Blumer - Les problèmes sociaux comme comportements collectifs

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Herbert Blumer Laurent Riot Les problèmes sociaux comme comportements collectifs In: Politix. Vol. 17, N°67. Troisième trimestre 2004. pp. 185-199. Abstract Social Problems as Collective Behavior Herbert Blumer (paper introduced by Laurent Riot) This paper presents to a French audience a major text in sociology of social problems : H. Blumer's text "Social Problems as Collective Behavior". For Blumer, social problems have their existence in a process of collective behavior. This process determines whether social problems will arise, whether they become legitimized, how they are reconstituted in putting planned action into effect. According to Blumer, sociological theory and study of social problems should respect this process. Résumé Les problèmes sociaux comme comportements collectifs Herbert Blumer (texte présenté par Laurent Riot) L'article présente à un public français l'un des textes majeurs de la sociologie des problèmes sociaux : celui publié par H. Blumer en 1971 dans la revue Social Problems et intitulé « Les problèmes sociaux comme comportements collectifs ». Selon Blumer, les problèmes sociaux sont le produit d'un processus collectif. Ce dernier détermine les modalités de leur émergence, les façons dont ils sont légitimés, les manières dont ils sont redéfinis pour donner lieu à des actions publiques susceptibles d'effets concrets. La théorie sociologique et l'étude des problèmes sociaux doivent rendre compte d'un tel processus. Citer ce document / Cite this document : Blumer Herbert, Riot Laurent. Les problèmes sociaux comme comportements collectifs. In: Politix. Vol. 17, N°67. Troisième trimestre 2004. pp. 185-199. doi : 10.3406/polix.2004.1630 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/polix_0295-2319_2004_num_17_67_1630

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Herbert BlumerLaurent Riot

Les problèmes sociaux comme comportements collectifsIn: Politix. Vol. 17, N°67. Troisième trimestre 2004. pp. 185-199.

AbstractSocial Problems as Collective BehaviorHerbert Blumer (paper introduced by Laurent Riot)This paper presents to a French audience a major text in sociology of social problems : H. Blumer's text "Social Problems asCollective Behavior". For Blumer, social problems have their existence in a process of collective behavior. This processdetermines whether social problems will arise, whether they become legitimized, how they are reconstituted in putting plannedaction into effect. According to Blumer, sociological theory and study of social problems should respect this process.

RésuméLes problèmes sociaux comme comportements collectifsHerbert Blumer (texte présenté par Laurent Riot)L'article présente à un public français l'un des textes majeurs de la sociologie des problèmes sociaux : celui publié par H. Blumeren 1971 dans la revue Social Problems et intitulé « Les problèmes sociaux comme comportements collectifs ». Selon Blumer, lesproblèmes sociaux sont le produit d'un processus collectif. Ce dernier détermine les modalités de leur émergence, les façonsdont ils sont légitimés, les manières dont ils sont redéfinis pour donner lieu à des actions publiques susceptibles d'effetsconcrets. La théorie sociologique et l'étude des problèmes sociaux doivent rendre compte d'un tel processus.

Citer ce document / Cite this document :

Blumer Herbert, Riot Laurent. Les problèmes sociaux comme comportements collectifs. In: Politix. Vol. 17, N°67. Troisièmetrimestre 2004. pp. 185-199.

doi : 10.3406/polix.2004.1630

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/polix_0295-2319_2004_num_17_67_1630

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Les problèmes sociaux comme

comportements collectifs1

Herbert Blumer

Si l'intérêt central que manifestent les sociologues français aux problèmes sociaux n'est pas nouveau, leur enthousiasme pour décrire l'histoire de œa problèmes dans une perspective constructiviste est relativement récent. Cette perspective a donné lieu à plusieurs travaux remarquables depuis les années 1990. L'ouvrage de Bernard Lahire sur « l'invention » de l'illettrisme, celui de Christian Topalov sur la genèse de la catégorie de chômeur à la fin du XIXe siècle, le livre de Michèle Bèquemin sur l'histoire des institutions de signalement des enfants « en danger » ou bien encore la thèse récente de Sylvie Tissot sur la réforme des quartiers populaires constituent des exemples fructueux utilisant cette perspective2. Ces recherches privilégient l'étude des processus de définition publique des problèmes sociaux et l'étude des catégories d'action destinées à traiter ces problèmes. Elles portent l'attention sur l'activité d'un ensemble d'acteurs appartenant à plusieurs grands domaines interdépendants, notamment ceux des réformateurs sociaux, des scientifiques (médecins, psychologues sociologues, statisticiens, etc.), des journalistes

1. Traduction de Blumer (H.), « Social Problems as Collective Behavior », Social Problems, 18 (3), 1971, par Laurent Riot. 2. Lahire (B.)/ L'invention de l'illettrisme. Rhétorique publique, éthique et stigmates, Paris, La Découverte, 1999 ; Topalov (C), Naissance du chômeur (1880-1910), Paris, Albin Michel, 1994 ; Bèquemin (M.), Protection de l'enfance : l'action de l'association Olga Spitzer (1923-2003), Paris, Eres, 2003 ; Tissot (S.)/ Réformer les quartiers. Enquête sur une catégorie de l'action publique, Thèse de doctorat en sociologie, EHESS Paris, 2002. Notre travail sur les problèmes d'insertion des jeunes et sur le développement institutionnel des Missions locales s'inscrit en partie dans la perspective de ces travaux. Cf. Riot (L.), Constitution et traitement d'une population : les jeunes en difficulté d'insertion. L'exemple de deux bassins de l'Ouest (1975-2000), Thèse de doctorat en sociologie, Université Paris VIII, 2003.

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et des hauts fonctionnaires. L'activité d'ensemble de ces acteurs contribue à constituer une définition cohérente du problème et des catégories d'action étudiés. En portant l'attention sur les acteurs publics contribuant à définir les problèmes, ces recherches de type constructiviste apportent une critique fondamentale à une vision naive largement répandue selon laquelle les comportements ou les populations ordinairement associés à des « problèmes sociaux » constituent, en quelque sorte, une espèce naturelle.

Un scheme constructiviste pour l'analyse des problèmes sociaux est aujourd'hui utilisé en France, mais c'est principalement aux Etats-Unis que ce type d'analyse s'est constitué, notamment depuis le succès editorial en 1977 de Constructing Social Problems de M. Spector et J.I. Kitsuse3. S'il n'y a pas de filiation directe entre les études constructivistes anglo-saxonnes des années 1970-1980 et les études françaises citées plus haut, les questions liées à la construction sociale de la réalité ont intéressé des sociologues français à partir d'autres phénomènes que les problèmes sociaux4. Aux Etats-Unis, la diffusion et l'exploitation du scheme d'analyse constructiviste présenté par M. Spector et J.I. Kitsuse en 1977 aboutissent aujourd'hui à ce que le philosophe canadien Ian Hacking considère comme un effet de mode. Hacking souligne le caractère formel et insuffisant de ce scheme tel qu'il s'applique aujourd'hui à une variété importante de problèmes ou de comportements humains. Le succès de ce type d'analyse tient au fait que « l'idée de construction sociale » a conduit à considérer les problèmes sociaux comme le « résultat d'arrangements sociaux contingents », ce qui constitue, selon Hacking, une vision « libératrice » de ces problèmes. Mais l'expression « construction sociale de » est devenue galvaudée et son usage actuel semble avoir perdu de son sens5.

Le texte d'Herbert Blumer que nous publions ici est immédiatement contemporain au développement du constructivisme aux Etats-Unis dans les années 1970. Il se présente selon nous comme un guide utile pour l'analyse de la constitution des problèmes sociaux et évite en partie les écueils soulignés par Hacking dans son ouvrage critique. L'article

3. Spector (M.), Kitsuse (J.I.)/ Constructing Social Problems, New York, Aldine de Gruyter, 1977. 4. Se référant à A. Schütz, P. Bourdieu et ses collaborateurs revendiquaient dans les années 1960-70 un point de vue explicitement constructiviste pour l'étude de l'élaboration des catégories de perception des enseignants. Cf. Bourdieu (P.), Passeron (J.C.), Saint Martin (M. de), Rapport pédagogique et communication, Paris, Mouton, 1965 ; Bourdieu (M.), Saint Martin (M. de), « Les catégories de l'entendement professoral », Actes de la recherche en sciences sociales, 3, 1975. Dans des cours dispensés à l'ENSAM, P. Bourdieu conseillait par ailleurs aux futurs statisticiens de l'INSEE d'analyser les outils et les techniques statistiques avant d'en considérer les résultats (cf. Desrosières (A.), « La statistique entre le langage de la science et celui de l'action ou comment discuter l'indiscutable ? », Correspondances, Institut de recherche sur le Maghreb contemporain, 39, 2001 (www.irmcmaghreborg/corres/textes/desrosières.thm). B. Latour est lui aussi considéré comme l'un des premiers sociologues français à emprunter explicitement un scheme d'analyse constructiviste. Souvent cités par les constructivistes américains, ses travaux sur la fabrication des faits scientifiques, publiés d'abord aux Etats-Unis, ne seront diffusés en France qu'au milieu des années 1980 (Latour (B.), Les microbes. Guerre et Paix, Paris, Métailié, 1984 ; Latour (B.), Steve (W.), La vie de laboratoire. La production des faits scientifiques, Paris, La Découverte 1988). 5. Hacking (L), Entre science et réalité : la construction sociale de quoi ?, Paris, La Découverte, 2001, p. 14-21.

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date de 1971 : c'est dire qu'il a paru tardivement dans la carrière de Blumer (né en 1900) et qu'il précède de quelques années le livre de Spector et Kitsuse sur la construction des problèmes sociaux. Bien que M. Spector et J.I Kitsuse se soient largement inspirés de ce texte de Blumer pour écrire leur livre**, les études constructivistes actuelles en sociologie retiennent comme référence fondamentale le livre de Spector et Kitsuse. Le texte de Blumer, antérieur de quelques années seulement à ce livre, passe, lui, presque inaperçu7. Pourtant, en 1971 (et encore aujourd'hui), considérer «les problèmes sociaux comme comportements collectifs » constitue une approche originale (interactionniste) des problèmes sociaux. Fondateur de « V inter actionnisme symbolique », Blumer présente dans ce texte un cadre d'analyse brut mais fécond, qui prolonge des cours qu'il professe depuis les années 1930. Les problèmes sociaux sont associés dans ce texte à un ensemble de comportements collectifs qui déterminent leur carrière publique. L'intérêt est de présenter ici pour la première fois plusieurs étapes caractéristiques de la carrière des problèmes sociaux en abordant des dimensions complexes et pas toujours abouties de celle-ci. Là où certaines études constructivistes se contenteront souvent par la suite d'étudier la phase d'émergence des problèmes sociaux, Blumer tente de définir ici un cadre d'analyse large qui englobe des phases par lesquelles ces problèmes et leur traitement se transforment ou disparaissent. Avant de « relire » ce texte important, on va brièvement présenter dans ce qui suit son auteur et les orientations théoriques auxquelles celui-ci se réfère.

H. Blumer et l'interactionnisme symbolique

Né dans le Missouri en 1900 d'une famille originaire d'Allemagne, Herbert Blumer étudie la sociologie à l'Université de Chicago en 1926. Sa thèse, sous la direction du sociologue Ellworth Farris, présente un examen critique de la psychologie sociale de son époque (influencée par le behaviorisme). Herbert Blumer invente et utilise pour la première fois l'expression « interactionnisme symbolique » en 19378. Il renvoie le sens général de cette expression aux travaux de G.H. Mead, philosophe pragmatiste de Chicago connu par le biais d'E. Farris. L'interactionnisme symbolique repose principalement sur trois propositions : 1) l'être humain agit sur les choses à partir des significations que ces choses ont pour lui ; 2) le sens de ces choses dérive de l'interaction sociale qu'il a avec elles ; 3) ces significations se modifient à travers un processus d'interprétation développé

6. Du reste, c'est M. Spector qui, en tant qu'éditeur de la revue Social Problems en 1971, commande à H. Blumer un texte sur les problèmes sociaux. 7. Dans un manuel récent destiné à un public d'étudiants (Thinking about Social Problems, Hawthorne, New York, Aldine de Gruyter, 2003), la sociologue américaine R. Donileen Loseke passe en revue un certain nombre d'études de cas constructivistes. Elle fait aussi référence à des travaux théoriques sur la « construction » des problèmes sociaux. Mais le texte de Blumer ne figure à aucun endroit de ce livre. De la même façon, l'ouvrage collectif supervisé par Joël Best (How Claims Spread. Cross-National Diffusion of Social Problems, Hawthorne, New York, Aldine de Gruyter, 2001) ne cite le texte d'H. Blumer qu'une seule fois (en introduction), sans porter davantage attention à son originalité. 8. Blumer (H.), « Social Psychology », in Schmidt (E.P.), ed., Man and Society, New York, Prenctice Hall, 1937.

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entre pairs9. Selon Blunter, ce n'est qu'en s'intéressant au sens lié aux expériences collectives que les sociologues peuvent définir leur objet d'étude sur les phénomènes sociaux. Il n'aura de cesse de défendre cette perspective théorique et méthodologique. Il le fera à l'Université de Chicago, d'abord (de 1928 à 1952), puis à l'Université de Berkeley10 (entre 1952 et 1967). D'une teneur parfois abstraite, ses cours à l'université portent principalement sur l'étude des « comportements collectifs » : comportements de foule, opinion publique, propagande, mode et problèmes sociaux11.

L'étude des problèmes sociaux : une critique de l'approche fonctionnaliste

Dans le prolongement des travaux de Wright Mills12, Blumer critique essentiellement en 1971 l'approche fonctionnaliste des phénomènes dits de « déviance ». Contre l'idée d'une étude étiologique de ces phénomènes fondée sur les théories de la psychologique individuelle, Blumer considère qu'il faut prendre en compte dans l'analyse de la déviance « toutes les personnes impliquées dans chaque épisode de déviance présumée13 ». Le texte « Social Problems as Collective Behavior » est une critique des théories fonctionnalistes sur la déviance qui prétendent apporter des explications objectives à ce problème social à partir de variables structurelles. La critique de Blumer attire l'attention sur l'incapacité des sociologues fonctionnalistes à faire la distinction entre, d'une part, les types de comportements conduisant à des formes identifiées de déviance et, d'autre part, l'activité des institutions cherchant à identifier et/ou traiter ces comportements14. Contrairement aux fonctionnalistes, Blumer met au centre de l'analyse des problèmes sociaux les définitions publiques de ces problèmes et leurs évolutions dans le temps.

Blumer démontre ainsi dans son article que les problèmes sociaux n'existent pas de manière objective ou figée, indépendamment des définitions qu'en donnent divers groupes sociaux. L'existence et le devenir des problèmes sociaux ne se réduit pas en effet à des conditions objectivement « déviantes » et structurellement pathologiques, comme le prétendent les fonctionnalistes. La constitution et le sort public des problèmes sociaux sont déterminés par les efforts collectifs réalisés pour faire reconnaître publiquement

9. Blumer (H.), Symbolic interactionism. Perspective and Method, Englewood Cliffs, Prencetil Hall, 1969. 10. H. Blumer prend sa retraite en 1967. Il est élu professeur émérite à l'université de San Diego en 1975, aux côtés d'anciens sociologues de Chicago qu'il a eus comme étudiants (Joseph Gusfield, Fred Davis et Jacqueline Wiseman par exemple). 11. Shibutani (T.), « Herbert Blumer's Contribution to Twentieth-Century Sociology », Symbolic Interactionism, 11, 1988. 12. Dans les années 1940, Wright Mills souligne les limites culturelles et intellectuelles des travaux des sociologues apportant des explications extérieures aux phénomènes de « désorganisation sociale » (Wright Mills (G), « The professional Ideology of Social Pathologists », American Journal of Sociology, 49 (2), 1943). 13. Il s'agit ici d'une présentation de la perspective interactionniste faite par H.S. Becker in Outsiders. Etudes de sociologie de la déviance, Paris, Métailié, 1985, p. 207. 14. A.V. Cicourel et J.I. Kitsuse contribueront les premiers à étayer cette thèse en critiquant les analyses des problèmes sociaux basées sur l'utilisation de statistiques produites par des institutions (cf. « A Note on the Uses of official statistics », Social Problems, 11, 1963).

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certaines conditions sociales comme des problèmes sociaux. L'auteur définit cinq étapes dans la carrière publique de ces problèmes : la phase d'émergence et la phase de légitimation publique de ces problèmes, la mobilisation sociale qu'ils suscitent, les intérêts variés inhérents à la définition de leur traitement, enfin, la transformation de ces plans d'action dans leur mise en œuvre sur le terrain. Blumer insiste sur le fait que la carrière des problèmes sociaux est hautement sélective : à chaque étape celle-ci peut en effet être remise en question, la plupart des conditions sociales identifiées comme problématiques par certains groupes ne parvenant pas à dépasser un certain stade de reconnaissance.

Laurent Riot

Ma thèse est que les problèmes sociaux n'existent pas, en eux-mêmes, comme un ensemble de conditions sociales objectives, mais qu'ils sont fondamentalement les produits d'un processus de définition

collective. Cette thèse remet en question certains principes implicites sur lesquels reposent les études sociologiques des problèmes sociaux. Si elle est vraie, elle devrait conduire à une réorientation drastique de la recherche et de la théorie sociologiques sur ce domaine.

Je commencerai par un bref exposé sur la manière dont les sociologues s'y prennent habituellement pour étudier et analyser les problèmes sociaux. Leur approche présuppose qu'un problème social existe comme une condition ou un agencement objectif inséré dans la contexture même de la société, cette condition ou cet agencement étant censés posséder une nature nocive ou pernicieuse par opposition à une société normale ou socialement salubre. Dans le jargon sociologique, on parle d'un état de dysfonctionnement, dé pathologie, de désorganisation sociale, ou de déviance. La tâche du sociologue consiste à identifier cette condition ou cet agencement nuisible et à le décomposer dans ses éléments essentiels. Cette analyse de la constitution objective du problème social s'accompagne généralement d'une identification des causes du problème et de propositions pour y remédier. Ayant analysé la nature objective du problème, identifié les origines de celui-ci et suggéré des moyens de le traiter et de le résoudre, le sociologue croit avoir accompli son devoir de scientifique. Il considère en effet que la connaissance et l'information qu'il a rassemblées sur le problème peuvent enrichir le fonds du savoir scientifique et, en outre, servir aux décideurs et à toute la cité.

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De prime abord, cette approche typique de la sociologie semble cohérente, raisonnable et justifiable. Elle reflète cependant à mon avis un profond malentendu quant à la nature des problèmes sociaux et, par conséquent, manque totalement d'efficacité pour en venir à bout. Pour suggérer d'emblée la faiblesse de cette approche, je vais montrer brièvement que plusieurs de ces présuppositions ou affirmations sont fausses ou non prouvées.

Premièrement, la théorie et la connaissance sociologiques actuelles ne permettent de discerner les problèmes sociaux qu'une fois ceux-ci reconnus comme des problèmes par et dans la société. La théorie et la connaissance sociologiques sont en effet incapables d'aboutir en soi à la détection ou à l'identification des problèmes sociaux. La reconnaissance sociologique des problèmes ne fait en réalité que suivre le sillage de la reconnaissance publique des problèmes et change de cap selon ces définitions publiques. Les exemples de ce phénomène sont légion. Je ne ferai qu'en citer quelques- uns récents. Il y a de cela environ un demi-siècle, la pauvreté apparaissait aux sociologues comme un problème social manifeste. Ce problème a pratiquement disparu de la scène sociologique dans les années 1940 et au début des années 1950 et il réapparaît aujourd'hui. De la même façon, l'injustice et l'exploitation raciales étaient, dans notre société, des sujets de préoccupation beaucoup plus importants dans les années 1920 et 1930 que de nos jours. Pourtant, jusqu'à la chaîne d'événements récents consécutifs à la décision de la Cour suprême d'abroger la ségrégation scolaire et à l'émeute de Watts, l'intérêt qu'ont manifesté les sociologues à ces phénomènes a toujours été relativement limité. La pollution de l'environnement et la destruction écologique constituent un autre type de problèmes sociaux contemporains pour les sociologues, bien que ces notions existent déjà depuis plusieurs décennies. Enfin, une dernière illustration de ce phénomène : aujourd'hui, le problème des inégalités sociales de sexe pour les femmes apparaît comme un problème flagrant aux yeux des sociologues, alors que cette question était encore d'un intérêt secondaire pour eux il y a quelques années. Sans citer davantage d'exemples, j'avancerai ici simplement qu'en cherchant à identifier les problèmes sociaux, les sociologues ne font en général que prendre exemple sur des points d'attention déjà existants de l'opinion publique. Cette conclusion se trouve d'ailleurs étayée par l'indifférence des sociologues (et du public) vis-à-vis de dimensions problématiques et préjudiciables de la vie moderne actuelle. Des recherches mentionnent parfois de manière fortuite de telles dimensions, mais les sociologues ne leur accordent pas, malgré leur gravité, le statut de problèmes sociaux. Quelques problèmes actuels peu ou pas évoqués par les sociologues me viennent à l'esprit : le développement de vastes organisations auquel nous assistons aujourd'hui, l'augmentation actuelle des

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revenus fonciers - ce contre quoi Henry Georges15 faisait campagne il y a trois quarts de siècle-, les effets pernicieux de notre réseau autoroutier national, les conséquences néfastes de l'idéologie de la « croissance », les aspects désagréables des codes établis du business. Je pourrais ajouter à cette liste, concernant l'Etat de Californie où je réside, un plan fédéral pour la maîtrise de l'eau dont les conséquences sociales cachées sont détestables. Par conséquent, je pense qu'il est empiriquement attesté que la désignation des problèmes sociaux par les sociologues dérive de la désignation publique de ces problèmes.

J'ajouterai que, contrairement aux prétentions des sociologues, la théorie sociologique en elle-même a manifestement été impuissante pour détecter ou identifier les problèmes sociaux. Cela est visible si l'on regarde les trois concepts sociologiques les plus prestigieux utilisés aujourd'hui pour expliquer l'émergence des problèmes sociaux : les concepts de « déviance », de « dysfonctionnement » et de « tension structurelle ». Ces concepts sont sans utilité pour identifier les problèmes sociaux. Aucun d'entre eux ne donne en effet de repères suffisants au chercheur pour identifier des exemples concrets correspondants dans le monde empirique. Dénué de tels repères, le chercheur ne peut prétendre que les conditions sociales qu'il observe dans la société sont ou ne sont pas des illustrations de la déviance, du dysfonctionnement ou de la tension structurelle. Cette lacune, bien qu'importante, est cependant de moindre importance par rapport à celle qui suit. La déficience de loin la plus importante dans les théories sociologiques actuelles a trait en effet selon moi à l'incapacité du chercheur à expliquer pourquoi certains exemples de déviance, de dysfonctionnement ou de tension structurelle qu'il a notés ne parviennent pas à être reconnus comme des problèmes sociaux, alors que d'autres exemples du même type parviennent à ce statut. Il y a en effet des déviances de toutes sortes qui ne sont pas reconnues comme des problèmes et rien ne peut jamais nous indiquer dans le concept de déviance quand et comment la déviance devient un problème pour la société. De la même façon, beaucoup de prétendus dysfonctionnements ou de tensions structurelles ne seront jamais considérés comme des problèmes sociaux et la théorie ne dit pas quand et comment ces dysfonctionnements ou ces tensions deviennent des problèmes. La déviance, le dysfonctionnement et la tension structurelle, d'un côté, et les problèmes sociaux, de l'autre, semblent donc manifestement ne pas être des notions équivalentes.

15. Auteur d'un livre qu'il a imprimé et diffusé lui-même (Progress and Poverty), H. Georges s'intéresse aux progrès simultanés du capitalisme et de la pauvreté dans les sociétés industrielles. Economiste quasi-autodidacte, H. Georges est souvent cité par les philosophes pragmatistes de Chicago. Il a proposé une politique économique agricole qui s'est principalement diffusée en Océanie [NdT].

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Si la théorie sociologique conventionnelle ne permet pas de détecter les problèmes sociaux et si les sociologues font cette détection en suivant et en utilisant les définitions publiques de ces problèmes, il semblerait logique que les chercheurs étudient davantage le processus par lequel les problèmes sociaux en viennent à être reconnus comme tels par la société. Les sociologues ont visiblement échoué dans cette tâche.

Une seconde lacune de l'approche sociologique conventionnelle est l'affirmation selon laquelle un problème existe essentiellement, dans une société, sous la forme d'une condition objectivement identifiable. Les sociologues considèrent en général que les problèmes sociaux sont identifiables à partir d'une série d'items objectifs : des taux de fréquence, par exemple, indiquent les catégories de personnes impliquées dans un problème, leur type, leurs caractéristiques sociales et les relations de ces conditions avec une sélection d'autres facteurs sociaux variés. Les sociologues affirment que l'appréhension d'un problème à partir de tels éléments objectifs permet de saisir celui-ci de façon centrale et d'en faire une analyse scientifique. Cette assertion est à mon avis erronée. Comme je le montrerai plus loin de façon beaucoup plus claire, un problème social existe d'abord par la manière dont il est défini et conçu dans une société, plutôt que comme une condition objective et définitive de cette société. C'est la définition que la société donne à telle ou telle situation sociale et non une version arrêtée de cette situation qui détermine si celle-ci existe comme problème social. Cette définition sociétale prépare la manière dont les problèmes sociaux sont appréhendés et détermine ensuite ce qui est fait à leur sujet. A côté de ces influences majeures, l'existence supposée objective des problèmes sociaux paraît très secondaire. Ainsi, un sociologue peut remarquer ce qu'il croit être un élément néfaste pour la société, mais la société peut tout à fait ignorer la présence de cet élément. Un tel élément n'existe pas comme problème social pour la société par le simple fait de son identification objective par le sociologue. Le sociologue peut aussi très bien pointer l'existence objective d'un problème reconnu par la société, mais l'aborder d'une toute autre manière que la société. Enfin, l'analyse objective du sociologue n'a pas nécessairement d'effet sur ce qui est fait à propos du problème et, en conséquence, celle-ci n'a pas de relation réelle avec le problème. Ces quelques observations suggèrent qu'il est nécessaire d'étudier le processus par lequel une société en vient à reconnaître, définir et traiter ses problèmes sociaux. Pourtant, les recherches sociologiques sur les problèmes sociaux ignorent de façon notoire un tel processus et l'intègrent à peine à leurs théories.

Un troisième point est hautement contestable quant à l'orientation des recherches sociologiques sur les problèmes sociaux. C'est l'assertion selon laquelle les conclusions de l'étude objective des problèmes devraient permettre un traitement efficace de ceux-ci. La société devrait en effet tenir

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compte des résultats de ces études et respecter jusqu'au bout les points importants que celles-ci mettent en évidence. Cette assertion est en grande partie un non-sens. Elle ignore ou présente sous un faux jour la manière dont une société agit au sujet de ses problèmes sociaux. Un problème social est en effet toujours un point d'attention sur lequel interviennent des intérêts divergents et conflictuels, des projets et des objectifs variés. C'est l'interaction de ces intérêts et de ces projets qui constitue la façon dont une société s'occupe de chacun de ses problèmes sociaux. Les recherches sur le caractère objectif du problème sont très éloignées d'une telle interaction. Cet éloignement par rapport au processus réel par lequel une société agit sur ses problèmes est un exemple flagrant de l'inefficacité courante des études sociologiques sur les problèmes sociaux.

Les trois lacunes principales que je viens de mentionner ici ne sont que l'esquisse d'une critique de l'approche traditionnelle des problèmes sociaux en sociologie, qu'il serait nécessaire de compléter. Ces lacunes vont me servir d'introduction au développement de la thèse que je veux défendre. Je vais montrer ici que l'on peut considérer les problèmes sociaux comme les produits d'un processus de définition collective. Ce processus est selon moi à l'origine de l'émergence des problèmes sociaux, de la manière dont ces problèmes sont vus, considérés et abordés, des plans d'action officiels qui sont envisagés pour les traiter, et, enfin, des changements induits par l'application de ces plans d'action. En bref,, le processus de définition collective détermine la carrière et le destin réservés aux problèmes sociaux, de leur point initial jusqu'à ce qui peut apparaître comme le point final de leur cheminement. Leur existence est fondamentalement déterminée par ce processus et non par une présumée malignité sociale ayant une dimension objective. L'incapacité à reconnaître et respecter ce fait constitue à mon avis la faiblesse principale des études et de la connaissance sociologiques des problèmes sociaux. Je vais maintenant développer plus en avant ma thèse.

Caractériser l'émergence, la carrière et le sort des problèmes sociaux dans un processus de définition collective requiert une analyse du cours des événements propres à ce processus. Je retiens dans ce processus cinq étapes principales : (1) l'émergence du problème social, (2) la légitimation de ce problème, (3) la mobilisation de l'action vis-à-vis de ce problème, (4) la formation d'un plan d'action officiel pour le traiter et (5) la transformation de ce plan d'action dans sa mise en œuvre concrète. Je propose dans ce qui suit de discuter brièvement chacune de ces cinq étapes.

L'émergence des problèmes sociaux

Les problèmes sociaux ne sont pas le résultat de mauvais fonctionnements intrinsèques, us résultent d'un processus par lequel une condition donnée est progressivement identifiée et désignée dans une société comme un

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problème social. Un problème social n'existe pas tant qu'une société ne reconnaît pas son existence. En effet, une société n'ayant pas conscience d'un problème ne perçoit pas celui-ci, ne l'aborde pas, ne le discute pas, ne fait rien à son sujet. Il est par conséquent nécessaire de considérer la manière dont les problèmes sociaux surviennent dans une société. En dépit de son importance, cette question a été ignorée par les sociologues.

C'est une grossière erreur de considérer que n'importe quelle situation sociale pernicieuse dans une société devient automatiquement un problème social pour cette société. Les pages de l'histoire sont remplies d'exemples de situations sociales extrêmes qui pour autant n'ont pas attiré l'attention des sociétés où elles sont survenues. Par ailleurs, il se peut que des observateurs intelligents perçoivent des situations nuisibles dans une société donnée en se référant aux normes de celle-ci, alors que pour les membres de cette société ces conditions n'apparaissent pas comme un problème. Bien plus, des individus ayant une perception fine de leur propre société ou bien qui, suite à des expériences pénibles, ont pu se rendre compte de situations néfastes dans cette société, peuvent se révéler incapables d'attirer l'attention sur ces situations. Il se peut également que certaines situations sociales soient ignorées à un moment donné et qu'elles deviennent des faits d'une grave importance à un autre moment dans une même société, alors qu'elles n'ont pas radicalement changé de forme dans ce laps de temps. Les exemples de cet ordre sont si tristement récurrents qu'ils ne requièrent guère plus de développements. L'observation et la réflexion la plus fortuite suggèrent en effet que la reconnaissance des problèmes sociaux par une société est un processus hautement sélectif, certaines situations n'attirant pas une once d'attention, d'autres échouant en route dans ce processus de reconnaissance qui apparaît souvent comme une compétition redoutable. Beaucoup aspirent à une reconnaissance de la société, mais peu sortent de l'obscurité.

Les recherches sur les problèmes sociaux devraient presque automatiquement voir la nécessité d'étudier ce processus d'émergence des problèmes. Jusqu'à présent cependant, les sociologues n'ont pas vu cette nécessité ou bien l'ont contournée. Des lieux communs comme la perception selon laquelle les problèmes sociaux auraient trait à des idéologies ou à des croyances traditionnelles ne nous disent pratiquement rien sur ce qu'une société identifie comme problèmes et comment elle les identifie. Il n'y a ainsi pratiquement aucune étude et malheureusement qu'une connaissance limitée de l'émergence des problèmes sociaux, alors qu'il s'agit là de sujets importants : le rôle de l'agitation sociale permettant de faire reconnaître l'existence d'un problème; la part de violence dans cette activité pour la reconnaissance du problème; le poids de groupes d'intérêts cherchant à atténuer la visibilité naissante de ce problème ; le rôle d'autres groupes qui entrevoient au contraire des bénéfices matériels dans cette reconnaissance (c'est le cas, par exemple, de la police avec les problèmes actuels de crime et de

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drogue) ; le rôle de figures politiques qui fomentent des affaires en affectant d'être touchées par le problème; le rôle d'organisations et de corporations puissantes qui agissent avec les mêmes calculs que les politiques; l'impuissance de petits groupes qui ne parviennent pas à attirer l'attention sur ce qu'ils croient être la définition du problème ; l'importance des médias de masse dans la sélection des problèmes sociaux en général ; enfin, l'influence d'événements fortuits susceptibles de choquer la sensibilité publique. Nous avons ici un vaste champ d'études à réaliser si nous voulons comprendre l'étape basique qu'est l'émergence des problèmes. Et je le répète, s'ils n'émergent pas, ils ne prennent pas vie.

La légitimation des problèmes sociaux

C'est la reconnaissance de la société qui donne naissance à un problème social. Pour que le problème social suive son cours et ne disparaisse pas prématurément, il doit cependant acquérir une forme de légitimité sociale. Cela peut paraître étrange de parler de recherche de légitimité à propos des problèmes sociaux. Pourtant, après avoir été reconnu initialement, un problème social doit acquérir une reconnaissance spécifique si l'on veut prendre sa carrière sérieusement en main et la faire avancer. Pour être considéré dans les arènes de la discussion publique, le problème doit gagner un certain degré de respectabilité. Dans notre société, ces arènes publiques sont la presse et d'autres médias de communication, l'église, l'école, des organisations civiques, les chambres législatives et les divers lieux d'assemblée bureaucratiques. Si un problème social ne dispose pas d'une respectabilité suffisante pour entrer dans de telles arènes, sa carrière est vouée à stagner. Ce n'est pas parce que des groupes de personnes s'efforcent, par leur agitation dans une société, de faire porter l'attention sur une situation qu'ils jugent grave, que cette situation parviendra nécessairement à être reconnue comme telle. Au contraire, il se peut que le problème ainsi énoncé soit considéré par le reste de la société comme insignifiant, comme n'étant pas digne d'intérêt ou comme faisant partie de l'ordre établi (il est alors en quelque sorte « intouchable »). Il se peut aussi que la définition du problème soit considérée comme une marque de mauvais goût par rapport au code des bonnes conduites ou bien encore qu'elle mette en avant des valeurs contestables ou subversives. N'importe laquelle de ces conditions peut très bien bloquer la carrière du problème dans sa recherche de légitimité et si le problème échoue à cette étape, il est conduit à languir en dehors des cercles de l'action publique.

J'aimerais souligner ici que, parmi la grande variété de situations identifiées comme nuisibles par différents groupes sociaux, relativement peu acquièrent une légitimité publique. Nous sommes confrontés ici encore une fois à un processus sélectif. Plusieurs problèmes émergents sont, pour ainsi

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dire, étouffés dans l'œuf, d'autres sont ignorés ou évités. D'autres problèmes, encore, ont impliqué un long combat avant d'obtenir une forme de respectabilité. A côté de cela, certains ont été rapidement reconnus comme légitimes grâce à des appuis solides et influents. En fait, nous ne connaissons que peu de choses sur le processus sélectif qui conduit les problèmes sociaux à un statut de reconnaissance légitime. Un tel statut n'est cependant pas dû à la seule gravité intrinsèque du problème social. Ce statut n'est pas non plus le résultat de l'intérêt que suscitait en soi le problème au moment de son identification, ni de présumées idéologies. Le processus de sélection conduisant à la reconnaissance des problèmes sociaux est de loin beaucoup plus complexe que cela. Manifestement, plusieurs facteurs ayant contribué à faire reconnaître les problèmes sociaux continuent de jouer leur rôle à ce stade. Mais il semble à l'évidence que d'autres facteurs contribuent à donner aux problèmes sociaux cette qualité insaisissable de respectabilité sociale. Cependant, nous n'avons pas suffisamment connaissance de ce processus, parce qu'il n'a pratiquement pas été étudié. Il s'agit là d'un sujet capital qui devrait mobiliser les chercheurs spécialisés dans l'approche des problèmes sociaux.

La mobilisation de l'action

Si un problème social parvient à passer les étapes de la reconnaissance et de la légitimation sociales, il entre dans une nouvelle phase de sa carrière. Il devient un objet de discussion, de controverse, de descriptions divergentes et de revendications diverses. Ceux qui cherchent à changer des éléments du problème se confrontent à ceux qui s'efforcent de préserver leurs intérêts dans la configuration de ce problème. L'exagération et la distorsion des discours au sujet du problème et les intérêts que celui-ci recouvre commencent à devenir des lieux communs. Des profanes qui étaient peu impliqués donnent leur avis et contribuent eux aussi à définir publiquement le problème. Les discussions, les plaidoyers, les évaluations, les falsifications, les tactiques de diversion et l'annonce de propositions occupent une place de plus en plus importante dans les médias de communication, dans des rassemblements informels et dans des meetings organisés, dans des chambres législatives et dans des commissions diverses. Tout ceci constitue une mobilisation de la société pour agir sur le problème. Il semble à peine nécessaire ici de souligner que cette étape de mobilisation est très importante pour le devenir du problème social. De quelle manière ce problème se définit-il ? Comment est-il influencé sous l'effet du sentiment qu'il éveille ? Quels enjeux de pouvoir et de position reflète-t-il ? Toutes ces questions de circonstance suggèrent que le processus de mobilisation pour l'action est important dans le devenir du problème social.

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Encore une fois, à ce que je sache, les recherches ne prennent pas en compte cette phase du processus de définition collective des problèmes sociaux. La meilleure connaissance que nous ayons de cette phase provient d'études sur l'opinion publique. Mais ces contributions sont fragmentaires et malheureusement inadéquates, principalement parce qu'elles ne présentent pas d'analyse empirique détaillée. Les études sur l'opinion publique ne nous disent pas grand-chose, notamment sur la façon dont les problèmes sociaux subsistent dans leurs confrontations et comment ils sont redéfinis pour parvenir à cette survie. Ces études ne nous disent presque rien non plus sur l'étiolement, la disparition ou tout simplement l'affaiblissement des problèmes sociaux à ce stade de leur carrière. C'est pourtant être extraordinairement myope que de négliger cette étape cruciale du destin d'un problème social.

La formation d'un plan d'action officiel

Cette phase de la carrière des problèmes sociaux correspond à la manière dont une société prend position pour agir sur un problème particulier. Elle consiste au martelage d'un plan d'action officiel auquel prennent part l'exécutif et les assemblées législatives de la société. Les plans d'action résultent presque toujours, à ce stade, d'arrangements négociés entre des intérêts et des points de vue divers sur le problème. Les compromis,- les concessions, les échanges, le respect des marques d'autorité, les réponses au pouvoir et les considérations sur ce qui paraît acceptable comme argument jouent chacun à leur manière un rôle dans la formulation finale du problème. Ce processus de définition et de redéfinition façonne l'image collective du problème social de telle sorte que ce qui en émerge est souvent très éloigné de la manière dont le problème pouvait être identifié de prime abord. Le plan officiel constitue en soi la définition officielle du problème, en ce sens qu'il correspond à la façon dont la société a finalement perçu et cherché à traiter le problème à travers ses organisations officielles. Ces observations sont des lieux communs. Mais elles portent l'attention sur l'existence d'un processus de définition primordial dans le destin des problèmes sociaux. Assurément, une étude solide et pertinente des problèmes sociaux devrait prendre en compte ce qui arrive à ces problèmes au moment où une action officielle destinée à les traiter se constitue.

La mise en place concrète du plan d'action

Prétendre qu'un plan d'action officiel et son application sur le terrain sont deux choses identiques revient à ne pas regarder les faits en face. Dans une certaine mesure, mais fréquemment à un degré important, le plan d'action est modifié, déformé et refaçonné dans sa mise en œuvre concrète, de telle

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sorte qu'il prend finalement une forme inattendue. Il faut s'attendre à cela. En effet, la mise en œuvre d'un plan d'action nous fait entrer dans un nouveau processus de définition collective. Elle implique une nouvelle étape dans laquelle ceux qui étaient impliqués dans la définition du traitement et ceux qui sont touchés par ce traitement forment de nouvelles lignes d'action. Ceux qui risquent de perdre des avantages dans l'application du plan d'action s'efforcent d'en restreindre l'ampleur ou tentent d'en faire porter les effets dans d'autres directions. Ceux qui sont parvenus à bénéficier de ce plan essaient d'exploiter de nouvelles opportunités. Les deux groupes peuvent cependant tout aussi bien s'entendre et élaborer des arrangements qui n'étaient pas prévus initialement dans le traitement. De même, l'administration et le personnel administratif, qui sont tenus de substituer leurs routines à la politique officielle découlant du plan d'action, établissent fréquemment sur le terrain un nombre varié d'ajustements peu visibles laissant intacts des pans entiers du problème visé par le plan d'action officiel. Ces arrangements inattendus (blocages, accroissement ou transformations du plan d'action) sont manifestes dans de nombreuses tentatives passées visant à traiter des problèmes sociaux. On en a vu des exemples dans l'application de la loi sur la prohibition. De tels arrangements sont aussi de notoriété publique dans le fonctionnement des agences administratives de notre pays et on en a vu récemment les effets lors de l'exécution d'un projet de loi contre le crime. En fait, je ne connais pas d'aspect plus important et à la fois aussi peu compris et peu étudié que ce type de restructuration imprévisible et peu visible. Il survient dans la carrière des problèmes sociaux dès le moment où un plan d'action officiel est mis en place pour leur eradication. Je ne parviens pas à comprendre pourquoi les recherches sur les problèmes sociaux s'autorisent à ignorer une telle étape importante du destin des problèmes.

J'espère que la présente discussion à propos des cinq étapes de la carrière des problèmes sociaux montrera la nécessité d'ouvrir une nouvelle perspective et une nouvelle approche sociologique de ces problèmes. Il semble en effet indubitablement nécessaire selon moi de placer les problèmes sociaux dans le contexte d'un processus de définition collective. C'est ce processus qui détermine la manière dont les problèmes en viennent à être identifiés, pris en considération, pris en main en vue d'être traités et finalement reconstitués dans les efforts déployés pour contrôler leurs effets. Les problèmes sociaux ont leur propre carrière et leur propre destin dans ce processus, et ignorer ce processus génère nécessairement une connaissance fragmentaire et une image fictive de ces problèmes.

Mon propos ne consiste pas à démentir la valeur des approches des sociologues étudiant les problèmes sociaux de façon conventionnelle. La connaissance de la constitution objective des problèmes sociaux (ce qui est l'objectif de ces sociologues) devrait être abordée comme un correctif de

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l'ignorance ou de la mauvaise information relative à cette constitution. Une telle connaissance est grossièrement inappropriée aussi bien au traitement des problèmes sociaux qu'au développement d'une théorie sociologique. En ce qui concerne le traitement des problèmes sociaux, la connaissance de la constitution objective des problèmes n'a un sens que dans la mesure où elle entre dans le processus de définition collective déterminant le destin des problèmes. Dans ce processus, cette connaissance peut très bien être ignorée, distordue ou étouffée par d'autres considérations. Selon moi, il est évident que les sociologues qui souhaitent que leurs études contribuent à des améliorations sociales feraient mieux d'étudier et de comprendre le processus de définition collective par lequel les changements sociaux s'opèrent. En ce qui concerne la théorie sociologique, les caractéristiques objectives des problèmes sociaux ne sont pas d'une grande utilité. Comme je l'ai montré, en effet, les problèmes sociaux ne restent pas figés dans des dimensions objectives permettant de les identifier. Leur existence tient au contraire à un processus par lequel la société les perçoit et les définit. Toutes les preuves empiriques que je rencontre me conduisent inévitablement à cette conclusion, et j'accepterai volontiers toute preuve contraire à celle-ci. Les sociologues qui cherchent à développer une théorie des problèmes sociaux en partant de l'idée que ces problèmes restent dans une sorte de structure sociale objective trompent leur monde. Attribuer l'existence des problèmes sociaux à des crises structurelles présumées, à des perturbations de l'équilibre social, à des dysfonctionnements, à la détérioration des normes ou des valeurs sociales, ou encore à une déviance par rapport à la conformité sociale revient à transférer sans le savoir à une structure sociale supposée ce qui appartient à un processus de définition collective. Comme je l'ai déjà dit, aucun de ces concepts ne permet d'expliquer pourquoi certains cas empiriques deviennent des problèmes sociaux et d'autres non. Cette explication doit être recherchée dans le processus de définition collective. Si la théorie sociologique doit être fondée sur la connaissance du monde empirique des problèmes sociaux, elle doit prendre en considération la nature de ce monde empirique et la respecter.