Blanchot lecteur de Lautréamont: l'activité du texte et la passion de la conscience

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"Blanchot lecteur de Lautréamont: l'activité du texte et la passion de la conscience", Maurice Blanchot. Récits critiques , dir. C. Bident et P. Vilar, éd. Farrago/Léo Scheer, 2003. ///http://pierrepachet.blogspot.com////

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Pierre PACHET

Blanchot lecteur de Lautréamont:

L'activité du texte et la passion de la conscience

Composé à partir de textes publiés en revues pendant les années 40, l'essai de

Blanchot intitulé "L'expérience de Lautréamont" est publié en 1949 aux éditions de

Minuit, associé à l'essai "La raison de Sade" sous le titre Lautréamont et Sade; la réédition

de 1963 les fera précéder d'une brève préface, "Qu'en est-il de la critique?". Blanchot y

expose une lecture des Chants de Maldoror qui me semble remarquable dans son œuvre de

critique, comme d'ailleurs dans l'histoire des lectures de Lautréamont.

Elle est remarquable, et sans doute la plus remarquable que Blanchot ait pratiquée

et présentée par écrit, parce qu'elle affronte de façon détaillée toutes les réalités d'un texte,

le mouvement de sa phrase, les circonstances de sa rédaction et de sa parution (telles en

particulier que le texte publié en porte témoignage), les modifications que l'auteur lui a fait

subir (par exemple la suppression du nom du condisciple de Ducasse, Georges Dazet, lors

de l'édition de l'ensemble de l'œuvre) et les insertions autobiographiques qu'elle comporte

explicitement; le mouvement et le développement de ses images, sa façon d'occuper

l'espace de la page et d'accaparer l'attention du lecteur, sa composition en chants, la

naissance en elle des personnages, la façon dont elle engendre et accélère sous nos yeux le

rythme et comme le temps de sa progression, les dénivellations entre les niveaux du récit

et du texte; elle reconstitue enfin l'univers de ses images: les références au monde naturel,

l'engendrement des métamorphoses, et donc ces motifs centraux du texte que sont la

cruauté, les thèmes sexuels, l'insomnie et le sommeil, et bien d'autres. Le lecteur est ici un

guide scrupuleux, aussi complet qu'on peut l'être, dont on constate qu'il a accompli

préalablement et sans en tirer de vanité un travail qui devrait être celui de l'universitaire et

même du plus universitaire des universitaires, de celui qui fait le travail qu'aucun non-

universitaire ne veut faire, et dont les admirateurs de Ducasse se croient volontiers

dispensés par leur ferveur même: le philologue..

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Cette lecture, de plus, s'attaque à l'une des œuvres les plus difficiles à la fois à

évaluer et à suivre. Elle est péremptoire, autoritaire, ironique, inventive et même

imprévisible dans sa progression. Qui plus est, nous ne disposons de presque aucune

information externe sur son auteur et sur sa rédaction. Révélée et exaltée par des

admirateurs enthousiastes, elle leur a fourni des citations isolées et quasi dogmatiques,

presque des slogans ("beau comme la rencontre…", etc.) qui masquent sa réalité de texte.

Précisément Blanchot se refuse à la résumer à ces formules saillantes et banalisées dans

leur excès même, de même qu'il ne se limite pas à en extraire une pensée, une conception,

une "expérience" même (comme il l'a fait dans le cas de Rilke, de Mallarmé, de Kafka),

malgré le titre qu'il donne à cet ensemble d'études en extrapolant à partir de celui qu'il a

donné à l'une des subdivisions: "L'expérience centrale de "Maldoror"", titre qui est lié à la

formulation d'une thèse déjà essentielle à sa conception de l'œuvre: "L'écrivain le plus

conscient, pour autant que le livre qu'il compose met en jeu une part profonde de lui-

même…institue entre son ouvrage et sa lucidité un mouvement de composition et de

développement réciproque, un travail extrêmement difficile, important et complexe, travail

que nous appelons expérience…" (p. 90). Au contraire, il procède à une analyse textuelle

patiente et incroyablement vigilante. Aussi doit-on d'abord en rester, en lisant ces études,

au premier titre que Blanchot avait choisi pour l'un des développements les plus

importants de sa lecture: "L'espérance d'une tête" (d'espérance à expérience, il y a eu un

pas, qu'il faut pour l'instant suspendre): "Qu'avait Lautréamont dans la tête, la nuit qu'il a

tracé les premiers mots: "Plût au ciel que…"? Il ne suffit pas de dire que, en ce premier

moment, Lautréamont n'avait pas, toute formée, la mémoire des six chants qu'il allait

écrire. Il faut affirmer plus: non seulement les six chants n'étaient pas dans la tête, mais

cette tête n'existait pas encore et le seul but qu'il pouvait avoir, c'était cette tête lointaine,

cette espérance d'une tête qui, au moment où Maldoror serait écrit, lui prêterait toute la

force voulue pour l'écrire." (éd. de 1963, p. 91). Par cette phrase sobre en son fond, bien

qu'elle débouche sur des formulations éclatantes et même drôles, Blanchot se replace au

début du texte qu'il examine, et au début de sa rédaction, il coïncide avec l'acte d'écrire de

Ducasse, en même temps qu'il anticipe - discrètement - sur ses propres développements

ultérieurs concernant l'écriture comme apte à s'engendrer elle-même, concernant la façon

dont l'œuvre, marchant vers un but qu'elle invente, engendre celui qui la compose.

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Mais pour l'instant, et comme à côté de son œuvre de théoricien de la littérature,

puisque dans cette lecture il est surtout praticien, il s'invente là pour lui-même une

exigence et une méthode, un soin en tout cas.

")ous ne disons rien qu'il ne dise lui-même", écrit-il (p. 135). Si en effet il

s'interdit d'ajouter au texte qu'il lit, son activité de lecteur consiste à relever des

occurrences, des phénomènes, puisqu'il se refuse, suivant en cela l'injonction du texte, à

"fouiller": ")on…ne conduisons pas plus profondément la meute hagarde des pioches et

des fouilles, à travers les mines explosibles de ce chant impie!" (fin du II° chant, cf.

Blanchot p. 61). Aussi son analyse est-elle pleine d'humilité malgré sa force propre

d'invention, car elle comporte un nombre considérable de citations, qui donnent ou

révèlent au lecteur le texte plus que celui-ci ne veut se donner de lui-même. Quand on lit

cet essai de Blanchot, c'est comme si l'ensemble du texte des Chants nous était restitué,

dans le corps du commentaire ou dans les notes, textuellement ou à travers des

reformulations. Pour y parvenir, le critique a su interrompre ce que le mouvement des

Chants a d'hypnotique, d'irrésistible ou d'oniriquement engourdi, en le ranimant par une

injection de neutralité quasi scientifique, et en se gardant de le mimer dans ses tics ou dans

sa frénésie si souvent contagieuse.

Même quand Blanchot essaie d'être aussi explicite que possible, allant jusqu'à une

lecture presque psychanalytique pour reconnaître ou supposer ce que Ducasse a mis de

biographique dans son poème-roman, quand il suggère délicatement ou crûment ce que

Ducasse à la fois révèle et ne veut pas dire, qui est sexuel, et cruel, Blanchot le fait non pas

pour se défaire de l'œuvre en la ramenant à autre chose qu'elle-même, mais pour rendre

justice au mouvement par lequel elle se constitue, dans sa chronologie propre (que la

lecture thématique annule), dans sa progression, en suivant son ordre. C'est dans les

Chants, non en dehors d'eux, que se trouvent ces aveux, et ce refus persistant de tout dire,

qui cependant se signale comme tel, et confère au texte une sorte de puissance négative qui

contribue à capter l'attention.

Surtout, M. Blanchot montre comment il comprend et refuse diverses méthodes de

lecture, en particulier la lecture thématique de Gaston Bachelard consistant à relever des

motifs et à constituer et classer des rubriques nourries par accumulation de "fiches",

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méthode que Blanchot condamne mais dont il donne néanmoins une illustration qui lui sert

à montrer qu'il a accompli le travail correspondant. A cela il préfère nettement l'attention

portée aux contenus explicites, dont sa lecture fait voir la difficulté, en particulier

s'agissant d'un texte tellement occupé à s'avancer dans le vide sans oublier ce qu'il a posé

auparavant, sans s'y enchaîner non plus. Ce faisant il découvre comme à neuf le textuel, la

réalité du texte, à savoir une réalité qui ne se donne pas au simple bon sens, mais requiert

un exercice infatigable de l'analyse, vouée à la tâche indéfinie de tenir compte de tout ce

qui est écrit, de l'articulation explicite et de la consécution des parties du tout: "On ne peut

pas se débarrasser à la légère des formes logiques d'un livre [comme tend à le faire la

lecture thématique, qui rapproche des éléments disjoints ou ne tient pas compte de leur

organisation], même si l'intérêt de ce livre est de nous faire passer à un plan très supérieur

au discours; on ne peut le faire, parce que, dans une œuvre pleine, il n'y a pas de

prétextes, que tout a une égale importance et qu'en tout cas, on ne peut à l'avance savoir

si ces formes logiques ne représentent pas aussi des valeurs illogiques d'une

extraordinaire efficacité poétique." (p. 82) Ainsi Blanchot accompagne-t-il

minutieusement, scrupuleusement, les mouvements qui révèlent en Lautréamont "un esprit

incroyablement distendu" (p. 135), procédant par résumés, par reconstitutions de la trame

narrative (qu'une première lecture, égarée ou effrayée par l'assaut imprévisible des images,

a du mal à suivre) ou de l'itinéraire qui conduit certaines images de transformation en

transformation, de strophe en strophe et de chant en chant: la comète, la chevelure (p.

118); ou plus simplement encore par la description docile mais attentive du mouvement du

texte, par exemple de la célèbre invocation à l'Océan (Chant premier, strophe IX),

description qui est un modèle de lecture (p. 103): "On le voit, il ne s'agit d'abord que d'une

simple figure: les griffes de l'océan, quoi de plus classique? Mais ces griffes prennent et

trouvent corps, et déjà s'ébauche, dans la fluidité de l'eau, le dragon de la strophe

XXXIII…A cet instant, la phrase toujours magnifiquement réglée de Ducasse est, en

réalité, la proie des mouvements les plus contradictoires: l'océan est "hideux", "laideur"

qui, on le sait, est la particularité et l'obsession de Maldoror; cependant l'océan, par sa

majesté formidable…jette Lautréamont dans l'admiration et l'amour, puis - et presque

aussitôt - dans un sentiment tout contraire…Mais la haine à son tour est trop grande;

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aussi, immédiatement, redevient-elle amitié, plus que cela: passion confidentielle, désir,

soif d'intimité…", etc…

Cette attention est d'autant plus remarquable que Blanchot ne trahit pas de

sympathie agissante pour l'esprit de Maldoror ni d'affinité profonde avec lui: il s'immerge

dans une prolifération d'images qui semble lui être étrangère, tant il apparaît - en dehors de

son œuvre de critique et de théoricien - sobre, réticent, abstrait, pudique. Il faut néanmoins

admettre, à suivre le commentaire, que Blanchot sait reconnaître dans le texte des Chants

certaines réalités concrètes que ses propres récits veulent eux aussi mettre au jour: le désir,

la fatigue, l'engourdissement, le sommeil du plein jour et une sorte de folie qui hante

l'activité de pensée la plus raisonnable.

***

Dans "L'expérience de Lautréamont", je ressaisis une sorte de Blanchot avant

Blanchot, un Blanchot sobre et factuel. Mais cela n'est pas tout à fait vrai. Le radicalisme à

venir est évidemment déjà présent dans ce texte des années 40, même s'il est encore

contenu. J'en vois deux traces. D'abord dans le fait que l'"expérience" alléguée ici par

Blanchot est de nature essentiellement littéraire, elle se joue dans l'écriture, c'est

l'expérience par laquelle, en écrivant Les Chants de Maldoror, le jeune lycéen Isidore

Ducasse devient Lautréamont, l'écrivain que son texte a anticipé, et produit. On pourrait

dire que par cette conception de l'expérience, Blanchot atténue ce que l'expérience de

Ducasse a de non littéraire, expérience de vie, de pensée (par exemple une expérience de

la vigilance, de l'insomnie, de la perversion). La différence de point de vue semble mince,

dans la mesure où cette expérience, quelle qu'elle soit, ne nous est accessible que dans le

texte; mais la torsion que Blanchot imprime à l'idée d'expérience (soulignant le fait que

Ducasse s'est absorbé dans son œuvre et en quelque sorte n'a pas survécu à sa réalisation),

cette torsion a exercé une influence profonde, une séduction durable, sensibles dans le

"textualisme" forcené des années 70 et au-delà. - Le radicalisme est présent d'une autre

façon dans ces études, par l'extension d'une façon de dire qui, héritée d'un certain

hégélianisme, accole des termes contraires en voyant la vérité d'un terme dans le terme qui

le nie. Prenons l'exemple de la vigilance et du sommeil: Blanchot fait valoir avec

pertinence combien dans les Chants, le désir de vigilance et de lucidité ne peut être

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totalement disjoint d'une atmosphère générale de somnolence, d'hypnose, le texte se

présentant explicitement (chant VI, strophe LX) comme "conte somnifère". D'où chez

Blanchot des formulations troublantes, affirmant par exemple que l'insomnie est le

triomphe du sommeil, comme il a déjà posé que la mort est impossibilité de mourir. On

connaît la fortune de ces formules, qui ne sont pas dénuées de sens, mais qui tirent une

part de leur puissance de l'intimidation que l'alliance des contraires exerce sur le lecteur.

Surtout, de telles propositions empêchent de rendre intelligible le lien qui se fait pour

Maldoror entre le sommeil comme acquiescement au sommeil, et le désir de ne pas

dormir: s'il est vrai que dormir ne se fait pas sans acquiescement du vouloir, si ce n'est pas

l'effet d'une simple nécessité naturelle, alors la lutte de Maldoror contre la nécessité de

dormir prend sa valeur de révolte, non pas contre la nature, mais de la volonté contre elle-

même. Les Chants - parce qu'ils témoignent aussi d'une expérience extra-littéraire - ont

quelque chose à dire du sommeil lui-même, de ce qu'il nous demande, de l'autorisation

qu'il obtient de nous. Sur ce point, la sagacité de Blanchot est peut-être une rare fois prise

en défaut, lorsqu'il commente la strophe L de la fin du Chant cinquième qui évoque

l'autorisation donnée par le dormeur aux visions du cauchemar (l'araignée qui vient le

menacer dès que "le sommeil est parvenu à son plus grand degré d'intensité"). Blanchot

écrit (p. 73-74 et n.1): "C'est en vain que le rêveur croit avoir autorisé le cauchemar; la

permission, donnée par le rêve, n'est plus qu'une illusion qui à la fin se dénonce." En ce

point Blanchot est certes très attentif aux séquences logiques du texte; peut-être cependant

a-t-il tort d'interpréter comme "illusion" d'acquiescement la permission qui avait été

donnée à ce à quoi on ne peut se dérober (à savoir le sommeil et ses dangers). L'araignée

du rêve dit à Maldoror: "Tu comprenais toi-même qu'il valait mieux se soumettre à ce

décret irrévocable" [le décret divin qui envoie chaque nuit une araignée sucer la gorge du

dormeur]. Il est difficile, et peut-être surtout inefficace, d'essayer d'avoir raison contre le

texte que l'on veut éclairer; c'est entre autres à la lecture des grands commentaires de

Blanchot, et en premier lieu de celui-là, que cette leçon est dispensée. Lui-même a su

considérer l'œuvre de Ducasse à la fois comme un objet d'étude à considérer avec sérieux,

et comme une incitation à rechercher sans fin: "Etre lucide, écrit-il en effet à propos de la

raison de Lautréamont, c'est l'être, aussi, excessivement" (p. 183).

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