Blasons anatomiques du corps féminin et Contreblasons

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BLASONS ANATOMIQUESDU CORPS FÉMININ

ET CONTREBLASONS

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La poésie du XVIe siècledans la même collection

AUBIGNÉ, Les Tragiques.DU BELLAY, Les Regrets. Les Antiquités de Rome.JEAN DE LA CROIX, Poésies (édition bilingue).LABÉ, Œuvres complètes : Sonnets. Élégies. Débat de Folie et

d’Amour.LE TASSE, La Jérusalem délivrée.MAROT, Œuvres complètes, t. I : L’Adolescence clémentine. La

Suite de l’Adolescence clémentine. Œuvres de 1538.Œuvres complètes, t. II : Œuvres de 1543. Œuvres de 1544.Épigrammes imitées de Martial. Traductions. Autres pièces deMarot publiées au XVIe siècle. Pièces inédites au XVIe siècle.

NOSTRADAMUS, Prophéties.RONSARD, Les Amours.

Le Bocage. Les Meslanges.Discours. Derniers vers.

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BLASONS ANATOMIQUESDU CORPS FÉMININ

ET CONTREBLASONS

Établissement du texte, présentation, notes, dossier,répertoire, chronologie et bibliographie

parJulien GOEURY

GF Flammarion

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Ouvrage publié avec le concours du laboratoire TRAME

© Flammarion, Paris, 2016.ISBN : 978-2-0813-3024-5

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PRÉSENTATION

Une mariée mise à nupar ses célibataires

En redonnant accès à un double recueil du premierXVIe siècle, ainsi qu’à une série de pièces périphériquesrarement mises au jour, cette édition des blasons etcontreblasons anatomiques permet d’apprécier un véri-table phénomène littéraire, dont les effets se font encoreressentir aujourd’hui en France. Le blason est souventl’instrument ludique d’un apprentissage des normes rhé-toriques de l’éloge et du blâme dans l’enseignementsecondaire ; les sites personnels et les blogs distribuentaux quatre coins de la toile les disjecta membra de ce corpsarchaïque, tout en lui donnant parfois un nouveau tour,naïf et adolescent ; enfin, on peut constater qu’il se publietoujours des recueils de Blasons anatomiques en ce débutde XXIe siècle 1.

Pour tenter d’expliquer un tel phénomène, il fautremonter à ses origines historiques et prendre en considé-ration la ruse de Clément Marot, grand prescripteur demodes, l’activité collective et réticulaire des poètes decour sous le règne de François Ier (1515-1547), la poli-tique commerciale agressive et innovante des libraires

1. Le champ poétique contemporain continue d’accorder une place, neserait-ce qu’anecdotique, au blason anatomique de la tradition marotique.Sans pour autant préjuger de leur intérêt littéraire, on peut citer, entreautres, les Blasons d’un corps masculin (Montpellier, Via Voltaire, 1996),ainsi que les Blasons d’un corps enfantin (Montpellier, Fata Morgana, 2001)de Régine Detambel, ou encore les Blasons du corps féminin (Bagnolet,L’Échappée belle, 2013) de Patrick Le Divenah.

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imprimeurs, et enfin la nature même du blason anato-mique, une petite machine textuelle à très hautrendement.

Cette œuvre délectable, naguère par notre Marotinventée et commencée 1

L’invention du blason anatomique s’inscrit dans le tra-vail de renouvellement des formes poétiques poursuivipar Marot tout au long de sa carrière. Même si le poètequercinois préfère recourir à la catégorie d’épigrammedans ses recueils imprimés à partir de 1538, le terme« blason » demeure indissociable du poème anatomiquequ’il désigne sous sa plume dès 1535, lorsqu’il composeun blason du beau tétin, le premier du genre. La sciencehéraldique, qui a parfois obnubilé les historiens dublason en vers, n’en donne certes pas la clef, mais il estimpossible d’ignorer cette arrière-scène historique où lesens des mots « blason » et « blasonner » s’est d’abordfixé, ne serait-ce que parce qu’un certain nombre depoètes continuent de mobiliser ces références archaïquespour en tirer toutes sortes d’effets. C’est le cas de Mau-rice Scève, faisant du front une « table d’attente 2 » ou dela gorge un « écu 3 », mais aussi de Charles de La Huete-rie, s’illustrant sur le versant opposé, celui du contre-blason. Cet adversaire de Marot recourt en effet auvocabulaire de l’héraldique pour déchiffrer audacieuse-ment un con « Disant d’argent à deux cantons de sable/ Etpuis un pal de gueules convenable 4 ». Quant aux gravuressur bois des premiers recueils imprimés, elles véhiculentencore certaines figures tirées des traités d’héraldique,comme celles de l’œil ou de la main appaumée 5, inventant

1. Cette formule est utilisée au sujet des blasons anatomiques par C. Lange-lier dans son avis « Aux lecteurs ». Voir p. 143. 2. Sur le sens du terme, voir« Blason du front », v. 17. 3. « Blason de la gorge », v. 27. 4. « Contreblasondu con », v. 51-52. 5. Dans le vocabulaire de l’héraldique, on distingue lamain appaumée, figurée de face, de la main contre-appaumée, figurée de dos.

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là une emblématique littéraire d’un nouveau genre. Cecadre de pensée subsiste donc bien dans les recueils deblasons anatomiques de la Renaissance, ne serait-ce quesous forme spectrale.

Au cours du Moyen Âge, les traités d’héraldiquedésignent par le terme « blason » l’écu armorial en formede bouclier, ainsi que les emblèmes individuels qui sontreprésentés à sa surface. Lorsqu’un orateur, d’abordidentifié avec le héraut d’armes officiant à l’occasion destournois, est chargé de « blasonner », il s’agit pour lui dedéchiffrer les armoiries figurant sur l’écu du chevalier quientre en lice, de façon à le présenter avantageusement aupublic. Un tel discours relève à la fois de la description(puisque l’orateur met en mots l’image qu’il a sous lesyeux), de l’interprétation (puisqu’il donne un sens à cetteimage, que le profane ne saurait comprendre) et del’éloge (puisqu’il rend compte des faits d’armes héroïquesqui légitiment le blason). Cette pratique, une fois déta-chée de l’événement qui la conditionne, est susceptible decaractériser plus largement le travail de déchiffrement del’écu d’une maison nobiliaire, ou bien encore d’une ville,d’une province ou d’un État. Quittant le domaine del’héraldique, ou plutôt le mobilisant à titre plus métapho-rique, le verbe « blasonner » finit donc par s’appliquer àdifférents registres du discours épidictique, pris en chargepar toutes sortes d’écrits, dont certains sont en vers. C’estainsi que les archéologues du genre repèrent, dans le der-nier tiers du XVe siècle, une quinzaine de blasons en versfrançais (mètres brefs et rimes suivies), dont certains ontété des succès de librairie jusque dans les premièresdécennies du siècle suivant 1. L’usage de ce terme, parfoisapocryphe, ne suffit cependant pas à délimiter unensemble homogène, permettant de fixer les caractéris-tiques d’un genre d’écrire en vers, dont Marot se seraitfait l’héritier en 1535.

1. Sur cette préhistoire du blason en vers, voir V.-L. Saulnier (1948), I, p. 72-87, et A. Saunders (1981), p. 17-52.

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La définition du verbe « blasonner », donnée en 1573par Jean Nicot, rend parfaitement compte de cette pré-histoire du blason en vers dans ses rapports à l’héral-dique 1. Le lexicographe désigne par ce mot la productiond’une poésie épidictique susceptible de s’appliquer aussibien aux maisons nobiliaires qu’aux « vertus et perfec-tions de la perle, de la rose, etc. », en mobilisant les res-sources de l’éloge et du blâme, car cette réversibilité s’estimmédiatement imposée dans les esprits 2. Mais il n’estpas question de blason anatomique dans cette définition,parce que Nicot se soucie peu, en définitive, de l’histoirede la poésie. Il aurait cependant pu trouver dans l’Artpoétique françois de Thomas Sébillet, publié en 1548, lapremière définition du blason en vers 3, celle qui feramême autorité tout au long du siècle. Non seulementcelle-ci intègre le poème marotique, mais elle en faitmême un modèle quasi exclusif.

Sébillet n’ignore pas la tradition héraldique, qu’ilévoque de façon allusive, mais il entend bien distinguerle blason anatomique de tous ses prédécesseurs. Il conti-nue en effet de défendre l’ancienne poétique, incarnée parMarot, face aux Jeunes Turcs de la Pléiade, dont laDéfense et illustration de la langue française constituel’éclatante réponse en 1549 sous la plume de JoachimDu Bellay. Or, en dépit de ses partis pris idéologiques, lepoéticien pointe là quelque chose d’essentiel : même si leblason que pratique Marot continue de jouer avec unmodèle héraldique depuis longtemps réinterprété par lapoésie d’expression française, il a su imposer sa diffé-rence. D’où les pistes finalement aléatoires, que dessinentla plupart des blasons en vers cités par les historiens dugenre, quand il s’agit de trouver des origines à l’innova-tion marotique. Que ces poèmes transposent le modèle

1. Voir Dossier, p. 207. 2. Dans son Dictionnaire françois-latin de 1539,R. Estienne ne donne ainsi qu’une acception du verbe « blasonner », cellede « blâmer », qui lui est d’ailleurs très majoritairement accordée dans lalangue du XVIe siècle. 3. Voir Dossier, p. 206.

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héraldique originel (« Blason des armes des Vénitiens »de Jean Lemaire, « Blason de Brou » d’Antoine Du Saix,ou encore « La louange et description de plusieursbonnes villes et cités du noble royaume de France » dePierre Grognet) ou qu’ils versent plus franchement dansla satire politique (« Blason de le In exitu Israël de Francecontre celui des Bourguignons », resté anonyme), reli-gieuse (« Blason des hérétiques » de Pierre Gringoire) oubien morale (« Blason des armes et des dames » deGuillaume Coquillart, « Blason des dames » de Rogerde Collerye ainsi que de Nicolas Désiré, « Blason desfausses amours » de Guillaume Alexis, et même « ContreBlason de fausses amours » attribué à un certainDestrée), leur parenté avec le blason anatomiquedemeure en grande partie illusoire.

L’obscur Pierre d’Anché semble bien être le premier àavoir franchi une étape importante, en composant poursa part, à la fin du XVe siècle, trois blasons en vers, dontun « Blason de la belle fille », sous la forme d’unepseudo-ballade en décasyllabes. Bien qu’elle court-circuite le principe même du blasonnement des membresen privilégiant le tout par rapport à chacune de ses par-ties, cette anatomie morale et physique donne déjà accèsà ces séries paradigmatiques (œil, menton, chevelure,bouche, tétin, pied, etc.) à l’intérieur desquelles les bla-sonneurs feront ensuite librement leur choix. Ce n’est pascependant ici le corps de la femme qui met sur la pistedu blason anatomique de la tradition marotique, maisplutôt la brièveté d’une pièce à la tonalité épigramma-tique, susceptible de s’inscrire dans une série organique,au sens où elle réunit des éléments de même nature : lesbons vins, la belle fille et le bon cheval, entendus commedes objets de plaisir masculins typiquement « français » 1,dont la liste pourrait être augmentée par d’autres poètesdans le cadre d’une psycho-géographie hédoniste. Aprèsavoir, pour certains, d’abord figuré indépendamment dans

1. Voir n. 1, p. 12.

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plusieurs recueils collectifs, dont Le Jardin de plaisancedès 1501, ces trois poèmes sont d’ailleurs réunis dans unseul volume 1, bien avant que les recueils marotiquessoient en gestation. Là encore, le geste éditorial est essen-tiel dans la compréhension du phénomène, comme on leverra plus loin.

Marot n’ignore pas toutes ces variations, mais il opèreune double inflexion, que la définition donnée parSébillet signale clairement. Elle porte sur la forme poé-tique (le blason devient avec lui une variété de l’épi-gramme 2), ainsi que sur le type d’argument (le [beau]tétin présuppose une série organique, celle des membresdu corps féminin). Concernant la nature épigrammatiquedu blason marotique, il faut rappeler que la première édi-tion de L’Adolescence clémentine (1532) comporte déjàune section de pièces brèves, intitulée Blasons et envois,où figurent cinq blasons en vers sur divers sujets, touscomposés avant 1527 3. Ces derniers sont ensuite reprisen 1538 dans les Œuvres publiées à Lyon par ÉtienneDolet, mais dans le Premier livre des Épigrammes, où ilsperdent cette dénomination, en même temps que les bla-sons du beau et du laid tétin 4. Ce blason, pratiqué parMarot depuis les années 1520, possède donc bien dansson ADN une dimension à la fois descriptive et élogieuse,qui l’apparente aux blasons en vers de la fin du XVe siècledans leur caractérisation la plus large, mais il fondemaintenant une grande partie de son originalité sur sabrièveté, sa légèreté de ton, voire le fait qu’il est « aiguen conclusion », comme le relève Sébillet, et comme le

1. Les trois Blazons composez par monseigneur Pierre Danché Escuyr. C’estassavoir Le blason des bons vins, Le blason de la belle fille, Le blason d’ungbon cheval, Poitiers, [E. de Marnef, v. 1520-1528]. Le même recueil a étéimprimé avec le titre Les trois blasons de France (s.l.s.n.s.d.). 2. L’épigrammeest une forme poétique brève, issue de la tradition votive gréco-latine, et quise caractérise par une tournure pleine d’esprit. Marot est à l’origine de sonrenouveau dans la poésie d’expression française. 3. Œuvres complètes(2007), I, p. 166-168. 4. Seul le recueil manuscrit offert au connétable deMontmorency en mars 1538 mentionne dans le titre la qualité de blason, ceque les imprimés contrôlés par Marot ne font pas.

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confirme la lecture du blason du beau tétin, composéd’une trentaine d’octosyllabes à la syntaxe trépidante,multipliant allusions et traits d’esprit, et s’achevantmême sur un effet de pointe (le « tétin de pucelle » deve-nant « tétin de femme entière »), dont l’interprétationdemeure sujette à caution 1.

Quant au choix de l’argument anatomique, il oblige àenvisager, au-delà du seul tétin, la somme des membres(ou des parties) du corps féminin. Or un tel système des-criptif connaît bien pour sa part des développementsantérieurs. Il existe en effet toutes sortes de poèmes quiont offert une description en vers de séries organiques(les couleurs, les fleurs, les pierres précieuses, les ani-maux, les villes, les professions, voire les passions ou lestypes humains), en prenant parfois même incidemmentle titre de blason. Les Mots dorés de Caton de PierreGrognet (1530) illustrent parfaitement cet imaginaire decatalogue visant à la description systématique du mondephysique et moral. On peut alors faire l’hypothèse quele blason anatomique entreprendrait dans son domained’élection (le corps féminin), avec la contribution desmédecins anatomistes, ce que d’autres poèmes ontaccompli à partir des taxinomies savantes établies par leshistoriens, les géographes ou les philosophes. Le dévelop-pement, manuscrit puis imprimé, des recueils de blasonsanatomiques coïncide en effet à peu de chose près, pourreprendre la thèse de Jonathan Sawday 2, avec celle desatlas anatomiques du corps humain, composés et publiéssous forme imprimée (des planches volantes aux volumesin folio) par les médecins contemporains de Marot. Unevéritable culture de la dissection envahit le champ dessavoirs en Europe. De là une série de parallélismes frap-pants entre les deux phénomènes : d’un côté, ces poètesblasonneurs et, de l’autre, des médecins anatomistescomme André Vésale, qui fait ses études en France entre1533 et 1536, avant d’élaborer par étapes ses propres

1. Voir L.K. Donaldson-Evans (1997). 2. Voir J. Sawday (1995), p. 188-212.

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manuels d’anatomie, jusqu’à la publication en 1543 duDe humani corporis fabrica ; Walter Hermann Ryff, dontl’Anatomica est publiée à Paris en 1543 ; ou bien encoreCharles Estienne, dont l’atlas anatomique est pour sapart annoncé par l’imprimeur dès 1536, publié en 1545avec des planches d’Étienne de la Rivière, et traduit enfrançais un an plus tard 1. Un tel découpage verbal etvisuel du corps humain entretient dans son domaine deréférence un système de représentation que le blason ana-tomique est certes susceptible d’intégrer 2, mais cettepoésie aux accents très variés, où se côtoient presqueimmédiatement un raffinement pétrarquiste chaste,pudique et spiritualisé (cheveux, front, œil, sourcil,main), un érotisme mignard où la chair affleure (joue,bouche, gorge, tétin, ventre, cuisse), voire disparaît, auprofit de catégories morales abstraites (esprit, grâce, hon-neur), ou bien réapparaît brutalement dans un sursautd’obscénité satirique (con, cul, pet et vesse), tout en jouanttoujours sur le principe de réversibilité entre l’éloge et leblâme (passage des blasons aux contreblasons), ne mobi-lise cependant aucun savoir scientifique, même largementvulgarisé. Les enjeux sont ailleurs, chez Marot commechez ses principaux imitateurs, et il n’y a pas de raccourciqui puisse, par exemple, conduire du livre I de l’Histoiredes animaux d’Aristote ou bien du De usu partium deGalien, deux traités qui font autorité à la Renaissance enmatière d’anatomie humaine, jusqu’à ces blasons, qui semoquent, à quelques nuances près, d’un tel savoir 3.Quant au vernis théologique, qui permet aux adversairesde Marot de soumettre les membres du corps terrestre àune attaque en règle au nom d’arguments souvent rebat-tus, il relève ici d’un tout autre usage.

1. Voir Dossier, p. 205. 2. Voir K.B. Roberts et J.D.W. Tomlinson (1992),p. 125-205. 3. Seuls les contreblasons de La Hueterie témoignent d’uneattention à certains détails physiologiques qui relèvent d’un savoir spécialisé(voir en particulier les contreblasons de la bouche, du ventre, du con etdu genou).

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En choisissant le terme « blason » pour caractériser(momentanément) une variété de l’épigramme et en bla-sonnant un (beau) tétin, tout en imaginant déjà réunifierles membres d’un corps féminin avec l’aide d’autrespoètes, Marot mène en fait plusieurs opérations de front :d’une part, revivifier la poésie lyrique d’inspirationamoureuse en mettant à profit sa connaissance de la tra-dition épigrammatique gréco-latine, ainsi que du néo-pétrarquisme italien de la fin du Quattrocento ; d’autrepart, s’inscrire dans une tradition bien française, celle desblasons en vers, moins par souci de conformité générique(parce que celle-ci n’a jamais existé) que par souci decontinuité historique (afin de servir la politique culturellede François Ier).

Les deux corps du poète du roi

L’entreprise de publication des blasons anatomiques,qui débute sous forme manuscrite à Ferrare en 1535, sepoursuit sous forme imprimée en France courant 1536 etconnaît une première série de répliques éditoriales jus-qu’au milieu du siècle, est très étroitement liée aux posi-tions, réelles (valet de chambre du roi à la pensionenviable) et symboliques (poète de cour au rayonnementconsidérable), tour à tour occupées, abandonnées etmomentanément reconquises par Marot jusqu’à sa morten 1544. C’est la raison pour laquelle cette histoire com-mence de façon très anecdotique avec une première alter-cation, sur fond de tensions religieuses, entre Marot etun autre poète proche de la cour, François Sagon. Celle-ci a lieu à Alençon, le 16 août 1534, à l’occasion descérémonies qui accompagnent le mariage d’Isabeaud’Albret (l’infante de Navarre) avec René de Rohan-Frontenay. Catholique intransigeant, Sagon n’aurait passupporté d’entendre Marot professer ouvertement desidées réformées, et les deux hommes en seraient alorsvenus aux mains. Mais tout se précipite avec l’affaire des

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Placards affichés contre la messe en octobre de la mêmeannée, qui provoque une répression sans précédent dansles milieux réformés. Immédiatement inquiété, Marotquitte précipitamment Blois. Son domicile parisien estperquisitionné, ses livres et ses manuscrits sont saisis. Lacarrière du « prince des poètes français », comme il estencore désigné dans le recueil collectif des Fleurs dePoésie Françoyse publié la même année, connaît uneinterruption brutale. Après avoir été arrêté et rapidementinterrogé à Bordeaux en novembre, Marot réussit às’enfuir et à gagner la cour de Marguerite de Navarre àNérac. Condamné peu après par contumace, il quitte leroyaume afin de trouver un asile plus sûr à Ferrareauprès de Renée de France, l’épouse d’Hercule II d’Este,dont les sympathies pour la Réforme et le goût pour lesbelles lettres sont bien connus. Marot n’a cependantqu’une préoccupation : retrouver la place en vue qui étaitla sienne à la cour de François Ier. C’est la raison pourlaquelle il envoie, durant le printemps 1535, deux épîtresen vers pour tenter de se disculper auprès du roi 1. Celles-ci provoquent des réactions immédiates de la part de sesrivaux à la cour, parmi lesquels François Sagon 2, JehanLe Blond 3 et le mystérieux « général Chambor », ditaussi « général de Caen ». Animés par des intérêtsconvergents, ces derniers entendent s’opposer par tousles moyens à son retour en grâce. Se constituent ici lesprémisses d’une formidable querelle, qui va se poursuivresous forme imprimée durant près de deux ans 4 et quijoue en réalité un rôle central dans l’histoire des recueilsde blasons et de contreblasons anatomiques.

1. « Épître au Roi, du temps de son exil à Ferrare », L’Adolescence clémen-tine, Anvers, J. Steels, 1536 (Marot, Œuvres complètes [2009], II, p. 207-213) ;« Au très vertueux prince, François, Dauphin de France », plaquette s.l.s.d.,reprise dans les Œuvres, Lyon, 1544 (ibid., p. 309-311). 2. Le Coup d’essay(1536). 3. « Épître à Clément Marot réponsive de celle parquoi il se pensaitpurger [vider] d’hérésie luthérienne », Le Printemps de l’humble espérant(1536). 4. Voir T. Mantovani (1997).

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Marot trouve facilement sa place à Ferrare 1. Dotéd’une charge de secrétaire, il a même l’occasion dereprendre ses traductions d’Ovide 2 et d’approfondir saconnaissance de la poésie italienne. Il continue d’écriredes vers d’inspiration profane ou religieuse. Le recueilmanuscrit offert au connétable de Montmorency enmars 1538 est le meilleur témoin de son activité durantcette période. On y trouve de nombreuses pièces de cir-constance, ainsi que des poésies galantes composées pourdes femmes de la cour (Renée de France, mais aussiMichelle de Saubonne, la baronne de Soubise, et ses deuxfilles, Anne et Renée de Parthenay). Tout cela justifie desituer la composition du premier blason anatomique,celui du beau tétin, à la fin du printemps, ou bien aucours de l’été 1535 dans le cadre de cette sociabilité decour, peut-être même au sein du « bosquet », dans l’îlede Beauregard, la résidence d’été des ducs de Ferrare, quiaccueille toutes sortes de réjouissances collectives et oùla musique et la poésie sont en bonne place.

Ce premier blason possède cependant plusieurs usages,situés dans des temps et des espaces différenciés. Com-posé « de bon zèle/ Sur le tétin d’une humble demoi-selle 3 », il nous informe d’abord peut-être trèsindirectement sur la vie sentimentale du poète, ou dumoins sur sa sensualité évidente (plaisir des mots et dela chair) ; réinscrit dans le contexte des divertissementsde cour, il s’adresse à des lectrices de haut rang, dont ilsatisfait le goût pour une épigramme en vers français auxaccents érotiques, subtilement compatible avec la théolo-gie mariale (plaisir des mots et de l’esprit) ; immédiate-ment « envoyé de Ferrare à la cour de France », pourreprendre le titre à rallonge qu’il porte encore en 1538

1. Voir R. Gorris Camos (1997), et G. Berthon (2014), p. 159-168. 2. Encou-ragé par François Ier, Marot a publié en 1534 le Premier livre de la Métamor-phose d’Ovide. Il poursuit ensuite son entreprise de traduction parintermittence, jusqu’à la publication du second livre en 1543, un an avantsa mort. 3. « À ceux, qui après l’épigramme du beau tétin en firentd’autres », v. 5-6. Voir Dossier, p. 197.

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dans le manuscrit Montmorency 1, il constitue enfin unrappel à l’ordre (l’homme est peut-être en exil, mais lepoète est toujours là), et même une invitation à entretenirla réputation de Marot, de façon à favoriser son retouren grâce. Séduire une femme en la magnifiant, plaire àun premier public essentiellement féminin, mais aussiimpressionner des hommes, soit une génération de poètesplacée sous son autorité symbolique 2, voilà les usagesprogrammés d’un tel blason 3. S’il est impossible de sta-tuer plus précisément sur les deux premiers, le troisièmeva très vite dépasser toutes les espérances de Marot.

De nombreux blasons manuscrits, d’abord issus desmilieux humanistes proches de la cour, commencent àvoir le jour et à circuler entre l’été et l’hiver 1535. Mêmesi Marot ne donne aucun nom dans la liste partielle quifigure dans l’épître en vers de février 1536, celle-ci permetde reconstituer un premier groupe de blasonneurs puta-tifs (Jean de Vauzelles, Maurice Scève, Noël Alibert aliasAlbert le Grand, Antoine Héroët, Victor Brodeau,Claude Chappuys et Jacques Le Lieur), dont la basesociologique (valets de chambre, notaires, secrétaires,bibliothécaires) est déjà très homogène 4. Que nous ditexactement Marot dans cette épître ? Il se félicite d’aborddu succès immédiat qu’a connu son blason « à la cour »(de France), qui séjourne à Lyon depuis janvier 1536,puisque c’est là que l’essentiel se joue à ses yeux. Denombreux poètes l’ont en effet très vite « imité », prou-vant qu’ils étaient toujours prêts à le « suivre » (sanspour autant aller jusqu’à Ferrare, cela va de soi). Il accré-dite ensuite la tenue d’un concours, avec ses dix partici-pants dûment jugés à partir des manuscrits réunis, son

1. Recueil inédit (2010), p. 198. 2. Sur la génération Marot, voir G. Defaux(1997). 3. On peut également faire l’hypothèse, à partir du laid tétin (voirv. 4, et n. 1, p. 156), d’une relecture ironique et décalée du portrait contrastédes femmes françaises et italiennes, dressé quinze ans auparavant par sonpropre père, Jean Marot, depuis Milan. Voir « Épître des Dames de Parisaux courtisans de France étant pour lors en Italie », Les deux recueils (1999),p. 27-34. 4. Voir S. Charton-Le Clech (1993), p. 249-309, et G. Gadoffre(1997), p. 105-113.

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premier prix doté d’une récompense (« de laurier la cou-ronne 1 »), accordé au blason du sourcil 2, et son lauréat(ce « Lyonnais » anonyme, c’est-à-dire Maurice Scève).S’il ne faut sans doute pas donner trop de crédit à l’hypo-thèse d’un véritable concours (le terme est apocryphe) 3,on peut néanmoins supposer que le beau tétin a pu êtreaccompagné d’une sorte de lettre de cartel, aujourd’huidisparue, qui aurait incité quelques-uns de ces poètesrestés proches de Marot à blasonner à leur tour le corpsféminin, car ils ne l’ont sûrement pas fait spontanément.On se situe cependant dans un cadre relativement infor-mel, qui n’est ni celui des Puys 4, ni même exactementcelui de ces jeux littéraires couramment pratiqués à lacour.

Cette émulation collective est placée sous le patronagedu poète en exil, mais elle crée une véritable mode, quilui échappe en réalité très vite. C’est aussi ce que révèletacitement l’opération ferraraise de février 1536, dontrend compte l’épître en vers. En imposant une logique deconcours de façon rétrospective (beau tétin) et ensuiteprospective (laid tétin), en espérant que d’autres poètescomposeront des contreblasons, Marot essaie de prendre,ou de reprendre, le contrôle sur un phénomène dont ilne retire qu’un profit symbolique. En ce qui concerne leblason du laid tétin, on a bien affaire à un véritableconcours, fondé sur la composition d’un blason sansintrigue sentimentale ni circonstance mondaine à la clef,avec des règles clairement énoncées et même la promesse

1. « À ceux, qui après l’épigramme du beau tétin en firent d’autres », v. 24.Voir Dossier, p. 198. 2. À noter qu’il existe une traduction italienne de ceblason du sourcil, attribuée à Luigi Alamanni. Elle est citée par Luca Anto-nio Ridolfi (Aretefila, Lyon, 1562), qui évoque même un anneau d’or (« unoanelletto d’oro », p. 139) qui aurait été accordé au vainqueur par la duchessede Ferrare. 3. Le débat concerne aussi bien le mot que la chose depuis lestravaux fondateurs de V.-L. Saulnier (1948-1949). 4. Les Puys sont dessociétés littéraires pieuses, qui organisent des concours de poésie à inter-valles réguliers. Un des plus célèbres en France est celui de Rouen, auquelcertains blasonneurs (Marot, Le Lieur et Sagon) ont eux-mêmes plusieursfois participé.

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d’une nouvelle récompense (« De vert lierre une couronneaura,/ Et un dizain de muse marotine 1»). Toutefois, celui-ci va constituer un échec flagrant, non seulement parceque très rares sont les poètes qui semblent avoir cettefois-ci répondu à l’appel de Marot, mais aussi parce queceux qui l’ont d’abord fait (La Hueterie en tête) en ontsciemment détourné les règles, transformant un exercicede virtuosité poétique sans grands enjeux moraux en unréquisitoire moral sans grande virtuosité poétique 2.D’où peut-être aussi le désintérêt rapide de Marot, qui,après son départ de Ferrare pour Venise en juin 1536,n’intervient plus du tout dans cette affaire, désormaisentièrement prise en main par les imprimeurs, quipublient alors recueil sur recueil (collectifs, anonymes etillustrés) en se souciant moins de son sort ou de ses inten-tions que des initiatives locales et de leur intérêt écono-mique 3. Ce n’est pas son retour en France en décembrede la même année, suivi d’une cérémonie d’abjurationorganisée à Lyon en présence de la cour, qui apporte unquelconque changement. Marot se contente par la suited’inscrire ses deux poèmes, accompagnés de l’épître defévrier 1536, dans ses propres recueils de 1538 (manuscritet imprimé), sans jamais se prévaloir du succès éditorialdes recueils collectifs dont il est à l’origine, et sans plusjamais s’aventurer sur ce terrain organique, puisqu’il neblasonnera aucun autre membre du corps féminin.

Le blason anatomique est pourtant bien d’emblée unobjet de collection, un poème qu’on n’écrit pas seul, etqui n’est pas fait non plus pour être lu seul, mais avecd’autres, afin de reconstituer ensemble un corps, qu’unrecueil mettrait au jour. Mais ce corps fragmenté, ce n’estpas seulement celui d’une (belle) femme (parfois « dégen-rée »), un corps éparpillé façon puzzle et dont les pièces,qui sont encore en désordre dans l’épître de Marot,

1. « À ceux, qui après l’épigramme du beau tétin en firent d’autres », v. 88-89. Voir Dossier, p. 200. 2. Pour plus de détails, voir infra, p. 33 sq. 3. VoirP. Desan (2002), p. 143-186.

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seront plus ou moins réordonnées dans les recueils impri-més publiés par la suite. Ce corps fragmenté, c’est aussicelui d’un groupe d’hommes qu’un corps de femmeréunit. Grâce aux blasons anatomiques, Marot souhaiteen effet que les poètes influents à la cour fassent preuved’un véritable « esprit de corps », dans une période decrise où se joue sa carrière. Le poète exilé espère qu’ilsvont littéralement faire corps avec lui et autour de lui,former une sorte de corporation (members only !) 1 jouanten sa faveur. Or, pour revenir au groupe des premiersblasonneurs, non pas ceux de la liste fragmentairedonnée par Marot dans son épître de février 1536, maistous ceux figurant dans les recueils imprimés publiésdans les mois qui suivent, on peut d’ores et déjà releverque le fait d’en faire partie ne signifie pas forcément,comme Marot voudrait le croire (ou le faire croire),qu’on se situe sous son autorité et que, dans le contextetendu de l’exil, on souhaite même son retour en grâceimmédiat.

On a parfois supposé que l’absence de Mellin de Saint-Gelais parmi les blasonneurs, longuement déplorée parMarot lui-même, s’expliquait par le risque qu’il y auraiteu pour lui de s’afficher avec le poète en exil. Il faut cher-cher d’autres raisons à cette absence, ou plutôt à cetteprésence différée 2, et sans doute du côté des intrigues decour. Si les premiers contributeurs sont bien souvent à lafois marotiques et amis de Marot, ils ne le sont pas tous.Quel sens donner en particulier à la participation activede Sagon à cette entreprise ? Tout en s’en prenant vio-lemment au poète en exil dans son Coup d’essay, présentéau roi en janvier 1536 dans l’espoir de récupérer unecharge de valet de chambre laissée vacante, ce derniercompose en effet un blason du pied et un autre de lagrâce, qui circulent immédiatement à la cour sous forme

1. Voir T. Hunkeler (2003) et N.J. Vickers (2010). 2. Sur le rôle de Saint-Gelais dans cette affaire, que ce soit en 1535-1536 ou dans les années quisuivent, voir le Répertoire, p. 265, ainsi que le Dossier, p. 230 et 246.

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manuscrite, avant de figurer dans les premiers recueilsimprimés. On constate ainsi que Sagon a pu être simulta-nément blasonneur et antimarotique, ce qui explique laprudence avec laquelle il répond à La Hueterie, quirecherche sa caution au moment de publier un Contrebla-son très critique envers toute cette entreprise anato-mique 1. Et quel sens donner également à la participationtrès probable de François Ier lui-même, à qui l’on attribueun blason du corps, publié en bonne place dès 1536 2, àun moment où le roi manifeste toujours son intransi-geance à l’encontre de son ancien protégé ? Après avoir« pri[s] merveille 3 » du blason du sourcil de Scève àl’occasion du séjour lyonnais de la cour en janvier 1536,François Ier aurait en effet joué un rôle déterminant dansla cristallisation de ce phénomène de mode dans les moisqui suivent. Il encourage alors les poètes de cour (dontsans doute Sagon lui-même) à composer des blasons ana-tomiques à la suite de Marot, et peut-être aussi les impri-meurs lyonnais à les mettre en recueil. En 1533, unevéritable mystification archéologique, organisée à Avi-gnon autour du tombeau de Laure, avait donné lieu àune émulation pétrarquienne, en associant déjà, sousl’influence du roi, Maurice Scève, Victor Brodeau, Mellinde Saint-Gelais, Guillaume Bochetel et Clément Marotlui-même 4. On retrouverait ainsi, début 1536, les condi-tions d’une nouvelle émulation, strictement marotiquecelle-ci, autour d’un autre corps féminin. Le contexte enest très différent, puisque au jeu de l’exhumation succède

1. Quand il s’agit, quelques mois plus tard, de répondre à Marot, qui associeles deux hommes dans sa vindicte (« Ce Huet et Sagon se jouent./ Par écritl’un l’aultre se louent/ Et semblent (tant ils s’entreflattent)/ Deux vieux ânesqui s’entregrattent », Le valet de Marot contre Sagon [1537], in Marot,Œuvres complètes [2009], p. 275), cette prudence tourne à la réticence pureet simple, puisque Sagon précise alors qu’il « ne vit jamais Huet ou Hueteriequ’une fois à Paris et ne lui écrivit onc qu’une petite épître contrainte » (LeRabais du caquet de Fripelippes et de Marot dit Rat pelé, [Paris, G. de Bosso-zel, 1537], f. A3vo). 2. Pour plus de détails bibliographiques, voir infra, p. 24.3. F. de Billon (1555), f. 35ro. 4. Sur cet épisode politico-artistique, voirE. Giudici (1980) et D. Maira (2003).

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celui de la dissection, mais on se situe toujours au plusprès de cette « poésie royale collective 1 », typique durègne de François Ier, et à laquelle Marot fait d’ailleurstacitement allusion dans son épître.

La rapidité avec laquelle cette mode, lancée depuis Fer-rare, s’est développée en France et l’intensité du travailde publication manuscrite et imprimée opéré entrel’été 1535 et l’été 1536 permettent de mettre au jour deslogiques de groupe, presque concomitantes mais parfoiscontradictoires au vu de la situation de Marot : celle deslecteurs (et lectrices) de blasons réunis à Ferrare, quiorganisent ou cautionnent ce (double) concours « mar-rainé » par Renée de France, qui est fait pour renforcerle prestige de l’« archipoète » en exil et faciliter sonretour en grâce ; celle des poètes proches de la cour, quicontribuent à entretenir un véritable phénomène demode « parrainé » par le roi, mais qui échappe aucontrôle des seuls amis de Marot ; enfin celle des librairesimprimeurs, qui inventent des recueils collectifs d’unnouveau genre, sans plus se soucier du sort du poète enexil, parce que d’autres intérêts sont désormais en jeu.

La chose antique est renommée en chacune boutique 2

Dans un laps de temps très court, les librairies lyon-naises et parisiennes donnent tout son retentissement auphénomène des blasons anatomiques. Afin de mieuxcomprendre cet enchaînement très rapide des événe-ments, il faut une nouvelle fois revenir à l’épître defévrier 1536. Celle-ci signale bien une première liste deonze blasons anatomiques (tétin, chevelure, cœur, cuisse,main, œil, esprit, bouche, larme, oreille et sourcil), mais

1. J. Balsamo (2004), p. 40. Sur le même sujet, voir C. Pascolo (1997) etM. Huchon (2012). 2. Cette formule est utilisée au sujet des recueils impri-més de blasons anatomiques par Sagon dans son épître en vers adressée àLa Hueterie. Voir v. 99-100, p. 184.

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sans ordre interprétable ni même possibilité d’identifica-tion formelle, puisque Marot ne donne ni les incipit, ni lenom des auteurs (même s’il doit les connaître en partie).Au moment même où il compose cette épître, biend’autres blasons manuscrits sont déjà en circulation,comme il le reconnaît volontiers. C’est ce corpus trèsinstable qui va servir de base à une première série derecueils imprimés, dont le formatage, le nombre, la locali-sation, les corrélations et même le contenu exact sontaujourd’hui impossibles à préciser, à cause de la conser-vation de très peu d’exemplaires complets et de la pré-sence de plusieurs fantômes bibliographiques 1.

On ne dispose plus en effet que de deux recueils deblasons anatomiques portant le millésime 1536 : le pre-mier est attribué à l’imprimeur parisien Denis Janot et lesecond au Lyonnais Denis de Harsy. En dépit de leursdifférences d’origine et de contenu, ils ont tous les deuxété annexés au même volume, qui réunit la traductionfrançaise de l’Hécatomphile de Leon Battista Alberti etle recueil collectif des Fleurs de Poésie Françoyse. Cetteaugmentation opportuniste d’un livre publié pour la pre-mière fois à Paris par Galliot Du Pré en 1534 répondcertes à des intérêts commerciaux bien compris, mais ellen’en possède pas moins une certaine logique, surtout sil’on considère Les Fleurs de Poésie Françoyse. Non seule-ment ce recueil met en œuvre la politique culturellepromue par François Ier, mais il témoigne aussi de lafaçon dont les divertissements de cour sont désormaisdestinés, grâce au livre, à un plus large public 2. À la suitede l’Hécatomphile, on trouve donc dès 1536 les Fleurs etles Blasons, deux recueils collectifs d’inspiration amou-reuse, pourvus d’illustrations, et qui partagent un certainnombre d’intervenants, comme Victor Brodeau, ClaudeChappuys, Clément Marot et sans doute François Ier

lui-même.

1. Voir M. Vène (2007-2008), ainsi que C. de Buzon et W. Kemp (2014).2. Voir N. Dauvois (2012) et M. Huchon (2012).

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L’édition Janot, d’une conception sommaire, ne ras-semble que douze blasons (parcourant le corps des che-veux jusqu’au cul) sans page de titre réservée aux blasons,mais le seul exemplaire conservé est malheureusementincomplet. Quant à l’édition Harsy, plus élaborée, elle enréunit trente-trois (les membres étant encadrés par unblason du corps et un autre de la mort), présentés sous letitre Blasons du Corps Fémenin. Les deux imprimeursajoutent des gravures sur bois (de provenance différented’un recueil à l’autre) et préservent l’anonymat des bla-sonneurs.

On connaît par ailleurs deux éditions parisiennesd’Antoine Bonnemère portant les millésimes 1538 et1539, dont la seconde réunit pour sa part vingt-deuxblasons (parcourant à nouveau le corps des cheveux jus-qu’au cul), en suivant les mêmes principes de composi-tion que les précédentes (annexion, illustration,anonymat), mais sans ajouter de pièces nouvelles 1.

Arrive enfin, en 1543, l’édition parisienne de CharlesLangelier, qui nous sert ici de référence. Désormaisdétaché de l’Hécatomphile et des Fleurs de Poésie Fran-çoyse, ce recueil est le premier aujourd’hui conservé quisoit entièrement autonome et muni d’un titre développé(Blasons anatomiques du corps féminin). Avec trente-huitblasons (et deux courtes pièces polémiques insérées) 2, ilréunit la collection la plus importante. Trente et un sontmême attribués à une quinzaine d’auteurs, identifiés parleur nom, leur titre nobiliaire, leur pseudonyme, voireune devise. Mais Langelier ne s’en tient pas là. Commela page de titre l’annonce, il ajoute en effet aux blasonsun recueil de contreblasons muni d’un titre complet(Contreblasons de la beauté des membres du corpshumain), et restitué à son auteur, Charles de la Hueterie.

1. Celle de 1538, dont la bibliographie donne les références en fin de volume,est certainement identique à celle de 1539, mais on n’a pu la consulter.2. « L’excuse du corps pudique » (voir infra, p. 133) et « La réponse dublasonneur du cul » (voir infra, p. 97), toutes les deux composées parE. de Beaulieu.

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Cette édition parisienne, suivie de quelques répliquesd’un intérêt secondaire, parce qu’elles reprennent lemême corpus (Langelier à nouveau en 1550 et NicolasChrestien en 1554, notamment), a souvent été considéréecomme le véritable aboutissement d’une entreprise édito-riale commencée en 1536 et poursuivie ensuite par étapessuccessives jusqu’à son plus haut point d’épanouisse-ment ; mais cette hypothèse mérite aujourd’hui d’êtrecorrigée.

Publiée à Paris alors que la mode des blasons anato-miques est en réalité achevée depuis plusieurs années déjà(même si certains poètes continuent d’en composer etd’en publier quelques-uns en dehors des recueils collec-tifs), l’édition fournie par Langelier possède une réelleimportance sur le plan historique, mais pas celle qu’onveut parfois lui accorder. Elle constitue sans doute lemontage de deux recueils, très légèrement modifiés surle plan typographique : un premier recueil de blasons,aujourd’hui disparu, et un second de contreblasons, poursa part parfaitement identifié. Si l’on envisage d’abord lecorpus des trente-huit blasons anatomiques, au vu desrecueils de 1536 aujourd’hui disponibles, on constate quesept d’entre eux ne figurent ni chez Janot ni chez Harsy.Il s’agit des blasons de la dent (Michel d’Amboise), ducon de la pucelle (anonyme), du con (Guillaume Bochetel),du cul et du pet (Eustorg de Beaulieu), de la grâce (attri-bué à François Sagon de façon fautive et laissé anonymedans notre édition) et enfin du bras (Jomet Garei).

Or ils ne sont pas tous inédits, puisque Eustorgde Beaulieu a fait figurer tous les siens (cul et petcompris) dans les Divers rapportz, publiés à Lyon dès1537, où ils étaient déjà assortis des deux pièces polé-miques insérées en 1543. Plus encore, une lecture atten-tive des critiques féroces qu’ont values à Beaulieu sonblason du cul permet de comprendre que ce dernier étaitdéjà diffusé sous forme imprimée dès 1536 et, selon toutevraisemblance, en compagnie de son congénère le pet. Ilne resterait plus que cinq blasons inédits en 1543. Il faut

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cependant donner tout son sens à la précision apportéepar l’imprimeur lui-même dans le titre à rallonge dublason du bras de Jomet Garei. En insistant sur le faitque ce poème est « nouvellement composé 1 », et doncinédit, contrairement aux autres, Langelier distingue bience membre prothétique de tous ceux qui le précèdent,ce que vient d’ailleurs confirmer sa mise à l’écart dansle recueil.

La question est maintenant de savoir comment auraitprocédé Langelier pour composer l’essentiel de sonrecueil de blasons à partir du seul héritage de 1536 laisséà sa disposition. Ce qu’on remarque d’abord, c’est qu’uncertain nombre de pièces, qui figurent dans les deux édi-tions aujourd’hui conservées, ne sont pas reprises en1543 : d’une part les blasons de la bouche, de l’esprit etdu cul (Janot) 2, et d’autre part ceux du col et de lalangue (Harsy) 3, ce qui tend à prouver que l’imprimeurparisien n’a pas cherché à compiler tous les blasons dis-ponibles sur le marché afin d’augmenter son proprerecueil. Quant à supposer qu’il évite simplement les dou-blons (la bouche, l’esprit, le cul et la langue étant repré-sentés par d’autres blasonneurs dans son propre recueil),c’est un argument qui n’est pas recevable, tout d’abordparce qu’il en tolère d’autres (dent, nez, etc.), et ensuiteparce que le col n’est pour sa part pas représenté du touten 1543. Tout cela permet de défendre l’hypothèse selonlaquelle Langelier a vraisemblablement repris le contenud’une ancienne édition afin de composer la sienne.

Or tout porte à croire qu’une telle édition a bel et bienexisté, sans doute même sous la forme d’un recueil auto-nome. Eustorg de Beaulieu fait lui-même référence àdeux reprises, et dans des termes presque identiques, à cequ’il appelle le « Livre des Blasons anatomiques » : lapremière fois en 1537 dans le titre à rallonge d’une desdeux pièces polémiques citées plus haut 4, et la seconde

1. Voir p. 173. 2. Voir Dossier, p. 208, 211 et 213. 3. Ibid., p. 213 et 215.4. Voir n. 1, p. 97.

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dans les premiers vers de son « Blason spirituel » de1546 1. Si l’on veut bien accorder un peu de crédit à cettedouble notation bibliographique, cela signifierait qu’ilexistait bien dès 1536 un recueil doté du titre développéde Blasons anatomiques du corps féminin (ou des partiesdu corps féminin), que Langelier n’aurait donc pas forgéde toutes pièces en 1543. Il est malheureusement impos-sible d’en dire plus sur cette édition manquante, sinonqu’elle ressemble beaucoup à celle qui a été jusque-làattribuée à un autre imprimeur lyonnais, François Juste,grand promoteur de la poésie en langue vernaculaire 2.On en trouve la référence dans les bibliothèquesd’Antoine Du Verdier 3 et de Georgius Draudius 4 avecles millésimes 1536 et 1537. Ces fantômes ne seraient quede peu de valeur, si Sagon n’était pas venu lui-mêmeconfirmer à demi-mot dans son épître à La Hueteriel’existence d’une édition des blasons anatomiques publiéeà Lyon par François Juste avant l’été 1536, une éditioncomportant même des attributions, puisqu’il en contestejustement la fiabilité 5. Ce dernier point est important,parce qu’il bat en brèche l’idée selon laquelle Langelierse serait livré à un travail d’attribution effectué a poste-riori, à partir de sources secondaires.

Quelles leçons (provisoires) tirer de tout cela ? La pre-mière, c’est qu’il y a bien eu une véritable floraison derecueils de blasons anatomiques, dont la première sérieimprimée peut être très précisément située dans le temps(au cours du printemps 1536), localisée dans l’espace (àLyon, et sans doute seulement par répercussion à Paris)

1. « Quand me souvient de sept blasons lubriques/ Qu’au Livre dit : Blasonsanatomiques/ Je mis jadis, à la louange et fame [réputation]/ De la beautéexterne de la femme », Chrestienne resjouyssance (1546), p. 207. 2. VoirE. Rajchenbach-Teller (2016). 3. « Le Blason du Pied, imprimé avec lesautres Blasons Anatomiques du corps féminin, à Lyon, par François Juste,1537 » (Les bibliothèques françoises, I, p. 676). 4. « Blasons anatomiques desparties du corps féminin, invention de plusieurs Poëtes françois contemporains,Lyon, François Juste, 1536 » (Bibliotheca classica, II, p. 201). 5. Voir l’épîtreen question, p. 183, et en particulier les notes 4 et 10 qui reviennent surcette question toujours débattue.

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et attribuée à au moins trois imprimeurs (Janot, Harsyet Juste). Cela conduit d’ailleurs Sagon à évoquer, tou-jours dans la même épître, une véritable saturation dumarché dès l’été 1536, qui rendrait presque caduc à sesyeux le projet critique de La Hueterie. La seconde leçon,c’est que les éditions aujourd’hui authentifiées à partirdes exemplaires disponibles en dissimulent bien d’autres,et en premier lieu celle(s) de François Juste, dont l’exis-tence ne fait plus aucun doute et qui pourrai(en)t mêmeavoir servi de modèle à Langelier en 1543. Pour des rai-sons rigoureusement contraires à celles qui ont étéjusque-là mises en avant (mirage d’un recueil augmentépar étapes jusqu’en 1543), on continue donc de défendrel’idée que l’édition de Langelier jette l’éclairage le pluscomplet sur le double phénomène des blasons et contre-blasons anatomiques dans le contexte lyonnais de 1536,parce qu’il se fonde sur des recueils authentiques, ce quine signifie pas qu’il offre le meilleur état du texte d’unpoint de vue philologique. Mais c’est là une affaire decopistes plus ou moins scrupuleux, qui n’interfère pasavec la question de la provenance des textes imprimés.

Textes et contre-textes

Parce qu’il recompose un recueil de blasons et contre-blasons, Charles Langelier donne l’impression de solderles comptes du double concours de Ferrare initié parMarot. Cela constitue en réalité un autre faux-semblant.En publiant un recueil de trente-huit blasons, sur un totalde quarante-deux vraisemblablement imprimés dès 1536dans les différentes éditions disponibles, auxquels onpeut en ajouter deux autres laissés manuscrits mais com-posés à la même époque 1, ainsi qu’une bonne dizaineimprimés pour leur part en dehors des recueils collectifsentre 1536 et 1574 2, dont la moitié provient sans doute

1. Voir Dossier, p. 217. 2. Ibid., p. 223.

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No d’édition : L.01EHPN000643.N001Dépôt légal : octobre 2016