BILLETS D'AFRIQUE

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Briser l'omerta historique : entretien avec les auteurs du nouvel ouvrage "La guerre du Cameroun" BILLETS D'AFRIQUE NOVEMBRE 2016 N°262 2 30 Congo-K / Congo-B / Affaire Sankara / Centrafrique MENSUEL D'INFORMATION SUR LA FRANÇAFRIQUE ÉDITÉ PAR L'ASSOCIATION SURVIE

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Briser l'omerta historique : entretienavec les auteurs du nouvel ouvrage

"La guerre du Cameroun"

BILLETSD'AFRIQUE N

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2016

N°26

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2€30

Congo-K / Congo-B / Affaire Sankara / Centrafrique

MENSUEL D'INFORMATION SUR LA FRANÇAFRIQUE ÉDITÉ PAR L'ASSOCIATION SURVIE

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Promesses pri-maires

RFI (07/10) a interrogé les candidats desprimaires de la droite : « S'ils accédaient àl'Elysée, quelles relations établiraient­ilsentre la France et le continent [africain] ? ».Evidemment, ils sont tous pour une relation« d’égal à égal », « équilibrée », « respec­tueuse » avec les pays africains, et tous pouren faire une priorité. Ils sont tous d’accordpour dire que c’est aux Africains de déciderde leur avenir, et tous pleins de bons conseilspour leur expliquer ce qu’ils devraient faire :à commencer par choisir des entreprisesfrançaises si l’on en juge par l’obsession queconstitue la perte de parts de marché face àla concurrence. Copé se distingue un peu :pour lui, la « Françafrique » ne veut tout sim­plement rien dire et « sa priorité est donc derendre à la France l'influence qu'elle a per­due ces dernières années en Afrique ». Lesautres se contentent de gloser sur les rela­tions ou le lien « particuliers », « histo­riques », « indissoluble », « sentimental » etnotre « destin lié ». Sarkozy promet « un gi­gantesque plan Marshall de développementde l’Afrique » et s’indigne : « Je n’accepte pasqu’il n’y ait pas un seul pays africainmembre du Conseil de sécurité [de l'ONU].Membre permanent, pas membre élu. Dansmon esprit, il en faudrait au moins deux. »Son esprit a dû oublier qu’il aurait pu menercette bataille quand il était aux affaires...

Valls en cam-pagne

Valls n’est bien sûr pas candidat, mais ils'est offert fin octobre une nouvelle tournéeafricaine : Togo, Côte d'Ivoire et Ghana, pourfaire moins françafricain. L'occasion pournous de rappeler que son programme, dé­voilé un mois plus tôt à JeuneAfrique.com(26/09), peine à se distinguer de celui de ladroite . Priorité numéro un : « la France doitêtre encore plus présente à travers ses entre­prises, qui doivent saisir toutes les opportu­nités ». Pour le bien des Africains et de leurdéveloppement, bien sûr. L’histoire colo­

niale riche en massacres : « Ces faitsdoivent être rappelés et commé­morés » mais « laissons les histo­riens mener les travaux et

cessons de vivre dans la culpabilité, le res­sassement et la repentance ». On avait bienremarqué à quel point la classe politiquefrançaise était dévorée de culpabilité et derepentance. La Françafrique ? « Certes,quand je vois un certain nombre d’indivi­dus qui parcourent encore le continentpour le compte de tel ou tel candidat, je nepeux pas nier qu’il reste encore quelquesvieilles pratiques. Notre relation avec lecontinent ne peut pas être banalisée » mais« la Françafrique, c’est terminé ! ».D’ailleurs « Nous avons changé d’époque :lorsqu’il y a des élections, la France ne semêle pas des résultats, elle en prend acte ».On voit bien la différence au Congo, à Dji­bouti, au Tchad, au Gabon, etc.

L’esclavage sympaA l’occasion de l’exposition « The color

line » au musée du Quai Branly depuis le 4octobre, une jolie brochure pédagogiqueavait été élaborée pour le jeune public parles éditions « Quelle histoire », spécialiséesdans les ouvrages historiques pour enfants.Face aux protestations qui ont suivi le vernis­sage, la brochure a été retirée in extremisavant l’ouverture de l’exposition au public.On y apprenait en effet, au sujet des esclavesafricains déportés en Amérique que « cer­tains étaient très malheureux et maltraités,alors que d’autres avaient une vie plusagréable. » L’esclavage, c’est le Club Med ! Labrochure minimisait également la responsa­bilité des Européens puisque « la plupart[des esclaves] avaient été vendus par desAfricains ». La maison d’édition a regretté« un concours de malheureuses circons­tances qui a abouti à la non­prise encompte de corrections lors de l’impres­sion ». Comme une simple coquille oubliée ?Elle précise que le livret a été préparé pardes rédacteurs « qui travaillent habituelle­ment pour Quelle Histoire » et relu par l’his­torienne Patricia Crété, ancienne rédactriceen chef de la revue Historia (LeMonde.fr,06/10). Comme le rappelle Lou Constant­Desportes, rédacteur en chef du site Afro­punk, qui a aussitôt réagi, la brochureillustre surtout « un argumentaire très envogue dans certains cercles politiques fran­çais ».

Crash le mor-ceau

La rubrique « faits divers » de la Défenseest décidément plus instructive que lesauditions du ministre devant les com­missions parlementaires. Après un « ac­cident » qui avait révélé la présence desforces clandestines françaises en Libye(cf. Billets n°261 et 260), des agents de la

DGSE (3 militaires et 2 « civils ») se sont cra­shés, cette fois à Malte. La Libye pourrait êtrel'objectif de ce vol, ce qui n'aurait rien d'unscoop. Mais les agents français volaient dansun avion de CAE Aviation, l’entreprise préfé­rée des services français pour compensercertains moyens aériens. « Le statut de CAEAviation, basée au Luxembourg, immatri­culant ses avions aux États­Unis, avant deles louer aux armées françaises, est extrê­mement curieux, s'agissant de missionsaussi périlleuses engageant la souverainetéde l'État français », relève Jean Guisnel (Le­Point.fr, 25/10). « Selon des acteurs du petitmonde des ESSD (Entreprises de services desécurité et de défense), ces acrobaties pour­raient s'expliquer par la volonté d'échapperaux règles trop normatives des autoritéstechniques françaises ». Et puis les servicesont toujours eu un faible pour l’opacité et ladiscrétion des paradis fiscaux...

La DGSE à nuAprès les rapports élaborés par Human

Right Watch à l’occasion du procès d’His­sène Habré, Claude Silberzahn, ancien pa­tron de la Direction générale des servicesextérieurs français, confirme leur contenuet se livre sur RFI : quand les services fran­çais découvrent que les Américains en­traînent les troupes du (pas encore)général Haftar sur le sol tchadien avec lacomplicité d’Habré, pour attaquer la Libye,il se rend au Tchad : « La France, à ce mo­ment­là, est plutôt sur une ligne de récon­ciliation avec Kadhafi. Nous ne sommespas du tout d’accord pour re­déstabiliser leTchad en faisant partir, depuis le Tchad,une "armée" destinée à renverser mon­sieur Kadhafi ». Mais « dans ce long entre­tien que j’ai eu avec lui (…) HissèneHabré ne m’en a absolument pas parlé.(...) Hissène Habré a joué, dans notre dos,avec les Américains et c’est en sortant quej’ai décidé de l’éliminer. ». La vie est parfoissi simple ! « D’éliminer Hissène Habré ? »,s’inquiète le journaliste. « De l’éliminer dupouvoir », se reprend Silberzahn. » Et c’estainsi que Déby est arrivé au pouvoir. Cedernier n’était par ailleurs pas un inconnudes services, et Silberzahn confirme unautre aspect des mœurs françafricaines :« Le travail de la DGSE est fondamentale­ment de savoir qui est dans l’opposition,qui aura le pouvoir peut­être demain, etles oppositions auxquelles les pouvoirs ac­tuels sont confrontés. Nous avons eu doncdes contacts permanents avec Idriss Déby,depuis qu’il a pris le maquis ». A garder enmémoire lorsque la France a prétendu ouprétendra ne pas connaître une rébellion, àcommencer par la Côte d’Ivoire en 2002…

Bulletin fondé en 1993 par François­Xavier Verschave ­ Directricede la publication Odile Biyidi Awala ­ Directeurs de la rédactionMathieu Lopes, Thomas Noirot ­ Comité de rédaction R. De Benito,R. Granvaud, D. Mauger, O. Tobner, F. Tarrit, Y. Thomas, R. Doridant ­Ont participé à ce numéro B. Jaffré, G. Desgranges, Illustrationsphotos sous licence CC de Cameroon Discover (couv.) et du gouverne­ment zambien(p.4) Édité par Association Survie 47 avenue Pasteur ­93100 Montreuil ­ Tél. (+33)144610325 ­ Web http://survie.org ethttps://twitter.com/billetsdafrique ­ Commission paritairen°0216G87632 ­ Dépôt légal novembre 2016 ­ ISSN 2115­ 6336 ­ Im­primé par Imprimerie 3 A, 7 rue Marie Pia ­ 91480 Quincy­/ss­Sénart

2 LES BRÈVES DE LA FRANÇAFRIQUE3 ÉDITO Anniversaires et pertes de mémoire4 RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE DU CONGO

Kabila s'accorche au pouvoir

5 CAMEROUN « C’est ainsi que la Françafrique futinventée »

8 CENTRAFRIQUE «Ils font la guerre là­bas et ils neveulent pas que les gens viennent chez eux !»

9 CONGO Le retour de l'ennemi intérieur10 CAMEROUN Un pays immergé dans le ravin11 FRANC CFA Sortir l'Afrique de la servitude

monétaire

BRÈVES

Sommaire

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Le 26 octobre, François Mitterrand aurait eu100 ans : un anniversaire que s’est empressé decélébrer le pouvoir socialiste actuel, en mal de

reconnaissance. Au Cameroun, il faudra attendre 2033pour fêter les 100 bougies du dictateur Paul Biya :2033, c’est seulement 2 ans avant l’émergence qu’il apromise à son pays, annoncée sans rire pour 2035.Mais dès ce 6 novembre, on a pu célébrer le 34èmeanniversaire de son accession au pouvoir – seulementun an et demi après celle de Mitterrand en France –,lui qui disait ouvrir l’èredu « renouveau ». Untiers de siècle plus tard,ce renouveau prend unefois de plus un visagemacabre, aujourd'hui ce­lui d’une catastrophe fer­roviaire impliquant l’unedes sociétés de son grandami français Vincent Bol­loré.

Le 3 novembre, l’Ely­sée aurait pu commémo­rer un autreanniversaire : celui del’assassinat à Genève deFélix Moumié, empoison­né par un agent des ser­vices français. Mais celeader indépendantiste,éliminé par la Francecomme son compagnonde lutte Ruben Um Nyo­bè deux ans plus tôt, n’a pas le droit à d’autres hom­mages que celui de quelques militants camerounaisqui doivent, le plus souvent, autant se battre pourjoindre les deux bouts que pour résister à un systèmepolitique pervers, où la corruption et la prime à l’in­compétence remplacent le plus souvent la matraque.Cette dernière n’est jamais bien loin pour autant :pour preuve, une semaine après le « vendredi noir »de l’accident de train, une quarantaine de personnesont été arrêtées à Yaoundé lors d'une conférence or­ganisée par Sand up for Cameroun, mouvement dontles membres s'habillent depuis des mois en noir tousles vendredis, et appellent la population à faire de

même pour exprimer leur rejet du système Biya. Maisle silence continue de s’imposer et, sans surprise, au­cun officiel français n’a évoqué le souvenir de FélixMoumié : les quelques secrets qui entourent encoreson élimination, comme tous ceux liés à la guerred’indépendance du Cameroun, restent avec tous lesautres cadavres de la Françafrique, dans le placard desarchives classifiées.

Alors, avec le pouvoir socialiste actuel, rendonshommage au palmarès françafricain de François Mit­

terrand. Rappelonsqu’avant même l’assassinatde Sankara ou la complicitéde génocide au Rwanda, ilfut le président français quipermit, en novembre 1982,qu’Ahmadou Ahidjo cèdeson fauteuil de dictateur àPaul Biya, aujourd’hui oc­togénaire qui a dû ouvrirune bonne bouteille à lamémoire du centenaire. Ilfaut dire que « Tonton »était déjà le ministre de laFrance d’outre­mer qui, à34 ans, avait convaincul’ambitieux leader ivoirienFélix Houphouët­Boignyd’abandonner le panafrica­nisme et les mouvementsde luttes émancipatricesdes autres pays, dont le Ca­meroun, pour se rallier à la

France coloniale. Comme l’écrivaient en 2011 les au­teurs de Kamerun ! : « Ce retournement discret, quimarquera l’avenir d’un continent, n’est le fait que dequelques hommes. "J’ai conduit ma politique enAfrique noire jusqu’à un seuil de non­retour grâce àl’indifférence des milieux métropolitains et à l’inat­tention générale", analysera Mitterrand quinze an­nées plus tard »1. Un grand homme dont s’inspirenttoujours les gouvernants actuels.

Thomas Noirot1 Deltombe, T., Domergue, M., Tatsitsa, J. [2011] Kamerun ! Uneguerre cachée aux origines de la Françafrique (1948­1971), La Décou­verte, Paris (page 132).

ANNIVERSAIRESET PERTES DEMÉMOIRE

ÉDITO

2 LES BRÈVES DE LA FRANÇAFRIQUE3 ÉDITO Anniversaires et pertes de mémoire4 RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE DU CONGO

Kabila s'accorche au pouvoir

5 CAMEROUN « C’est ainsi que la Françafrique futinventée »

8 CENTRAFRIQUE «Ils font la guerre là­bas et ils neveulent pas que les gens viennent chez eux !»

9 CONGO Le retour de l'ennemi intérieur10 CAMEROUN Un pays immergé dans le ravin11 FRANC CFA Sortir l'Afrique de la servitude

monétaire

Sommaire

Contact de la rédaction : [email protected] ­ Site internet : http://survie.org

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Billets d'Afrique 262 - novembre 2016

La crise politique congolaise ne datepas d’hier. Depuis sa réélectioncontestée en 2011, Joseph Kabila, au

pouvoir depuis l’assassinat de Laurent­DésiréKabila en 2001, cherche par tous les moyensà contourner l’interdiction constitutionnellede briguer un troisième mandat.

Retarder la présidentielleLa stratégie de Kabila consiste à empê­

cher la tenue des élections. Le pouvoircongolais n’a rien fait pour enregistrer effica­cement et à temps les électeurs pour lescrutin présidentiel. En particulier, il a refuséde décaisser les sommes d’argent néces­saires. C’est cet argument – la nécessaire ré­vision du corps électoral – que laCommission électorale nationale indépen­dante (CENI) a mis en avant pour justifier lereport du scrutin à avril 2018. Au grand damde l’opposition organisée au sein du Ras­semblement de l’opposition mené parEtienne Tshisekedi.

Le Rassemblement a d’ailleurs refusé departiciper au « dialogue national » qui aréuni, du 1er septembre au 20 octobre, leparti présidentiel et un seul parti de l’oppo­sition, l’UNC de Vital Kamerhe, ancien pré­sident de l’Assemblée nationale. Les autrespartis ont décidé de boycotter ce qu’ilsnomment le « monologue » des pro­Kabila.Pour sa part, Etienne Tshisekedi proposaitce qu’il nommait un « vrai dialogue », in­cluant toutes les parties, à certaines condi­tions : la libération des prisonnierspolitiques, l’arrêt des poursuites judiciairescontre Moïse Katumbi (ex­gouverneur duKatanga, aujourd’hui en exil), la dissolutionde la CENI, responsable du report des élec­tions, mais surtout l’engagement de JosephKabila de quitter le pouvoir au soir du 19décembre prochain, date officielle de la finde son mandat.

49 mortsPour appuyer cette revendication, le

Rassemblement de l’opposition a appelé lapopulation à manifester, le 19 de chaquemois, d’ici au 19 décembre 2016. Les 19 et20 septembre derniers, à Kinshasa, unegrande marche a été violemment répriméepar la police ; elle a été suivie d’émeutes et

d’attaques de sièges de partis politiques. LesNations unies ont fait état d’un lourd bilan :49 morts. Un mois plus tard, le 19 octobre,était organisée une journée « ville morte »,très suivie à Kinshasa, mais bien peu à Lu­bumbashi, le fief de Moïse Katumbi, et Bu­kavu, celui de Vital Kamerhe.

Ces protestations populaires, dont lessuivantes sont prévues en novembre et sur­tout en décembre, suffiront­elles à déstabili­ser un président déterminé à se maintenirau pouvoir ? Le « dialogue national » s’estsoldé par un fragile accord sur la tenued’élections présidentielle, législatives et pro­vinciales en 2018. En attendant, un gouver­nement avec un premier ministre issu del’opposition serait mis en place. La Courconstitutionnelle ayant autorisé le présidentsortant à rester en poste jusqu’au prochainscrutin présidentiel, Joseph Kabila paraîtavoir gagné la partie.

Le pari de KabilaL’émotion suscitée par la répression san­

glante des manifestations du 19 septembre acertes amené les Etats­Unis, l’Union euro­péenne et la France, entre autres, à réagir.Les Etats­Unis ont ciblé plusieurs respon­sables congolais dont ils ont gelé les avoirset qui se voient interdits de séjour sur le solétatsunien. Washington somme aussi JosephKabila de « respecter la Constitution et dequitter le pouvoir au soir du 19 décembre. »L’Union européenne demande l’organisationdes élections présidentielles au plus tard en2017, brandissant la menace de sanctions.Quant à Jean­Marc Ayrault, le ministre fran­çais des Affaires étrangères, il a indiqué :« Aujourd’hui, il y a un semblant d’accord

qui est accepté par une petite partie del’opposition qui ne fait pas consensus.Donc nous mettons en garde et si rien n’estfait, alors la communauté internationaledevra prendre ses responsabilités. »

Cette déclaration du ministre français nepeut que laisser dubitatif au moment où,réunis à Luanda, les chefs d’État de la régionou leurs représentants ont approuvé l’ac­cord signé entre les partisans de Kabila etune fraction de l’opposition congolaise. Par­mi ces chefs d’Etat, deux grands démocratessoutenus par la France et tout juste revêtusde l’onction populaire dans les conditionsque l’on sait : le Tchadien Idriss Déby et leCongolais Denis Sassou Nguesso.

Selon le journaliste spécialisé Chris­tophe Rigaud (Afrikarabia, 21/09), si Kabilareste en place, « la RDC risque de plongerdans un scénario à la burundaise, avec lemaintien au pouvoir du président Kabila,assorti d’une possible modification de laConstitution qui lui permettrait de briguerun troisième mandat, tout comme PierreNkurunziza au Burundi ou Denis SassouNguesso, le président du Congo­Brazzaville.Pour ces deux présidents, la stratégie del’épreuve de force avec la rue a été ga­gnante… au prix de plusieurs dizaines demorts. Au final, la communauté interna­tionale a raté le coche sur ces deux crisesen n’intervenant pas, ou très mollement.Sera­t­elle aussi passive en RDC ? Joseph Ka­bila est en train d’en faire le pari. »

Reste à savoir si la population congolaisele laissera remporter la mise.

Raphaël Doridant

SALVES RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE DU CONGO

KABILA S’ACCROCHE AU POUVOIRMariant manœuvres politiques et répression sanglante, le président congolais JosephKabila, qui devait quitter ses fonctions le 19 décembre prochain, semble parvenu àprolonger de facto son mandat. L’élection présidentielle, normalement prévue avant cettedate, pourrait en effet être reportée à 2018... si le peuple congolais patiente jusque­là.

Joseph Kabila. Photo CC gouvernement Sud­africain.

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ENTRETIEN

Billets d'Afrique : Votre ouvrage de2011, Kamerun ! Une guerre cachéeaux origines de la Françafrique, étaitle résultat d'un travail colossal de re­cherches d'archives et d'entretiens avecdes témoins, français et camerounais,de cette époque. Il est devenu de factoun ouvrage de référence sur cetteguerre volontairement oubliée de noslivres d'histoire. Qu'est­ce qui a motivéce nouveau livre ?

Comme dirait Paul Biya, nous avons de« grandes ambitions » avec ce petit livre.L’idée de départ était de répondre à la de­mande des lecteurs qui souhaitaient s’infor­mer sur ce sujet important sans avoir à seplonger dans un livre de 750 pages commeKamerun !, assez dense et détaillé, quis’adressait à un public plutôt averti. D’oùl’idée d’un livre plus court et plus accessible,240 pages en format poche.

Par ailleurs, la publication de Kamerun !nous avait mis sur des nouvelles pistes de re­cherche. Des lecteurs nous ont contactéspour apporter leurs témoignages sur cetteguerre ou nous signaler de nouveaux té­moins. C’est comme cela que nous avons parexemple retrouvé la trace de Max Bardet, cefameux pilote d’hélicoptère qui a participé àdes massacres au Cameroun dans les années1960 et dont il est question dans l’introduc­tion du nouveau livre. Nous avions envie departager ces nouvelles découvertes, qui nousont permis au passage d’affiner et de musclernos analyses.

Troisième motivation, et non desmoindres : la situation a quelque peu changédepuis 2011. Alors que nous étions à l’époquedans une situation de négation totale de laguerre du Cameroun de la part des autoritésofficielles françaises, les déclarations de Fran­çois Hollande, lors de sa visite à Yaoundé enjuillet 2015, changent partiellement la donne.Certes, ses déclarations sur ces « événementstragiques » sont floues, molles et en partiemensongères. Mais elles marquent une étape

dans la reconnaissance de ce crime d’État quefut la guerre du Cameroun. Maintenant qu’unprésident de la République a officiellementavoué qu’il s’était bien passé « quelque chose »au Cameroun au moment de la décolonisa­tion, il nous a semblé utile de raconter ce quis’est réellement passé. Et de remettre au pas­sage un petit coup de pression sur nos chersdirigeants pour les inviter à tenir les pro­messes de Hollande : ouvrir les archives et ai­der ainsi les chercheurs à faire toute la lumièresur ces « événements ».

À cela s’ajoute une seconde nouveauté : de­puis plusieurs années, des mouvements s’ac­tivent à travers le monde pour réclamer auxanciennes puissances coloniales, non seule­ment la reconnaissance de leurs crimes, maisdes mesures de compensation ou de répara­tions. Le cas le plus emblématique est celui desanciens « Mau Mau » du Kenya qui ont été répri­més, torturés, spoliés par les autorités britan­niques dans les années 1950, au cours d’uneopération de répression très similaire à cellequ’ont menée leurs homologues français au Ca­meroun à la même période. Ces anciens « Mau

Mau » ont intenté un procès à Londres, et ontgagné : de nouvelles archives ont été ouvertes,plus de 20 millions de livres sterling ont été dis­tribués aux victimes, etc. C’est dans ce contextenouveau que s’inscrit la parution de La Guerredu Cameroun.Kamerun! revenait de façon argumen­tée et convaincante sur la genèse de laFrançafrique, en explorant les straté­gies des administrateurs ou personnali­tés coloniales qui avaientprogressivement théorisé une relationde dépendance, à la France ou à l'Eu­rope, pour que l'avènement d'une nou­velle légalité internationale (lesindépendances formelles) ne se tra­duise pas par une perte d'influence dela France sur son empire, de l'Europesur le monde, et de ses milieux colo­niaux sur les sociétés dans lesquelles ilsvivaient. En cela, votre travail approfon­dissait utilement ce qui a posteriori ap­paraît comme un résumé, un peusimplifié, d'un Jacques Foccart grandcerveau des différents mécanismes dedomination que François­Xavier Ver­schave a appelé la "Françafrique" :votre analyse replace plus finement cesmécanismes et leur mise en place dansle système de relations pré­existant, etdans sa fragilisation par les dynamiquesémanci­patrices. Mais cette fois, dans lesous­titre, vous ne parlez plus des « ori­gines de la Françafrique » mais carré­ment de son « invention ». Pourquoi ?

Le sous­titre vient du fait que ce nouveaulivre, s’il est centré sur le Cameroun, traite enfait d’un sujet bien plus large. Car la guerredu Cameroun ne peut pas se comprendrehors de son contexte colonial et internatio­nal. Nous ne la traitons pas comme un conflits’arrêtant aux frontières de ce pays maiscomme une étape décisive dans la mise enplace de la Françafrique. C’est peut­être cequi nous distingue d’autres chercheurs quitravaillent sur ce sujet : alors qu’ils ont ten­

ENTRETIEN

CAMEROUN : « C’EST AINSI QUELA FRANÇAFRIQUE FUTINVENTÉE »Thomas Deltombe, Manuel Domergue et Jacob Tatsitsa, auteurs en 2011 de Kamerun ! Une guerrecachée aux origines de la Françafrique, 1948­1971, un ouvrage colossal par ses apports et par sataille (744 pages...), viennent de publier aux éditions La Découverte un nouvel ouvrage pluscondensé et actualisé sur le même sujet : La guerre du Cameroun ­ L’invention de laFrançafrique (1948­1971). Ils ont accepté de répondre ensemble à nos questions.

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ENTRETIEN

dance à appréhender ce conflit comme unépisode strictement franco­camerounais,voire camerouno­camerounais, pour les plusconservateurs d’entre eux, nous l’analysonscomme un conflit franco­africain.

La réunion du comité de coordination duRassemblement démocratique africain(RDA), qui s’est tenue du 8 au 10 juillet 1955à Conakry, est un bon exemple de la dimen­sion franco­africaine de cette affaire. Vous sa­vez peut­être que c’est au cours de cetteréunion que Félix Houphouët­Boigny a utili­sé le terme « Françafrique ». L’idée était d’in­viter les leaders africains à travailler en bonne« amitié » avec les Français en cette périodede décolonisation. Mais c’est également aucours de cette réunion que furent exclus duRDA les mouvements locaux récalcitrants, àcommencer par l’Union des populations duCameroun (UPC), qui rejetaient le collabora­tionnisme d’Houphouët. Deux voies étaientainsi tracées : celle qui amènerait les leaders« amis de la France » à négocier une autono­mie partielle qui ne profiterait qu’aux élitesafricaines ; et celle qui invitait au contraire lesAfricains à se battre pour obtenir une indé­pendance véritable permettant l’émancipa­tion réelle des peuples du continent. Cetteseconde voie obligeait ceux qui l’emprun­taient à subir la répression française. Troisjours après son exclusion du RDA, l’UPC étaitinterdite par le gouvernement français.

Cet exemple indique que la guerre duCameroun n’est pas un conflit strictement lo­cal, ni « accidentel » : il faut l’inscrire dansune logique systémique, continentale et in­ternationale. C’est pour cette raison que nostravaux tentent toujours d’inscrire cetteguerre dans son contexte historique. Si laFrance s’acharne sur le Cameroun à la fin desannées 1950, c’est parce que Paris subit àcette période plusieurs revers sur le conti­nent africain : une guerre en Algérie à partirde 1954, des revers électoraux au Togo à par­tir de 1956 et une humiliation en Guinée en1958. Les autorités françaises tentent doncd’éviter un scénario comparable au Came­roun, qui a le même statut juridique que leTogo, où nombre de militants de l’UPC inter­dite initient une résistance armée comme enAlgérie et où les leaders nationalistes sont aumoins aussi charismatiques que le GuinéenSékou Touré. Si la France lance une vasteopération de répression au Cameroun, cen’est donc pas seulement pour « garder leCameroun » mais aussi pour donner un coupd’arrêt à l’effritement de son « empire afri­cain » et montrer aux autres colonies qu’il n’ya pas d’autre voie que l’« amitié » françafri­caine chère à Houphouët­Boigny.

Le Cameroun, souvent décrit dans lesguides touristiques comme une « Afrique en

miniature », est ainsi devenu une sorte de« Françafrique en miniature ». C’est dans cepays que, pour la première fois, la France aréussi à imposer le système françafricain, quin’est pas seulement un système d’exploita­tion néocoloniale mais également un sys­tème d’oppression permanente fondé surdes techniques contre­subversives. C’est auCameroun que ce système a été initié dès lemilieu des années 1950, quelques annéesavant l’arrivée de De Gaulle et Foccart à l’Ély­sée. Le régime gaulliste s’est dans une largemesure contenté de poursuivre le processusinitié par la IVe République et dont le Came­roun était le laboratoire. Et comme la Franceet ses alliés locaux ont peu à peu gagné laguerre du Cameroun, le système instaurédans ce pays a créé un précédent et en partieinspiré le processus d’accession à l’« indé­pendance » des autres colonies. C’est ainsique la Françafrique fut inventée.

L'omerta sur cette guerre tente d'en ef­facer les victimes, directes (les popula­tions et résistants d'alors) et indirectes(toute la population du Cameroun, paysdont l'indépendance a été volée). Surles victimes directes, Kamerun! tentaitde démêler le vrai du faux sur l'ampleurdes crimes commis par l'armée fran­çaise, puisque le silence imposé surcette période est propice aussi à des ex­trapolations excessives. Mais parmi lesquestions restées en suspens, il y avaitl'estimation, forcément délicate, dunombre de morts. Avez­vous de nou­veaux éléments sur ce point­là ?

Non. Et, pour tout vous dire, il noussemble peu probable que l’on trouve un jourdes chiffres précis sur ce point. À moins quedes archives inédites et incontestables neviennent nous éclairer, nous pensons que lebilan humain de cette guerre restera tou­jours flou. C’est terrible à dire, mais la mortdes colonisés, et en particulier des Africains,semble avoir tellement peu d’importanceque peu de gens se préoccupent d’en faire ledécompte précis. Au point qu’il devientpresque impossible d’établir le bilan d’uneguerre, de surcroît secrète, un demi­siècleaprès les faits.

Notez qu’une controverse similaire a lieuactuellement à propos de la répression des« Mau Mau » dont nous parlions tout àl’heure. L’historienne américaine Caroline El­kins, spécialiste de ce conflit, a été accuséed’exagérer le nombre de morts provoquéspar la répression britannique. Mais ceux quil’accusent sont également incapables dedonner des chiffres incontestables…

Tous les historiens qui s’intéressent à cesguerres coloniales sont donc pris entre le

marteau et l’enclume, c’est­à­dire entre lesbilans officiels, qui minimisent généralementles pertes, et les discours mythologiques, quitendent à les surestimer. Au Cameroun, onentend des gens parler de 2 millions demorts, ce qui est totalement invraisemblabledans un pays qui comptait à peu près 4,5 mil­lions d’habitants en 1960. Notre méthodolo­gie consiste donc simplement à citer lesdifférents chiffres fournis par des sourcescrédibles, qui font état d’au moins 75 000morts. Ce qui est d’autant plus colossal queces chiffres ne prennent pas en compte lesautres victimes du conflit. Combien de per­sonnes ont été blessées ? Combien defemmes ont été violées ? Combien d’enfantssont restés orphelins ? Combien de gens ontété torturés, emprisonnés, traumatisés ?...

À ce sujet, vous faites bien d’évoquer lesvictimes indirectes de cette guerre. Il noussemble en effet que les débats sur le bilanhumain du conflit, évidemment cruciaux, nedoivent pas pour autant occulter les méca­nismes politiques que les autorités françaiseset leurs auxiliaires camerounais ont installépar la violence. Ces mécanismes continuant,pour une grande part, de broyer quotidien­nement les Camerounais, c’est par millionsque se comptent les victimes « indirectes »de la guerre du Cameroun.

Depuis 2011, que retenez­vous des ré­actions, notamment d'officiels françaisou camerounais, au sujet de votre tra­vail ?

Bien peu d’officiels ont réagi à notre tra­vail ! À notre connaissance, cela n’est arrivéqu’à deux reprises, lorsque des députés fran­çais se sont saisis du livre Kamerun ! pourdemander au gouvernement français quelleétait la position officielle de la France sur cesquestions et lorsqu’un journal camerounais ainterrogé l’ambassadeur de France au Came­roun sur notre livre. La réaction du gouver­nement français à l’Assemblée nationale aété scandaleuse et peut se résumer de la fa­çon suivante : l’histoire appartient aux histo­riens...

Quant à l’ambassadeur, il s’est montréplus pervers. Tout en reconnaissant le sé­rieux de notre travail, il a cherché à minimi­ser la responsabilité de la France enexpliquant que les torts étaient « partagés ».Il s’agissait en d’autres termes de transférerune partie des responsabilités sur « les Ca­merounais ». Et, là encore, il appelait à la res­cousse la corporation des « historiens », et enparticulier ceux qui cherchent à gommer lesrapports de domination qui caractérisent paressence les relations françafricaines.

De façon tout aussi perverse – maispeut­être involontaire –, la déclaration de

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François Hollande en juillet de 2015 procé­dait de la même logique. En ne mentionnantque les événements qui se sont déroulés« après l’indépendance », cette déclarationocculte le début de la guerre du Cameroun,qui a été lancée par la France avant l’indé­pendance. Et en laissant entendre que le Ca­meroun jouissait d’une « indépendance »véritable une fois celle­ci proclamée, le 1erjanvier 1960, les propos de Hollandecherchent à dédouaner les dirigeants fran­çais en faisant peser la plus grande part pos­sible des responsabilités sur les homologuescamerounais.

Personne ne nie que le régime d’Ahma­dou Ahidjo a une lourde responsabilité dansce qui s’est passé au Cameroun. Mais ceuxqui « oublient » de dire que ce régime a étéinstallé par la France avant l’indépendance etqu’il est largement resté sous la tutelle de Pa­ris après l’indépendance participent au révi­sionnisme historique que les actuelsdirigeants français appellent de leurs vœuxpour éviter ce qu’ils qualifient, de façon ab­surde, de « repentance ».

En juillet 2015, à l'occasion de sa visiteà Yaoundé, François Hollande s'est ditouvert à l'ouverture des archives.Quelles ont été les suites, jusqu'à pré­sent, à cette déclaration ?

À notre connaissance, cette déclarationn’a pas eu de suites concrètes. Au cours de larédaction de La Guerre du Cameroun, nousavons contacté l’Élysée et le Quai d’Orsay quinous ont donné cette réponse : « Les modali­tés de mise en œuvre de l’annonce du pré­sident de la République sont en cours dedéfinition. Notre objectif est bien de faciliterautant que possible l’accès des chercheurs,notamment camerounais, aux ressourcesdocumentaires en cours d’inventaire. » Onsent dans cette réponse toute la motivationet l’empressement de nos responsables àfaire la lumière sur les « épisodes extrême­

ment tourmentés » qu’évoquait le chef del’État...

Au­delà de la petite phrase de Hollande,on a l’impression en lisant les (rares) déclara­tions officielles que les autorités françaisescherchent par tous les moyens à faire croireque cette guerre du Cameroun n’est toujourspas documentée. Or nous disposons d’oreset déjà de milliers de documents et il existede nombreux travaux sur cette question !Sans même citer les innombrables travauxuniversitaires réalisés par des chercheurs ca­merounais, français, américains ou britan­niques, il existe plusieurs livres sur ces sujets,depuis ceux de l’écrivain camerounais Mon­go Beti jusqu’à ceux de l’historienne nord­américaine Meredith Terretta, en passant parceux de Richard Joseph, d’Achille Mbembe,d’Eugène­Jean Duval, d’Abel Eyinga, etc.

Certes, beaucoup d’archives restent inac­cessibles. C’est le cas par exemple de cellesdu SDECE (ancêtre de la DGSE) ou celles duSCTIP (coopération policière). Selon toutevraisemblance, ces archives recèlent des in­formations importantes et sordides sur la fa­çon dont la France a mené cette guerre :c’est pourquoi nous demandons leur ouver­ture immédiate et leur numérisation inté­grale, de façon à ce que les chercheurs dumonde entier – et en particulier les Africains,qui sont pour la plupart privés de visas –puissent les consulter à distance.

Il faut cependant se méfier du piège quise profile. En parlant dans le flou de l’« ou­verture des archives », sans préciser les­quelles, les autorités françaises cherchentselon nous à jeter le doute sur les travauxexistants. C’est dans ce sens que nous inter­prétons les déclarations de l’ambassadeur deFrance que nous citions tout à l’heure : « Ka­merun ! est un ouvrage sérieux qui apportecertes un éclairage intéressant. Sans doutepeut­il y en avoir d’autres… »

En faisant ainsi un clin d’œil à d’« autres »historiens, les autorités françaises ne

cherchent pas seulement à susciter une his­toriographie plus conforme à leur vision deschoses mais tentent également de jouer lamontre. Elles attendent en particulier la dis­parition des derniers témoins de ce conflitpour éviter d’avoir à leur rendre descomptes.

Ce travail de mémoire intervient alorsqu'existe au Cameroun un fort senti­ment anti­français : issu à la fois de lamémoire collective et de la perceptionde la complicité de la France avec le ré­gime d'Ahidjo (1960­1982) puis celui dePaul Biya (1982­..), il est depuis deuxans discrètement réactivé par lesproches de Biya pour faire passer leurchampion pour une victime de la Fran­çafrique, et masquer ainsi son incurie àempêcher l'effondrement de la régionde l'Extrême Nord sous les assauts dugroupe armé Boko Haram. Ne craignez­vous pas, paradoxalement, que votretravail puisse être instrumentalisé parle clan Biya ?

Il est vrai que Biya, conscient que laFrance n’est pas en odeur de sainteté au Ca­meroun, a donné l’impression dans une dé­claration télévisée, en février 2014, qu’ilcherchait à récupérer le combat de l’UPCpour faire passer un message aux dirigeantsfrançais. Le message disait en substance : « Sivous m’embêtez, je favoriserai le sentimentantifrançais en m’appuyant sur le souvenirdes combats nationalistes des années 1950. »

Reste que Biya aura sans doute du mal à sefaire passer pour une victime de la França­frique : lui qui fut Premier ministre d’Ahidjodès 1975 et qui est vissé sur le fauteuil prési­dentiel depuis 1982 en est le pur produit ! Et sid’aventure le système françafricain qui lui atant profité venait à se retourner contre lui età entraîner sa chute, le sentiment antifrançaisdont vous parlez sera­t­il plus puissant que lesentiment anti­Biya ?

Puisque vous parlez de Boko Haram :n’est­ce pas le même Paul Biya qui, toujoursen 2014, dressait un parallèle indécent entreles djihadistes armés qui attaquent actuelle­ment le nord du Cameroun et la résistancede l’UPC contre le néocolonialisme dans an­nées 1960 ? Ne reculant devant aucune inco­hérence, Biya cherche tous les argumentspossibles pour rester au pouvoir. Il a peur dedisparaître : cela arrive à beaucoup d’octogé­naires…

Propos recueillispar Thomas Noirot

Visite d'étudiants et de militants sur la tombe du leader indépendantiste Ruben Um Nyobe, assassiné par l'arméefrançaise le 13 septembre 1958. La mémoire des martyrs de la guerre du Cameroun n'est pas honorée officielle­

ment, mais uniquement par de telles initiatives (photo sous licence CC Florette Sokeng, 5 août 2016).

ENTRETIEN

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TÉMOIGNAGE

Il décrit l’action de la force Sangaris enCentrafrique comme ayant ouvert lavoie aux massacres menés par les anti­

Balaka contre les musulmans. « La plupartdes Balaka, c’est des anciens FACA2,proches du régime de Bozizé. L’armée fran­çaise utilise ces milices­là pour leur mon­trer là où se trouverait la Séléka. Or cesmilices­là, ils sont malins. Ils viennentmontrer les commerçants musulmans cen­trafricains. Ils montrent ceux qui ont del’argent. Après, quand ils ont détruit cesmusulmans et leurs biens, ils ont montrétous les autres musulmans, affirmant quece sont des Séléka. » Yérima a assisté directe­ment à plusieurs épisodes qui l’illustrent.

« Courant 2014, j’étais dans l’enclavemusulmane, au PK53. Nous étions protégéspar les casques bleus burundais, au niveaudu commissariat du 3ème arrondissement.Un jour, les contingents de Sangaris sontvenus, derrière eux, il y avait les Balaka,avec leurs machettes, avec leurs armes. [...]Les Burundais ont dit à l’armée française :"Non, il faut que vous partiez, on n’a pasbesoin de vous, ça c’est notre zone, nousavons des ordres de l’ONU pour protégercette minorité". Il restait alors moins de1000 personnes dans cette enclave ! Il y aeu "un tiraillement" entre le contingent bu­rundais et les soldats de Sangaris. Nousétions en colère, nous sommes aussi sortisen groupe. On leur a dit : "Soit vous partez,soit vous nous tuez !" Certains leaders ontappelé l’ambassadeur pour lui dire quel’armée française était là, qu’ils étaient en­core venus avec les Balaka. Les Balakaavançaient derrière les soldats de Sangaris,ils savaient qu’ils n’allaient pas être inquié­tés. A notre grande surprise, aucun médiane parlait de ça. »

Yérima raconte aussi que des soldats

français ont eux­même tué des musulmans.« À l’arrondissement de Miskine, après PK5,il y avait aussi beaucoup de musulmans là.Moi et quelques autres, on est allé voir.Beaucoup de gens avaient été tués ouavaient fui. On n’a trouvé que 14 per­sonnes. Ils attendaient leur mort. Certainsavaient des machettes, des arcs, pour seprotéger. Ils tremblaient. Il restait quelquesmaisons. Ils disaient qu’ils ne pouvaientpas fuir en laissant leurs maisons et leursbiens. Un jeune homme du nom de Pahanous a dit qu’ils étaient capables de résistermais qu’ils n’avaient pas à manger, à boire.On est revenu au PK5. On a pris du riz, despains, des choses à manger, on leur a don­né. On leur a dit : "Si vous voyez que c’estvraiment très risqué, il vaut mieux aban­donner et venir vers nous au PK5". Il a dit :"Non, on va voir demain, après­demain, sila situation ne change pas." Le lendemain,les Balaka sont venus avec les soldats fran­çais. Paha est sorti. Quelques­uns avaientdes kalashnikovs pour se défendre. Directe­ment, l’armée française a tiré sur ce jeune­homme là, Paha. Il a été abattu par l’arméefrançaise. Quelqu’un nous a appelé avecson téléphone. On a pris un véhicule, auPK5, pour y aller : c’est pas loin, à 500mètres. En y allant, on a vu son corps avecles autres. Et c’était fini. Miskine était tom­bé. »

« J’ai un cousin qui a été abattu parl’armée française, avec 4 autres personnes.Ils étaient organisés en autodéfense, lanuit, ils montaient la garde. C’est vers 1hdu matin que la Sangaris est venue. Les sol­dats français avaient bu.Les jeunes leur ont ditqu’ils ne voulaient pasd’eux, qu’ils devaient par­tir, parce que "là où vousvenez, vous nous amenezles Balaka. Et nous on veutpas." D’autres étaient entrain de regarder des vi­déos pour passer le temps,sans s’endormir. Il y a eu

une altercation et un militaire français aouvert le feu, directement. Il a tué 5 jeunesmusulmans. C’était vers la fin 2014. »

Mobilisations contrel'intervention française

Pour protester contre l’action de Sanga­ris, les habitants du PK5 ont organisé plu­sieurs manifestations, auxquelles Yérima aparticipé. « Aux manifestations, il y avaitbeaucoup de monde. Les seuls qui res­taient, à l’enclave du PK5, c’est des jeunesqui défendaient le quartier. Ils assuraientla sécurité. Les quelques femmes et enfantsqui restaient ont rejoint les manifestations.On était tous ensemble. » Il montre unephoto d’une de ces mobilisations. « C’est lastatue d’un personnage qui s’appelle Kou­doukou, un ancien combattant, il a com­battu en Indochine avec la France, poureux c’est un symbole. On avait mis unepancarte dessus : "Hollande, Mafia, Non àla France". Il y avait aussi pas mal d’in­sultes sur Hollande. L’ambassadeur a dit : "Non, c’est pas bien de faire des trucs sur cesymbole, c’est un Centrafricain qui a mar­qué l’Histoire, vous dénigrez l’image decette personne", or c’est un Centrafricain,on ne voit pas le mal, s’il s’agit de le ridicu­liser ou quoi, c’est à nous, Centrafricains.Et même cette crise c’est une crise entrenous, centrafricains, pourquoi cette ingé­rence de la France ? »

« On a organisé une autre manifesta­tion de PK5 jusqu’à la Mission des NationsUnies. » Durant cette marche, « il y avait unhélicoptère français à 10 mètres au­dessus

CENTRAFRIQUE

«ILS FONT LA GUERRE LÀ-BASET ILS NE VEULENT PAS QUELES GENS VIENNENT CHEZ EUX !»Yérima Baja1, musulman, était commerçant en Centrafrique. Il a fui la guerre et estactuellement réfugié en France. Il raconte une partie de ce qu’il a vécu : les musulmansmassacrés après l’intervention française, les manifestations organisées contre Sangaris et sacolère face à l’accueil qui lui est fait ici.

«J’ai un cousin qui a étéabattu par l’armée

française...»

Tags "Non à la France" sur les murs de Bangui. Photo GNRD

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Arrestations politiquesDepuis le 20 mars 2016, lors duquel Sas­

sou s’est modestement attribué 60 % dessuffrages1, les arrestations arbitraires se mul­tiplient. Le principal candidat à « l’élection »,le général Jean Michel Mokoko, est en dé­tention pour atteinte à la sûreté de l’État de­puis mi­juin. D’après ses partisans, on luiaurait proposé la liberté en échange d’unereconnaissance de la victoire de Sassou à laprésidentielle, marché qu’il aurait refusé.

Les groupes d’opposition n’en finissentplus de se recomposer, et vont devoir faireface à une nouvelle manœuvre : la créationd’un statut officiel de chef de l’opposition,qui reviendra au chef du parti arrivé secondaux législatives prévues pour juillet 2017(Rfi.fr, 28/10).

D’ici là, l’État n’a de mots que pour le« vivre ensemble », le dialogue et l’apaise­ment. Le Premier ministre appelle l’opposi­tion à « mettre de l’eau dans son vin », aunom de l’intérêt général.

Le Pool,une nouvelle fois martyrÀ l’image de sa puissance tutélaire qui

n’en finit plus de consolider l’arbitraire del’État en s’inventant des ennemis intérieurs,Sassou a trouvé la menace qui justifie sonpouvoir. L’armée congolaise est une nou­velle fois en guerre dans la région du Pool.Officiellement, contre la rébellion du pas­teur Ntumi, ex­rebelle disputant à Sassou latyrannie dans le Sud (2002­2003), puis alliéde ce dernier, avec rang de ministre ; pourfinalement fort opportunément reprendreles armes contre son maître début avril2016, juste après « l’élection ».

On ignore ce qui se passe précisémentdans cette région. Ce qui est sûr : il y a desdizaines de morts, civils, militaires, ninjas2 ;des milliers de déplacés ; des mercenairessont impliqués dans les combats – ukrai­niens, notamment. Dans un courrier adresséà Sassou, le Collectif des partis de l’opposi­tion s’interroge : des militaires affirment que« ceux qui les attaquent portent les mêmes

uniformes militaires qu’eux et combattentavec les mêmes armes »3. Si le pouvoir amédiatisé les funérailles de 18 victimes le11 octobre dernier4, il n’a pas permis lamarche silencieuse de l’opposition qui sou­haitait rendre hommage aux mêmes morts,une semaine plus tard.

Fin de règneL’UNICEF a annoncé le 31 octobre une

augmentation alarmante de la malnutritioninfantile en Afrique centrale. Un quart desenfants de moins de cinq ans souffrent demalnutrition chronique au Congo­Brazza­ville.

Les cas de torture et les exécutions ex­trajudiciaires se multiplient5, l’impunité desauteurs est totale. Le budget de l’État, quisubit de plein fouet la baisse des cours dupétrole, est en berne, les salaires des fonc­tionnaires, de plus en plus aléatoires, pro­voquent régulièrement des mouvements degrève (récemment, l’université, les chantiersnavals, la morgue de Brazzaville).

Malgré la guerre et les appels à l’unité, leclan Sassou n’abuse plus personne.

Guillaume Desgranges

1. En l’absence de liste électorale, le simple fait d’an­noncer un résultat est un exercice périlleux. Cela n’im­pressionne pas un pouvoir coutumier du fait.2. partisans de Ntumi3. Lettre ouverte du Collectif des partis de l’oppositioncongolaise, le 14 octobre 2016.4. Laurent Larcher, « Nouvelle dégradation sécuritaireau Congo », La Croix, 13 octobre 2016.5. On lira notamment les communiqués de l’Officecongolais des droits de l’homme, ocdh.org

SALVESCONGO-BRAZZAVILLE

LE RETOUR DEL’ENNEMI INTÉRIEURAprès le laborieux passage de vernis électoral du printempsdernier, qui, malgré les efforts du tyran et la bienveillance de sesprotecteurs, France en premier lieu, n’a trompé personne, DenisSassou Nguesso mise sur le seul domaine de gouvernement qu’ilmaîtrise vraiment : la terreur.

«Ce qui est sûr : il y a desdizaines de morts, civils,

militaires, ninjas ; desmilliers de déplacés ; desmercenaires sont impliquésdans les combats. »

de nos têtes, pour nous impressionner,pour ne pas qu’on dise "Non à la France".Du PK5 à l’ONU, on sentait le vent de l’héli­coptère ! On leur a dit que soit ils nous ti­raient dessus, soit on continuait. Ils ont vuqu’on était déterminés. L’hélicoptère nous asuivi jusque devant les Nations Unies et ilest parti. [...] J’ai parlé à une dame deFrance 24, qui m’a demandé pourquoi onfaisait cette manifestation. Je lui expliqueque c’est contre l’intervention française.Quand j’ai comparé ce qui se passait au­jourd’hui avec l’intervention de Mitterandau Rwanda, elle a retiré le micro. Lesjeunes qui étaient là m’ont dit qu’il fallaitarrêter de parler à ces journalistes, quiparticipent à la politique française. Cettemanifestation était suivie par tous les mé­dias français. Jusqu’aujourd’hui on n’a pasvu d’information publiée sur cette manifes­tation. »

« Arrivés ici, onest encore maltraités. »Depuis, Yérima a fui le pays. « Là où je te

parle présentement, j’ai du mal à rejoindrema famille. Mes parents, on est disperséscomme ça un peu partout dans la nature.J’ai des problèmes à voir ma famille et jene suis pas le seul, c’est le cas de plusieursCentrafricains musulmans, nombreux, queje connais. » Il a fini par se réfugier enFrance. « Arrivés ici, on est encore maltrai­tés. » Tout en ayant peur des représailles, ildécrit « l’humiliation totale » qu’il vit dansses démarches administratives. « Récem­ment je suis allé à la préfecture, pour reti­rer une carte de séjour. » Après avoir étérenvoyé de guichet en guichet pendant desheures, une fonctionnaire lui lâche : « C’estpas ici, dégagez d’ici. » « Elle m’a traitécomme un mendiant. Elle s’imaginait queje voulais faire ma vie en France, commeeux le disent souvent dans les médias. Orsans l’intervention de leur pays, je ne se­rais pas ici. » Les Balaka ont « découpé desgens en morceaux ! [...] On a tous perdunos maisons, nos biens. L’élevage qu’on a,tout a été pillé. Tout ça c’est à cause decette intervention. [...] Nous sommes sousla colonisation ! Nous sommes dominéschez nous ! Pourquoi tout ça ? Et une foisarrivé ici, ils nous maltraitent. [...] Il fautqu’ils arrêtent avec la guerre ! En Centra­frique, s’il n’y avait pas eu la guerre, pasun centrafricain ne serait parti ! Cette in­tervention a vraiment créé une haine en­vers les Français. »

Propos recueillis par Mathieu Lopes1. Son nom a été modifié.2. Forces armées centrafricaines.3. Un des quartiers musulman de Bangui, la capitale.

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SALVES

Depuis une enquête a été confiée aujuge d’instruction François Yaméogo.Le juge aurait déjà auditionné une

centaine de personnes dont l’actuel pré­sident de l’Assemblée nationale, Salif Diallo,qui se trouvait avec Blaise Compaoré le 15octobre 1987, jour de l’assassinat1. Unepreuve s’il en est que le juge entend pour­suivre son enquête en toute indépendance.Quatorze personnes ont déjà été incul­pées dont Gilbert Diendéré, ancien chef durégiment de sécurité présidentielle, véritablenuméro 2 du régime de Blaise Compaoré etauteur du coup d'Etat manqué de sep­tembre 2015. Les éléments relatifs aux rela­tions entre BlaiseCompaoré et Charles Tay­lor, issus du procès deCharles Taylor devant leTribunal spécial sur laSierre Leone auraientaussi été versés au dossier.Dans un documentaire del’italien Silvestro Monta­naro, plusieurs compa­gnons de Charles Tayloraffirment avoir été pré­sents lors de l’assassinat etavoir reçu le soutien de laFrance et de la CIA2. SiThomas Sankara a probablement été assassi­né par des militaires burkinabè, l’hypothèsed’une entente entre plusieurs pays se pré­cise.

Le gouvernement du Burkina va­t­il semontrer très combatif pour exiger l’extradi­tion de Blaise Compaoré ? On peut légitime­ment en douter, d’autant plus que, de soncôté, il avait annoncé sa volonté de régler lesquestions relatives au séjour de Blaise Com­paoré en Côte d'Ivoire par la voie diploma­tique. Ainsi, la demande d'extraditionconcernant l'affaire Sankara lancée en mars2016, n’a reçu jusqu’ici aucune réponse offi­cielle des autorités ivoiriennes.

Depuis plusieurs années, le « réseau in­ternational justice pour Sankara justice pourl'Afrique », dont fait partie Survie, aux côtésde nombreuses autres associations, mène

campagne pour l'ouverture d'une enquêteparlementaire en France sur l'assassinat deThomas Sankara. Les députés écologistes etceux du Front de gauche ont déposé unedemande en 20113.

De nombreuses initiatives sont venuesl’appuyer : un meeting à Paris, de nombreuxdébats publics, deux campagnes de signa­tures, conférences de presse au Burkina enFrance, venue de Mariam Sankara et de sonavocat, Maitre Bénéwendé Sankara à l’As­semblée nationale à Paris. Il a fallu attendreprès de 5 ans et plusieurs courriers de dépu­tés burkinabè pour que le président de l’as­semblée nationale française, Claude

Bartolone, daigne répondre. Dans une lettreadressée aux membres du réseau internatio­nal « Justice pour Sankara justice pourl'Afrique », il justifie ainsi son refus : « unetelle commission d’enquête n’aurait aucunpouvoir pour conduire des investigationsdans un autre État » et « la procédure judi­ciaire désormais ouverte au Burkina » luisemble « l’instrument juridique le plus ap­proprié pour rechercher les responsables decette affaire ». Pourtant la commission d’en­quête avait pour objectif d’enquêter enFrance, bien sûr, sur un éventuel complot !

Les déclarations n’ont pas manqué pourjustifier ce refus. Ainsi Gilles Thibault l’am­bassadeur de France au Burkina déclaredans une interview au quotidien burkinabèSidwaya le 1er juin 2015 : « Je suis désolémais vous êtes dans le fantasme d’un rôleque nous avons pu jouer ». Pour François

Loncle, député PS et président du grouped’Amitié France Burkina Faso à l’Assembléenationale française, « cette commission d’en­quête (NDLR parlementaire) n’aura paslieu. Ce n’est pas notre rôle. Le cas Sankararelève des chercheurs, des historiens et sur­tout des Burkinabè eux­mêmes ! »4. Et Mau­rice Braud, conseiller aux relationsinternationales du Parti socialiste d’ajouter:« La France n'est pas compétente sur lefond du dossier. Ça n'a rien à voir avec desenquêtes sur des affaires où la France étaitimpliquée de près ou de loin. Je sais qu'onveut voir la main de la France partout.Mais on est vraiment dans autre chose.

Seule la justice du Burki­na qui vient de s'en saisirpeut apporter une ré­ponse aux familles en­deuillées. »5

C’est du Burkina quevient la réponse à toutesces déclarations. Au­jourd’hui, « l’instrumentjuridique le plus appro­prié », selon Bartolone, àsavoir une enquête d’unjuge burkinabè, menéedepuis près de deux ans,se tourne vers la France et

lui demande par commission rogatoire, lalevée du secret défense. Voilà qui remet lespendules à l’heure. Il est grand temps que laFrance se penche sur ses actions passées enAfrique, plutôt que de s'enfermer dans ledéni.

Bruno Jaffré1. Selon un témoignage recueilli par Ludo Martensauteur de Thomas Sankara, Blaise Compaoré et larévolution burkinabè, édition EPO, 1989, 332 pages.2. Ombre Africaine diffusé le 13 janvier 2013 sur laRAI3. Les retranscriptions des parties concernant lesoutien français et américain sont disponibles àhttp://thomassankara.net/?p=7943. Voir la proposition de résolution n°3527 tendant àla création d’une commission d’enquête relative à larecherche de la vérité dans l’assassinat de ThomasSankara, disponible sur le site de l'Assemblée natio­nale.4. Propos rapportés dans un article du Monde Afrique,"Y­aura­t­il une enquête française sur la mort de San­kara?" 30/06/20155. Idem

AFFAIRE SANKARA

LE JUGE DEMANDE À LA FRANCELA LEVÉE DU SECRET DÉFENSEL’insurrection qui a chassé Blaise Compaoré en octobre 2014 a réveillé la justice burkinabè.La revendication de vérité et de justice, à propos de l’assassinat de Thomas Sankara, portéepar les insurgés, a été une des premières prises en compte par le pouvoir issu de l’insurrec­tion. Aujourd’hui, avec une demande officielle de déclassification par le juge en charge del’instruction, les soupçons se rapprochent officiellement de la France.

Sépulture supposée de Thmas Sankara. Photo Lexaeus 94.

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SALVES

Une telle catastrophe était prévisible.Un ensemble de circonstances l'ontrendue inéluctable. L'effondrement

d'un pont a d'abord rendu l'axe routierYaoundé­Douala impraticable, alors que laplupart du transport de voyageurs se fait parautocars, en raison de l'insuffisance de laliaison ferroviaire : un seul train par jour, ex­trême lenteur, nombreuses pannes. Le mi­nistre camerounais des Transports a doncdemandé à Camrail d'ajouter des wagons, audépart de Yaoundé, au train venant deNgaoundéré, au nord du Cameroun, pourgagner Douala. Sept ­ certains disent huit ­wagons ont donc été ajoutés au train qui encomptait dejà neuf. Selon des informationsrévélées par des cheminots, ces wagons sup­plémentaires, de fabrication chinoise, necomportaient pas de système de freinageadapté. Entre Yaoundé et Douala, il y a uneforte déclivité. En descendant la collineavant Eseka, à 200 km de Yaoundé, le train apris de la vitesse. Sur la voie, de faible écar­tement, restée aux normes coloniales duXIXème siècle, cela a provoqué le déraille­ment d'abord des sept wagons de queue,dont quatre sont tombés dans un ravin, puisde huit des neuf autres.

Les riverains ont secouru les blessés etse sont occupés des corps des morts, tant

bien que mal. Les premiers secours publicsne sont arrivés que vers 18 heures, soit cinqheures après l'accident. L'hôpital d'Eseka,dépourvu de médicaments, n'était pas enétat d'accueillir les blessés qu'il a fallu éva­cuer vers Douala et Yaoundé. Plusieurs joursaprès la catastrophe, les secours n'ont tou­jours pas pu extraire tous les cadavres desquatre wagons enfoncés dans un marécageau fond du ravin. Ils risquent donc d'y resterabandonnés avec les épaves que l'État came­rounais s'est révélé incapable d'évacuer.

Cameroun moderneL'ensemble de ces circonstances dévoile

crûment l'état dans lequel se trouve le Ca­meroun en 2016. Déshérence et vétusté de"l'axe lourd" routier qui relie les deux villesprincipales du Cameroun, Douala, officielle­ment deux millions d'habitants et Yaoundépresque autant. Pourtant cet "axe lourd" estsillonné quotidiennement par un trafic in­tense, multiples cars et minibus de trans­ports en commun, innombrables grumiersdraînant le bois, première richesse du Came­roun, vers le port de Douala, poids lourds etvoitures particulières. Les accidents mortels,sur lesquels on ne dispose d'aucune statis­tique fiable, sont quasi quotidiens au pointqu'on appelle cette voie "la route de la

mort", chacun ayant de ses proches ouconnaissances qui y ont perdu la vie. Le che­min de fer quant à lui est au diapason : tor­tillard antédiluvien, équipé de matérielsdésuets achetés au rabais, il a été privatiséen 1999, dans la vague des Plans d'Ajuste­ments Structurels imposés par le FMI. C'estle groupe Bolloré qui en a obtenu la conces­sion. Alors que la société publique Régifer­cam, bien que minée par la corruption et endéficit chronique, fournissait encore dansles années 1990 un service voyageurs dé­cent, depuis la privatisation les exigences debénéfices du libéralisme ont réduit presquetotalement ce service au profit du trafic mar­chandises bien plus rentable. L'achemine­ment des matériaux pour la construction del'oléoduc Doba­Kribi dans les années 2000,puis le transport des équipements lourdspour les interventions de l'armée françaiseau Tchad et en Centrafrique, avec l'évacua­tion des matières premières vers le port deDouala, ont certes dégradé l'antique infra­structure coloniale ­ on ne compte plus lesdéraillements récurrents qui affectent letronçon Yaoundé­Ngaoundéré ­ mais ontsuffit à assurer des bénéfices substantiels, cequi permet notamment à Bolloré de fairejoujou avec ses médias en France. Le servicevoyageurs est devenu un appendice négli­

geable. Il y a belle lurette qu'on ne va plusde Yaoundé à Douala qu'en autocar.

Ce tableau est celui du "développement"en Afrique francophone, c'est­à­dire déve­loppement colossal des fortunes accumu­lées par une classe dirigeante compradore,avide, servile, irresponsable, incompé­tente et nuisible, développement conco­mitant ­ l'un ne va pas sans l'autre ­ desbénéfices des multinationales exploitant lepays ­ matière presque exclusive de lacroissance du PIB tant vantée ­, absencecriante ou délabrement des infrastruc­tures, qui témoignent jusqu'à l'obscénitédes quelques sous jetés à une populationmendiante ; le tout sous la paternelle solli­citude de la France, bien sûr.

Odile Tobner

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CAMEROUN

UN PAYS IMMERGÉ DANS LERAVINLe vendredi 21 octobre à 13 heures, le train Camrail reliant Yaoundé à Douala a déraillé enarrivant à Eseka. Le bilan réel des morts (officiellement 76) ne sera probablement jamaisétabli. Il pourrait s'élever à plusieurs centaines de victimes. On compte plus de cinq centsblessés.

Page 12: BILLETS D'AFRIQUE

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LIRE

Sortir l'Afrique de laservitude monétaire.À qui profite le francCFA ?

Sous la direction de KakoNabukpo, Martiel Ze Belinga,Bruno Tinel, Demba MoussaDembele.

La Dispute, 2016, 15 euros

Cet ouvrage, qui réunit les contributionsde dix auteurs, hommes politiques,philosophes, historiens, politologues,

tous voués à l'économie, fait suite au colloqueorganisé à Paris le 17 septembre 2015 par lesfondations Gabriel Péri et Rosa Luxemburg(Allemagne) sur le thème : « L'avenir du francCFA en question ». Les quatre principaux in­tervenants ont joint aux leurs les articles d'au­teurs qui ne participaient pas au colloque,pour aboutir dans ce livre à un tour d'horizoncomplet de la question.

Question épineuse, réputée hermétiqueau profane, la monnaie concerne pourtantdes problèmes vitaux, dont les enjeuxéchappent la plupart du temps aux principauxintéressés, qui en sont réduits, en ce domaineplus que tout autre, à ce que leur racontentles gouvernants.

Bruno Tinel expose le fonctionnementsingulier du « compte d'opération », méca­nisme de base du fonctionnement de la zone

franc, que Tchoundjang nommait« une expression curieuse, mysté­rieuse, inconnue du monde des éco­nomistes, mais bréviaire de tous lesfinanciers des États membres », encitant un économiste anglais : « Lesystème a donné à la France unhaut dégré de contrôle sur les éco­nomies de la zone franc ». NadimMichel Kalife expose l'historique decette monnaie dans son article : « La

genèse du franc CFA ».Kako Nubukpo et Ndombo Demba Sylla,

dans leurs interventions respectives : « Lefranc CFA et le financement de l'émergenceen zone franc » et « Émergeravec le franc CFAou émerger du franc CFA ? » constatent les dif­ficultés de développement des économies as­sujetties à ce système. Demba MoussaDembélé quant à lui expose « La nécessité dela souveraineté monétaire dans les pays de lazone franc », pointant des atouts hypothé­tiques et des inconvénients flagrants, pourconclure : « Il ne peut y avoir de développe­ment pour les pays africains avec une mon­naie qui n'est pas la leur ». JérômeMaucourant, dans « des rapporte entre mon­naie et souveraineté : une analyse socio­histo­rique » confirme l'importane primordiale dece principe de souveraineté, qui s'impose plusque jamais à l'heure de la mondialisation.

Martial Zé Belinga dans : « Institutionsfranc CFA : colonialités, incohérences, accu­

mulations prédatrice » rappelle opportuné­ment que l'Afrique précoloniale, depuisl'Égypte antique, a connu diverses formes demonnaies et une prospérité riche d'échangesinternes, alors que l'économie actuelle est en­tièrement extravertie, fondée sur la prédation.Massimo Amato, avec « De quoi la monnaieest­elle le nom ? », ouvre la réflexion et réaf­firme, après Keynes, le rôle éminemment po­litique, et non uniquement mercantile, de lamonnaie, comme instrument de la prospéritécollective de l'ensemble des peuples et dechacun en particulier. Enfin Denis Durand etHédi Sraieb rappellent dans « Europe­Afrique :des sociétés bien différentes, un même besoinde s'émanciper du capitalisme mondialisé » lanécessité de changer le système monétaire in­ternational pour sortir des griffes du Lévia­than qui entretient chaos et pauvreté dans unculte du profit le plus monstrueux, commeseule fin.

Ce livre est riche et stimulant par toute lesréalités qu'il décrit et les perspectives qu'ilouvre. À ceux qui persistent à proclamer que lefranc CFA est fait pour « protéger » les Africains,dans la supposition implicite et raciste qu'ils se­raient incapables de gérer leur monnaie, onrappelle le mot amer de Tchoudjang « Non, au­cun pays non peuplé de Noirs ne peut accep­ter ce genre de plaisanteries ».

Odile Tobner

FRANC CFA

SORTIR L'AFRIQUE DELA SERVITUDE MONÉTAIRE