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Etudes de l'IUE 2-1993 Bogdan Suchodolski Education permanente en profondeur Traduit du polonais par Irena Wojnar Traduction française révisée par Dominique Bohère Institut de l'UNES CO pour l'Education, Hambourg

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Etudes de l'IUE 2-1993

Bogdan Suchodolski

Education permanente en profondeur

Traduit du polonais par Irena Wojnar Traduction française révisée par Dominique Bohère

Institut de l'UNES C O pour l'Education, Hambourg

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Education permanente en profondeur

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U I E Studies / Etudes de l'IUE

(New series / Nouvelle série)

1. Marcel de Clerck Analphabe'tismes et alphabétisations (au pluriel) 1993 I S B N 92 820 2065 7

2. Bogdan Suchodolski Education permanente en profondeur 1993 ISBN 92 820 2063 0

In preparation / En préparation

Serge Wagner Literacy in Canada

Serge Wagner Alphabétisme au Canada

A d a m a Ouane (éd.) Towards a Multilingual Culture of Education

A d a m a Ouane (éd.) Vers une culture multilingue de l'éducation

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® Institut de l ' U N E S C O pour l'Education 1993 Feldbrunnenstrasse 58 Boîte postale 13 10 23 20110 Hambourg, Allemagne

I S B N 92 820 2063 0

Imprimé par Robert Seemann • Bramfelder Strasse 55 22305 Hambourg • Tel. 040/61 89 46

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TABLE DES MATIERES

Préface vii

Introduction: stratégie de la vie

I. L'éducation permanente: un mot d'ordre à l'époque du progrès scientifique, technologique et social 21

1. Origines du programme et débuts optimistes 21 2. Vision de la cité éducative 32 3. Conditions pour établir la cité éducative:

dépassement des trois aliénations 37 4. Au-delà de la cité éducative 44 5. Bilan d'inquiétudes et sources d'espérance 49 6. Human i sme :

philosophie de l'éducation permanente 51

II. Crise de la civilisation moderne: l'éducation permanente à l'ère des menaces et des angoisses 61

1. Civilisation et éducation à un carrefour 61 2. Apprendre ce qu'on devrait savoir 70 3. L ' h o m m e dans son univers naturel:

domination ou interdépendance? 74 4. Société mondiale: guerre ou paix? 78 5. Culture mondiale: dialogue ou fanatisme? 81 6. Vision de la civilisation idéale 83 7. Alternative 85

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III. L ' h o m m e aliéné dans le monde contemporain: voies difficiles de salut 89

1. Opacité de la réalité sociale 89 2. Sous la contrainte de la production

et de la consommation 93 3. Société libérale et rigueurs de l'ordre 98 4 . Faut-il être fidèle à la culture

ou se libérer des liens de la tradition? 105 5. Education permanente:

domination ou libération? 117

IV. Existence individuelle: dramatique du choix 131

1. 2.

3.

4.

5.

6. 7. 8. 9.

Existence individuelle Premier carrefour: charme du moment présent ou rigueur de la discipline? Second carrefour: hédonisme ou héroïsme? Troisième carrefour: solitude ou monde extérieur? Quatrième carrefour: vide de l'existence ou sens de la vie? Avoir et être Agir et être Créativité: un style de vie Autoréalisation: poétique du moi

131

132

136

139

142 145 149 153 159

Réflexions finales 171

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PREFACE

C e deuxième titre dans la nouvelle série Etudes de 11UE traite les questions de fond concernant les intentions et la réalisation de l'éducation permanente. Malgré les moyens de communication de masse, la cité éducative, selon l'auteur, ne diffuse pas de messages solides et susceptibles de combattre l'acceptation croissante soit d'une vie banale et sans finalité représentée par la consommation, soit de l'un des systèmes de croyances tout prêts qui nient la liberté de l ' h o m m e et qui mènent à la dictature.

Bogdan Suchodolski, décédé le 2 octobre 1992, était un humaniste qui a tenté de redonner à l'éducation contemporaine une continuité historique la rattachant, par un processus de réinterprétation, aux grandes traditions de la culture européene. N é en 1903, il étudia à Varsovie, Cracovie, Berlin et Paris. Il put ainsi réfléchir et agir en tant qu'européen, bien qu'il restât attaché toute sa vie à sa Pologne natale. E n 1938 il fut n o m m é professeur à l'université de L w o w et en 1946 à celle de Varsovie; en 1969 il fut élu au presidium de l'Académie polonaise des Sciences.

Son concept d'éducation culturelle, inspiré par le chercheur berlinois Eduard Spranger, devint l'un des principes de son oeuvre. Cette vision de l'éducation c o m m e l'intermédiaire entre l ' h o m m e et la culture se retrouve dans ses livres Anthropologie philosophique de la Renaissance (1976) et Histoire de la culture polonaise (1986) ainsi que dans le présent ouvrage. L'histoire de l'humanité est conçue par Suchodolski c o m m e une lutte menant à la compréhension de la condition humaine et à la réalisation de soi, rendue possible non seulement par l'étude de la philosophie et de l'anthropologie, mais aussi par l'éducation. Il revient à plusieurs reprises sur la Renaissance et le Siècle des lumières, dans lesquels il voit les plus hauts moments du développement humain - par exemple dans ses

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ouvrages Origines de la philosophie moderne de l'homme (1963) et Développement de la philosophie moderne de l'homme (1967).

Le présent ouvrage, Education permanente en profondeur, nous révèle très clairement la nécessité de faire face à des choix moraux rendus de plus en plus difficiles à notre époque, marquée par l'ébranlement de toutes les valeurs. L'auteur voit l ' h o m m e isolé dans le cosmos, mais conscient de son héritage intellectuel et moral. C e qui est maintenant à faire serait donc de retrouver et de reformer des valeurs libérées de préjugés et d'injustices mais qui ne seraient pas imposées aux autres par ceux qui les adoptent.

Lors d'une conférence donnée dans le cadre du 40e anniversaire de l'Institut de l ' U N E S C O pour l'Education en 1991, Suchodolski revenait sur le m ê m e thème. Il envisageait deux tâches principales pour l'éducation: "Il s'agit d'abord de préparer les jeunes générations à protéger et à reconstruire la civilisation contemporaine et à diriger son développement ultérieur, deuxièmement il faut trouver la réponse aux questions suivantes: C o m m e n t vivre dans ce monde plein de chaos, de menaces, d'injustices et de préjugés? C o m m e n t créer et réaliser les valeurs déterminant le sens de la vie?"

La publication de cette oeuvre contribue à trouver les réponses. Pour résister d'un côté aux fondamentalismes qui offrent des solutions trop faciles, et de l'autre à la consommation trop aisée, l'éducation aurait à prôner non seulement la connaissance des patrimoines culturels du monde , mais aussi la curiosité, la vigilance, la réflexion, voire l'insatisfaction intellectuelle. C'est dans ce sens que nous avons le privilège de permettre à l'auteur de lancer son défi à l'éducation permanente.

Nous avons pu, une semaine avant son décès, lui confirmer la parution prochaine de son dernier ouvrage. Nous tenons à

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remercier M a d a m e Irena Wojnar, qui a traduit le texte polonais, ainsi que M a d a m e Dominique Bohère, qui a revu la traduction française. M a d a m e Sylvie Clerc Wappler a assuré la préparation de la version finale et reçoit également nos remerciements.

Peter Sutton Institut de l ' U N E S C O pour l'Education

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INTRODUCTION: Stratégie de la vie

Problèmes qui tourmentent les h o m m e s contemporains

Nombreux sont les problèmes qui à notre époque préoccupent les êtres humains. Ils concernent avant tout l'avenir de la civilisation, donc le nouvel ordre politique et social qui pourrait protéger le destin de cette terre contre les menaces sans cesse croissantes, et peut-être m ê m e contre une totale destruction. O n exprime et on discute des idées principales pour cet ordre à construire en faveur du développement de l'humanité, malheureusement troublée aujourd'hui plus que jamais par les conflits d'intérêts, par les haines et les fanatismes d'ordre divers, par les paroles vides et trompeuses, par les mythes propagandistes voilant la réalité qui demande une intervention rationnelle.

Bien que les questions sur le destin de la civilisation concernent aussi notre avenir à tous, de toute la population vivant sur cette terre, celles-ci paraissent pourtant éloignées, leur caractère étant d'ordre historico-philosophique et leur étendue universelle. C e sont des questions qui font appel à une conscience bien formée et qui demandent une analyse objective compétente, menant à des points de vue nouveaux et vers de nouveaux horizons compris d'une façon globale et dialectique.

Mais il existe aussi des problèmes à un autre niveau, peut-être plus universels encore, et plus dramatiques; ce sont les problèmes qui pourraient s'exprimer à travers la question: comment doit-on vivre? Il s'agit aussi bien des problèmes essentiels du choix moral, devenu de plus en plus difficile à notre époque marquée par l'ébranlement de toutes les valeurs, que de la capacité de diriger sa propre vie vers un succès et

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vers le bonheur, différemment conçus. Dans ces deux cas, l ' h o m m e contemporain est confronté à des questions difficiles et inquiétantes. Quelles valeurs sont durables, et bien sûr, existent-elles vraiment? Quelle est la base de leur durée? Pour quelles raisons devons-nous y être fidèles? S'agit-il de valeurs nouvelles à notre époque? Si oui, qu'exigent-elles donc de la part de l ' h o m m e ? Quelles sont les justifications de ces valeurs? Q u e veut dire: une vie digne? Quelles sont les raisons d'une telle vie? Quel choix doit-on faire dans les situations de conflit entre les intérêts de l'individu et du bien social? Entre la défense de la vérité et la stratégie de manipuler la conscience des h o m m e s ? Entre la fidélité aux idées morales extrêmes et une stratégie de compromis? Entre l'obéissance à la vision alternative et utopique et l'obéissance au conformisme? Faut-il se soumettre au principe d'une lutte sans égards contre le mal, ou plutôt au principe de non-résistance au mal? Quelle place dans ce conflit doit être attribuée à une stratégie de l'action non-violente? Quelles sont les obligations morales de chacun de nous par rapport au destin de tous les autres humains? Faut-il avoir une responsabilité morale pour les injustices ressenties par les autres, m ê m e à distance? Quels sens gardent les valeurs du sacrifice, du dévouement, de l'héroïsme? Et quelles sont les bases de ces valeurs, leur justification? C o m m e n t pourrait-on les protéger contre leur utilisation pour des objectifs ignobles ou fanatiques? Est-ce que la seule défense contre le fanatisme sont le scepticisme et le nihilisme? O u bien une vie au service de la vérité et de la justice pourrait-elle être conciliée avec les actes de tolérance et de compassion?

Toutes ces questions, et leur liste pourrait être prolongée, sont axées sur un seul problème qui pourrait s'exprimer par les paroles suivantes: C o m m e n t l'être humain devrait-il se comporter dans ce m o n d e difficile et cruel, non seulement pour

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ne pas faire le mal, mais afin de participer à tout ce qui est en faveur du bien?

A côté de ce groupe de questions en existe un autre qui y est lié par des réciprocités diverses, et qui désigne d'une façon directe notre destin personnel. Depuis des siècles on constate que le destin, c'est-à-dire une vie donnée à chacun une fois pour toutes, doit être organisé afin de devenir une vie "réussie". Actuellement cette réussite semble plus difficile que jamais. Qu'est donc une vie réussie? Peut-on la mesurer uniquement aux succès matériels? A de hautes situations? A un pouvoir exercé sur les autres? O u bien, au contraire, à une isolation des "choses de la vie" dans un cadre intime d 'amour ou d'amitié, à la réalisation des aspirations individuelles et des intérêts? U n e vie réussie est-elle peut-être une vie s'exprimant par un travail professionnel bien choisi et permettant une auto-réalisation? O u est-elle une vie sacrifiée au bonheur des autres?

Les problèmes de la réussite dans la vie touchent les problèmes du bonheur. Mais qui est conscient de ce qu'est le bonheur? Celui-ci est si différent pour les êtres humains si variés, aux différents moments de leur vie, et m ê m e changeant dans ces moments que certains aimeraient arrêter et d'autres ne garder que par le souvenir. Et si le bonheur qu 'on aimerait arrêter n'était, c o m m e pour Faust, qu'une limite de notre existence, si cette existence ne constituait qu'une continuité d'événements et d'activités, d'aspirations et d'espérances, de réussites, mais aussi de nouveautés? Il est vrai que, dans un certain sens, le bonheur s'exprime par une quête de bonheur, par une attente, par les efforts faits pour le constituer. Mais quel bonheur? Il n'est pas facile de répondre à cette question à notre époque qui est, pour des millions d'êtres humains, celle d'une civilisation de misère et de faim, d'épidémies anéantissant la population, d'analphabétisme croissant, de discriminations de race et de tribu, et pour des millions d'autres

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vivant dans l'aisance et l'abondance de tous les biens, celle d'une civilisation de la "dolce vita" qui provoque une répulsion. Il ne serait probablement pas exagéré de constater qu'à notre époque un nombre de personnes toujours plus restreint aspire au bonheur, et toujours plus nombreux sont ceux qui cherchent les moyens de se protéger contre les malheurs qui leur arrivent et qui les menacent, les malheurs qui détruisent les h o m m e s . Et ce sont des malheurs de différentes sortes. Les uns sont des coups du destin contre lequel l ' h o m m e n 'a aucune défense. Mais les autres semblent liés avec nos possibilités d'agir et de nous défendre. C e sont tous les conflits intérieurs provoquant des troubles existentiels, conflits qui fatiguent l'individu et qui désorganisent ses contacts avec les autres. L'étendue de ces conflits semble actuellement très vaste. Les individus ressentent ainsi les difficultés intérieures: sur le plan des relations humaines la malveillance et la distance, la jalousie et l'agressivité augmentent. L a vie d 'un individu dominée par l'aggressivité devient source de malheur pour cet individu en m ê m e temps que pour son entourage.

Notre époque se caractérise par une recherche de moyens pour se libérer de ces divers pièges intérieurs. Les espérances de certains individus se dirigent vers les pratiques religieuses de l'Extrême-Orient, vers les expériences du théâtre inspiré par le mouvement de Living. Mais ces espérances se croisent avec le désir de garder cette qualité personnelle tragique et particulière en continuant de vivre différemment des autres. L a clinique psychiatrique devient une sorte de prison où des personnes "normales" détruisent des "aliénés" puisqu'elles en ont peur. Parfois elle représente le symbole d 'un m o n d e fou, d 'un m o n d e à l'envers, c o m m e on disait à l'époque de la Renaissance, dans lequel la liberté et la dignité de l ' h o m m e doivent être détruites par des manipulations que masquent les finalités humanitaires. Devons-nous, dans ce m o n d e fou,

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demeurer des patients dociles, ou bien devons-nous nous défendre, donc défendre l ' h o m m e authentique, à tout prix, m ê m e au prix le plus cher?

U n autre champ de problèmes exprimant la question "comment vivre?" concerne l'authenticité et l'identité de l'existence humaine. Q u e constitue l'essence de m o n propre moi et qui suis-je? Quels sont les êtres authentiques et qui sont-ils, vêtus c o m m e ils le sont de masques sociaux? Puis-je faire vraiment confiance à une société formée d'êtres masqués ou bien dois-je rester isolé? Mais dans ce cas, quel serait m o n point d'appui? C o m m e n t construire m a propre vie? Les notions c o m m e l'honneur et l'honnêteté signifient-elles quelque chose dans notre monde? Si ce n'est pas le cas, tout a perdu son sens et il ne reste que l'horreur. Dans les romans de Joseph Conrad, aujourd'hui de nouveau si actuels, apparaît la problématique du "tréfonds des ténèbres" pour le monde et pour l ' h o m m e présenté dans tout son désespoir. Est-il possible de rejoindre ce "tréfonds de ténèbres" humain et de ne pas en devenir fou? Est-il nécessaire d'y pénétrer? N'est-il pas suffisant de vivre sous la tutelle d'un policier et d 'un voisin bénin? Peut-on pourtant oublier les désastres de la guerre, la cruauté des oppressions qui ont eu lieu dans le passé et qui continuent à notre époque? Peut-on oublier la stupidité féroce et impitoyable, les fanatismes des idéologies? Tous ces conflits sont bien cachés et voilés chez les humains qui cherchent les moyens de bâtir leur vie quotidienne, aisée et calme, à la surface et au-dessus du volcan.

U n e vie de consommateur est-elle vraiment heureuse? Est­elle indépendante? Ses horizons limités par le rythme des appétits et des satisfactions ne sont-ils pas une prison? Elle m è n e finalement à une lassitude et à un dégoût, à une existence stérile. U n e vie authentiquement heureuse a besoin de valeurs dynamiques, qui inspirent et permettent une richesse intérieure

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ouvrant le regard en profondeur sur l ' h o m m e et sur le monde . Elle a besoin des valeurs de la culture, celle-ci étant une grande création humaine bien qu'elle ne soit souvent considérée que c o m m e un bien de consommation, un produit du marché.

Mettons fin à cette liste de problèmes. Elle nous a évoqué les vastes horizons de l'inquiétude contemporaine stimulée par la question sur le sens de la vie et surtout par le caractère double de cette question: comment vivre d'une manière digne? C o m m e n t vivre d'une manière heureuse? Et c'est sûrement à l'éducation qu'incombe la tâche sérieuse et importante de chercher la réponse à ces questions, d'aider les h o m m e s à organiser leur vie pour qu'elle soit pénétrée à la fois de valeurs et de réussites. Ceci est-il possible, et si oui, comment?

O n parle souvent à notre époque d'une cité éducative, en ce sens qu'elle devrait constituter une base pour l'éducation incessante de tous les citoyens. Mais c'est une formule trompeuse et mystificatrice. Bien que la société contemporaine demande en effet une formation universelle, celle-ci ne concerne que le cadre de la préparation au travail et du perfectionnement professionnel. Bien sûr, ceci est important, mais ce n'est pas ici que repose l'essence de l'inquiétude sur les problèmes de la vie. Et ces problèmes du choix et des valeurs de la vie restent justement à l'écart de l'éducation dispensée par la société moderne. Il serait plus juste de considérer c o m m e éducative la société médiévale par exemple, où dans les trois cadres sociaux formés par ceux qui prient, ceux qui défendent et ceux qui alimentent, se formaient les idées et les modèles de la vie de chacun. Et au-dessus de cette différenciation, tous les citoyens subissaient les influences de l'histoire sainte et des cérémonies liturgiques échelonnées selon les rythmes de l'année, et ils croyaient également à la vision d'un royaume divin, royaume de devoirs terrestres et d'espérances. Il s'agissait ainsi véritablement d'une cité

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éducative qui présentait aux h o m m e s une base morale pour les grandes idées et qui les déchargeait du fardeau de la décision sur la manière de vivre. La société actuelle pour sa part possède en effet à sa disposition de puissants moyens de communication de masse, mais à vrai dire elle n 'a rien d'important à communiquer à l ' homme. O n ne peut pas former des individus au moyen de l'écran de télévision dont les images ne reflètent que nous-mêmes, elles ne servent que la publicité importune abaissant la vie au niveau de l'orientation sur les produits du marché et non pas sur le monde des valeurs. Ces images deviennent une tribune d'agitation et de propagande, un moyen pour manipuler les idées et les émotions des masses. U n e société n o m m é e "de masse" ne peut pas être une cité authentiquement éducative.

Elle ne peut donc pas servir d'appui aux gens qui cherchent la réponse à la question "comment vivre et quelles sont les raisons de vivre d'une manière digne?" A u contraire, c'est proprement un effort courageux et responsable qui devrait transformer la société moderne de sorte qu'elle puisse épanouir les h o m m e s au lieu de les borner et de les dépraver.

Personne ne nous dira comment il faut vivre, sauf nous-m ê m e s .

Ce coup d'oeil rapide sur la situation de l ' h o m m e dans la civilisation et dans la société prouve combien la réponse à cette question du comment vivre est actuellement difficile; il nous montre que les h o m m e s s'en chargent de leur propre gré et que cet effort reste le plus souvent solitaire. Cette solitude est parfois considérée c o m m e une vertu héroïque de l ' h o m m e moderne, m ê m e si elle ne sert que les efforts de Sisyphe. D e ce point de vue on abandonne sans regret et avec un courage cruel toutes les instances traditionnelles de l'autorité, de la tutelle, de l'aide. C'est précisément le sens de l'idée de la "mort de l'art" et aussi de celle du "déclin de la culture" qui

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paraissent libérer l ' h o m m e de ses prescriptions. C'est aussi le caractère de la formule de la "mort de Dieu". L ' h o m m e reste donc solitaire dans cet univers immense, étranger et hostile, solitaire m ê m e parmi les oeuvres humaines créées des siècles durant et condamnées au silence par cet acte de fierté et d'indépendance de l ' h o m m e contemporain.

Mais s'agit-il d 'un programme pour tous? O n peut se demander plutôt, s'il n'est pas vrai que la plus grande partie des h o m m e s voudraient entendre une sorte de "bonne nouvelle" moderne qui les aiderait à organiser leur vie de tous les jours, d'une façon digne et respectueuse, heureuse et honnête? Il ne semble pas que notre système scolaire ainsi que les activités pédagogiques extra-scolaires effectuent tout ce qui est possible en faveur de cette aide. O n trouve dans ce domaine une sorte de réserve impuissante, une pudeur stérile. Et finalement, on critique parfois la vie, mais parler d'une vie "digne" semble être d 'un moralisme insupportable. Et pourtant, l ' h o m m e a besoin de bonnes paroles et de bons actes. Erasme de Rotterdam a jadis rédigé le manuel d'un soldat chrétien pénétré des "enseignements salutaires" et quand on l'accusa, déjà à son époque, pour le caractère simpliste de ce manuel, il répondit qu'il était simpliste mais qu'il lui fallait présenter des idées justes. Il ne s'agissait pas de préparer les gens aux disputes de la Sorbonne, il ne fallait que les former pour la paix chrétienne de leur esprit. Le manuel d'Erasme ne voulait pas contribuer aux disputes théologiques, mais faire supporter la vie théologique. Et en critiquant ceux qui se préoccupaient des questions théologiques, qui augmentaient le nombre des commentaires et des synthèses déposés dans les bibliothèques, il se demandait malicieusement comment une telle quantité de livres pouvait nous former en vue d'une vie honnête, si m ê m e une seule vie ne suffisait pas pour les étudier.

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N'est-il pas vrai qu'également dans ce domaine, le grand humanisme de la Renaissance nous a tracé la voie sur laquelle les humanistes modernes devraient diriger leurs pas pour aller à la rencontre des h o m m e s , qui probablement attendent leurs paroles pour les aider à surmonter le scepticisme et en m ê m e temps se protéger contre le fanatisme?

Et pourtant aujourd'hui, quand tous les domaines de la civilisation sont soumis aux analyses et aux prescriptions scientifiques, quand se forme un savoir sur la gestion et sur la manière de diriger les grands organismes sociaux, il manque toujours un savoir sur le processus de l'auto-réalisation de l'individu ainsi que les directives facilitant ce processus, et qui, en m ê m e temps, permettrait de répondre à la question du comment vivre. Les observations et les suggestions exprimées à ce sujet apparaissent à travers des études psychologiques et sociologiques, à travers les réflexions des moralistes. Mais on ne voit pas la possibilité d'intégrer ces documents très variés, et l'anthropologie philosophique destinée en premier lieu à accomplir une telle tâche s'intéresse beaucoup plus à ce qu'est l ' h o m m e qu'à la façon dont il devrait organiser sa vie. Et aux demandes sociales dans cet ordre d'idées, il demeure toujours un certain manque de respect pour cette problématique jugée dépassée par les uns, trop vague par les autres.

Dans une situation pareille, nous éducateurs demeurons perplexes et désorientés. Nous s o m m e s bien conscients de ce que seraient finalement les conséquences d'activités éducatives qui aideraient les h o m m e s à construire une vie pénétrée de valeurs et en m ê m e temps heureuse, marquée par la richesse intérieure et permettant la communauté avec les autres, une vie engagée et créatrice. Mais nous pensons avec inquiétude que ce qui constitue réellement et universellement notre réussite en éducation ne concerne que la surface de la vie sur laquelle s'inscrivent les savoir-faire simples, un certain tronc de

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connaissances, quelques stéréotypes du comportement. Nous nous rendons compte que l'éducation demeure toujours une grande espérance dirigée vers un destin meilleur des individus et des sociétés, et qu'elle devrait être, en se servant des paroles de Karl Marx , une formation et une épreuve de l ' h o m m e véritable. Mais une analyse de ce que nous réalisons vraiment prouve que nous ne formons que 1 ' " h o m m e réel", c'est-à-dire adapté aux conditions données qui dominent actuellement et acceptant le principe de s'arranger dans la vie.

Education instrumentale

L'éducation présente le plus souvent un caractère utilitaire, pragmatique, elle est une préparation, c o m m e on le dit couramment, à la vie, à des tâches bien définies et aux succès au cours de cette vie. Ce point de vue est accepté aussi souvent par les individus que par les sociétés.

D u point de vue de l'individu, une éducation ainsi entendue devrait préparer à la profession, à la carrière qu'il peut atteindre, au rôle ou aux rôles sociaux qu'il peut accomplir. Elle devrait lui garantir la possibilité de gagner sa vie, de choisir un métier rentable, d'obtenir un prestige social et parfois m ê m e un pouvoir sur les autres.

D u point de vue social, elle devrait assurer la préparation de cadres qualifiés pour l'économie nationale, garantir la possibilité de diriger les h o m m e s en tant que travailleurs et citoyens, faire en sorte que la société fonctionne le mieux possible grâce aux cadres renouvelés.

O n constate une certaine convergence de ces opinions individuelles et sociales vers une conception analogue de l'éducation. U n e éducation de ce genre se réalise en effet dans tous les pays. Ceci s'exprime également en ce qui concerne

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l'idée de la vie personnelle, une idée partagée par les particuliers. L a vie est donc entendue c o m m e m o y e n pour atteindre un succès. L a vie en soi ne constitue pas une valeur, elle n'est qu 'un m o y e n pour autre chose, pour le succès et la réussite dans la vie à l'extérieur. E n effet, on l'utilise d'une façon systématique et bien organisée jusqu'à lui faire perdre toutes les valeurs individuelles.

Dans de telles circonstances se forme une stratégie de la vie qui s'exprime par le fait que les moments fugitifs de notre existence ne sont pas considérés c o m m e valables en soi, mais c o m m e une voie vers quelque chose d'autre. Il s'agit donc de cette conception de la vie qu 'on appelle à notre époque une conception verticale, dont la caractéristique est le symbole d'une montée sur l'échelle du succès, défini par les situations, l'argent gagné, le pouvoir sur les autres, le prestige social, et m ê m e par la possibilité d'égaler incessamment la ligne de la m o d e .

Education désintéressée

Est-il vrai que toute l'éducation se limite au principe de l'utilité, qu'il s'agit uniquement de trouver les moyens pour atteindre d'autres choses, ou bien existe-t-il des domaines où l'éducation devrait être conçue d'une autre manière, à travers d'autres finalités? Il existe en effet une éducation basée sur une idée de la vie totalement différente de celle analysée ci-dessus. Il ne s'agit donc pas d'une vie dans laquelle ne compte que le principe de posséder, mais d'une vie fondée sur le principe d'exister.

Cette opposition des principes d'avoir et d'être semble une des idées les plus importantes de la philosophie contemporaine. Son interprétation est très variée, il suffit d'évoquer les écrits

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de Gabriel Marcel et d'Erich F r o m m . Les conséquences pédagogiques apparaissent avec toujours plus d'évidence, surtout depuis que l'on connaît le célèbre livre de l ' U N E S C O . C e n'est pas un hasard s'il porte le titre Apprendre à être.

Cette vision de la vie provient de la conviction de la valeur individuelle des expériences pouvant s'inscrire dans notre vie, et qui se perdent le plus souvent dans des situations où les maillons de cette vie ne sont que des moyens servant autre chose. L a valeur individuelle des expériences vécues apparaît avec acuité dans les contacts humains. L'expérience de l'amour ou de l'amitié peut être éprouvée c o m m e valeur en soi, m ê m e si elle ne sert à rien. Avant tout quand elle demeure désintéressée. Il en est de m ê m e des expériences de l ' h o m m e vécues par rapport à l'art.

L a science peut aussi constituer une valeur en soi. Elle devient précieuse quand elle s'exprime par la recherche de vérité, m ê m e si cette vérité ne présente et n'offre rien de profitable.

Si l'on accepte ce point de vue, on constate que la société n'est pas uniquement une organisation, mais qu'elle est avant tout une communauté humaine. Elle doit bien entendu avoir sa forme organisationnelle appropriée, mais son fonctionnement, son développement et sa durée dépendent finalement de l'esprit humain de communauté, et non pas de l'organisation et de l'administration. L'activité humaine est donc davantage une activité dirigée par l'idée de liberté et celle de créativité que par le principe de savoir-faire, de planification et de gestion.

Les activités que l ' h o m m e m è n e spontanément et en toute liberté donnent de meilleurs résultats dans le domaine des compétences, c o m m e les activités seulement dirigées par les prescriptions du savoir faire. Entre planification et créativité existe une interdépendance analogue. O n peut évoquer des opinions justes et favorables sur la planification, mais il faut

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également constater que toute activité humaine ne pourrait être planifiée, et que certains de ses éléments importants doivent puiser dans la créativité. Dans le domaine de la science, il est possible d'agir sur le principe de la planification, mais aucune découverte scientifique ne peut être le fruit de la planification.

O n peut discuter de façon comparable sur le comportement moral de l ' h o m m e . L a vision proposée par B . F . Skinner sur le m o d e de comportement humain dirigé par le désir d'atteindre une récompense et par la crainte d'être soumis à une punition, présente cette manière de considérer le comportement, d'ailleurs très répandue, qui trouve son illustration dans la législation, dans l'organisation de la magistrature, et m ê m e dans l'opinion publique. Mais il existe aussi une forme de comportement spontanée, sincère, et indifférente à la stratégie qui consiste à utiliser quelque chose ou à se protéger contre quelque chose.

Le sociologue français de la fin du X I X è m e siècle Jean-Marie Guyau était d'avis que tout le comportement humain moral et authentique s'effectue "sans obligation ni sanction". Le titre de ce livre très connu suggère que les actes d'ordre moral ne sont pas stimulés par des obligations quelconques, et qu'il existe des actions morales qui ne sont marquées par aucune sanction dans le cas où elles ne sont pas accomplies. Il est possible de ne pas les réaliser et dans ce cas, rien de dangereux ne menace l ' h o m m e . Et pourtant on les accomplit.

U n grand philosophe polonais du XVIIIème siècle, H u g o Kollataj, distinguait le comportement surveillé par la loi et par la justice d 'un autre, qu'il nommait bienveillant et héroïque. Pour réaliser des actes bienveillants et héroïques, il n'existe aucune contrainte, sociale ou morale. Mais les h o m m e s les accomplissent.

E n bref, il s'agit ici de la philosophie de la vie et de la société qui s'effectue pour ainsi dire par soi-même, qui bâtit

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son propre avenir à travers la créativité et qui inspire l'esprit comunautaire par des actes libres. C'est une société où tout ce qui, selon la philosophie opposée, a un caractère organisé, institutionnalisé, surveillé, administré et planifié, reçoit un aspect spontané et personnel.

L'idée d'une société libre et autonome concerne aussi la vie individuelle. Si dans le premier cas il s'agissait d'une stratégie verticale, ici l'on peut parler d'une stratégie horizontale.

L a vie humaine n'est pas uniquement conforme au mouvement d'ascension sur l'échelle de la réussite. Elle exige que dans les unités du temps qui s'écoule, on recouvre le m a x i m u m des valeurs cumulées par les expériences personnelles. Si l'on voulait traduire cette idée dans le langage du travail professionnel, on pourrait dire que la finalité d'une vie horizontale serait la perfection dans l'activité réalisée, choisie c o m m e vocation. Selon la stratégie horizontale, l'environnement humain n'est pas partagé entre ennemis et associés, mais il devient un cadre pacifique où on ne se sert pas d'amis, ni pour, ni contre quelque chose.

Conciliation de deux orientations éducatives

O n peut se demander quel est le rapport entre ces deux façons de penser de la société, deux formules d'éducation, deux stratégies de la vie. Il s'agit de la distinction de deux éléments principaux qui décident de la condition humaine. Ces deux éléments qui, depuis des siècles, attirent l'attention de la philosophie sont les éléments de la contrainte et de la liberté.

L'éducation à caractère instrumental, pragmatique, est une éducation qui doit permettre à l ' h o m m e de bâtir sa vie sociale et individuelle dans la lutte contre les contraintes qu'il cherche

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à maîtriser ou à dominer. L'éducation désintéressée ne doit pour sa part rien servir d'autre que la formation elle-même, entendue c o m m e épanouissement de l ' h o m m e . U n e telle éducation témoigne de l'aspiration de l ' h o m m e à la liberté. L e rapport entre la contrainte et la liberté caractérise tous les grands courants de l'éducation.

Actuellement un accent plus fort est mis sur tout ce qui signifie le succès, s'identifie au succès du genre humain dans sa lutte contre les contraintes. E n acceptant la dualité de la vie et du destin de l ' h o m m e , il faut cependant souligner l'importance de la liberté. C'est finalement par la recherche de liberté que l ' h o m m e s'oppose aux contraintes. Il cherche à gagner pour sa liberté une marge toujours plus grande.

Adaptation et innovation

Dans cette perspective, il est clair que toute tentative de concilier ces deux idées d'éducation demande une solution à l'antinomie fondamentale entre la société qui existe et celle qui se crée, entre les conditions existantes et les visions naissantes de l'avenir. Elle demande aussi de dépasser l'antinomie entre ce que nous sommes ici et maintenant, et ce que nous devenons sous l'effet de l'expansion de nouvelles forces créatrices et d'aspirations nouvelles. Il n'est pas juste que l ' h o m m e reste toujours le m ê m e ; au contraire, il évolue et fait aussi évoluer tout son environnement. Tout en demeurant lui-même dans le fond, l ' h o m m e subit des transformations. Sa personnalité contient d 'un côté tout ce qui est reproductible, qui constitue la routine, les habitudes; de l'autre côté cependant, cette m ê m e personnalité se caractérise par la nouveauté, la créativité, et une manière d'exister inattendue et novatrice.

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L'éducation contemporaine est davantage orientée vers une stratégie d'obéissance et d'adaptation. Quand on parle de la nécessité d'introduire les jeunes générations dans la vie sociale, on suggère qu'il s'agit pour elles d'obéir aux normes et aux modèles préconçus, aux institutions très organisées. Mais les problèmes éducatifs les plus difficiles et les plus importants concernent la participation de l ' h o m m e à ce qui se crée, à ce qui s'annonce.

D ' u n côté donc existent les programmes rationnels, pragmatiques, utilitaires, les connaissances de l'activité dans le cadre des institutions existantes, des normes et des modèles de vie. D e l'autre côté apparaissent les programmes visionnaires, les idées utopiques, les alternatives qui gagnent une importance toute particulière dans notre civilisation, qui en effet se trouve à un croisement. L'éducation- instrumentale est une éducation qui nous unit à la réalité existante, qui enseigne à l ' h o m m e l'obéissance et le respect. C'est une éducation qui facilite une situation positive dans cette réalité, ainsi que son utilisation.

L'éducation marquée par les principes du désintéressement et de la liberté contribue au dépassement des schémas et des contraintes; elle invite aux visions alternatives par rapport à ce qui existe.

L e renforcement de la vie conçue c o m m e adaptation, d'une vie soumise à ce qui existe, peut provoquer des restrictions fâcheuses. L'orientation de la vie vers la créativité, vers une alternative du m o n d e existant propose un chemin difficile et incertain. L e conflit entre la fidélité et la créativité, entre l'adaptation et l'innovation, entre l'acceptation de ce qui existe et l'alternative de ce qui peut arriver, est particulièrement aigu à notre époque.

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Les tâches des éducateurs

Ceci est une longue liste de tâches difficiles:

la conciliation de l'éducation instrumentale et de

l'éducation désintéressée, l'acceptation, dans une mesure raisonnable, de l'idée verticale de la vie, le renforcement de l'idée horizontale, négligée et dédaignée, la réunion du respect et de l'obéissance au monde existant, autour de nous et en nous-mêmes, avec l'espoir de transformations créatrices.

Nous ne sommes pas présomptueux au point de penser que nous pouvons être en mesure de réaliser tout cela. Mais en m ê m e temps, nous ne sommes pas non plus passifs et résignés pour ne voir aucune possibilité de réalisation. Nous s o m m e s toujours en mesure d'énoncer avec une persévérance obstinée qu'on ne doit pas vivre d'une manière quelconque, que la vie de chaque individu doit être menée consciemment et que personne ne peut le faire pour autrui. Dignité et honnêteté existent et demandent que la vie humaine s'oriente selon ces valeurs.

La contribution de l'éducateur aux efforts pour trouver une forme de vie digne devrait avant tout s'exprimer par une présence bienveillante et un souci, par une aide et une inspiration. Elle ne peut et ne doit se transformer en importunité; l'éducateur ne doit jamais imposer aux élèves des modèles tout prêts, formuler des exigences trop rigides, contrôler d'une façon exagérée. L'éducation n'est pas un système de récompenses et de punitions.

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La modération pédagogique que nous proposons ici est fondée sur la confiance en l ' homme. Nous ne voulons pas admettre que le poids d' avoir son libre arbitre sur des problèmes d'orientation de la vie est trop lourd pour les individus. Erich F r o m m a découvert et analysé avec inquiétude le phénomène de la fuite de l ' h o m m e moderne devant la liberté qui lui a été attribuée. Et il s'est demandé: la libération de tous les liens fondamentaux rend-elle l ' h o m m e tellement solitaire et isolé qu'il est nécessairement forcé de s'enfuir dans des liens nouveaux? Et il pensait, dans une espérance angoissée, que peut-être un état de liberté positive existe, dans lequel l'individu vit c o m m e un moi indépendant; et que non seulement il n 'y est pas isolé, mais au contraire uni avec le monde , avec les autres êtres, avec la nature.

Et c'est justement dans une telle perspective que nous envisageons le rôle de l'éducation. Elle ne doit pas former une dépendance nouvelle, mais rendre l ' h o m m e capable de choisir d'une façon libre et de former la voie de sa vie pénétrée de valeurs, donc capable de comprendre et d'accepter ses finalités.

Nous formulons ainsi le problème le plus difficile de la stratégie de la vie humaine. Quelles sont ses raisons? Pour quelles raisons devons-nous choisir une vie digne? Dans la civilisation contemporaine il n'existe pas de réponse qui serait acceptée par tous et qui pourrait constituer pour chacun une base certaine, claire et inébranlable. Dans le fond, nous sommes des êtres perdus dans cet univers immense, et m ê m e sur cette planète soumise aux conflits des intérêts réels et imaginés, menacée par la folie des fanatismes aberrants et par l'impérialisme, une planète qui pourtant demeure notre patrie c o m m u n e . Parfois m ê m e nous nous sentons perdus face à nous-m ê m e s et face aux autres.

Dans ces conditions, nous sommes capables d'abandonner tout ce qui est précieux et de regarder, avec un sourire amer ou

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bien avec un cynisme raffiné, le monde qui s'approche de sa destruction, et puis de dire avec la seule supériorité qui nous reste accessible: soyons gais, car nous ne savons pas si le monde durera encore trois semaines. Mais nous pouvons aussi nous "associer aux autres, à ceux qui ont une espérance naissante dans leur volonté d'agir, à ceux qui croient en l'amélioration possible des choses humaines c o m m e le fit J.A. Comenius, tourmenté par la cruauté du monde . Et ainsi nous sommes capables de façonner notre propre vie à la mesure de ces tâches.

Faut-il vraiment agir ainsi? Personne ne garantit que notre choix est une décision juste et récompensée par un prix quelconque. Mais ce choix signifie la réponse de notre honnêteté intérieure, de notre vocation humaine que nous devons réaliser avec courage. Heureux celui qui croit qu'une telle garantie est donnée par le ciel, par un royaume métaphysique. Certains seront satisfaits par l'appel de l'humanisme si fragile. Nous , vivant à une époque difficile, nous devons répondre à cet appel et y répondre jusqu'au bout, quand, c o m m e Hamlet descendant de la scène, nous dirons que "tout le reste est silence".

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P R E M I E R E P A R T I E L'éducation permanente: un mot d'ordre à

l'époque du progrès scientifique, technologique et social

1. Origines du programme et débuts optimistes

L'éducation permanente devient un élément essentiel et l'une des idées directrices de la politique contemporaine en matière d'enseignement. Aucun autre concept pédagogique n 'a connu jusqu'ici une telle importance et un si grand retentissement. Pourquoi en est-il ainsi, et quel programme d'enseignement et d'activité pédagogique découle de ce concept, qui constitue à la fois un témoignage de notre époque et une espérance pour l'avenir? La réponse à cette question est complexe et problématique. Elle semble pourtant nécessaire, car, sans avoir défini ce qu'est l'éducation permanente et ses implications, il sera impossible de s'engager sur une voie de la politique rationnelle et effective de l'enseignement dans notre civilisation moderne.

Constatons d'emblée, bien que cela mérite également une réflexion, que l'idée de l'éducation permanente n'est pas nouvelle du tout. Et m ê m e , sans évoquer un passé trop reculé, tous ces modes de vie qui furent en vigueur en Chine, en Inde, dans la Grèce antique, dans la civilisation chrétienne ou dans la tradition humaniste, et aussi dans la théorie de l'enseignement néo-humaniste à la charnière du XVIIIème et du X I X è m e siècle, nous ne saurions méconnaître le fait que la doctrine de l'éducation permanente a été formulée en toute connaissance de cause au premier quart de notre siècle encore, dans le retentissant m e m o r a n d u m anglais universellement connu sous le n o m d'A.L. Smith Report (1919). Dans ce

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compte-rendu, rédigé par un groupe de spécialistes en matière d'éducation des adultes, nous pouvons lire ceci:

adult education must not be regarded as a luxury for a few exceptional persons here and there, nor as a thing which concerns only a short span of early manhood, but that adult education in a permanent national necessity, an inseparable aspect of citizenship and therefore should be both universal and life-long.l

L'idée de la nécessité impérieuse de la formation continue tout au long de la vie a été favorablement accueillie par l'ensemble des spécialistes de l'éducation des adultes, surtout depuis la parution du mémorable ouvrage de A . B . Yeaxlee intitulé Lifelong education (1919), qui a propagé ses principes dans bon nombre de pays européens.

L a conviction que l'éducation permanente est une impérieuse nécessité de la vie sociale a pris naissance dans les milieux de militants pour l'éducation des adultes, avant tout parce que les aspirations culturelles et didactiques des mouvements socio-démocratiques de l'époque moderne étaient plus puissantes et plus urgentes que les possibilités offertes par un système scolaire traditionnel et réservé aux privilégiés.

L'aspiration des classes opprimées à renverser les barrières qui les empêchaient d'aller au-delà d'un enseignement primaire et de participer pleinement à la vie culturelle s'est encore manifestée vers la fin du XVIIIème siècle en Amérique du Nord, et dans la première moitié du X I X è m e siècle au R o y a u m e Uni. Il convient de noter tout particulièrement les expériences des institutions britanniques en matière d'éducation des adultes au milieu du X I X è m e siècle, faites à l'inspiration du mouvement ouvrier. Des tendances similaires se sont manifestées dans d'autres couches sociales, cette fois en rapport

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avec le mouvement paysan au Danemark, devenu depuis la patrie des universités populaires.

Cette aspiration a façonné la notion d'éducation des adultes en tant qu'enseignement qui comblerait les lacunes et les déficiences de la période de l'enfance et de l'adolescence. L'éducation des adultes était la "remedial education" que l'on pouvait entreprendre et poursuivre à chaque période de la vie. L'éducation permanente a par conséquent été conçue c o m m e un effort constant, devant aboutir au dépassement du cadre dans lequel la société élitiste cherchait à enfermer pour toujours les classes sociales dites déshéritées. Alors que le système scolaire dispensait un enseignement général de façon injuste, le système de formation des adultes était destiné à compenser les lacunes et les torts de ce dernier. Et au m o m e n t où, dans tous les pays, un développement économique accéléré était en train d'accentuer l'écart entre les aspirations démocratiques et égalitaristes des masses et le fonctionnement d 'un système scolaire élitaire, l'éducation des adultes prit de plus en plus d'importance. Depuis les cours destinés à ceux qui n'avaient pas eu la possibilité de fréquenter l'école, n'ayant m ê m e pas appris à lire et à écrire, jusqu'aux cours tenant lieu d'enseignement supérieur pour ceux qui, après avoir terminé l'école primaire, n'avaient pas pu obtenir le droit de suivre des études universitaires jalousement réservées aux couches sociales aisées, l'éducation des adultes comblait les lacunes dans l'éducation scolaire des enfants et des adolescents, englobant dans son orbite toujours davantage d'adultes.

L ' éducation des adultes, conçue en tant que formation de remplacement, permit de réunir les observations pédagogiques montrant que le processus d'enseignement pour adultes recèle cependant certaines valeurs spécifiques qui ne se manifestent pas au cours de l'enfance et de l'adolescence. Il devint ainsi de plus en plus évident que l ' h o m m e adulte, précisément en raison

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de ses expériences vécues, peut mieux apprendre que les enfants ou les adolescents. Les psychologues s'empressèrent d'expliquer que l'esprit des personnes adultes conserve et développe, dans certains secteurs, ses capacités cognitives et créatives. A cela, les sociologues ajoutèrent un argument tiré des recherches sur la civilisation des sociétés primitives, ainsi que sur les processus de la diffusion culturelle, proclamant que seul l ' h o m m e adulte est capable "d'apprendre" d'une façon susceptible de marquer profondément sa vie. L'histoire des courants intellectuels se présentait sous l'aspect d'une grande chronique sur les transformations internes des h o m m e s , changeant leurs opinions et leur ancien m o d e de vie. Conçue de cette façon nouvelle, l'éducation des adultes cessait de remplir ses fonctions de remplacement et se chargeait de tâches particulières. Elle était devenu nécessaire, non seulement parce qu 'on n'avait pas assuré aux h o m m e s une instruction suffisante pendant leur enfance ou leur adolescence, mais aussi parce que, dans plusieurs domaines importants, la formation était possible seulement après avoir atteint la maturité. C'est ainsi que l'enseignement destiné aux adultes attira de plus en plus clairement et fortement notre attention sur la valeur de l'enseignement appelé à leur être utile tout au long de la vie.

C'est dans le m ê m e sens qu'allaient les expériences réunies au cours de l'activité pédagogique exigée par le progrès moderne de la science et de la technologie, et par les changements qu'il implique dans les qualifications des h o m m e s . D'autant plus qu 'à notre époque, il est devenu évident que l'instruction acquise au temps de l'adolescence se désactualise et doit être constamment vérifiée, renouvelée, complétée, voire m ê m e entièrement révisée. Et si auparavant la préoccupation de l'éducation des adultes était un trait caractéristique des sociétés retardées dans leur développement, à l'heure actuelle il incombe justement aux sociétés avancées

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d'organiser de plus en plus cet enseignement, afin que les adultes soient à m ê m e de réaliser les tâches professionnelles exigeant une actualisation permanente de l'instruction. C e processus du perfectionnement des cadres qualifiés est à notre époque de plus en plus important, et ses formes sont de plus en plus diversifiées. A côté des formes de perfectionnement destinées à transmettre les informations sur les progrès les plus récents dans les domaines de la science et de la technologie, nous assistons au développement d'institutions et de méthodes permettant une participation créatrice de l ' h o m m e lors de ce processus. L'éducation des adultes conçue de la sorte acquiert des avantages nouveaux; il permet de comprendre l'enseignement en tant que processus interdépendant de celui de l'évolution de l ' h o m m e au cours de sa vie.

La formation des h o m m e s en vue du perfectionnement de leurs qualifications professionnelles présente à notre époque un autre aspect important. L a fluctuation de la demande en cadres sur le marché du travail devient aussi un facteur de sélection tant négative que positive. Certaines qualifications cessent d'être utiles, d'autres deviennent très recherchées. Beaucoup doivent changer de profession, d'autres cherchent à le faire. L'aspiration à une meilleure position sociale, dans ces conditions, ne cesse de croître et devient, dans de nombreux pays, une force motrice qui déclenche tout un mouvement d'activités didactiques, par lesquelles les adultes peuvent soit gravir de nouveaux échelons dans la hiérarchie de leur spécialité, soit acquérir de nouvelles qualifications qui leur permettront d'obtenir de nouveaux postes. Si, dans le cas mentionné plus haut, il était question d 'un processus d'enseignement en vue du perfectionnement du travail professionnel pour un poste déterminé, nous nous trouvons ici devant le phénomène du reclassement et de l'avancement. C'est

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là un nouvel aspect de l'enseignement dispensé aux différentes périodes de la vie.

Si nous cherchons à analyser et à évaluer d'une façon synthétique la période inaugurée par le rapport anglais mentionné plus haut et par les conférences internationales sur l'éducation des adultes tenues à Cambridge (1929), Montréal (1960) et Tokyo (1972), on doit arriver à la conclusion que c'est précisément l'éducation des adultes qui a mis en évidence deux courants parallèles: celui du développement social démocratique et celui du développement de la science et de la technologie. Ces deux tendances conditionnent le niveau et la qualité du travail. Il devient de plus en plus évident que l'enseignement traditionnel, notamment scolaire et dispensé aux enfants et aux adolescents, doit être complété, sinon remplacé par un enseignement en fonction des activités de l ' h o m m e au cours de sa vie, et également en fonction de ses aspirations et de ses responsabilités sociales et professionnelles. Il devient de plus en plus évident que l'éducation des adultes ne peut simplement continuer l'enseignement entamé pendant l'enfance, mais que celui-ci s'inscrit dans un processus continu évoluant parallèlement au cours de la vie. C'est proprement dans ce contexte que, de nos jours, est faite une distinction entre l'éducation des adultes en tant qu'enseignement dispensé aux individus durant la période de leur maturité, et l'éducation permanente en tant que forme moderne de la formation générale.

Cherchons maintenant à définir cette forme de façon plus précise. L'analyse que nous venons d'effectuer a montré les origines de la notion d'éducation permanente, basée sur l'expérience de l'éducation des adultes. Toutefois, les conclusions de cette analyse ne précisent pas encore tous les détails. Si nous nous limitions à cette étude, nous ne pourrions expliquer pour quelle raison l'éducation permanente est

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aujourd'hui l'objet d'une discussion générale dans le milieu des pédagogues et des responsables de la politique scolaire, et pour quelle raison également elle semble accomplir le mieux du monde un programme moderne d'activité éducative, bien que son concept remonte assez loin dans le passé. Nous ne pouvons trouver d'explication à cela qu'en prenant en considération d'autres facteurs agissant en faveur de l'éducation permanente, et qui lui confèrent maintenant le rang qu'elle n'avait pas autrefois.

La transformation fondamentale du m o d e de vie des masses s'effectuant à notre époque est l'un de ces facteurs, mais bien d'autres éléments contribuent encore à ce phénomène: l'élévation du niveau de vie, l'accroissement du temps libre, la mobilité sociale et le développement du tourisme, les mass media qui facilitent la participation culturelle. Tous ces facteurs contribuent à l'accélération du processus défini c o m m e passage de la société de production à la société de consommation. Les grandes traditions de l'Europe bourgeoise, qui remontent déjà à l'éthique calviniste puritaine et à l'économie ascétique des pionniers du capitalisme, exigeant que l ' h o m m e "serve la production", ont été à notre époque ébranlées, voire m ê m e anéanties. Par contre, l'idée du bonheur conçu c o m m e une jouissance illimitée de tous les avantages que propose la vie moderne, a pris de l'importance. Le style de vie du consommateur exige de posséder ou de bénéficier de biens matériels dans une mesure toujours plus vaste, de participer à la diffusion des informations, y compris les informations sur les biens culturels.

O n pourrait prétendre non sans raison que ce style de vie est superficiel, et on pourrait, c o m m e cela a été fait à maintes reprises, soutenir qu'en tant que consommateur l ' h o m m e est asservi au "monde des choses" au m ê m e titre qu'à l'époque où il enfermait toute sa vie dans l'idée de "production". O n

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pourrait également parler avec indignation et mépris de "consommation culturelle", en incluant dans cette expression une dégradation complète de la vie culturelle authentique. Il n 'en est pas moins vrai que ce m o d e de vie est devenu pour les masses de la population une libération des chaînes d'une existence stérile et pénible, du poids des charges quotidiennes empêchant de profiter plus amplement de la vie. L a radio et la télévision, les visites de musées et de monuments, accessibles grâce au tourisme de masse - ce ne sont bien sûr pas les plus importants avantages de la vie, mais ils appartiennent actuellement au processus d'élargissement de l'horizon et stimulent les esprits et l'imagination. O n y voit aussi un aspect de l'éducation permanente, pas très profond il est vrai, mais comptant dans l'élargissement d'esprit de l ' h o m m e moderne. C o m m e on le sait, de nombreux efforts sont entrepris par certaines institutions et organismes pour accentuer ce processus, et surtout pour le protéger contre les restrictions et les dangers auxquels il est exposé à la suite de la commercialisation des manifestations culturelles. Ces efforts permettent de découvrir les nouvelles dimensions du problème de l'éducation permanente, qui sont influencées par les mass media et les loisirs.

Il s'agit notamment de préparer l ' h o m m e aux formes nouvelles de la vie et de le mettre en garde contre les dangers d'une attitude indifférente ou superficielle à l'égard des valeurs culturelles. Cette préparation demande une vérification critique de l'idée traditionnelle de l'enseignement, idée qui s'est formée dans des conditions de vie totalement différentes. Dans cette situation, m ê m e la notion d'éducation permanente acquiert une nouvelle teneur. Bien qu'elle ait pris naissance à partir d'expériences accumulées par l'éducation des adultes, elle englobe aujourd'hui tout le système de l'enseignement actuel concernant les situations vécues par l ' h o m m e depuis le berceau

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jusqu'à la tombe. L'idée d'éducation permanente ne correspond plus à l'éducation des adultes, elle souligne le caractère continu de la formation humaine. O n observe également des modifications dans l'ordre d'importance établi traditionnellement, aussi bien en matière de structure que de contenu de l'enseignement. O n constate de plus en plus que l'éducation ne se réalise pas à travers des cours, des examens et des diplômes scolaires, mais qu'elle est un processus vaste et hétérogène aussi bien que libre et spontané, lié directement à l'expérience vécue et aux situations de la vie professionnelle du sujet, vivant lui-même dans un milieu social défini. C'est pour cette raison que l'on parle actuellement d'une "éducation parallèle" se réalisant sur le plan extrascolaire. Tous ces paramètres de l'éducation s'intensifient et se diversifient dans la société de consommation.

Le rôle de la société moderne de consommation dans l'éducation permanente explique dans une grande mesure l'intérêt qu 'on y porte actuellement. Cette explication n'est toutefois pas encore complète. A l'heure actuelle, on observe de nouveaux phénomènes qui méritent notre attention. A u fur et à mesure que le niveau de vie s'élève et que la participation aux biens culturels s'élargit, on constate une diminution de l'interdépendance entre le degré de la formation et la position socio-professionnelle de l'individu, c o m m e on a pu l'observer au cours des deux siècles derniers. L a formation, devenant un bien généralement accessible, cesse d'être le facteur de l'appartenance à une élite sociale et des privilèges qui en résultent. E n gardant ses avantages en tant que facteur de préparation à la vie sociale et à l'activité professionnelle, l'éducation devient en m ê m e temps un bien particulier d'une valeur autonome, non seulement parce qu'elle facilite la promotion sociale et l'augmentation des revenus, mais aussi parce qu'elle permet le développement et la satisfaction des

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aspirations personnelles, qu'elle concorde avec les intérêts et les penchants, et qu'elle rend la vie humaine plus pittoresque.

L'éducation rend donc la vie humaine plus digne d'intérêt, elle fait naître pour l ' h o m m e une forme de bonheur. C e processus, qui n'est pas encore à la portée de tous, présente cependant dans bon nombre de pays une réalité nouvelle, annonçant à brève échéance une transformation substantielle du rôle social de l'éducation et des motifs décidant de l'intérêt à s'instruire.

Si l'on veut bien comprendre le concept m ê m e de l'éducation permanente, il faut trouver dans l'instruction un bien en soi, et non pas un instrument pour parvenir à une position sociale plus élevée ou à des profits matériels plus importants. Il faut se rendre compte que l'instruction ne se limite pas à la formation professionnelle, mais qu'elle a une fonction plus générale, notamment en ce qui concerne la formation humaine variée et intégrée. Le concept nouveau de la "cité éducative" doit justement prendre en considération ces deux aspects mentionnés: la civilisation moderne exige non seulement de l ' h o m m e un perfectionnement professionnel continu, mais elle propose aussi les conditions et les encouragements pour profiter de multiples biens accessibles seulement grâce à l'instruction. Le concept de la "cité éducative" promet une issue dans l'impasse où se trouvait l ' h o m m e à travers les concepts de la "société de production" et de la "société de consommation". Tout en conservant les tâches de production et les besoins de consommation dans une mesure raisonnable, ce concept énonce la vie humaine en tant que riche existence personnelle, incessamment enrichie grâce à l'épanouissement intérieur. U n e affirmation de l ' h o m m e dans la production et dans la consommation, mais également dans les activités dépassant ces deux processus, donc dans la vie

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sociale et dans la créativité, devient la base des objectifs et du

contenu de l'éducation permanente dans sa formule renouvelée.

C e point de vue nous invite également à une révision des

principes traditionnels de l'éducation. Paul Lengrand l'a

parfaitement fait remarquer en écrivant:

L'éducation ne s'ajoute pas à la vie comme quelque chose

du dehors. Ce n 'est pas un bien qui s'acquiert, pas plus

que la culture. Pour utiliser le langage des philosophes,

elle n 'est pas du domaine de l'avoir, mais de celui de

l'être. L'être en devenir, dans ses différentes étapes et

modalités, tel est le vrai sujet de l'éducation.2

L'idée de l'éducation permanente apparaît ainsi c o m m e un

facteur permettant de mieux comprendre l'éducation dans son

sens intégral et humaniste. O n renoue avec les belles traditions

de la pensée pédagogique, de Socrate à D e w e y en passant par

Comenius, ainsi qu'avec les expériences réalisées dans

différents pays. La pédagogie prend un caractère plus

hétérogène par rapport à ce qu'elle était jusqu'à présent,

puisque les expériences de l ' h o m m e qui marquent les processus

éducatifs se diversifient et s'enrichissent incessamment.

L'éducation devient à la fois plus individualisée et plus

socialisée, ce qui provient de l'engagement diversifié de

l ' h o m m e ; elle devient également plus libre et plus spontanée.

Mais l'opinion publique ne s'accorde pas sur le processus de

déscolarisation de la société (deschooling society): il faut

constater qu'il s'agit d 'un processus dépassant le cadre scolaire,

d'une sorte de déscolarisation de l'école en tant que telle. E n

effet, ce processus a été depuis longtemps dénoncé par les

réformateurs proclamant une éducation authentique, un

épanouissement de la personne.

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Cet objectif demande la coordination des diverses activités et initiatives. L'éducation permanente conçue c o m m e une sorte de système demande une intégration rationnelle de l'activité pédagogique à tous les degrés: famille, école maternelle, écoles primaire, secondaire et supérieure, perfectionnement des cadres, éducation des adultes.

U n e telle intégration permettrait de répartir les tâches pédagogiques sur toute la vie de l ' h o m m e et d'éliminer le surmenage qui accompagne d'habitude l'éducation des enfants et des adolescents. E n conjugant les tâches pédagogiques et les expériences faites pendant les différentes périodes de la vie humaine, on pourrait assurer à l'activité pédagogique une plus grande authenticité. E n traitant l'éducation c o m m e processus continu, on pourrait, dans les méthodes d'enseignement, insister davantage sur l'épanouissement des facultés créatrices et d'expression, sur l'encouragement à la curiosité motivant la volonté de s'instruire, sur la capacité de vérifier et de renouveler le savoir acquis.

Coordonner les activités scolaires et extrascolaires avec celles des organismes culturels et sociaux présente encore une autre forme de cette intégration nécessaire. Les conclusions tirées du fait que le processus éducatif est conditionné à la fois par l'école et par les facteurs extrascolaires doivent influencer l'institution de l'école. C'est par une compréhension de tous les efforts éducatifs que l'éducation peut devenir universelle et permanente.

2. Vision de la cité éducative

Les considérations sur la cité éducative apparaissent de plus en plus souvent dans les publications pédagogiques. Le problème mérite notre attention, car il concerne l'essence de la

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problématique moderne de l ' h o m m e et de la société ainsi que les perspectives de la civilisation et les idées sur le sens et la valeur de la vie.

L a civilisation capitaliste s'est formée sous l'influence des idées puritaines du calvinisme. Celui-ci enseignait la nécessité de se priver des satisfactions terrestres, et demandait l'autocontrôlé de l ' h o m m e , invité à atteindre des succès objectifs sans profit égoïste ni hédoniste quelconque. L ' h o m m e était invité à sacrifier toutes ses forces à la finalité pour laquelle il était employé. Il devait pourtant servir ce qu'il créait et ce qu'il dirigeait: une entreprise, une usine, des bateaux, des maisons de commerce, etc. Il devait économiser et investir, faire augmenter le capital cumulé par les ancêtres, le transmettre à la postérité. Cette attitude eut ensuite un soutien supplémentaire grâce au développement du capitalisme et à l'organisation de l'économie, subordonnant à ses lois tous ceux qui voulaient s'enrichir ou préserver leur fortune.

L a réalité économique a formé une superstructure idéaliste faisant appel à la dignité et à l'honneur, à l'ambition et au sacrifice. Ces valeurs invitaient l ' h o m m e à concentrer toutes ses forces sur toute activité donnant des effets concrets, donc avant tout sur la science, la technologie, l'art, les activités sociales, le travail professionnel, etc. L a vie humaine devait donc être orientée vers l'extérieur et prendre le caractère d 'un "service" et non pas d 'un "profit". Cette orientation, parfois ascétique, parfois héroïque, le plus souvent tout simplement charitable, est devenue le facteur décisif du développement de la société bourgeoise qui a bâti le système capitaliste.

L e calvinisme puritain et son idéologie n'appartiennent qu 'à l'histoire. L e développement du capitalisme a fait naître quant à lui une attitude diversifiée, qu 'on est habitué à définir c o m m e l'esprit de consommation. Cette attitude visait à utiliser le succès, les privilèges et le revenu matériel c o m m e les

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moyens d'organiser une vie aisée, elle-même considérée c o m m e une mosaïque de stimulants et de satisfactions. Cette attitude hédoniste avait également d'importantes racines historiques, mais vers le milieu du X X è m e siècle, elle eut une très grande influence et sa portée sociale c o m m e n ç a à dépasser le cadre élitiste.

C'est justement à cette époque que sont apparues des complications imprévues. U n e orientation de la vie vers la consommation dévoila une face anticulturelle et antisociale à la fois , une face antihumaine. O n se pose parfois la question suivante, devenue une sorte de diagnostic sur les troubles de la société de consommation: "le bien-être, et après?", et on ne peut obtenir de réponse satisfaisante. L'orientation de la vie vers la consommation conduit en effet assez vite au bout des satisfactions, à une saturation stérile. Elle fait naître l'ennui, l'indifférence, la passivité, ou bien une excitation provoquant jalousie ou rivalité. Elle invite à une existence conformiste et banale, dirigée par les drogues, et fait naître des maladies dites, non pas par hasard, de civilisation.

L'idée de consommation, précieuse en tant que programme pour le bien-être universel permettant la libération de la misère et de l'angoisse, n'est pas suffisante pour inspirer et définir le contenu de la vie humaine. E n élevant l ' h o m m e au sommet du bien-être, elle le plonge en m ê m e temps dans un vide intellectuel et moral, ne lui offrant ni orientations ni valeurs. Elle ne propose pas non plus de base pour les liens d'une communauté humaine. E n contribuant à la construction d 'un fondement pour l'existence humaine, non seulement elle ne facilite pas une meilleure organisation, mais le plus souvent elle la détruit en incitant à des égoïsmes aveugles, à une avidité qui désoriente l ' h o m m e à la recherche du sens de sa vie.

C'est sans aucun doute le mérite des mouvements contestataires de jeunes d'avoir dénoncé et critiqué l'idée de la

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consommation et de la société qui l'incarne, d'avoir montré les fausses routes sur lesquelles elle s'engage, les promesses illusoires qu'elle offre. Ainsi sont démasqués le mythe du bien-être en tant qu'unique condition du bonheur humain et le mythe de l'aisance c o m m e contenu de la vie. Ces mouvements contestataires ont formulé un programme pour libérer l ' h o m m e , non seulement des exigences de la production, mais aussi d 'un modèle imposé de la vie. Ils ont évoqué l'importance d 'un esprit communautaire, la valeur du m o m e n t présent vécu d'une manière intense, le rôle d'une expérience vécue privée de contraintes. Ils ont plaidé pour une vie libre inspirée par l'imagination et trouvant son expression dans l'activité créatrice.

Il serait pourtant difficile d'espérer que ce nouveau style de vie rejetant les formes traditionnelles du comportement et de l'activité, critiquant les structures sociales et les institutions bien établies dans la société, se manifestant c o m m e protestation et c o m m e évasion à la fois, devienne pour la majorité un point de repère détournant des fausses routes de la consommation. Il est plus probable que ce mouvement contestataire des jeunes ait été davantage une expression qu 'un programme et qu'il ne se soit pas agi de préciser un programme d'action ou une stratégie quelconque.

La critique révélatrice doit être prise en considération par tous ceux qui analysent le destin de notre civilisation. Elle se manifeste également dans d'autres mouvements et tentatives cherchant à dépasser la société de consommation. L'idée de la cité éducative en fait partie et, pour ceux qui sont déjà arrivés au bien-être, elle engage la réflexion et l'activité sur une idée directrice de la vie. O n peut penser que c'est précisément dans la cité éducative que l ' h o m m e trouvera ses motivations pour le choix des valeurs dirigeant sa propre existence, et que là naîtra un nouveau style de vie, opposé à celui apparu dans un esprit

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de consommation. O n attend également que ce soit l'éducation permanente qui contribue à la formation d'êtres "nouveaux". A u lieu de tirer profit de biens matériels, ils réaliseront librement leur personnalité. A la compétition marquée par l'agressivité, l'excitation dangereuse ou l'ennui passif succédera la créativité, enrichissant l'univers des valeurs morales, intellectuelles, artistiques et devenant source de satisfactions personnelles, voire source de bonheur.

N o u s exprimons ainsi l'idée d'une formation "désintéressée", non-instrumentale, qui constitue peut-être un élément essentiel de la cité éducative. Nous avons le droit de la définir ainsi puisque, à côté du nombre toujours croissant d'individus qui complètent leur compétences professionnelles, de plus en plus nombreux seront ceux qui voudront élargir et approfondir leur culture personnelle, leurs centres d'intérêts. L a cité éducative peut donc être entendue c o m m e opposition à la société de consommation, et le principe d'épanouissement personnel non-instrumental caractérise le mieux leur différence.

C'est par la cité éducative que naît un style de vie nouveau. U n e éducation instrumentale attache l'individu à la fonction qu'il exerce dans la vie, en lui garantissant des moyens matériels. U n e éducation "désintéressée" rend par contre cette vie plus riche, plus libre et plus profonde.

Comprendre le fait que l'éducation présente non seulement un "instrument" grâce auquel l ' h o m m e s'assure une existence sociale et professionnelle, mais qu'elle est aussi en m ê m e temps une valeur autonome, grâce à laquelle cette existence devient riche et digne d'être vécue, voilà la clef pour comprendre à la fois le sens et la perspective de la cité éducative. Cette perspective est étroitement liée à une philosophie déterminée de la vie, à un modèle de l ' h o m m e . L a civilisation moderne a mis d'une façon unilatérale l'accent sur le "fonctionnement" de l ' h o m m e , en sous-estimant son

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"existence". L ' h o m m e d'aujourd'hui sait en général relativement bien comment contribuer à la construction de la civilisation, mais il ne sait pas comment y vivre, et surtout comment y vivre heureux. Il est capable d'agir dans le mécanisme de la civilisation en tant qu'élément bien déterminé, mais il ne sait pas comment y devenir un être digne. Bien sûr, il est très important que l ' h o m m e sache faire quelque chose, mais il n'est pas moins important qu'il soit quelqu'un. Cela signifie que l'éducation est nécessaire pour que l ' h o m m e travaille au mieux de ses possibilités, et aussi pour qu'il devienne un être de valeur. Le bonheur de l ' h o m m e - et en définitive, que recherchent d'autre les pédagogues? - consiste non seulement à servir la civilisation et à contribuer à son développement, mais aussi à savoir y vivre. U n programme de généralisation et de diffusion de l'éducation désintéressée pourra assurer un des éléments du programme de cette vie. Cette forme d'éducation n'est pas le seul élément qui compte. Mais il faut enseigner aux h o m m e s l'idée d'une formation permanente et continue. O n pourrait donc dire qu'il ne s'agit pas uniquement d'apprendre à être, mais en m ê m e temps d'être pour apprendre. Cette formule "être pour apprendre" peut sembler paradoxale, mais au fond elle exprime une vérité profonde, oubliée de nos jours, c'est-à-dire l'apprentissage réalisé grâce à une motivation personnelle sublime, devenant une forme importante du bonheur.

3. Conditions pour établir la cité éducative: dépassement des trois aliénations

Nous trouvons-nous en fait au seuil de la cité éducative? L a réponse à cette question demande une analyse plus détaillée des trois domaines de la vie dans lesquels les processus d'aliénation

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rendent difficile, parfois m ê m e impossible, la réalisation de cette idée.

L e premier domaine concerne la structure de la vie dans la société. O n peut douter que la société vise actuellement un modèle nouveau et avantageux de la vie sociale et individuelle, qui s'opposerait effectivement aux tendances de la société de production et de consommation. Des facteurs favorables, qui accéléreraient la réalisation de l'éducation permanente, ne sont pas encore en vue. Et on ne peut être optimiste à ce sujet. D ' u n autre côté cependant, une analyse des conditions de vie économiques et sociales permet d'enregistrer plusieurs facteurs favorables à cette éducation. Le niveau matériel de la vie confère d'ores et déjà une liberté considérable à un grand nombre, garantissant quelques avantages dans l'existence quotidienne. Le travail professionnel permet de plus en plus souvent une auto-réalisation du travailleur, et la participation sociale stimule l'initiative et l'activité. Mais en m ê m e temps, les structures de l'univers socio-économique et son organisation demeurent toujours impénétrables pour les individus en particulier: leur activité reste contrôlée et imposée. L'être humain semble ne constituer qu 'un infime élément passif, soumis à l'immense machine du monde . U n e telle expérience diminue et parfois m ê m e anéantit le besoin et la nécessité de l'éducation permanente, elle intensifie l'esprit de passivité et de conformisme, tandis que l'aspiration vers l'éducation permanente caractérise les esprits libres et créatifs. Plus l'univers social est ressenti c o m m e étranger et hostile, plus il semble à l ' h o m m e qu'il en est l'esclave, et plus diminuent ses chances d'orientation vers l'éducation permanente. U n e orientation de la vie vers l'éducation, dans ces conditions, ne semble ni possible ni nécessaire. Usant d 'un langage philosophique, nous pouvons dire qu'une des conditions essentielles de l'éducation permanente est une lutte incessante

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et victorieuse contre l'aliénation. Sans cette perspective, toute éducation permanente profonde et authentique n 'a aucune chance. Elle se limite alors aux cours de perfectionnement professionnel. L'épanouissement de l'éducation permanente prouve au contraire que l'aliénation et l'hostilité du m o n d e social peuvent être maîtrisées, que peut être renforcée la responsabilité de l ' h o m m e , dont la richesse intellectuelle trouve sa confirmation dans les richesses de la vie.

Le second groupe de problèmes à résoudre, si nous voulons orienter la vie vers l'éducation, concerne le "monde des objets". C'est à juste titre qu 'on a attiré l'attention sur le fait que le milieu vital de l ' h o m m e , dans la civilisation moderne, est plus que jamais envahi par des biens matériels. Ces objets constituent la synthèse du principe de production et de consommation, l'ensemble de ses moyens et de ses finalités. Ils entourent l ' h o m m e dans son existence quotidienne, stimulant ses désirs et ses ambitions. Parfois la dimension de la personne humaine est mesurée par les choses qui lui appartiennent et qui expriment sa situation sociale et son prestige. Les objets sont dociles et ils procurent le confort, ils sont la base d'une "civilisation du bouton pressé", mais leur univers semble en m ê m e temps mystérieux et étranger à l ' h o m m e , hostile et impérieux, imposant un style de vie bien défini.

Dans leurs écrits, Henri V a n Lier et Gillo Dorfles ont à juste titre mis en valeur le double aspect de la situation de l ' h o m m e dans l'univers des objets, où il est à la fois créateur et esclave. Dans ces conditions, il court le danger d'une "vie matérialisée" qui est une forme de l'aliénation contemporaine. L ' h o m m e perdu parmi les objets, charmé par les profits qu'ils apportent, perd en m ê m e temps le contact avec l'univers des valeurs. Il est évident qu'une éducation orientée vers les valeurs et non pas vers les objets, semble inutile. Il faut donc

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aider l ' h o m m e à se libérer de son fétichisme et de sa fascination pour les biens matériels. U n e richesse spirituelle devrait dominer et diriger une richesse matérielle. C'est probablement dans ce sens que Hegel a déclaré que l ' h o m m e pouvait se dédoubler à travers l'univers des objets.

L'éducation permanente semble un facteur favorable à l'enrichissement de l ' homme , à la "multiplication de ses dimensions". L ' h o m m e unidimensionnel, pour évoquer l'idée bien connue de Herbert Marcuse, est un être ne demandant pas de formation, encore moins de formation désintéressée. Sa vie s'épuise dans les limites du fonctionnement et de la recherche du profit et du pouvoir.

Le troisième groupe de problèmes, lié intimement à la chance de l'éducation permanente, concerne la culture. Paradoxalement, le lien qui unit l'éducation et la culture n'est pas aussi simple et avantageux qu'on le pense généralement. L'univers de la culture, tout c o m m e le monde social et l'univers des objets, peut devenir étranger et hostile à l ' homme. Et c'est dans ce contexte qu'on voit encore un autre aspect de l'aliénation. Rappelons que Wilhelm von Humboldt fut le premier à introduire ce concept dans le vocabulaire philosophique: il pensait à une sorte de dépersonnalisation de l ' h o m m e par la culture. Mais en m ê m e temps, il soulignait que l'inépuisable richesse des biens culturels constitue un stimulant continu pour la formation humaine. Et c'est cette dualité par rapport à la culture qui marque la situation actuelle de l ' h o m m e . L a culture moderne semble en quelque sorte caractérisée par une tendance portant d'un côté vers le snobisme et l'élitisme et de l'autre vers une culture de masse, banalisée et soumise aux mécanismes de l'industrie des loisirs. Il faut se demander quel appui peut trouver l ' h o m m e moderne qui cherche à s'épanouir intellectuellement dans des produits d'extravagance ou de distraction malicieuses. L'avenir de

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l'éducation et de l'éducation permanente en premier lieu, dépend dans sa plus grande mesure de l'existence d'une culture à la fois communicable et stimulante, que l'on peut ressentir c o m m e proche des expériences humaines réellement vécues, c o m m e exceptionnelle et inspirante. U n e culture élitiste et une culture de masse auraient pour l'éducation permanente un effet destructif, qui serait limitée à la transmission d'informations superficielles.

Il faut donc préciser que la culture peut aussi bien constituer une source intensifiant le processus de formation constante chez l ' h o m m e qu'un facteur freinant et détruisant ce processus. Dans le premier cas, il s'agit bien d'une culture facilement "lisible" et suffisamment difficile pour éveiller la curiosité et la volonté de développer et d'approfondir cette curiosité. E n effet, la formation humaine au m o y e n des biens culturels se caractérise par le processus double de rapprochement et de la distance. Dans un certain sens, ces biens doivent être à la mesure de l ' h o m m e , concorder avec ses besoins et son horizon, lui être familiers, mais ils doivent en m ê m e temps le dépasser, créer en lui de nouvelles exigences, l'inviter à dépasser le niveau existant. Quand on parle de culture, on pense non seulement aux biens artistiques, mais aussi aux biens intellectuels. Il est donc vrai qu'une science totalement incompréhensible pour l ' h o m m e reste pour lui une réalité étrangère; par contre, une science où tout est facile à comprendre immédiatement cesse de procurer de l'intérêt ou de la passion. D e m ê m e , l'art doit se servir d 'un langage direct pour l ' h o m m e qui l'affronte, mais s'il n'est rien d'autre que son double, il n'aura aucun pouvoir sur l'amateur. L ' h o m m e s'affirme non pas par son dédoublement, mais par son épanouissement, non pas par la répétition, mais par une transformation créatrice. Dans la civilisation moderne, cette dialectique des tendances s'affaiblit. D ' u n côté apparaît la

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culture totalement illisible et incompréhensible, hermétique dans une certaine mesure et impénétrable au public n'appartenant pas aux milieux spécialisés, celle-ci se servant d 'un langage destiné à un groupe restreint. D e l'autre côté cependant, on observe le phénomène de la "consommation culturelle" stimulée par l'industrie rentable des loisirs, qui procure des distractions et des divertissements de toutes sortes, des bandes dessinées et romans policiers aux jouets mécaniques. Aucun de ces deux pôles de la culture proposée ne peut servir et supporter l'éducation permanente, une cité éducative ne pouvant se former autour d'eux. Face à une culture trop difficile ou trop étrangère, les émotions d 'un amateur restent indifférentes, tandis qu'une culture trop facile invite par son essence m ê m e à la banalité, sinon au primitivisme ouvrant sur l'agressivité et la vulgarité.

C'est à la politique culturelle de l'Etat de surmonter les contradictions émanant de la présence de biens culturels dans la vie quotidienne des citoyens. Il lui faut trouver les moyens d'élargir la diffusion culturelle, qui est en m ê m e temps une activité éducative permanente.

N o s considérations visent à souligner que l'éducation permanente dépasse largement le cadre des préoccupations et des intérêts exprimés par les responsables d'une politique éducative centrée sur la préparation de cadres qualifiés, ainsi que ceux du domaine de la pédagogie traditionnelle concernant les enfants et les jeunes d'âge scolaire. Dans une certaine mesure, naturellement, l'éducation permanente est une continuation de l'enseignement traditionnel, son rôle est donc partiellement instrumental, et elle doit appartenir à un système éducatif. Elle est par cela liée à d'autres étapes de la formation humaine qui correspondent au développement psychophysique et intellectuel. Mais elle dépasse ce système puisqu'elle doit suivre le bagage des expériences amassées par l ' h o m m e sa vie

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durant, ce qui demande des moyens, des méthodes et des instruments pour une activité pédagogique particulière. L'éducation permanente se caractérise par une dimension plus profonde que celle des exigences professionnelles. Il s'agit d'une dimension proprement humaine, donc de cet aspect de la personnalité où s'opère le choix principal des valeurs, des motivations et du style de vie. L'éducation permanente touche alors l'essence de la condition humaine. Bien que ce domaine se situe hors des préoccupations des pédagogues, il s'agit d 'un domaine d'importance capitale.

La structure de la réalité sociale et les processus qui en découlent peuvent intensifier le besoin en éducation permanente, ou bien le freiner, ou m ê m e le détruire. L'univers des objets créés par les h o m m e s peut devenir soit le labyrinthe de leur esclavage, soit le facteur de leur prospérité. D e m ê m e , la culture peut épanouir la personnalité, la rendre dynamique et ouverte ou, au contraire, la rendre cynique et indifférente. Seule la maîtrise des aliénations mentionnées plus haut ouvre la voie à l'éducation permanente contenant une sorte de philosophie de l ' h o m m e et de son évolution créatrice. Selon cette philosophie, l ' h o m m e est un être qui trouve sa vocation et son bonheur dans le dépassement constant de ce qu'il atteint. Les nouveaux horizons de la connaissance et le nouveau champ d'activité deviennent à la fois source et effet de l'éducation permanente. Celle-ci réalise, par des formes incessamment renouvelées, la fidélité de l ' h o m m e à lui-même et à la voie de sa vocation humaine. C'est dans ce sens que l'éducation permanente semble l'expression et aussi le facteur d'une jeunesse durable de l ' h o m m e . Cette jeunesse - vigoureuse, changeante, cheminant vers la nouveauté - concorde avec l'évolution de la civilisation dans son aspect sublime. La production et la consommation qui influencent si profondément la vie de l ' h o m m e freinent ce mouvement. Par contre, c'est la cité

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éducative qui lui semble la plus favorable, c'est au sein de cette "cité" que l'existence humaine s'identifie à un développement constant.

Nous nous trouvons face à une question importante: il s'agit de savoir si les pays développés, qui ont trouvé les moyens pour passer de la misère au bien-être, seront également capables d'éviter à leur civilisation un égarement dans la surabondance et de s'orienter vers l'exploration des forces créatrices de l ' h o m m e . L a réponse à cette question est décisive pour le destin de l'éducation permanente.

4. Au-delà de la cité éducative

L ' opinion selon laquelle le destin de l'éducation permanente dépend de la forme de civilisation et du degré jusqu'où les différentes sortes d'aliénation pourront être surmontées, demande un commentaire sérieux. Bien que les racines de l'éducation permanente touchent profondément la réalité sociale, son noyau propre demeure l ' h o m m e lui-même. C'est dans le fond de la personnalité que se forment les motivations et les aspirations, c'est l ' h o m m e lui-même qui choisit les idées directrices de sa vie. Il faut alors poser directement une question aussi difficile qu'embarrassante: l ' h o m m e moderne veut-il apprendre pendant toute sa vie? O u plutôt, veut-il apprendre de cette façon?

L'idée de la cité éducative nous paraît conforme à l'espoir de résoudre les conflits et malaises provoqués par la civilisation de production et de consommation. Dans ce cadre socio-économique, la vie humaine devrait se concentrer autour des valeurs de la formation. Mais cette civilisation semble aussi dépendre, dans une grande mesure, des effets de l'éducation permanente, elle ne peut donc assurer la garantie de son

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extension. C e n'est pas de la cité éducative que dépend l'éducation permanente, mais c'est au contraire de l'éducation permanente que dépend la dimension éducative de la société. Notre question fondamentale demeure toujours valable: quelle intensité peuvent avoir les motivations éducatives chez les individus? Peut-on s'attendre à ce qu'elles soient effectivement en mesure d'organiser la vie, dans les conditions posées par la crise de la civilisation de production et de consommation?

Par le scepticisme pédagogique qu'elle contient, la réponse que nous formulons peut sembler surprenante. Mais elle nous paraît juste. N o u s s o m m e s en effet persuadés que l'orientation éducative n 'a pas autant d'intensité qu 'on voudrait lui attribuer.

L'orientation éducative est dans le fond une orientation égoïste. Il s'agit, il est vrai, d 'un égoïsme supérieur apportant un profit social et formant les valeurs de la vie individuelle, mais qui agit dans le cadre et dans la motivation du style de vie, où les problèmes de la communauté sociale et de l'engagement pour de grandes idées ne trouvent pas leur place. Bien que l'orientation éducative s'oppose au principe de consommation et à la culture de masse, elle ne contient pas de motivations pour la charité ou pour le sacrifice à des idées grandioses. Les concepts de l'héroïsme ou de la responsabilité tragique lui sont également étrangers. Grâce à elle, l'existence humaine peut contourner les dangers d'une vie superficielle ou vulgarisée, risquant la saturation et le cynisme, mais elle n'inspire pas une réussite optimale de l ' h o m m e .

L'idée de la cité éducative part du principe que la vie humaine doit être organisée conformément aux intérêts intellectuels. Par conséquent, l ' h o m m e reste enfermé dans les horizons définis par le goût de l'isolement individuel. Bien qu'il s'agisse d'intérêts supérieurs et d 'un isolement marqué par les valeurs culturelles, c'est la dimension individuelle de l'existence qui domine.

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Le sentiment d'isolement est aujourd'hui éprouvé d'une façon particulièrement profonde, il devient un malaise et un danger.

A la lumière des conséquences tragiques parfois provoquées par cette situation, il devient de plus en plus facile de comprendre que l ' h o m m e aspire avant tout à dépasser les limites que lui impose le souci de sa propre existence matérielle et spirituelle. Ces limites peuvent être dépassées dans deux directions: l'une qui conduit au renouvellement, à l'approfondissement et à l'extension des rapports avec les autres, et l'autre à un engagement profond de l ' h o m m e dans différentes sortes d'activités.

C'est ainsi que le problème de la communauté et des relations humaines devient une des difficultés essentielles de l'existence et de la formation de l ' h o m m e moderne. C'est pour cette raison que, dès les premières années de la formation, au sein de la famille et de l'école maternelle, il faut inspirer chez les enfants une attitude de bienveillance, le goût de la coopération, la faculté d'expression et de compréhension des messages provenant de la part d'autrui, donc une sorte d'ouverture et de retentissement.

L'attitude souhaitée est un dépassement de la solitude et de l'isolement, qu'on peut pratiquer en petits groupes, cela en rapport intime avec la nature et avec l'art. Il faut réaliser un style de vie "en c o m m u n " , par lequel la collectivité anonyme sera remplacée par la communauté, et la "foule solitaire" par des êtres sensibles et compréhensifs. Nous sommes persuadés que la vie en c o m m u n représente un besoin profond de la nature humaine.

Bien que de grande importance, cette "vie en c o m m u n " ne constitue cependant pas le seul moyen à travers lequel se manifeste le besoin de communauté. L ' h o m m e cherche simultanément à participer aux activités à caractère social,

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national ou universel. Chaque être humain appartient à sa patrie, ainsi qu'à la grande famille humaine que constitue l'humanité. La vie humaine se déroule dans des sphères proches et lointaines, à l'intérieur desquelles l ' h o m m e exerce ses responsabilités et accomplit ses tâches, et où se manifestent ses succès et ses échecs. C'est là également que reposent ses oeuvres et sa mémoire.

L'éducation est un m o y e n puissant qui renforce la participation de l ' h o m m e dans la communauté, qui dépasse le niveau des rapports entre les individus et qui les embrasse, qui associe l'existence particulière à l'existence du "genre humain", au niveau de la nation et de l'univers.

E n vue de cette éducation, on pense au programme de la formation historique, sociale et esthétique et il est confirmé que l'essence de la communauté concerne les expériences inter subjectives de sympathie et de dialogue entre les individus, ainsi que les valeurs et les finalités objectives autour desquelles les individus affirment leurs liens réciproques.

Le vaste éventail des problèmes de la communauté, abandonnée, recherchée et rétablie dans une certaine mesure, contient des éléments nouveaux comptant dans toute orientation de la vie de l ' h o m m e . L a communauté est fréquemment une invitation à l'engagement, à des efforts qui dépassent la mesure ordinaire, au sacrifice en cas de nécessité, au dévouement. C e n'est pas la vie elle-même qui est précieuse; ce qui constitue son prix ce sont les valeurs, les idées, les dimensions sublimes et grandioses qui exigent parfois un effort long et pénible de la part de l ' h o m m e .

U n e vie se basant sur ces valeurs peut être une vie consacrée au travail ou à la recherche de vérité. Cela peut être également une vie sacrifiée à la lutte pour la liberté nationale ou pour la justice sociale, ou aussi une vie destinée aux activités artistiques ou à l'éducation entendue c o m m e

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façonnement de l'âme humaine - dans chaque cas, le contenu est différent, mais l'essence de la vie, son sens et son engagement, sont identiques.

L ' h o m m e est probablement d'autant plus h o m m e qu'il est capable de dépasser avec courage et hardiesse ses propres réalisations et ses propres limites.

U n e vie digne et engagée n'offre pas toujours la sérénité et le calme. Elle ne procure pas une joie candide et permanente. Elle n'exprime pas uniquement la poésie de l'existence. Elle devient souvent m ê m e sa tragédie. Cette vie demande constamment un effort et est pleine de risques, parfois elle exige une lutte et une défense. Elle ne garantit pas une victoire, et contient l'éventualité d'un échec. C'est dans cette forme de vie qu'apparaft également, lorsque les circonstances l'exigent, l'héroïsme.

L ' h o m m e vivant à notre époque devient de plus en plus lucide et prend conscience du fait que les actes qu'il accomplit peuvent avoir, ou auront sûrement, des conséquences entièrement différentes de celles auxquelles il peut s'attendre.

Telle est précisément la vérité sur l ' h o m m e qui "lance ses actes dans le monde" , et il serait difficile de ne pas constater que cette vérité peut être rangée dans la catégorie de la tragédie et des fautes tragiques. U n e telle opinion peut sembler un écho métaphysique datant de temps immémoriaux, ainsi qu'une dissonance par rapport au rationalisme technologique de notre époque. Il nous faut cependant fermement souligner que ce sont la grandeur et les contradictions de l'activité humaine de notre époque qui demandent une analyse faite sous l'angle de cette catégorie du tragique, nous permettant ainsi de les comprendre mieux et en profondeur.

C'est dans cette optique que nous percevons le destin de l ' h o m m e contemporain. Tout en cherchant la voie qui lui permettra d'abandonner la civilisation de consommation, celui-

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ci s'aperçoit en m ê m e temps que la cité éducative ne saura lui assurer une existence digne et que les choses essentielles de la vie se décident au-delà de la consommation et de l'éducation, m ê m e de l'éducation permanente.

Il semble assez vrai que le contenu et la qualité de l'éducation permanente seront conditionnés à l'avenir par une idée philosophique de la vie, organisant l'existence et inspirant de nouvelles formes de coopération et de compréhension mutuelle. C e n'est donc pas l'éducation qui décidera de ce que doit être l'essence de l ' h o m m e , mais c'est l ' h o m m e nouveau dans la totalité de son être qui sera le stimulant et le maître de l'éducation. O n peut alors s'attendre à ce que l'éducation, et l'éducation permanente avant tout, soient identiques au processus d'auto-réalisation de l ' h o m m e .

5. Bilan d'inquiétudes et sources d'espérance

N o s considérations suggèrent que si la réalisation du programme d'éducation permanente dépend du dépassement des aliénations fondamentales de la vie contemporaine, elle est dans le fond conditionnée par le succès de la lutte sociale pour le renouveau de la civilisation, pour la reconstruction de bases sociales et de perspectives en vue de son développement ultérieur. Et ce sont les raisons pour lesquelles la problématique de l'éducation permanente rend particulièrement sensibles les milieux où l'on voit le besoin, voire la nécessité d'une lutte pareille, et qui participent à cette lutte. Il est bien évident que ce sont des milieux différents, dans divers pays, dont le programme d'activité également est varié.

E n premier lieu, ce sont les milieux intellectuels qui expriment une vision du m o n d e et de l'avenir dépassant la calculation à court terme, celle-ci se concentrant avant tout sur

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une planification ayant pour but l'extrapolation dans l'avenir de l'état actuel des choses, d 'un état éloigné de la perfection. Il ne fait aucun doute qu'il existe, dans divers pays, des milieux stimulés par le courage d'une pensée utopique constructive, et qui ouvrent des perspectives entièrement nouvelles pour la cité éducative de l'avenir.

C e sont également les milieux ouvriers renouant avec les traditions de la diffusion culturelle et éducative, c o m m e ils le faisaient pendant la deuxième moitié du X I X è m e siècle. O n était persuadé à cette époque que le travail devait être proche de la culture et de l'activité créatrice, qu'il devait susciter la joie de l ' h o m m e et l'enrichir.

C e sont aussi les milieux déjeunes où, récemment surtout, s'est manifestée une critique totale des structures sociales, rigides et dépersonnalisées, et de la consommation, considérée c o m m e philosophie de vie en contradiction avec les valeurs humanistes. Cette grande contestation est en m ê m e temps un appel à une vie authentique, pénétrée de valeurs, garantissant l'épanouissement de l'individu et l'approfondissement de l'esprit communautaire.

Il n'est pas facile de définir une base c o m m u n e pour ces milieux, aussi bien pour ceux évoqués ici que pour d'autres, disséminés mais nombreux. A travers leurs intentions et leurs activités mûrit la conviction que l'avenir de notre civilisation dépend d'une activité consciente et responsable de l ' h o m m e , et non pas de divers mécanismes mis en mouvement. Il existe une prise de conscience de plus en plus profonde, dont il s'agit non seulement de bien diriger les structures existantes, mais aussi d'en maîtriser les mécanismes et surtout de garantir à l ' h o m m e la capacité d'augmenter les richesses de son existence individuelle. Ainsi s'effectue une interdépendance entre les progrès mesurables sur le plan objectif et l'épanouissement de l ' h o m m e en tant qu'individu.

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C'est pour cette raison que comptent tellement, dans les processus de l'éducation permanente, les initiatives de groupes qui cherchent, de leur plein gré, à transformer la vie et à créer, selon leurs idées personnelles, des qualités nouvelles d'existence. Il est évident que les conséquences de ces initiatives ne peuvent être immédiates et spectaculaires, car il s'agit là d'actions de longue haleine.

Les initiatives de ces courageux groupes de pionniers sont de véritables oasis dans le désert qu'est devenue la civilisation contemporaine, qui détruit à la fois le milieu naturel et les rapports entre les êtres humains. Ces oasis offrent des points de départ pour une activité plus vaste. Si leurs expériences pouvaient être rassemblées et diffusées, on pourrait apprendre ce qu'est réellement l'éducation permanente.

6. H u m a n i s m e : philosophie de l'éducation permanente

Les observations faites jusqu'à présent concernent les bases sociales et anthropologiques, ainsi que les conditions nécessaires pour réaliser l'éducation permanente. Les conclusions qui en résultent convergent toutes vers le m ê m e point: le destin de l'éducation permanente dépend de ce que l ' h o m m e saura entreprendre pour que sa civilisation devienne plus humaine, et pour que lui-même puisse fonder son propre bonheur sur le principe d'une vie digne et pénétrée de valeurs.

N o u s renouons ainsi avec de grandes idées, au travers desquelles l'espoir, lié aux valeurs de la sagesse et de la beauté, s'est manifesté depuis des siècles et a ensuite si souvent trouvé son expression dans les considérations utopiques sur l'évolution historique. O n a opposé de manière générale la rigueur et la spontanéité, la contrainte et la liberté, la justice et

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l'amour ou la charité. Dans ses Lettres sur l'éducation

esthétique de l'homme, Friedrich Schiller écrit:

Au sein de l'empire redoutable des forces et du royaume

sacré des lois, l'instinct plastique de beauté travaille

insensiblement à instaurer un troisième et radieux

royaume, celui de l'apparence et du jeu, dans lequel il

affranchit l'homme des chaînes de toutes les circonstances

et le délivre, dans l'ordre de la nature comme dans celui

de la morale, de tout ce qui s'appelle contrainte. Si, dans

l'Etat dynamique de droit, c'est en tant que force que

l'homme affronte l'homme et qu'il limite son action, si,

dans l'Etat éthique des devoirs, il se dresse contre lui avec

la majesté de la loi et enchaîne sa volonté, il n 'a dans la

sphère des belles relations, dans l'Etat esthétique, que le

droit de lui apparaître en tant que forme et de s'affirmer

devant lui qu 'en tant qu 'objet de libre jeu uniquement.

Donner la liberté au moyen de la liberté est le principe

fondamental de cet empire. L'Etat dynamique ne peut

rendre possible la société qu'en maîtrisant la nature à

l'aide de forces naturelles. L'Etat éthique peut seulement

la rendre nécessaire moralement, en soumettant la volonté

individuelle à la volonté générale; l'Etat esthétique seul

peut la rendre réelle, parce qu 'il accomplit la volonté de

tous grâce à la nature des individus?

Mais ce n'est pas en suivant les traces de l'utopie que nous

voulons voir se réaliser le nouveau royaume de l ' h o m m e . Il ne

serait point une illusion de constater qu'une analyse détaillée

et approfondie de la société humaine nous révèle deux niveaux

d'existence, partiellement différents et opposés, car liés et à

certains égards convergents dans leur intentions et leurs

conséquences.

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Ces deux niveaux d'existence peuvent être définis de diverses façons. Nous constatons que c'est à un premier niveau que se décide la lutte pour la dimension fondamentale de l'existence humaine, lutte pour la protection matérielle de cette existence et pour le bien-être de l ' h o m m e . A ce niveau d'existence, il y a tout ce qui constitue l'organisation sociale et les aspirations politiques. L e travail et l'économie, la loi et l'Etat y sont également présents. L'ordre qui y règne est fondé sur les exigences et le contrôle; il est établi dans une atmosphère d'austérité et de nécessité. Cet ordre est organisé en fonction des desseins et des objectifs, il est vérifié et contrôlé en vue des résultats qu'il procure. Le grand bilan de l'utilité doit être effectué presque tous les jours, l'autorité de l'Etat et de la loi s'impose au-delà des particuliers et de leurs groupements, à la fois en tant que pouvoir dirigeant et en tant que juge. Le travail accompli par l ' h o m m e devient un devoir exigeant, demandant parfois m ê m e de l'héroïsme.

A u second niveau de l'existence, la situation est totalement différente. L à dominent les idées de liberté, de spontanéité, l'imagination. La créativité permet de dépasser les réalisations déjà accomplies et les limites apparemment immuables de ce qui constitue l'état présent de la vie. U n e volonté de vivre spontanée prend la place d 'un ordre moral ou juridique; l'engagement remplace la contrainte, et le sentiment du bien, ressenti directement, efface le sentiment rigide du devoir. L ' h o m m e manifeste de manière spontanée et personnelle son sentiment fraternel pour l'autre, il prouve que "l'être humain est une chose sacrée à laquelle on ne doit pas nuire"; les formes directes de convivialité se créent sans la rigueur de la loi ou de la justice, sans institution appropriée. A ce niveau d'existence, une vérité établie par la science devient une valeur autonome et désintéressée, sans égard pour le profit éventuel qu'elle peut apporter sur le plan pratique. L a beauté contribue

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à l'enrichissement de la vie, au-delà des récompenses quelconques, non seulement parce qu'elle représente un ornement apprécié de l'opinion publique, mais aussi parce qu'elle permet une formation humaine plus complète et plus approfondie. A u sein de l'univers des objets, conséquence de l'activité productrice de l ' homme, au milieu des marchandises créées pour la consommation, l'être humain apparaît autonome. Pour les autres, il semble important uniquement pour ses valeurs humaines, il se présente c o m m e un être qui, en instaurant son monde , se propose de le faire avant tout pour prouver son humanité. Karl Marx a exprimé l'opinion selon laquelle la richesse véritable de l ' h o m m e s'oppose à la richesse matérielle apportée par les objets et l'argent. Il s'agit d'une vie riche qui, par les actes de la création, dépasse ses propres limites.

Nous avons parlé de "deux niveaux d'existence". Cette expression peut paraître trompeuse, puisque on ne peut effectivement différencier, ou m ê m e séparer, ces deux niveaux l'un de l'autre. Mais il est possible de les superposer, car des rapports étroits existent entre eux. Dans une certaine mesure, on peut aussi dire qu'ils sont placés l'un dans l'autre. O n pourrait bien sûr utiliser d'autres termes, mais l'essentiel est de souligner les enchaînements et les interpénétrations de ces deux niveaux de la vie humaine.

O n pourrait dire aussi que la vie de l ' h o m m e est une interaction permanente de la prose et de la poésie. Nous ne nous servons pas de cette métaphore afin d'émettre un jugement. Par prose, nous entendons un ensemble important de l'activité humaine, à savoir l'activité professionnelle, sociale et politique. Nous appelons poésie l'activité humaine libre de toute servitude, dégagée de toute considération de pertes et de profits, et qui prend courageusement le risque de l'innovation. Peu importe de savoir si l ' h o m m e est devenu h o m m e parce

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qu'il était poète, ou parce qu'il savait vivre très prosaïquement. C e qui compte, c'est que l ' h o m m e soit toujours un être à deux dimensions, un être vivant dans la prose de son existence et créant en elle la poésie. L ' h o m m e qui ne vit que de la prose n'est pas complet, celui qui ne vit que de la poésie ne l'est pas non plus.

L a notion de pratique implique une organisation rationnelle et utilitaire de la vie et exige une discipline basée sur des plans préparés d'avance et axés sur l'avenir. Elle demande une analyse critique basée sur des informations recueillies et transformées. Elle invite à se soumettre aux rigueurs de l'organisation et de la répartition du travail, en tant que principes supérieurs du système social. Elle convie à opérer une vérification permanente des résultats obtenus, de façon à pouvoir toujours mieux mettre à profit l'expérience acquise. Elle promet une association toujours plus étroite entre les intérêts particuliers et les intérêts de la société grâce à des institutions sociales appropriées, à une politique sociale équitable et à une information rationnelle sur les besoins et les informations.

L a poésie organise la vie tout autrement. Elle exploite davantage les ressources irrationnelles de la personnalité, sa sensibilité, son imagination, sa volonté d'action immédiate. C e n'est pas par l'accumulation et la transformation des informations qu 'on apprend à connaître la réalité, mais par la créativité qui fait découvrir les ressources à exploiter. L'avenir se révèle dans ses visions et non pas sous forme de projets: les plans et les prévisions ne sont que les résultats de ces visions, sinon ils ne seraient que la confirmation de limites déjà atteintes. L'organisation est moins importante que l'aptitude à agir, le sacrifice et l'esprit communautaire décuplant les forces de l'individu. L a saveur de la vie ne se mesure pas aux succès accumulés au long des années. L a vie a une valeur

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émotionnelle qui est l'expérience de 1'"ici-bas" et du "maintenant" partagée avec les autres.

Si nous défendons l'importance de la poésie contre les interprétations bornées de la pratique, et si nous insistons sur l'importance corrélative entre la pratique et la poésie, nous ne pouvons pas éluder pour autant la question fondamentale de la hiérarchie concernant l'importance de ces deux modèles.

Qui pourrait contester que la pratique est d'une importance capitale? C'est elle qui édifie notre m o n d e matériel et social, en lui conférant, selon les besoins, la forme qui convient le plus à nos goûts et à nos intentions. Mais ce processus est-il régi uniquement par la recherche de meilleurs résultats dans la lutte pour l'existence que m è n e l'espèce humaine, faible et impuissante, et pourtant victorieuse, grâce à son habileté manuelle, à l'outillage, à l'intelligence et à la parole? Qui pourrait affirmer que l'espèce humaine aspire à vivre uniquement, mais pas à vivre d'une façon bien déterminée?

Tout ce que l ' h o m m e fait, a bien entendu un certain intérêt. Mais il est important aussi de préciser ce qu'il est. L'essentiel, c'est de savoir quelle est sa position dans sa profession et dans la société, mais il est aussi intéressant de voir c o m m e n t il vit et quelles épreuves il doit surmonter pour atteindre le bonheur et pour créer, avec les autres êtres humains, des liens c o m m u n s . Il est important que le bien-être universel s'accroisse et qu'il soit judicieusement réparti. Mais à quoi sert le bien-être?

Le m o m e n t est venu d'avancer résolument une thèse qui sera, en ce siècle de révolution scientifique et technologique, accueillie par beaucoup c o m m e une sorte d'hérésie, car elle soutient que la pratique doit être mise au service de la poésie. C'est la poésie qui, en cette époque du "bon sens", nous fait aller de l'avant et nous apprend à dépasser les limites déjà atteintes. C'est elle qui bouleverse le m o n d e pétrifié des objets

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et des institutions, et qui fait intervenir l'authenticité' des sentiments, l'esprit communautaire, l'émotion, l'imagination, l'expérience vécue.

Nous constatons donc que l ' h o m m e a besoin de deux stratégies de vie. L a première doit être établie par les sciences sociales, pour lui permettre d'organiser la réalité matérielle et sociale selon ses buts donnés. O n peut n o m m e r la seconde stratégie humaniste. C'est elle qui oriente la vie intérieure de l ' h o m m e et qui l'imprègne de contenu.

C e qui compte pour la première, c'est l'activité de l ' h o m m e , ce qu'il fait, quant à la seconde, c'est son existence, ce qu'il est. A u premier plan importent le savoir-faire et l'efficacité, au second la valeur et le style de vie. Il n'est pas suffisant de se soucier de l'obéissance des h o m m e s par rapport aux lois établies. Il faut également rétablir la préoccupation directe et spontanée de l ' h o m m e dans ses relations humaines.

Le rapport réciproque de ces deux stratégies présente par ailleurs un problème difficile et complexe. O n peut partager l'opinion selon laquelle ce n'est que par le progrès de la stratégie sociale qu'on peut réaliser les bases de la culture humaniste. Mais on peut aussi penser que le progrès dans ce domaine de la stratégie humaniste prépare de meilleures conditions pour réussir dans le domaine de la stratégie sociale. Nous associons nos espoirs à la difficile perspective d'unir ces deux stratégies. Nous s o m m e s également persuadés qu 'on pourrait arriver ainsi à résoudre à la fois le grand problème de l'ordre dans le monde et celui de l'ordre dans la personnalité humaine. Ainsi on pourrait réussir à établir un ordre moral et social, maîtriser les dangers d'une civilisation évoluant d'une façon incontrôlée et, en m ê m e temps, former des êtres humains pour qu'ils soient à la hauteur des tâches qui leur incombent, en leur montrant les valeurs principales de la vie qu'ils recherchent.

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Il s'agirait alors, il faut le dire clairement, d'une société non répressive. A la fin de ces considérations, il nous faut encore évoquer la problématique de l'Orestie, oeuvre principale d'Eschyle, qui n 'a pas toujours été interprétée de façon suffisamment claire. Cette oeuvre révèle, à notre avis, une qualité tout à fait exceptionnelle de l'auteur. Celui-ci a analysé le destin de l ' h o m m e de façon bien plus approfondie que tous ses contemporains grecs. Rappelons les scènes finales, où Athéna cherche à convaincre les Erinyes de renoncer à leur vengeance et de devenir les bonnes déesses du pays. Cette persuasion ne s'effectue pas facilement. Les Erinyes défendent un ordre moral défini et durable, basé sur l'horreur, la répression, la poursuite, la persécution, dans lequel le jugement d 'un matricide doit absolument être prononcé. Elles sont les gardiennes de lois anciennes, et ne peuvent donc pas accepter la disculpation d'Oreste. Mais finalement, Athéna parvient aies convaincre que leur rôle ne consiste pas nécessairement dans l'administration de la justice, dans la punition, la vengeance et la poursuite des criminels, et arrive à les persuader qu'il peut être totalement différent.

Le processus de transformation des Erinyes en Euménides donne matière à réflexion. Il exprime la foi en un ordre nouveau dans la vie, un ordre qui sera fondé sur l'amour et la bonté et non pas sur la vengeance et le châtiment. L a transformation des Erinyes en Euménides représente un grand tournant social, la création de nouvelles conditions de vie, l'illumination des obscurités secrètes, l'ouverture de voies nouvelles vers une joie universelle et le bonheur. Utilisant un langage contemporain, nous pouvons dire que la société répressive est remplacée par une société d'êtres libres et heureux, dont le destin est guidé par des dieux bienveillants et favorables.

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O n peut retrouver pendant des siècles ce mythe de la joie et du bonheur, de la liberté et de la spontanéité, le mythe d'une société libérée des culpabilités et des angoisses procurées par les tribunaux de la justice, ceux-ci provoquant un enchaînement incessant de peines et de crimes demandant un châtiment. Cette transformation, c o m m e l'a très bien remarqué Gennaro Perrota dans son étude sur les tragédiens grecs, ouvre la possibilité d'une existence de l ' h o m m e absolument nouvelle sur cette terre. L a fin de l'Orestie exprime la confiance et l'espérance, elle fait davantage penser à un poème lyrique qu'à un drame lugubre. O n y ressent l'atmosphère d'une joie dionysiaque témoignant d'une vie libre et heureuse. L'Orestie est une pièce sur la société idéale qui fondera son existence sur les liens entre les pouvoirs terrestres, sur l'ordre régnant sur la terre, ainsi que sur les inspirations de la raison, la pratique démocratique et la morale vécue.

Mais dans notre interprétation de la fin de l'Orestie, il faut mettre d'autres éléments en évidence, jusqu'alors inaperçus. O n peut se demander qui sont en fait les auteurs de cette situation originale, de l'image d'une société nouvelle. C'est d'abord Apollon, qui purge la peine contractée par Oreste réalisant la vengeance pourtant justifiée de son père. Et c'est aussi Athéna qui fait pencher la balance du jugement au profit d'Oreste en y jetant une boule blanche, c'est elle également qui réussit à convaincre les Erinyes que leur devoir consiste à jouer un nouveau rôle dans la société toute neuve.

La fin de l'Orestie est donc l'oeuvre c o m m u n e de la déesse de la sagesse et du dieu des arts. C'est la sagesse et la beauté qui se trouvent à l'origine du nouvel ordre social, de l'ordre exprimant la valeur et le bonheur de l ' h o m m e . Ceci est un message qui fait réfléchir. Apollon et Athéna font partie d 'un ordre différent de celui auquel appartiennent les autres dieux de l'Olympe et de toute la tradition historique grecque.

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Tout en demeurant riches sur cette terre et au sein de cette nation, ils exercent une influence qui ouvre des perspectives entièrement nouvelles.

N o u s pouvons donc tirer les conclusions suivantes: dans la vie humaine les éléments de l'ordre, les règles et les autorités donnant la justice comptent autant que les valeurs du bien et de la joie, du bonheur et des satisfactions diverses. Tout en veillant sur l'ordre et les règles, nous devons en m ê m e temps apprécier les charmes de la vie. Quoique austère, l'ordre reste au fond totalement impuissant sans le concours de la joie. Et l ' h o m m e ne doit pas atteindre ses plus grands objectifs par la peur du châtiment ou l'obéissance aux règles imposées par la discipline. Sa réussite doit être stimulée par la volonté de servir quelque chose qui décide de la valeur de la vie. L ' h o m m e exprime sa volonté d'affronter les autres êtres en accomplissant des tâches nouvelles avec eux. C'est ainsi que la science et l'art, les grands éducateurs de l ' h o m m e , constituent non seulement l'une des sources de son succès dans la lutte pour le progrès et la justice, mais ils deviennent également l'une des sources de sa joie de vivre, de la qualité d'une existence pour laquelle il veut vivre. L a science, considérée c o m m e valeur humaniste, stimule toutes les facultés de l ' h o m m e et assure les conditions nécessaires pour une activité plus efficace dans les domaines de la gestion et de l'organisation de la vie sociale. Il est vrai qu'Athéna et Apollon bâtirent leur royaume non pas dans un avenir lointain, mais dans un m o m e n t présent de la vie de l'humanité, où l ' h o m m e était parvenu à un degré particulier de liberté et de savoir-faire, de créativité et de discipline, d'austérité et de joie d'exister.

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D E U X I E M E P A R T I E Crise de la civilisation moderne:

l'éducation permanente à l'ère des menaces et des angoisses

1. Civilisation et éducation à un carrefour

Le phénomène de transformation de l'éducation permanente, marqué par le progrès scientifique, technologique et social a été, à partir des années soixante-dix, de plus en plus clairement accompagné d'une prise de conscience des conflits et des dangers menaçant la civilisation. Nous constatons avec toujours plus de lucidité que la civilisation est arrivée à un croisement. Pour les uns, son développement ultérieur peut et doit s'effectuer de la m ê m e façon qu'il l'a fait jusqu'à maintenant; l'avenir sera à tous les égards analogue au présent, et n'en sera donc que "plus grand"; pour les autres en revanche, les voies de développement suivies jusqu'ici sont de plus en plus dangereuses, voire catastrophiques. Si nous voulons éviter cela, il nous faut travailler à un avenir qui sera différent de ce qui est en place.

Avant de commencer à faire l'analyse de ces opinions, il nous faut souligner qu'au dangereux carrefour où se trouve la civilisation se trouve également l'éducation. C o m m e cette dernière prépare aux conditions de vie, nous devons donc nous demander si elle contribuera à la continuation docile du développement réalisé jusqu'à nos jours, ou bien si elle donnera l'élan et l'habileté nécessaires pour diriger cette évolution sur des voies nouvelles. Cette question se pose pour toute éducation, mais elle concerne avant tout l'éducation permanente.

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C o m m e n q o n s par la caractérisation de la situation dans laquelle se trouve la civilisation contemporaine. Il ne fait aucun doute qu'à l'heure actuelle, l'espérance exprimée par Francis Bacon, alimentée à l'époque des Lumières par l'idée du progrès, est en train de disparaître. Dans cette espérance, il y avait la conviction que le développement spontané et illimité de la science et de la technologie conduirait à l'épanouissement illimité de la civilisation, et à la garantie pour tous de meilleures conditions pour une vie heureuse et aisée. Depuis quelques décennies, on ressent de plus en plus profondément les nombreuses menaces du processus m ê m e du développement de la civilisation. U n e civilisation où plus de 500 millions d'individus souffrent de la faim, plus d 'un milliard et demi sont dépourvus de toute aide médicale, où l'on trouve 800 millions d'illettrés et plus d'un milliard de personnes sans abri, cette civilisation ne peut pas subsister. C'est une civilisation qui ne veut pas savoir que, pour le prix d 'un avion de combat, on pourrait construire un réseau de 40.000 pharmacies dans les pays où les habitants sont condamnés à être malades et à mourir prématurément. O u bien que pour le prix d 'un sous-marin, on pourrait assurer l'enseignement annuel de 16 millions d'enfants, qui sans cela seront des analphabètes. Le fait que, pour désigner les armes modernes atomiques, chimiques et biologiques, on se serve des symboles A B C , symboles traditionnels de l'initiation culturelle des jeunes enfants, nous fait ressentir une ironie amère. Il est profondément tragique que, dans le monde entier, on dépense de véritables fortunes pour l'armement, et pourtant ces sommes permettraient d'assurer à des millions d'êtres les moyens de vivre, la santé, de meilleures conditions de logement, ainsi que la diffusion de 1 ' instruction publique.

L'éventualité d'une guerre atomique représente le danger le plus grave de la civilisation moderne. Seules les visions

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apocalyptiques de la fin du m o n d e peuvent égaler l'angoisse qui nous prend lorsqu'on s'imagine ce qui pourrait arriver.

M ê m e si nous espérons échapper au pire des destins, il reste toujours, dans tous les domaines de la civilisation, de dangereuses évolutions qui anéantissent la communauté sociale, qui conduisent à une mauvaise orientation de la vie humaine, et détruisent l'environnement naturel de manière irrévocable.

La civilisation industrielle, fondée sur le grand capital, fait accroître la production au-delà des besoins collectifs et individuels en gaspillant de plus en plus les matières premières, qui sont épuisables, ainsi que l'effort de millions d'êtres humains. Avec la m o d e et la publicité, et en préparant des consommateurs dociles, on accroît artificiellement la demande sur le marché de biens entièrement inutiles, souvent nuisibles, parfois n'ayant qu'une valeur: le prestige. O n voit alors se former un cercle vicieux: il faut augmenter la production pour faire consommer davantage, consommer davantage pour faire augmenter la production. C e cercle vicieux s'accélère toujours plus et n 'a pas de fin. O n ne se pose aucune question sur les besoins réels de l ' h o m m e , ce qui devrait en fait constituer le souci majeur des producteurs; on oublie que les matières premières s'épuisent et qu 'on les exploite en laissant la responsabilité de ce ravage aux générations à venir, qui n'hériteront que d'une terre dévastée. O n néglige les phénomènes de stress et de névrose, de jalousie et de frustration, qui provoquent des maladies graves. O n ne tient pas compte du fait que les indices de la croissance exprimés par l'argent uniquement, ne concernant que la production et la consommation, signifient qu'en m ê m e temps les relations humaines, l'attitude de l ' h o m m e face à lui-même et la qualité de sa vie se détériorent.

Simultanément apparaissent les conséquences fortuites et nuisibles du développement dynamique de la civilisation, et

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prennent une envergure inattendue. N o n seulement l'environnement naturel est de plus en plus précaire, mais il est menacé par une véritable catastrophe: par les effets de la production industrielle violant les règles écologiques, ainsi que par l'emploi généralisé de la chimie dans l'agriculture, qui est, d'après l'état actuel de nos connaissances, nécessaire pour augmenter le rendement, intoxiquant le sol, l'eau, les plantes et tous les êtres vivants. D e plus, les grandes agglomérations urbaines qui étaient naguère le symbole d'une vie confortable, conduisent à une très forte concentration de la population sur un territoire restreint, une population devant gagner sa vie dans des conditions toujours plus difficiles, et souffrant de maladies dites de civilisation encore plus que les populations d'autrefois de la peste.

D'importants conflits sociaux bouleversent de nombreux pays. Dans certains d'entre eux, les classes opprimées et exploitées sont parvenues à la victoire. Dans d'autres, le pouvoir oscille entre les forces de la dictature et celles de la démocratie. Ailleurs encore, l'écart entre la richesse et la misère s'agrandit de telle sorte qu'une explosion de haine, ou le désespoir absolu, menacent. Dans les pays d'opulence, le niveau de vie s'élève constamment; il se forme ainsi une société de consommation attirante pour beaucoup, mais accessible qu 'à un nombre restreint d'individus. U n e différence de niveau de vie a toujours existé sur la terre, mais à notre époque, elle est ressentie plus fortement qu'autrefois, car l'idée d'égalité, du moins l'égalité des chances, a gagné en force dans la conscience sociale. Les transformations que l'on a imaginées et qui pourraient accélérer une évolution vers la société idéale semblent trop lentes; mais une accélération révolutionnaire semblerait trop dangereuse elle aussi. L e maintien de l'ordre social existant devient un défi pour les anarchistes qui visent à en ébranler les bases. U n terrorisme d'origine bien différente

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bouleverse constamment notre m o n d e ordonné et aisé, cela dans divers pays et continents. Ces observations douloureuses et complexes sont encore plus alarmantes si l'on considère que meurtres et enlèvements deviennent des méthodes couramment employées, et que des otages innocents sont emprisonnés ou payent parfois m ê m e de leur vie les fautes des autres, ou tout simplement le fait d'appartenir à une société condamnée, par son essence, aux attentats. Dans certains pays, on élimine simplement ses adversaires politiques; les meurtres sont clandestins ou plus ou moins tolérés, les sentences des tribunaux violent cruellement les principes de la loi et de la justice. Parfois, des peuples entiers sont exterminés de manière implacable, cela souvent au n o m d'idées arbitraires.

Ces problèmes nouveaux et difficiles sont dûs à la naissance d'une civilisation universelle. Avant notre temps, les civilisations se développaient à l'intérieur de centres isolés les uns des autres; les rapports entre les continents étaient limités. Aujourd'hui, toutes les régions du m o n d e sont de plus en plus interdépendantes, et nombreuses sont les tâches importantes pour l'avenir du m o n d e qui ne peuvent être accomplies qu 'à une échelle mondiale. Parallèlement persiste l'opinion politique traditionnelle selon laquelle chaque pays doit garder son indépendance, et viser ou à imposer sa propre volonté aux autres, ou à s'isoler complètement. Les intérêts locaux ne s'accordent pas avec les besoins mondiaux. Les tendances impérialistes ou hégémonistes s'opposent fortement à un esprit d'entente et de coopération entre les différents états.

L'écart entre les pays développés et les pays en voie de développement s'aggrave de façon croissante. Il s'agit ici du conflit entre le Nord, riche, et le Sud, qui est dans la misère. L e processus de décolonisation n 'a pas été uniforme partout, il a fait naître de nombreuses tensions dans les pays récupérant leur indépendance, choisissant ainsi la voie de la liberté sur les

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plans national et social. Les intérêts des consortiums internationaux s'opposent à ceux des pays en voie de développement, ce qui complique le processus de construction et de reconstruction de la vie sociale dans lesdits pays. Il est parfois aussi bloqué par l'attitude des élites féodales. Dans de telles situations, les grandes puissances interviennent militairement ou financièrement, et s'attachent surtout à défendre leurs propres intérêts. Les guerres civiles éclatent coup sur coup, rendant ainsi les perspectives de développement du Tiers M o n d e de plus en plus incertaines.

Dans ces conditions, l'avenir d'une civilisation universelle s'assombrit, malgré les nombreuses tentatives de créer un nouvel ordre économique dans le m o n d e , qui devient uniforme parce que la technologie, la production industrielle et les biens de consommation sont les m ê m e s partout. Mais en m ê m e temps, il est toujours plus déchiré par les problèmes politiques, et la vision du m o n d e , la culture sur le plan intellectuel et artistique et les attitudes vis-à-vis de la morale restent différentes. Il est de plus en plus difficile de réaliser un dialogue entre les civilisations qui serait légitime, et tellement important pour l'entente spirituelle.

L a situation devient encore plus complexe par le fait que les valeurs spirituelles, dans le m o n d e entier, n'apportent aux nations ou aux individus aucune réponse à la question suivante: "comment vivre?" Cette question n'est pourtant qu'une source d'idées permettant une vie digne et heureuse, et analysant le comportement de l ' h o m m e . Les religions orientales ont encore un fort pouvoir traditionnel, mais sur le plan social, elles s'avèrent conservatrices, ou impuissantes. L'Occidental fatigué et égaré essaie de trouver la vérité dans ces religions, mais n 'y trouve qu'une thérapie de valeur bien douteuse. Les voyages du pape à travers le globe enflamment l'imagination de milliers de croyants avides de foi et d'espérance, car il éveille l'esprit de

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communauté , ce qui permet d'oublier les soucis. L a vie quotidienne retrouve cependant très vite sa forme habituelle: l'égoïsme, l'injustice, la misère et la haine reprennent sur les h o m m e s leur pouvoir, qui semblait s'être évanoui lors des manifestations solennelles. L e réveil de l'Islam crée quant à lui un genre nouveau de solidarité internationale, mais cela implique également le fanatisme, voire le fondamentalisme, qui gâchent toutes les intentions de préparer les bases d'une grande entente, grâce à laquelle les h o m m e s seraient unis face aux problèmes essentiels de la vie. Les grandes contestations des jeunes, leur rébellion contre l'isolement de l'individu à l'intérieur des limites établies par une production inutile ou m ê m e nuisible, et par une consommation des produits de luxe dans une société de gaspillage, freinant l'évolution vers un sens de communauté, l'authenticité, la créativité, vers la grande aventure humaine, n 'a pas touché, dans la conscience sociale des pays développés, les stéréotypes d'une vie privée de sens.

Bien sûr, cette image de la civilisation contemporaine n'est pas complète et pourrait être précisée, mais pour la présente étude elle est suffisante, car elle évoque les caractéristiques souvent analysées et présentées dans les documents élaborés par d'éminents spécialistes, et par des organismes nationaux et internationaux. Cette image évoquée ici nous permet de constater qu'il faudrait prendre c o m m u n é m e n t une initiative sensée et c o m m u n e , afin de surmonter les difficultés signalées et de préserver l'avenir des dangers existants actuellement. Si une telle action n'avait pas lieu et si le développement futur de la civilisation ne faisait pas l'objet d'une initiative très organisée, on pourrait s'attendre, c o m m e le prévoient les pessimistes, à tout un enchaînement de catastrophes, peut-être m ê m e à une destruction totale, c'est-à-dire la disparition de la vie sur la planète.

Voici le carrefour devant lequel nous nous trouvons.

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E n réfléchissant à l'avenir et en organisant les activités sociales, doit-on choisir un avenir semblable à ce qui a existé jusqu'à maintenant, ou bien un changement? Selon l'avis général, l'avenir ne sera qu'une continuation du présent, mais avec des aspects plus intenses et plus importants qu'actuellement. Néanmoins, de plus en plus nombreux sont aujourd'hui les gens qui pensent que les dangers de la civilisation contemporaine doivent être interprétés c o m m e un appel dramatique à la réorientation de l'évolution de la civilisation.

Il n'existe pas de recettes pour réaliser cette réorientation. Personne n'est en mesure de brosser un portrait détaillé de cet autre avenir. Mais on sent qu'il faut stopper les dangers croissants qui annoncent la catastrophe finale. Il est évident qu'il faut mettre fin aux guerres qui sévissent encore un peu partout, ainsi qu'à la course aux armements qui demande des moyens financiers considérables, réduit à néant la dignité de l ' h o m m e et de son travail et est le signe avant-coureur de la destruction. Il faut protéger et sauvegarder notre milieu naturel dévasté par l'expansion de l'industrie. Il faut trouver les moyens pour réconcilier pays développés et pays en voie de développement, supprimer la misère et les havres d'égoïsme et de richesse. Il faut assurer dans le m o n d e entier des conditions de vie dignes pour l ' h o m m e , donc garantir le ravitaillement, l'instruction, les soins médicaux, la participation à la culture. Il faut supprimer les inégalités sociales et les injustices afin d'apaiser la colère aveugle des déshérités et freiner l'expansion du luxe arrogant des puissants de ce m o n d e . Il faut chercher à instaurer une grande entente entre les nations en organisant un dialogue entre les différentes civilisations, en faisant fi des résistances face au particularisme et au fanatisme. Dans ce m o n d e cruel et plein de haine, il faut défendre la dignité négligée et étouffée.

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Ceci est un vaste programme de renouveau, difficile à réaliser et pourtant indispensable. Après en avoir mentionné les points importants, nous pouvons reprendre nos considérations de départ: la formation humaine et l'éducation. Les éducateurs, en particulier, doivent réfléchir à la forme que devrait avoir l'avenir, au choix à faire entre la prolongation du présent et la transformation créatrice.

Il est évident qu'une éducation conformiste est plus facile à réaliser, car elle est exempte de risques et de dangers. Les corps administratifs de l'éducation y sont toujours plus favorables. Cette préférence du conformisme caractérise dans une grande mesure les milieux de parents intéressés avant tout par les futures carrières de leurs enfants, qui désirent l'établissement des formes traditionnelles et connues dans une société bien rangée. D e m ê m e , les gérants de l'économie nationale favorisent l'adaptation, la considérant c o m m e une bonne préparation à la vie.

L'éducation en vue d 'un avenir inconnu est difficile. Personne ne peut dire avec certitude quelle doit être la réorientation de l'évolution de la civilisation pour la préserver des catastrophes et la transformer en un bien servant le bonheur humain. Il manque également un consensus universel quant aux moyens nécessaires pour assurer ce renouveau.

Si nous ne disposons pas d'image concrète de l'avenir désiré, nous ne sommes pas en mesure de considérer l'éducation c o m m e la réalisation d'un modèle préconçu de l ' h o m m e . Parfois la tradition nous apprend beaucoup sur la nécessité d'adapter les jeunes en vue de l'avenir, mais ceci est une manière de voir erronée. L'éducation ne peut être reconnue c o m m e adaptation à l'avenir, mais au contraire c o m m e un engagement dans le processus du renouveau et de la transformation. L'éducation doit éveiller des forces qui créeront un avenir nouveau. Pour certains pédagogues, une telle

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définition de l'éducation peut sembler difficile à accepter. L e plus souvent, il est nécessaire pour eux de poursuivre en matière d'éducation un idéal bien défini, surtout quand il s'agit d'élèves adultes.

Nous s o m m e s persuadés que nous ne pouvons accepter un idéal entièrement préconçu. Il faut agir autrement. Il faut choisir une solution plus difficile. Il faut accepter le fait que l'éducation européenne, lors de son développement séculaire, était non seulement une formation, une adaptation, mais aussi une inspiration. N o n seulement elle réalisait le programme proposé par Platon, mais parfois elle obéissait aussi à Socrate. L a philosophie socratique avait probablement, et continue à avoir, une dimension plus profonde en matière d'éducation. N o u s proposons de renouer avec cette tradition.

Etant maintenant conscients des tendances d'une éducation qui s'adapte à un modèle préconçu de l'avenir, et en connaissant également les malentendus possibles qu'elle peut impliquer, nous allons nous pencher sur les tâches d'une éducation qu'il faut considérer c o m m e l'inspiration de la nouvelle civilisation de l'avenir.

2. Apprendre ce qu'on devrait savoir

Les conflits et les contradictions de la civilisation contemporaine deviennent pour l ' h o m m e une source d'inquiétudes et d'angoisses qui font naître le besoin d'accroître nos connaissances de la réalité, afin d'essayer de l'améliorer. Il est donc nécessaire de préparer un programme de ce qu 'on devrait savoir et comprendre. C e programme paraît être en contradiction avec ce qu 'on voudrait apprendre si le m o n d e était paisible.

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Il est évident que les motivations personnelles de l ' h o m m e vers une éducation constamment renouvelée au cours de sa vie devraient être un souci particulier pour les organisateurs de l'éducation permanente. Mais ce ne sont pas ces motivations qui jouent un rôle décisif. L ' h o m m e n'est pas seul à avoir de telles préoccupations; ses aspirations sont celles de tout le milieu social auquel il appartient. Il est rare que l'envie de savoir ne demeure qu'une question personnelle de l'individu. D e manière générale, elle exprime les expériences et les aspirations d'une communauté. L'histoire de l'éducation dans les milieux paysans et ouvriers dans l'Europe du X I X è m e siècle contient de nombreux exemples témoignant du caractère social et dynamique des intérêts intellectuels.

Les conditions de ce genre sont encore plus universelles et plus profondes que celles qui résultent de milieux sociaux définis. L a civilisation toute entière en tant que réalité objective pousse l ' h o m m e à réfléchir, à se poser des questions. Il observe dans le m o n d e des phénomènes importants qui l'inquiètent et demandent à être interprétés. C e sont des événements politiques, des faits sociaux, tout ce qui se produit sur les plans artistique, scientifique et technologique dans l'univers créé par l ' h o m m e . L ' h o m m e se voit confronté à de nouvelles tâches s'il recherche l'ordre ou la protection. Evénements, problèmes et tâches forment un cercle vicieux qui est imposé à l ' h o m m e par la civilisation. Il est vrai qu'essayer de sortir de ce cercle est un défi c o m m e il en a toujours existé. C'est lui qui finalement influence la direction et le contenu de l'éducation permanente. Cette éducation, quant à elle, devrait faciliter à l ' h o m m e l'utilisation effective des connaissances acquises, une meilleure orientation dans le m o n d e et une activité permettant la réalisation de nouvelles tâches.

Ceci signifie que toute démarche de l'éducation permanente doit être motivée à la fois par les besoins de

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formation individuels et par les conditions objectives. L ' h o m m e doit apprendre tout ce qui peut être défini c o m m e contenu c o m m u n à tous. Il faut donc réaliser d'un côté une éducation motivée par différents facteurs personnels, et de l'autre un programme universel c o m m u n . O n peut alors désigner le contenu de ce que l ' h o m m e devrait apprendre, englobant avant tout le développement constant de la science. La curiosité intellectuelle chez l ' h o m m e est spontanée et capricieuse, mais c'est la science qui lui donne une discipline et une orientation. Dans ce contenu universel de la formation il faut inclure également le patrimoine culturel de la société ou de la nation donnée et les éléments essentiels de la tradition. L'identité culturelle s'appuie en effet sur une base c o m m u n e de modèles, de valeurs et de normes. Elle est en rapport avec le système moral en vigueur dans la société donnée et exige de tous ses membres un style de vie défini. Si l'on parle des contenus universels de la formation de l ' h o m m e contemporain, on ne doit pas négliger les tâches particulières rendues nécessaires par les conflits menaçants de la condition humaine.

E n soulignant que le contenu de l'éducation permanente devrait inclure non seulement ce que l ' h o m m e veut apprendre mais aussi ce qu'il doit savoir, nous proposons une solution controversée. Il est vrai que chaque suggestion d'ordre normatif visant à préciser l'orientation et le contenu de l'activité pédagogique suscite des doutes, car on peut craindre une certaine manipulation. Cet argument a souvent été employé pour critiquer l'éducation permanente. O n a souligné avec ironie que les adultes étaient traités c o m m e des élèves, ou bien, c o m m e l'a exprimé Ernst Bloch, c o m m e des conscrits. Nous s o m m e s entièrement d'accord que de pareilles tendances sont dangereuses. Mais nous ne pouvons pas être d'avis que, en tant qu'éducateur, on peut garder une attitude complètement neutre et rester indifférent au problème. Nous pensons que de façon

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générale, et là nous nous opposons aux idées de Tolstoi' sur le sujet, l'être humain peut et doit exercer un effet éducatif sur ses congénères. La réalité nous montre que l'indifférence est impossible. L'effet d 'un éducateur exerçant son pouvoir éducatif sur l'élève existe indéniablement, qu'il s'agisse d'éducation formelle ou informelle. Il ne s'agit donc pas de freiner toute activité éducative orientée, mais de l'effectuer de façon à ce que le droit personnel de l'élève à l'autonomie ne soit pas violé. U n e sorte de "droit de l ' h o m m e " devrait veiller avant tout à une bonne pratique de l'éducation des adultes.

Tandis que le contenu de l'éducation permanente, c'est-à-dire de ce que l ' h o m m e veut apprendre, doit être diversifié, il faut stimuler les expériences personnelles ainsi que les besoins des communautés limitées. L'ensemble des connaissances que l ' h o m m e doit avoir à une époque c o m m e la nôtre doit concerner la collectivité. Elle doit s'élever au niveau des tâches que l ' h o m m e est appelé à accomplir. Il ne s'agit pas bien entendu d 'un programme très détaillé ni d'activités bien définies. Ceci n'appartient pas à l'éducation elle-même. C e n'est pas à l'éducation d'imposer des recettes, elle doit cependant demeurer ouverte à toutes les nouveautés: aux visions du m o n d e différentes, aux conditions de vie idéales, aux caractéristiques de l'univers. Le sens et la valeur de l'éducation ne se mesurent que par le pouvoir d'orientation, de sensibilisation, de capacité de comprendre ou de poser les questions. C'est grâce à l'éducation que l ' h o m m e devrait savoir comment avoir une attitude personnelle dans les situations difficiles.

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3. L ' h o m m e dans son univers naturel: domination ou interdépendance?

Il s'agit ici de l'attitude de l ' h o m m e par rapport à la réalité dans laquelle il vit. L ' h o m m e est un être exceptionnel, qui non seulement accepte cette réalité, c o m m e le font d'ailleurs tous les autres êtres vivants, mais est aussi capable de la contester. Cette capacité constitue le privilège de l ' h o m m e . Accepter la réalité est pour lui l'expression du besoin de certitude et de stabilité dans l'existence, du besoin de confiance et de bonheur provenant de ce qui est connu et familier, protégeant contre le chaos et l'incertitude de l'inconnu. Refuser la réalité, parfois la dépasser, signifie prendre des risques. Il faut du courage pour rechercher une réalité autre, différente, qui est parfois une désillusion, un échec. C e refus manifeste la fière conviction que la seule chose digne d'être acceptée est le phénomène m ê m e de la recherche, de la quête. Depuis les temps les plus reculés, cette opposition à la réalité, propre à la nature humaine, a constitué un objet de réflexion dans les mythes et les légendes religieuses, les considérations des philosophes. Toute la culture grecque en est pénétrée. O n a souvent cherché le m o y e n de protéger l ' h o m m e contre une vanité indomptable qui le pousse à surmonter les conditions définies de sa vie, ou aussi contre une docilité due à la paresse, face aux circonstances données. Selon Hésiode, l ' h o m m e a été appelé à transformer son milieu à l'aide de son travail, au moyen de l'art c o m m e le voulaient les artistes grecs, par la pensée c o m m e le suggéraient les philosophes. Mais en m ê m e temps, l ' h o m m e ne devait pas aspirer à ce qui était réservé aux divininités. L'idée d'inciter l ' h o m m e à avoir une activité transformant la réalité, dans une mesure délimitée seulement, fut acceptée par le christianisme. L a paresse était considérée c o m m e un péché, tout c o m m e l'orgueil. Le mythe de Prométhée, servant d'avertisseur,

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renaissait avec l'histoire de Lucifer révolté. L e retour à l'Antiquité auquel on assiste lors de la Renaissance était en m ê m e temps le retour au bonheur de vivre l'instant présent et une reprise de courage, typique chez les Grecs, afin de surpasser les limites définies. Voilà en quoi consiste la passion de la Renaissance, grâce à laquelle on a découvert les terres inconnues, refusé la théorie du géocentrisme sur laquelle on se basait depuis des siècles, dévoilé les mystères de l'anatomie du corps humain, et proposé des visions de la vie sociale alors utopiques. A u siècle des Lumières, ces visions prirent une nette orientation prospective: on élabora une idée de progrès qui éveilla l'espoir de voir toute donnée et tout état de choses dépassés. A u XVIIIème siècle, on pensait que la Révolution Française devait détruire la réalité, pour ensuite la créer à nouveau.

Cette dualité de la nature humaine peut également être observée à notre époque dite "de consommation", qui est en m ê m e temps celle de la conquête de l'espace. C'est non seulement l'époque de la préservation d 'un ordre politique et social stable, mais aussi celle des révolutions sociales et des luttes pour la liberté nationale. O n parle de la diffusion des valeurs culturelles traditionnelles, mais on voit se manifester des mouvements contre la culture. O n peut citer ici encore d'autres contradictions: l'art réaliste trouve son complément dans l'art surréaliste; les tendances du libéralisme sont équilibrées par un esprit de planification poussée. Il est encore vrai que notre époque est celle de la renaissance des utopies.

E n examinant les conditions et les facteurs d'évolution de l ' h o m m e contemporain sous cet angle, il faut avant tout réfléchir sur le processus de son adaptation à la réalité ou de sa contestation. U n e telle analyse doit être faite dans divers domaines.

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Il s'agit en premier lieu de l'attitude de l ' h o m m e face à la nature et au milieu naturel. Nous observons de nombreuses activités dont le but est de protéger le milieu naturel, menacé ou déjà détruit par l'industrie. C e n'est pas uniquement une activité à caractère technologique ou économique, qui n'exige que la purification des eaux, de l'air, de la terre. Elle implique toute une philosophie, voire une métaphysique particulière. Cette nouvelle philosophie s'oppose à l'optimisme connu de Bacon, auteur "contemporain" dans le sens où il croyait que les progrès de la science et de la technologie apporteraient maints avantages à l ' h o m m e . Maintenant, nous ne partageons plus cet optimisme; nous cherchons les moyens d'avoir une activité raisonnable afin d'éviter les éventuelles catastrophes, dues au progrès, qui nous menacent.

Cette philosophie nouvelle prend toujours plus d'importance et met l'accent sur la nécessité de respecter la nature. Martin Heidegger en a établi les principes suivant lesquels l ' h o m m e n'est pas maître de la nature, mais est son berger. A ce sujet, on peut également mentionner les arguments invoqués lors d'une intéressante discussion ayant eu lieu aux Etats-Unis dans les années soixante-dix, qui avait pour thème l'attitude de l ' h o m m e vis-à-vis de la nature. Les uns étaient pour le renouveau d'une idée mystique de la nature, de l'amour de l ' h o m m e pour la nature, c o m m e l'enseignait Saint François; les autres se déclaraient d'accord avec les Bénédictins et les Cisterciens proposant un perfectionnement raisonnable des conditions naturelles.4

N o u s pouvons trouver un autre exemple connu de la nouvelle métaphysique et de la nouvelle éthique de la nature dans les livres de Hoimar von Ditfurth, qui, en qualité de professeur, spécialisé en psychiatrie, analyse la situation de l ' h o m m e dans l'univers. Il s'oppose encore aux idées exprimées par Copernic, d'après qui la terre et les êtres vivants

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qui l'habitent sont entourés d'un univers totalement hostile à la vie. Ditfurth souligne que nous sommes des "enfants trouvés" dans un espace interplanétaire dont la beauté est incompréhensible pour nous. Mais il serait faux de croire que notre existence se déroule dans un univers dont nous parcourons, en m ê m e temps que la terre, le vide incommensurable, cela sans avoir aucun contact avec lui. Les forces et les influences nous venant du cosmos sont la garantie d'un équilibre qui apaise la dureté de notre milieu habituel et familier. Il est notre propre univers; nous sommes des êtres qui ont été créés et l'univers nous apporte appui et confiance.5

C'est ainsi que la philosophie de la participation et de la confiance, s'opposant à celle prônant la distance hostile, la lutte et la domination, apparaît c o m m e facteur de paix et d'ordre dans la vie humaine. Cette nouvelle astronomie, dont les principes nous sont proposés par Hoimar von Ditfurth, devient une sorte de thérapie pour l ' h o m m e , qui, par son attitude agressive vis-à-vis de l'univers, étendue à tous les domaines de la vie, est devenu névrosé.

Le concept selon lequel l'être humain est "l'enfant de l'univers", les idées mises en valeur par les Franciscains et les Bénédictins, en m ê m e temps qu'une large acceptation de la philosophie d'Extrême-Orient, voilà divers aspects d'une m ê m e aspiration à trouver les moyens de coexister avec la nature, et de la protéger afin de pouvoir vivre en harmonie avec elle.

Retrouver dans la nature sa propre patrie garantissant à l'espèce humaine une vie en harmonie avec les animaux, les plantes et les bons génies, pour ensuite l'abandonner en se risquant à créer un milieu autonome, matériel et technologique, et finalement chercher à retrouver cette harmonie après les désillusions et les échecs d'une lutte pleine de dangers - voilà le cycle de l'histoire de l ' h o m m e depuis toujours. Dans ce cycle, l'époque contemporaine semble particulièrement

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dramatique. Il ne faut rien oublier de nos succès scientifiques et technologiques, cependant il faut aussi admettre que le retour de l ' h o m m e à une vie en harmonie avec la nature représente une condition essentielle pour la santé de son corps, mais aussi de son esprit.

Dans les conditions difficiles rencontrées à ce carrefour apparaissent des réactions de tendance opposée, qui menacent l'épanouissement de la personne: d'un côté l'agressivité et l'esprit de destruction résultant de la domination de la nature, de l'autre une sorte d'irrationalisme, de mythe de l'Arcadie isolée garantissant une vie sauvage. D ' u n côté on a peur que le feu de Prométhée dompte la nature et brûle l'univers, de l'autre on craint que la musique d'Orphée, en faisant obéir la nature, perde son pouvoir.

Les tendances évoquées ne concernent pas uniquement les rapports entre l ' homme et la nature. C o m m e la personnalité de l ' h o m m e est indivisible, ses expériences influencent toutes ses attitudes, vis-à-vis de lui-même aussi bien que vis-à-vis des autres, de la société et de la culture. Elles trouvent leur expression dans les facultés mentales de l ' h o m m e , donc dans le choix de la théorie de Bacon ou d'une philosophie semblable à celle de Rousseau, où s'exprime la fascination pour les éléments mystiques et sentimentaux. Autour de ces deux pôles, c o m m e l'a souligné Irving Babbitt, se sont accumulés dans les sociétés des X I X è m e et X X è m e siècles des symptômes psychopathologiques inquiétants.

4. Société mondiale: guerre ou paix?

Deux problèmes importants à notre époque sont l'instauration d'une civilisation à l'échelle planétaire et la défense de la paix. O n voit s'accentuer deux phénomènes opposés: d'une part, une

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tendance à l'intégration, et d'autre part des conflits entre continents, pays, nations et peuples qui vont s'intensifiant. L'univers est rendu de plus en plus uniforme par les interdépendances entre pays, tels les échanges commerciaux et touristiques, le réseau de plus en plus dense des moyens de transport, les succès remportés par la science et la technologie, partout identiques, et le niveau de vie uniformisé par la civilisation. Il faut cependant constater que ce m o n d e , apparemment unifié, est de plus en plus déchiré par l'antagonisme des intérêts, par une politique impérialiste et néocoloniale, par les guerres et la course aux armements, par la violence et le fanatisme.

Qu'est-ce qui pourrait être entrepris afin de protéger et intensifier les processus d'intégration et, en m ê m e temps, limiter et venir à bout des conflits? L a défense de la paix est une tâche complexe et multiforme. Elle embrasse une activité éducative dont le but est aussi bien de stimuler une entente réciproque entre h o m m e s de différentes nationalités, peuples et religions, que de tenter de réduire les attitudes agressives et intolérantes en vue d'instaurer un dialogue.

Mais une activité d'ordre éducatif n'est pas omnipotente. Les conflits prennent leur source non seulement dans la mentalité humaine, mais aussi dans la réalité économique et politique. Les injustices et les discriminations font naître des tensions et poussent à la lutte. U n e situation de paix est avant tout la victoire de la justice à l'intérieur d 'un pays c o m m e dans les rapports internationaux. C'est pour cette raison qu 'un nouvel ordre économique à l'échelle mondiale semble si important: grâce à cet ordre, les différences de niveau de vie entre pays riches et pays sous-dé velopp es pourraient être nivelées. Et si on a du succès dans ce domaine, la paix pourrait enfin régner, et un conflit armé pourrait être évité.

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Mais m ê m e un nouvel ordre économique ne peut surmonter seul toutes les difficultés. Il existe des sources de conflits également en dehors de l'économie. C e sont les ambitions et aspirations nationalistes, le fanatisme religieux et les mouvements de libération qui s'opposent à ces derniers. Nous avons donc besoin d'un nouvel ordre politique garantissant sinon un accord, du moins une coexistence entre les peuples sur cette planète.

L a guerre et la paix sont donc enracinées dans le m o n d e contemporain de façon multiforme. L a défense de la paix exige non seulement une bonne volonté, mais aussi des compétences. Nombreux sont les organismes qui s'y emploient, l'organisation P U G W A S H , par exemple. Les instituts nationaux et internationaux réalisant des recherches dans ce domaine, dont l'Université des Nations Unies, y participent également. Cependant le résultat de tous les efforts entrepris pour défendre la paix n'est ni efficace ni satisfaisant, car ils sont très peu connus. O n peut donc s'attendre à ce que l'éducation permanente soit concernée par cette problématique.

Il ne s'agit pas, bien entendu, d'une sorte de propagande en faveur de la paix, bien qu'elle soit parfois également importante, en particulier quand elle fournit des données impressionnantes sur les dépenses militaires pour les comparer à celles à but humanitaire. L'opinion publique peut être également bouleversée par l'image de la destruction totale provoquée par une guerre atomique. Il faut donc faire comprendre aux individus et aux sociétés quelles sont les sources des conflits militaires et leurs conséquences pour la vie sur la terre. Il faut aussi évoquer les questions d'ordre moral qui se posent quand de plus en plus de savants font des recherches en vue d 'une destruction, ainsi que l'interdépendance entre l'accroissement de la préparation à la guerre et la réduction de l'horizon intellectuel chez l ' h o m m e ,

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autrement dit de la formation d'esprits clos. Comprendre tous ces problèmes et bien d'autres encore demande une culture approfondie. Philosophie et histoire, sociologie et psychologie, économie et sciences politiques, pédagogie enfin: voilà les disciplines dans lesquelles on peut puiser les connaissances sur les conditions et les moyens d'arrêter la guerre et d'obtenir la paix. Et ces connaissances demandent à être utilisées.

Dans cet horizon intellectuel, un autre problème nous préoccupe: celui du caractère des activités en faveur de la paix. L a guerre et la paix ne sont pas uniquement l'objet de recherches scientifiques, elles impliquent des tâches concrètes à accomplir. O n peut donc se demander de quelle façon il est possible d'être à la fois citoyen de son propre pays et citoyen du monde . U n e réponse est bien difficile à donner; cela exige une discussion ainsi que de l'expérience.

5. Culture mondiale: dialogue ou fanatisme?

L e troisième grand problème de notre époque est la culture. Son rôle est important pour instaurer une société mondiale ainsi que pour inspirer une qualité de vie personnelle. N o u s venons d'évoquer les aspects économiques et politiques de la société mondiale, mais il est évident qu'elle se caractérise aussi par son aspect culturel. Et nous nous demandons quelles sont, pour la culture, les conséquences du phénomène d'intégration de la planète.

C e processus s'effectue avant tout sur un plan extérieur. O n constate la généralisation de la consommation, typique pour les pays riches. Dans les autres, seule une élite restreinte peut en profiter, et la plus grande partie de la population se trouve frustrée de ne pas pouvoir en faire autant. O n déprécie de plus en plus la culture locale traditionnelle, m ê m e si elle subsiste

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encore. O n voit s'intensifier un conflit entre une culture ou plutôt une civilisation cosmopolite marquée par la consommation, et une culture locale basée sur la tradition. Y a-t-il une chance de concilier une fascination pour le cosmopolitisme de la civilisation moderne et un style de vie marqué par la tradition? Q u e devrait-on transformer, dans la civilisation moderne aussi bien que dans la culture traditionnelle? Quelles valeurs faudrait-il préserver?

O n entrevoit un autre conflit encore: celui des diverses cultures du m o n d e et les relations existant entre elles. Grâce aux recherches historiques et ethnologiques, on a pu sortir de l'oubli d'anciennes cultures c o m m e celles des Sumériens, des Aztèques et des Mayas , et les rétablir dans la conscience contemporaine. O n peut également accéder aux richesses des cultures africaines, très différentes selon les tribus et pourtant possédant un point c o m m u n : leurs valeurs essentielles d'ordre moral et artistique. Il faut aussi évoquer les cultures islamique, indienne et chinoise. Leur accessibilité à l ' h o m m e de culture occidentale est évidente, mais ce qui l'inquiète, c'est leur réalité profonde et la difficulté de les comprendre. Le dialogue entre les cultures est devenu un grand problème de notre époque, qui a été mis en évidence par les programmes de l ' U N E S C O . C e n'est pas un dialogue facile, surtout quand subsiste l'esprit de domination européenne. C e dialogue doit faire partie des contenus de l'éducation visant à enseigner la compréhension, la tolérance, l'ouverture d'esprit et en m ê m e temps garantir un enrichissement mutuel à tous ceux qui sont concernés.

C e n'est pas uniquement de cette façon que nous pourrions préparer une entente à l'échelle mondiale, le dialogue entre les cultures rendant évidente son identité à l ' h o m m e , à travers les diverses formes de son existence, et lui permettant de constater comment se manifestent les m ê m e s valeurs universelles et durables à travers les expressions philosophiques, religieuses et

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artistiques variées. U n universalisme humaniste semble particulièrement nécessaire à notre époque, quand la vie est de plus en plus désorientée par un relativisme contestant les valeurs communes .

U n tel dialogue pourrait enfin sublimer et approfondir la conscience culturelle propre aux sociétés des continents européen et nord-américain. Cette conscience de nous-mêmes est en effet troublée: nous ne percevons pas notre culture de façon suffisamment claire. N o u s ne s o m m e s pas sûrs s'il s'agit encore d'une culture chrétienne antique, ou bien d'une culture entièrement laïque marquée par une profonde crise intérieure, celle-ci étant provoquée par le conflit entre science et technologie d 'un côté, et humanisme, comprenant les arts, de l'autre. O u bien si, finalement, nous ne possédons plus aucune culture, mis à part celle dictée par la consommation et les loisirs faciles.

N o u s avons évoqué les questions importantes qui nous préoccupent. Il est évident que c'est à l'éducation permanente de tenter de les résoudre. Soutenus par des documents et publications appropriés, les programmes d'études doivent être organisés dans ce but.

6. Vision de la civilisation idéale

Actuellement, les discussions portant sur une civilisation solide et universelle de l'avenir se concentrent sur la problématique de son développement et de son progrès. Il faut que l'éducation envisage entre autres de se pencher sur une révision systématique et lucide des idées sur le développement et le progrès qui dominent dans l'opinion publique. Pendant deux siècles, et ceci à partir du siècle des Lumières, l'idée du progrès s'est fait plus nette grâce au succès croissant du

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développement sur les plans scientifique, technologique et économique. C e progrès était confirmé par l'accroissement des découvertes et de la richesse, par l'amélioration des conditions de vie, et c'est à travers lui qu 'on énonça les finalités de l'activité humaine et des transformations sociales.

A notre époque, cette idée semble être ébranlée par la crise de notre civilisation. L a mesure effective du développement et du progrès ainsi que l'authenticité de ses indicateurs sont remises en question. Les pays qu 'on appelle développés le sont-ils vraiment? Et ceux que l'on considère c o m m e retardés le sont-ils réellement? Quel est le critère de jugement? Quelle échelle de valeurs permet de juger des supériorités et des manques?

N o u s arrivons à un point essentiel qui demande réflexion. Il nous faut contester l'opinion répandue selon laquelle le développement et le progrès se mesurent au m o y e n d'indices technologiques et économiques, car ceux-ci sont séparés du contexte# humain et social.

Il est évident qu'un certain niveau de bien-être matériel constitue la base essentielle du progrès. N o u s ne voulons pas de misère ni d'ascétisme, nous n'invitons pas les éducateurs à enseigner une abnégation. Mais il est certain, c o m m e l'ont montré plusieurs études et recherches, que dans certaines situations, la satiété matérielle due au développement de la civilisation a des effets négatifs et provoque m ê m e diverses aliénations.

Il faut donc réviser entièrement les idées sur le développement et chercher une nouvelle interprétation. Pour cela, il est nécessaire de définir des indices de développement et de progrès qui prennent en considération les valeurs suivantes: équilibre écologique, développement des individus, égalité et justice sociales, autonomie, participation, solidarité, satisfaction des besoins personnels et socio-économiques à un

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degré supérieur. C'est en précisant ces indices que nous pourrons éviter d'obéir aux mythes de la technologie et de l'opulence matérielle, qui en arrivent à dominer, voire anéantir, les valeurs suprêmes telles l'égalité, la justice, et à encourager l'exploitation, la violence, la manipulation.

U n e éducation en faveur de cet avenir idéal doit concentrer ses efforts sur la création d'une conscience critique, grâce à laquelle l ' h o m m e serait capable de vérifier tout ce qui a lieu dans la réalité à l'aide d'une perspective de valeurs. Il pourrait se libérer des fascinations et des engrenages dangereux et récupérer son indépendance humaniste personnelle.

7. Alternative

La vision d'une société différente nous fait approcher la question d'une pensée alternative. C'est une forme de pensée grâce à laquelle on peut davantage prendre connaissance de la réalité qu'à travers des observations empiriques directes. Cette approche plus détaillée s'effectue grâce à une analyse stimulée par la question: pourrait-il en être autrement? Sans une telle question, la perception de la réalité s'identifie à sa copie fidèle, elle demeure statique, tandis qu'une perspective du possible nous invite à une réflexion en profondeur, au niveau de forces animant une réalité dont le caractère n'est jamais définitif. Si l'on veut comprendre les mouvements de la réalité, il faut prendre en considération des possibilités très variées, aussi bien celles qui vont trouver leur réalisation que celles qui disparaissent et celles dont le destin dépend d'une intervention de l ' homme.

C'est pour cette raison que la pensée alternative nous semble si importante pour dynamiser et orienter l'attitude de l ' homme vis-à-vis de l'avenir. Si l'on admet l'idée qu'il

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pourrait en être autrement de ce qui existe, ou bien qu 'on pourrait vivre différemment, l'horizon intellectuel commence à s'élargir et à se dynamiser. O n se place "à distance" et l'on devient capable de juger des chances et des opportunités de sa participation dans le processus du changement, du renouveau, de la réalisation de ce qui est possible.

O n peut évidemment critiquer la pensée alternative puisqu'elle ébranle les dogmes établis ainsi que les activités considérées globalement c o m m e immuables. Il est vrai que dans ce contexte, la pensée alternative semble dangereuse, m ê m e destructive. Mais il est vrai également qu'au cours de l'histoire, toute évolution a toujours remis en question ce qui semblait immuable au départ. Elle a m ê m e contesté ce qui constituait la base naturelle de la réalité sociale, de sa structure, de son organisation. Il en a été ainsi pendant des siècles. A l'époque actuelle, où nous nous voyons arrivés à un carrefour, la pensée alternative est plus nécessaire que jamais.

Les craintes que suscite cette invitation à la pensée alternative semblent diminuer quand nous déclarons qu'elle ne doit pas être comprise c o m m e un libre jeu des possibilités. N o u s n'entendons pas par "possibilité" tout ce qui peut être inventé. L a découverte de possibilités n'est pas un jeu de la libre imagination. U n e possibilité, c'est ce qu'on est en mesure de voir c o m m e quelque chose de plus rationnel et plus efficace que ce qui existe actuellement, ayant plus de valeur. L a possibilité n'appartient pas à la réalité, mais elle a une chance de devenir réelle, ceci uniquement par l'effort de l ' h o m m e . Dans le concept possibilité s'inscrit une plus grande rationalité et une plus grande valeur que dans la réalité. Et elle contient également une activité humaine plus intense que celle demandée par l'acceptation de la réalité.

U n e analyse de la réalité, dévoilant sa mobilité intérieure, suggère en m ê m e temps les objectifs de la pensée alternative.

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Cette pensée concorde avec une vision humaniste du développement et du progrès. Cette vision ne serait qu'une utopie stérile si elle n'impliquait pas une stratégie d'action, grâce à laquelle sa réalisation devient possible. L a pensée alternative nous permet de construire des utopies réalisables. L a renaissance actuelle de l'idée de l'utopie, aussi bien sur le plan philosophique que sociologique, indique c o m m e nous l'avons déjà signalé, de quelle façon son contenu est conforme aux attentes et aux espérances de l ' h o m m e dans ce m o n d e troublé par l'angoisse. L e concept moderne de l'utopie fait disparaître l'interprétation traditionnelle qui l'apparentait aux songes libres de se réaliser dans un lieu et dans un temps incertains. L'utopie se fait une organisation de l'activité "ici et maintenant" en vue d 'un avenir différent du m o m e n t présent. Cette nouvelle définition de l'utopie, présentée dans de nombreuses publications, concorde avec nos considérations précédentes. Elle constitue la synthèse particulière d'une vision nouvelle et humaniste du développement et du progrès, et d'une analyse alternative de l'actualité. Cette vision est caractérisée par une espérance et une foi en l'apport créatif de l ' h o m m e .

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TROISIEME PARTIE L'homme aliéné dans le monde contemporain:

voies difficiles de salut

1. Opacité de la réalité sociale

L ' h o m m e contemporain vit les expériences les plus dramatiques de par l'accumulation d'une confusion de faits, d'interprétations, d'aspirations et d'enchantements, d'épreuves et de réflexions.

Avant tout, l ' h o m m e sent qu'il est saisi par un mécanisme puissant qui le dirige et l'exploite sans son accord.

Le m o n d e contemporain ne présente pas uniquement une richesse d'événements pour l'individu, mais il est à la source de tout un réseau de rôles et de fonctions à accomplir. C e m o n d e se complique toujours plus, sa structure devient de plus en plus rigide. L'individu est pris dans ce réseau de liens et d'interdépendances qui lui imposent leur pouvoir.

Le particulier ne se limite pas, c o m m e c'était le cas jadis, au rôle de m e m b r e de famille et de m e m b r e d'une société. Il est également un travailleur qui représente une profession définie, il appartient à un groupement politique, il participe à la vie culturelle, sportive et éducative. Dans chacun de ces domaines, il agit à titre divers et a différentes fonctions. Bien que certaines de ces activités soient analogues à celles que les h o m m e s accomplissaient dans le passé, leur caractère devient de plus en plus complexe. Cette complexité fait la différence à la fois du contenu de l'activité et de son mécanisme. Toute activité ainsi que toute participation deviennent opaques par leur contexte.

Les structures organisationnelles et institutionnelles de la vie contemporaine se développent et se compliquent très

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rapidement, de grands centres de disposition manipulent des individus dociles, le pouvoir se centralise de plus en plus, l'administration, de plus en plus bureaucratisée, s'affirme.

L ' h o m m e manipulé par ces organismes vit une vie morcellée et superficielle. C'est une vie unidimensionnelle, de producteur et de consommateur, une vie empressée et turbulente, déchirée par les conflits et les ambitions, soumise aux dépendances, qui n'encourage pas à la participation culturelle et à la réflexion. C'est l ' h o m m e qui s'adapte aux exigences du m o n d e et non pas le m o n d e qui obéit à la volonté de l ' h o m m e .

E n ce qui concerne les dépendances, la civilisation contemporaine est avant tout une civilisation du travail organisé, des institutions et de la bureaucratie, de l'administration et de la gestion. La place de chaque individu est strictement désignée. L ' h o m m e n'accomplit que des fonctions bien définies. Il est appelé à assumer des responsabilités qui souvent se maintiennent pendant toute une vie. Parfois aussi il se révolte, refuse les contraintes en cherchant une qualité de vie en dehors de ses activités. L ' h o m m e demande ainsi le droit à une existence personnelle pour équilibrer sa vie dirigée par les devoirs à accomplir. Le conflit entre "existence" et "fonction" détruit parfois et ce que l ' h o m m e était destiné à faire dans la société et les charmes d'une vie désintéressée. C e conflit m è n e souvent à la révolte de nature anarchique contre les devoirs imposés par la société, ou bien à une attitude passive et docile pour celui qui veut une obéissance héroïque et ascétique, m ê m e au prix de renoncer à la joie d'exister. C'est ainsi, pense-t-on, que se réalise la vocation d 'un h o m m e .

Cette opposition et le choix qui en résulte impliquent deux styles de vie différents. Le premier renoue aussi bien avec les traditions bourgeoises de rationalisme et d'utilitarisme qu'avec

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l'idée du progrès instaurée par la philosophie des Lumières. Il est également fondé sur certaines expériences contemporaines provoquées par la civilisation moderne. C e style de vie s'exprime par l'aspiration consciente vers des buts bien définis, par la réalisation systématique de tâches partielles. L e genre des buts et des moyens, l'importance du m o m e n t présent en tant que voie menant vers l'avenir, et de l'avenir en tant qu'horizon qui s'éloigne sans cesse, la valeur du "bon travail", mesurée aux résultats conformes aux prévisions et aux objectifs définis -voilà les éléments essentiels de ce m o d e de vie.

L ' h o m m e est alors entièrement soumis à une réalité objective, il devient élément de son développement, maillon de sa structure. Mais en m ê m e temps, grâce à ce schéma, il planifie sa propre vie de manière rationnelle et avantageuse, il construit sa propre réussite. U n e vision pragmatique du m o n d e conçoit celui-ci c o m m e réalité ordonnée et durable, et la vie humaine semble donc s'y intégrer pour former une sorte d'unification anonyme, et c'est pour cette raison que l ' h o m m e se sent à l'abri des inquiétudes et angoisses personnelles, qui sont une sorte d'anarchie psychique.

O n peut penser qu'il s'agit d'une vie pauvre et superficielle, mais il faut aussi en apprécier les avantages, avant tout l'ordre, la discipline et la sécurité qu'elle procure.

Le second style de vie évoqué s'oppose à celui que nous venons de décrire ci-dessus. Son champ d'opération est le m o m e n t présent de la vie, l'expérience personnelle vécue ayant une importance autonome. Sa dimension essentielle est d'ordre intérieur. L'univers n'est pas une réalité qui nous parle et à laquelle il faut répondre. Toute structure objective ne compte pas si elle ne concerne pas une expérience personnelle. C'est le monde extérieur qui est conforme à l'expérience intérieure, c'est donc l'être humain, c o m m e le pensaient déjà les Grecs, qui donne une mesure aux choses. Les choses ne peuvent donc

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pas être une mesure de l'humain. Et la vie m ê m e de l ' h o m m e ne doit pas être une mesure de l'humain. Elle ne peut m ê m e pas être conçue de manière objective, c o m m e les maillons d'une chaîne d'événements biographiques, c o m m e un chemin vers un but défini. Situations et tâches, plans et projets n'ont aucune importance, la vie ne se réalise pas grâce à un but ou un m o y e n quelconque, elle garde son importance et sa valeur pour ce qui est de son contenu actuel et de son expérience vécue, image de la réalité et de son appréhension subjective, personnelle, et par conséquent unique et juste.

L a vie devient ainsi un grand acte d'expression impulsive et passionnée, personnelle et fugitive, mais stimulante et ayant une résonance. L'expression ainsi conçue ouvre la voie vers une nouvelle communauté spontanée et libre, elle crée un dialogue par le biais d'actes artistiques, par la discussion et la créativité en c o m m u n sur le plan musical ou dramatique.

C e style de vie expressive rejette non seulement les schémas rigides de l'organisation et de la structuration de la vie, mais il inspire aussi la certitude profonde et intuitive que la vie authentique des individus et des sociétés s'écoule en dehors d'activités planifiées et de la satisfaction des besoins, et qu'elle se mesure par l'intensité du vécu direct et de l'expression spontanée.

Ces deux styles de vie s'opposent l'un à l'autre et en m ê m e temps se complètent. A u fur et à mesure que le m o n d e où l ' h o m m e vit s'endurcit et s'éloigne des dimensions humaines, la contestation de ses structures s'intensifie. L'univers des robots créé par le capitalisme contemporain implique critique et révolte. Mais ce n'est pas une critique proposant un ordre différent ni meilleur. C e n'est qu 'un cri heurtant l'ordre quotidien, à la fois cruel, injuste et privé de sens, un cri de désespoir face aux voies sans issue, un appel à une joie assombrie d'amertume par les ruines du monde .

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Quelles sont les possibilité s de supprimer, dans le premier style de vie moderne, la soumission de l ' h o m m e à ce qui entraîne la perte du contenu humanitaire de la vie, et de faire disparaître l'abaissement de l ' h o m m e réduit à un rôle d'exécuteur et de producteur? Quelles sont les possibilités de maîtriser, dans le second style de vie, les tendances anarchisantes de la révolte, de la protestation, de l'agacement, et aussi les penchants vers le divertissement folâtre et le passe-temps éphémère? Peut-on, dans le premier cas, protéger la vie contre l'ennui, et dans le second, contre la lassitude? Peut-on trouver des valeurs de vie différentes de celles acquises, dans le premier cas, par des moyens libérant de l'énergie, et dans le second, par des drogues stimulant les expériences vécues?

2. Sous la contrainte de la production et de la consommation

Parmi les différentes conceptions de la vie, on distingue avant tout celle qui entend activité par vie humaine. Elle est en effet la conception la plus typique énoncée dans l'Europe moderne. Instaurée sur les ruines de la hiérarchie médiévale des valeurs, qui optait pour une vita contemplativa, l'idée moderne de l'activité a évolué de façon variée.

L'Europe moderne a progressé en fonction du principe de l'activité croissante de l ' h o m m e . C'est ainsi que l'Europe s'est essentiellement distinguée du style caractérisant les anciens peuples africains et asiatiques habitués à la passivité. L a civilisation européenne s'est caractérisée par un épanouissement dynamique dans tous les domaines, qui se sont enrichis de valeurs nouvelles.

Les réflexions sur cette évolution ont constitué une base pour l'idée de l'avenir c o m m e pour celle du progrès, qui

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passionnèrent à la fois les savants et l'opinion publique. L e progrès constituait non seulement un sujet historico-philosophique et sociologique, mais aussi une sorte de fil conducteur dans la vie des sociétés européennes ainsi qu'une expression de confiance en leur propre puissance permettant la domination de la nature et la conquête de territoires hors d'Europe. Il signifiait aussi la satisfaction éprouvée suite aux succès économiques et technologiques. O n était alors persuadé que l ' h o m m e devait exercer sa force par rapport au m o n d e des choses matérielles, de la nature et de la société, cette force s'amplifiant continuellement grâce à une bonne utilisation de la raison et d'appareils techniques. Dans ce sens l ' h o m m e devait être un être rationnel et également un h o m o faber.

L'évolution ultérieure du concept moderne de la vie en tant qu'activité humaine a été déformée de manière décisive par l'épanouissement de l'économie capitaliste qui lui a fait perdre ses valeurs. Elle a transformé lentement, mais systématique­ment, le m o n d e des objets en un univers de marchandises, et le respect des choses en une soumission aux règles dictées par le profit et les lois du marché. U n e vie considérée en tant qu'activité, en tant que travail, est devenue une vie en faveur de la production de biens matériels, organisée par le capital et au bénéfice d 'un groupe restreint de la société. C'est ainsi que s'est déclenché le conflit fondamental entre la motivation humaniste de l'activité de l ' h o m m e en tant que créateur et organisateur de l'univers des choses, et la situation socio-économique réelle dans laquelle cette activité a été exploitée au profit des propriétaires individuels de moyens de production. L ' h o m o faber est donc devenu l'esclave de l 'homo economicus.

U n autre grand concept de la vie concerne l'utilisation de tous les dons et de toutes les possibilités offertes par l'existence humaine. Dans la plupart des couches sociales, un idéal de consommation a pris de plus en plus ampleur dès que le niveau

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de vie s'est élevé et que la quantité de la production a formé la base d'une société d'opulence. O n a recherché le confort et les satisfactions matérielles, à commencer par le divertissement, rendu possible par la diminution du temps du travail et l'expansion des mass media. D e façon inattendue, le m o n d e s'est ouvert tout grand, m ê m e pour les salariés moyens. Jusque-là, le développement industriel semblait favorable au développement de l ' h o m m e .

Le concept d'une vie caractérisée par la primauté de la consommation s'est opposé à la rigueur d'une vie fondée sur l'activité et le travail. L'idéal de consommation s'est orienté davantage vers la soumission de la production à la satisfaction des besoins de l ' h o m m e que vers la soumission de l ' h o m m e aux tâches de la production. Ceux qui ont choisi une vie basée sur la consommation pensaient ainsi faire barrage au fascisme sous toutes ses formes. Ils étaient persuadés que celui-ci était la conséquence de la glorification de tâches objectives et historiques, de grandes entités nationales et d'états, et de la subordination rigoureuse des intérêts et de la vie des individus à ces tâches. Il souligne l'exaltation de l'héroïsme et du sacrifice, ou pour le moins du devoir d'obéissance. L'idée de la consommation devait aller à l'encontre de ce concept de la vie pathétique et rigoureux. Dans le fond, elle exprimait probablement les intérêts restreints d'individus médiocres, leur égoïsme et leur idée du bonheur limitée à un certain confort de vie, et leur autodéfense un peu cynique contre les mythes et l'exaltation de masse. Elle était cependant un concept qui respectait davantage les droits de l ' h o m m e que les droits de l'histoire, et davantage le bien-être individuel que la grandeur de la nation, atteinte prétendument sur un champ de bataille.

L'opposition entre ces deux grands concepts de la vie, entre activité productrice et consommation des biens, n'est pas la seule controverse à notre époque. Les plus importantes ont

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porté sur la contestation m ê m e de ces deux concepts, par rapport à une existence humaine concrète, vécue de façon immédiate.

Notre époque se caractérise moins par une protestation existentielle contre le concept de vie active que par le refus du concept de consommation. O n a donc contesté l'opinion largement répandue selon laquelle seule une vie de consommateur libère l ' h o m m e du fardeau des fonctions qu'il a à remplir et qui lui facilitent la vie. La culture bourgeoise de consommation a été critiquée et attaquée par un grand nombre d'artistes et de philosophes, surtout par les jeunes. O n s'est opposé à l'industrie de la culture et des loisirs, considérée c o m m e l'institutionnalisme des "jouissances de la vie" pour les classes aisées, ainsi que contre le modèle répandu du divertissement de masse.

L'origine de cette attaque consistait en principes entièrement différents de ceux universellement reconnus; il s'agissait là d'une manière de juger les valeurs de la vie. O n s'est proposé de dévoiler ce qui se cachait derrière l'idée de la consommation, de la considérer c o m m e une sorte de récompense offerte à l ' h o m m e après les peines vécues dans'la civilisation du travail. Et cette civilisation s'est en effet montrée une civilisation du divertissement standardisé. Elle s'est montrée également "étrangère" à la vie humaine. C'est ainsi qu 'on a pu constater l'aliénation par le divertissement, analogue à l'aliénation par le travail.

L a critique de la société de production et de consommation, faite dans le but de défendre une existence humaine libre et authentique, présente actuellement un enchevêtrement d'opinions diverses. Celui-ci est l'expression des inquiétudes de l ' h o m m e , du sentiment de son aliénation et des tentatives de tracer une vision nouvelle de l'existence.

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Les uns s'intéressent à la situation et au destin de l ' h o m m e contemporain d'un point de vue surtout théorique, m ê m e si on les déclare parfois annonciateurs d'une nouvelle révolution. Les autres, déçus de leur activité au sein des organismes traditionnels, sont persuadés que c'est au m o y e n de manifestations sous des étendards rouges ou noirs qu'ils peuvent dépasser l'ordre social corrompu. D'autres, confiants en la puissance des arts, portent devant un tribunal tout ce qui survient dans ce monde hypocrite. D'autres encore préfèrent se mettre eux-mêmes sur la balance de ces jugements. Ils choisissent alors une vie marginale, en manifestant ironiquement leur mépris des bourgeois. O n trouve les impressionnants témoignages de cette société dépravée dans les oeuvres dramatiques et littéraires surréalistes, dans la peinture figurative et représentative, dans la sculpture qui lance un appel à la vengeance des h o m m e s et des dieux, dans la musique qui annonce le déclin de la vie par une indignation universelle ou une frénésie bachique. O n observe des réactions de fuite ou bien un phénomène de compensation face à cette vie si critiquée. O n expérimente alors des visions hallucinatoires et des happenings bouleversants. Certains cherchent une échappatoire dans ce m o n d e où, semblables aux premiers chrétiens des catacombes, ils organisent une vie simple dans de petites communautés unies par l'amour ou l'amitié. D'autres cherchent à menacer le m o n d e par des actes terroristes provoquant l'hystérie et la peur, ou bien se laissent subjuguer par le charme des grands mythes: les événements et les héros de lointaines révolutions étrangères se transforment en modèles toujours populaires aujourd'hui. Beaucoup expriment leur volonté d'agir librement, sans aucun modèle, en vue d 'un avenir incertain, car ils estiment qu'une vie nouvelle naît toujours du chaos et que tous les mythes religieux représentent la création du monde , grâce à l'imagination et à l'action, sans

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programme, ni idéologie, ni stratégie, uniquement grâce à leur libre créativité.

Cette diversité d'opinions, de suggestions et d'idées a en c o m m u n le sentiment d'une désillusion par rapport à la réalité créée par les h o m m e s et dont ils voudraient tirer profit. Ceci est une attitude un peu cynique, ou seulement désespérée, parce que conséquence de l'impuissance. Rien n 'a un sens: ni les grandes idées, ni le travail, ni les charmes de la vie ne sont capables de relier l ' h o m m e à l'existence à laquelle il a été condamné. Qu'elle soit légère ou profondément tragique, l ' h o m m e doit garder la conviction obstinée que tout devrait être entièrement transformé, sans qu'il n'existe aucun espoir que cela puisse s'effectuer. Situé à ce carrefour, l ' h o m m e est appelé à choisir un chemin, m ê m e s'il sait que tous les chemins mènent nulle part.

Cette dernière constatation semble la plus dramatique et reflète la condition la plus profonde de l ' h o m m e contemporain.

3. Société libérale et rigueurs de l'ordre

Le problème essentiel de notre époque est le rêve d'une société libre. O n la recherche en essayant de mettre de l'ordre dans le chaos qui échappe au contrôle de l ' homme , en réalisant des réformes sociales et en améliorant le système de gestion, grâce auquel l'ordre matériel et technologique pourra servir les h o m m e s et non pas menacer leur existence. C e rêve stimule l ' h o m m e dans son activité quotidienne et le pousse à mener une existence au-delà du bien-être et du divertissement.

L a civilisation moderne ne permet qu'une forme difficile d'existence. Pour l'observateur insensible, c'est la civilisation du "presse-bouton" uniquement. Seule une métaphore permet de définir les machines c o m m e des machines pensantes. C e

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sont finalement des h o m m e s qui gèrent cette civilisation, et ce sont toujours des h o m m e s qui pensent à l'aide d'outils toujours plus parfaits, et qui se chargent de diriger la grande réalité socio-technique qu'ils ont créée e u x - m ê m e s et qu'ils continuent à développer. L ' h o m m e n'est pas uniquement un exécutant soumis à l'univers des machines et de l'organisation, il est avant tout son organisateur. Sa dégradation apparente correspond au degré de ses responsabilités. L'ordre à venir dans le m o n d e sera le résultat d'activités dont le but est d'améliorer le désordre existant aussi bien dans l'univers des choses que dans l'univers des êtres humains. Cet objectif demande la réconciliation de l ' h o m m e avec sa civilisation matérielle et sociale. Les conditions de vie, qui évoluent, devraient être ajustées de telle sorte que les besoins de l ' h o m m e sur le plan des valeurs soient satisfaits. Amélioration des choses, amélioration des h o m m e s : quelles tâches ambitieuses! Mais si l'on n'arrive pas à la réaliser, l'univers sera condamné à disparaître. Il est difficile de déterminer la tâche la plus épineuse sur la voie du salut, les choses ou les h o m m e s . Si l'on pouvait acquérir une connaissance plus précise des limites du développement de la civilisation, on pourrait utiliser de façon plus effective l'esprit créateur de l ' h o m m e , en vue de protéger et d'assurer le bien de la civilisation qu'il a créée. D e m ê m e , la connaissance des freins sociaux et psychiques du développement futur de la civilisation permettrait de préciser les tâches de la culture, et surtout son rôle pour motiver une activité et éveiller le sens de la vie.

Quelle que soit la manière de juger ces perspectives, il ne fait aucun doute qu'elles ont leur origine dans la double expérience qui se superpose à notre époque. Les sciences sociales servent directement la vie pratique en contribuant à l'organisation de la vie dans la société ainsi qu'à son développement. Elles la servent aussi indirectement en formant

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la conscience de l ' homme, ses motivations et ses attitudes, ses conceptions sur le monde. Les sciences sociales assurent d'une part le savoir-faire de l ' h o m m e dans l'organisation de la société, et d'autre part facilitent la conciliation de l ' h o m m e avec son univers, approfondissent son rôle personnel, sa contribution à l'instauration de valeurs sociales. L ' h o m m e cherche donc à la fois la compétence et la liberté. L'activité sociale de l ' h o m m e contemporain, par rapport à celle du passé, semble plus efficace et se réalise dans un cadre plus large. L'habileté et l'ambition de l ' h o m m e moderne se manifestent le plus clairement dans les domaines de la technologie et du sport. Parallèlement, la théorie de l'organisation et de la gestion a actuellement un succès analogue.

E n m ê m e temps, notre époque est profondément inquiétée, voire troublée par le manque de liberté. Les h o m m e s rêvent d'être libérés de leurs diverses contraintes. L'aliénation, qui prend toujours plus d'ampleur aujourd'hui, s'étend à des domaines jusqu'ici jamais touchés. Elle est le témoignage indiscutable de l'inquiétude qui caractérise les individus étrangers dans leur milieu, et en m ê m e temps de l'espoir que les liens de la communauté se reconstituent.

L a compétence et la liberté ont en c o m m u n le fait d'être les idées maîtresses de la modernité. C e n'est pas sans raison qu'on pense que la compétence provoque une plus grande liberté. E n effet, un ordre amélioré dans le monde des choses et dans les rapports sociaux, dû à certains aspects du progrès, prépare des conditions meilleures pour la liberté de l ' h o m m e . M ê m e si elles ne touchent pas tous les aspects de la vie, elles sont plus favorables à la liberté qu'au chaos. O n peut les comparer aux règles de la circulation qui accordent à tous les automobilistes une plus grande liberté de mouvement, ou au rôle de la gestion du travail qui permet à chacun d'agir mieux.

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Il est possible d'être d 'un autre avis et de dire que c'est la liberté qui réalise les meilleures conditions pour atteindre une compétence parfaite des actes humains. O n ne peut nier l'importance du rôle des ordinateurs, mais on sait bien que le fonctionnement m ê m e parfait d 'un appareil ne peut remplacer la créativité de l'être humain. Le processus visant à assurer le fonctionnement d 'un appareil est bien différent de celui devant stimuler les êtres humains. Chez l ' h o m m e comptent avant tout les motivations et les aspirations qui ne peuvent être subordonnés aux mécanismes et au fonctionnement. C'est la liberté qui est le stimulant de toute force, de l'initiative, de l'engagement: elle est ainsi fondamentale pour une activité effective, ainsi que source d'harmonie et d'ordre.

Si on s'imagine la civilisation de l'avenir en tant que synthèse de la civilisation scientifique et technologique et d 'un esprit humaniste, on s'aperçoit que cela va au-delà de l'opposition entre la compétence et la liberté. Il doit être possible de concilier ces deux principes stratégiques qui gèrent la vie sociale. Le rôle des sciences sociales deviendrait ainsi plus important. Elles pourraient, grâce à la contribution non seulement de spécialistes, mais aussi de forces humaines, contribuer à établir les bases d'une technique sociale assurant une action plus effective. Leur rôle serait de former l ' h o m m e en lui inspirant ses conceptions sur l'univers et sur les relations humaines. Elles formeraient la conscience sociale, inspirereraient un sentiment de communauté et approfondiraient en m ê m e temps le sentiment de liberté personnelle.

L'apport des sciences sociales dans la pratique de l'éducation permanente semble évident; il s'agit de stimuler à la fois le besoin de compétence et de mieux ressentir la valeur de la liberté.

Le rapport entre la compétence et la liberté peut être vu sous un angle différent: celui de la valeur suprême de la vie.

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Pour la compétence, une philosophie des buts et des moyens se révèle nécessaire; la liberté demande une sensibilité immédiate au m o m e n t présent et à sa propre valeur. La politique sociale ainsi que l'éducation sont dominées par la subordination de l'actualité à un avenir planifié, le momen t présent étant le plus souvent un moyen à dépasser. La vie perd ainsi sa valeur autonome, l'expérience vécue immédiatement ne compte presque pas.

Cette dernière tendance devient plus forte à notre époque également. Le rôle des arts dans la société moderne en est un bon exemple. La satisfaction esthétique ressentie pendant un concert ou un spectacle ne peut être jugée c o m m e m o y e n pour des raisons pratiques quelconques, elle constitue une valeur en soi, valeur mesurée par l'intensité de cette expérience. O n peut juger de la m ê m e façon les satisfactions qu'apporte la science au savant, quand elle est vécue c o m m e une aventure passionnée de l'esprit.

L'éducation permanente semble aller au devant de ces besoins et de ces aspirations. C o m m e nous l'avons déjà souligné, cette forme d'éducation offre, à côté de l'instruction des adultes, un perfectionnement personnel. D e plus, au-delà de la pratique, au-delà de son apport dans le fonctionnement effectif de l'individu, elle sert l'existence humaine de façon encore plus profonde et plus personnelle. Par ce double caractère, l'éducation permanente s'accorde avec l'esprit humaniste moderne mettant en valeur aussi bien l'importance de la compétence et de l'activité pratique de l ' h o m m e , que le rôle de sa liberté créatrice.

L'éducation permanente va également dans le m ê m e sens que la recherche d'une vie digne pour l ' h o m m e , lui garantissant en m ê m e temps le bonheur provenant d'une richesse en expériences et celui procuré par ses activités. La synthèse de son fonctionnement et de son existence lui permettrait d'oublier

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ses inquiétudes et de trouver un style de vie approprié, en faisant fi du conformisme, de la consommation et des distractions banales. Nous plaidons ainsi pour une culture personnelle en tant que culture humaniste de chaque individu, car ses compétences pratiques soumises aux plus dures épreuves demandent un enrichissement par la dimension humaine et humaniste.

Grâce à cette dimension, l'individu serait capable d'utiliser les avantages que lui offre la civilisation et d'y trouver non seulement le divertissement passif, mais aussi une source d'enrichissement sur les plans intellectuel et artistique.

L a culture humaniste est donc indispensable à l ' h o m m e contemporain, aussi bien pour augmenter son sens des responsabilités lui permettant de mieux influencer l'évolution de la civilisation, que pour épanouir son sentiment de la dignité et de la plénitude de l'existence. E n parlant de culture humaniste dans un sens existentiel, nous n'avons pas l'intention de la séparer des choses réelles de la vie, d'en faire un royaume à part, mais de lui attribuer au contraire le rôle d'idée directrice dans l'oeuvre qui organise le milieu existentiel humain, le m o n d e humain. Les Romains déclaraient ajuste titre que l ' h o m m e est moins appelé à vivre qu'à naviguer. C'est précisément cet art de naviguer qui a influencé le développement séculaire de l'humanité en faisant appel au courage et à l'audace des individus. Aujourd'hui plus que jamais, nous avons besoin de la capacité de naviguer. L a science, la technologie, l'informatique, indiquent parfaitement comment gérer le m o n d e et la vie sociale, mais elles ne sont pas en mesure de répondre aux questions se posant sur la finalité de ces actes. Il est faux que le travail organisé et les loisirs constituent la totalité de l'existence; motivations et aspirations, goût de la vie et créativité ne s'épuisent pas à travers les rapports formels de la dépendance et des charges.

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Il nous faut à nouveau renouer avec la distinction que faisait Aristote entre la pratique et la poésie de la vie humaine, l'activité et la créativité. L'activité était interprétée en premier lieu dans un sens moral, tandis que la créativité était considérée c o m m e l'invention et la réalisation d'une oeuvre. Les traditions successives ont modifié cette interprétation, la pratique est devenue l'essence de la vie matérielle et sociale, la créativité s'est identifiée à la poésie. Cette modification n ' a pourtant pas touché le dualisme principal qui souligne les deux aspects de l'activité: la nécessité et la liberté. Aristote continue ses considérations en analysant l'activité artistique et l'activité scientifique, la première s'exprimant par la création de choses, la seconde par la transformation de la nature. A u cours de l'histoire, cette distinction s'est également modifiée, et l'importance de l'activité scientifique s'est accrue. Mais le sens principal de cette distinction est demeuré intact: l ' h o m m e dispose de forces qui lui permettent aussi bien de connaître les choses que de les créer. C e deuxième aspect se prolonge dans l'épanouissement du créateur lui-même.

N o u s pouvons constater que la culture humaniste contient une poésie de l'existence, source de toute créativité, permettant une vie au-delà de la nature devenue connaissable et transformable. Ceci est un facteur du progrès social et de sa valeur. Karl M a r x explique ainsi dans son livre intitulé Fondements de la critique de l'économie politique (1857-58), que l'économie consiste en fait à rationaliser tout ce qui touche l'organisation de la production matérielle au profit de l'épanouissement des forces humaines. Selon lui, le temps libre, aussi bien les loisirs que le temps destiné aux activités éducatives, transforme l'être qui en dispose, et lui permet d'assimiler la production c o m m e sa propre confirmation et son propre épanouissement créateur.

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Si une tendance à rationaliser ainsi devient la règle pour une vie matérielle et sociale, l ' h o m m e a les conditions nécessaires pour vivre sa liberté. L a culture humaniste ajoute son propre contenu à cette liberté en la préservant contre la stérilité de l'existence. Voici le m o y e n de parvenir à une richesse authentique de l ' h o m m e .

4. Faut-il être fidèle à la culture ou se libérer des liens de la tradition?

Í

O n peut évoquer de nombreuses interprétations de la "contre-culture", identifiée couramment à la barbarie. Celle-ci est tout à fait logique puisqu'on connaît nombre d'exemples de barbarie menaçant les véritables valeurs de la culture. Ces exemples nous sont fournis aussi bien dans le passé qu 'à l'époque actuelle. E n puisant dans l'histoire de l'Europe, il est facile de citer des cas, à différentes époques et dans différents pays, où furent brûlés des livres et des oeuvres artistiques. Furent également brûlées sur le bûcher des personnes qui, en proclamant des idées justes et de valeur mais non conformes à l'ordre politique dominant, s'opposaient ainsi à ce qui était énoncé par le pouvoir, ecclésiastique ou laïque. N o u s n'avons pas oublié les longues discussions au cours desquelles la responsabilité des créateurs de la culture était mise en valeur, créateurs qu 'on invitait au risque de s'exposer aux dangers de la culture. Le livre de Julien Benda intitulé La trahison des clercs connut un grand succès pendant l'entre-deux-guerres. C e grand auteur français était d'avis qu'une partie des créateurs de la culture, qu'il a n o m m é s les "clercs", avaient trahi les valeurs universelles et s'étaient déclarés favorables aux idéologies hostiles à l'humanité. Il s'agissait d'idéologies nationalistes.

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N o u s devons garder en mémoire les arguments de cette discussion. Mais nous tenons à souligner que la culture consiste en un ensemble de valeurs qui méritent une attention particulière et pour lesquelles il faut lutter. Si l'on considère la contre-culture c o m m e une barbarie, il faut s'y opposer.

Cette problématique semble en effet beaucoup plus complexe. L a contre-culture, interprétée c o m m e protestation contre la culture existante, peut avoir un contenu varié, et son rôle social n'est pas simple.

O n peut évoquer l'idée de contre-culture, assez traditionnelle d'ailleurs, mais assez répandue, selon laquelle elle est l'activité d'artistes contestant l'héritage de la tradition, une révolte des artistes, poètes, écrivains et musiciens contre tout ce qui fait partie de la culture artistique dominante. Et ces artistes sont volontiers qualifiés de "barbares".

Il est facile d'évoquer dans l'histoire culturelle européenne, des exemples montrant que tous ceux qui s'opposèrent à une culture académique et avant tout à un art dit "pompier", furent considérés c o m m e des "barbares" ou des "sauvages". L'expression "Les Fauves" fut proposée en France pour définir un groupe de peintres révoltés contre les formes officielles de l'art, propagées par l'Académie des Beaux-Arts. Ils suscitèrent de violentes réactions en soumettant leurs oeuvres au public et aux critiques d'art. E n 1900, lors de l'inauguration d'une exposition en partie composée d'oeuvres de ces artistes "barbares", le recteur de l'Académie, guidant le président de la République, aurait m ê m e dit: "Arrêtez-vous, Monsieur, ici c o m m e n c e la honte de la France".

Quelques années plus tard, quand ce m ê m e groupe de peintres exposa ses oeuvres, il y eut une grande protestation de la part du public, des critiques et des historiens d'art. Ils furent accueillis à cette époque c o m m e les destructeurs du patrimoine et ravageurs de la culture. Et pourtant il s'agit de n o m s

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d'artistes qui constituent aujourd'hui la gloire de chaque musée. O n peut encore trouver un autre sens au terme de "contre-

culture". Celui-ci concerne les phénomènes d'ordre existentiel ou personnaliste, l'identité personnelle de chaque être étant touchée également par des expériences culturelles. La culture se présente donc c o m m e élément nécessaire, voire indispensable, afin que l ' h o m m e devienne humain, et l'éducation a ici une mission importante.

L'histoire de la pédagogie a apprécié les mérites d 'un courant connu sous le n o m de pédagogie de culture. Celle-ci reconnaissait la formation humaine c o m m e un épanouissement culturel au moyen des biens et des valeurs de la culture. Mais l'un de ses initiateurs, Wilhelm von Humboldt, avait déjà mis en évidence certains de ses dangers. Il craignait qu'une éducation au m o y e n de la culture exige de l ' h o m m e qu'il abandonne sa propre identité pour se livrer à des choses restant hors de sa portée. Il est nécessaire de le préserver de ce danger et de faire en sorte qu'il trouve dans la culture les stimulants de sa vie personnelle.

Q u e faut-il faire pour que l ' h o m m e puisse quitter cet univers qui le domine et dans lequel il se sent parfois égaré, et pour qu'il puisse avoir des valeurs à la mesure de sa propre existence?

L'éducation a toujours été chargée de transmettre les valeurs culturelles aux nouvelles générations. O n a espéré que ces valeurs constitueraient un ensemble cohérent, concevable dans l'esprit des élèves. Or on a constaté que ce n'était pas possible. Si l'on accepte le modèle de vie typique pour la culture grecque, il faut rejeter celui des mystiques du moyen-âge. Si l'on aspire avec ferveur à un type de vie médiévale, on ne peut pas être en m ê m e temps favorable au modèle de vie de la Renaissance, avec sa joie de vivre et ses voluptés terrestres. Et si l'on s'engage dans le modèle de vie de la Renaissance, on

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ne peut pas être fidèle à celui des Lumières. Si tous ces

modèles et bien d'autres encore doivent trouver place dans la

personnalité d 'un individu, c'est uniquement au prix d'une

adhérence superficielle et grâce au fait de n'être ni Grec, ni

chevalier chrétien, ni h o m m e de la Renaissance ou du siècle

des Lumières. Il est bien sûr possible de s'inspirer de ces

modèles, mais il ne s'agit pas d'une expérience personnelle,

authentique, vécue profondément et dans un engagement total.

N o u s s o m m e s un peu de tout, et chaque modèle demeure

étranger.

A u début de notre siècle, le grand penseur polonais

Stanislas Brzozowski critiqua avec passion une manière

d'exister à travers des modèles de vie cueillis c o m m e des fleurs

dans l'histoire, sans engagement personnel quelconque:

La culture devient maintenant à la fois tradition et

imposture, costume et cynisme, dogme rigide et ironie.

Toutes choses s'y épuisent, les individus perdent leur

attitude face à tout, parfois ils ne perçoivent aucun

rapport entre le fond de leur âme et l'époque où ils vivent.

Séduits par une parenté superficielle entre son contenu et

une culture étrangère, lointaine, nous réinventons celle-ci

à l'usage de nos propres nostalgies. L'homme devient un

collectionneur qui se promène à travers les siècles. Pour

un dilletante, tout est digne d'intérêt et se transforme en

bibelots. Notre culture contemporaine se trouve exactement

dans cet état. Les vestiges de toute culture se sont

entremêlés comme les germes de possibilités infiniment

diversifié es. Nous n 'avons vécu authentiquement aucune de

ces cultures dont les graines et les atomes circulent dans

l'air. Notre culture arrive à un point où il lui est

impossible de croire en ses propres valeurs, ses propres

normes et conventions sur lesquelles elle est fondée.

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Cynisme et scepticisme, provenant de l'impuissance, le sentiment inconscient que l'homme n 'est qu 'une expérience manquee - voilà ce qu'est l'homme culturel de notre époque.

Pour la pratique pédagogique, la question devient concrète mais difficile, et nous nous demandons à quel m o m e n t et de quelle manière nous devons cesser de former l'élève au m o y e n des biens de la tradition culturelle et chercher à stimuler son engagement culturel personnel, ou à quel m o m e n t il faut interrompre ce voyage à travers les monuments du passé, cette promenade parmi des bibelots, c o m m e le formulait Brzozowski.

Nous serions prêts à croire que cette rupture nécessaire devrait s'effectuer par le retour aux forces créatrices et à la spontanéité individuelle, donc par un appel non pas à une culture déjà établie, mais aux forces de l'activité humaine actuelle. U n e telle interprétation nous conduirait hors de la culture, à sa contestation et à son délaissement. Et ainsi on arriverait à la contre-culture. E n pensant à cette solution, il faut se demander si elle n'est pas une destruction de valeurs importantes et durables.

E n se penchant sur la culture et sur la liberté recherchées et contestées par l ' h o m m e , Dostoievski déclara un jour: "Messieurs, ne serait-il pas mieux de chasser toute cette foire, de renvoyer simplement tous ces logarithmes au diable et de nous permettre de vivre à nouveau selon notre propre volonté, douce et imbécile?"

C e désir de vivre ainsi fut repris quelque temps plus tard par Sigmund Freud dans son livre sur le malaise de la culture. Il concevait la culture c o m m e une réalité étrangère à l ' h o m m e , c o m m e son esclavage. Il attribuait la culture au sur-moi qui, dans certaines situations, implique l'inhibition de pulsions vitales et fait naître les complexes. L ' h o m m e cesse alors de

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vivre libre et heureux. Et Freud, bien que savant, envisagea la possibilité de libérer l ' h o m m e des contraintes imposées par la culture, de faire agir sa nature authentique. Durant la dernière période de sa vie, il imagina, avec un léger accent de Franciscanisme, une communauté humaine authentique entièrement libre. C'est avec cette idée de Freud que renouèrent d 'un côté Herbert Marcuse et de l'autre Erich F r o m m , en se représentant une société non répressive, où l'épanouissement de l'individu pourrait s'effectuer en totale liberté, sans aucune contrainte extérieure ou intérieure.

Dans son livre Eros et la Civilisation (1955), Marcuse expose l'idée de la sublimation non répressive. Il analyse la civilisation répressive, donc l'Etat, le pouvoir, la culture, et une civilisation de liberté et d'amour, qui semble en fait analogue aux grandes traditions de la civilisation européenne inspirées par l'esprit grec.

O n voit un changement de la critique de la culture, et de l'idée selon laquelle la culture signifie le rapport de l ' h o m m e avec l ' h o m m e , et non pas son rapport avec les oeuvres créées et globalement définies c o m m e culture. Dans ce cas, la culture véritable comprend les relations humaines et une sensibilité par rapport à autrui marquée par une convivialité et un esprit empathique. C e concept nous rapproche également d'une conception de la contre-culture qui néglige les biens culturels, les musées et les bibilothèques, en faisant l'éloge d'une vie simple pénétrée de l'esprit communautaire. Ceci nous fait penser à l'inspiration de John Ruskin, un des plus géniaux partisans d'une vision de l ' h o m m e s'épanouissant grâce à une entente naturelle avec les autres. O n peut lire chez Ruskin:

Pour une nation ne compte point la quantité de main-d'oeuvre dont on emplit les entreprises, mais la vie qu'on y fait naître, puisque le but de la production est la

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consommation, et le but de la consommation est la vie. Ce

n 'est pas la richesse qui importe, mais la vie, la vie avec

toutes ses forces: l'amour, la joie, l'enchantement. Le pays

le plus riche est celui qui alimente le plus grand nombre

d'êtres nobles et heureux; l'être humain le plus riche est

celui qui, ayant épanoui avec le plus d'harmonie ses

aptitudes, exerce l'influence la plus vaste et la plus

salutaire sur la vie des autres êtres.

Dans un tel énoncé, on ne trouve aucune allusion à la

culture en tant qu'ensemble d'oeuvres, on n 'y lit pas que la

richesse humaine repose sur une connaissance de la culture. A u

contraire, l'être humain riche et complet est celui qui, ayant

épanoui ses aptitudes, exerce l'influence la plus vaste et la plus

salutaire sur la vie des autres êtres.

A notre époque domine l'idée d'une culture en tant

qu'entente humaine, mais cette idée semble difficilement

réalisable dans la vie pratique. Lewis Mumford, spécialiste en

histoire de la technique, a constaté non pas sans amertume que

l ' h o m m e contemporain dispose de tous les moyens d'action,

tous ces moyens étant justes et sains, mais que toutes les

motivations de l ' h o m m e ainsi que ses oeuvres sont folles.

Pouvons-nous changer cet état de choses à l'aide de

l'éducation?

Théodore Roszak a analysé ce problème en lui consacrant

son célèbre livre: The Making of a Counter Culture: Reflections

on the Technocratie Society and its Youthful Opposition (1969).

Dans cette oeuvre, il nous fait part de ses réflexions sur

l'organisation d'une vie de la société favorable à une contre-

culture pénétrée de valeurs et comprise en tant qu'alternative

à la réalité dans laquelle nous vivons. Cette alternative s'oppose

à la soumission de l'être humain aux choses, à la manipulation

étouffant les individus, à la domination de la finalité par les

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moyens . Elle s'oppose à tous les processus qui transforment la vie de l ' h o m m e en une attente, semblable à celle que nous connaissons par le drame de Samuel Beckett. Actuellement, l ' h o m m e ne fait qu'attendre tout au long de sa vie, au lieu de la vivre c o m m e valeur précieuse. Il ne s'agit pas uniquement d'expériences déjà évoquées concernant les passions intellectuelles et les jouissances esthétiques qui gardent leur valeur autonome. Il s'agit également de souligner le rôle de l'enseignement, qui ne peut pas uniquement avoir des buts utiles et une préparation au travail, mais qui doit réaliser l'épanouissement personnel et immédiat, et susciter une heureuse satisfaction. E n résumé, il s'agit de justifier l'idée que la vie ne peut pas être uniquement un m o y e n de vivre.

Suivant la ligne de notre pensée sur les rapports possibles entre culture et contre-culture, nous tenons à dire que cette problématique a aussi un caractère social. Dans cette perspective, la culture a été le plus souvent comprise c o m m e un ensemble de valeurs conformes aux intérêts des classes dominantes. E n revanche, la contre-culture est généralement considérée c o m m e la révolte des déshérités. Culture raffinée et élitiste, contre-culture barbare et anarchique - une opposition typique.

E n fonction de ce concept élitiste de la culture est née l'idée d'une religion culturelle dont la valeur était tout autant sublime. Il arrivait que l'on juge la valeur d 'un individu non pas selon son comportement et ses actions, mais d'après ses connaissances culturelles, son raffinement. Cela permettait de mépriser ceux qui ne pouvaient faire étalage de leur formation culturelle. E n favorisant les personnes instruites mais souvent privées de valeurs personnelles, et en négligeant celles considérées c o m m e médiocres, cette idée élitiste de la culture créa un snobisme dangereux.

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Cette situation souleva un courant de protestations, dont Herbert Read fut l'un des éminents représentants. Il exprima ses idées sur la culture dans un livre très personnel portant le titre insolite: To Hell with Culture, 1963. Read était convaincu que la culture en tant que domaine autonome de valeurs ne s'est constituée qu'au sein de la société capitaliste, ses germes étant apparus dès l'époque de la Renaissance. Dans une société naturelle, pensait-il, la culture n'existe pas sous forme d'objets conservés à des fins éducatives dans les musées et bibliothèques. Il n'existe pas non plus d'artistes en tant que groupes professionnels autonomes. Fi donc des artistes, fi de la culture! Tout artiste cependant ne peut être considéré c o m m e un être particulier; au contraire, tout être humain est artiste à sa manière. Il nous faut donc chercher un style de vie permettant une créativité généralisée qui s'exprimerait dans tous les domaines, aussi bien dans les arts que dans la science ou la vie sociale. Voilà la tâche de l'éducation.

Le rôle social et la position de la culture dans la société ont soulevé une grande discussion en France. A l'origine de celle-ci, il y avait l'ouverture des "maisons de la culture", réalisées d'après le modèle conçu par André Malraux, à l'époque ministre de la Culture. Dans la discussion étaient représentées les opinions les plus diverses. Selon Chombard de L a u w e , la culture est à la fois activité, expérience, expression, créativité, et elle vient "d'en bas", elle naît grâce aux initiatives de groupes et d'individus. Elle représente le besoin d'êtres humains qui cherchent la vérité, la beauté, de nouveaux moyens d'expression. L a culture s'apparente ainsi à la contre-culture puisqu'elle se forme par tâtonnements et grâce à la recherche d'expériences culturelles différentes de celles proposées par la culture officielle. Elle naît de l'opposition au pouvoir administratif, qui se sert précisément de la culture pour manipuler la conscience sociale, et construire des barrages

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limitant l'imagination, l'intelligence, les émotions. Il faut donc, selon Chombard de Lauwe , créer une nouvelle culture "d'action", d'expérience, de nouveauté et de spontanéité. Son mot d'ordre est la créativité.

A côté de cette première contestation culturelle dite "tiède", est apparu une seconde plus violente, dite "chaude", soulevée par des artistes tel Pierre Dubuffet et des animateurs culturels tel Pierre Gaudibert. O n se demande alors si la direction que prend l'intégration culturelle de la nation est une intégration véritable ou une destruction des nouvelles forces de la vie. O n dit que les maisons de la culture sont bien les "cathédrales du X X è m e siècle", et sont un complément aux musées. Citons à ce propos les paroles de Malraux: "La Maison de la culture est en train de devenir, la religion en moins, la cathédrale, c'est à dire le lieu où les gens se rencontrent pour rencontrer ce qu'il y a de meilleur en eux." Mais finalement, continue Gaudibert en évoquant Marx , la culture joue maintenant le rôle de 1'"opium du peuple". Et il cite les paroles de Dubuffet: "Le mot "culture" [...] est associé au militantisme, à l'endoctrinement. Il est associé à tout un appareil d'intimidation et de pression. Il mobilise le civisme, le patriotisme. Il tend à créer une sorte de religion, de religion d'état."

D'autres soutiennent l'opinion selon laquelle il faut démasquer la culture - on pense bien entendu à la culture administrée par l'Etat - car elle est un cheval de Troie bourgeois introduit dans le milieu ouvrier. La culture, dit-on, c'est tout simplement un policier. Cette opinion va plus loin que celle de Chombard de Lauwe , car elle voit dans la culture un pouvoir intérieur, ici de la police, qui préconise l'obéissance à la culture et que l'on peut comparer au pouvoir d 'un "prêtre intérieur" qui exige que l'on se soumette à sa religion.

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L a question de la contre-culture est donc très complexe. Il ne s'agit pas d'admettre l'opinion selon laquelle la culture signifie uniquement barbarie dangereuse. Les formes mentionnées de contre-culture soulèvent les questions suivantes: Quelles sont les véritables justifications d'une soumission aux traditions et aux richesses culturelles? Dans quelle mesure l'obédience à la tradition culturelle n'est-elle qu 'un costume superficiel privant l'individu de son authenticité? Peut-on imaginer c o m m e n t notre besoin de trouver de nouvelles formes d'expression, renforcé par notre puissance créatrice, serait en mesure d'instaurer de nouvelles valeurs, dignes d'égaler la tradition? L'équilibre entre ce qui a été accompli par la culture traditionnelle et une activité réalisant une nouvelle culture est difficile à instaurer. Il y a toujours eu une opposition entre la tradition, que l'on devrait respecter, et la créativité, que l'on devrait encourager, entre le réalisme du passé et la vision utopique de l'avenir en tant que défi, révolte contre la réalité, dépassement des limites établies.

U n spécialiste en sciences naturelles, également philosophe sensible, exprima un jour l'opinion selon laquelle les planificateurs de la société devraient, à l'instar des poètes, nous libérer des liens créés par l'habitude. Les plus importantes réussites de l'humanité sont en effet le résultat de visions de la civilisation qui ne purent se concrétiser que lors de circonstances permettant à l ' h o m m e d'extérioriser ses penchants naturels latents. Ces richesses endormies méritent-elles que nous leur fassions confiance?

Il faut maintenant nous poser la question suivante: y a-t-il dans les tendances de la contre-culture encore de la place pour l'éducation permanente? Il est évident que toute éducation s'appuie sur des valeurs durables et s'effectue par la transmission de celles-ci à la postérité. L'idée de l'éducation permanente pourrait-elle avoir un sens quelconque dans

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l'optique d 'un avenir libéré de la "culture asphyxiante", c o m m e

l'a définie Jean Dubuffet? Tout c o m m e la critique freudienne

sur la culture réduit l'éducation à la libération, les diverses

idées sur la contre-culture semblent désavouer l'éducation au

profit de l'inspiration et de la créativité.

L'éducation doit appréhender la contradiction dramatique

entre le programme éducatif en tant que pouvoir étouffant

l'individu, et le mouvement contre-culturel qui, en réalité,

anéantit l'éducation. Cette contradiction touche l'essence de la

condition humaine, de ce qui, chez l ' homme , est personnel et

suprapersonnel. Ces deux éléments ont toujours joué un rôle

dans l'éducation: formation de l'être individuel et concret, et

appel à sa nature durable et universelle, à son humanité.

L'éducation a toujours dû satisfaire les besoins individuels, les

goûts et les penchants créateurs de l ' h o m m e , pour en m ê m e

temps lui permettre d'acquérir les valeurs nobles de la société,

et m ê m e le diriger au-delà. L'équilibre entre ces deux

tendances décide généralement du succès éducatif; un

déséquilibre provoque la permissivité ou l'oppression.

J'aimerais terminer ces réflexions par les paroles de Walter

Benjamin, exprimées devant l'une des oeuvres de Paul Klee,

intitulée Angélus novus. A une certaine période de sa vie, Klee

était fasciné par le sujet de l'ange. Il brossa ainsi une toile

représentant un ange, de façon nouvelle à certains égards. Voici

les paroles de Benjamin:

On a l'impression que cet ange voudrait s'éloigner d'un

point où pourtant il a fixé son regard. Il a tourné son

visage vers le passé, là où s'étend devant nous un

enchaînement d'événements; il y aperçoit une grande

catastrophe qui avance sans cesse, en détruisant tout. Les

ruines s'entassent à ses pieds. Il voudrait probablement

s'arrêter, réveiller les morts et enlever les débris qui

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couvrent le champ de bataille. Du côté du paradis, d'où il est sorti, le vent souffle; il s'engouffre dans ses ailes et est si puissant que l'ange ne peut plus les déployer. Ce vent le pousse impétueusement vers l'avenir, l'y dirige par derrière, tandis que devant lui etjusqu 'au ciel s'amassent les ruines des bâtiments qui s'écroulent. Ce qu 'on appelle progrès est ce vent qui embrasse l'ange.

5. Education permanente: domination ou libération?

L'éducation permanente constitue sans aucun doute une instruction complémentaire et un perfectionnement professionnel pour l ' h o m m e , nécessaires à l'époque du progrès scientifique et technologique. La conscience est claire dans ce domaine, bien que la pratique demande toujours de nouvelles solutions.

Nous sommes ici plus intéressés par une autre dimension de l'éducation permanente, en rapport avec la préparation de l ' h o m m e à la vie sociale et culturelle, à la convivialité, à l'élévation de la qualité de son existence. Cette dimension est nécessaire pour tous, dans ce monde difficile et déchiré par la confusion, car chacun a besoin d'une sorte de "bonne nouvelle" pour l'aider à façonner sa vie.

Rappelons que le premier traité consacré à l'éducation permanente, proposant un vaste programme d'action, fut élaboré par J.A. Comenius, qui analysa cette question jusqu'à la fin de sa vie. Le manuscrit en latin ne fut cependant porté à la connaissance publique qu'en 1935, date à laquelle il fut découvert. Le texte intitulé Pampaedia faisait partie d'une grande oeuvre philosophique de l'auteur. Publié par la suite en tchèque, en allemand, en anglais et en polonais, il s'est révélé être un texte tout à fait contemporain. Bien qu'écrit il y a trois

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siècles, c'est un livre d'actualité sur l'éducation permanente. Comenius part de ses propres réflexions sur un programme d'enseignement pour tous "conduisant à l'humanité", et décrit avec précision les contenus éducatifs correspondant aux étapes successives de la vie humaine. Il parle des écoles de la naissance, de l'enfance, du bas âge, de la maturation, de la jeunesse mûre, de l'âge adulte, du vieillissement et de la mort. Mais ce n'est pas uniquement cette grille d'organisation qui nous frappe aujourd'hui, ce sont les buts à réaliser, exprimés dans un langage emprunté au récit biblique des soixante-dix vieillards inspirés par l'esprit divin descendu en eux, et qui devaient désormais prophétiser auprès du peuple entier. Lorsque deux des vieillards, qui n'avaient pas participé à l'événement, se mirent à prophétiser, Josué exigea de Moïse qu'il le leur interdise. Moïse refusa, car il désirait que "tout le peuple prophétise". E n rappelant ces paroles, Comenius constate avec amertume que le destin de l'humanité aurait été différent s'il y avait eu davantage de Moïse désirant que tout le genre humain prophétise, que de Josué. Il se sent proche de Moïse en engageant la lutte contre ceux qui "veulent gouverner dans les ténèbres", lutte dont le but est de faire parvenir tous les h o m m e s à l'humanité.

Voilà les grandes tâches de l'éducation permanente. Si l'on enlève la parure biblique de l'expression "tout le peuple prophétise", on constate qu'il s'agit tout simplement de souligner que l'avenir appartient aux gens instruits et non pas aux dictateurs. Il appartient donc davantage à l'instruction et à la culture qu'à la manipulation et à l'esclavage des masses opprimées par les puissants.

Cet espoir est partagé par les partisans de l'éducation permanente d'aujourd'hui, éducation de tous dans tout ce qui est humain, et, c o m m e le pensait Comenius, éducation en rapport avec tous les éléments constituant la nature humaine.

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D e nos jours, tout c o m m e à l'époque des guerres de religion, on a maintes fois manifesté sa confiance en un succès durable de l'éducation pour la paix. D e m ê m e , les manifestes de l'Education Nouvelle promettaient une amélioration de la société par la formation d'individus libérés de leurs complexes, de leurs impulsions agressives et de leurs ressentiments. Et c'est finalement à notre époque que l'idée de la cité éducative a reçu un écho considérable dans le milieu intellectuel, étant la promesse d'une grande alliance de l'éducation et du développement social. L'éducation permanente et la cité éducative doivent s'entraider. Rien n'indique que les sociétés modernes se rapprocheront de cet idéal. Nous avons limité nos observations aux caractéristiques de la civilisation actuelle.

Les partisans de l'éducation permanente et ses précurseurs demeurent solitaires dans ce monde secoué de conflits et de tensions politiques, ce monde dont les habitants ont réussi à conquérir les planètes, mais n'ont pas su organiser une empreinte de justice et de bonheur sur la terre. Quelles sont alors les chances réelles de réussite pour l'éducation permanente rêvée?

Il nous faut peut-être revenir encore à la sagesse de l'histoire. Qui mieux que Socrate peut servir d'exemple d'enseignant idéal, lui qui, lors de ses promenades dans les jardins d'Athènes, invitait les gens rencontrés à méditer sur leur vie, à analyser leur comportement et à trouver la satisfaction intellectuelle? C'est lui qui enseigna comment parvenir à la réflexion désintéressée et à l'ouverture d'esprit, comment envisager la formation c o m m e un bien personnel dans un objectif pratique, et de quelle façon réaliser un mouvement permanent et critique de la pensée. Il reconnut devant le tribunal qu'il recherchait surtout ceux qui étaient considérés c o m m e savants, pour les convaincre qu'ils ne savaient en fait rien, et il rappela qu'il était entouré "des jeunes gens qui

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avaient le plus de temps libre, les fils des citoyens les plus riches", bien que personne ne les y forçât. Ils aimaient pourtant écouter comment il questionnait les gens et essayaient de le faire eux-mêmes. Voilà une éducation permanente authentique, libre et inspiratrice, critique et enrichissant la nature humaine.

Si nous nous demandons de quelle façon cette éducation a pu effectivement servir la démocratie athénienne, nous trouvons une bien triste réponse: cette démocratie convoqua Socrate devant le tribunal. C'étaient les politiciens connus Anytos et Lycon ainsi que le poète Mélitos qui l'avaient accusé. L a politique et la culture d'Athènes étaient contre Socrate et contre son programme éducatif. Cela n'est pas un exemple isolé: une destinée semblable s'est répétée maintes fois pour les grands éducateurs du monde . Ceci provoque des réflexions bien amères sur la nature humaine et sur le caractère de la vie sociale. Nous en tirons donc la conclusion suivante sur les deux types d'éducation effectuée sur le plan social, l'une "par le haut", l'autre "par le bas". La première admet en toute confiance la grandeur et la dignité de l ' h o m m e , la deuxième ne prend en considération que sa médiocrité. Nous pourrions alors évoquer les idées de Pascal sur la grandeur et la misère de l ' homme. Pourtant il semble qu'il n 'a été que très rarement, ou m ê m e probablement jamais, tenu compte de ce dualisme sur le plan pédagogique.

L a littérature paraît plus sensible à cette question que la pédagogie, probablement parce qu'elle s'adresse généralement aux adultes. Nous aimerions évoquer ici la célèbre conversation du Christ avec le Grand Inquisiteur dans le roman de Dostoievski Les frères Karamazov. Selon l'auteur, le Christ apparaît en Espagne où l'Inquisition fait rage. Le peuple s'empresse auprès du Grand Educateur. Lui passe en silence, avec un sourire candide de miséricorde infinie. U n feu d'amour flambe dans son coeur. Des rayons de lumière, de sagesse et de

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force jaillissent de ses yeux, et les coeurs ranimés des gens répondent avec effusion à cette manifestation d'amour. Mais le Grand Inquisiteur donne l'ordre à ses gardes de mettre le Christ en prison.

C'est en prison qu'a lieu une longue conversation entre les deux. Avant de mourir sur le bûcher, le Christ explique au Grand Inquisiteur le sens de son enseignement, qui s'oppose à celui de l'Eglise. Il est destiné à une élite restreinte qu'il charge du fardeau de la liberté en faisant appel à sa vie spirituelle, tandis que le peuple ne veut vivre que de pain. Le Grand Inquisiteur incarne l'autorité qui libère l ' h o m m e du fardeau de la liberté et qui va au devant de ses plus simples besoins terrestres.

O n a enseigné pendant des siècles que les seules forces en mesure de captiver et de gagner à leur cause la conscience "de ces faibles révoltés" pour atteindre le bonheur sont le miracle, le mystère et le pouvoir. C'est un programme complètement différent de celui qui fait appel aux concepts de la liberté et de l'amour. Mais c'est ainsi qu 'on dirige le "troupeau docile" qu'est l'humanité. Le Grand Inquisiteur parle avec fierté de ses succès. E n évoquant cette image de la vie sociale, il nous fait penser à certains aspects de notre propre civilisation. "Nous les forcerons à travailler, dit-il, mais en dehors des heures de travail nous leur arrangerons une vie qui leur rappellera les jeux de l'enfance. Nous leur permettrons m ê m e de pécher. Ils sont faibles et impuissants et ils nous aimeront c o m m e des enfants, puisque nous leur avons permis de pécher." Ainsi, pensait Dostoievski, fut modifié l'héroïsme du Christ en fonction des possibilités et à la mesure des êtres moyens. Faisant pour la deuxième fois son apparition sur terre, le Christ doit mourir c o m m e Socrate qui avait, paraît-il, dépravé les gens par la grandeur de ses exigences à leur égard.

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Rappelons également qu'Arnold Schönberg s'est engagé dans le thème d'une éducation "par le haut" et d'une éducation "par le bas" dans son opéra inachevé Moïse et Aaron. E n créant la musique et le texte de cette oeuvre, Schönberg a opposé la stratégie de Moïse, qui voulait gagner le peuple à de grands desseins sans contrainte ni miracles qui auraient été une contrainte intérieure, à la stratégie d'Aaron, qui souhaitait se servir de la petitesse des gens et de leurs passions en organisant avec habileté leur soumission au pouvoir. Le conflit entre ces deux stratégies, politique et éducative, est présenté de façon particulièrement suggestive dans l'oeuvre 'de Schönberg, qui semble également être marquée par notre époque.

Ces témoignages philosophiques, littéraires et artistiques nous suggèrent qu'aujourd'hui l'éducation permanente abaissé son vol héroïque qui devait conduire à la terre promise de la cité éducative, qu'elle prend concrètement sa place dans la vie sociale et que ses objectifs sont définis par rapport à la réalité. C e programme réaliste met l'accent sur les objectifs à atteindre par l'instruction complémentaire et le perfectionnement professionnel, sur une sorte de diffusion culturelle et scientifique. Dans la mise en oeuvre de ce programme, on envisage des stratégies faisant appel aux aspirations et aux besoins de l ' h o m m e , et on lui fait la promesse que le succès en la matière apportera avec lui tous les avantages de la vie moderne. Mais il ne s'agit pas uniquement d'élargir les horizons et d'ouvrir les esprits: cette éducation se limite aux avantages du m o m e n t présent, à la structure sociale donnée et à son organisation actuelle. Ainsi elle consolide ce qui existe déjà. Les pédagogues réalisant une éducation de ce genre négligent volontiers les grands problèmes de notre époque et ne s'engagent pas dans les conflits intérieurs de l ' h o m m e , ils évitent les questions embarrassantes sur la stratégie individuelle de la vie. Par sa lucidité pragmatique et par son minimalisme,

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cette éducation convient sans aucun doute aux individus dont l'existence se borne à la répétition des jours ouvrables et fériés, vécus de manière conformiste et banale. Nous voyons ici le rôle virtuel de l'éducation permanente, qui peut intensifier le goût de la vie par la mise en valeur des avantages de la civilisation, de la culture et de l'environnement. L'éducation a son sens dans sa contribution à l'épanouissement des individus. O n peut évoquer, à côté d'une éducation de ce style, une autre tendance provenant de la volonté de dominer à la fois la réalité et les individus. La tentation de manipuler et de manoeuvrer les h o m m e s à l'aide de l'éducation a toujours été très forte. L'histoire de l'éducation fournit de nombreux exemples montrant de quelle façon elle a pu devenir un instrument de domination de l ' h o m m e par l ' h o m m e .

Il n'est pas sûr que l'éducation permanente soit à l'abri de cette tentation. Le phénomène de la domination commence dès l'enfance, ce qui lui assure un succès durable; pourtant la domination de l'esprit et de l'imagination des adultes demande moins de temps et promet un succès immédiat. L'action éducative s'effectue alors à travers toutes les générations à la fois.

Il est facile d'évoquer des exemples historiques: il suffit de penser à l'éducation fasciste qui a touché aussi bien les enfants que les adultes pendant leur travail, leurs loisirs et leur vie sociale marquée par des manifestations collectives. O n formait les esprits et les coeurs, et cette action était une forme particulière d'éducation permanente, bien que proche de l'endoctrinement.

L'idée de l'éducation en tant que pouvoir de l ' h o m m e sur l ' h o m m e a de profondes racines. Karl Popper avait raison en définissant la philosophie de Platon c o m m e philosophie de la société close. Le concept d'éducation permanente qui en résulte est différent du concept de Comenius, car il ne s'agit pas de

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contribuer à l'épanouissement de potentialités spirituelles chez l ' h o m m e , mais de manipuler les gens en tant qu'éléments d 'un édifice important, à savoir l'Etat.

L a stratégie proposée est assez simple: il faut choisir les individus les plus forts et les plus vaillants, si possible les mieux faits, ceux qui se distinguent par leur "sagacité et leur perspicacité" ainsi que par leur "vaillance et leur noble attitude". "Ces élus", écrivait Platon dans sa République, "nous les inscrirons sur une liste secrète et leur donnerons un enseignement meilleur qu'aux autres. Et quand ils s'avéreront persévérants dans leurs études, à la guerre et dans tout ce que la loi exige, et quand ils auront atteint l'âge de trente ans, nous passerons à une seconde sélection pour choisir les meilleurs parmi les meilleurs. Et de nouveau nous les formerons, en observant bien ceux qui arrivent à aller au-delà de la vision."

U n e telle sélection devait durer quinze ans. Et Platon continue à élaborer son plan: arrivés à l'âge de cinquante ans, ceux qui auront traversé ces épreuves avec succès devront être alors guidés jusqu'au terme de ce chemin et astreints à élever vers les sommets la lumière de leur â m e . C'est alors qu'ils pourront, jusqu'à la fin de leur vie, "introduire l'ordre dans l'Etat et chez les particuliers". Platon définit son idéal d'éducation avec encore plus de précision dans les Lois. Il décrit une société organisée selon le système militaire où "personne ne pourrait jamais agir à sa guise et selon ses propres conceptions, que ce soit dans les affaires sérieuses ou dans les jeux."

Dans cette société, "tous les yeux doivent regarder en m ê m e temps, les oreilles entendre au m ê m e instant, les mains exécuter les m ê m e s actions en m ê m e temps, tout le m o n d e doit louer et blâmer la m ê m e chose, se réjouir et s'attrister pour les m ê m e s motifs." Tout ceci serait un état idéal. Et voici la puissance de l'éducation qui formerait en permanence les

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individus toute leur vie durant. E n apparence, il s'agit d 'un Etat de bonté et de justice, mais ce ne sont que des mots; en réalité, il s'agit de la destruction de l ' h o m m e . D e tels programmes sont habituellement accompagnés d 'un pathos rhétorique. Ainsi sont justifiés la subordination de l ' h o m m e et son anéantissement.

Si nous réfléchissons à cette forme d'éducation, nous pouvons comprendre aisément les violentes critiques et les protestations. C'est ainsi qu'est parfois considérée la nature des effets éducatifs. A titre d'exemple, citons quelques phrases suivant cet ordre d'idées: "L'éducation est l'influence inévitable d'une personne sur une autre dans le but de former l ' h o m m e selon le modèle qui nous semble bon... L'éducation en tant que formation préméditée des h o m m e s selon certains modèles ne m è n e pas au but, elle est illégale et inadmissible. Le droit à l'éducation n'existe pas. Je ne le reconnais pas. Toute la jeune génération ne le reconnaît pas, ne l'a jamais reconnu et ne le reconnaîtra jamais, car elle s'indigne en s'indignant toujours et partout de la nécessité de l'éducation." Qui a écrit ces lignes? Nous s o m m e s prêts à croire qu'elles sont d 'un jeune contestataire contemporain. Et pourtant, non. L'auteur en est l'excellent écrivain russe Léon Tolstoï, qui établit ces principes dans la célèbre école de Iasnaia Poliana.

U n siècle s'est écoulé depuis l'époque où fut contesté le droit de l'éducateur à imposer à ses élèves son propre modèle de vie. Le mouvement de l'Ecole Nouvelle s'est inspiré de ces critiques et a cherché à considérer l'éducation en tant que protection de l'évolution autonome de l'enfant, en tant qu'assistance à l'épanouissement des facultés, des besoins et des aspirations, en tant qu'inspiration et stimulation de la créativité spontanée. L'éducation des adultes s'inspirant de ces idées, on déclare alors qu'il ne s'agit pas de transmettre un savoir établi ou des opinions préconçues, mais d'éveiller l'intérêt, la curiosité et la pensée créatrice. U n e opposition

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violente à l'éducation en tant que pouvoir a pris de l'ampleur aujourd'hui. Paulo Freiré a fait une analyse qui révèle la pédagogie des opprimés, Ivan Illich a comparé le système scolaire à un système de violence dominant les individus. Dans les années soixante et soixante-dix, les jeunes des Etats-Unis et d'Europe ont proposé une alternative à la société. L'éducation semble alors avoir été un mouvement en faveur d 'un ordre nouveau et non pas le renforcement des forces existantes. L'éducation permanente se situe dans ce courant offrant une alternative à la civilisation des objets, de la consommation et du conformisme.

L'éducation permanente au service d'idées nouvelles s'est trouvée confrontée à de nouveaux problèmes pratiques. L'éducation scolaire destinée aux enfants et aux adolescents se base sur une connaissance assez profonde des élèves par l'enseignant, le milieu éducatif est bien défini. L'éducation permanente s'effectue par contre dans de vastes milieux sociaux, elle s'adresse à des inconnus. U n autre problème est l'attitude des apprenants. L a situation scolaire, sorte de soumission à l'autorité de l'enseignant, semble naturelle aux enfants et aux adolescents, m ê m e si la discipline crée parfois des difficultés. Les adultes en revanche ne veulent pas jouer le rôle d'élève, ils ne souhaitent pas qu 'on les éduque.

E n organisant les activités éducatives, il faut donc prendre en considération cette attitude, c'est-à-dire envisager un auditoire immense, anonyme et malveillant. Si les animateurs de cette éducation se comportent de façon agressive, s'ils se servent de moyens de contrainte, ils perdent leur chance et leur influence. Ils doivent au contraire s'efforcer de conquérir cet auditoire.

L a stratégie de cette conquête peut être variée. Mais on devrait toujours inciter le groupe à l'activité, l'inviter à déclarer sa motivation, faire en sorte qu'il devienne un véritable acteur

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du processus éducatif. Cette stratégie est difficile, mais elle est la seule à donner des résultats.

Roger Planchón, eminent animateur du théâtre français, constata un jour: "Je ne crois pas aux besoins culturels. Q u e faire pour les éveiller? Voilà un véritable problème." Ceci est finalement une question importante, dans les autres domaines de la vie aussi. L'éducation permanente atteint très rarement par son action les gens pris individuellement, les contacts personnels sont assez rares. Mais les activités éducatives peuvent s'adresser à des groupes, à des organismes, aux syndicats. Si l'on arrive à vaincre leur paresse et leur passivité, aller au devant de leurs buts et leurs aspirations endormis, l'effet sera satisfaisant et authentique. L'éducation permanente est au fond une activité sociale, un développement de l'aspect social de la vie.

Il est plus facile d'énoncer cette constatation que de la réaliser. Les pessimistes, probablement non sans raison, demanderont s'il existe encore dans les sociétés industrielles des groupes menant une vie sociale vraiment active, s'il ne s'agit pas que d'une "fourmillière" d'individus, organisée et administrée pour des objectifs utilitaires définis. Dans les pays en voie de développement, cette situation est meilleure, les conditions pour réaliser l'éducation permanente semblent donc plus favorables. L a pratique confirme cette opinion.

U n e autre difficulté pour l'éducation permanente sont les valeurs pilotes. Il est évident que cette éducation doit éveiller quelque chose, inspirer des valeurs. C o m m e n t faut-il définir le bon déroulement de ce processus? D e façon générale, la réponse est évidente: il s'agit de l'ensemble des valeurs supérieures de notre civilisation européenne. Mais cette réponse ne nous donne qu'une satisfaction partielle. Dans le m o n d e entier, la discussion sur les valeurs a toujours cours. M ê m e si l'on n'accepte pas la critique radicale des partisans de la

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particularité d'une culture ouvrière ou paysanne, nous devons nous poser des questions sur la nature des valeurs morales ou d'une attitude humaniste. Il faudrait peut-être, par rapport à l'éducation permanente, analyser ce que sont les valeurs essentielles, dites valeurs pilotes, celles qui sont restées actuelles, donc qui ont passé avec succès l'épreuve du temps. Les valeurs reconnues ne doivent pas être uniformes, la société demande leur pluralisme. Par conséquent, à côté des différents systèmes de valeurs, il nous faut réfléchir aux valeurs qui concernent l ' h o m m e tout court, qui sont tout simplement humaines. Sur le plan pratique, l'éducation permanente devrait alors se soucier parallèlement des valeurs propres aux groupes sociaux à orientations idéologiques diverses, et des valeurs humanistes, sans contenu politique quelconque, c o m m e le fait par exemple l ' U N E S C O .

Sur le plan des valeurs se pose encore un autre problème. N o u s savons bien que l'ensemble des valeurs issu des traditions européennes n'est pas le seul à être accepté dans le m o n d e contemporain. C e n'est pas un hasard si nous pensons de plus en plus à la terre en tant que propriété c o m m u n e de l'humanité, en tant que planète des h o m m e s . L'éducation permanente de notre époque doit être ouverte à ce propos; si l'on pense au dialogue des cultures, il faut également envisager un dialogue des valeurs. L a difficulté provient du fait que les valeurs contiennent une richesse difficile à évaluer, et avant tout de ce que la fonction des valeurs vécues et vivantes est différente de celles que l'on ne fait qu'observer. Si l'on voulait esquisser un programme de l'éducation permanente, il faudrait souligner ce problème: les valeurs qu'il contiendrait joueraient, dans les différentes régions du monde , des rôles différents et auraient une autre force d'action selon qu'elles seraient vécues ou tout simplement portées à notre connaissance. U n e attitude existentielle par rapport aux valeurs diffère essentiellement

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d'une attitude cognitive. Q u e doit-on faire pour transformer cette attitude cognitive en attitude existentielle? E n effet, l'essentiel n'est pas ce qu 'on sait sur les valeurs, mais ce qui appartient à leur vécu. Pour vivre dans une communauté' , le savoir socio-psychologique ne suffit pas. D e m ê m e , on ne peut pas limiter l'univers des valeurs aux valeurs scientifiques et technologiques.

L a théorie et la pratique de l'éducation permanente se trouvent dans une situation difficile. Elle cherche sa propre voie, prise dans des conflits et oppositions diverses: entre l'espoir d'approcher la cité éducative et les contraintes de la réalité, entre une action "par le haut" et celle destinée aux individus moyens, entre une pédagogie de domination et une pédagogie contre-culturelle comprenant une sorte de "contre-éducation", ou d'"anti-pédagogie" c o m m e on l'entend parfois, entre les difficultés d'une pédagogie individuelle et une tendance à avoir des valeurs durables.

Le plus facile serait d'accepter une stratégie minimaliste et de concentrer son activité autour du perfectionnement professionnel et de l'instruction complémentaire, de la formation recursive conditionnée par les progrès scientifiques et les exigences technologiques. Mais une telle option néglige les ambitions et les finalités propres à l'idée d'éducation permanente. Si l'on veut préserver sa richesse exceptionelle, c'est uniquement grâce à une nouvelle conception de la vie dans laquelle elle occuperait une place importante. N o u s nous devons de répéter qu'il ne s'agit pas seulement d'apprendre à être, mais aussi d'être pour apprendre, afin d'augmenter la curiosité dans le m o n d e .

O n a pu entendre cependant qu'une orientation éducative de la vie est une orientation égoïste et égotiste. Cet égoïsme supérieur apporte certains avantages à la vie en c o m m u n mais il enferme l'individu sur lui-même, l'isole des autres et

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l'empêche d'avoir l'avantage de contribuer à leur existence. Les voies tracées par la culture européenne montrent ainsi le chemin de la connaissance et non pas le chemin de l'amour.

Ces deux voies diffèrent l'une de l'autre. Goethe a cherché à les unir dans Faust. Sa victoire, ou peut-être sa défaite, devient un défi pour notre époque qui recherche aussi cette unité. Nous devons donc accepter ce défi et introduire l'éducation permanente dans une vision complète de l'existence de l ' h o m m e dans le monde, parmi et pour les autres.

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Q U A T R I E M E P A R T I E Existence individuelle: dramatique du choix

1. Existence individuelle

Nous avons présenté plus haut quelques réflexions sur les différents niveaux de l'éducation permanente: à un premier niveau, l'éducation permanente se situe tout près de la vie quotidienne et sert le perfectionnement de l'activité professionnelle et sociale de l ' h o m m e . Puis il y a le niveau où, dans un cadre déjà plus restreint, elle participe à la réalisation de tâches importantes pour protéger la civilisation et détourner son développement actuel d'une voie erronée. A un troisième niveau, finalement, l'éducation permanente doit servir la libération de l ' h o m m e des liens imposés par un m o n d e qui lui est devenu hostile et étranger.

Il nous reste encore une réflexion à faire à un niveau plus profond, où l ' h o m m e en tant qu'individu se cherche, crée sa propre vie au cours de ses expériences quotidiennes, enrichit ou détruit son existence. Il est bien rare d'envisager l'éducation permanente dans une telle optique. Mais il s'agit là d'une optique extrêmement importante. Nous devons alors commencer par des questions apparemment simples: Qui est l ' homme? Q u e cherche-t-il vraiment? C o m m e n t se développe-t-il? U n e éducation quelconque est-elle capable de l'accompagner sur cette voie de la vie qui n'appartient au fond qu'à lui-même, individu unique au monde?

L a vie humaine n'est pas fixée uniquement par la structure et le développement de la réalité objective fondée sur l'activité sociale du genre humain. Cette vie est également ressentie c o m m e existence personnelle unique, tissée d'expériences. Et cette vision de l'existence personnelle en tant qu'aspect de la

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vie contribue à acquérir des connaissances sur l ' h o m m e , et à apporter une réponse à la question posée ci-dessus.

L a question "qui est l 'homme?" se transforme donc en une autre, touchant notre propre identité: "qui suis-je?"

2. Premier carrefour: charme du m o m e n t présent ou rigueur de la discipline?

L a vie de l'individu s'écoule dans le temps; elle a un passé, elle a aussi un avenir, mais l'expérience vécue est toujours liée au m o m e n t présent. C'est là qu'est centrée l'existence humaine ressentie c o m m e réelle. L'expérience de la vie dans d'autres dimensions temporelles devient possible grâce à l'éducation et aux efforts personnels, mais le sentiment, nous dirons m ê m e le goût de l'existence, naturel et direct, garde toujours son caractère actuel.

C e que nous définissons c o m m e notre propre existence se concentre sur le m o m e n t présent; tout m o m e n t présent nous engage, et il nous semble important, sans chercher à savoir ce qu'il nous apporte en bonheur ou souffrance. Bien que l'individu soit conscient du caractère fugitif du m o m e n t présent, il le vit toujours c o m m e une réalité unique et définitive. C e qui s'est passé jadis n'est plus, donc n'existe pas, et ce qui sera dans l'avenir ne s'est pas encore produit, donc n'existe pas non plus. Il n'existe que ce qui a lieu précisément à un m o m e n t donné, ce qui est en nous et autour de nous. Nous ressentons notre vécu immédiat c o m m e la réalité entière de notre existence. Les souvenirs sont pâles, les attentes trompeuses, seule l'actualité vibre de la dynamique authentique de la vie. C'est pourquoi la vie ne s'entasse ni dans les souvenirs, ni dans les projets; elle ne s'épuise pas dans les aspirations et les attentes, elle puise son intensité dans les

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expériences du m o m e n t présent, dans le désir d'en jouir pleinement, jusqu'à la limite des possibilités. L'individu qui ressent l'expérience personnelle de son existence dans le m o m e n t présent se concentre entièrement sur un seul but: ne pas gâcher les chances qui s'offrent à lui, mais au contraire les saisir, afin de profiter de leur richesse.

A travers cette expérience, la vie se présente c o m m e une oscillation entre les deux pôles du désir et de l'assouvissement, qui constituent ses composantes essentielles.

L a répétition du désir et de l'assouvissement devient le point de départ de réflexions particulièrement importantes et difficiles sur la vie. Il est évident que l'aspiration à la satisfaction immédiate des besoins ne caractérise pas uniquement les êtres humains, mais ses racines touchent au principe de la vie, c o m m u n à toutes les espèces vivantes.

Seul l ' h o m m e va au-delà de ce principe. Bien que la répétition des besoins et de leur satisfaction constituent un facteur élémentaire de son équilibre vital, l ' h o m m e cherche la nouveauté et la transformation. Il expérimente diverses formes de satisfactions possibles pour des besoins définis et crée la possibilité de les diversifier. L a nouveauté est tentante, elle attire; l ' h o m m e réalise son besoin de changement et de nouveauté dans un cadre très vaste, à commencer par la sublimation de ses appétits fondamentaux jusqu'à la création de besoins très raffinés. C e besoin de nouveauté constitue probablement un trait caractéristique de la nature humaine, mais il semble toujours soumis à la loi de la répétition, grâce à laquelle s'affirme la jouissance, m ê m e la plus raffinée. U n e nouveauté qui n'aurait pas de continuation se révélerait finalement être une tentative manquee. L a disposition aux répétitions constitue une forme supérieure de l'acceptation des besoins et de leur satisfaction.

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Vivre le m o m e n t présent, en se concentrant sur le désir et son assouvissement, ce n'est pas le seul style de vie propre à l ' h o m m e . Il est également capable de considérer le m o m e n t présent de manière totalement différente, c o m m e une voie servant de passage vers l'avenir, une voie individuelle d'une importance autonome.

Si l'on conçoit la vie ainsi, on s'aperçoit qu'elle se concentre plutôt sur des travaux, des activités, des buts et des aspirations qui sont tournés vers l'avenir. Les objectifs et leur réalisation en deviennent les éléments fondamentaux. L a réalisation est un processus différent de la satisfaction du désir, que l'on découvre par rapport à la réalité existante. Il s'agit davantage d'entreprendre des efforts à long terme en vue de résultats à atteindre. L a vie n'est donc pas la découverte de ce qui est avantageux et utile, elle devient l'accomplissement de ce qui semble nécessaire.

Dans cette optique, la vie humaine devient dans une large mesure indépendante des circonstances temporelles et locales, elle se réalise par un effort planifié en vue d'objectifs définis et répartis dans le temps, en dehors de la réalité immédiate. C'est une vie disciplinée, basée sur la maîtrise de soi qui apporte à l ' h o m m e divers succès, mais est en m ê m e temps exposée à de nombreux dangers. Si l'on cumule tous les efforts en vue de l'accomplissement de finalités lointaines, tous les moments présents de la vie peuvent facilement se transformer en seuls moyens permettant d'atteindre la situation projetée. Ces moments cessent alors d'avoir une valeur en soi.

Les deux formes de vie analysées ci-dessus s'opposent de façon évidente. U n e vie par le présent et une vie pour l'avenir sont des modèles très différents l'un de l'autre. Cette opposition a été constatée depuis longtemps et analysée. D ' u n premier point de vue, c'est le premier style de vie qui est particulièrement valable et digne de l ' h o m m e , en raison de

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l'acceptation du m o m e n t présent de la vie en tant que valeur autonome, sans égard à ce qui était ou sera. D e ce point de vue, le second style semble mépriser, ou du moins négliger, le m o m e n t présent, la vie actuelle, pour la sacrifier à des finalités lointaines et vagues.

Par ailleurs, les avantages de ces deux styles de vie peuvent être jugés de manière inverse. Le premier peut sembler insouciant et superficiel, caractérisé par des passions aveugles et indifférentes aux valeurs. Seul le second style semble digne de l ' h o m m e , puisqu'il incarne la force de la raison permettant la réalisation de nobles finalités. Il est opportun d'évoquer à ce propos la fable bien connue de la Cigale et la Fourmi.

U n jugement sur ces deux styles de vie ne mérite pas d'avoir notre approbation. Sans aucun doute, chacun des modèles d'existence évoqués ici peut et doit garder ses propres avantages en fonction de ses propres desseins. U n e vie faite de moments présents peut dénoter d'une indifférence insouciante, mais elle peut aussi paraître importante grâce au fait qu'elle respecte chaque m o m e n t unique et non renouvelable de la vie.

C'est donc ainsi que s'exprime l'engagement dans le travail, la création artistique, les efforts passionnés de la recherche d 'un savant. Chaque expérience esthétique de l'amateur est ressentie de manière analogue. L a poésie, la musique donnent une satisfaction directe, désintéressée, sans s'occuper d 'un quelconque profit prochain.

La vie dans le présent peut donc se réaliser à différents niveaux, à commencer par les besoins fondamentaux et leur satisfaction, jusqu'au niveau où les besoins sont infiniment plus complexes et plus appropriés à chacun, et où la satisfaction est donnée par la passion vouée à une activité créatrice.

Il en est de m ê m e quand il est question du modèle de vie caractérisé par les objectifs et leur réalisation. O n peut y trouver de nombreux avantages. Il démontre la capacité

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particulière à l ' h o m m e de dépasser les limites jalonnant son existence, et de créer des conditions nouvelles. Les dangers de ce modèle sont également visibles, les structures de la vie moderne en témoignent: le capitalisme est un exemple d'approche prévoyante et prospective de la vie, soucieuse de l'avenir, consacrant le m o m e n t présent à un avenir marqué par le progrès.

Dans sa vie, l'individu se trouve à une sorte de carrefour où il lui faut choisir entre deux modèles, l'un marqué par la qualité du m o m e n t présent et par la participation directe aux valeurs, l'autre caractérisé par l'effort permettant de réaliser des buts lointains, donc par une distance par rapport à l'actualité. Il est vrai qu'ensemble, ces deux modèles caractérisent la qualité de l'existence, et sont deux perspectives complé­mentaires de la vie. Ni l'une ni l'autre n'épuise l'essence humaine, mais l'abandon de l'une des deux signifierait un appauvrissement de l'existence. Ces deux styles de vie, l'un instrumental et l'autre désintéressé, non seulement se complètent, mais se renforcent mutuellement. Dans certaines situations, le charme du m o m e n t présent devient le point de départ d'activités créatrices tournées vers l'avenir, dans d'autres l'effort fait pour instaurer l'avenir procure une satisfaction au m o m e n t de sa réalisation.

L'éducation permanente doit être sensible à cette dualité des formes d'existence de l ' h o m m e et veiller à son équilibre.

3. Second carrefour: hédonisme ou héroïsme?

U n e caractérisation de la vie de l'individu par ces deux catégories, celle des besoins et leur satisfaction, et celle des buts et leur réalisation n'est pas complète. Dans ces deux

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modèles, l ' h o m m e est engagé dans son propre destin qui s'écoule dans le temps, dans une dimension temporaire.

L'être humain peut cependant vivre d'autre manière encore, où il n 'y a pas uniquement le présent ou l'avenir qui comptent. O n peut s'imaginer une vie engagée grâce à des valeurs durables, situées au-delà du temps et offrant des possibilités d'orientation. D e ce point de vue, on peut percevoir l'existence d'une structure de l'être, les valeurs qui en proviennent et qui font naître les normes d 'un comportement digne et juste. Celui-ci ne se mesure ni aux plaisirs éphémères, ni aux éventuels succès futurs. C e comportement doit être jugé par rapport aux valeurs qu'il représente, puisqu'il doit être adopté en fonction de normes et d'obligations.

U n e orientation de la vie d'après des valeurs durables s'oppose et à une vie ressentie c o m m e plaisir immédiat et à une vie planifiée en vue d 'un avenir profitable.

O n s'est parfois efforcé de comprendre et de définir cette faculté insolite, propre à l ' h o m m e , qui le détourne d'une vie aisée et conforme aux conditions données, pour le diriger vers la voie difficile du risque et de la négation, de la lutte et du sacrifice. Socrate est le premier qui ait fait appel à une voix intérieure incitant à une existence difficile. Cette voix socratique, le daimonion, est devenue un élément durable de la culture européenne et de la philosophie humaine. C'est ainsi que la chrétienté évoqua la conscience qui, des siècles plus tard, fut interprétée par Kant sur une base laïque. Dans le chapitre final de sa Critique de la raison pratique, Kant énonce les célèbres paroles qui caractérisent la nature morale de l'homme:

Il y a deux choses qui ajoutent à la raison une admiration toujours nouvelle et croissante et le respect, plus nous y

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réfléchissons souvent et profondément: le ciel couvert d'étoiles au-dessus de moi, et la loi morale queje ressens.

L'idée d'une voix intérieure et celle d'une obligation sont liées, c o m m e en témoigne l'histoire de la philosophie et de l'éthique. L ' h o m m e apparaît donc c o m m e un être qui dépasse largement le cadre d'une stratégie utilitaire. A u lieu de se soucier du confort de son existence et m ê m e de sa vie au sens propre du mot , il décide parfois de choisir la mort quand la réalité heurte ses idées sur les valeurs.

Il n'est pas facile de préciser les objectifs que l ' h o m m e se fixe, ça peut être aussi bien la satisfaction de ses besoins que l'organisation de sa vie pratique, ou l'appel intense d'une voix intérieure. O n ne peut pas non plus préciser laquelle de ces attitudes par rapport au choix le caractérise le mieux. L ' h o m m e est défini précisément par ses contradictions intérieures.

Le carrefour devant lequel l ' h o m m e , hésitant et inquiet, se trouve par nécessité, est propre à la condition humaine. A ce carrefour se décide sa vie présente et future, puisqu'elle lui procure satisfaction ou sentiment de culpabilité, la joie d'exister ou le sentiment amer de la privation.

L a métaphore du carrefour revient souvent et sous divers aspects dans les mythes de l'Antiquité, dans les récits sur les chevaliers chrétiens, dans l'éthique médiévale de l'honneur et de la fidélité, dans le concept humaniste de la vertu et dans la morale laïque du devoir. La seule issue de ce carrefour était une voie héroïque du destin de l ' h o m m e et de sa vocation. Le choix qu'il fallait faire était difficile et demandait souvent des sacrifices. Mais c'est en cela que consiste l'essence humaine. Cette attitude héroïque a également été critiquée: on a objecté que les appels à l'héroïsme, en fascinant et en séduisant l ' h o m m e , pouvaient être source de fanatisme.

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O n a songé alors que seul le programme du bonheur universel, et non pas de l'héroïsme universel, pouvait, en empêchant tout fanatisme, aider l ' h o m m e à réaliser une vie communautaire et dans la paix. C'est avec cet argument qu'on a cherché à défendre la société de consommation c o m m e étant celle de la tolérance et de la compréhension mutuelle.

C'est ainsi que fut effacée la nette opposition, bien ancrée dans la tradition, entre l'héroïsme c o m m e forme parfaite de l'existence, et l'hédonisme. Cette mutation est devenue encore plus complexe, puisque le bonheur lui-même ainsi que le refus du bonheur semblent dans une m ê m e mesure propres à la nature humaine. Chacun de ces extrêmes contient ses dangers, un héroïsme servant une cause ignoble aussi bien qu'un hédonisme stérilisant l'individu et détruisant son altruisme ont été considérés c o m m e une trahison de l ' homme .

Nous devons donc tirer la conclusion que ce second carrefour demande à l ' homme non seulement de choisir une voie juste, mais qu'il lui suggère de chercher, à travers les possibilités qui s'offrent à lui, de nouvelles perspectives qui protégeront son bonheur et son héroïsme des dangers qui les menacent. Et il est fort probable que la nature de l'existence individuelle de l ' homme s'exprime par la recherche d'une voie à partir de ce qu'il est vers ce qu'il peut devenir.

4. Troisième carrefour: solitude ou m o n d e extérieur?

L a vie de l'individu est profondément liée au monde qui se trouve en dehors de son être. Toutes les situations de la vie le prouvent: celles où l ' homme dépasse les limites de sa vie en tant qu'expérience du plaisir ou recherche du profit, et celles où, dans un élan d'enthousiasme ou par obéissance au devoir, il sacrifie sa vie aux finalités qu'il n 'a pas définies lui-même,

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mais qu'il accepte. Nous constatons donc clairement que la structure d'une vie individuelle n'est ni aussi égoïste, ni aussi autonome qu'on le pense souvent.

L a mise en évidence de cette caractéristique de la vie de l'individu demande la modification de nombreux concepts sur la nature humaine.

U n aspect passionnant et qui mérite notre attention est "l'autoréalisation" de l ' h o m m e dans le cadre de la réalité objective. L a constatation "je suis dans le monde" n'est pas identique à la simple formule "je suis". C'est un moi qui représente un être qui "est dans le monde" . Le cadre et les formes de m o n existence dans le monde , de m a propre réalisation dans les structures objectives données peuvent être variées, elles peuvent m e procurer des victoires aussi bien que des échecs. Il demeure pourtant toujours un "reste", un fond qui semble s'identifier le plus profondément à l'essence humaine. Il en reste ce qu'on entend par " m o i - m ê m e " . L'autoréalisation de l ' h o m m e dans le m o n d e attire notre attention précisément sur l'individu concerné, mais une autoréalisation dans le m o n d e objectif n'est pas identique au vécu d'une existence personnelle.

L e désir de l ' h o m m e n'est pas seulement d'"être par lui-m ê m e " , mais aussi d'"être dans le monde" , donc exercer des activités, prendre des responsabilités, avoir du succès, créer des oeuvres durables, laisser l'empreinte de sa propre individualité sur la matière résistante de la réalité objective, susciter de l'intérêt et gagner de l'appréciation.

U n e vie "par soi" garantit une richesse intérieure, mais elle ne permet de réaliser qu'une autoréalisation trompeuse. E n effet, une autoréalisation authentique présume la grande épreuve de la traversée du monde , d'une confirmation de l'individu aux yeux et par les activités d'autres individus. Il existe toujours un risque d'échec sur ce chemin vers la victoire.

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Il est nécessaire de relever ici qu'une sorte d'autoréalisation s'effectue également lors d'une expérience solitaire de la vie intérieure, où tout ne dépend que de cet individu et où tout lui paraît facile.

L a liberté ressentie par l'expérience intérieure de la vie non confirmée dans la réalité objective présente des dangers différents d'une autoréalisation dans le m o n d e objectif. C e dernier menace l'individu par un conformisme qui anéantit son épanouissement ultérieur, au niveau de sa vie intérieure il se heurte à une affirmation trompeuse. L ' h o m m e veut donc organiser sa vie en conséquence et l'éprouver sous ces deux aspects. Il doit vivre dans le m o n d e , mais il veut aussi vivre par lui-même. Il souhaite s'affirmer dans les formes objectives de la réalité, mais il veut considérer cette réalité c o m m e la vérité intérieure de sa propre existence. Il aspire à "devenir quelqu'un", mais il veut en m ê m e temps rester un individu concret et autonome, tout en cherchant à gagner de l'importance par les fonctions qu'il accomplit et les choses qu'il acquiert. Il aspire tout simplement à vivre, tout simplement à être.

Il nous faut donc exprimer d'une nouvelle manière la question: à quoi l ' h o m m e obéit-il? Se soumet-il à l'aspiration à une liberté absolue et à une richesse intérieure créée tout à fait spontanément? O u bien obéit-il à la discipline lui permettant d'atteindre son autoréalisation? E n quoi consiste son besoin le plus profond et le plus authentique: être seul avec lui-m ê m e ou s'engager dans le m o n d e extérieur? Face aux difficultés évoquées plus haut, il est difficile de répondre à ces questions posées de façon aussi ambiguë. D u point de vue anthropologique, ce qui importe avant tout, c'est la contradiction des attitudes et des besoins, dilemme devant lequel se trouve l'être humain.

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L'essence de l'être humain s'exprime aussi bien par la solitude que par le difficile processus d'"exister dans le monde" . Chacune de ces alternatives peut être menacée de déshumanisation. Le renouveau futur de l ' h o m m e ne peut se réaliser qu 'à condition de surmonter ce dualisme.

Le sens anthropologique de cet espoir s'exprime par le fait qu'il montre l ' h o m m e en tant qu'être qui non seulement choisit entre la solitude et le monde extérieur, mais cherche aussi avant tout un modèle de vie lui permettant de satisfaire son besoin d'exister "par lui-même" et "avec lui-même" sur une voie tracée par le principe d'"exister dans le monde" .

5. Quatrième carrefour: vide de l'existence ou sens de la vie?

Pour certains philosophes, l ' h o m m e est un être qui a peur. Sa vie commence par un cri d'effroi quand il quitte l'abri tranquille qu'est le sein de sa mère pour entrer dans un univers étranger, froid et hostile. Sa vie se termine également par un cri d'effroi quand la mort s'empare de lui. Entre ces extrémités terribles, la peur accompagne l ' h o m m e sans cesse, partout. Elle est l'expérience humaine la plus différenciée puisqu'elle est présente dans tout ce que les h o m m e s font, tout ce qu'ils sont et tout ce qu'ils se proposent d'entreprendre.

Dans la Grèce anciennne, l ' h o m m e était considéré c o m m e un être menacé par les dieux, par les forces aveugles de la nature, par le destin. O n pensait que l'individu négligeant ces menaces menait une vie orgueilleuse, fondée sur des bases très fragiles.

L a chrétienté, qui avait par principe confiance en la Providence chargée de veiller sur l ' h o m m e , était en réalité une religion basée sur l'angoisse, sans arrêt stimulée par les

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"folâtreries du diable" ainsi que par les visions du Jugement Dernier et de la condamnation éternelle.

A u x X I X è m e et X X è m e siècles, l'idée que l ' h o m m e est un être craintif fut enrichie d'autres éléments, et acquit ainsi une grandeur nouvelle. Le romantisme a mis en évidence l'angoisse accompagnant l ' h o m m e perdu dans l'univers de l'économie et de la politique, où le calcul est trop lucide et pour lequel la beauté des sentiments ne compte point. S0ren Kierkegaard, qui n'eut une renommée que posthume, percevait "l'angoisse et le tremblement" c o m m e la preuve de l'existence humaine authentique, c o m m e la garantie du renouveau de la foi et de la réalisation de la véritable vocation humaine.

La psychanalyse et l'existentialisme ont de leur côté considéré la peur et l'angoisse c o m m e des catégories anthropologiques essentielles.

S'il est vrai que l ' h o m m e est un être qui vit constamment dans la peur, on peut se demander pourquoi il n'abandonne pas cette vie. Y est-il attaché uniquement par son instinct de conservation, qui est universel et qui ne peut être dépassé que par les élus, ou bien accepte-t-il de façon consciente cette vie qui lui a été donnée? Peut-être lui manque-t-il tout simplement le courage d'abandonner cette vie? O u bien veut-il la conserver?

Vivre, ce n'est donc pas être condamné à la vie. Cela signifie vouloir vivre, avoir confiance en la vie, y introduire l'espoir, apprécier les situations et les événements qui la remplissent. Cette attitude de confiance en la vie, tout c o m m e le sentiment de la peur, ont passionné de nombreux philosophes. La Grèce antique a transmis à la postérité un double modèle d'adhésion à la vie: l'un apollinien et l'autre dionysiaque, le modèle du soleil et celui du vin, symboles des forces masculine et féminine, l'opposition de la clarté, de la

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forme, de la discipline, de la modération d 'un côté, l'autre symbolisant l'extase, la folie, le jeu, la convivialité.

Le m o y e n âge connut également différents styles d'adhésion à la vie. Elle fut conçue différemment par Dante et par Saint François. Tandis que le premier mettait en valeur les racines rationnelles de la confiance de l ' h o m m e en la justice divine garantissant l'ordre dans un monde fondé sur les valeurs morales, le second mettait l'accent sur l'union extatique de l ' h o m m e et de l'univers, grâce à laquelle l ' h o m m e n'est jamais ni solitaire ni abandonné.

Revenons à notre question sur le principe auquel l ' h o m m e obéit. Pouvons-nous y trouver un aspect nouveau et nous demander ce qui domine: la peur ou la confiance? Qu'est-ce qui touche plus profondément la nature humaine: l'angoisse ou la communion? U n e fois de plus, nous ne pouvons donner de réponse précise aux suggestions ambiguës qu'apportent ces questions. Il nous faut alors constater que c'est par oppositions que s'exprime la nature humaine, puisque cette nature est double. L ' h o m m e se trouve au carrefour où se croisent les chemins de la peur et de la confiance.

Il est possible de passer ce carrefour en observant la situation et l'activité de l ' h o m m e dans le monde , parmi les autres h o m m e s . L'affirmation du sens de la vie peut devenir une sorte d'opération thérapeutique permettant de surmonter les frustrations existentielles.

Il est difficile d'affirmer, ou plutôt d'inspirer chez l ' h o m m e un sens de la vie. Tout en étant conscient du besoin urgent et important d'une telle attitude, l ' h o m m e sait qu'il s'agit ici d'une connaissance fragile et individuelle. Le sens de la vie n'est fondé sur aucun critère durable et légitime. L'idée m ê m e du sens de la vie concerne les activités adoptées par l'individu, qu'elles soient d'ordre sérieux ou ludique, dans lesquelles il est engagé de façon authentique. L'idée du sens de

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la vie ne fait que- confirmer une acceptation effective de la vie exprimée par l'activité quotidienne. Mais dans les cas où manque une telle acceptation, où l'on ne voit que lassitude, indifférence et résignation, il faut se demander quel concept pourrait animer cette expérience passive de la vie.

O n ne peut enseigner un sens de la vie en utilisant une méthode d'argumentation abstraite, propre à toutes les idéologies selon lesquelles la vie a toujours un sens bien défini. L'idée du sens de la vie appartient aux expériences existentielles et ne peut naître que de la réalité dans laquelle l ' h o m m e est enraciné. Le cauchemar du vide de l'existence cesse de tourmenter l ' h o m m e si la participation à la réalité devient pour lui une finalité importante et précieuse.

Les problèmes du sens de la vie et du vide de l'existence ne se limitent pas aux situations de la vie sociale et aux fonctions sociales de l ' h o m m e . O n y trouve encore une autre dimension, plus profonde et plus fondamentale. Celle-ci concerne le choix des valeurs, le style d'existence choisi. L'individu finalement recherche et confirme ce choix.

Le sens de la vie s'exprime par la fidélité de l ' h o m m e aux valeurs qu'il approuve, bien qu'il n'en soit pas récompensé sur le plan utilitaire, l'acceptation des valeurs étant le plus souvent un acte gratuit. L ' h o m m e veut et sait vivre à ses propres risques, ainsi, à toutes les questions avec un pourquoi, il répond: "Telles sont justement m e s habitudes".

6. Avoir et être

Les voies de l'autoréalisation de l ' h o m m e sillonnent entre deux orientations opposées de la vie, définies à notre époque par les catégories "avoir" et "être". O n peut donc se demander si l ' h o m m e devient plus humain lorsqu'il a les moyens

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d'augmenter ses possessions ou s'il le devient par l'approfondissement de son existence.

Plusieurs auteurs, dont Gabriel Marcel et Erich F r o m m , ont analysé cette problématique. A notre époque domine sans aucun doute dans l'opinion publique le principe d'"avoir". Il s'agit d'avoir toujours plus d'argent, plus d'importance, plus de pouvoir sur les h o m m e s , plus de tout. L a vie humaine orientée dans ce sens n'est qu'un m o y e n d'atteindre cette forme de succès. Chaque expérience est jugée d'après sa contribution à ce but.

A ce propos, on a déjà évoqué les caractéristiques d 'un style de vie dit vertical, donc visant toujours plus haut, vers une carrière, auquel on a opposé une vie horizontale, pénétrée d'expériences qui approfondissent le goût de la vie réalisée. Cette vie semble d'ailleurs plus complète, plus libre et, dans un certain sens, plus heureuse. Il n'est pas facile de faire l'éloge d'une vie dirigée par le principe d'"être". Notre civilisation, dominée par les moyens, n'est pas sensible aux finalités et aux valeurs, ni à une dimension existentielle.

Et pourtant, une vie orientée selon le principe d'"être" donne à l ' h o m m e un certain pouvoir, particulièrement précieux, sur son propre destin. Les efforts entrepris afin d'augmenter son état de fortune se heurtent d'habitude à des obstacles d'ordre matériels, ainsi qu'aux tentatives analogues d'autres individus, qui deviennent ainsi des ennemis. Les efforts pour "être", pour enrichir sa propre personnalité n'impliquent au contraire aucune compétition. Dans ce sens, l'expression "faire quelque chose avec soi-même" est meilleure que "faire quelque chose pour soi-même".

O n est universellement persuadé que seule la seconde directive a une importance. L'énergie et la position d 'un individu sont le plus souvent mesurées précisément par la quantité de choses qu'il a pu acquérir lui-même. Mais ceci

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n'est pas la bonne voie pour le renouveau de la civilisation, car là, l'avenir y est bloqué. Les perspectives souhaitables ne s'ouvrent que sur la voie où quelque chose est fait "avec soi-m ê m e " et non pas "pour soi-même".

Nous sommes tout à fait conscients du fait que la suggestion exprimée ci-dessus peut être interprétée c o m m e moralisatrice. Nous croyons pourtant qu'elle est une réflexion moderne qui répond au défi que nous lance l'avenir aussi bien de la société que de l'individu. Nous évoquerons l'opinion exprimée d'ailleurs par un économiste: "Autrefois, l'amour d'autrui avait un caractère uniquement moral, aujourd'hui en revanche, il est la condition de la persistance de l'humanité."

U n e évolution semblable peut être constatée dans le domaine du principe d'"avoir". U n renforcement futur de ce principe devrait entraîner une lutte de tous contre tous, alors que le destin de la civilisation dépend avant tout de la coopération de tous avec tous. Si nous nous orientons donc toujours davantage dans la direction "avoir", nous serons témoins de névroses et de conflits toujours plus graves. Maintenant déjà, nous observons parfois des déviations inquiétantes causées par l'augmentation des appétits et par la quête pathologique des biens matériels. O n peut s'attendre à ce qu'un nombre toujours plus grand d'individus ne trouve une vie calme et heureuse que dans les asiles psychiatriques, isolés de la réalité. O n peut donc se demander si les individus apparemment normaux ne sont pas fous en réalité dans ce monde privé de sens, et si ceux considérés c o m m e fous par l'opinion ne sont pas en fait des êtres normaux et authentiques, qui ne peuvent trouver leur place dans ce monde désordonné? Cette réflexion nous fait penser aux idées de la Renaissance suggérant que l ' h o m m e véritable n'est pas réel, et que l ' h o m m e réel n'est pas véritable. La réalité semblait alors caractérisée par la folie, et la vérité par un éloignemement de la vie.

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U n e qualité de vie fondée sur le principe d'"être" et non pas sur celui d'"avoir" semble être le remède pour les déséquilibres psychiques de l ' h o m m e moderne, qui expriment le stress et les frustrations provenant d'une course au succès incessante, ainsi que la compétition entre les individus.

C e modèle de vie qui supprime toute idée de calcul dans les rapports humains, permet de trouver en chacun tout simplement un être humain, un proche, un ami. Cette pensée est en rapport avec les idées remettant en question le progrès et le développement. Les nouveaux indices de progrès s'éloignent de la dimension uniquement économique; on y met en valeur l'importance d'un développement permettant une vie digne et heureuse à un nombre toujours plus grand d'individus. Le modèle de vie horizontal est donc plus favorable que le modèle vertical, il garantit un plus grand équilibre des aspirations et des réussites. O n peut m ê m e constater que l'équilibre moral et culturel que l'on observe dans certaines sociétés traditionnelles du Tiers monde permet une vie plus paisible et plus heureuse que celle observée dans les riches civilisations industrielles. E n augmentant les réactions de mécontentement, ces dernières stimulent les efforts incontrôlés. Si l'on voulait mesurer les avantages sociaux d'une civilisation à la satisfaction des aspirations, on pourrait m ê m e constater la supériorité de civilisations subsistant dans les forêts d'Afrique ou les jungles d'Asie sur la nôtre, perdue dans la jungle de la vie moderne. Nous ne défendons pas par là un modèle de vie sauvage ou un retour à la nature; nous voulons tout simplement souligner que la qualité et la valeur de la vie ne sont pas automatiquement la conséquence de la richesse matérielle de la civilisation. L a dignité et le bonheur ne sont pas nés de l'aisance, du luxe ou de la m o d e , ni de rivalités autour de l'argent ou de la lutte pour le pouvoir.

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7. Agir et être

Toute la vie humaine ne s'exprime pas dans cette tension entre les deux principes "avoir" et "être" analysés plus haut. Il existe encore le principe de l'activité. Il n'est pas question d'une activité directement utile à la formation de la personnalité' ou à l'accumulation de biens matériels, mais d'une activité grâce à laquelle l ' h o m m e "fait quelque chose avec le m o n d e extérieur". L a nature humaine est caractérisée par une faculté profondément enracinée, poussant l'être humain à faire des efforts afin de transformer son milieu. C e milieu lui est donné achevé et immuable, mais il n 'en est pas satisfait. Son effort se manifeste dans le travail et la créativité. Il est évident que le travail peut aussi être considéré c o m m e source de revenus permettant de vivre, et la créativité c o m m e l'obéissance à la m o d e ou à la publicité instaurées par le commerce du divertissement. Mais la signification fondamentale du travail et de la créativité est différente, car ces deux activités sont l'expression de l ' h o m m e transformant la réalité, et dépassant ce qui existe. L ' h o m m e grandit par ses oeuvres et par ses activités, mais bientôt il c o m m e n c e à se révolter contre les limites qu'elles lui imposent. Il recherche alors de nouvelles activités.

N o u s ne voulons pas préciser ici la différence, d'ailleurs peu nette, entre travail et créativité. Il nous suffit de souligner que l'éducation devrait coopérer aussi bien avec la politique sociale qu'avec les libres aspirations des personnes qui travaillent, en vue de renforcer au sein du travail et de la créativité la dignité et les valeurs humaines. Pour l'éducation, il importe, dès le stade scolaire, de bien organiser la préorientation professionnelle, d'éveiller et de renforcer les centres d'intérêts et les aptitudes de chacun, d'inspirer une discipline du travail systématique, de stimuler les facultés

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créatrices. Tout cela pourrait servir un avenir où, c o m m e nous le souhaitons, le travail devrait devenir, pour un nombre toujours plus grand de personnes, leur autoréalisation. U n e attitude créatrice pourrait ainsi être généralisée, et s'étendre à d'autres milieux que ceux des savants et des artistes.

L'activité ainsi définie implique dans le domaine de l'éducation une attention toute particulière quant à l'engagement et la participation. Nous savons que ce sont les mots d'ordre de la démocratie dans les sociétés guidées par la raison. U n e instruction toujours plus répandue et d 'un niveau toujours plus élevé donne aux citoyens les bases nécessaires pour contribuer de façon effective à la vie publique et prendre part aux décisions. Et la pratique d'une participation sociale plus responsable intensifie les exigences sur le plan éducatif, de m ê m e que l'élévation incessante du niveau de formation. Ces deux processus sont interdépendants. Leur rapport avec le développement des aspirations est évident, celui-ci ne pouvant se produire que par un épanouissement des besoins et des capacités d'agir, donc par l'engagement. Entre engagement et participation existe donc une relation dialectique: l'engagement de l ' h o m m e n'est pas possible dans des conditions qui donnent la possibilité d'une participation croissante à la prise de décisions et leur exécution, mais sa participation ne peut pas non plus être réalisée dans une société d'individus passifs malveillants et de gens incapables d'accomplir des activités demandant de l'engagement.

L'activité par laquelle l ' h o m m e fait quelque chose non pas "pour lui-même" et non pas "avec lui-même", mais "dans le m o n d e extérieur", est un aspect très important de l'existence. Son avantage par rapport aux autres aspects déjà évoqués mérite une analyse plus détaillée.

Si l'on est d'avis que la vie organisée selon le principe d'"être" est de plus grande valeur que lorsqu'elle l'est par celui

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d'"avoir", et si l'on met en évidence le fait que l'activité est plus valable que la possession, la relation entre "être" et "agir dans le m o n d e extérieur" ne semble pas très nette. O n peut s'imaginer qu'une vie organisée selon le principe d'"être" a plus de valeur qu'une vie passionnée par l'activité dans le monde . Mais on peut aussi penser qu'il est plus valable de faire quelque chose "avec le monde" que de faire quelque chose "avec soi-même". Il arrive parfois que l'orientation de la vie de l ' h o m m e vers sa vie intérieure freine une activité importante et précieuse au m o n d e extérieur. C'est dans ce cas une existence égoïste, puisque l ' h o m m e se décharge de responsabilités qu'il a pourtant l'obligation de prendre. L ' h o m m e "se diminue" en quelque sorte, il n'est plus capable de se dépasser lui-même. Car c'est ce phénomène du dépassement qui décide de la grandeur de l ' h o m m e . L'essence humaine se manifeste sous diverses formes de service ou de sacrifice, parfois m ê m e du sacrifice de sa propre vie.

Il n'est cependant pas exact que faire quelque chose avec soi-même doive toujours être considéré c o m m e une sorte d'alibi moral pour une action difficile à l'extérieur. Il arrive que cette activité concernant soi-même est plus valable qu'une activité à caractère superficiel et gratuit, ne servant qu 'à justifier une indifférence face à son propre moi. L'évasion de la vie intérieure vers le monde extérieur semble néfaste, tout c o m m e le refus d'agir dans le monde . U n e activité extérieure peut également constituer une sorte d'alibi. Dans notre m o n d e contemporain, nous connaissons de nombreuses activités fictives, spécieuses, qui tendent à l'enflure. Et en outre on fait naître des opinions trompeuses confirmant leur importance. Les hypertrophies de la bureaucratie en donnent des exemples constants. Les activités de ce genre ne peuvent rencontrer notre approbation.

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L'importance de l'activité humaine dans le m o n d e extérieur dépend des finalités qu'elle sert et de ses effets concrets. Notre conclusion semble banale en apparence. Mais ses conséquences sont lourdes; l'enseignement de la capacité d'agir doit concorder avec une vision globale de la civilisation de l'avenir. L'engagement ne peut naître que sur cette voie et de m ê m e la participation qui en résulte. U n e vision de l'avenir nous indique en quoi nous devons nous engager et en quoi nous devons participer.

C o m m e nous l'avons déjà souligné, une vision de l'avenir n'est pas l'image floue d 'un ordre qui devrait régner sur la terre. Il est question de trouver une orientation dirigeant les activités présentes, dans une perspective autant proche qu'éloignée, et dans un cadre local défini. O n peut distinguer des activités en faveur de finalités lointaines et universelles, et d'autres correspondant à des tâches concrètes, à des objectifs de caractère local. U n e vision globale d'une nouvelle civilisation s'inspire de tout ce qui s'effectue "ici et maintenant".

Les tâches éducatives dans ce domaine nous semblent importantes. Il faut former la jeune génération aussi bien en vue de ses devoirs provenant de ses racines nationales que de ses obligations envers toute l'humanité, l'histoire contemporaine nous enseignant la position de notre civilisation sur la terre et la nécessité de la guider. Il faut donc la préparer à l'entente, à la coopération au niveau mondial et à une meilleure compréhension mutuelle.

E n vue de préparer cette jeune génération à une activité engagée et à la participation, nous devons analyser la problématique de l'enthousiasme et de la tolérance. Aucune activité grandiose et importante ne peut s'accomplir sans enthousiasme ni sans une sorte d'aveuglement. Mais il faut toujours veiller à ce qu'elle ne dégénère pas en un fanatisme

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quelconque. Bien qu 'un philosophe anglais ait démontré, il y a bien longtemps, les liens entre enthousiasme et fanatisme, nous ne devons jamais admettre que ces liens sont obligatoires. L'enthousiasme doit être accompagné de tolérance, celle-ci ne devant jamais devenir scepticisme ou nihilisme.

Cette problématique nous conduit au thème de la violence. U n e vague puissante de terreur et de violence recouvre notre planète. L a terreur devient une arme exprimant la situation sans issue des individus deshérités. Il est vrai aussi que la terreur s'est fait méthode de gouvernement pour les dictateurs qui ont pris le pouvoir. Elle devient la stratégie des fanatiques. O n observe des actes de violence au niveau de la vie politique et sociale, partout où une force aveugle cherche à dominer les faibles. L a vie humaine perd alors de sa valeur, elle n 'a plus de protection.

Avons-nous l'air ridicule si, dans ce m o n d e de violence, nous cherchons à défendre le principe d'action sans violence? Si nous évoquons les stratégies d'action politique et sociale d 'un M a h a t m a Gandhi ou d 'un Danilo Dolci? U n e telle orientation pourrait servir de fondement à l'espoir que le respect pour l ' h o m m e et l'inviolabilité de son corps et de sa personne puissent devenir un jour réalité.

8. Créativité: un style de vie

L'opposition entre les principes "avoir" et "être" et celle des principes "être" et "agir" font apparaître encore une autre antinomie de l'existence humaine. Il s'agit du besoin d'identité et d'évolution. L a créativité en tant qu'acte de nouveauté s'oppose à la fidélité en tant qu'acte de confirmation de ce qui a existé et de ce qui existe.

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Selon la tradition, l'idée de créativité est liée à l'art. Aujourd'hui, nous n'hésitons pas à parler de créativité scientifique ou technologique, de la réalisation créatrice de programmes socio-économiques, d 'un travail professionnel à caractère créateur. O n trouve m ê m e des éléments de créativité dans l'administration. O n parle aussi d'une participation créatrice à la culture et de la libre créativité des enfants.

U n e conception élargie de la créativité est enracinée dans les théories anthropologiques et dans une nouvelle vision de la vie socio-culturelle de l'individu contemporain. O n conteste volontiers les définitions traditionnelles de l'être humain qui ne mettent en valeur que ses facultés intellectuelles et manuelles. N o u s nous approchons ainsi de l'idée de l 'homo creator.

Si en effet l'être humain peut être conçu c o m m e un h o m o creator, nous devons nous demander pour quelle raison il est si difficile d'introduire le principe de la créativité dans l'éducation et dans la vie pratique. Les mouvements contestataires et en premier lieu la contre-culture marquée par un penchant anarchiste ont exprimé leur foi en la créativité, qu'ils considèrent c o m m e valeur principale de la vie et c o m m e un facteur de transformation de la société.

Les obstacles à une généralisation de la vie créatrice semblent enracinés dans la nature humaine elle-même. N o u s nous demandons alors quelles sont les préférences de l ' h o m m e , la nouveauté ou la répétition, le risque ou la certitude, l'inquiétude ou la tranquillité? Sans aucun doute, il a besoin des uns c o m m e des autres. Mais généralement, il est vrai que l ' h o m m e choisit ce qui lui est familier, durable, et ce qui lui donne un sentiment de sécurité. Bien qu'attrayante, une nouveauté semble souvent dangereuse, puisqu'elle ébranle un équilibre basé sur ce qui est connu et sur un ordre bien établi. Les créateurs se trouvent en dehors de cet univers de sécurisant, parfois m ê m e à la limite de la folie. Leurs oeuvres

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sont souvent rejetées. Et s'ils rencontrent l'approbation, leur propre vie ne devient jamais exemplaire.

Jusqu'à présent, on n 'a pas accordé une attention suffisante au rapport entre l'idée de la créativité et les tensions dramatiques de la vie, ses conflits souvent m ê m e tragiques. L a créativité est une composante de la vie difficile. Parfois m ê m e elle s'éteint en raison de conditions de vie trop faciles.

Mais elle peut apporter une réponse à notre question posée souvent, celle sur le sens de la vie et sa justification. Cette réponse dépend de la conception qu 'on a de la créativité. Il nous faut donc analyser ses deux concepts significatifs. L ' u n a été formulé par Spinoza, l'autre par Henri Bergson. Spinoza pensait: "La créativité est une activité à laquelle ne contribue aucune raison, sauf la raison causale".

Bergson, c o m m e nous le savons, interprète la créativité de manière semblable. Il critique les principes du développement en tant que mécanisme et finalisme, et propose l'idée d'"élan vital" en tant que source de création. Selon Bergson, est créateur tout être qui n'est déterminé ni par des causes, ni par des finalités. Dans ce sens, la créativité est entièrement libre. Elle ne résulte ni des circonstances, ni des conditions, ni de la réalisation d 'un dessein quelconque.

C'est ainsi que la créativité est apparue c o m m e une grande promesse de liberté, promesse de rendre l ' h o m m e indépendant des conditions et des circonstances, des fixations et des manipulations au m o y e n desquelles le milieu et ses organismes rendent l ' h o m m e captif. Elle est également devenue la promesse de libérer l ' h o m m e des liens qui ont été imposés à son indépendance par les valeurs admises, par les finalités considérées c o m m e importantes, par les théories justifiant un style de vie défini. L a créativité devait également libérer des contraintes extérieures et des tourments intérieurs qui apparaissent lors de la recherche du sens de la vie.

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L'idée de la créativité rend inutile la question sur le sens de la vie, sur une justification de sa forme, sur les finalités auxquelles on doit obéir. U n e vie créative se suffit par elle-m ê m e . Elle contient ses propres causes et finalités. Elle signifie l'acceptation de la vie et de sa valeur.

Cette conception de la créativité constitue-t-elle vraiment une preuve de la grandeur et du bonheur de l ' h o m m e , ou bien n'est-elle qu'une suite du désespoir, c o m m e le dirait Kierkegaard, du nihilisme c o m m e le dirait Nietzsche, de la solitude absolue de l ' h o m m e dans la nature et parmi les autres, c o m m e le constatent les existentialistes contemporains? S'il n'existe rien d'important et de précieux, si le m o n d e et la vie ne paraissent qu'absurdité et la culture un panthéon de biens morts, ne reste-t-il pas qu 'un mythe de la créativité qui ne fait qu'intensifier momentanément l'existence?

Notre question de savoir si la créativité n'est que le geste pathétique d 'un être solitaire dans la nature, ou si elle représente un renouement quelconque, plus profond que les autres genres d'activité humaine, avec un ensemble de valeurs durables, se rapporte à la contestation de Bergson du concept de la créativité.

U n eminent humaniste américain, Irving Babbitt, en s'opposant à la fois à l'idée d'utilitarisme fondée sur la philosophie de Bacon et aux idées d'irrationalisme et de romantisme proches de la philosophie de Jean-Jacques Rousseau, conçoit dans son livre intitulé On Being Creative (1932), la créativité de manière entièrement différente. Il ne l'associe ni à l'originalité ni à l'expressivité, mais à la fidélité active d 'un individu aux principales valeurs humaines. U n e telle conception de la créativité permet de dépasser tout subjectivisme et tout égocentrisme, toute discrétion de manifester sa propre personnalité telle qu'elle est. Par ces idées, Babbitt s'oppose également au programme de "l'autoréalisation

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créatrice". Il opte pour le principe de réaliser des valeurs communes et universelles en soi et par soi. L a créativité ainsi définie n'est pas l'expression de la solitude de l ' h o m m e , mais un renforcement de son esprit de communauté.

D e ce point de vue, nous pouvons aujourd'hui distinguer nettement une conception de la créativité qui accentue avant tout son caractère original, se distinguant par sa nouveauté par rapport à tout ce qui a existé jusqu'à présent, par son caractère expressif et rebelle, et une autre qui, dans l'activité créatrice, souligne sa fidélité aux valeurs définies, y compris à la tradition, et son rôle essentiel dans une nouvelle interprétation de ces valeurs.

Nous arrivons maintenant à la troisième question anthropologique. L a créativité contribue-t-elle à renforcer l'esprit de communauté chez l ' homme? Dans un certain sens, il est certain que c'est le cas. Dans le domaine artistique, les oeuvres créées constituent les lieux de rencontre des personnes vivant à différentes époques et provenant de différentes nations. Mais en fait, il s'agit de rencontres tout à fait particulières puisqu'elles n'engagent qu 'un aspect de la vie personnelle. Elles peuvent parfois être très intenses, mais elles ne touchent pas les rapports humains réels. U n e communauté d'admirateurs de la musique de Bach ou de Chopin n'est pas une communauté de personnes dans les conditions réelles de leur vie. U n e forme de communauté esthétique n'est donc pas tout à fait réelle. Revenons à ce propos à la pensée de Kierkegaard.

Q u e signifie vivre esthétiquement, et que signifie vivre éthiquement? Q u e présente chez l ' h o m m e un caractère esthétique, et que présente son caractère éthique? N o u s aimerions y donner la réponse suivante: l'esthétique chez l ' h o m m e est ce qui le rend précisément ce qu'il est; et l'éthique est ce qui lui permet de devenir ce qu'il devient. C'est ainsi

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que Kierkegaard considérait les deux aspects du développement de la personnalité.

E n transposant ces idées à la réalité de la vie, nous devons mentionner qu'il existe une opposition avec un choix apparent qui ne concerne que les possibilités.

Les idées de Kierkegaard invitent à une réflexion rarement abordée à notre époque et concernant la hiérarchie des valeurs. L a créativité en tant qu'activité d 'un individu s'oppose à l'amour qui oblige à l'amour, à la coopération et m ê m e , s'il le faut, au sacrifice. Le placement de la créativité au sommet des valeurs humaines n'est pas bon et peut devenir dangereux, c o m m e le montrent de nombreuses biographies d'artistes. O n peut voir à quoi peut conduire "la folie de la création". U n e subordination de la créativité à l'amour semble plus justifiée. Bien que le mot d'ordre "la créativité pour tous" choque par son didactisme et tend à une créativité autonome et indépendante, la créativité est au fond, en dehors des expérimentations professionnelles, une activité de l ' h o m m e pour les autres, en ce sens qu'elle peut être pratiquée au service de la société. Il suffit d'évoquer, à titre d'exemple, une vie créatrice au service des autres incarnée en la personne d'Albert Schweitzer.

"Bien qu'aujourd'hui une violence vêtue de mensonge règne c o m m e jamais jusqu'à présent sur le trône de ce monde terrible, j'affirme m a conviction", écrit Schweitzer, "que la vérité, l'amour, la serviabilité, la douceur et la bonté sont des puissances supérieures à toutes les autres". Ces valeurs constituent l'éthique de l 'hommage à la vie.

U n e créativité aussi bien artistique que sociale, considérée c o m m e un h o m m a g e à la vie, est une créativité engagée, qui exprime probablement la caractéristique la plus profonde de l'être humain.

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Nous arrivons ainsi à un thème difficile et important de notre époque. Il n 'a pas trouvé d'expression appropriée dans aucun des modèles de vie examinés dans notre étude. Il semble soutenir une idée traditionnelle de la chrétienté, mais le plus souvent en pleine conscience qu'il s'agit de choses très peu modernes, m ê m e surannées. Le terme m ê m e d '"amour du prochain" sonne c o m m e un archaïsme à l'époque des institutions organisées par la politique étrangère et par l'aide sociale.

Si nous disons, peut-être avec pathétisme, que le problème essentiel de notre civilisation contemporaine est l'amour, en tant qu'expérience permettant d'organiser les relations entre individus, nations et continents, si nous disons que c'est l'amour dont nous avons surtout besoin dans cette réalité gérée par des organismes spécialisés et divisée par les compétences et les conflits du pouvoir, nous avons le droit de poser la question: existe-t-il une relation entre l'idée de la créativité et l'idée de l'amour?

La grande tradition philosophique a souvent soulevé cette question. L'époque de la Renaissance renouant avec l'Antiquité vivait de cette problématique. Et le romantisme posa cette m ê m e question pour la dernière fois aux T e m p s modernes. Serait-elle également une question pour notre époque? Réussirons-nous à mieux saisir le modèle de vie qui nous est vraiment nécessaire en en cherchant la réponse?

9. Autoréalisation: poétique du moi

Pour terminer nos réflexions sur l'existence individuelle de l ' h o m m e , analysons deux tendances qui en résultent très nettement, s'opposent et se soutiennent à la fois. L a première exprime le désir de manifester sa propre personnalité, telle

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qu'elle a été et qu'elle continue à être. L a seconde concerne l'aspiration constante à dépasser le cadre atteint et à jouer avec de nouvelles possibilités.

L a première, définie c o m m e "autoréalisation" de l ' homme , apparaît c o m m e un droit essentiel de sa personnalité, une garantie de son identité et de sa liberté. La deuxième semble se rapprocher des appels moralisants de style traditionnel, puisqu'elle invite l ' h o m m e à se former lui-même. Ces incitations, selon l'opinion générale, peuvent être adressées aux enfants et à la jeunesse, mais non pas aux personnes adultes qui ne doivent être subordonnées à une formation quelconque.

Cependant, la question n'est pas aussi simple. Se réaliser soi-même, tel que l'on est, signifie accepter avec suffisance la forme présente de sa personnalité, et renoncer à son développement ultérieur, à son enrichissement et à son perfectionnement. U n e attitude de ce genre n'est généralement pas acceptée. Il est évident que l ' h o m m e désire rester, c o m m e on le dit, fidèle à lui-même, ce qui veut dire garder son identité. Mais en m ê m e temps, il a besoin de changement et de nouveauté. Il rêve de devenir quelqu'un d'autre, différent de ce qu'il était jusqu'à présent, de devenir un être plus complet et plus riche. C o m m e n t est-il possible de rester toujours le m ê m e , et de devenir un autre à la fois?

Voilà une question qui préoccupe depuis des siècles les philosophes, et à notre époque aussi les psychologues et les moralistes. Les discussions sur ce sujet se concentrent autour des besoins fondamentaux de l ' h o m m e , authentiques et inauthentiques, et se penchent avant tout sur la composante du désir. Découvert par la pensée grecque, il revient en termes divers dans la philosophie moderne. Définie par "passion", il incarne dans le système de Hegel la principale force motrice de l'histoire; définie par "volonté", il constitue l'élément fondamental de la philosophie de Schopenhauer. Cette tradition

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de pensée fut prolongée par Freud et ses disciples qui appliquèrent le terme "impulsion". L'existentialisme, et à sa manière la néo-psychanalyse la reprirent par l'intermédiaire de Nietzsche.

Dans ce courant de pensée en évolution, nous constatons deux orientations différentes: l'une qui met l'accent sur les forces subconscientes et hostiles à la raison, donc proches des aspects matérialistes et sexuels de la vie, de sa jouissance; l'autre qui découvre dans le désir un élan de l ' h o m m e vers des valeurs suprahumaines s'exprimant uniquement dans sa vie spirituelle. C'est ainsi qu 'un désir sublimé s'unit à l'amour symbolisé par Eros.

L'histoire de la psychanalyse démontre l'opposition et la corrélation de ces deux orientations. Freud soulignait l'importance de la première, bien qu'il constata son étroitesse à la dernière époque de sa vie; certains de ses disciples, F r o m m en tout premier, s'évertuèrent à justifier le rôle de l'amour dans la vie de l ' h o m m e .

Les analyses philosophiques et les interprétations psychologiques de cette composante du désir ne sont pas si étrangères à la réalité contemporaine qu 'on le pense parfois. Elles apparaissent dans la vie sociale quotidienne sous forme de prétentions et d'aspirations. U n e orientation de la vie par rapport à ses prétentions est actuellement très répandue. N o n seulement elle devient source de nombreuses difficultés en faisant naître différentes contraintes et en freinant la coopération collective, mais elle produit aussi des effets négatifs sur le développement de la personnalité. Dans la vie de l'individu, elle détruit l'équilibre nécessaire entre ce que la société doit à cet individu et ce à quoi cet individu est astreint par rapport à la société.

Partant de là, une orientation de la vie selon ses aspirations semble plus sûre, socialement plus efficace et servant mieux

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l'épanouissement de l'individu. E n suggérant des finalités dignes, l'aspiration en fait le résultat d 'un travail et d'efforts et non pas un don qu'on doit recevoir. L'aspiration devient donc facteur de mobilisation des forces et de l'énergie, moteur d'une activité conséquente. Si l'attitude de prétention provoque des sentiments malsains de jalousie et d'envie, l'attitude d'aspiration permet de nouer des liens divers, elle évolue à un niveau toujours plus élevé. Si l'attitude de prétention affaiblit l'intensité de l'effort et diminue le sentiment de responsabilité de l'individu pour son propre destin, les aspirations y ajoutent une dimension de valeur, qui enrichit la force et l'autonomie de l ' h o m m e .

C e n'est que par une approbation de ces deux tendances opposées qu'on parvient à une idée juste sur l'autoréalisation de l ' h o m m e .

Si "autoréalisation" ne signifie pas "autoacceptation" ou "autoaffirmation" mais doit ouvrir la voie vers des formes d'existence plus élevées et ayant plus de valeur, il faut respecter les deux principes. Le premier met l'accent sur la perfection objective des oeuvres humaines, puisqu'une autoréalisation authentique et de valeur ne s'effectue que par de telles activités. Elle n'est pas l'expression présomptueuse de la personnalité, mais elle conduit à des résultats se mesurant par des critères objectifs. U n e autoréalisation par une expression poussée et intense de la personnalité peut devenir la source d'une fausse fierté de soi-même, d 'un manque de criticisme et m ê m e d'abus. L a conséquence peut en être la décomposition de la personnalité. L ' h o m m e ne se réalise véritablement, donc ne réalise ses possibilités maximales, que s'il "grandit". Et ce processus n'est réalisable que s'il se soumet aux rigueurs et critères objectifs de la qualité des conséquences de ses propres actions.

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Le deuxième principe met l'accent sur l'importance de l'esprit communautaire. Si l'autoréalisation ne doit pas aboutir à l'égotisme et au narcissisme, elle doit impliquer, dans une certaine mesure, l'union d'un individu avec les autres. Cela est une exigence particulièrement difficile, puisque l'autoréalisation est par sa nature m ê m e égocentrique. Le dépassement des limites de l'égocentrisme semble possible quand l'autoréalisation ne s'effectue pas par une lutte contre les autres, quand elle ne signifie pas une conquête portant préjudice aux autres, mais quand elle devient une orientation pour devenir quelqu'un qui agit pour et avec les autres.

L a problématique de l'autoréalisation de l ' h o m m e et de son autoformation, de l'opposition entre l'attitude de prétention et d'expression, et celle des aspirations et des efforts dirigés par les valeurs acceptées, imposant un style de vie bien défini, est difficile. L a civilisation contemporaine stimule et propage une attitude de prétention, et m ê m e si elle n'aboutit pas au succès, elle semble précisément pour cette raison particulièrement valable et désirée. Le sens de la vie semble axé autour d'incessantes prétentions. L a catégorie des obligations et des devoirs disparaît presque de l'horizon de l ' h o m m e moderne. Il est facile de comprendre qu'à l'époque où les droits de l ' h o m m e sont violés, on les considère c o m m e un bien qui doit être acquis pour tous. Mais il ne faut pas oublier qu'à côté des droits de l ' h o m m e , il existe également la catégorie des devoirs de l ' h o m m e . Et m ê m e si au n o m de ces devoirs on fait parfois le mal en abusant de la bonne volonté et de l'esprit de sacrifice chez l ' h o m m e , tout cela ne justifie pas l'abandon du devoir qui constitue un des principes fondamentaux de la vie en c o m m u n et est un élément essentiel de l'autocréation de l ' h o m m e .

Devons-nous demeurer tels que nous s om m es , ou bien devons-nous, dans ces conditions difficiles et défavorables de

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la vie contemporaine, réaliser malgré tout un effort d'"autocréation", d'"autoformation"? Il est vrai que l'institutionnalisation exagérée de la vie, de l'organisation et de la gestion, et les effets des mass media agissent en faveur de la désintégration de la personnalité et de la communauté. Dans ces conditions, la chance de l'autoréalisation individuelle diminue pendant qu'augmente le besoin social de ce processus. Il est vrai que, en dehors des tentatives manquees de la sociométrie, personne n 'a mesuré l'intensité des liens sociaux et la profondeur de l'esprit communautaire de l ' h o m m e . O n n 'a pas su non plus mesurer la tension des pulsions agressives, malveillantes, fausses, sournoises. O n se demande souvent si la vie vaut la peine d'être vécue dans ce monde où les désastres de la guerre sont toujours présents, où nous ne pouvons oublier les camps de concentration, le crime d'Hiroshima et les crimes qui sont commis continuellement sous nos yeux. Vaut-il la peine de vivre dans ce monde où monte l'angoisse pour le progrès scientifique qui autrefois apparaissait c o m m e le triomphe indubitable de l ' h o m m e dans sa lutte contre la nature, qui pourrait aujourd'hui permettre à des criminels et à des fous de détruire la planète entière à l'aide d'armes nucléaires et chimiques ou bien, à l'avenir, par une dictature fondée sur la biologie génétique? Dans ce monde où s'effondre la confiance dans le mécanisme bienveillant du progrès, les forces de protection du milieu naturel de l ' h o m m e se révèlent faibles et fragiles. Dans un m o n d e où le mécanisme du pouvoir et la structure de l'establishment ne permettent que rarement le triomphe de la justice et de la vérité, la priorité est donnée aux activités et aux succès d'individus intransigeants et rusés.

Quelles sont donc les raisons de vivre? Peut-on croire à l'apport réel de chaque être humain dans l'amélioration du monde? Et de quelle façon cet apport peut-il s'effectuer? Doit-on choisir la voie de la responsabilité individuelle pour tout ce

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qui se passe dans le monde , et qui dans une certaine mesure, d'ailleurs restreinte, dépend de l'individu? O u bien faut-il accomplir des actes de sacrifice personnel, naïfs peut-être, mais qui pourtant engagent, c o m m e certaines privations de biens de consommation, afin de les donner aux démunis? O u bien, c o m m e l'enseigne Voltaire, devrions-nous seulement cultiver notre propre jardin, m ê m e s'il est un jardin des activités intellectuelles ou artistiques?

Dans cet ordre de pensée, nous constatons également que la vie de chaque individu est de plus en plus profondément prise dans un noeud de dépendances que lui impose la civilisation moderne, qui en évoluant à l'échelle planétaire est constamment pénétrée de tensions et de contradictions. L a vie s'écoule dans un enchaînement de journées ouvrables et fériées dont chacune, du lundi au dimanche, doit être remplie et vécue d'une manière déterminée. Par quoi doit-elle être remplie et comment doit-elle être vécue? Quel est le sens du travail professionnel, de l'activité sociale, des loisirs? Peut-on compartimenter la vie de l'individu selon ces trois genres d'activité, d'après lesquels sont conçues certaines statistiques, enquêtes, interviews? L'existence humaine authentique en diffère probablement et ne se mesure pas selon les composantes du rôle social de l ' h o m m e , elle est plus profonde et plus intégrée par le destin personnel et les expériences vécues. N o u s nous demandons comment se forme et se maintient cette existence authentique. Nous nous interrogeons sur ses besoins et ses aspirations, sa dynamique permettant la nouveauté et la créativité, mais aussi sur son amertume, son désenchantement, son expression demandant un retentissement, ou bien sa solitude silencieuse, son engagement et son dévouement, et également sur son ennui et son cynisme.

U n e réflexion sur les contenus de l'existence, sur ses conflits et ses contradictions nous incline à penser qu'une

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importance primordiale dans l'inspiration à un sens de la vie doit être attribuée au dépassement d'une vie "rangée" au profit d'une vie de valeur.

Le besoin de régler les conditions de vie, de rendre celle-ci utile et agréable aussi bien pour l'individu que pour les sociétés entières a été admis dans l'Europe moderne c o m m e principe de l'activité. Aussi longtemps que ce principe orientait les activités, individuelles et sociales vers l'amélioration des conditions de vie pour tous, il s'inscrivait au programme de la lutte pour la justice sociale. C e rapprochement s'est de plus en plus affaibli, l'idée de bonheur s'est peu à peu transformée en désir égoïste et violent, avide de bien-être et de confort à tout prix, de richesses et de luxe au-delà des satisfactions dignes d'être considérées.

L'idée d'une vie de valeur dépasse l'horizon d'une vie rangée. M ê m e si elle accepte dans une certaine mesure l'aspiration au bien-être, au confort, au plaisir, elle ne la considère pas c o m m e seule finalité. Tout au contraire, elle l'accepte souvent c o m m e le résultat d'activités inspirées par d'autres besoins et d'autres motivations. Ces motivations sont très diverses, mais il s'agit toujours de considérer la vie c o m m e la réalisation des certaines valeurs sûres. C e n'est pas la vie elle-même qui a une valeur, ce qui importe est une vie emplie de valeurs. L ' h o m m e est m ê m e capable de privations, de sacrifices, de dévouement, d'efforts longs et pénibles pour réaliser sa vie conformément aux valeurs auxquelles il adhère.

L ' h o m m e est très probablement davantage un être humain s'il dépasse avec courage ses propres réussites et ses propres limites. L e modèle de vie de consommateur est inhumain puisqu'il fait se répéter l ' h o m m e dans la consommation, sans lui donner la chance de découvrir ses nouvelles possibilités qui ne peuvent être dévoilées que par un effort créateur. Dans une vie de valeur, la réalité représente un défi et un appel, elle

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devient l'espace d'une existence véritable. Entre l'être humain et le m o n d e se nouent des liens plus variés et plus profonds que ceux de l'exploitation consommatrice. C e sont des liens communautaires qui contiennent aussi l'effort, la paix, le travail et le jeu, l'activité et la contemplation. Ces rapports divers ne sont possibles que si le monde n'est pas uniquement un m o n d e à exploiter. Nous ne parvenons à percevoir sa beauté infinie que si nous n'en tirons pas de profits. N o u s ne pouvons apprendre sa vérité et exercer un pouvoir sur lui que si nous laissons de côté nos intérêts purement utilitaires. Et nous ne trouvons une authentique joie d'exister que si nous ne recherchons pas le plaisir. La vie cesse de s'orienter vers le succès matériel, l ' h o m m e commence donc à trouver le goût désintéressé de l'amour, de l'amitié, de la communauté'. E n dépassant les limites du succès égoïste, l ' h o m m e parvient à une identification avec sa nation et avec l'humanité entière.

E n présentant ainsi un modèle qui dépasse celui de la vie rangée, nous avons encore un point important à approcher. Il nous faut souligner qu'une vie de valeur ne promet pas la tranquillité et le silence, elle n'est pas source de joie simple et constante. Elle n'est pas uniquement la poésie de l'existence. Elle est également sa tragédie. Cette forme de vie demande l'effort et le risque, parfois la défense et la lutte, elle ne garantit aucune victoire, mais renferme l'échec éventuel. Définie ainsi, elle semble quelque peu surrannée. Il est vrai que l'Europe moderne a perdu le sens du tragique en tant que destin de l ' h o m m e . Elle l'a remplacé par la notion de malheur. Il s'agit donc d'une attitude totalement différente de celle qui fut proposée, aux origines de la culture européenne, par la tragédie grecque. Cette dernière enseignait que la grandeur de l ' h o m m e et aussi sa liberté consistent dans le courage de prendre la décision qui lui paraît juste, bien qu'elle le fasse souffrir par la volonté des h o m m e s ou des dieux. Elle

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enseignait comment affronter le malheur et accepter ses coups, quand celui-ci est vraiment inévitable. Elle enseignait en quoi consiste la faute tragique, acte exécuté par l ' h o m m e en pleine conscience des dangers qui en résultent.

L a valeur de l'idée grecque du tragique a été perdue dans l'évolution ultérieure de la culture européenne. La chrétienté accabla l ' h o m m e par les conséquences de sa faute considérée c o m m e péché qui demande la rédemption et l'expiation. La culture laïque moderne a totalement renoncé à la notion de faute en tant que catégorie anthropologique, en la remplaçant par l'idée d'échec, de chute, de perte. Seule la psychanalyse a tenté de retrouver le contenu de cette idée dans les ténèbres de la vie psychique de l'individu tourmenté par les complexes, liens desquels il doit se libérer.

Pourtant la notion de faute, de faute tragique, est nécessairement liée à la notion de liberté. Elle se rapproche de la responsabilité pour les actes accomplis, qui sont toujours le résultat d'une décision, du choix parmi les différentes lignes d'une voie concrète et unique. Chaque pas quotidien de l ' h o m m e représente un tel choix puisque ce pas est une négation des autres diverses possibilités. A chaque m o m e n t de sa vie, l ' h o m m e se trouve devant le carrefour, condamné au choix qui détermine son avenir.

Toutes ces questions attirent l'attention de nombreux écrivains et philosophes contemporains. Le grand intérêt porté à la tragédie grecque et à sa durée persistante dans l'histoire de l'Europe moderne en témoigne. Les thèmes d'Oedipe, d'Oreste, d'Electre, d'Antigone et de Médée ont trouvé d'innombrables reprises au théâtre et au cinéma. La psychanalyse également s'est penchée sur ces problèmes en puisant largement dans ces exemples. Nous voyons que ce sont des questions anthropologiques par excellence, qui touchent au destin de

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l ' h o m m e . Le fascisme a dévoilé les dangers du tragique mystifié afin de dominer la conscience sociale.

L'époque moderne, si défavorable aux idées et aux expériences du tragique authentique, a cédé, à un certain m o m e n t de son histoire, aux mots d'ordre sauvages et trompeurs d 'un héroïsme chimérique, qui devait en apparence dresser un barrage pour protéger "la culture des héros" contre sa destruction par une "civilisation des commerçants". Peut-être cette idéologie n'est-elle pas totalement effacée dans la conscience du monde , bien que l'histoire l'ait expulsée de la scène européenne.

Il est donc encore plus important de saisir le tragique à partir de son origine, qui était proche d'une vision humaniste de la réalité. Si rien ne garantit aujourd'hui nos actes, ni Dieu ni l'histoire, nous devons, solitaires dans ce m o n d e et au-delà de tout profit calculé, avancer courageusement à travers victoires et échecs sur la voie que nous avons choisie, conscients de ce que le triomphe tragique nous conduit à notre "autocréation", dessein suprême et le plus difficile à atteindre.

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REFLEXIONS FINALES

A u cours de nos considérations, nous avons pénétré de plus en plus profondément dans la problématique complexe et parfois m ê m e mystérieuse de l'éducation permanente. Cette problématique, relativement claire quand il s'agit de perfectionnement professionnel tout au long de la vie de l'individu, et indispensable à l'époque du progrès rapide de la science et de la technologie qui déterminent le travail humain, devient de plus en plus complexe quand il s'agit d'adapter l'individu aux transformations sociales et politiques, afin de stimuler sa participation à la lutte pour améliorer le monde . Nous avons pu voir combien il est difficile de croire en ce mythe optimiste qu'il est possible de rétablir réellement ce monde sans bouleverser le mal caché dans le coeur des h o m m e s , de m ê m e qu'il est difficile de se consoler par la pensée qu'un ennoblissement du coeur, m ê m e s'il pouvait se réaliser par des moyens miraculeux, rendrait peu importante, voire inutile la reconstruction du monde . Nous avons vu combien difficile est la réflexion sur l'autocréation de l ' h o m m e dans ce m o n d e qui l'aliène et le détruit. Et pourtant, c o m m e nous avons tenu à le démontrer, l'éducation permanente doit pour sa part toucher le fond des phénomènes de la formation des individus, et accompagner ceux-ci dans les carrefours par lesquels ils passent, d'inquiétude et de doute, d'espérances et de joies, de conflits dramatiques.

L a modération et la sensibilité qui devraient caractériser toute activité pédagogique dans ce domaine ne doivent pourtant pas la freiner imperceptiblement. E n évitant les dangers que comporte l'éducation des individus, nous ne devons pas leur refuser toute aide dans leurs efforts d'autocréation.

Nous n'avons aucunement la prétention de suggérer ici des indications concrètes sur ce qu'on pourrait et devrait effectuer dans le cadre de la politique éducative et sur le plan pratique

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de l'éducation. Nous ne nous proposons pas de faire des suggestions à l'intention des sciences éducatives. Cela demanderait un ouvrage à part. Mais dans cette réflexion finale, nous tenons à attirer l'attention du lecteur sur les bases et les principes essentiels de ces activités.

U n de ces principes concerne les forces motrices de la vie sociale et le rôle de l ' h o m m e , à la fois soumis à diverses contraintes et appelé à une coopération libre et spontanée. Qu'il nous soit permis à ce propos de citer une phrase de Lao Tseu:

Quand s'éteint l'amour, naît la justice; quand disparaît la justice, apparaît la loi; la loi est preuve du manque de bonne volonté et source de chaos. Abandonnez alors la loi, renoncez à la justice et le peuple reprendra sa vie dans l'amour et la communauté.

Il est vrai que l'existence sociale de l ' h o m m e est marquée à la fois par la lutte pour sa sécurité matérielle, son bien-être, et par des impératifs d'ordre moral s'exprimant dans la sympathie. A u premier plan il s'agit avant tout de la bonne organisation du travail, de l'économie et de l'Etat, l'ordre requis reposant sur les exigences et le contrôle. A u second plan dominent les mots d'ordre de liberté, spontanéité, créativité et imagination; le rigorisme du contrôle cède à la volonté de l'activité altruiste. L a coexistence appelée parfois convivialité ne nécessite ni lois ni rigueurs de la justice. L'individu devient une valeur en soi, en tant qu'être qui, tout en contribuant à construire le monde , se propose avant tout de se construire lui-même.

Cette opposition entre la vie sociale caractérisée par des contraintes et des principes d'ordre matériel, et une vie inspirée par des liens directs de sympathie mutuelle se manifeste dans toutes les activités réalisées en vue de consolider et de

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développer notre civilisation. Jamais le pouvoir de l ' h o m m e sur le monde matériel et social n 'a été si puissant, mais en m ê m e temps jamais les conséquences qui en résultent n'ont été aussi inquiétantes que de nos jours. C'est pourquoi nous attachons une si grande importance à une vision de l'avenir qui dépend dans une grande mesure du dépassement de cette antinomie. Devons-nous voir l ' h o m m e futur esclave du pouvoir, de la technologie, de l'administration, emprisonné par la peur et la solitude, ou bien créateur libre et victorieux, dominant toutes les aliénations? L a conception que nous avons de l ' h o m m e compte essentiellement dans notre façon d'envisager les objectifs de l'éducation. U n e longue tradition distingue les pédagogues qui identifiaient l'éducation à la formation de la personnalité et jugeaient ses résultats par la richesse intérieure de l ' h o m m e , et d'autres qui favorisaient la préparation à la vie professionnelle et civique. L a pédagogie de la préparation à la vie s'est généralement opposée à celle de la formation de la personnalité. Chacune propose un langage approprié et une stratégie. O n trouve dans ces deux conceptions de la pédagogie un équivalent des concepts philosophiques sur l ' h o m m e qui cherche le sens de la vie à la fois dans ses activités professionnelles, politiques, sociales, culturelles, et dans le perfectionnement de son existence intérieure, dans l'approfondissement de ses émotions et de son identité personnelle.

Les politiques éducatives et la pédagogie contemporaines ne doivent pas négliger cet aspect et viser à une convergence de ces deux objectifs, formation de la personnalité et préparation à la vie. U n e pédagogie intégrée concentrée parallèlement sur ces deux objectifs est difficile à réaliser, car elle rencontre de nombreux obstacles. D ' u n côté la psychologie est portée à envisager l'individu indépendamment de la réalité sociale, de l'autre la sociologie invite à étudier le rôle social de

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l'individu en dehors de sa personnalité. Ces deux tendances caractérisent les préoccupations de la pédagogie. Il faudrait d'autre part une politique éducative garantissant une convergence du développement social et économique et de l'évolution culturelle. Il faudrait donc équilibrer les catégories du développement de l ' h o m m e en tant qu'être humain, citoyen, travailleur.

N o u s nous devons alors d'énumérer les problèmes d'une politique éducative appropriée. Le premier concerne la vie et l'activité de l ' h o m m e , ses intérêts individuels et sociaux. Est en cause la formation des besoins, des motivations, du comportement, des intérêts et des aptitudes. Le second se rapporte à la nécessité d'intensifier l'activité de l ' h o m m e . Jusqu'à maintenant, l'éducation s'est davantage penchée sur les aptitudes qui se sont déjà dévoilées, mais qui demandent à être intensifiées et enrichies. L'intensité de cette richesse nécessite une inspiration aussi bien dans les activités pratiques que dans la façon d'être dans la vie. U n troisième touche l'intégration de l ' h o m m e dans le monde et l'approfondissement de son sentiment de communauté. L'éducation doit, dans une plus grande mesure, éveiller les idées que l ' h o m m e se fera sur le m o n d e . Chez les adultes, il est extrêmement important de conduire à une sorte de sagesse philosophique qui est possible grâce à une synthèse des connaissances acquises et des expériences personnelles vécues. C'est ici qu'il faut ouvrir l ' h o m m e aux valeurs et réorienter les choix qu'il fait aussi bien au cours de la participation culturelle que lors de l'activité sociale et du travail professionnel.

U n e pédagogie unissant la formation de la personnalité à la préparation de l ' h o m m e à la vie s'inspire des traditions les plus reconnues et les plus nobles. Comenius, Pestalozzi, D e w e y se proposèrent, chacun à son époque, de créer une pédagogie de l ' h o m m e complet. Ils soulignaient que le développement de

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la personnalité est en m ê m e temps un apprivoisement de tout ce qui est humain. C e devoir s'impose actuellement à nous, et c'est un devoir difficile à accomplir. Il nous faudra deux stratégies différentes.

L 'une permettra d'organiser la réalité matérielle et sociale et de la diriger en fonction des objectifs proposés, l'autre orientera la vie intérieure de l ' h o m m e qui lui confère sa richesse, stratégie que nous pouvons appeler humaniste. Pour la première importe avant tout ce que l ' h o m m e fait, pour la seconde ce qu'il est. Dans le premier cas compte l'efficacité, dans le second la créativité. L a première, enrichie par les expériences cumulées à travers les siècles et par les analyses documentées des besoins en cadres qualifiés, semble tout à fait claire et évidente. L a seconde est incertaine et difficile. O n est plus ou moins capable d'organiser un système scolaire et de planifier son fonctionnement à partir de nécessite's sociopolitiques, scientifiques et technologiques. Mais on ne connaît pas avec exactitude les conditions nécessaires pour qu'une activité pédagogique organisée serve vraiment les individus dans leur vie et les aide dans leurs choix personnels. Dans la première stratégie, les modèles à suivre sont clairs, les résultats mesurables, la seconde cependant semble impuissante face aux phénomènes de la vie intérieure de l'individu, phénomènes encore peu connus en particulier chez les jeunes égarés de ce m o n d e .

La solution des antinomies évoquées entre la politique éducative et l'éducation elle-même demande d'admettre une orientation dite "futurologique" qui signifie "réalité du possible". U n point de vue futurologique en éducation s'exprime par lui-même. L'éducation a toujours été une préparation à l'avenir et c'est dans l'avenir qu'elle peut mesurer ses effets. L a perspective de l'avenir est liée à la réalité du possible, à la question si cette réalité durera sous

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cette forme mais intensifiée, ou bien si apparaftra une autre réalité, possible mais à peine perceptible. E n analysant le croisement où se trouve la civilisation contemporaine, nous avons signalé l'opposition entre les différentes interprétations de l'avenir, la prolongation de la situation actuelle ou bien sa contestation. L a m ê m e opposition existe pour l'existence individuelle, entre ce que l ' h o m m e est et ce qu'il peut devenir.

Entre le réel et le possible existe une antinomie digne d'attention. Aussi bien dans la nature que dans le m o n d e humain existe une tension dramatique entre ce qui est déjà et ce qui naît. L a philosophie évoquait une "natura naturata" et une "natura naturans", une nature créée et une nature créatrice. Les Arabes, dont Averroès surtout, parlaient d 'un esprit actif et d 'un esprit passif. Saint Thomas d'Aquin analysa ce thème du point de vue chrétien en attribuant cette antinomie à la scolastique, Maître Eckhart chercha des solutions dans la mystique. O n vit alors dans la nature créatrice Dieu, et dans la nature créée son oeuvre. Les philosophes de la Renaissance et en particulier Giordano Bruno attribuèrent à cette contradiction l'origine des forces motrices de la réalité. Ces questions passionnèrent également Spinoza, qui définissait la nature créatrice par "ce qui est en soi-même et se fait comprendre par soi-même"6 et concevait la nature créée c o m m e "mouvement dans la matière et intellect dans la chose pensante"7, considérant par conséquent le m o n d e de la nature et le m o n d e humain accessibles à la connaissance de l ' h o m m e . A cette philosophie de la nature créatrice et de la nature créée, la philosophie idéaliste du romantisme et plus tard Henri Bergson donnèrent des impulsions nouvelles. Bergson souligna de façon entièrement nouvelle l'importance de ces thèmes, aussi bien pour comprendre le caractère créateur de l'évolution que pour éclaircir les contradictions religieuses et socio-morales des systèmes "clos" et "ouvert".

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N o u s ne pouvons accorder ici suffisamment d'attention à la richesse philosophique de ces questions sur la réalité existante et la réalité possible, la vie et la naissance, la forme acquise et la recherche de forme, la constance fondée sur la résistance au changement et la constance qui naît d'une créativité incessante, l'exigence par rapport aux choses établies, et celle envers la recherche innovatrice. N o u s devons nous limiter à brosser un tableau des contradictions surgissant dans la vie sociale et individuelle contemporaine.

L a divergence de ce qui est établi et de ce qui apparaît imprègne effectivement toute la vie sociale. Celle-ci a toujours une forme déterminée et durable. Elle fonctionne dans le cadre du droit en vigueur et du pouvoir en place. Elle est organisée en fonction de principes juridiques admis, de règles judiciaires et légales ainsi que de valeurs principales. L'activité sociale et politique est exercée dans les formes et institutions établies. Les relations entre l'administration et les initiatives sociales sont plus ou moins définies. L a marge de liberté laissée aux opinions divergeantes des citoyens n'enfreint généralement pas l'ordre au pouvoir qu'ils ont accepté en c o m m u n et qui est maintenu avec la m ê m e constance par les gouvernements successifs des différents partis politiques.

Mais sous l'apparence de cette vie organisée avec précision, s'accumulent les forces de la contestation et de l'espoir. Les h o m m e s commencent à sentir que les principes fondamentaux de l'ordre social sont injustement interprétés, que la justice ou l'inégalité doivent être considérés autrement, que la liberté est accordée pour les questions futiles et limitée pour les plus importantes, que les grands mythes historiques et politiques font violence aux h o m m e s , les poussant aux guerres, aux conflits, à l'extermination, au fanatisme. Dans la clandestinité de la vie sociale mûrissent de nouvelles aspirations et de nouvelles tendances, des visions de la société

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rêvée. U n e pensée alternative propose de nouvelles solutions aux conflits existants, et des images utopiques suggèrent un avenir inconnu. Ces forces de la contestation et de l'espoir sont confuses et incertaines, hétérogènes et diverses. Elles représentent la vie naissante dans laquelle le risque de la catastrophe est pris en considération par l'esprit calculateur de l'activité. Et m ê m e sans programme précis d'activité ni certitude de remporter une victoire, la conviction que l'on peut vivre autrement se renforce. C'est de l'intensité de cette vie nouvelle que naîtront sa concrétisation et sa force.

Il en est de m ê m e pour la vie individuelle. Nous s o m m e s en quelque sorte modelés. Nous avons nos principes et nos habitudes. N o u s avons des projets à réaliser. Nous savons comment nous s o m m e s et comment nous regardent les autres. N o u s disposons de connaissances et faisons confiance à nos goûts esthétiques. L a routine facilite notre activité professionnelle et organise également notre temps libre. Nous avons un style précis dans nos relations avec les autres, supérieurs, subordonné s ou voisins. Notre orientation politique est établie. N o u s vivons à travers des répétitions qui engendrent notre sentiment de familiarité avec le m o n d e qui nous accepte exactement tels que nous sommes , toujours les m ê m e s , qui renforcent le sentiment de notre identité et de la durée.

Mais derrière cette façade s'agitent des mouvements de révolte et des courants novateurs. U n e protestation s'élève contre la répétition. D e nouveaux besoins, goûts et aspirations apparaissent. N o u s délaissons la routine pour le charme de la nouveauté. Le style de vie adopté jusqu'à présent ne nous convient plus. Nous envisageons autrement l'avenir. Les prémices de nouveaux projets et de nouvelles décisions se concrétisent. Notre identité s'affirme à travers l'intensité de nos activités et non pas à travers leur répétition. L'activité créatrice est une forme d'existence particulièrement honorable. Mais

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nous pouvons nous demander si nous devenons l'opposé de ce que nous sommes?

Il est vrai que nous s o m m e s à la fois ce que nous s o m m e s ici et maintenant et ce que nous devenons. Ainsi se confirme l'opinion de Kierkegaard: " L ' h o m m e doit toujours être ce qu'il est, mais il ne doit jamais demeurer tel qu'il est."

N o s considérations sur l'éducation permanente sont basées sur l'adhésion à ce double aspect de la vie sociale et individuelle. Cette conclusion permet de mettre en valeur la qualité pluridimensionnelle du réel qui protège contre les erreurs de l'empririsme superficiel. Le réel n'est pas uniquement ce qui existe dans des formes précises ni ce que nous voyons de nos propres yeux. Le réel est aussi ce qui est caché, confus, en formation, ce qui arrivera ou disparaîtra. L e réel est aussi en quelque sorte le possible.

Ces réflexions se situent au centre des préoccupations pédagogiques. L'éducateur doit dépasser l'horizon de la réalité présente et se pencher sur celle de l'avenir. L'éducation est toujours un espoir rationnel. Le principe de l'espoir dépasse les limites imposées par le passé et par le présent. Il éveille les forces de l'activité innovatrice, il brise les chaînes du m o n d e établi, achevé.

* * *

L a théorie et la pratique de l'éducation sont malheureusement dominées par ce m o n d e établi et invariable. Dans les activités éducatives l'accent est mis sur la réalité socio-politique, et par conséquent sur la structure d'une nation ou d 'un état, en tant qu'ensemble de facteurs qui déterminent l'essence et le caractère de l'éducation civique. La réalité culturelle et avant tout les réalisations scientifiques et artistiques sont considérées

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c o m m e stables. Et l'éducateur est invité à transmettre les conceptions sur ce m o n d e préconçu aux élèves.

Les divers courants pédagogiques ont établi différentes définitions de cette notion. Les béhaviouristes parlent d'une adaptation, les pédagogues culturels d'une correspondance entre la structure des valeurs culturelles et celle de la personnalité' chez l ' h o m m e . L a psychologie, notamment la psychologie humaniste, se sert de termes tels "entendement" ou "intériorisation". L e principe essentiel demeure cependant le m ê m e : y est confirmé que la réalité où vivent les h o m m e s , en particulier la réalité dans laquelle entre la nouvelle génération, est préconçue, durable et inébranlable.

U n e opinion également préconçue dicte que la personnalité de l'élève correspond à ce principe. Cette constatation peut paraître erronée à première vue. L'éducation s'est toujours proposée d'orienter l'évolution des enfants et des adolescents. E n effet, les pédagogues ont toujours beaucoup parlé d'évolution. Mais, et ceci est important, ils conçoivent le développement c o m m e une suite de changements par étapes et en tant qu'évolution des facultés individuelles présumées existantes dès le plus jeune âge. Selon certains pédagogues, sont décisifs les facteurs héréditaires, selon d'autres les premières années de la vie. Bien qu'il y ait une divergence à ce sujet, la conception semble toujours la m ê m e : le développement n'est que la réalisation par étapes de ce qui dès le début existe déjà chez l ' h o m m e et "attend" cette réalisation.

C'est ainsi que s'est formé un cercle d'idées avec ses transpositions pratiques: les êtres préconçus doivent trouver leur place dans un m o n d e préconçu. L'éducateur n 'a rien à modifier et il ne doit rien attendre de nouveau. Il doit contribuer à l'union optimale de deux réalités, celle de l'individu et celle du monde . Cette union garantit le succès éducatif.

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Ceci est en réalité une éducation subordonnée, une suite de répétitions, insensible à toute nouveauté et à la créativité éventuelle.

Nous ne pouvons accepter une éducation ainsi conçue. Elle ne suit pas les grands modèles donnés par l'enseignement de Socrate ou la mission du Christ. U n e éducation au service d 'un m o n d e préconçu ne correspond pas à la variabilité toujours plus grande de notre civilisation. Si l'avenir semble différent du présent, et le présent ne ressemble pas au passé, le rôle adaptatif de l'éducation doit être contesté. Il n'est pas possible de préciser les contenus à transmettre d'une génération à l'autre. Par contre, il faut préparer les générations à venir à une vie inconnue. Cet objectif demande la modification de la politique éducative et des contenus de la formation. Leur programme devient de plus en plus un programme ouvert. L a transmission des connaissances compte moins que l'épanouissement des facultés cognitives, grâce auxquelles la jeune génération peut saisir les progrès de la science. Cette tendance devrait stimuler l'éducation morale et sociale et éveiller la sensibilité aux conflits et aux sujets difficiles. Répétons encore l'importance de la participation effectives aux activités sociales permettant l'engagement dans l'instauration de la démocratie, et insistons sur le rôle de l'autoréalisation de l ' h o m m e par cette voie également. U n nouveau programme d'éducation civique contemporaine doit encore être tracé.

Le programme général de cette éducation n 'a pas encore été établi, mais on peut se demander s'il pourrait agir contre une éducation dans l'optique du m o n d e préconçu. Il se peut que le principe de participation s'insère dans sa structure c o m m e facteur de son renforcement, accroissant ainsi la passivité de l ' h o m m e . Il est vrai que l'idée de la participation contient un aspect pervers comparable à la fameuse définition de la liberté en tant que nécessité consciente.

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Evoquons encore une fois la question de l'autoréalisation de l ' h o m m e , si vivement discutée à notre époque. Il est apparemment question de protéger l'individu contre sa subordination aux choses et aux institutions, et aussi contre les manipulations de toutes sortes. Cette intention néanmoins ne dépasse en réalité nullement le point de vue périmé selon lequel l'individu est toujours préconçu, et ce n'est qu'à celui-ci qu 'on accorde des droits plus larges dans le cadre de telle ou telle expression. Le principe de l'autoréalisation, apparemment si louable, pourrait s'avérer, du point de vue éducatif, fort embarrassant si l'activité "autoréalisée" ne respectait pas l'ordre social ou le bien des autres. L'autoréalisation est au fond une sorte de répétition incessante.

Ces deux principes de la participation et de l'autoréalisation gardent le m ê m e caractère formaliste qui empêche de juger par: sont-ils positifs ou négatifs? Sont-ils suffisamment puissants pour s'opposer à un m o n d e préconçu, en nous et en dehors de nous, ou contribuent-ils à prolonger sa durée malgré les apparences?

N o u s constatons d'après cette analyse que l'orientation de la politique éducative et de la théorie pédagogique vers l'avenir ne peut pas encore, par elle-même, l'emporter sur cette conception du m o n d e préconçu, dans les limites duquel l'activité éducative doit être organisée. Les réflexions sur cet échec - tous les éducateurs ne consentiraient peut-être pas à évoquer ce terme - mènent aux problèmes les plus ardus de la vie sociale et individuelle, donc aux problèmes de l'éducation.

Il est question de la façon d'entrer dans l'avenir. L a vie s'écoule toujours dans un présent déterminé, l'avenir étant un pays d'attente, parfois un pays d'espérances très nettes, parfois de la prévision. Mais il peut être abordé de deux manières, par la continuation du présent ou par sa contestation. Il s'agit alors d'une évolution ou d'une révolution, ce qui sur le plan de la

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vie individuelle signifie fidélité par rapport à soi-même ou remises en question et conversions. Ceci est évidemment la situation extrême. Dans ses limites s'opère une tension plus ou moins forte entre ce qui se maintient encore et ce qui apparaît déjà, entre la durée et le changement.

C e phénomène de la continuation et du renouveau est relativement facile à analyser par rapport au passé. Les historiens expliquent les changements historiques et établissent les proportions entre le conservatisme et le progrès. Les psychologues et les historiens d'art présentent les biographies de personnages éminents en montrant leurs conflits intérieurs entre leur identité et l'oeuvre créée.

Il n'est cependant pas facile de pressentir de quelle façon l'avenir naît du présent. C'est une antinomie cognitive: dès qu 'on s'efforce de la surmonter, on se fait une image de l'avenir semblable au présent, ce qui freine une approche vraiment nouvelle de l'avenir. Si l'on tente de le définir visuellement sous une forme nouvelle et dissemblable au présent, on perd le contact avec le réel et on devient incapable de distinguer entre la vision future et le rêve incontrôlé.

Cette antinomie cognitive se réduit toujours à l'antagonisme entre un avenir qui s'inscrit d'ores et déjà dans le présent, et un avenir qui ne s'y dévoile pas encore, celui-ci étant une innovation. Dans le premier cas, l'avenir, bien que futur, est préconçu; il n'est une véritable nouveauté que dans le deuxième cas.

Le premier peut être illustré par l'exemple d 'un train qui, partant d'une gare déterminée se dirige vers une gare éloignée, mais déjà connue et signalée. E n s'écoulant, le temps concrétise l'avenir annoncé, c'est-à-dire l'arrivée du train dans la ville indiquée. L e deuxième cas implique une situation étrangère, mystérieuse, un véritable voyage vers l'inconnu, sans but déterminé et pendant lequel se forme une réalité nouvelle avec

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ses propres normes et objectifs. Aucun train ne peut évidemment nous garantir ce voyage vers l'inconnu.

Il est vrai que la vie humaine pénètre l'avenir de ces deux façons à la fois. Elle le fait au m o y e n de plans et de projets et aussi grâce à de nouvelles aspirations et de nouveaux besoins qui naissent de l'accroissement des forces créatrices. Cette nouvelle réalité créée donne à la vie des impulsions nouvelles. Il en est de m ê m e pour la vie sociale. Les sociétés pénètrent l'avenir en organisant avec précision leur activité et visant des objectifs définis. Parallèlement, de nouvelles forces se rassemblent, de nouveaux besoins surgissent, une nouvelle réalité se forme et celle-ci, en évoluant, crée l'avenir.

Ces deux conceptions de l'avenir, l'un existant sous une forme virtuelle préconçue, l'autre provenant du néant, ont passionné les philosophes. Il n'est pas possible d'analyser ici les diverses argumentations, mais nous devons au moins rappeler l'opinion d'Henri Bergson à ce sujet. Dans un texte intitulé Le possible et le réel, il s'est opposé à l'opinion selon laquelle ce qui est possible existe déjà en tant que réel plus faible qui attend la plénitude de l'existence:

C'est le réel qui se fait possible, et non pas le possible qui devient réel. Si nous renonçons à l'idée du réel préconçu et percevons ses possibilités, nous comprendrons que l'avenir ne peut pas non plus constituer une continuation simple de ce qui existe, mais qu'il se forme à chaque instant à travers expériences et aspirations, par une nouvelle pratique de la vie, par l'activité créatrice.

Si l'on est d'avis que l'avenir de la civilisation doit être le surpassement et la transformation de ce qui existe et s'achemine vers la catastrophe totale, on voit de façon plus nette les tâches nouvelles de l'éducation. Il n'est évidemment

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pas question qu'elle serve un avenir planifié aujourd'hui, mais un avenir nouveau qui fait naître l'esprit critique, à travers espoirs, protestations et visions. Dans ce m ê m e esprit, H . G . Wells estimait que l'époque contemporaine est une course entre l'éducation et la catastrophe. Nous voudrions gagner cette course.

Q u e faire pour la gagner? Nous devons constater tout d'abord que la politique éducative et l'éducation doivent être réorientées, libérées des liens avec la réalité existante, et engagées dans une réalité nouvelle. Ceci est certainement difficile. Les idées qui font autorité ainsi que l'influence des gouvernements au pouvoir renforcent encore chez les éducateurs l'idée qu'ils sont obligés de se soumettre à ce qui existe et de renoncer à la critique et à l'instauration de quelque chose de nouveau. Nombreux sont les éducateurs qui mettent en garde contre le fait de vouloir diriger les jeunes sur des voies incertaines, et conseillent d'être plutôt conformiste, car cela garantit le succès. Ils expriment ainsi leur peur du risque et de l'échec. Il est vrai que les forces nouvelles de l'avenir naissant ne présentent aucune garantie. Cet avenir nouveau n'est pas homogène et se crée par l'activité de l ' h o m m e .

Si l'on est d'avis que l'éducation doit rompre les liens avec le m o n d e préconçu, il faut alors prendre en considération le fait que ce m o n d e n'est pas homogène, qu'il contient des éléments différents. O n y trouve une grande tradition idéologique et artistique, patrimoine de l'humanité accumulé au cours des siècles, cette tradition démontrant "comment l ' h o m m e devient humain". Nous devons respecter cette tradition et en chercher une nouvelle interprétation inspirante. Il est vrai également que ce m o n d e préconçu renferme les phénomènes au cours desquels l ' h o m m e est devenu et devient inhumain. Ces phénomènes doivent faire l'objet d'une critique de la part des éducateurs. C e sont eux qui doivent savoir distinguer entre le

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bien et le mal, et indiquer la voie juste parmi les incertitudes de la vie. Ils doivent être fidèles aux valeurs universelles et durables, extirper les racines du conformisme, de l'obéissance passive, de la recherche du profit. Ils doivent faire appel aux vertus héroïques motivant la pensée courageuse, l'activité juste et équitable.

N o u s arrivons ainsi à une autre question: que signifie l'engagement des éducateurs à servir un m o n d e naissant?

Il est évident que l'éducation au service d 'un m o n d e préconçu, qui ne contracte pas d'alliance avec les conditions pour créer un avenir nouveau, laisse les jeunes dans leur inquiétude, leur protestation et leur révolte. Il est difficile de contracter cette alliance. Les forces qui annoncent cet avenir nouveau sont incertaines et variables. Les grandes visions de la société rêvée sont floues. L a critique de la situation présente dégénère et prend une forme agressive qui voile le sens d'une juste protestation. C o m m e nous l'avons dit, nous nous approchons d 'un avenir nouveau en le créant par nos expériences et nos activités, ici et maintenant. Ceci apporte aux éducateurs une directive que l'on pourrait qualifier de test d'authenticité de la lutte pour un avenir nouveau de la civilisation.

Il s'agit d 'un nouveau style de vie. E n effet, il faut former l'intellect pour qu'il soit capable de concevoir la réalité aussi bien en catégories de faits accomplis qu'en catégories du possible. L'individu doit envisager non seulement ses fonctions dans le système des organisations et des institutions établies, mais aussi sa responsabilité humaine et son sens communautaire, son esprit de coopération. Il est nécessaire de limiter, dans la stratégie de la vie, le rôle du principe d' "avoir" et de renforcer le rôle du principe d'"être", c o m m e l'exigent de nombreux moralistes. Il faut agir par l'ouverture du coeur et de l'esprit, épanouir l'imagination. U n avenir différent de ce qui

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règne actuellement naîtra ainsi chaque jour. Cette façon de pénétrer dans l'avenir semble important du point de vue éducatif. Le contrôle de ce que je suis et de ce que je deviens ici et maintenant se renforce, autrement que lorsque l'avenir est éloigné, incertain et tracé par une image abstraite. Il s'agit donc tout simplement de la création existentielle de l'avenir, ce qui correspond à une évolution de l'ancienne idée de l'utopie. Elle n'entend plus par réel ce qui existe à une époque indéterminée et sur des îles inconnues. Elle devient le signal des expériences actuelles. L'utopie est ce qui naît dans le m o n d e d'aujourd'hui, malgré lui et contre lui, dans l'esprit et dans le coeur des h o m m e s , grâce à des motivations qui les invitent à concevoir le m o n d e d'une manière renouvelée.

Ces considérations peuvent renforcer l'espoir que l'opposition entre une éducation au service du m o n d e existant et une éducation en faveur du m o n d e naissant est peut-être dépassée. L'espoir d 'un rapprochement de ces deux tendances oblige à distinguer une acceptation juste et injuste des divers aspects du m o n d e existant et à trouver, dans une contestation globale de ce monde , ce qui est constructif et peut servir son rétablissement par une transformation existentielle. L a convergence souhaitable de ces deux tâches de l'éducation se présente ainsi: voici le monde existant et formé qui exige la fidélité aux valeurs universelles et l'amélioration de tous les domaines de la vie sociale, et voilà le m o n d e naissant, qui demande une protection, un engagement et de la compréhension.

Par cette conclusion, nous n'exprimons finalement rien de nouveau. L'éducation a depuis des siècles la mission trop souvent oubliée et trahie de redresser le mal dans le m o n d e et d'encourager tout ce qui naît dans la conscience et l'esprit de l ' h o m m e , tout ce qui est encore faible et a besoin d'une protection. Tous les grands systèmes éducatifs confirment cette

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mission, à commencer par les conceptions pédagogiques de la Chine antique et de l'Inde. Ces intentions furent proclamées par l'enseignement de Socrate et celui du Christ, lesquels cherchèrent à améliorer également la nature humaine et le monde . Les humanistes de la Renaissance se proposèrent de former un être humain nouveau dans un univers changé, et Comenius, par son concept visant à "améliorer les choses humaines" - emendatio rerum humanarum - indiqua la base et les objectifs de l'éducation, avant tout de la formation des adultes au cours de toute leur vie. Nous renouons avec cette tradition aujourd'hui alors que le destin du monde se décide. Il ne se trouve pas uniquement entre les mains des h o m m e s politiques. La volonté des peuples s'exprime par la voix des humanistes, et parmi eux, à travers l'action des éducateurs. Elle s'exprime également à travers les besoins de millions d'êtres humains qui veulent vivre en h o m m e dignes.

Dans cet ordre d'idée, l'éducation permanente ne peut pas se limiter à une activité organisée par une politique éducative et réalisée par des groupements professionnels de pédagogues. Elle est une réalité créée et éprouvée par des individus, dans des conditions variant selon leur vie sociale, professionnelle et personnelle. Evoquons une fois de plus l'idée de Comenius exprimée dans son traité sur l'éducation permanente, Pampaedia, dans lequel il professe que le peuple ne peut être divisé en une majorité d'un côté et un petit nombre de prophètes élus qui doivent l'éclairer. Chacun doit être prophète puisque chacun est appelé à devenir h o m m e .

Devenir h o m m e - voilà le sens le plus profond de l'éducation permanente, dans ce monde où l'existence humaine est limitée à des rôles sociaux et des fonctions, où l ' h o m m e est soumis aux exigences des choses et à ses revenus, et où les relations humaines sont dominées par la force et la violence. C o m m e n t créer les conditions favorables afin que les h o m m e s

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deviennent des h o m m e s : voilà la grande tâche de la politique sociale et économique, de la politique culturelle et éducative, et avant tout de celle qui doit veiller à instaurer la paix sur la terre.

A nous éducateurs incombe la tâche de participer à cette lutte, de renforcer les motivations qui conduisent les êtres humains aux joies d'une éducation illimitée. Car, parmi les joies de ce m o n d e accessibles à l ' h o m m e , la joie puisée dans une connaissance toujours plus complète de tout ce qui est important, est une joie particulièrement intense, qui englobe aussi bien l'intellect de l ' h o m m e que son imagination et ses émotions.

Notre rôle d'assistant éducatif peut sembler faible, voire impuissant face à la violence de ce m o n d e pénétré du mal. Mais il contient notre courage et notre volonté d'agir contre difficultés et obstacles, et aussi notre espoir que la sagesse et la bienveillance, et non la violence et l'aveuglement, décideront de la direction que prendra notre civilisation et du destin des habitants de cette terre qu 'on a appelée, dans le m ê m e espoir, la TERRE DES HOMMES.

Varsovie, juin 1991

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Notes

1. Adult Education Committee, Ministry of Reconstruction, U . K . , 1919, p.55.

2. Paul Lengrand. Introduction à l'éducation permanente, Paris: U N E S C O , 1970, p.60.

3. Friedrich Schiller. Lettres sur l'éducation esthétique de l'homme. [Briefe über die ästhetische Erziehung des Menschen.] Traduites par Robert Leroux. Aubier: Editions Montaigne, 1943, pp. 349-351, vingt-septième lettre.

4. Western Man and Environmental Ethics - Attitudes towards Nature and Technology, edited by Ian G . Barbour. Reading (Massachussetts), Addison Wesley, 1973.

5. Hoimar von Ditfurth. Kinder des Weltalls. Der Roman unserer Existenz. Hambourg, Hoffmann u. Campe, 1970.

6. Benedict de Spinoza. Ethique, I. 29.

7. Benedict de Spinoza. Bref traité de Dieu, de l'homme et de sa félicité, chapitre 9.