sur ces

    considrations plus gnrales dtourne l'attention du fait que manger de la

    v iande implique galement une manire d'tre et pose le problme du contrle

    de soi, qui nous concerne tous.

    On peut ds lors se demander quels rapports existent entre les effets de cette

    mauvaise conscience et la slection des proies ainsi que le traitement et la

    consommation de leur v iande. On a vu qu'en Amazonie, comme en Europe, la

    v iande rouge des grands animaux est souvent considre comme l'aliment carn

    par excellence. Mais que faut-il d'autre pour qu'un animal soit comestible ? La

    rponse tient en peu de mots : qu'ils ressemblent aux humains, mais pas trop.

    Les Tucano tablissent une distinction entre ceux-qui-mangent-les-gens

    (masa baara) et ceux-que-les-gens-mangent (masa baare). Les premiers

    sont des jaguars (yaiya), ce qui renvoie une catgorie relative la perspective

    adopte et dont l'acception serait aussi bien rendue par le terme de

    prdateur chez nous, la grive serait le jaguar de l'escargot. Les humains

    entretenant avec les autres animaux le mme rapport que les jaguars , ils ne

    mangent pas les grands prdateurs qui leur ressemblent trop. Les gens qu'ils

    mangent sont des poissons (wai), autrement dit ceux qui sont nettement

    moins gens qu'eux. Comme on l'a dj vu, certains de ces poissons sont

    galement du gibier.

    28

    Ainsi, en raison de la nature dcidment trop humaine de ces traits, le

    caractre agressif, asocial et solitaire des grands prdateurs serait prcisment

    ce qui les rend impropres la consommation. Toutefois, les animaux dfinis

    comme minemment comestibles le sont galement pour ce que leur

    comportement aurait d'emblmatique de la condition humaine, mais cette fois

    de manire positive. On les prsente tour tour comme pacifiques, frugivores,

    vgtariens, inoffensifs, diurnes, territoriaux, sociables, toutes caractristiques

    en somme qui voquent la coopration pacifique et l'harmonie domestique. Ces

    animaux sont donc d'autant plus mangeables qu'ils ressemblent aux humains

    (Basso 197 3 : 17 ; Descola 1993 : 262 ; Rival s.d. : 10). Il semblerait donc que

    ceux que l'on prfre manger incarnent un idal d'humanit lui-mme sy mbolis

    par leur nature grgaire et leurs habitudes alimentaires paisibles, et qui s'oppose

    un autre idal qu'illustre le comportement agressif et solitaire de ceux qui s'en

    nourrissent. Ces idaux renvoient au dimorphisme sexuel : les hommes agressifs

    sont les chasseurs, les femmes sans dfense tant leur v iande . L'ethnographie

    rgionale abonde d'ailleurs de parallles sy mboliques entre la prise du gibier la

    chasse et celle des femmes en mariage, ainsi qu'entre l'alimentation et la

    sexualit. Pour les Tucano, ils recouvrent galement l'opposition entre deux

    manires d'tre et deux idaux masculins opposs : le guerrier dominateur au

    sang chaud, et l'homme de paix , pondr et constamment matre de soi. Ainsi,

    tout comme le comportement des humains l'gard des animaux, le choix des

    proies a des connotations morales, en ce qu'il reprsente un idal humain

    particulier, une identification du mangeur ce qu'il mange.

    29

    La taille et l'habitat doivent galement tre pris en considration. Les tapirs

    fournissent une excellente v iande en abondance, mais leur grande taille, leurs

    murs terrestres, leur nature dbonnaire et leur rgime vgtarien les font

    30

  • 4/8/2014 Bonnes raisons ou mauvaise conscience ?

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    normment ressembler aux humains. Ils posent ainsi, de manire

    particulirement aigu, un dilemme qui sous-tend sy stmatiquement la

    slection des proies, celui qui oppose ce qui est souhaitable sur le plan moral et

    ce qui l'est sur le plan gastronomique. Tant au niveau collectif qu'indiv iduel, il

    faut choisir ce qu'on considre bon manger, et dcider ou non de s'y tenir. Pour

    certains, les tapirs sont des frres, des anctres ou des esprits rincarns, et de

    ce fait, immangeables. Les manger poserait de manire trop criante le problme

    omniprsent bien que latent du cannibalisme inhrent la consommation de

    v iande. D'autres en tuent si l'occasion se prsente, mais n'env isageraient pas

    d'aller en chasser exprs, v itant ainsi les implications d'un meurtre prmdit.

    D'autres ne tueront des tapirs que dans le contexte d'une chasse rituelle

    collective, tandis que d'autres encore en tuent et mangent sans la moindre

    rticence. La prfrence trs gnrale des Amrindiens pour les singes et les

    oiseaux comme gibier de prdilection semble donc reposer sur des donnes la

    fois statistiques et morales. Ces petits animaux arboricoles abondent et sont

    faciles tuer ; ils ressemblent aussi mais pas trop ceux qui les mangent.

    Pour l'une comme pour l'autre raison, ils constituent un bon choix .

    La taille et l'habitat sont galement lis la technologie cy ngtique, qui a elle

    aussi des retombes tant pratiques qu'idologiques. Avant l'introduction des

    fusils, les gros animaux taient gnralement tus avec des lances ou des

    massues. En tant que prolongements du corps, de telles armes sont identifies

    leur propritaire et usager, et rarement prtes d'autres. Les massues et les

    lances ne sont efficaces que si leur utilisateur se montre agressif et emploie un

    maximum de force pour blesser gravement et faire saigner sa v ictime. En

    somme, de telles armes impliquent la responsabilit directe dans la mise mort

    de l'animal, et exigent un comportement sauvage, dbrid, agressif, sanguinaire,

    identique en somme celui qu'on associe gnralement aux jaguars et aux

    guerriers.

    31

    Le gibier plus petit est habituellement tu avec une sarbacane, arme dont les

    connotations sont trs diffrentes de celles des lances et des massues. Quand les

    chasseurs tucano utilisent une lance ou un fusil, ils disent qu'ils tuent du

    gibier . Le terme employ indique clairement qu'on verse du sang et qu'il y a

    blessure. Avec une sarbacane, on se contente de souffler du gibier il n'y a

    pas d'hmorragie et la distance entre le tueur et sa v ictime est mdiatise par le

    souffle et l'air. La responsabilit de l'acte meurtrier demeure donc floue :

    incombe-t-elle au chasseur, son souffle, la sarbacane, la flchette ou au

    poison ? Cette possibilit de transfert de culpabilit rappelle l'ambigut

    entourant l'excution des animaux dans nos propres abattoirs. Comme le fait

    remarquer Vialles (1987 : 49), tant donn que l'animal est d'abord assomm par

    une personne, puis gorg par une autre, on n'est jamais sr de qui a vraiment

    tu en fin de compte. Pour les Tucano, comme pour les Huaorani (Rival s.d. : 19),

    le calme, la patience, la rflexion et la matrise de soi ncessaires pour manier

    une sarbacane s'opposent directement aux valeurs propres au guerrier arm

    d'une lance. Les Kalapalo tablissent un contraste similaire, cette fois entre l'arc

    et la massue (Basso 1995 : 19). Tout comme le choix des proies, le choix des

    armes peut galement reflter une manire d'tre.

    32

    De telles considrations mettent galement au jour le fait que les grands

    animaux sont ty piquement tus au cours de chasses collectives rgies par une

    tiquette des plus strictes. Mme si, s'agissant d'animaux grands et parfois

    nombreux, chasser en groupe se rvle plus efficace, il ne faut cependant pas

    33

  • 4/8/2014 Bonnes raisons ou mauvaise conscience ?

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    sous-estimer l'enjeu social et moral sous-jacent. Dans la chasse indiv iduelle, la

    relation entre le chasseur et sa proie est relativement quilibre. Dans la magie

    de chasse et dans les rcits cy ngtiques, il est frquemment question de

    sduction, autrement dit d'une aventure dont l'issue est toujours incertaine

    puisque la v ictime potentielle a toujours le loisir de s'enfuir. Par contraste, les

    chasses collectives sont anony mes, massives, et peuvent dboucher sur le

    massacre de bon nombre d'animaux (jusqu' trente ou plus) qui n'ont pour ainsi

    dire aucune chance de s'chapper. Ces chasses collectives n'impliquent

    l'utilisation d'aucune magie, et leur idiome est celui de la guerre.

    Dans toute l'Amazonie, les pcaris lvres blanches ont un statut trs

    particulier. Sans territoire fixe, ils se dplacent en larges hordes, et savent se

    dfendre avec leurs canines pointues lorsqu'on les attaque. Partout dans la

    rgion, ils incarnent l'image de l'ennemi sauvage, en maraude. Bien que toute

    chasse collective connote d'une manire ou d'une autre la guerre, cet effet est

    encore amplifi par le nombre lorsqu'il s'agit de pcaris. Dans le cas des Arawet,

    auxquels la guerre fournit la clef mme de l'ex istence, le meneur d'une chasse

    collective revt les attributs sy mboliques du tueur. En l'occurrence, la nature

    homicide sous-jacente tout acte cy ngtique affleure plus qu' l'accoutume, et

    se concentre sur un indiv idu donn (Viveiros de Castro 1992 : 132). Les WaiWai,

    pour lesquels la guerre semble nettement moins importante, adoptent une

    tactique inverse. Ici, bien qu'on sache gnralement trs bien qui a tu quoi, la

    responsabilit dans le massacre des pcaris est partage entre tous, comme le

    souligne en outre le fait qu'on rpartisse toute la v iande dans un cercle

    volontairement bien plus large que celui form par les seules familles des

    chasseurs (Mentore s.d.).

    34

    Dans toute la rgion, ces chasses collectives et les festins subsquents ont

    quelque chose de nettement orgiaque qui les distingue de la v ie ordinaire (Rival

    s.d. : 21 , Overing Kaplan 197 5 : 56, Mentore s.d., Viveiros de Castro 1992 : 133).

    Comme lors du carnaval, ou carne-vale , sorte d'adieu la v iande avant la

    priode maigre du carme, ces agapes alternent avec des priodes de pnurie

    relative, au cours desquelles, indpendamment des fluctuations habituelles des

    rendements de la chasse, le temps consacr cette activ it est considrablement

    rduit. Cela apparat trs clairement chez les Tucano dans l'alternance

    saisonnire entre des ftes intercommunautaires base de poisson ou de la

    v iande obtenue en commun, et des ftes plus circonscrites base de fruits

    sy lvestres, autrement dit entre des modes d'existence pour l'essentiel tantt

    carnivores, tantt vgtariens (Hugh-Jones 197 9 ; 1995). D'une ethnie l'autre,

    on constate des variantes dans la manire d'assumer la drive cannibale

    qu'implique la v iande : certaines l'acceptent avec enthousiasme, certaines la

    temprent en valorisant la restriction, et d'autres enfin cherchent l'v iter en

    priv ilgiant le poisson.

    35

    Le laisser-aller qui accompagne ces v iolentes tueries et les festins orgiaques

    qui s'ensuivent est souvent tempr par une tiquette exigeant une retenue

    d'autres niveaux. De nombreux groupes insistent sur le respect d par le

    chasseur sa proie, sur l'obligation de tuer proprement, de ne pas blesser ni

    mutiler, et de ne pas chasser plus que ncessaire (Kensinger 1981 : 163 ; Crocker

    1985 : 142 ; Descola 1994 : 258 ; Morton 1984 : 33). Cette dernire rgle a pour

    rciproque que les grands animaux, tels le tapir, le daguet et le pcari, ne

    devraient tre tus que si leur v iande abondante est rpartie suivant des liens de

    parent au sein d'une ou de plusieurs communauts. Comme le dit Mentore

    36

  • 4/8/2014 Bonnes raisons ou mauvaise conscience ?

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    L'conomie du sang, de la fourrure etdes plumes

    (s.d. : 12) des WaiWai, c'est l'change et le partage de la v iande ainsi que le fait

    qu'elle soit cuite et mange au cours de repas fortement ritualiss qui distinguent

    les trs flins chasseurs des jaguars vritables. Les humains soumettent leur

    ingestion de nourriture un contrle intellectuel collectif, tandis que les jaguars

    chassent isolment et se montrent assez gostes pour manger de la v iande crue

    tout seuls dans leur coin. Dans les chasses collectives, grce cette injonction du

    partage, la relation normalement tablie entre un chasseur donn, sa famille et

    un animal particulier se transforme en une relation globale entre une

    communaut d'humains et une espce animale.

    Les matres des animaux auxquels les chamanes tucano adressent leurs

    requtes de gibier contrlent aussi leurs sujets en tant que collectiv it, et on ne

    devrait gnralement s'adresser eux que dans le contexte de ftes

    communautaires. La mainmise des chamanes sur toute l'affaire reflte donc la

    finalit sociale laquelle la v iande est promise ; ils exercent normalement trs

    peu de contrle sur la chasse indiv iduelle dont le produit plus modeste se voit

    rarement partag au-del de la famille ou d'une petite maisonne. Si le chamane

    fait son travail correctement demandant une autorisation pour chaque animal

    tu et rtribuant les chasseurs avec des dons de tabac et de feuilles de coca , et

    si par ailleurs les gens respectent les rgles et se comportent comme il sied de

    vritables humains, les frontires entre eux et le rgne animal demeurent

    intactes. C'est seulement quand les gens se comportent stupidement et

    dsobissent que les choses vont mal. Alors, comme dans les my thes, c'est leur

    propre ignorance et leur stupidit qui causent la perte de leur humanit. Leurs

    mes sont captures par des tapirs et des pcaris spirituels appels ingreurs

    et servent renouveler le stock des mes (soori masa) animales. Au lieu de se

    rincarner dans des tres humains, ils rev iennent sous la forme d'animaux de la

    fort.

    37

    Une fois tus, les animaux doivent encore tre soumis toute une srie

    d'oprations drives et complmentaires la boucherie, l'limination des

    dchets, la cuisson et le traitement chamanique avant que leur v iande puisse

    tre consomme en toute scurit. Au-del de leur fonction purement pratique,

    ces oprations assurent galement une bonne circulation des essences v itales

    des humains et des animaux, chacun dans le domaine qui lui est propre. Une fois

    encore, tout cela voque l'ensemble d'ides analogues que Vialles a mises en

    v idence pour l'Europe (1987 : 139 sq.).

    38

    Les plus grands des animaux sont parfois v iscrs l'endroit mme o on les

    a abattus, mais les Tucano les dcoupent normalement au bord d'une riv ire ou

    d'un ruisseau proche du v illage, dans une zone marginale entre la fort et la

    maison, qui sert aussi pour la baignade et l'amarrage des pirogues. Par

    comparaison avec la boue et le sang ramens de la traque, la riv ire ressort

    comme un lieu propre, comme c'est galement le cas en Europe, o l'on installe

    les abattoirs au bord des riv ires (Vialles 1987 : 87 ). Dans les deux cas, l'eau sert

    nettoy er la v iande du sang qui y abonde. Les Tucano ont une vritable

    aversion pour l'ingestion de sang, et se montraient horrifis par mon habitude de

    39

  • 4/8/2014 Bonnes raisons ou mauvaise conscience ?

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    sucer un doigt coup. Pour dbarrasser la v iande de son sang, il faut la faire

    bouillir longtemps ou la fumer jusqu' ce qu'elle soit parfaitement sche. La faire

    rtir serait non seulement du gchis dispendieux, mais aurait encore

    l'inconvnient de ne vous dbarrasser ni de l'odeur ni de la vue du sang.

    Ce rejet du sang a aussi des cts positifs. Le sang reprsente la force v itale la

    fois des gens et des animaux, et si chacun doit conserver le sien, il ne faut

    aucunement les mlanger. Consommer du sang serait se conduire en jaguar et

    rev iendrait brouiller les frontires substantielles et morales qui assurent la

    distinction des identits respectives des humains et des animaux. Il faut donc

    laisser le sige de la v italit des animaux, leurs entrailles et leur sang, s'couler

    vers l'aval, afin que leur principe v ital puisse regagner sa source et laisser une

    viande aussi dsanime qu'inoffensive, l'instar des aliments vgtaux. Cette

    sparation de la v iande et du sang est aussi subtile que celle entre les termes par

    lesquels on les dsigne : rii et ri.

    40

    Les Barasana racontent l'histoire de Warimi, un homuncule moite et

    spermatique n des entrailles de sa mre dpece, abandonnes dans une riv ire

    (Hugh-Jones 197 9 : 27 7 ). Ce rcit suggre que l'limination du sang de la chair

    serv irait aussi sparer les substances nutritives de celles qui sont

    procratrices, v itant ainsi ce qui serait autrement un mlange dtonant ou des

    hy bridations dangereuses. La croy ance piaroa selon laquelle la v iande risque de

    fconder les femmes si on ne la transforme pas en vgtal va dans le mme sens.

    Un autre argument peut tre trouv dans le rle que jouent les riv ires dans la

    conception barasana de la procration. Ria, le mot pour sperme, ressemble la

    fois ri, sang , et riaga, riv ire . Dans la my thologie, les premiers

    humains furent vomis par un anaconda ancestral qui remontait la riv ire. Dans

    les pratiques rituelles qui entourent l'accouchement et l'initiation, la naissance

    est une fois encore reprsente comme un passage existentiel de l'aquatique au

    terrestre, et cette reprsentation utilise des images de vomissure ou

    d'jaculation. Avec la mort, le cy cle est boucl. Le corps, plac dans une pirogue

    en guise de cercueil, est enterr sous le sol de la maison et cens rejoindre la

    riv ire des morts. De l, l'me retourne dans une riv ire terrestre et peut

    renatre.

    41

    Le retour d'un principe v ital prcdemment rinc avec le sang a pour

    contrepartie le retour d'une autre sorte de v italit, pour sa part localise dans la

    fourrure et les plumes, toutes deux dsignes du terme de hoa, poil/cheveu .

    Si le sang reprsente le flux inv isible de l'essence interne et a quelque rapport

    avec les processus organiques, les poils/cheveux figurent les aspects plus

    permanents de l'identit externe. Leur croissance est l'indice d'un changement

    organique interne qui, chez les humains, se voit socialiser par la coiffure ou la

    coupe des cheveux. La v italit des cheveux humains peut galement tre

    renforce par l'adjonction d'ornements de plumes d'oiseaux ou de fourrure

    d'animaux, ports sur la tte.

    42

    Les poils du gibier ne doivent pas tre traits la lgre. Avant de

    procder la dcoupe des carcasses d'oiseaux ou de mammifres, leurs plumes

    et poils doivent d'abord tre entirement brls sur un feu de bois. Outre son

    rle pratique, cette opration sert galement recy cler leur v italit et garantit la

    prennit de leur reproduction. Paralllement ce retour phy sique sous forme

    de fume, le chamane utilise des invocations qui produisent le mme effet sur un

    plan inv isible. Ce que les Tucano ralisent par le feu, d'autres groupes

    l'obtiennent en arrachant la peau ou les plumes. Les WaiWai laissent les peaux

    43

  • 4/8/2014 Bonnes raisons ou mauvaise conscience ?

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    des pcaris en lisire de fort afin que leur pre puisse y insuffler une v ie

    nouvelle (Morton 1984 : 43) ; les Y ekuana plument les oiseaux en fort dans le

    but d'assurer la reproduction du gibier (Wilbert 197 2 : 107 ).

    Si la chair et le sang de toutes les cratures v ivantes sont toujours trs

    similaires, l'identit spcifique des gens, des animaux et des oiseaux prov ient de

    leurs ornements et de leurs armes, de leurs plumes et fourrure, de leur

    coloration ou peinture, de leurs dents, becs et griffes. Ces identits matrialises

    incarnent aussi la prennit de la force des groupes ou espces auxquels ils

    appartiennent, et en garantissent la surv ie. Dans le langage des chamanes, tous

    les ornements et toutes les armes de ce ty pe sont kuni oka, un concept qui

    recouvre aussi les notions de titre, d'identit, de vtement, de dfense et d'arme

    dans un sens somme toute trs similaire au concept hraldique d' arme . Outre

    le risque de contamination par leur sang, ce sont prcisment ces armes qui

    rendent les animaux et, dans une moindre mesure, les poissons si dangereux

    manger. Dans le pass, les diffrents groupes tucano partaient en expdition

    contre leurs ennemis et pillaient leurs armes incarnes par des botes

    contenant des ornements et d'autres objets de valeur. Dans les expditions

    motives par la qute de v iande, on vole galement les armes des animaux,

    et on les assimile en mme temps que leur chair. Les animaux trouvent ce pillage

    dtestable. A moins qu'on ne prenne les prcautions ncessaires, leurs esprits

    utilisent leurs armes pour se venger et rendre les gens malades. Cette action

    est tout la fois une atteinte leur intgrit corporelle et une manire de

    brouiller leur identit afin qu'ils ne puissent plus conserver leur forme humaine.

    44

    Lorsqu'ils soufflent leurs invocations sur la nourriture avant les repas, les

    chamanes enlvent ces armes et les remettent dans les maisons de leurs

    propritaires. Les esprits animaux utilisent ces armes et ces ornements lors des

    ftes et des danses les priodes de cour et de frai des animaux et des poissons

    qui assurent la reproduction de l'espce concerne, tout comme les ftes et les

    danses des humains assurent la reproduction du monde dans son ensemble.

    Comme le disait un chamane Makuna : Lorsque les gens dansent dans ce

    monde, nos esprits dansent aussi dans les maisons des animaux. Lorsque le

    chamane danse dans ce monde, il inv ite en mme temps les animaux danser

    dans leurs propres maisons ; on les incite se reproduire et se multiplier

    (Arhem 1991 : 113). Derrire toutes ces ides, on trouve premirement un

    rapport la nature qui ne met pas l'emphase sur la domination et l'exploitation,

    mais plutt sur un sentiment de responsabilit envers un monde qui englobe les

    gens et les animaux dans un unique univers moral, et deuximement l'ide d'une

    gestion de la nature parallle celle qui s'est dveloppe dans l'histoire

    europenne moderne et qui sous-tend les attitudes contemporaines l'gard de

    la consommation de v iande (Thomas 1983).

    45

    Bien qu'une partie de la matire premire utilise pour fabriquer des

    ornements humains prov ienne de la chasse, ce sont surtout les poils de leurs

    animaux apprivoiss que les Tucano prfrent cette fin. Ces mascottes sont

    gnralement appeles oiseaux (minia). D'un point de vue moral, elles

    constituent la meilleure source de matire premire parce que, provenant

    d'animaux adopts comme membres du groupe, l'extraction de leurs poils

    n'implique aucun vol. D'un point de vue pratique, ils prsentent l'intrt d'tre

    aisment manipulables, les coloris et les arrangements des poils pouvant tre

    modifis et mis en valeur par le biais de ces pratiques culturelles que sont la

    plumasserie et le tapirage1 . Dans le cas du gibier, autrement dit de l'quivalent

    46

  • 4/8/2014 Bonnes raisons ou mauvaise conscience ?

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    Contrle des autres, contrle de soi

    d'affins, la partie dsanime qu'est la chair peut tre cuite et ingre pour s'en

    approprier la force, tandis que la partie lie l'identit et au potentiel

    reproducteur (le sang, les poils et les armes ) est rendue, thoriquement

    intacte, leurs matres spirituels. Dans le cas des animaux familiers, autrement

    dit de l'quivalent d'enfants, les corps sont soigneusement bichonns, la chair et

    le sang anims restent intacts, mais on s'approprie leurs poils/cheveux pour

    les travailler et en faire des ornements ou des armes ports mme le corps

    du matre.

    Dans des contextes rituels et chamaniques, les ornements corporels ainsi que

    certains instruments de musique peuvent aussi tre appels animal familier .

    Lorsque des ornements sont faits avec les poils/cheveux d'animaux sauvages

    tus pour leur v iande, ce n'est pas l'ensemble de la bte qui est domestiqu, mais

    uniquement les pouvoirs potentiellement prilleux de leurs armes . Les

    animaux ont leurs propres chants et ornements qu'ils utilisent dans leurs

    propres danses de reproduction ; les humains empruntent des chants et des

    ornements aux animaux, les remodlent leur faon, puis les utilisent dans le

    cadre de danses dont bnficie le plus grand nombre. En Europe, la dcoration

    ou fleurissement des carcasses d'animaux (voir Vialles 1987 : 69), un mode

    de cuisson sophistiqu et le dveloppement de l'art de la dcoupe (Visser 1991 :

    227 sq.) contribuent ensemble faire de la v iande l'objet d'un certain souci

    esthtique. Les Tucano, pour leur part, prparent et prsentent la v iande de la

    manire la plus simple, mais le souci esthtique rapparat cependant dans

    l'attention porte aux produits drivs de la chasse.

    47

    Bien que la mauvaise conscience entourant la mise mort d'animaux ne soit

    qu'une des facettes du problme, Erikson avait certainement raison d'y voir l'un

    des facteurs explicatifs de l'enthousiasme des Amrindiens pour

    l'apprivoisement animal. Outre la familiarisation, les Tucano ont recours

    l'esthtique, l'artisanat et aux finesses de l'tiquette, les points saillants de leur

    civ ilisation, pour faire une vertu positive du dilemme moral qu'entrane la prise

    d'une v ie. Dans cet univers digne de Pangloss, si chacun respecte les rgles,

    personne n'est ls de ce qui lui rev ient de droit, la ligne de dmarcation entre

    l'homme et l'animal reste intacte, et tout le monde y gagne. Tout ce qu'on

    demande aux animaux et poliment, encore c'est qu'ils fournissent leur v iande

    aux humains. Etant donn que ce produit v ient sous forme de nourriture

    vgtale, ce n'est gure trop demander. La conclusion de Keith Thomas (1983 :

    393) s'applique autant aux Tucano qu' nous-mmes : pour eux, comme pour les

    modernes que nous sommes, le conflit entre les sensibilits et les fondements

    matriels de la socit constitue l'une des contradictions sur lesquelles repose

    leur civ ilisation. Pour eux aussi, un mlange de compromis et de dissimulation a

    permis jusqu'ici de n'avoir pas rsoudre compltement ce conflit.

    48

    Bien qu'on puisse en retrouver quelques chos chez les Bororo et d'autres

    groupes, je ne prtends pas que mon analy se du cas tucano s'applique

    l'Amazonie tout entire. Nanmoins, ainsi que je l'ai dj soulign, tant donn le

    statut intrinsquement problmatique de la v iande, on devrait s'attendre non

    pas de la similarit, mais plutt de la diversit lorsque les gens se trouvent

    confronts aux tensions et aux contradictions en jeu. Chacun cherche des

    49

  • 4/8/2014 Bonnes raisons ou mauvaise conscience ?

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    solutions en des lieux et temps diffrents. Peut-on rendre compte de cette

    varit ?

    Descola fonde sa comparaison des Tucano et des Jivaro, laquelle il a dj t

    fait allusion, sur la thse plus gnrale selon laquelle il ex isterait une

    homologie entre la manire dont les gens se comportent l'gard de la nature et

    la manire dont ils se traitent les uns les autres (1993 : 112). Tout en trouvant

    fort convaincants l'argument gnral et son application ethnographique

    particulire, il me semble qu'en raisonnant en termes d'homologie structurale

    entre les schmes idologiques de groupes entiers, on laisse trs peu d'espace

    pour la politique, l'esthtique, l'thique et la moralit, et on sacrifie tant la

    variabilit indiv iduelle que le changement historique.

    50

    L'argument de Descola semble impliquer que l'attitude des gens envers la mise

    mort d'animaux pour la boucherie reflte aussi leurs attitudes l'gard du

    meurtre d'autres gens et l'gard de pratiques associes, telles le cannibalisme,

    la chasse aux ttes et autres. Il y a de bonnes raisons pour accepter ce point de

    vue. Les Y anomami et les Arawet, deux groupes pour lesquels la guerre joue un

    rle idologique crucial, sont tout autant proccups par la menace de

    reprsailles de la part des esprits des animaux qu'ils tuent et mangent de mme

    qu'ils sont trs proccups par la vengeance dans les affaires humaines. Mais il y

    a cependant quelque chose que l'on ne trouve ni dans ces ethnies ni chez les

    Jivaro : cette emphase particulire sur la fabrication d'ornements de plumes et

    d'autres insignes crmoniels qui sont si caractristiques des Tucano, des

    Bororo, et des groupes du haut Xingu. Pour tous ces peuples, la plumasserie et

    les autres objets de valeur similaires constituent des vecteurs et des indices de

    civ ilisation et une composante essentielle de leur identit. Comme je l'ai montr

    travers l'exemple tucano, cette laboration des biens manufacturs est

    inextricablement lie leurs attitudes envers la qute de v iande.

    51

    Helms (1993) a attir notre attention sur les significations politique et

    idologique des changes commerciaux au long cours, d'une part, et de

    l'artisanat spcialis, de l'autre, les env isageant toutes deux comme des

    modalits concurrentes mais quivalentes. En acqurant et en transformant des

    biens exotiques qui servent de signes d'un pouvoir cosmique, les lites

    politiques peuvent afficher les valeurs, les qualits et les idaux associs aux

    plus hautes sphres du pouvoir. Dans le cas des changes au long cours, les

    qualits de dominateur et de prdateur ncessaires l'acquisition de pouvoirs

    partir d'une source extrieure dans l'espace horizontal tangible se refltent dans

    les valeurs politiques de ce qu'elle appelle conglomrats d'acquisition

    (acquisitional polities) qui cherchent constamment dominer l'extrieur et

    l' autre afin de renforcer et de lgitimer leur propre centre politique. Dans le

    cas de l'artisanat spcialis, l'inspiration esthtique et un savoir d'un tout autre

    ty pe sont requis pour produire des objets de grande valeur des ornements, des

    chants, des danses, des performances rituelles qui sont autant de

    manifestations de pouvoirs ancestraux intangibles, verticalement situs au-

    dessus d'un centre politico-idologique. Un tel artisanat apparat dans ce que

    Helms appelle les socits super-ordines (superordinate societies), des

    socits plus vastes, plus structures, de celles qui cherchent tendre le ray on

    d'influence d'un centre ordonn par le contrle dfensif des pouvoirs externes

    qui menacent leur intgrit. Dans un rapport de centre priphrie, les socits

    super-ordines et les conglomrats d'acquisition forment des sy stmes

    rgionaux plus vastes.

    52

  • 4/8/2014 Bonnes raisons ou mauvaise conscience ?

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    Ces notions peuvent s'appliquer aux ethnies mentionnes ci-dessus, puisque,

    bien qu'elles se livrent toutes la chasse et au troc, les valeurs qu'elles associent

    ces activ its sont chaque fois radicalement diffrentes. Les groupes tels les

    Arawet, Y anomami, Jivaro fournissent autant d'excellents exemples de

    conglomrats d'acquisition. Tous mettent l'accent sur la domination et le

    contrle de l' autre et sur l'obtention de produits trangers sur le mode de la

    prdation. La chasse, la guerre, l'anthropophagie et la prise de ttes-trophes

    apparaissent en fin de compte comme des formes d'artisanat spcialis autour

    duquel se cristallise la majeure partie de l'attention esthtique et rituelle. Le ty pe

    d'change hautement indiv idualis des Jivaro est ainsi largement li leur dsir

    d'acqurir des pouvoirs chamaniques du dehors, et leurs leaders arborent

    sy stmatiquement les qualits requises pour mener bien de telles activ its

    (Harner 197 2 : 120-125). Grosso modo, ces groupes semblent galement

    prouver moins de difficults que d'autres manger de la v iande. On pourrait

    donc dresser un parallle entre les valeurs de ces conglomrats d'acquisition et

    celles qui se manifestent dans l'idologie europenne voy ant dans la nature

    quelque chose dominer et contrler, une idologie qui, selon Fiddes (1991),

    s'exprime par la valorisation ostentatoire de la consommation de v iande.

    53

    Les socits tucano, x inguano et bororo, pour leur part, relveraient plutt du

    genre super-ordin . Les deux premires constituent des fdrations

    poly glottes regroupant plusieurs communauts v illageoises ay ant une culture

    commune et lies entre elles par le mariage, par l'change crmoniel et collectif

    d'un artisanat soigneusement fabriqu, ainsi que par l'assistance rciproque aux

    rituels des uns et des autres. Pour les Bororo, qui constituent un ensemble

    monolingue, c'est une structure idale commune, inscrite dans le plan mme des

    v illages, qui fait ciment en sous-tendant un sy stme dualiste dans lequel des

    moitis antagonistes promeuvent l'harmonie par une srie d'changes quilibrs,

    dans lesquels des ornements de plumes jouent un rle essentiel (Crocker 1985).

    La cohsion de ces units d'ordre suprieur est galement assure par un code

    moral commun et un ensemble de valeurs partages, lesquelles permettent de

    circonscrire les limites de la communaut au sens large. Chez les Tucano et les

    Xinguano, on tend minorer les valeurs prdatoires et agressives associes

    l'av idit commerciale, la guerre et la chasse, et, dans bien des contextes, on

    va mme jusqu' les rcuser totalement. L'emphase est plutt place sur les

    comportements pacifiques, sur la dimension mditative et contemplative

    d'activ its comme la pche ou la production d'un artisanat de qualit, sur la

    gnrosit dans le troc et les autres ty pes d'change, et dans ce que Basso dcrit

    comme une prestance personnelle "distante", empreinte de modestie, de calme

    et de respect d'autrui (1995 : 15).

    54

    Dans chacun de ces cas, l'antithse de ces valeurs produit le stroty pe des

    voisins hostiles, dpeints comme des brutes sauvages et cannibales. Les

    Xinguano se reprsentent ainsi leurs anciens adversaires de langue carib ou g.

    Les Tucano, eux, stigmatisent les Karijona anthropophages, les Bar

    esclavagistes, et les sadiques seringueros colombiens. Leurs exactions restent

    encore graves dans les mmoires, et ont valu ces trangers plus proches des

    jaguars que des humains le titre de masa baara, ceux qui mangent des gens .

    55

    D'une manire quelque peu diffrente, ces valeurs ngatives se refltent aussi

    dans les attitudes des Tucano l'gard des Mak, groupes de chasseurs semi-

    nomades qui v ivent dans leur territoire. Comme les citoy ens de l'Utopie de

    Moore, excellents jardiniers ay ant renonc aux entreprises sanguinaires et

    56

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    dpendant d'esclaves pour chasser et dpecer leur v iande (voir Vialles 1989 :

    17 2-17 3), les agriculteurs tucano considrent les Mak comme leurs serv iteurs.

    En change de manioc et d'autres aliments cultivs, les Mak fournissent de la

    v iande sy lvestre, permettant ainsi aux Tucano de prserver leur identit de

    pcheurs et de cultivateurs. Comme le disait Grinker des Lese d'Afrique centrale

    en rapport avec leurs serv iteurs Efe, l'opposition chasseur-

    cueilleur/agriculteur est avant tout une reprsentation sy mbolique, une identit

    ethnique prsente en termes conomiques (1994 : 10).

    Il ressort galement de l'argument de Descola qu'une modification du rapport

    d'une population avec des gens autres devrait aussi se rpercuter sur leurs

    attitudes l'gard de la v iande. Dans un ouvrage rcent, Basso utilise l'histoire

    orale des Kalapalo comme source documentaire de la formation de la

    confdration x inguano, processus qui entrana un important rev irement

    idologique. D'une perception dans laquelle les voisins passaient au mieux

    pour des trangers, au pire, et le plus souvent, pour de dangereux adversaires,

    on en est progressivement venu envisager une sphre d'interaction morale

    dbordant largement du cadre troitement communautaire, et reconnaissant

    l'existence d'autres gens anims d'une motivation identique la sienne : le

    contraste entre les Kalapalo et leurs voisins sauvages renvoie donc galement

    une opposition entre leur prsent et leur propre pass (1995 : 17 ).

    57

    Le sentiment de compassion naissante envers d'autres humains s'est galement

    tendu au rgne animal. Dans leurs rcits historiques, les Kalapalo rvlent

    qu'autrefois eux aussi avaient t adeptes des v ices qu'ils dnoncent aujourd'hui

    chez leurs voisins loigns, et qui vont de pair avec la v iolence interpersonnelle,

    l'agressiv it, et bien sr la propension tuer et manger les plus imposants des

    gibiers. De mme qu'ils auraient trs volontiers ( ce qu'ils disent) renonc la

    plupart des v iandes, de mme se seraient-ils galement dbarrasss des activ its

    rprhensibles que pratiquent toujours leurs voisins belliqueux (1995 : 17 ).

    Les donnes tucano ne fournissent aucun indice d'une telle diminution rcente

    de l'ingestion de v iande. En fait, leurs anciens se plaignent mme que

    l'introduction des fusils et un certain relchement des murs auraient entran

    des massacres de gros gibier aussi gratuits qu'excessifs. Cependant, chez eux

    aussi, les diffrentes manires (verbales ou autres) utilises pour dprcier la

    consommation de v iande semblent tout aussi corrles l'ex istence d'une

    confdration de trs large envergure. Qu'aujourd'hui les valeurs lies aux

    guerriers soient rejetes tandis que disparaissent les chamanes-jaguars au statut

    associ la fois la guerre et la chasse, tout cela indique clairement la

    direction que prend l'volution idologique en cours des Tucano. Celle-ci les

    loigne de pratiques et de valeurs qui taient autrefois bien plus dterminantes

    dans leurs v ies (Hugh-Jones 1994).

    58

    L'exemple x inguano nous intresse certes parce qu'il illustre, pour les

    attitudes face la consommation de v iande, un changement historique qui n'est

    pas sans voquer celui qui se produisit en Europe. On le retient cependant aussi

    parce qu'il montre nettement l'articulation entre les idologies collectives et le

    comportement indiv iduel et l'image de soi. Tout cela est loin d'tre ngligeable

    au regard de la prdominance des sy stmes cosmologiques dans bon nombre

    des discussions relatives aux prohibitions alimentaires amrindiennes et la

    conduite envers les animaux. Une focalisation exclusive sur les aspects

    purement sy mboliques des rites tend dtourner l'attention de leurs aspects

    directement iconiques. L'ide que le comportement rituel reprsente l'tat

    59

  • 4/8/2014 Bonnes raisons ou mauvaise conscience ?

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    intrieur du corps prsuppose une distinction claire entre le corps et l'esprit,

    ide qui va d'ailleurs bien souvent de pair avec celle d'une distinction tranche

    entre l'homme et le reste des animaux. Or, j'ai dj eu l'occasion de montrer que,

    pour les Amrindiens, la div ision entre les gens et les animaux tait loin d'tre

    claire et j'aimerais prsent ajouter qu'ils n'tablissent pas non plus de

    distinction radicale entre le corps et l'esprit. L'alternative une v ision

    sy mboliste du rituel consisterait traiter le comportement extrieur comme un

    signe direct, un indice des tats internes qui leur seraient lis de manire causale

    comme autant de parties d'un soi indiv is. Une telle v ision semble mieux

    correspondre la perspective amrindienne.

    Pour ce qui concerne les Tucano et les Xinguano, on peut tablir un parallle

    entre, d'une part, leur rejet des attitudes dominatrices et de l'exercice du

    contrle sur autrui et, d'autre part, leur insistance tout aussi nette sur

    l'autodiscipline et le contrle de soi, dont une des expressions les plus claires se

    manifeste dans les rgimes d'ascse imposs lors des rclusions pubertaires. On

    trouve en effet ici tout un ensemble de restrictions alimentaires qu'il faut

    replacer dans un contexte plus gnral o l'accent est mis sur la discipline et

    l'entranement du corps. Cela inflchit de toute v idence l'image de soi, tout en

    inculquant un ensemble de valeurs morales qui servent de guide de conduite

    l'gard d'autrui. Les Bororo accordent tout autant d'importance la matrise de

    soi, et assument les consquences d'une cohrence entre la manire de se

    comporter l'gard respectivement des humains et des autres animaux, en

    particulier le gros gibier possd par les esprits Bope (Crocker 1985 : 260).

    Crocker crit que l'homme doit apprendre soumettre ses propres pulsions

    organiques des injonctions d'ordre sy mbolique, s'il veut v iter la destruction

    de sa part de tels pouvoirs (v itaux) [...] En respectant les droits des Bope sur un

    ensemble de choses qui sy mbolisent tout ce qui est la fois bon, vain et

    dangereux, les Bororo tablissent un mode de transaction avec la nature

    parallle celui qui gouverne les relations entre humains (1985 : 17 7 ).

    60

    On pourrait aisment affirmer la mme chose des Tucano, chez qui l'obligation

    de jener, la privation de sommeil, les coups de fouet, les bains matinaux d'eau

    glace, l'utilisation d'mtiques, l'abstinence sexuelle et l'emphase sur la

    modration en gnral participent tous d'un ensemble global de formation du

    caractre. Il en rsulte ce que Langdon (1981) appelle une conomie intra-

    psy chique qui tourne autour de la tension entre deux ensembles de valeurs

    antagonistes : faiblesse contre courage ; env ie contre modration ; laisser-aller

    contre autoprivation. De manire significative, le noy au dur autour duquel se

    concentre cette forme de socialisation n'est autre que le comportement

    alimentaire, en particulier s'agissant des nourritures les plus dangereuses,

    commencer bien sr par la v iande. Le rgime asctique des chamanes, leur

    contrle de tout ce qu'ingrent les autres, leur propension souffler des

    injonctions sur les v ictuailles pour les rendre inoffensives, ainsi que leurs

    harangues constantes au sujet de la maladie et de la dcadence morale induites

    par l'autocomplaisance et les entorses aux restrictions alimentaires

    prconises : tout cela reflte certainement la menace de pnuries parfois bien

    relles. En mme temps, elles induisent une anxit gnralise et une mauvaise

    conscience autour de la nourriture et de l'alimentation qui s'expriment mme en

    priode d'abondance.

    61

    Pour avoir vcu avec les Barasana, pour avoir partag leur ordinaire et leurs

    prescriptions, je crois pouvoir avancer que, pour eux comme pour les Kalauna

    62

  • 4/8/2014 Bonnes raisons ou mauvaise conscience ?

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    Conclusion

    de Mlansie, il est bon de penser avec les v ivres dans la mesure mme o le

    fait qu'il soit bon de les manger nous laisse perplexe (Y oung 1983 : 48).

    L'anxit qu'ils manifestent l'gard de la nourriture, leur habitude de se couvrir

    la bouche au moment de parler et de manger, leur manire d'utiliser la

    distribution et la consommation d'aliments comme fondement mme des liens

    de parent et comme manire indirecte d'exercer un contrle social, l'intrt

    quasi obsessionnel qu'ils portent la consommation de feuilles de coca, la

    sophistication et la diversit de leurs discours rituels destins contrler et

    rendre inoffensives leurs ressources alimentaires, le fait, enfin, que leur

    my thologie ressasse les thmes de l'excs et de la modration tant oraux

    qu'anaux : voil autant d'indices permettant de supposer que l'ingestion et

    l'oralit constituent des ples essentiels autour desquels grav itent leur vcu et

    leur culture.

    Pour les Barasana, comme pour d'autres groupes amrindiens, c'est en

    mangeant et en chantant, deux expriences de l'oralit, que l'union entre les

    humains et les animaux atteint son paroxy sme. C'est en tuant et en consommant

    des animaux qu'on transforme leur chair en substance humaine ; c'est travers

    le chant et la danse que les humains transcendent leur tat naturel et ne font plus

    qu'un avec la faune terrestre et les oiseaux. Derrire l'av idit orale se profile la

    menace d'un cannibalisme marqu du sceau de l'indiv idualisme goste ; avec la

    gnrosit orale des chants, des danses et des ftes collectives, les connotations

    potentiellement antisociales d'un rgime carnivore ainsi que l'antipathie et la

    v iolence envers les animaux qu'il suppose se convertissent en communion et

    sy mpathie entre les diffrentes formes de v ie, qui sont la source mme de

    l'existence.

    63

    A la diffrence d'une explication formule en termes de mauvaise

    conscience , les bonnes raisons avances par les ethnologues dans leurs

    tentatives de rationalisation des attitudes amazoniennes envers la mise mort

    d'animaux et la consommation de leur v iande induisent un regrettable effet

    pervers : elles font paratre les Amrindiens plus tranges et plus exotiques qu'ils

    ne le sont en ralit. De telles rationalisations permettent certes de mener bien

    l'exploration approfondie de philosophies sociales de la nature tout fait

    originales, ou de mettre au jour, travers une analy se minutieuse de coutumes

    et de croy ances locales, une certaine forme de sagesse cologique inne. Elles

    ont cependant l'inconvnient de refermer les univers ethnographiques sur eux-

    mmes et ne prsentent apparemment aucun rapport avec le monde moderne. A

    l'oppos, j'ai suggr que l'ethnographie des pratiques cy ngtiques

    amrindiennes pouvait faire l'objet d'une tude compare avec celle des

    attitudes europennes envers la v iande, telles qu'illustres, entre autres, par le

    travail de Vialles sur les abattoirs franais.

    64

    Pour mettre au jour certains points communs, j'ai utilis la notion de

    mauvaise conscience pour ce qu'elle a de commode, de connu et

    d'immdiatement comprhensible. Cependant, mauvaise conscience voque

    une thique du pch et de la culpabilit qui semble difficilement transposable

    dans un contexte amazonien ; peut-tre l'expression plus neutre de malaise

    conceptuel , qu'utilise Erikson (1987 : 105), serait-elle plus approprie. Cela

    65

  • 4/8/2014 Bonnes raisons ou mauvaise conscience ?

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    Bibliographie

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    pos, dans certains contextes du moins, nous autres Europens n'avons aucun

    mal saisir les contradictions et les compromis mis en v idence dans les

    croy ances et les pratiques apparemment tranges des Amrindiens : un niveau

    trs gnral, ils sont en effet enracins dans un mode de pense qui transcende

    les diffrences historiques et culturelles. Lorsqu'il s'agit du comportement des

    animaux, le penchant pour les projections anthropomorphiques fait partie

    intgrante de nous [...]. On peut supposer [...] qu'il a t inscrit dans notre

    patrimoine gntique par la slection naturelle (Kennedy 1992 : 5).

    S'il ex iste indniablement un terrain d'entente, on constate galement

    d'importantes diffrences. Mais il est tout aussi vrai que dans chaque socit les

    attitudes envers les animaux sont si varies, complexes, multidimensionnelles et

    souvent si contradictoires que beaucoup de raisons diffrentes et tout aussi

    plausibles peuvent tre avances pour en rendre compte. Une telle complexit

    devrait nous inciter la prudence lorsqu'il s'agit de comparer l'chelle globale

    les comportements envers les animaux et la nature de diverses socits,

    qu'ils soient perus comme la consquence du dveloppement de l'agriculture

    (Serpel 1986 : 17 4-17 5), ou de l'industrie (Thomas 1983, Lfgren 1985, Fiddes

    1991). Bien qu'il ex iste en effet d'importantes diffrences, celles-ci ne sauraient

    se rduire une opposition monolithique entre culture occidentale et

    populations tribales. Des attitudes qu'on pourrait croire caractristiques de l'un

    ou l'autre ple respect, galitarisme d'un ct, domination, exploitation de

    l'autre ont une fcheuse tendance surgir l o ne les attend pas (voir aussi

    Morris 1995).

    66

    Un autre reproche qu'on pourrait adresser aux analy ses des attitudes

    amrindiennes envers les animaux qui se situent au niveau trs gnral de la

    logique culturelle serait qu'elles tendent faire passer les cultures pour des

    ensembles faits d'une seule pice auxquels les gens adhrent sans aucune

    distance critique. Bien des Anglais pensent que manger du cheval est

    ty piquement franais, mais les Franais ne considrent pas pour autant

    unanimement que la v iande de cheval soit comestible. Dans le mme ordre

    d'ides, j'ai particip, dans la maison commune des Barasana, un repas de

    v iande de tatou gant (Priodontes giganteus) des plus controverss. Tandis que

    le fier chasseur, sa famille et un couple d'ethnologues affams manifestaient

    ouvertement le plaisir qu'ils prenaient ce repas, toutes les autres personnes qui

    assistaient la scne se tenaient ostensiblement l'cart, ridiculisant les

    manires rpugnantes de ceux qui taient accroupis autour de la marmite, et les

    accusant d'exposer l'ensemble de la maisonne au danger et la malchance. Le

    concept de mauvaise conscience prsente un avantage supplmentaire :

    celui de souligner l'ex istence d'une grande marge de libert indiv iduelle, en

    particulier dans le domaine des prfrences alimentaires et des comportements

    envers les animaux. Les diffrences relatives au rgime alimentaire et au

    traitement des animaux servent de marqueurs d'identit ethnique ; elles

    permettent simultanment chacun d'exprimer ses propres prfrences,

    d'afficher une image de soi et une certaine manire d'tre.

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