Bonheur Travail

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68 164 Bonheur et travail, oxymore ou piste de management stratégique de l’entreprise ? 69 par Marie-Pierre Feuvrier 70 Résumé Cet article vise à ouvrir des perspectives pour le management des hommes, au-delà de la gestion du mal-être et du stress. En effet, les nouvelles recherches sur le bonheur, via la psychologie positive, montrent que les salariés plus heureux sont plus performants. Parmi les voies d’accès au bonheur, certaines rendent primordiaux les aspects relationnels. D’autres expliquent en quoi s’engager dans des expériences avec des buts clairs, présentant une optimisation entre aptitudes et défis, procure un sentiment de bonheur ou flow, se traduisant par un investissement majeur de la personne dans son activité. Après une synthèse comparative qui décline les caractéristiques du bonheur au travail, une enquête qualitative auprès de partenaires de la GRh nous permet de vérifier que d’anciens manageurs mettent leurs compétences au service des entreprises pour contribuer à revaloriser plaisir, bien-être ou bonheur, par des formations incluant compétences sociales et déterminants du bonheur. Des freins subsistent, cependant, au lieu d’envisager le bonheur comme un sujet mièvre ou privé, il peut faire l’objet d’une réflexion stratégique permettant de concilier responsabilité sociale des entreprises et performance. Un changement de paradigme à effectuer au service d’une GRH qui deviendrait ainsi un pilier stratégique de l’entreprise. Abstract This paper explores the possibility of opening perspectives for Human Resource Management Practices, taking account not only stress and settlement, but also happiness. Indeed, new researches in positive psychology, highlight that the happier employees are more successful. There are various access roads to the happiness. It can put forward relationship, goals, or flow. When people is completely immersed in an activity and perceive a balance between the challenge of a situation and their own skills to deal with this challenge, they can live « optimal experience », or flow. Obviously, the incentive for engaging in that activity lay in the performance of the activity itself. First, a comparative study about happiness components and happiness at work, allowed us to establish a parallel between the happiness components and the social skills of the organizations. Even if it’s not obvious to deal with happiness in HRM practises, results of qualitative 69. Le présent texte fait suite à une communication au colloque de l’ISC Paris « Management des hommes, hommes de management », sous le titre « Bonheur et travail dans la société française au 21 e siècle » en mai 2012. 70. MARIE-PIERRE FEUVRIER, Doctorante Ph D Education, Université de Sherbrooke et Université Catholique de l’Ouest, [email protected]

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Cet article vise à ouvrir des perspectives pour le management des hommes,au-delà de la gestion du mal-être et du stress. En effet, les nouvellesrecherches sur le bonheur, via la psychologie positive, montrent que lessalariés plus heureux sont plus performants.

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    Bonheur et travail, oxymore ou piste de management stratgique de lentreprise ?69

    par Marie-Pierre Feuvrier70

    Rsum

    Cet article vise ouvrir des perspectives pour le management des hommes, au-del de la gestion du mal-tre et du stress. En effet, les nouvelles recherches sur le bonheur, via la psychologie positive, montrent que les salaris plus heureux sont plus performants. Parmi les voies daccs au bonheur, certaines rendent primordiaux les aspects relationnels. Dautres expliquent en quoi sengager dans des expriences avec des buts clairs, prsentant une optimisation entre aptitudes et dfis, procure un sentiment de bonheur ou flow, se traduisant par un investissement majeur de la personne dans son activit. Aprs une synthse comparative qui dcline les caractristiques du bonheur au travail, une enqute qualitative auprs de partenaires de la GRh nous permet de vrifier que danciens manageurs mettent leurs comptences au service des entreprises pour contribuer revaloriser plaisir, bien-tre ou bonheur, par des formations incluant comptences sociales et dterminants du bonheur. Des freins subsistent, cependant, au lieu denvisager le bonheur comme un sujet mivre ou priv, il peut faire lobjet dune rflexion stratgique permettant de concilier responsabilit sociale des entreprises et performance. Un changement de paradigme effectuer au service dune GRH qui deviendrait ainsi un pilier stratgique de lentreprise.

    Abstract

    This paper explores the possibility of opening perspectives for Human Resource Management Practices, taking account not only stress and settlement, but also happiness. Indeed, new researches in positive psychology, highlight that the happier employees are more successful. There are various access roads to the happiness. It can put forward relationship, goals, or flow. When people is completely immersed in an activity and perceive a balance between the challenge of a situation and their own skills to deal with this challenge, they can live optimal experience , or flow. Obviously, the incentive for engaging in that activity lay in the performance of the activity itself. First, a comparative study about happiness components and happiness at work, allowed us to establish a parallel between the happiness components and the social skills of the organizations. Even if its not obvious to deal with happiness in HRM practises, results of qualitative

    69. Le prsent texte fait suite une communication au colloque de lISC Paris Management des hommes, hommes de management , sous le titre Bonheur et travail dans la socit franaise au 21e sicle en mai 2012.70. mArie-Pierre FeuVrier, Doctorante Ph D Education, Universit de Sherbrooke et Universit Catholique de lOuest, [email protected]

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    survey with partners of the HRM show that training teachers begin to train managers ou workers to develops, for professional purposes, social skills to be more happy at work. So, instead of envisaging happiness as a precious or private subject, it can be the object of a strategic reflection allowing to reconcile social responsibility of companies and performance. A change of paradigm to be made in which HRM should become a strategic pillar of the company.

    Cet article a pour objectif dclaircir les liens possibles entre bonheur et travail, en mettant en confrontation la fois la demande socitale de bonheur, les avances scientifiques sur le bonheur, et la GRh au travers du capital humain, des comptences sociales et du mal-tre en entreprise. Cette recherche ouvre le sujet avec une focale volontairement large, car elle constitue un dpart des recherches plus fines.

    Plusieurs conceptions philosophiques anciennes, tel lpicurisme ou le stocisme, ont suggr une incompatibilit entre le bonheur et la sphre du travail. Ce nest quau xVIIIe sicle que lide de bonheur commence tre associe au travail (Baudelot et Gollac, 2002). La rationalisation scientifique et technique ayant chass la pense magique et les voies visant percer linexplicable, le travail est devenu en fin de XIXe sicle un acteur du mouvement avec son organisation capitaliste rationnelle. Le travail tait le moyen de subvenir aux besoins vitaux. Il est devenu un moyen dexister via un statut (Baudelot et Gollac, 2002). Le bonheur se trouvait dans ce statut, dans louverture aux loisirs, dans laccs au bien-tre matriel. Le taylorisme ayant montr ses limites (Zarifian, 2010), une revalorisation des tches et la reconnaissance des relations humaines a apport une amlioration, mais a priori une satisfaction en de du bonheur (Baudelot et Gollac, 2002). Mais paradoxalement, ces dernires annes ont prouv que le travail pouvait aussi contribuer son malheur. Nous sommes dans une socit en mutation conomique et sociologique (Montaclair, 2010), entranant les entreprises demander des performances et des comptences de plus en plus grandes. Outre la mdiatisation des suicides au travail, le malheur sexprime dans laugmentation du mal-tre des salaris, du stress ou autres risques psychosociaux (Bourion et Persson, 2010 ; Dejour, 1993 ; Montaclair, 2010 ; Thvenet, 2010, 2011).

    La DRH se voit donc imposer par le ministre du Travail la prise en compte du bien-tre et de la sant mentale des salaris, au-del dune simple gestion du stress (Lachmann, Larose, Penicaud, 2010). Outre la qualit de vie au travail, le rapport Sen-Stiglitz, qui remet en cause le PIB comme lunique indicateur de la performance conomique et du progrs social, propose le bonheur comme une des pistes exploiter (Giraud, 2010). Dans le champ de lconomie, le bonheur du plus grand nombre est envisag comme possible (Layard, 2005 ; Veenhoven, 2007).

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    Lentreprise est en droit de se poser la question, est-ce de son ressort, ou celui de ltat ? (Capron, 2009). Mais la GRH est remise en question par la crise (Thvenet, 2009), et elle doit faire face de nouveaux comportements induits par une politique prcdente froide et cynique (Montalan et Vincent, 2010), tout en prservant la rentabilit conomique de lentreprise. Les salaris accusent une perte de confiance dans lentreprise (Capron, 2005), et activent des stratgies comme la dfiance, la dmotivation, lengagement minimal dans la tche, refusant dtre considrs comme des briques assembler (Montalan et Vincent, 2010). Le capital humain, ensemble des connaissances et des comptences dun individu (Guillard et Roussell, 2010), lui appartenant, il peut trs bien dcider de le mettre en uvre ou pas, a minima ou a maxima (Coff, 1997).

    Depuis les annes 90, lindividu naspire pas travailler pour son sacrifice, et la notion dpanouissement est dsormais associe celle dinvestissement (Baudelot et Gollac, 2002, p. 33). En parallle, la demande socitale de bonheur explose (Algoud, 2004 ; De Smedt, 2003 ; Tkach et Lyobomirsky, 2006). Une tude montre quen Europe, ceux qui travaillent de longues heures sont moins heureux que ceux qui travaillent moins dheures, mais aux tats-Unis cest linverse (Brownstein, 2011). Il semble que dans la socit franaise, bonheur et travail soit devenu un oxymore - le terme travail rappelle cette ralit puisquil drive du latin tripalium, un instrument de torture -, conduisant les gens rechercher le bonheur en dehors de la sphre conomique. Lier travail et plaisir nest plus dans lair du temps (Thvenet, 2010). Des salaris qui convoitent le bonheur hors du travail et ne sy investissent plus pour les uns, ou se transforment en agents conomiques maximisateurs pour les autres (Montalan et Vincent, 2010), la gestion du capital humain, richesse immatrielle de lentreprise, se pose. Or, le capital humain, en termes de comptences sociales, est faible (Cappelletti, 2010).

    Au niveau scientifique, Jusquau tournant des annes 1960 et 1970, les scientifiques dlaissent ltude du bonheur au profit dobjet de recherches plus dignes (Pawin, 2013, p. 177). Les recherches sur le bonheur se multiplient, et remettent en cause un bonheur uniquement matrialiste . En dehors de nos frontires, les sciences de la psychologie en ont fait un courant scientifique, la psychologie positive ou science du bonheur, qui gagne les milieux scientifiques franais : le premier congrs de psychologie positive francophone aura lieu en 2013, lentreprise fait partie des thmes traits.

    Notre article vise donc dterminer de quelle faon ces avances peuvent venir clairer la GRH. Sans se substituer ltat, lentreprise peut avoir un rle de rgulateur relatif des attentes sociales (Persais, 2004). Nous proposons donc dtudier, non pas sous son aspect thique, mais utilitariste, la possibilit pour la GRH dexploiter le lien positif entre la performance sociale de lentreprise (lie la

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    question du mal-tre et aux attentes de bonheur) et sa performance conomique. Nous analyserons les avances scientifiques sur le bonheur, prciserons dans quelles mesures le bonheur au travail est envisageable et quels en sont les freins, prsenterons les comptences sociales dune entreprise, puis tudierons les rsultats dune enqute exploratoire visant vrifier si ces nouvelles considrations sont prises en compte par des accompagnateurs innovants de lentreprise, affichant des intentions en termes de bonheur, plaisir ou bien-tre.

    1. Le bonheur et le bonheur au travail, contexte scientifique

    La psychologie positive tudie de faon scientifique les conditions et processus qui contribuent lpanouissement ou au fonctionnement optimal des gens, des groupes et des institutions (Seligman, 2002). Bonheur et bien-tre sont ses objets dtude. Le bonheur dpendrait non seulement de notre capacit prouver du plaisir, mais aussi nous engager dans des expriences enrichissantes et donner un sens notre existence (Ibid.). Envisager le bonheur professionnel comme lment de GRH part du postulat quil existe bien une activit intentionnelle permettant dintervenir sur la variable bonheur, et autorisant ainsi une action capable de la faire varier. Si les prdispositions gntiques sont relles (Bouffard, 1997), le bonheur na pas seulement un caractre inn. Lyubomirsky, Sheldon, et Schkade (2005), ont en effet dcouvert que les conditions extrieures nagiraient que pour 10%, tandis que lactivit intentionnelle dun sujet pourrait tre proche de 40%. Le bonheur est possible et atteignable (Seligman, 2002 ; Csikszentmihalyi, 2004 ; Veenhoven, 2007).

    Notre recherche globale vise rpondre la question de lducation au bonheur partir de cette intentionnalit, cest donc bien le bonheur qui nous intresse, et non celui de qualit de vie. Gosselin (2005) affirme que les concepts de bien-tre, de qualit de vie et de bonheur sont proches.

    Selon Veenhoven (2007), le bonheur au sens large est li la qualit de vie ou bien-tre. Il nous permet ainsi dy distinguer des qualits extrieures et des qualits intrieures, comme le montre le Tableau 1 ci-dessous.

    Tableau 1 : Les niveaux de bonheur selon Veenhoven (1997)

    Possibilits ou chances dans la vie

    Qualits extrieures (viabilit de lenvironnement)

    Qualits intrieures (habilets)

    Rsultats (ce que lon fait des possibilits) Utilit ou signification de la vie

    Satisfaction- le bonheur au sens restreintcombine intensit et dure

    Les qualits intrieures donnent le bonheur au sens restreint, qui lui-mme est de quatre types, combinant une intensit et une dure : le plaisir (hdonisme),

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    prsent comme passager ; la satisfaction dans des domaines de la vie (le bonheur peut tre la satisfaction dans la carrire), prsente comme durable ; une exprience au sommet (comme une extase mystique), passagre ; la satisfaction de vivre sa vie comme un tout, qui rejoint la conception eudmonique dun bonheur durable. Ces diffrents niveaux nous clairent quant aux diffrences entre les concepts lis au bonheur, qui parlent tantt du bonheur global, tantt du bonheur passager.

    Deux grandes voies encadrent le bonheur restreint de Veenhoven. Les thories ascendantes proposent que le bonheur global provienne de la somme de petits bonheurs. Le travail peut en constituer un aspect modulable. Par contre, les thories descendantes proposent une prdisposition interprter des expriences ou des vnements en positif ou en ngatif : ce ne serait pas la satisfaction au travail qui contribuerait au bonheur global, mais le bonheur global qui rendrait lindividu heureux dans son travail (Bouffard, 1997).

    Nous avons relev trois concepts qui tentent de reprsenter le construit de bonheur. En premier lieu le bien-tre subjectif ou BES (Diener, 1984) reprsente le bonheur hdonique. Il est mesur par les motions positives et la satisfaction dans la vie. En second, le bien-tre psychologique ou BEP (Voyer et Boyer, 2011) reprsente un bonheur eudmonique, li au dveloppement de ses potentiels. Ryff (1995), ou Mass, Poulin, Dassa, Lambert, Blair et Battaglini (1998) ny donnent pas les mmes attributs (Tableau 2).

    Le Tableau 2 ci-dessous propose une synthse des dterminants principaux du bonheur global, ou eudmonique, partir de quelques auteurs.

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    Tableau 2 : Analyse comparative de concepts et dterminants du bonheur

    Critres Ryff (1995), Voyer et Boyer (2001) Mass et al. (1998) Layard (2005)Finhenauer et Baumister (1997)

    type de concepts Bien-tre psychologiqueBien-tre psychologique Bonheur Bonheur

    attributs intrapersonnels

    - acceptation de soi- autonomie- croissance personnelle

    - estime de soi - contrle de soi - bonheur (se sentir bien dans sa peau, jouir de la vie, avoir un bon moral et se sentir en forme)

    - libert personnelle- sant- valeurs personnelles

    ensemble de valeurs (choisies ou acceptes)- sentiment defficacit personnelle- sens de la valeur personnelle- traits de personnalit- capacit dadaptation

    attributs interpersonnels relation avec lautre sociabilit

    - relations familiales- confiance en les gens

    attributs super- personnels

    - but dans la vie- matrise sur lenvironnement

    engagement social (intrts et got dentreprendre)

    travail - projet de vie- but personnels hirarchiss

    Moyens extrieurs

    quilibre (activit professionnelle et familiale)

    satisfaction financire

    Au niveau de lindividu, nous retiendrons que le bonheur dpend de sa satisfaction de soi (quelle se nomme estime de soi, acceptation de soi ou sentiment defficacit personnelle) dune part, et dautonomie dautre part (autonomie, libert, capacit dadaptation). Les bonnes relations sociales sont indispensables, ainsi quun but ou projet dans la vie, que le travail peut incarner.

    Le troisime concept mesurant le bonheur est le flow, dans la voie eudmonique. Csikszentmihalyi (1990, 2004) a mis en vidence le concept de flow, ou exprience optimale, qui permet dobtenir un sentiment denchantement si intense que les gens sont prts investir beaucoup dnergie afin de le ressentir nouveau . Cest pourquoi lauteur qualifie la psychologie de lexprience optimale comme la recherche du bonheur par la matrise de sa vie intrieure. Les conditions du flow comportent huit caractristiques mentionnes dans le Tableau 3.

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    Tableau 3 : Dterminants du bonheur dans lactivit

    Critres Csikszentmihalyi (1990, 2004) Argyle, 1997

    Type de concepts Exprience optimale ou flow Satisfaction au travail

    Attributs intrapersonnels

    - lindividu se centre sur ce quil fait- engagement profond dans la tche- contrle sur ses actions- aptitudes, talents- disparition de la proccupation du soi

    - varit de lhabilet- autonomie

    Attributs interpersonnels compris dans le sens global de la tche, au service des autressignifications de la tche (impact sur la vie des autres)

    Attributs super-personnels (ou supra-personnels)

    - dfi- cible vise claire- lactivit en cours fournit une rtroaction immdiate

    - une tche claire et dfinie- rtroaction sur son efficacit au travail

    Temporalit- perception de la dure altre- heureux aprs avoir vcu lexprience

    Nous y avons ajout comparativement Argyle (1997), pour constater quon retrouve la fois lautonomie, et certains attributs du flow. Une fois les conditions de lexprience optimale runies, toute action de lindividu devient autotlique, cest--dire motivante et valable pour elle-mme. La Figure 1 nous permet de mieux comprendre ce qui peut se drouler en situation de travail. Lorsquune personne a des dfis et que ses talents ou comptences ne sont pas suffisants pour le raliser : elle est dans lanxit. Si au contraire le dfi nest pas assez important, cest lennui. Les deux entranent une baisse de motivation.

    Figure 1 : Exigences de la tche et comptences leves (Csikszentmihalyi, 1990)

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    Le bonheur (ou enchantement, ou bonne qualit de vie) est ressenti uniquement lorsque les motions sont le flow, lexcitation et la matrise, et dans ce cas les personnes seront plus performantes dans leur travail, car elles bnficieront dune meilleure sant motionnelle (Amherdt, 2005). Toute amlioration de sant mentale ou de bien-tre psychologique amne plus de prsence et dengagement dans lentreprise, et cet tat est donn la fois par le sens du travail (contenu), et le sens au travail (contexte) (Morin, 2010). Le flow est en lien avec les deux. Alors quun des paradoxes du travail est dopposer deux images, celle de la contrainte et celle de lpanouissement (Thvenet, 2011), le flow tente de les rapprocher. Autrement dit, en situation de flow, la personne ne peroit plus la tche comme une contrainte, et gagne en panouissement. Cela implique un changement de paradigme, celui de passer dun bonheur diffr, o le travail nourrit dautres buts et la personne doit sadapter un poste, un bonheur ici et maintenant, o cest le poste qui doit sadapter la personne, qui sera ainsi intrinsquement motive. Les salaris plus heureux sont plus performants (Amherdt, 2005 ; Csikszentmihalyi, 2004 ; Lyubomirsky, King et Diener, 2004).

    Le flow est li au niveau dhabilits de chacun, qui englobent aussi des attitudes ou savoir-tre, des aptitudes et des talents dont il faut parvenir prendre conscience (Csikszentmihalyi, 2004). Or si certaines comptences techniques peuvent sacqurir sur les bancs de lcole, les autres talents se contractent dans les expriences de vie. Par contre on peut arriver, en formation, via la thorie du flow, faire acqurir la prise de conscience des talents ou comptences non techniques (Amherdt et Bousadra, 2007). Nous nous sommes alors intresss aux comptences sociales de lentreprise qui vont, elles aussi, au-del des comptences techniques.

    2. Comptences sociales de lentreprise

    2.1. Comptences sociales et bonheur au travail

    Longtemps exprimes en termes de savoir, savoir-faire et savoir-tre, les comptences sont des notions qui doivent prsent tre envisages de manire plus complexes (Le Boterf, 2001). Elles peuvent comprendre des connaissances, des capacits, des attitudes, mais le savoir agir doit se combiner avec les pouvoir et vouloir agir (Ibid.). De surcrot, pour agir avec comptence, un individu devra aussi combiner ses savoirs avec ceux des autres, crant la comptence collective (Amherdt et al., 2000).

    Les comptences sociales, parfois exprimes en savoir-tre , sont utilises de prime abord davantage auprs des cadres et personnels de direction, et se gnralisent travers trois types de comportement attendus des travailleurs : autonomie, prise de responsabilit, communication (Zarifian,

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    1999). Dautres auteurs dfinissent les comptences sociales comme la facult de disposer et dutiliser habilement de comptences cognitives, motionnelles et comportementales de faon obtenir, dans une situation donne, des jugements sociaux favorables (Nadisic, 2008). Dutrnit (1997) envisage les comptences sociales comme un ensemble de capacits essentielles dont la motivation, lanticipation, limage de soi positive, la responsabilit, la matrise de lenvironnement et lutilisation des acquis. Segal (2005) met laccent sur les comptences relationnelles et motionnelles, et Dutrnit (1997) suggre que ces comptences comportent de manire implicite, lide que lon peut se construire et se reconstruire soi-mme, en permanence.

    Comme pour les dterminants du bonheur, nous retrouvons en commun les concepts dautonomie, estime de soi, relations avec autrui, et matrise sur lenvironnement, qui peuvent se nommer ici responsabilits, mais aussi de croissance personnelle. Outre lapproche flow, envisager au travail les liens entre performance sociale, conomique et bonheur des individus par les comptences sociales semble galement pertinent. Pourquoi na-t-on pas cherch activer ces attitudes plus tt ? Outre le fait que laccs aux connaissances scientifiques est rcent, les freins paraissent nombreux.

    2.2. Freins au dveloppement du bonheur au travail

    Nous hritons en occident de la religion chrtienne (Gauchet, 2001 ; Pawin, 2013) o le plaisir pulsionnel terrestre est associ au mal, et a entretenu le mythe selon lequel le bonheur aurait t perdu suite une catastrophe initiale, do son caractre inaccessible sur terre. La consquence du pch originel nest pas le travail, mais sa pnibilit : la sueur de ton front tu mangeras ton pain (Gn 3, 19), verset connu sous ladage populaire Tu travailleras la sueur de ton front .

    Nous venons de voir que les dterminants du bonheur, comme les comptences sociales, sexpriment en termes daccomplissement de soi, motions etc., et relvent plutt dun savoir-tre, et que jusqu prsent, la formation professionnelle ou continue sest applique dvelopper des savoir-faire et oublier le savoir-tre (Segal, 2006).

    Vinel (2011) sindigne propos de la formation continue, car ce domaine est depuis des annes lobjet de toutes les attentions paranoaques des groupements antisecte . En effet, daprs lui, en 2007 la Milivitude, dans son manuel lentreprise face au risque sectaire , avait dress une liste de mots-cls pour dtecter les entreprises de formation sectaires . Il cite quelques exemples qui concernent notre sujet : accomplissement de soi ; enthousiasme ; bien-tre ; confiance ; panouissement ; estime de soi ; vitement des conflits ; gestion de la vie relationnelle ; matrise motionnelle, etc. . La DRH fait rgulirement

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    appel des partenaires extrieurs pour la formation et pour accompagner le changement, aussi confusion et peur de la secte peuvent sans doute constituer un autre frein.

    Dautres freins manent de nos choix ducatifs. En effet, lcole ayant pour fonction principale et officielle de prparer les jeunes leur avenir et lobtention dun mtier (Snyders, 1986), elle ne se proccupe pas de lintrapersonnel, des champs motionnels ou relationnels (Tarpinian, 2006,) de bien-tre ou de bonheur. Les courants pdagogiques dominants raffirment le rle de lcole dans la transmission de savoirs, et lducation nationale ne vise pas le dveloppement des aptitudes et savoir-tre permettant le bonheur. Enfin, deux tudes situent les Franais parmi les plus pessimistes du monde (BVA, 2011 ; Bjrnskov, Datta Gupta et Pedersen, 2007). Nous pourrions galement rajouter le frein li aux reprsentations quant la sparation sphre personnelle et professionnelle.

    3. Vrifications exprimentales

    3.1. Mthodes

    Nous avons alors effectu une tude exploratoire, descriptive et qualitative auprs des partenaires du management de lentreprise, pour dterminer si laccompagnement RH par des cabinets spcialiss se positionne au-del de la simple gestion du stress (Lachmann et al. 2010), si les notions de bonheur, ou autres notions proches (bien-tre, plaisir) apparaissent dores-et-dj en France, si les freins sont effectifs sur le terrain, et si les formations interviennent de manire globale sur les comptences sociales.

    Nous avons ralis des entrevues semi-diriges, avec un guide contenant un certain nombre de questions principales qui servent de grands points de repre (Deslauriers, 1991). Lchange est verbal (avec prise de notes), le chercheur se laissant guider par le flux de lentrevue, en abordant les thmes gnraux quil souhaite (Savoie-zajc, 1997), relanant par des probes si besoin.

    Nous avons vis les sites dployant des formations affichant dune part un lien avec le management des hommes, et affichant un apport en termes damlioration du bonheur et/ou bien-tre, des salaris et/ou des quipes. Lchantillon est slectionn par double entre entre les pages jaunes et les sites Internet contenant bonheur ou ses synonymes (Rey, 2005) : joie, plaisir, srnit, panouissement, bien-tre. Le caractre innovant de la formation est un critre de slection supplmentaire, pour viter le simple coaching individuel, laccompagnement au changement, ou de la simple formation gestion de stress . Nous nous sommes centrs sur les rgions Bretagne et Pays de Loire, pour des raisons pratiques de dplacement. 45 sites web ont t visits, 9 cabinets ont t contacts, 6

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    entrevues ont eu lieu. Pour exploiter les donnes, nous avons effectu une analyse thmatique partir des traces crites sur les sites web et les programmes de formation ou daccompagnement et des entretiens.

    3.2. Rsultats

    Sur les 9 sites web (ou plaquettes) slectionns, nous avons repr explicitement dans 4 sites le bien-tre des salaris annonc comme un devoir pour lentreprise ou comme un lment fondamental du capital humain. Bonheur na t point que sur un seul site, mais pour tous les autres au moins un synonyme de bonheur a t point en page daccueil, et ce pour un cadre exclusif professionnel, sauf pour un des sites pour lequel le travail constituait un lment parmi dautres. Les rsultats sont prsents en quatre grands thmes.

    - Profils et parcours : Les 6 personnes interroges, grantes de leur centre de formation ou de consulting, ont toutes un long parcours prcdent avec lentreprise, 4/6 comme grants (allant de la TPE la trs grande entreprise), 2/6 comme consultants. 3/6 travaillent avec un partenaire ou associ, les trois autres fonctionnant en quipes de quelques collaborateurs. Deux groupes plus importants taient viss, mais nont pas donn rponse la demande dentrevue. Mme sils ne lemploient pas tous, lexpression bonheur au travail nen a choqu aucun, tous ont t capables de donner spontanment leur propre dfinition du bonheur au travail. la question pourquoi avez-vous mis en place ces formations et/ou accompagnements , nous avons constat quils avaient tous vcu des situations de souffrance au travail, relates de faon vcue directement par quatre dentre eux, les deux autres par le biais du constat direct de situations. 5/6 expriment avoir expriment sur leur cas personnel et/ou sur leur propre entreprise la mthode quils divulguent avant de crer leur cabinet : On ne peut pas donner ce que lon na pas en soi , exprime lun dentre eux. Le tableau suivant donne une ide du nombre de personnes quils ont accompagnes ou formes avec leur statut de formateur et/ou consultant (les lettres dsignant au hasard les cabinets interrogs).

    Tableau 4 : Prsentation des entreprises de formation interroges A B C D E F

    Salaris 8000 pers. 7000 - - milliers -Manageurs Non diffrencis 800 100 40 Non prcis 15Entreprises - - - - 50 3Anciennet (1) 25 ans 13 ans 4 ans 3 ans 11 ans 4 ans

    (1) Lanciennet est celle du cabinet ou centre de formation cr, souvent plus rcente que lexprience de chacun.

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    - Besoin de bonheur ou bien-tre :Un seul utilise le mot bonheur dans sa communication avec les entreprises ou salaris, un autre lutilise mais lintrieur dun outil daccompagnement. 3/6 utilisent le terme de bien-tre, 3/6 labordent par laugmentation des potentiels ou de capacits humaines, joie , plaisir , paix , panouissement tant la rsultante attendue.

    Tous expriment le besoin, la ncessit, voire lurgence, de dvelopper la connaissance de soi (3), lamlioration des relations (2) ou les deux (1), 3/6 exprimant que lamlioration de la connaissance de soi contribue laccroissement de ses capacits et donc permet de mieux travailler avec les autres. Le bonheur ou bien-tre nest pas pour eux le point de dpart, mais la rsultante. Lun, accompagnant uniquement des manageurs, cite que le plus important rsultat obtenu est que Les dirigeants comprennent que le bien-tre de toute lentreprise passe dabord par leur propre bien-tre . Un autre parle de confiance retrouve . Un autre explique que : Cest une volution socitale des comportements de lhumain. Avant, commander tait facile, les salaris obissaient aux ordres. On est pass ensuite dobir comprendre, puis participer, et maintenant les salaris veulent vivre ce quils font . Deux expriment quils interviennent sur lautonomie des personnes de faon ce quelles deviennent actrices de leur parcours. Un consultant qui ralise aussi des diagnostics mal-tre en entreprise a employ le terme fort de maltraitance au travail .

    - Comptences ciblesLes mthodes, outils, dures daccompagnement sont trs diffrentes entre les uns et les autres, mais le point commun concerne la prsentation des bases de fonctionnement de lhumain et/ou de ses relations, puis de les faire appliquer, vivre, exprimenter de suite par les participants, en pratique sur eux et/ou pour la comprhension et la satisfaction de soi, puis en application au travail (avec retour dexprience le plus souvent). 4/6 utilisent laccompagnement en groupe, un privilgie la phase coaching individuel avec des regroupements, le dernier quilibre les deux. Tous ont cit explicitement quils permettent une prise de conscience de soi, de son comportement ou de ses capacits, et cette prise de conscience permet au form dvoluer sur ses relations soi, aux autres ou la vie. Quelques exemples tirs de chacun dentre eux :

    1) jai compris quil sagissait dun problme dadaptation au changement, et que la faon de manager habituelle, en logique de processus, ne suffisait plus, et mme ne fonctionnait plus. Le modle le plus efficace devient alors celui de lhumain ; agir sur les relations entre : les personnes et elles-mmes, elles et leur travail et entre les travailleurs entre eux .2) Je travaille sur la connaissance de soi, cest un vritable besoin ; comme les gens nont pas eu lhabitude de chercher cela avant, ils ne savent pas chercher en eux leurs potentiels .

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    3) Cela relve dun comportement, du savoir-tre et non du savoir-faire. On ne peut pas former les personnes, mais les aider trouver elles-mmes .4) dans lentreprise, on gre davantage la comptence et non le comportement. Nous avons des potentiels insouponns dcouvrir, cela nous permet damliorer notre fonctionnement .5) Nos formations visent le mieux-tre par le mieux se connatre et mieux se comporter au quotidien ; cest cette prise de conscience de soi et des autres, qui peut entraner justement la remise en question de certains fonctionnements par la personne elle-mme, au lieu de rejeter classiquement la faute sur lautre .6) Depuis 15 ans nous formions la gestion du stress. Depuis 2003, la vision par le bonheur ou bien-tre est une autre faon de voir ; Nous utilisons un outil qui permet daider les personnes construire leurs valeurs, distinguer ce qui relve de lindividu et ce qui relve de lorganisation. Nous travaillons aussi sur les motions, nous faisions dj de la psychologie positive sans le savoir, mais de manire morcele .

    - Freins relevs par les intervenants : la question ouverte des freins, tous ont eu spontanment des rponses. force de fonctionner en logique de processus, lun voque que les chefs dentreprise acquiesaient, mais en rajoutant quils feraient de lhumain quand ils auraient le temps . Il a constat dans trois grosses entreprises avec lesquelles il a travaill que plus le contexte est difficile, plus on joue sur la contrainte et plus on asservit les salaris . Il propose la logique inverse, en expliquant que cest un changement dans la faon de penser, donc difficile. Un 2me voque que si les besoins sont normes face aux problmes actuels de souffrance au travail, la rponse ne peut pas tre avec les outils RH habituels, ils nont pas les cls, car tant que les personnes nont pas fait la propre dmarche sur eux, cela ne peut pas marcher . Trois expriment explicitement la difficult de se placer sur un terrain de dveloppement personnel vise professionnelle, car en France les barrires dveloppement personnel/thrapie sont grandes, ou les OPCA ne reconnaissent pas ces formations. Deux autres voquent explicitement le systme de pense judo-chrtienne qui ninvite pas considrer le travail comme un plaisir.

    Ces extraits de chacun des 6 entretiens donnent des prcisions :

    1) Les freins principaux proviennent des croyances des gens. Les gens ne croient pas quon peut russir, quon peut avoir du bonheur travailler ou encore : ils croient que ce sont les autres ou les aspects extrieurs qui vont leur apporter le bonheur .2) Manque de temps, et les gens ont lhabitude de fonctionner cerveau gauche , aussi ils ne voient pas ce que cela peut leur apporter []. Quand ils lont vcu, ce nest plus pareil .3) Beaucoup de gens ne prennent pas conscience quil y a quelque chose changer en eux, et accusent les autres. Ensuite, ils ont du mal se reconnatre une vulnrabilit et une fragilit .

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    4) Les dirigeants ne veulent pas que cela se sache quils se font accompagner []. Se faire accompagner est un signe de faiblesse dans notre nature occidentale .5) On na jamais appris tout cela lcole .6) la thmatique du bien-tre au travail na pas de sens pour encore beaucoup de chefs dentreprises, et mme des RH, car ce nest pas la problmatique des oprationnels ; Les PME sont fragiles, manquent de temps, travaillent sans cesse dans lurgence .

    3.3. Synthse et discussion

    Les limites de cette tude proviennent du fait quil sagit de rcits des intervenants et non dobservations directes. Nanmoins, leurs expriences de grances dentreprise, la convergence entre leurs discours, les contenus de leur site Internet, et des tmoignages crits de personnes accompagnes auxquels nous avons eu accs, relativisent cette limite. Dautre part, lchantillon est petit, nanmoins tous sont indpendants les uns des autres et mais ce qui nous a surpris est quils empruntent des mthodes diffrentes, pour aboutir une conclusion similaire sur limportance de dvelopper la connaissance de soi et les comptences relationnelles. Rappelons nanmoins quil sagit dune premire tude dans le cadre dune recherche plus approfondie.

    Nous constatons que les consultants interviews ne sont pas des psychologues mais danciens dirigeants ou cadres avec un fort vcu de lentreprise, et de ce fait nous retrouvons dans leurs discours les constatations sur la dgradation du travail relates en introduction. Ces formateurs tentent dagir sur le mal-tre en agissant sur le soi (motions, savoir-tre, connaissance de soi) et/ou sur les relations, et, mme sils ne lexpriment pas en termes de comptence sociale, avec une proccupation de faire progresser la personne dans ses capacits. Ils valident le fait que le bonheur (ou joie, ou plaisir) a sa place dans le champ du travail, et leurs formations et accompagnements vont dans ce sens, auprs aussi bien de salaris que de manageurs. Un seul a exprim sa connaissance directe dans les travaux de la psychologie positive. Il sagit de consultants formateurs innovants et, par leur vcu, ils semblent apporter une contribution qui va dans le mme sens que les conclusions des travaux en psychologie positive. Les conditions daccs au bonheur sexpriment davantage dans les termes de notre Tableau 2. Tous tentent dagir par des conditions intrieures plutt quextrieures, celles-ci ne sont en effet pas dterminantes pour laccs au bonheur (Csikszentmihalyi, 2007). Finhenauer et Baumister (1997) prcisent en effet qu en occident, la plupart des gens ont une conception du bonheur qui repose gnralement sur des ralits objectives (p. 100). Or la recherche montre quen ralit, les facteurs objectifs influencent peu le bonheur, part les relations interpersonnelles. Limportance de la relation, quelle soit aborde en direct, ou comme une rsultante du travail sur soi, est rapporte dans toutes nos enqutes. Or les relations interpersonnelles

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    sont dterminantes pour le bonheur, et leur gestion va bien au-del dune simple amlioration de la communication, car elle peut impliquer soit un travail sur lmotionnel (Amherdt, 2005 ; Segal, 2005), soit la prise en compte par le manageur de la relation comme besoin fondamental de ltre humain (Forest, 2010). Ces aspects ayant peu t pris en compte jusqu prsent. Au lieu de chercher diminuer le stress, la dmotivation, la dtresse, ou autres maux dont les tudes abondent, la science du bonheur ouvre de nouvelles perspectives sur les conditions dpanouissement de lhumain et de sa performance, et permet de retrouver le plaisir travailler, qui est revaloriser (Thvenet, 2010 ; Zarifian, 2010). Ne soccuper que de la production et de lconomique, sans se soucier de la personne en croissance, condamne les dispositions managriales, comme linverse le ferait galement (Thvenet, 2006).

    Enfin, ltude a valid que les freins envisags sont effectifs au terrain. Le frein supplmentaire est la vision des oprationnels qui nenvisagent pas le lien bien-tre/bonheur et performance conomique, qui devra tre vrifi par dautres tudes. Notons que la plupart des intervenants suggrent quil faut soi-mme avoir fait une dmarche en profondeur de ses savoir-tre pour accompagner les autres vers leur bien-tre, ce qui logiquement devrait sappliquer tous les chelons de lentreprise. Segal (2006) souligne que si les savoir-tre ont dj t ngligs de la gestion des comptences, les normes comportementales posent un problme de rationalisation, mais doivent prsent faire partie des axes forts de la nouvelle gestion des salaris. Mais ce quvoquent sans exception les personnes interviewes, cest quil sagit dun changement de perception des ressources humaines et non de la gestion de nouvelles normes. Il semble que le chemin soit encore long parcourir, mais la crise pourrait avoir acclr la ncessit de lemprunter.

    Personne na voqu le flow dans lenqute, mais nous avons relev chez deux interviews les conditions indirectes : juste niveau dadquation aptitudes et dfis qui active la motivation intrinsque. Le premier en aidant la personne reprer ses talents et ses valeurs, et progresser dans sa carrire en choisissant une progression en accord avec eux. Le second aide les personnes trouver une mission de vie (dfi) la fois suffisamment motivante et proche de ses vraies valeurs pour devenir crateur de sa vie. Le modle dcrit par Csikszentmihalyi (1990, 2004), valid en cadre professionnel, a t labor par ltude de personnes particulirement investies dans leur travail (artistes, chirurgiens, entrepreneurs etc.), recherchant en permanence revivre les conditions dune exprience optimale, car elle leur apportait lenchantement (ou bonheur), et pour laquelle on en a dduit les caractristiques. La thorie explique galement la crativit. Lintgration de cette connaissance pourrait savrer trs utile pour accompagner les personnes qui ne les ont pas encore trouves, recruter des talents (Amherdt, 2005), faire voluer la motivation dun individu ou dune quipe,

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    ou encore amliorer les changements technologiques par la prise en compte de la dimension humaine, via le flow (Agarwal & Karahanna, 2000).

    Conclusion : Bonheur et management des hommes

    Notre tude visait faire prendre conscience aux acteurs de la GRh que sintresser au bonheur nest pas une considration mivre et sentimentale (Lyubomirsky, 2008), lentreprise qui mise sur laugmentation du bonheur pourrait la fois augmenter son capital social, diminuer ses facteurs de contre-performance, et le salari y trouverait une contrepartie de srnit. Cela implique daccorder un vritable rle stratgique la DRH. Argyle (1997) a montr que le bonheur est fortement corrl (coefficient de 0,3 0,5) la satisfaction au travail. Mme si les tudes sur le bonheur proviennent au dpart dun contexte nord-amricain, elles traversent prsent locan, et lapproche bonheur selon la psychologie positive est une autre manire de rpondre aux futures obligations de la qualit de vie au travail. Elle ouvre un changement de paradigme dans la manire denvisager le capital humain.

    Nous navons pas indiqu de relles pistes oprationnelles, les freins sont encore prsents, mais notre enqute, point de dpart dune recherche plus large, indique que dores-et-dj en France des partenaires de la GRH se positionnent dans ce sens et lenvisagent comme vritable facteur davenir. Il ne sagit pas de simples recettes appliquer, nous avons tent de montrer quil sagit dune vritable stratgie dans laquelle les entreprises, disposes investir lalliance efficace de la performance sociale et de la performance conomique, peuvent simpliquer. La recherche est en pleine progression dans ces domaines, un regard pluridisciplinaire (sciences gestion, sciences ducation, sociologie, psychologie) est clairant.

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