Bernard Sauveur - INRAEBernard Sauveur,Tours, 1996 - 2007 Bernard Sauveur Je suis né en 1942 à...

52
Bernard Sauveur,Tours, 1996 - 2007 Bernard Sauveur Je suis né en 1942 à Tours dans une famille urbaine modeste. Mon père, employé de banque, était surtout passionné par l’action syndicale et sociale à laquelle il a consacré toute sa vie. J’ai fait mes études secondaires dans cette même ville et la préparation à l’Agro à Poitiers, avant d’intégrer cette école en 1962. Depuis quand vous êtes-vous orienté vers l’agronomie et quel type de formation avez-vous reçue ? Je souhaitais, lorsque j’étais jeune, faire de la prospection pétrolière. Cette vocation, née en classe de quatrième (en 1956), alors que l’on découvrait le pétrole du Sahara, a orien- té mes études jusqu’après le baccalauréat. Je suis entré en prépa Agro uniquement parce qu’elle préparait aussi au concours de l’École de géologie de Nancy, lieu de formation de tous les prospecteurs pétroliers. C’est au cours de ces deux années de prépa que j’ai découvert et davantage apprécié la biologie que la géologie. Les concours des Écoles ont fini d’en décider puisque j’ai été reçu à l’Agro et pas à Nancy, ce qui a mis fin à mon rêve de pétrole. Je ne peux donc pas parler d’une vocation précoce pour l’agronomie en tant que telle. Vous n’aviez pas d’attaches particulières avec le monde rural ? Non, je suis issu d’un milieu totalement urbain ; ni mes parents, ni même mes grands parents, n’avaient d’attaches rurales. Lorsque je suis entré à l’Agro, je n’avais pas d’idée pré- cise sur mon avenir, la biologie m’intéressait mais je ne me disais pas : Je ferai de la recherche et plus précisément, de la recherche animale. Les orientations sont apparues au fur et à mesure que les études avançaient. J’ai été tenté, un moment, par les Eaux et Forêts, comme cela s’appelait alors... et j’ai fina- lement choisi les productions animales et la recherche. Qu’est-ce qui a déterminé votre choix des productions animales ? Est-ce la personnalité de professeurs comme Charlet ou Leroy ? Je ne crois pas que ce soit la personnalité d’un enseignant. C’est peut-être davantage le goût du contact avec l’animal que j’avais toujours eu et que j’ai encore. J’ai plaisir à travailler au contact des animaux, à étudier leurs réactions. J’en reparlerai sans doute. Pour moi, le travail de laboratoire que font beau- coup de nos jeunes collègues biochimistes me semble triste s’il ne s’accompagne pas périodiquement d’une proximité avec l’animal. Pourquoi les poules plutôt que d’autres animaux ? Ce choix est lié pour partie au contexte de l’INRA. On parlait déjà en 1964 des décentralisations à venir, de la création du centre de Tours... La poule, en tant que telle, ne m’attirait pas plus qu’un autre animal, mais pas moins non plus. Je n’avais pas ce mépris de certains zootechniciens qui doutent que l’on puisse s’intéresser à ces petits animaux de basse-cour. Il leur manque une certaine noblesse ? J’ai beaucoup entendu parler en effet de la noblesse des grands ruminants par rapport aux oiseaux de basse-cour. Mes collègues et moi-même qui avions choisi de travailler en avi- culture entendions souvent dire que, dans les fermes tradition- nelles, l’homme s’occupait des grands animaux et la femme de la basse-cour ! Je vois cela aussi dans le domaine forestier où existe une classification des essences plus ou moins nobles. Que dire d’autre à propos de l’école ? Et pourquoi s’engager dans la recherche ? J’avais et j’ai encore une vision de la recherche qui pourrait être qualifiée “d’utilitaire”. Ce qui m’in- téressait était de faire de la recherche pour répondre à des questions des professionnels, résoudre des problèmes liés soit à la production, soit à la consommation. Une vision réellement finalisée, par conséquent. Je n’aurais jamais choisi de faire de la recherche pour le seul progrès de la connaissance. L’INRA, dans ce sens, correspondait exactement alors à ce que je sou- haitais de façon plus ou moins intuitive : je ne le formulais pas comme je peux le faire aujourd’hui. À l’Agro, il y avait des cours, par exemple ceux de Dumont, sur le développement. En entrant à l’INRA, aviez-vous en tête cette dimension du Tiers-Monde ? Nous l’avions probablement tous en tête dans ces années 60, plus qu’aujourd’hui. Nous nous voyions plus ou moins porteurs d’une certaine “vérité” et étions assez assurés de la toute puis- sance de la science pour le développement. Aujourd’hui, je serais plus prudent avant d’aller dans ce sens. Par la suite, les circonstances n’ont pas fait que je travaille directement dans 1 ère partie, propos recueillis par Denis Poupardin à l’INRA de Tours le 5 mars 1996 129 Photo : ©INRA

Transcript of Bernard Sauveur - INRAEBernard Sauveur,Tours, 1996 - 2007 Bernard Sauveur Je suis né en 1942 à...

  • Bernard Sauveur, Tours, 1996 - 2007 �

    Bernard SauveurJe suis né en 1942 à Tours dans une famille urbaine modeste. Mon père, employé de banque, était surtout passionné par l’action syndicale

    et sociale à laquelle il a consacré toute sa vie. J’ai fait mes études secondaires dans cette même ville et la préparation à l’Agro à Poitiers,

    avant d’intégrer cette école en 1962.

    Depuis quand vous êtes-vous orienté vers l’agronomie et quel type de formation avez-vous reçue ?

    Je souhaitais, lorsque j’étais jeune, faire de la prospectionpétrolière. Cette vocation, née en classe de quatrième (en1956), alors que l’on découvrait le pétrole du Sahara, a orien-té mes études jusqu’après le baccalauréat. Je suis entré enprépa Agro uniquement parce qu’elle préparait aussi auconcours de l’École de géologie de Nancy, lieu de formation detous les prospecteurs pétroliers. C’est au cours de ces deuxannées de prépa que j’ai découvert et davantage apprécié labiologie que la géologie. Les concours des Écoles ont fini d’endécider puisque j’ai été reçu à l’Agro et pas à Nancy, ce qui amis fin à mon rêve de pétrole. Je ne peux donc pas parler d’unevocation précoce pour l’agronomie en tant que telle.

    Vous n’aviez pas d’attaches particulières avec le monde rural ?

    Non, je suis issu d’un milieu totalement urbain ; ni mesparents, ni même mes grands parents, n’avaient d’attachesrurales. Lorsque je suis entré à l’Agro, je n’avais pas d’idée pré-cise sur mon avenir, la biologie m’intéressait mais je ne me disais pas : Je ferai de la recherche et plus précisément, de larecherche animale. Les orientations sont apparues au fur et àmesure que les études avançaient. J’ai été tenté, un moment,par les Eaux et Forêts, comme cela s’appelait alors... et j’ai fina-lement choisi les productions animales et la recherche.

    Qu’est-ce qui a déterminé votre choix des productions animales ? Est-ce la personnalité de professeurs comme Charlet ou Leroy ?

    Je ne crois pas que ce soit la personnalité d’un enseignant.C’est peut-être davantage le goût du contact avec l’animal quej’avais toujours eu et que j’ai encore. J’ai plaisir à travailler aucontact des animaux, à étudier leurs réactions. J’en reparleraisans doute. Pour moi, le travail de laboratoire que font beau-coup de nos jeunes collègues biochimistes me semble triste s’ilne s’accompagne pas périodiquement d’une proximité avecl’animal.Pourquoi les poules plutôt que d’autres animaux ? Ce choix estlié pour partie au contexte de l’INRA. On parlait déjà en 1964des décentralisations à venir, de la création du centre deTours... La poule, en tant que telle, ne m’attirait pas plus qu’unautre animal, mais pas moins non plus. Je n’avais pas cemépris de certains zootechniciens qui doutent que l’on puisses’intéresser à ces petits animaux de basse-cour.

    Il leur manque une certaine noblesse ?

    J’ai beaucoup entendu parler en effet de la noblesse desgrands ruminants par rapport aux oiseaux de basse-cour. Mescollègues et moi-même qui avions choisi de travailler en avi-culture entendions souvent dire que, dans les fermes tradition-nelles, l’homme s’occupait des grands animaux et la femme dela basse-cour !

    Je vois cela aussi dans le domaine forestier où existe une classification des essences plus ou moins nobles.

    Que dire d’autre à propos de l’école ? Et pourquoi s’engagerdans la recherche ? J’avais et j’ai encore une vision de larecherche qui pourrait être qualifiée “d’utilitaire”. Ce qui m’in-téressait était de faire de la recherche pour répondre à desquestions des professionnels, résoudre des problèmes liés soità la production, soit à la consommation. Une vision réellementfinalisée, par conséquent. Je n’aurais jamais choisi de faire dela recherche pour le seul progrès de la connaissance. L’INRA,dans ce sens, correspondait exactement alors à ce que je sou-haitais de façon plus ou moins intuitive : je ne le formulais pascomme je peux le faire aujourd’hui.

    À l’Agro, il y avait des cours, par exemple ceux de Dumont,sur le développement. En entrant à l’INRA, aviez-vous en têtecette dimension du Tiers-Monde ?

    Nous l’avions probablement tous en tête dans ces années 60,plus qu’aujourd’hui. Nous nous voyions plus ou moins porteursd’une certaine “vérité” et étions assez assurés de la toute puis-sance de la science pour le développement. Aujourd’hui, jeserais plus prudent avant d’aller dans ce sens. Par la suite, lescirconstances n’ont pas fait que je travaille directement dans

    1ère partie, propos recueillis par Denis Poupardin à l’INRA de Tours le 5 mars 1996

    129

    Photo :©INRA

  • Propos recueillis par D. Poupardin, C. Donnars et B. Desbrosses

    des pays en développement. Néanmoins, certaines de mesrecherches, notamment les effets de la température ambiantesur la qualité de l’œuf, y trouvaient des applications immédia-tes et j’ai souvent participé à des missions de coopération et d’enseignement (Malaisie, Tunisie, Arabie, Liban, Maroc, Cuba...).

    Comment décririez-vous la station de recherches avicoles au moment où vous y avez été affecté ?

    Lorsque j’y suis arrivé en 1965, la station de recherches avico-les avait déjà presque quinze ans d’existence derrière elle et unmode de fonctionnement qui mérite d’être évoqué. Deux outrois anecdotes que je peux vous rapporter sont symptoma-tiques des modalités d’accueil des jeunes qui y étaient prati-quées, assez différentes de ce que l’on connaît maintenant.Ainsi, quelques semaines après mon arrivée, se tenait commechaque année la Foire avicole de Guingamp, en Bretagne.Aucun des seniors de la station ne pouvait (ou ne souhaitait)y aller, et j’ai été désigné pour aller y représenter la station,sans savoir tout de suite que j’aurais quelques mots à dire surles recherches avicoles en cours. Quand je l’ai compris, je mesuis évidemment précipité pour préparer ces quelques mots etai ainsi rapidement appris l’essentiel de ce qui se faisait dansla station.Autre exemple que j’ai retrouvé récemment en feuilletant mesarchives pour écrire une courte histoire de la poule Vedette-INRA. En 1968, quelques années plus tard donc, j’étais assis-tant de recherche. Des réunions, dites interdisciplinaires avico-les, rassemblaient régulièrement les chercheurs de Jouy, ceuxqui allaient venir à Tours et ceux du Magneraud. Ces réunionsinterdisciplinaires étaient organisées à tour de rôle par tous les

    chercheurs, y compris les plus jeunes. J’ai eu à animer en avril1968, juste avant la conférence de presse lançant la Vedette-INRA, une réunion consacrée à cette poule si novatrice, ce quim’a conduit à rencontrer tous les chercheurs concernés, àcoordonner leurs exposés... A posteriori, cela me paraît intéres-sant de constater que l’on confiait ainsi aux plus jeunes unefonction d’organisation de réunion, même sur des sujets qui neleur étaient pas familiers.Dernier exemple qui s’est déroulé pendant mes deux premiè-res semaines à l’INRA. Le responsable du service, LouisLacassagne, m’a dit à mon arrivée, ainsi qu’à mon collègueMichel de Reviers qui arrivait lui aussi : Vous sortez de l’Agroet vous ne connaissez rien à l’aviculture ; vous allez commen-cer par passer quinze jours dans une exploitation avicole.Ça n’a pas été tout à fait une exploitation, mais le domaineINRA du Magneraud où étaient conduits alors des program-mes de sélection avicole à visée commerciale. Nous y avonsdonc passé deux semaines à parcourir l’ensemble des pou-laillers en suivant le travail des agents et des ingénieurs.Ce ne sont bien sûr que des anecdotes. Ce que je veux dire,c’est que, quand on commençait à exercer le métier de cher-cheur de cette façon, on le faisait forcément avec une certaineimprégnation culturelle. L’intérêt pour des approches pluridis-ciplinaires, la relation entre recherche et profession, ce que j’aiappelé tout à l’heure l’orientation utilitaire de cette recherche,allaient de soi. Je crois que nous n’aurions même pas puconcevoir une recherche qui ne vise pas à résoudre un problè-me. Entendons-nous bien ! Ceci ne signifiait pas de faire de larecherche de très court terme et de vouloir résoudre une ques-tion qui nous aurait été posée la veille. Les liens régulièremententretenus avec les professionnels nous permettaient aucontraire d’anticiper, au moins en partie, leurs problèmes etd’essayer de les résoudre avant qu’ils n’apparaissent de façontrop prégnante. Nous avions pris l’habitude, à la suite de PaulStevens, ingénieur de développement de la station, de dire quela recherche était le premier maillon de la filière avicole fran-çaise, en amont des structures de sélection, d’alimentation, deprophylaxie et de traitement des produits (abattoirs de volailleset centres de conditionnement des œufs) qui constituaient nosinterlocuteurs habituels.Cette relation professionnelle omniprésente m’a beaucoupmarqué, sans doute parce qu’elle correspondait aussi à ce quej’avais envie de faire. Je me sentais personnellement en bonaccord avec cette démarche qui a marqué la majorité (maispas la totalité) des chercheurs entrés dans cette structure aucours des années 50 et 60.La structuration scientifique de la station n’était d’ailleurs pasneutre vis-à-vis de cela. Elle était en effet une des rares stationsde l’INRA à être organisée de façon pluridisciplinaire (“horizon-tale” disions-nous), organisation à comparer peut-être aveccelle adoptée par nos collègues forestiers et, pendant un tempsau moins, par l’hydrobiologie, avant que celle-ci ne soit disper-sée géographiquement. Dans les mêmes murs, étaient ainsiregroupées des équipes de nutrition, de reproduction, de géné-tique, de comportement et de physiologie de la croissance.La station ne respectait donc pas une logique d’homogénéitédisciplinaire.Au contraire, nous cherchions à construire ensem-ble nos programmes de recherche à partir des problèmes deproduction (ou de consommation). Nous pensions bien résou-dre ces problèmes avec nos compétences spécifiques, chacun

    130

    Photo :©INRA

    Poule Vedette INRA.

  • dans sa discipline, mais après les avoir examinés ensemble. Jecontinue de penser que cette organisation avait de nombreuxatouts... et qu’elle en a encore. Elle pourrait peut-être existerde façon un peu plus large et s’appliquer à d’autres exemples.

    Pour les recherches en aviculture, ce choix délibéré venait-ilde la personnalité ou des idées du premier directeur ?

    Dès 1951, lors de sa création par René Pero à Jouy-en-Josas, lastation de recherches avicoles regroupait un nutritionniste(Claude Calet), deux généticiens (Jean-Pierre Boyer et PhilippeMérat) et un physiologiste de la reproduction (Louis Lacassagne).Les trois disciplines qui allaient rester les composantes principa-les de cette station étaient donc présentes dès l’origine mais j’ignore si cela résultait d’une volonté de René Pero.La loi sur l’élevage de 1968 a, me semble-t-il, conforté cetteorganisation, volontairement ou non. Le champ de cette loin’incluant pas l’aviculture, les grandes structures mises en pla-ce dans le cadre de la loi, notamment pour la sélection anima-le, ont ignoré l’aviculture et laissé de fait aux industriels l’orga-nisation des filières avicoles. Pour la recherche, cela permettaitde laisser subsister l’organisation spécifique aux “p’tits avico-les”, non contraints de s’aligner sur la structuration des dépar-tements par discipline.

    Et parmi ces trois disciplines qui étaient représentées, l’une d’elle n’avait-elle pas un poids hégémonique sur les autres ?

    Sans doute la nutrition a eu longtemps un poids un peu plusfort que les autres disciplines, tout simplement parce que, dansla production, l’aliment représente, encore aujourd’hui, 60 ou65 % du prix de revient. L’importance de la génétique ou de laphysiologie de la reproduction -pour garder ces seuls exem-ples- a néanmoins toujours été reconnue. Celle de la génétiquea été manifeste à partir des années 80, dès lors qu’est appa-rue la richesse expérimentale des lignées divergentes sur uncaractère donné, assez faciles à constituer chez les volailles.Par ailleurs, d’autres disciplines sont venues se rajouter à cel-les d’origine : les études de comportement par exemple, cellesrelatives au bien-être animal, la maîtrise des caractéristiquesdes produits, la physiologie de la croissance. Tout cela a cons-titué une sorte de melting pot, à mon avis, efficace, au moinssur le plan de l’apport scientifique et technique aux filières deproduction en nous permettant d’avoir une véritable approcheinterdisciplinaire de certains problèmes.Pour conclure sur ce point, je ne prétendrai pas que cette orga-nisation ait été la meilleure pour faire progresser la connaissan-ce de tous les mécanismes sous-jacents aux problèmes étudiés.Nous avons eu l’occasion, les uns ou les autres dans cette sta-tion, de faire des avancées scientifiques reconnues sur despoints bien précis mais il n’aurait pas été possible, avec leseffectifs présents, de couvrir en pionniers tous les fronts de larecherche cognitive sous-jacente. Il fallait faire des choix. Ils ontété guidés le plus souvent par l’esprit de la recherche finalisée.Quelques rares chercheurs s’y sont, de ce fait, sentis moins àl’aise, c’est vrai aussi ; néanmoins il y avait, entre la majoritédes chercheurs et ingénieurs, une sorte de cohésion, de senti-ment d’appartenance à une unité de recherche reconnue.

    Il me semble que Mongin, avec qui je me suis entretenu hier,parlait un peu dans les mêmes termes que vous, de la “culture” de cette station. Il voyait aussi une originalitédans le fait que, par exemple, la nomination du directeur,était organisée d’une façon particulière.

    L’habitude -peut-être assez peu répandue à l’INRA- avait eneffet été prise dès les années 60 de renouveler tous les cinqans le directeur et, pour choisir le futur nommé, de faire appelà une consultation confidentielle des chercheurs et ingénieurs,conduite par le doyen d’âge. Bien évidemment, la nominationelle-même restait le fait de la direction générale. Seules despropositions étaient construites de cette façon, mais elles n’ontjamais été remises en cause.

    Je vois une différence avec des pratiques vécues dans d’autres départements, mais je ne sais pas si ma comparaison est juste. Dans d’autres départements,existaient des chefs charismatiques qui gardaient le pouvoirpendant très longtemps, alors que vous aviez une gestion,disons, plus démocratique. Peut-être aviez-vous réussi à trouver un compromis entre les démarches un peu antinomiques de la science et de la démocratie ?

    Peut-être... mais je ne me souviens pas de débats à ce niveau.J’ai tendance à penser que la démarche retenue était surtoutempirique ! En tout cas, elle a bien fonctionné pendant 20 à25 ans. Je n’ai pas souvenir de regrets à la suite des nomina-tions faites de cette façon. Encore aujourd’hui d’ailleurs, il mesemblerait difficile pour un directeur d’exercer sa fonction s’ilne bénéficiait pas d’un certain consensus, sauf, dans des castout à fait limites, à la marge, où il y aurait besoin de restruc-turer, de remettre de l’ordre dans une unité. Dans les situationsusuelles, cette façon de fonctionner me semble conforter plu-tôt le directeur dans sa position, sa présence à ce poste ayantété souhaitée par la majorité des chercheurs.

    Il y a peut-être une différence avec ce qui se passe maintenant, du fait des procédures d’évaluation qui existentet qui risquent -quand on voit ce qui se passe au CNRS- d’avoir des conséquences sévères : elles peuvent entraînerla suppression d’un laboratoire ou une délocalisation obligatoire. La confiance et la stabilité qui pouvaient existerdans certaines unités, risquent dès lors de disparaître, d’où aussi, peut-être, des tensions plus grandes.

    La procédure que j’évoque n’implique pas, dans mon esprit,que la structure soit figée. Il peut y avoir consensus pour met-tre une personne à la tête d’une unité parce que l’on sait quec’est elle qui sera capable de faire évoluer favorablement cetteunité. Le consensus n’est pas forcément synonyme de conser-vatisme. Il est, en revanche, un appui donné au directeur pourl’exercice de ses fonctions. Par ailleurs, cette procédure a lemérite premier de renouveler la direction de l’unité. Nul nepouvant rester très longtemps le plus performant, on assureainsi un renouvellement de l’approche des choses. Dans le casde la station de recherches avicoles, chaque directeur a tou-jours fait l’effort de laisser, après son départ, les rênes complè-tement libres à son successeur, sans interférer avec les initiati-ves que prenait celui-ci.

    Bernard Sauveur, Tours, 1996 - 2007 �

    131

  • Propos recueillis par D. Poupardin, C. Donnars et B. Desbrosses

    Vous arrivez donc dans cette structure comme ACS 1 ?

    Oui, ACS puis assistant, puisque l’entrée dans ce corps mar-quait, au bout d’un an, la titularisation.La première recherche qui m’a été confiée concernait les pro-blèmes de conservation des œufs après la ponte. À cetteépoque en effet, la production de l’œuf n’était pas régulière-ment répartie sur l’année comme aujourd’hui ; il y avait desexcédents d’œufs au printemps et on en manquait ensuite, àpartir de l’automne. Des problèmes de report se posaient doncd’une saison à l’autre et il fallait savoir conserver ces œufs, àla fois pour la consommation humaine et, sur des durées pluscourtes, pour l’incubation. Ce dernier point posait particulière-ment problème, le taux d’éclosion des œufs diminuant assezvite lorsqu’ils étaient conservés avant d’être mis en incubateur.J’ai donc travaillé pendant plusieurs années sur les évolutionsbiochimiques qui prennent place à l’intérieur de l’œuf après laponte et notamment sur les modifications de structure phy-sique qui affectent les protéines du blanc de l’œuf (l’albumen)et entraînent ce que l’on appelle la liquéfaction de ce blanc.Comment les expliquer et les prévenir ? S’agit-il uniquementd’évolutions physico-chimiques préjudiciables au développe-ment embryonnaire, sans conséquence sur la valeur nutrition-nelle de l’œuf ? Sur ce thème, tout en recherchant les meilleu-res conditions de conservation des œufs (température, hygro-métrie, composition gazeuse de l’atmosphère), j’ai pu effectuerun certain approfondissement des connaissances sur le rôlejoué par les ions minéraux sur la structure et les propriétés phy-siques de certaines protéines de l’albumen.

    Cet exemple d’approfondissement des connaissances me semble bon, à la différence d’autres situations où se posent plus souvent des problèmes d’expertise. Les questions posées fréquemment aux forestiers par exemple, sont : quelle est la valeur d’une forêt ?Comment la gérer et anticiper la production à venir du peuplement ? Il s’agit donc vraiment de problèmes de gestion. Il me semble que les questions qui vous étaientposées étaient déjà des demandes de connaissances.

    La question de départ était très banale : comment conserverdes œufs ? Pour trouver une réponse, j’avais besoin de com-prendre ce qui se passait dans l’œuf après la ponte. À partir dedeux ou trois bons travaux de la littérature décrivant précisé-ment l’élévation du pH du blanc après la ponte, il m’a sembléintéressant d’étudier plus particulièrement les interactionsexistantes entre ce pH, la teneur en certains ions (cations diva-lents surtout) et les propriétés physiques du blanc d’œuf. Auplan appliqué, cette élévation du pH étant due essentiellementau dégagement du gaz carbonique contenu dans ce milieu, ildevait être possible de stabiliser le produit en le conservantdans des emballages imperméables au CO2, ou sous atmos-phère enrichie en ce gaz. Après trois à quatre ans, et une col-laboration avec les chercheurs du CNRS de Bellevue qui tra-vaillaient sur le stockage des pommes en atmosphère contrô-lée, nous avons pu en effet, avec René Ferré, proposer uneméthode de conservation des œufs sous atmosphère enrichieen gaz carbonique.Cette méthode s’est révélé efficace mais un peu coûteuse àmettre en œuvre pour un produit à faible valeur ajoutée. Par

    ailleurs, la structure du marché évoluait très vite en mêmetemps : la ponte des œufs commençait à s’uniformiser entrel’été et l’hiver et le problème du report des œufs se posait doncun peu moins. Les applications réelles au stockage ont doncété limitées mais j’avais acquis à travers ces études uneconnaissance sur l’évolution de l’œuf après la ponte qui m’avalu par la suite de jouer un rôle d’expert, au niveau nationalet à la CEE, quand ont été mises en place les réglementationsrelatives à la fraîcheur de l’œuf, à l’affichage des dates deponte... Cela m’a valu aussi d’intervenir fréquemment commeconsultant auprès des entreprises lorsque, à partir du débutdes années 80, une véritable politique commerciale de qualitéde l’œuf a été développée, tant par les producteurs qui s’ap-puyaient sur elle pour promouvoir leurs marques naissantes(Matines, Lustucru, l’Œuf de nos villages...) que par des ensei-gnes de distribution (Casino, Monoprix, Carrefour...).Pour revenir aux programmes de recherche, comme j’avaiscommencé à m’intéresser à la teneur en certains minéraux dublanc d’œuf et que mon collègue Pierre Mongin, que vousavez vu, travaillait de son côté sur les problèmes de solidité dela coquille, nous nous sommes rapprochés pour approfondirensemble la connaissance du transfert des minéraux de lapoule à l’œuf. Notre collaboration sur ce sujet a débuté en1970 et s’est poursuivie pendant une douzaine d’années. Aucours de cette période, nous avons signé en commun la plu-part de nos publications sur la physiologie de la formation del’œuf in utero et la maîtrise des caractéristiques finales dublanc et de la coquille de l’œuf. Nous avons, outre l’étude destransferts d’ions eux-mêmes, développé essentiellement deuxapproches porteuses d’applications. En matière d’alimentationcalcique tout d’abord, nous avons découvert que la pouleingère spontanément des grandes quantités de calcium quel-ques heures avant et au début de la formation de la coquillede l’œuf, ce qui nous a conduits à préconiser des formes et un“timing” très précis de distribution de ce nutriment. En allantun peu plus loin -pour favoriser la consommation de calciumpendant la nuit alors que se forme la coquille- nous avonsdéveloppé aussi des recherches sur le fractionnement despériodes de jour et d’obscurité (nycthémères) auxquelles sontsoumises les poules. Nous avons pu noter que certains de cesfractionnements prolongaient la formation de la coquille inutero et permettaient de ce fait un accroissement de sa solidité.Ces deux séries de travaux ont donné lieu très rapidement àdes applications professionnelles et ont constitué pour nousdes sujets de conférences inépuisables !Cette collaboration s’est poursuivie lorsqu’il a été demandé àla station de recherches avicoles d’étudier les problèmes loco-moteurs rencontrés de plus en plus fréquemment dans leslignées de poulets à croissance rapide. Nous avons alors faitglisser progressivement nos recherches de la formation del’œuf à l’ossification des pattes des poulets en nous spéciali-sant dans l’étude d’une anomalie de calcification de la têtetibiale, dite dyschondroplasie. Notre passé commun sur lesinteractions complexes qui existent entre l’équilibre acido-basique et le métabolisme minéral, nous a largement guidéspour la compréhension de cette anomalie de croissance. Notreapport a été de montrer que, à côté d’une composante géné-tique certaine, elle était aussi contrôlée par l’équilibre minéralde l’aliment, ce qui a donné lieu à des applications nutrition-nelles immédiates.

    132

    1 ACS : agent contractuel scientifique.

  • Entre 1980 et 85, je me suis intéressé, seul cette fois, à unautre aspect de la nutrition minérale en montrant, que ladisponibilité pour les volailles du phosphore phytique descéréales utilisées dans leur alimentation était largement varia-ble, le blé ou le triticale montrant une disponibilité beaucoupplus élevée que le maïs ou l’orge. En diffusant aux profession-nels ces valeurs de disponibilité réelle, des réductions de rejetsde phosphore minéral inutilement ajouté à l’aliment ont dèslors pu être obtenues. Aujourd’hui, l’introduction d’enzymesphytasiques dans l’aliment apporte une autre contributionimportante à la réduction des rejets de phosphore.Une dernière évolution de mon programme de recherche estintervenue à partir de 1985, alors que les chercheurs les plusanciens de la station s’occupant de reproduction étaient partiset qu’apparaissaient sur le terrain des problèmes importantsde reproduction des palmipèdes dont la production était entrain d’exploser. J’ai donc clos ma carrière de chercheur par desétudes purement zootechniques dédiées à la reproduction despalmipèdes (oies et canards de Barbarie), en devant mettre enœuvre les approches sans doute les plus globales (et donc lesplus difficiles) que j’avais jamais eu à pratiquer : tout était àdéfinir en effet pour la conduite de ces troupeaux, que ce soitles programmes d’éclairement ou les apports nutritionnels(quantitatifs et qualitatifs) et ce, à la fois en phase d’élevage eten période de reproduction.En résumé, ma vie de chercheur a comporté trois périodes serecouvrant plus ou moins. La première, la plus longue, consa-crée à l’œuf (formation et maîtrise des critères de qualité), laseconde y ajoutant le poulet en croissance et la nutrition miné-rale, et enfin la zootechnie de la reproduction des palmipèdes.

    Qu’est-ce qui a déterminé ces glissements ?

    Les changements ont toujours été progressifs, sans ruptu-re brutale. Les connaissances scientifiques servaient de trait

    d’union : c’est parce que nous avions des connaissances dumétabolisme minéral des oiseaux que nous avons pu les appli-quer successivement à l’œuf puis au squelette. C’est parce queLouis Lacassagne avait déjà consacré nombre d’études auxréactions des poules à différents nycthémères que nous avonsvoulu comprendre leurs effets sur la formation de la coquille.Nous faisions beaucoup ce que Bernard Chevassus-au-Louis apu appeler par la suite de la “recherche d’assemblage” !Le déterminisme de base des changements doit, quant à lui,être recherché dans la politique même de la station de recher-ches avicoles, que j’ai déjà évoquée, et qui prenait largementen compte les besoins professionnels des filières. Un exempleintéressant est celui de la diversification des espèces devolailles que nous choisissions d’étudier. Jusqu’en 1970, toutles chercheurs de la station travaillaient sur le poulet (ou lapoule pondeuse de la même espèce Gallus). Nous avons alorsessayé de jouer vraiment notre rôle d’anticipation. Sachant quecertains consommateurs se plaignaient de façon croissante dupoulet dit “industriel”, nous avons pensé qu’il était urgent decommencer des recherches sur des volailles d’autres espèces,ce qui ne se faisait pratiquement pas dans les autres pays, àl’exception de la dinde un peu étudiée aux États-Unis et enGrande-Bretagne. Sachant cela, nous avons fait d’autres choixet avons démarré des recherches sur la pintade d’abord, puissur le canard de Barbarie qui sont vraiment des espèces fran-co-françaises. Il s’agissait alors de rationaliser leur production,en apportant tous les éléments nécessaires aux différentsmaillons des filières : sélection, alimentation, contrôle de lacroissance, reproduction...Sans avoir évidemment la certitude que le marché se dévelop-perait, nous avions privilégié ainsi les deux espèces ayant le plusde chances de plaire au consommateur : la pintade parce queson goût se rapprochait un peu de celui du gibier et surtout lecanard de Barbarie dont les filets bien développés et la couleurrouge de la viande constituaient deux atouts majeurs. Cette

    Bernard Sauveur, Tours, 1996 - 2007 �

    133

    Œufs de poule.

    Phot

    o :©

    INRA

    - Ch

    risto

    phe

    Maît

    re

  • Propos recueillis par D. Poupardin, C. Donnars et B. Desbrosses

    couleur permettait en effet au consommateur de retrouver unecaractéristique essentielle de la viande bovine, mais à un prix unpeu inférieur, et avec un goût et une texture différents.Ces paris ont eu une suite très positive, surtout celui sur lecanard de Barbarie. Aujourd’hui 2, 180 000 tonnes de viandede canard sont produites annuellement en France, ce qui nerelève plus de l’anecdote.Tous les consommateurs connaissentles filets et magrets de canards de Barbarie et de canardsmulards, vendus sous forme pré-découpée, alors qu’antérieu-rement la consommation de canards communs entiers (lesseuls disponibles), souvent assez peu riches en muscles, restaittrès limitée.C’est Bernard Leclercq qui a fait le plus progresser les connais-sances sur la croissance du canard de Barbarie en montrantque le développement des muscles pectoraux est assez tardif :il faut donc savoir attendre avant l’abattage et nourrir les ani-maux en finition de façon à favoriser la synthèse protéiquesans engraissement excessif. Lorsque l’avenir de cette espèceest ainsi apparu assuré, j’ai commencé, avec Henri de Carville,à mettre au point les méthodes d’élevage des animaux repro-ducteurs en utilisant, pour définir les programmes d’éclaire-ment optimaux, les connaissances sur le photopériodisme quenous avions acquises avec Pierre Mongin chez la poule.L’évolution des programmes de recherche, dans ce cas, résultedonc bien d’une préoccupation de terrain mais n’a été à nou-veau possible que grâce à un bagage scientifique précédem-ment acquis.

    Les recherches que vous aviez faites sur l’œuf de poule, les avez-vous aussi faites sur l’œuf de cane ? Des contraintessociales limitent-elles la consommation d’œuf de cane ?

    La problématique est totalement différente. En Europe, l’œufde poule, outre son rôle évident dans la reproduction de

    l’espèce, est, de très loin, celui le plus consommé par l’homme.Lorsque j’étudiais différents aspects de sa qualité, c’était doncpour répondre à des préoccupations liées à cette consomma-tion sous toutes ses formes, y compris en pâtisserie. La com-mercialisation d’œufs de cane en coquille, en vue d’uneconsommation humaine en l’état est, quant à elle, interditeaujourd’hui car ces œufs sont réputés pouvoir être porteurs deSalmonelles (réputation datant du temps où les canes fréquen-taient les étangs et les mares). Pour cette espèce, l’œuf n’estdonc que le support de la reproduction de l’espèce et non plusun aliment de l’homme ; les sujets de recherche à retenir dif-fèrent en conséquence. Cette situation n’est pas universelle :en Asie par exemple, on consomme, encore aujourd’hui 2,davantage d’œufs de cane que d’œufs de poule car les lignéesde canes communes qui y sont élevées sont très bonnes pon-deuses. En France par ailleurs, ni l’œuf de dinde, ni celui de pin-tade ou de faisane ne sont interdits à la consommation humaine.Une tentative de mise sur le marché d’œufs de pintade a étéfaite il y a quelques années mais cela n’a pas été un grand suc-cès. Seul l’œuf de caille est finalement consommé de façonnotable, en dehors de celui de la poule.

    Comment les professionnels étaient-ils informés des résultats de la station ?

    La diffusion des résultats a toujours été un aspect primordialde nos liens avec la profession : comment les publier et com-ment les faire connaître simultanément à leurs utilisateurspotentiels ? Personnellement, ce sujet m’a toujours beaucoupintéressé, ce qui m’a conduit à faire partie pendant plusieursannées du bureau des éditions de l’INRA, à travers lequel jesouhaitais développer l’édition d’ouvrages.À la station de recherches avicoles, a été développé un modede transfert des résultats adapté à l’organisation de la profes-sion. Je m’explique. Les filières de production avicoles sontassez fortement structurées : sans qu’il y ait forcément intégra-tion, qui correspond à une forme de liaison économique biendéfinie entre les acteurs, ces filières sont organisées en compo-santes spécialisées situées en amont (sélection, accouvage, ali-mentation) et en aval de l’éleveur (abattage, conditionnementdes œufs), chacune impliquant un nombre limité d’acteurs.Nous savions par exemple qu’en réunissant les 25 personnesles plus représentatives de l’alimentation des volailles enFrance, 90% de la production française d’aliments composésdestinés aux volailles étaient représentés, ce qui, reconnais-sons-le, facilitait le transfert des résultats.À l’initiative de Paul Stevens, nous avons donc beaucoup utili-sé ce type de réunion spécialisée, surtout au cours des années70. Une fois tous les deux ans, les 20 à 25 décideurs des fir-mes les plus impliquées dans l’alimentation des volaillesétaient réunis à la station pendant deux jours et nous leur fai-sions part de nos résultats des deux années écoulées. Ils reve-naient très fidèlement et nous n’avions pas besoin de donnerà ces réunions une grande publicité. Je note au passage quenous n’avions pas alors la préoccupation de valoriser nosrésultats sous des formes procurant des recettes financières.L’essentiel nous semblait être de diffuser nos résultats pourqu’ils soient utilisés, sans contrepartie immédiate. Je reviendraitout à l’heure sur ce point.

    134

    2 C’est-à-dire en 1996.

    Coquille de pintade observée en lumière polarisée montrant l’imbrication des cristaux de calcite dans sa partiesupérieure. (article parudans Inra mensuel n°104mars-avril 2000).

    Phot

    o :©

    INRA

    - O.

    Kälin

  • Visite des poulets de Loué,septembre 1992.À droite Raymond Vaugarny(Dr de Loué).

    Parmi ces professionnels dont vous parlez, certains n’exerçaient-ils pas une domination forte sur les autres ?

    Il est certain que six ou sept “pesaient” plus que les autresmais nous faisions attention à inviter toutes les firmes-services.Paul Stevens savait par expérience que, pour avoir de bonnesdiscussions, le plus important n’était pas la taille économiquedes acteurs réunis mais le fait qu’ils occupent le même niveauau sein des filières, ce qui évite les rapports de client à fournis-seur. Plus tard, ont été lancées les Journées de la recherche avi-cole. À l’image des journées dédiées aux ruminants, elles ontpermis (et permettent encore aujourd’hui) de rassembler l’en-semble des acteurs des filières mais les discussions ne pou-vaient plus y être les mêmes.Nous publiions évidemment des articles dans les revues scien-tifiques, mais en même temps, tous les chercheurs et ingé-nieurs rédigeaient des articles de synthèse à but de transfert,qui étaient distribués aux professionnels à l’occasion de cesrencontres. Pour notre secteur, ce mode de diffusion a précédél’existence du journal INRA Productions Animales. Au débutdes années 80, Claude Malterre, responsable du bulletin deTheix, et moi-même qui avions, chacun dans notre domaine,une expérience de même nature, avons en effet œuvré à lacréation de ce journal unique de diffusion des connaissancesappliquées à l’ensemble des productions animales.Les réunions très vivantes que j’évoquais à l’instant étaient aussià l’origine de nombreuses visites et rencontres. Les profession-nels, ayant pris l’habitude de rencontrer les chercheurs, n’hési-taient pas ensuite à passer des coups de fil pour demander àvenir passer une demi-journée à approfondir un point avec l’und’entre nous. Cela leur permettait aussi sans doute de parlerd’une difficulté qu’ils n’avaient pas voulu évoquer en séancedevant leurs collègues. Inversement, quand ils organisaient desréunions professionnelles, ils nous demandaient de venir “plan-cher” sur des sujets intéressant leur réseau interne ou leur clien-tèle. Les contacts existaient donc dans les deux sens.Je m’aperçois en vous racontant tout cela, que j’ai tendance àle mettre à l’imparfait, sans doute parce qu’il s’agit de monexpérience personnelle et que je ne veux pas extrapoler à ceque font les chercheurs de la station maintenant. Mais sansdoute aussi, les choses ont-elles évolué.

    Enfin, pour revenir sur les aspects financiers, nous n’étions pasnon plus complètement innocents et ces échanges confiantsavec des sociétés privées nous ont beaucoup aidés, au fil dutemps, à obtenir des contrats de recherche ou d’expérimentation.

    Cela ne posait pas des problèmes ? Cela n’entrait pas un peu en contradiction avec votre “philosophie” ?

    Vous avez raison de poser la question. Comme je l’ai dit, nousn’avions pas eu tendance à contractualiser jusque la deuxièmemoitié des années 70. À ce moment, nous avons commencé àrencontrer des problèmes financiers, comme tout le monde etdès lors, à contractualiser. Pour nous, le principal souci étaitque contractualiser impliquait d’assurer, au moins pendant uncertain temps, la confidentialité des résultats. Notre démarchea toujours été alors de limiter cette confidentialité à une pério-de très définie. Pour ce qui nous paraissait relever d’applica-tions relativement courantes, nous ne donnions jamais plusd’un an de confidentialité. Dans certains cas particuliers, pourdes travaux de génétique par exemple qui requièrent desdurées plus longues, ce délai pouvait aller, je crois, jusqu’à troisans. Les contractants étaient prévenus que, de toute façon, lesrésultats seraient diffusés à l’issue du délai fixé. Cette règle dujeu était assez bien acceptée par beaucoup de sociétés parceque, en phase de croissance rapide d’activité -il faut se repla-cer dans ces années 70-80 où l’aviculture était en pleineexplosion- avoir, pour une société, un an d’avance sur sesconcurrents, était souvent suffisant. C’est ainsi que nous conci-liions à peu près notre volonté de communication des résultatsavec la nécessité de trouver des financements.Dans les années 80, nous avons aussi développé un autreaspect de communication en démarrant une politique d’écri-ture d’ouvrages. Il n’existait pas en effet de livre en français sur la production avicole, alors que la France y occupait uneplace déterminante : première en Europe, premier exportateurmondial de poulets (au moins à cette période puisque lesaccords du Gatt ont mis fin à cette position). Cette absenced’ouvrages nous faisait “mal au ventre” et plusieurs cher-cheurs de la station ont souhaité laisser leur empreinte en écri-vant des livres.

    Bernard Sauveur, Tours, 1996 - 2007 �

    135

    Phot

    o :©

    INRA

  • Propos recueillis par D. Poupardin, C. Donnars et B. Desbrosses

    Ce choix a-t-il été collectif ?

    Il a été assez collectif. Le premier livre L’alimentation des ani-maux monogastriques (1984) a vraiment été une œuvre col-lective. À partir d’une idée issue de cette station, il a mêmedépassé la recherche avicole puisqu’il a couvert également l’a-limentation des porcs et des lapins et a été pris en charge parle département Élevage des Monogastriques, alors dirigé parJean-Claude Blum. J’en ai harmonisé la présentation finale quine devait impliquer qu’une seule plume, mais il a concernébeaucoup d’acteurs de la station, et beaucoup dans tout ledépartement Élevage. Ce bouquin a eu un grand succès ; pastout à fait autant que le “Livre Rouge” sur l’alimentation desruminants, qui reste le best-seller de l’INRA, mais notre “LivreOrange”, comme on l’a appelé ensuite par analogie avec l’au-tre, est, encore aujourd’hui, la seconde vente des éditions de lamaison.Ensuite, je me suis lancé dans une œuvre de longue haleine enécrivant un livre sur la reproduction des volailles et la produc-tion de l’œuf qui étaient davantage mon champ d’action quela nutrition. J’en ai écrit 11 des 14 chapitres en demandant àMichel de Reviers de prendre en charge la partie traitant de lareproduction mâle qui était sa spécialité. Ce livre est sorti en1988.

    Pour cet ouvrage synthétique auquel tous les deux, vous avez participé, aviez-vous été fortement encouragé par les contacts que vous aviez avec la profession et soutenus, peut-être aussi, dans ce projet, par votre département ? Ou au contraire, vous a-t-on a laissé entendre que vous feriez mieux d’écrire des articles scientifiques ?

    Pour répondre d’abord à la dernière partie de votre question,non, on ne m’en a jamais fait le reproche. On ne m’a jamaisdit que je devrais écrire autre chose. Au contraire, le départe-ment encourageait ce type de production. Nous y étions effec-tivement poussés aussi par la demande externe, les profession-nels (et les enseignants) nous disant qu’ils manquaient d’ou-vrages de référence.J’aimais écrire, c’est vrai. Les collègues disent toujours que j’aila plume facile. En fait, l’écriture ne m’est pas si facile que celaet j’y ai passé beaucoup de temps, mais cela me plaisait enmême temps. Ce livre sur la reproduction a été rédigé entre1982 et 1987, période pendant laquelle, il a dû occuper lamoitié de mes week-ends à peu près. C’est sans doute pour-quoi j’y suis assez attaché !Ma dernière contribution à la production d’ouvrages a été l’écriture de quatre chapitres et la coordination d’un livreconsacré au canard de Barbarie, au moment où cette espèceétait en train de se généraliser en France (1990). Pour finir avecl’information sur cette volonté d’édition de la station derecherches avicoles, deux nutritionnistes, Michel Larbier etBernard Leclercq ont produit un second bouquin, Nutrition etalimentation des volailles, plus approfondi sur le plan scienti-fique que L’alimentation des animaux monogastriques quiétait plutôt un guide pratique à l’usage des fabricants d’ali-ments.Aujourd’hui, nous sommes assez fiers que cette stationait pu produire ainsi quatre ouvrages de synthèse en dix ans,entre 1984 et 1994.

    Aviez-vous un projet d’ouvrage grand public ?

    Pas grand public, au sens des consommateurs, mais au moinsgrand public au sein des filières de production, auxquelles s’ajoutent bien sûr les enseignants dont je me sens assez pro-che. Comme je suis actuellement professeur-consultant àl’Agro, j’entends parfois les collègues professeurs me direqu’ils sont enchantés de disposer d’ouvrages comme ceux-làqui leur facilitent grandement la construction des cours ! Cette diffusion vers l’extérieur, à travers les écrits et les confé-rences, était donc importante dans la culture de cette station.Je reste convaincu qu’il faut se donner la peine de faire connaî-tre ses résultats à leurs utilisateurs potentiels même si celaprend du temps. Tout à l’heure, vous me demandiez si c’estencore possible aujourd’hui. Sincèrement, j’ai tendance àrépondre oui. Ce n’est sans doute pas la tâche la plus oppor-tune pour un tout jeune chercheur en train de faire sa thèse, etça reste discutable pour un chargé de recherche. Mais je restepersuadé qu’à partir du grade de DR2 quelqu’un qui en a lavolonté peut encore écrire ce genre d’ouvrage aujourd’hui.

    Je me souviens quand même de Jacques Martal me disant que ceci n’était pas valorisant.

    Si on regarde globalement l’esprit et les critères des concourssitués entre 1983 et 1993 -pour prendre une décennie- celan’apparaît sans doute pas effectivement parmi les critères privilégiés. J’ai l’impression que les choses sont en train dechanger un peu. En tout cas, je souhaite qu’elles changent etj’essaie de faire quelque chose pour cela. Encore une fois, jecrois que celui qui en a vraiment la volonté personnelle, peutle faire et le valoriser. Quand un livre est très connu de la pro-fession -prenons l’exemple du Livre Rouge qui a été utilisé partous les acteurs de l’élevage en France, ou notre Livre Orange,à un échelon un peu moindre- et que l’auteur arrive peu aprèsdans un concours et peut faire état du nombre de rééditions,ou de traductions de son ouvrage, personne ne peut se per-mettre d’ignorer cela. Ce qu’il faut éviter, c’est évidemment lelivre confidentiel, peu diffusé, peu utilisé. Dans ce cas, on pour-

    136

    Canard de Barbarie.

    Photo :©INRA - Claude Bouchot

  • rait peut-être avoir le sentiment d’y avoir consacré un peu tropde temps, encore que... personne ne sait exactement quellematuration l’écriture de ce livre a pu apporter à son auteur ?Disons que, si l’on choisit ce moyen de communication, il estrecommandé de le faire préférentiellement dans un domaineoù existe une demande !

    Avez-vous encore des activités de recherche, et sinon depuis combien de temps avez-vous cessé ?

    Je n’en ai plus aujourd’hui mais l’arrêt a été progressif. Avantd’être président de centre, j’ai été directeur de la station derecherches avicoles entre 1985 et 1990. Pendant cette pério-de, j’avais encore un programme d’expérimentations, surtoutgrâce à un ingénieur, Henri de Carville qui travaillait avec moisur le canard de Barbarie. Nous nous connaissions par cœur et nous comprenions à demi-mot. Nous n’avions pas besoin de nous voir très souvent et lorsque nous avions défini lesprotocoles ensemble, il assurait le suivi quotidien des essais.Lorsqu’il est parti à la retraite, j’ai perdu mon bras droit expé-rimental ! Il a été remplacé par un jeune ingénieur dont le pro-fil était différent et auquel je n’aurais pas voulu demander lamême chose, de toute façon. Il fallait qu’il soit plus autonome.Comme je devenais simultanément président de centre, j’ai étéobligé, peu à peu, de prendre des distances avec l’expérimen-tation. J’ai ensuite accepté en 1992, d’être le porte-parole desprésidents de centre auprès de la direction générale, fonctionnouvelle qu’il fallait faire reconnaître et c’est à ce moment quej’ai vraiment cessé d’expérimenter.

    Vous aviez parlé au début du rapport à l’animal. Le fait que vous quittiez complètement ce monde animal a-t-il été un déchirement ?

    Un déchirement, non. Disons que j’ai changé de métier et queje suis content d’en avoir changé. Quand j’ai l’occasion, avecdes collègues, de retourner dans des poulaillers ou d’allerauprès des moutons et d’autres animaux, je le fais toujoursavec plaisir. Je conserve ce goût du contact avec les animauxavec qui mes relations sont toujours confiantes, même si je mesuis “fait avoir” une fois ou deux. Certaines personnes ont, aucontraire, systématiquement peur des animaux. J’étais vigilantlà-dessus lorsque je recrutais des techniciens, du temps, biensur, où les recrutements n’étaient pas faits par concours. Je lesemmenais manipuler des animaux dans les installations expé-rimentales et ceci comptait notablement dans mon choix final.

    Ne pourrait-on pas parler un peu au présent, maintenant ?J’ai l’impression qu’il existe aujourd’hui une nouvelle race de chercheur, que les choses ont changé et qu’il y a une sorte de rupture. Il y a des façons nouvelles de travailler. Au fond, la description que vous faites correspond à un passé qui a été ce qu’il a été, mais maintenant les jeunes ne s’y retrouvent plus. Les perspectives d’emploi et d’avancement ne sont plus les mêmes. Peut-être que le secteur agricole entre aussi en crise. Je pense que la recherche se présente d’une autrefaçon. J’aimerais bien que vous décriviez un peu cette rupture et ce sur quoi elle porte. Pour vous, cette ruptureexiste-t-elle réellement ? Y a-t-il ou non une mutation entre

    les chercheurs d’aujourd’hui et les chercheurs d’hier ? Ou au contraire, y a-t-il une sorte de continuité ?

    Rupture est peut-être un mot un peu fort. Je ressens une cer-taine discontinuité mais, dans la génération à laquelle j’appar-tiens, des chercheurs étaient déjà intéressés -c’est évident- parune recherche plus fondamentale que celle que nous prati-quions ici. Tout le monde ne rentrait pas dans le même moule.

    Il me semble que plusieurs modèles de chercheurs étaient admissibles alors qu’aujourd’hui il n’y aurait plusqu’un seul modèle ?

    J’aurais beaucoup de choses à vous dire sur ce point qui metient beaucoup à cœur. Je ne sais pas trop dans quel sens lesprendre. Il y a eu incontestablement à l’INRA, un changementassez important que l’on peut situer au début des années 80,sans trop préciser. Ce changement visait, pour faire court, àconforter un certain nombre de recherches par une connais-sance plus approfondie des mécanismes. Cette orientationétait nécessaire et souhaitable. Il y allait peut-être de la surviede l’INRA ! Le problème est que le virage a été trop accentué.En donnant à certains cette mission d’approfondissement, iln’aurait pas fallu retirer à d’autres les missions de transfert quipré-existaient. Or, dans certains cas au moins, la volonté a étéde mettre tout le monde dans le même moule. Des rupturesd’équilibre en ont résulté dans certains laboratoires que jeconnais.Les recrutements effectués à partir de cette période ont étépour une grande part orientés par cet esprit d’approfondisse-ment. On a alors recruté beaucoup de jeunes chercheurs -je neparle plus de la station de recherches avicoles mais de l’INRAen général- auxquels on a demandé d’être performants dansleur domaine de biologie approfondie, qu’elle soit cellulaire,moléculaire ou autre. À travers cette évolution des recrute-ments, c’est le métier même de chercheur à l’INRA qui a chan-gé. Ces chercheurs ont en effet des connaissances très spécia-lisées ; s’intéresser ensuite à l’application de leurs travaux leurdemande une ouverture intellectuelle certaine. Mais ceci nesignifie pas que la situation soit irréversible : si certains cher-cheurs disent effectivement que cette application n’est pas lemétier pour lequel ils ont été recrutés, d’autres sont tout à faitcapables et heureux d’évoluer. Je connais des exemples ici dejeunes chercheurs qui ont tout à fait joué le jeu de la recher-che la plus cognitive pendant cinq à dix ans et qui manifestentd’eux-mêmes le souhait d’élargir leur champ de vision. Ils ontd’excellents dossiers de publications derrière eux et souhaitentcomprendre maintenant davantage à quoi leurs résultats pour-raient servir. Ils sont donc en train de faire une démarche inver-se à celle que nous avons longtemps connue, démarche que jetrouve évidemment très positive et qui ne doit pas nécessaire-ment concerner tous les chercheurs. L’essentiel, que nousavons toujours essayé de maintenir à la station de recherchesavicoles, est l’équilibre existant entre les chercheurs qui appro-fondissent les connaissances et ceux qui se préoccupent de lesutiliser pour en tirer des applications. Une unité qui parvient àcet équilibre est, pour moi, la mieux placée pour remplir lesmissions de l’INRA.Il est de toute façon difficile pour un chercheur d’avoir toutesles casquettes au même moment : il ne peut pas être à la foisle plus pointu sur sa brèche fondamentale et le plus compétent

    Bernard Sauveur, Tours, 1996 - 2007 �

    137

  • en transfert. Mais il peut évoluer avec le temps. Encore unefois, je pense que l’essentiel est, qu’à un instant donné, les per-sonnes qui ont des orientations complémentaires se côtoientjournellement, qu’elles travaillent ensemble sur des sujets fina-lisés, qu’elles communiquent de façon permanente. C’est dansce sens qu’une structure dite horizontale prend toute sa valeur.Les critères sur lesquels on évalue les chercheurs jouent parailleurs un rôle très important. Chaque chercheur voit les résul-tats des CSS, les résultats des concours. Il se plie, peu ou prou,à la grille qui est utilisée pour l’évaluer. Je constate en cemoment quelques changements. Dans les concours actuels dedirecteurs de recherche par exemple, deux rapporteurs sontdésignés et on demande au second d’avoir une vision élargieau-delà de la seule production scientifique. Cela va tout à faitdans le bon sens. De même dans les CSS, une réflexion estconduite pour voir comment élargir les critères pris en comptepour l’évaluation. Les choses peuvent donc à nouveau évoluerdans ce sens.

    J’ai l’impression qu’il y a une sorte de crise d’identité. Peut-être parce que l’on ne travaille plus pour l’agricultureet que l’on travaille maintenant pour la santé publique, pour l’environnement, pour des interlocuteurs qui sont mal définis, que l’on ne connaît pas très bien. Je trouve que les chercheurs de l’INRA traversent une crised’identité en étant poussés à faire de la recherche de plus en plus fondamentale. Quel est votre point de vue ?

    C’est vrai que nos interlocuteurs se diversifient beaucoup. Lecentre de Tours est bien placé pour en parler : compte tenu dunombre élevé de recherches conduites en santé animale, leschercheurs ont beaucoup de relations avec le monde de lasanté humaine. Les virologistes, les bactériologistes... qu’ils tra-vaillent sur des pathogènes humains ou animaux, se retrouventdans des champs de connaissance communs. Les interlocu-teurs sont en effet de plus en plus nombreux et extérieurs à laproduction agricole. Je n’irai pas jusqu’à dire que cela crée unecrise d’identité. Beaucoup de chercheurs ici collaborent, discu-tent avec des médecins sans pour autant se sentir mal dansleur peau. Ils savent que leur préoccupation première est lasanté animale et que, secondairement, leur modèle peut être

    utile pour la recherche humaine. C’est tout à fait valorisant etmotivant pour leur recherche mais pas déstabilisant.Par ailleurs, la diversification des interlocuteurs n’induit pasforcément une recherche plus fondamentale. On peut avoir despréoccupations de transfert, d’applications, dans bien desdomaines autres que la production agricole, au sens strict,notamment dans les sciences de la consommation. C’est unautre trait caractéristique de l’aviculture que j’ai pu découvrir.Dès le début des années 60, les filières de production savaientqu’elles allaient devoir travailler sur les produits que demandele consommateur et qu’elles ne vendraient que ce qui estdemandé. Ce n’était pas une démarche fréquente en agricul-ture à l’époque où l’on cherchait plutôt à vendre ce que l’onavait produit. Les sciences de la consommation ont donc tou-jours intéressé les chercheurs en aviculture et nous ne noussentions pas plus mal à l’aise avec un interlocuteur consom-mateur qu’avec un producteur.Un autre problème, où je vous rejoins peut-être, est celui d’unéventuel “malaise” par rapport à l’emploi, à la carrière. Lors-que les gens de ma génération entraient dans un labo, ils nese posaient guère la question du déroulement de carrière ;celui-ci existait implicitement, même s’il était plus ou moinsrapide selon les fonctions exercées par chacun. Une perspecti-ve était toujours ouverte. À l’heure actuelle, les thésards avecqui je parle sur le centre se posent beaucoup de questions. Onsent leur inquiétude. Ils se disent à juste titre : Parmi nous,combien vont réellement trouver un poste de chercheur ? Est-ce vraiment dans les domaines qui nous attirent ? Quellesseront les perspectives d’évolution après des emplois tempo-raires sous forme de stage, de bourse, de post-doc. ?Ils ont sans doute plus de difficultés à être confiants en l’ave-nir que nous ne l’étions.Ce souci influe également sur le type de recherche conduite :si les jeunes chercheurs doivent rapidement penser à un reclas-sement scientifique dans d’autres structures, ils vont essayerd’accumuler le maximum de bonnes publications dans desrevues très cotées, en privilégiant des travaux de recherche quise prêtent à constituer cette espèce de press-book. Lors d’unediscussion récente avec la direction générale, j’évoquais monimpression que le recours aux thésards que nous pratiquons

    Propos recueillis par D. Poupardin, C. Donnars et B. Desbrosses

    �138

    Travaux pratiques de mesure de la qualité de l’œuf, Kuala-Lumpur,

    Malaisie, novembre 1989.

    Photo :©INRA

  • -comme le font tous les instituts de recherche- infléchit, qu’onle veuille ou non, notre politique de programmes. On ne peutpas en effet se permettre de mettre des jeunes thésards surdes sujets “à risque”, dont la définition même demande par-fois du temps, tels qu’en font émerger, par exemple, les préoc-cupations du développement régional. On sait que ce sont desapproches longues, qui vont demander beaucoup de contacts,de maturation... alors que l’on doit donner aux thésards, pardéfinition, des sujets aboutissant de façon la plus certaine pos-sible à des résultats. Cette certitude étant plus grande avec destravaux in vitro que in vivo, on privilégie, qu’on le veuille oupas, un type de recherche à travers les hommes qui la font.

    Cela s’accentue par le fait aussi que, maintenant, le recrutement des techniciens ou des ingénieurs est aussi entravé. Ce qui limite, je pense, les recherches in vivo par rapport aux recherches in vitro.

    Oui et non ! D’une part, la situation de techniciens recrutés surdes postes statutaires n’est pas comparable avec celle des thé-sards. D’autre part, nos missions premières sont bien, me sem-ble-t-il, de travailler sur les animaux “de rente” et non sur ceuxde laboratoire. Je fais une parenthèse pour vous raconter uneanecdote à ce sujet. Il y a quelques années, en plein milieu decette période agitée qu’a connue l’INRA, marquée par cetinfléchissement sans doute un peu trop accentué vers desrecherches cognitives, Simone Touchon, directrice généraleajointe, me dit un jour : Rassurez-vous, les animaux, on en gar-dera toujours quelques modèles. Cela m’avait fait “bouillir” etj’ai dû répondre à peu près : Ce ne sont pas des modèles qu’onveut garder. Les animaux sur lesquels nous devons travaillersont ceux qui font l’objet d’une production. Ce n’est pas le ratqui va servir à définir les meilleurs modes d’élevage descochons ou des moutons. Dès lors en effet que l’on s’intéresseà l’animal entier dans son milieu d’élevage, dès lors que l’ons’intéresse à une filière de production, la notion de modèle nepeut pas être poussée trop loin.

    Le fait qu’il y ait deux sortes de personnes : des personnesqui sont en général âgées et qui ont un statut stable et fixeavec des perspectives... et puis, je dirais, des “SDF” de la recherche qui sont sans avenir... ne pensez-vous pas que cela peut devenir explosif ?

    Je ne sais pas. Ce dont je suis sûr est qu’il faut avoir la sagessede limiter le nombre des thésards, malgré l’apport de travail dequalité qu’ils représentent, de façon à les encadrer au mieux età ne pas accroître la compétition au-delà du raisonnable.De façon plus large, il faut réfléchir -on le fait en ce momententre présidents de centre et les chefs de département le fontaussi de leur côté- il faut beaucoup réfléchir à la répartition desemplois à l’intérieur de la maison, pour arriver à garder un équi-libre spécifique à l’INRA. C’est, à mes yeux, un problème crucialdont j’ai eu plusieurs fois l’occasion de parler avec BernardChevassus-au-Louis. On parle toujours de nos métiers en souli-gnant leur “richesse” mais il faut être vigilant : c’est l’équilibreque l’on maintient entre ces métiers qui permettra à l’INRA detoujours répondre à une palette diversifiée de questions. Le dan-ger existerait sans doute, si on allait trop vers des métiers detransfert, de ne plus être capables, au bout de dix ans, de pro-poser des innovations, mais le risque existe aussi, a contrario, deperdre l’équilibre qui justifie l’existence même de l’INRA.

    On parlait des chercheurs d’une façon générale, mais il existe aussi, peut-être, des difficultés de recrutementde certaines personnes qui travaillent dans les serres ou dans les installations expérimentales...

    L’effectif des personnes travaillant dans les installations expé-rimentales est effectivement à l’ordre du jour. Les approches invitro ont tout à fait leurs mérites, elles ont été développées par-tout. Mais il y a un moment où il faut pouvoir repasser à laplante entière ou à l’animal entier, puis au troupeau, puis à lasituation économique et sociale du troupeau dans une région.Chacun de ces niveaux d’intégration a sa raison d’être enrecherche.

    Comment se fait-il qu’il n’y ait pas eu d’équipe SAD accueillie à Nouzilly ? Est-ce pour des raisons historiques ? Les chercheurs du SAD ont pourtant l’air assez proches de vos préoccupations.

    Sans doute n’y a-t-il jamais eu de demande dans ce sens.Personnellement, si je comprends maintenant les approches duSAD -je fais même partie du conseil du département à lademande de Bernard Hubert- cela n’a pas toujours été le cas.Réciproquement, la production avicole n’a jamais été, je crois,dans les préoccupations du SAD qui a conduit plus volontiersdes recherches sur des productions impliquant une organisationlocale, des groupements de producteurs... Ceci existe en partiedans l’aviculture sous label mais pas du tout dans les filièresindustrielles qui ont été structurées par les fabricants d’aliments,puis par les abattoirs. Dans les deux cas, il me semble que cetype d’organisation n’était pas très cher au cœur du SAD.Pour deux autres volets traités dans ce centre de Tours, lareproduction animale et la pathologie, il en est un peu demême. Peut-être est-ce la reproduction qui aurait le plus justi-fié une intervention du SAD car son organisation sur le terrainest souvent une démarche collective. La station de physiologie 139

    Bernard Sauveur, Tours, 1996 - 2007 �

    Visite des poulets de Loué, septembre 1992. Examen de granulés d’aliment.

    Phot

    o :©

    INRA

  • Propos recueillis par D. Poupardin, C. Donnars et B. Desbrosses

    de la reproduction, par exemple, a beaucoup travaillé dans lazone de Roquefort sur la gestion des troupeaux de brebisLacaune, sans qu’il n’y ait d’équipe SAD présente.

    Vous avez décrit les thèmes de recherche qui vous ont intéressé, les différentes fonctions de chercheur ou de directeur de laboratoire, de président de centre. Vous en avez parlé avec un égal bonheur. On a l’impression que vous avez changé de métier mais que c’était un choix voulu, délibéré. Vous est-il arrivé d’avoir des périodes de dépression, de doute, de remise en cause ?

    Je ne crois pas être très dépressif de nature et j’ai plutôt ten-dance à voir le côté positif des choses. Si j’ai plusieurs foischangé d’orientation, c’est sans doute parce que, à certainsmoments, je préférais voir des choses nouvelles. La façon dontvous le dites m’amène à faire le rapprochement, auquel je n’avais pas vraiment pensé, entre mes changements de sujetde recherche et, plus tard, ceux de métier. J’ai souvent préféréen effet -une fois que j’avais l’impression qu’un problème étaitrésolu dans un secteur donné- aller en étudier un autre à côté,tout en gardant l’expertise sur le premier. Pour les fonctionsd’encadrement, d’administration, d’animation, je crois sincère-ment au nécessaire renouvellement. C’est sans remord que jequitte une fonction au bout de quelques années. Je sais que lesuccesseur y apportera autre chose que ce que moi j’y aiapporté.

    Je posais cette question à la suite d’une réflexion de Pierre Mongin. Il m’a dit que la sculpture l’intéressait. Je me suis demandé : quand met-on le dernier coup de ciseau sur une sculpture et pourquoi décide-t-on de s’arrêter là ? Pourquoi met-on un point final ?

    En recherche, la notion de point final me semble plutôt floue !Des jeunes chercheurs arrivent qui prennent le relais. Ce que

    Pierre Mongin ou moi avons pu faire sur la coquille a une suite.Il y a ici une équipe qui continue à travailler sur ces sujets etnous n’avons pas l’impression qu’ils soient abandonnés. Cettecontinuité est importante. Il est vrai, en revanche, que nousavons réellement arrêté certains sujets, parce que nous avionsl’impression d’en avoir fait le tour. Je crois qu’il faut revenir ànotre perspective de départ, la recherche finalisée, pour com-prendre cette attitude. Quand une réponse a été apportée àune question, même si elle n’est pas définitive, elle peut êtrevalable pour les dix ans qui suivent... Plus tard, d’autres cher-cheurs reprendront peut-être la question lorsqu’elle sera par-venue à un autre état d’évolution. Je pense que ce type derecherche conduit effectivement à plus de mobilité thématiquequ’une recherche relative à la seule connaissance d’un méca-nisme, dont on peut considérer qu’elle n’est jamais terminée.On le voit bien à l’heure actuelle avec l’explosion de l’appro-che génomique. Je trouve extraordinaire le niveau de connais-sance qui est atteint. En même temps, on peut craindre quecela ne s’arrête pas : il y a dans l’approfondissement desconnaissances en biologie une sorte d’approche de l’infini quiest fascinante. Au moment où l’on croit avoir compris unmécanisme, on découvre qu’il y a encore un degré d’analysedans lequel on n’était pas entré. Dès lors, ce type de recherchen’a pas de raison de s’arrêter.

    Lorsque vous lisez certaines publications faites par vos collègues, même relativement proches, tombez-vousdes nues, en disant : C’est illisible, je ne comprends plus ?

    Il y a des choses que je ne peux effectivement plus lire, notam-ment certaines publications primaires en biologie moléculaire.C’est pourquoi je lis plutôt des revues de synthèse ou bien jevais dans des réunions d’information. C’est une façon rapidede se recycler, sans avoir à lire la totalité des publications quiappartiennent désormais à un autre monde que le mien, avecson langage spécifique.

    140

    Centre de Nouzilly, station de PRMD.

    Photo :©INRA - Alain Beguey

  • 3 CRITT : centre de recherche,d’innovation et de transfert de technologie.

    Ceci dit, on me demande souvent à l’extérieur si l’”administra-tion” n’est pas ennuyeuse et si la recherche ne me manquepas. Oui, certains jours, elle me manque. Il y a un côté stimu-lant dans la production scientifique qui manque toujours unpeu quand on ne l’a plus. Mais on trouve d’autres satisfactionsen changeant de métier. Ainsi, dans ce centre, j’ai une réellesatisfaction de voir que, depuis deux ans, une recherche sur larésistance génétique au portage salmonellique est conduite encommun entre la station de recherches avicoles et celle depathologie infectieuse et immunologie. Des poules sont mêmehébergées dans les bâtiments expérimentaux de la PII, ce quiaurait été impensable il y a quelques années ! Ma satisfactionest d’avoir pu rapprocher les gens et qu’ils commencent àmonter des recherches ensemble. Le travail d’un président decentre relève ainsi souvent de l’animation. À une autre échel-le, extérieurement à l’INRA, de bonnes choses se passent avecl’université, des relations intéressantes se nouent. Des ensei-gnements sont montés en commun. Quand on a été habituéaux relations professionnelles comme celles que j’évoquais audébut, on a toujours plaisir à essayer de mettre des gens enrelation, à leur faire faire des choses ensemble. Mongin a dûvous en parler aussi. Il anime aujourd’hui un CRITT 3 où il peutfaire se rencontrer des gens qui n’avaient pas trop l’habitudede le faire, notamment des responsables de PME qui pénètrentainsi dans le monde de la recherche. Voilà où sont nos satis-factions, maintenant.

    Vous et Pierre Mongin aviez-vous ces qualités avant d’entrer à l’INRA ? Ou bien, le métier même de recherche vous a-t-ilappris cette dimension sociale et humaine ?

    Sur le premier point, je ne sais pas vous répondre ! Entre l’in-né et l’acquis ...Ce métier m’a apporté énormément d’ouverture et de connais-sances tous azimuts, en premier celle des hommes avec qui j’aieu à travailler. Le fait d’être en relation avec des hommes, depouvoir acquérir et transmettre des connaissances à traversces relations, a été, pour moi, le plus intéressant. Le plaisir dela découverte, tout chercheur vous en parlera. Celui de voir desrésultats que l’on a trouvé être utilisés par des professionnelsest autre chose de vraiment important.Je me souviens par exemple des programmes d’éclairement despoules selon des nycthémères fractionnés que Mongin et moi-même avions mis au point. Ces programmes étaient efficaceset ont été assez largement et rapidement utilisés sur le terrain.Au cours de réunions professionnelles, nous entendions deséleveurs qui, sans savoir que nous étions à l’origine de ces pro-

    grammes, en faisaient la promotion auprès de leurs collègues.C’était notre petit plaisir intérieur de savoir que, au moins dansun créneau bien spécifique, notre travail se révélait utile !

    L’enseignement vous donne-t-il encore beaucoup de satisfaction ?

    Oui, j’aime l’enseignement. J’en ai toujours fait, que ce soit àl’université, à l’Agro ou dans les ENV. Je dis parfois aux étu-diants : Je vous remercie d’être là, en face de moi. Commevous ne vieillissez pas, j’ai l’impression de ne pas vieillir nonplus. Plaisanterie à part, l’enseignement est la meilleure façond’entretenir sa capacité de transmission. Je ne dis pas que je leferai toujours mais pendant trente ans j’y ai pris beaucoup deplaisir en ayant l’impression de pouvoir communiquer un peude ce qui m’intéressait.J’aime d’ailleurs encore plus la formation continue que l’ensei-gnement initial. La discussion avec des gens du terrain quidemandent un approfondissement sur un point précis, ou unrecyclage, est toujours très intéressante. Ces personnes onttoutes les bases pratiques, elles savent de quoi elles parlent,sont très motivées, et leurs questions sont toujours pertinen-tes. Les étudiants eux, ont une certaine curiosité mais ne voientpas toujours bien -et cela se comprend- en quoi tout ce qu’onleur demande d’apprendre pourra leur être utile un jour.L’enseignement oblige aussi à se garder au courant de l’actua-lité scientifique et technique. Je lis certains articles parce quej’ai un cours à préparer et ce côté stimulant n’est pas négli-geable. Sinon, dans mes fonctions actuelles, je pourrais ne lireque des documents à caractère plus administratif ou écono-mique, ce qui, je le reconnais, n’apporte pas toujours le mêmeplaisir.

    Lorsque vous aurez terminé vos fonctions de président de centre, envisagez-vous d’en prendre d’autres ?

    Ce n’est pas facile d’en parler à ce jour. J’ai encore plusieursannées à faire à l’INRA et je ne terminerai pas comme prési-dent de centre. Je ferai autre chose. Il y a sept ans que je suisprésident de centre, je songe à faire autre chose. Sinon je neserais pas fidèle à ce que je vous disais avant.

    Pour la mémoire de l’INRA, y aurait-il des points que je n’aurais pas abordés et qui vous apparaîtraient importants ?

    Pour la mémoire de l’INRA ?! Je ne suis pas sûr que tout ceque je vous ai dit là soit important pour la mémoire de l’INRA.

    De toute façon, quand les gens s’expriment et disent “je”,c’est toujours une chose importante. Je suis surpris que dans les articles scientifiques, les gens ne disent jamais “je”. Qu’en pensez-vous?

    Cela me choque aussi. Lorsque des jeunes chercheurs medemandaient conseil pour la rédaction de leur mémoire deconcours, je leur disais toujours de s’exprimer à la premièrepersonne. Ce “nous” scientifique, fut-il de convention, m’ap-paraît malhonnête ou prétentieux ! Il ne correspond, à mon

    Bernard Sauveur, Tours, 1996 - 2007 �

    141

    Réunion des présidents de centre à Nouzilly avec la direction générale,janvier 1995. De gauche à droite :Pierre Mongin, Patricia Watenberg,Daniel Boulet, Bernard Sauveur,Guy Paillotin ; de dos, Paul Raynaud.

    Phot

    o :©

    INRA

  • Propos recueillis par D. Poupardin, C. Donnars et B. Desbrosses

    avis, à rien. Il est bien plus clair de dire “je” quand on a fait untravail seul et “nous” quand on l’a fait à plusieurs. Je dis sou-vent “nous” en parlant de la station de recherches avicolesparce que je sens que nous étions un certain nombre à avoirune culture commune.Pour revenir à votre question sur ce qui pourrait relever de lamémoire de l’INRA, je ne pense pas pouvoir en dire davantage.Ce que je souhaite le plus, je crois vous l’avoir déjà dit, c’estque l’Institut sache garder l’équilibre qui fait sa spécificité. Siun jour nous n’étions plus capables de prouver que nos pro-blématiques de recherche et la façon de les traiter sont spéci-fiques, je redouterais que l’INRA ne disparaisse en tant que tel.Pour moi, l’INRA n’est pas une sorte de CNRS affecté auxobjets agricoles. Il a d’autres façons d’aborder les problèmes.Ce discours ne m’est d’ailleurs pas propre du tout ; il est tenuaujourd’hui par un grand nombre de personnes et j’espèrequ’il redeviendra le discours dominant.

    Je me trompe en disant qu’il est tenu, bizarrement, par des gens qui ont une position un peu horizontale, les présidents de centre par exemple, mais pas par les chefs de département ?

    En tant que porte-parole des présidents de centre, j’ai toujoursévité de rentrer dans ce genre de comparaison car je crois réel-lement qu’il n’y a pas matière à conflit. Chacun a les appro-ches marquées par ses responsabilités et qui sont complémen-taires les unes des autres. Les présidents de centre, par leurposition, par le développement de la régionalisation... ont unevision assez territoriale des choses. Cela les conduit souvent àfaire des propositions transversales à différentes unités.Les chefs de département, de leur côté, ont dans leurs fonc-tions de veiller au maintien de la qualité scientifique des tra-vaux. Ce sont les points de rencontre qui sont intéressants. Lesprésidents de centre demandent surtout de pouvoir être à l’origine de propositions, de pouvoir faire remonter un certainnombre de demandes et de perceptions. Ensuite, charge aux

    structures scientifiques de s’approprier ces demandes et de lestraduire éventuellement en programmes de recherche, en pre-nant en compte leurs propres obligations. Mais on ne doitdénier à personne le droit de formuler des propositions.

    Merci de me permettre de reprendre le fil de mes souvenirscommencé dans une précédente interview, il y a plus de dixans. Depuis cette période, j’ai quitté le centre de Tours et chan-gé de métier en venant travailler au siège de l’INRA, puis à ladirection générale proprement dite. J’aimerais, pour commen-cer, donner un rapide résumé chronologique de ces dix annéesqui facilitera, j’espère, la suite de notre conversation au coursde laquelle j’aimerais plutôt évoquer de façon transversale lesfonctions que j’ai eu à exercer.

    � Chronologie résumée 1995-2005

    Le premier des contacts qui m’amèneront à Paris se situe àl’automne 1995, période où je suis président du centre deTours et porte-parole des présidents auprès de la direction.Bernard Chevassus-au-Louis, directeur général, me demandede réfléchir à une possible mutation vers le siège de l’INRA, enévoquant plusieurs fonctions possibles. Au printemps 1996, laquestion revient et se précise : il est alors convenu que je pren-drai à la fin de cette même année la succession de Jean-Claude Tirel, à la direction des politiques régionales (DPR).Entre-temps, Bernard Chevassus-au-Louis n’est pas renouvelédans son mandat de directeur de l’INRA. Paul Vialle, qui luisuccède à la fin du premier semestre, confirme la propositionme concernant et c’est donc lui qui me nomme officiellement

    2ème partie, propos recueillis par Catherine Donnars et Bernard Desbrosses le 12 janvier 2007

    142

    Salon de l’Agriculture, 1988.Stand INRA. Avec François Guillaume,

    ministre de l’Agriculture. À gauche :Bertrand-Roger Levy, chargé des relations avec la presse.

    Photo :©INRA

  • 4 “Sauvons la recherche”est un mouvement national lancé le 7 janvier 2004 par un appel de 156 directeurs de laboratoire invitant la communauté scientifique à se mobiliser fortement pour faire reconnaître la recherche comme une priorité nationale avec les moyens y afférant. Il faitsuite notamment à l’annonce de la suppression de 550 postes statutaires dans les organismes.Le mouvement se traduit par la démission de principe de 2 000 directeurs d’unité en marset une mobilisation sans précédent,d’abord au sein des universités puisdans l’ensemble des institutions.Des comités régionaux et un comiténational d’initiative et de propositionsont mis en place en avril.Avant l’été, chaque organisme est appelé à faire connaître sa position au ministère et à contribuer à la préparation d’une Loi d’orientation de la recher-che. Des États Généraux de la recherche sont organisésà Grenoble en octobre.

    L’implication de la direction générale de l’INRA dans le mouvement “Sauvons la recherche” est décriteplus loin dans le texte.

    à la direction des politiques régionales au 1er janvier 1997.Cette même année 1997, Paul Vialle commence une importan-te réforme de l’organisation scientifique de l’Institut. Pour moi,c’est l’occasion de faire avec lui une première série de visites descentres, exercice que je renouvellerai six fois avec les directeurset présidents successifs ! Jeune directeur, je découvre pendantcette année 1997 une vie du siège certes passionnante maisaussi un peu tendue certains jours et difficile pour qui souhaitefaire avancer des dossiers ! En 1998, dans le cadre de la réfor-me en cours, j’ai à prendre en charge avec Emmanuel Jolivet le chantier “Gestion des ressources humaines”. En mêmetemps, Paul Vialle me demande de m’impliquer dans l’ouvertu-re de l’INRA à l’enseignement supérieur.Après des épisodes quej’essaierai de vous résumer, les premières unités mixtes derecherche (UMR) sont mises en place à la fin de cette année.En 1999, la DPR devient officiellement DARES (direction del’action régionale et des relations avec l’enseignement supé-rieur), ce qui concrétise cette ouverture. En 1999 également,Bertrand Hervieu succède à Guy Paillotin comme président del’Institut, ce qui me conduit à organiser ma deuxième série devisites des centres pour lui faire connaître l’ensemble de lamaison.En 2000, la première phase de la réforme est bien avancée.À la fin du premier semestre, le collège de direction, auquelj’appartiens, apprend que le mandat de Paul Vialle ne sera pasrenouvelé. Marion Guillou prend ses fonctions au mois d’août2000 et je suis amené à faire avec elle une nouvelle visite descentres ! La première phase de la réforme de l’INRA, se termi-ne au début de 2001. Au printemps de cette même année, laDARES se voit ajouter un “E” final et devenir DARESE, en pre-nant en charge les affaires européennes, plus précisément lesrelations avec l’Europe communautaire et la commission.Pour en terminer avec le calendrier, Marion Guillou me deman-de en juin 2002 de devenir conseiller auprès d’elle et du prési-dent. Pendant l’été qui suit, Didier Picard, qui prend ma succes-sion à la DARESE et moi-même sommes donc en “tuilage” eten septembre je deviens, à temps plein, conseiller auprès deMarion Guillou et de Bertrand Hervieu. Dans cette fonction, jevais être mobilisé en 2003 et 2004 par la conduite de la deuxiè-me phase de la réforme de l’INRA. Simultanément, j’essaye,avec Pierre Darde de la DARESE, de mener à leur terme lesschémas de centre lancés en 2002.En 2003, il me revient aussi de prendre en charge l’instructionde ce que l’on a appelé “le domaine 3” du système d’informa-tion de l’INRA (S2i), c’est-à-dire le traitement informatisé desinformations concernant les activités et les produits qui en sontissus. Je vous expliquerai, si nous en avons le temps, ce querecouvre ce jargon. Je vais conduire ce chantier jusqu’en sep-tembre 2005, c’est-à-dire un an après mon départ à la retraite.En 2004, pour les derniers mois de mon activité, je pensaisclore les rapports de la deuxième partie de la réforme et duchantier S2i. Mais intervient alors le mouvement “Sauvons larecherche” 4 qui mobilise fortement la direction générale et lecollège de direction. Cette dernière phase imprévue de montravail se révèle assez prenante mais, par ailleurs, réellementintéressante. Elle est une occasion unique de faire valoir leconcept de recherche finalisée auquel j’adhère depuis toujours.Voilà, je crois, l’essentiel du résumé chronologique. Nous pou-vons maintenant, si vous le voulez, entrer davantage dans cha-cun des chapitres évoqués.

    Avant de terminer cette partie, quel est votre statut actuel ?Vous êtes retraité ? Avez-vous encore des missions ?

    Je suis retraité depuis septembre 2004. J’ai été chargé de mis-sion pendant deux ans auprès de Marion Guillou (devenueprésidente-directrice générale), d’une part pour poursuivre lechantier S2i d’autre part, pour participer au Comité d’histoirede l’INRA mis en place en 2005. Ce mandat de chargé de mis-sion vient de se terminer à l’automne 2006 ; je n’ai donc plusde mission officielle au sein de la direction générale et je conti-nue seulement à participer au Comité d’histoire. Plus près devous, j’apporte une contribution modeste à l’élaboration desArchorales, en relisant des interviews. Pour le reste, j’ai prisd’autres engagements qui n’ont plus rien à voir avec la recher-che ou l’agriculture et j’ai donc quasiment recommencé unenouvelle vie professionnelle.

    � Politique de l’INRA : la “réforme”,ou réorganisation scientifique de l’Institut de 1997 à 2004

    Première phase : de 1997 au début de 2001

    Entrons maintenant si vous le voulez bien dans le détail des fonctions que vous avez exercées à Paris et commençons, pour aller du général au particulier, par votre participation à la direction de l’INRA. Vous êtesarrivé en même temps que se mettait en place une réformeimportante. Y avez-vous été impliqué ? Pouvez-vous nous direcomment et pourquoi la réforme de l’INRA se met en place ?

    Ma participation à la direction de l’INRA a pas mal évolué aufil des années et des fonctions, d’abord à travers une des direc-tions du siège, puis au collège de direction et enfin de la direc-tion générale elle-même. Je fais volontairement cette distinc-tion parce que, vue depuis un centre, la “rue de l’Université”est souvent perçue comme un grand tout assez compliqué,regroupé sous l’appellation de direction générale. En réalité,la direction générale est évidemment un service bien délimité-sans doute le plus petit du siège en effectifs- bien distinct desdirections scientifiques ou opérationnelles.J’en viens à ce que j’ai pu percevoir de cette réforme enessayant d’abord de répondre à votre question sur ses origi-nes. Lorsque, en 1997, Paul Vialle et Guy Paillotin lancent unepremière phase de réorganisation scientifique de l’INRA, tou-jours désignée ensuite par le mot de “réforme”, les raisons ensont, je crois, à la fois externes et internes. En externe, la raisonpremière me semble être la volonté de relier davantage lesrecherches sur les produits de l’agriculture à celles sur les pro-ductions. On parle en effet encore beaucoup dans l’INRA deproductions agricoles alors que le monde a changé : la PAC esten train d’évoluer ; l’alimentation prend de plus en plus d’im-portance. Guy Paillotin déclare que : C’est une provocation dedénommer des directions scientifiques par “productions ani-males” ou “productions végétales”. Il faut sortir de ce schémaet partir des produits pour remonter à la production. L’autreinfluence externe très notable est la prise en compte des pré-occupations environnementales qui émergent fortement :l’INRA doit être lisible sur ces deux questions d’alimentation etd’environnement.En interne, la réforme doit aboutir à décloisonner les directionsscientifiques qui, au fil du temps, se sont organisées de façonassez autonome, chacune avec ses propres services de gestion.

    Bernard Sauveur, Tours, 1996 - 2007 �

    143

  • Propos recueillis par D. Poupardin, C. Donnars et B. Desbrosses

    La volonté est d’ouvrir ces barrières et de construire une direc-tion plus collégiale, à même d’élaborer une stratégie et unmanagement mieux partagés parce que construits en commun.Vaste programme... qui, par ailleurs, suppose aussi le regroupe-ment de certains départements en de plus grands ensembles.La réforme proposée va susciter de nombreuses discussionsdans chacune des instances de l’INRA et de ses départements.Le comité technique paritaire (CTP), dont je connais assez bienles humeurs pour en faire partie depuis déjà cinq ans, connaîtdans cette période des séances particulièrement animées. Lesreprésentants syndicaux craignent notamment que la volontéde repartir des produits finis pour remonter à la production nesoit un reflet de l’intégration de la production agricole prati-quée par certaines industries d’aval et la grande distribution.Au plan interne, ils sont soucieux du rôle accordé aux conseilsde départements et aux conseils de services des unités derecherche dans le processus de la réforme.Le conseil scientifique de l’INRA du 19 juin 1997 constitue uneétape singulière qui vaut d’être citée. Alors qu’il doit donnerson avis sur la proposition de réforme, la salle est occupée pardifférents représentants, majoritairement syndicaux mais passeulement, et la séance est bloquée. Alors que l’intention pre-mière de la direction était de mener à bien cette réforme avantl’été 97, Guy Paillotin prend en séance la décision de reporterla mise en place de la réforme au moins jusqu’à l’automne. Enclair, il est admis que les projets de réforme des départementset des directions scientifiques retournent dans les unités poury être davantage discutés. Il y a donc là une réelle rupture duprocessus, permettant de laisser du temps à une nouvelleconsultation. Cette consultation a lieu pendant tout l’été etelle permet d’accéder à une autre grande étape de la réforme.À la rentrée, un groupe de travail, piloté par Pierre Chassin, estchargé d’élaborer la synthèse des débats, exercice difficile s’ilen est quand on sait que ceux-ci ont été conduits successive-ment dans les unités, les départements et les centres. Elle estprésentée au mois de novembre, à Vincennes, lors d’une“grand-messe” organisée dans les salles de réunions de laPorte Dorée et elle est re