Bernard Marie Koltes Combat de Negre Et de Chiens

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Le livre de combat entre de negre et de chiens

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  • BERNARD-MARIE KOLTS

    Combat de ngre et de chiens

    suivi des

    Carnets

    LES DITIONS DE MINUIT

  • UVRES DE BERNARD-MARIE KOLTS

    L a F u i te c h e v a l t r s l o i n d a n s l a v i l l e , roman , 19 8 4 . Q u a i o u e s t , thtre, 19 8 5 .D a n s l a s o l i t u d e d e s ch am p s d e c o t o n , thtre, 19 8 6 .L e C o n t e d h i v e r (traduction d e la p i c e d e William

    Shakespeare), thtre, 19 8 8 .L a N uit ju st e a v a n t les f o r t s, 19 8 8 .L e R e t o u r a u d s e r t , su ivi d e C e n t a n s d h i s t o i r e d e l a

    f a m i l l e S e rp e n o is e , thtre, 19 8 8 .C o m b a t d e n g r e e t d e c h ie n s , thtre, 1 9 8 3 - 1 9 8 9 . R o b e r t o Z u c c o , su ivi d e T a b a ta b a , C o c o et U n h a n g a r

    L OUEST, thtre, 19 9 0 .P r o l o g u e , 1 9 9 1 .SALLINGER, thtre, 19 9 5 .L e s A m e rtu m e s , thtre, 19 9 8 .L H r i t a g e , thtre, 19 9 8 .U n e PART d e MA VIE. E n tre tien s ( 1 9 8 3 - 1 9 8 9 ) , 19 9 9 .P r o c s i v r e , thtre, 2 0 0 1 .L a M a r c h e , thtre, 2 0 0 3 .L e j o u r d e s m e u r t r e s d a n s l h i s t o i r e d H a m le t , thtre,

    2 0 0 6 .

  • 1989 b y L e s DITIONS DE MINUIT 7, rue Bemard-Palissy, 75006 Paris

    www.leseditionsdeminuit.fr

    En application des articles L. 122-10 L. 122-12 du Code de la proprit intellectuelle, toute reproduction usage collectif par photocopie, intgralement ou partiellement, du prsent ouvrage est interdite sans autorisation du Centre franais dexploitation du droit de copie (CFC, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris). Toute autre forme de reproduction, intgrale ou partielle, est galement interdite sans autorisation de lditeur.

    ISBN : 978-2-7073-1298-3

  • Dans un pays dAfrique de lOuest, du Sngal au Nigeria, un chantier de travaux publics dune entreprise trangre.

    Personnages :Horn, soixante ans, chef de chantier.Alboury, un Noir mystrieusement introduit dans la cit. Lone, une femme amene par Horn.Cal, la trentaine, ingnieur.

    Lieux :La cit, entoure de palissades et de miradors, o vivent les cadres et o est entrepos le matriel : un massif de bougainvilles ; une camionnette range sous

    un arbre ; une vranda, table et rocking-chair, whisky ; la porte entrouverte de lun des bungalows.Le chantier : une rivire le traverse, un pont inachev ; au loin, un lac.

    Les appels de la garde : bruits de langue, de gorge, choc de fer sur du fer, de fer sur du bois, petit cris, hoquets, chants brefs, sifflets, qui courent sur les barbels comme une rigolade ou un message cod, barrire aux bruits de la brousse, autour de la cit. Le pont : deux ouvrages symtriques, blancs et gigantesques, de bton et de cbles, venus de chaque ct du sable rouge et qui ne se joignent pas, dans un grand vide de ciel, au-dessus dune rivire de boue.

    H avait appel lenfant qui lui tait n dans lexil Nouofia, ce qui signifie conu dans le dsert .

    Alboury : roi de Douiloff (Ouolof) au XIXe sicle, qui sopposa la pntration blanche.

    Toubab : appellation commune du Blanc dans certaines rgions dAfrique.

    Traductions en langue ouolof par Alioune Badara Fall.

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  • Le chacal fo n c e sur une carcasse mal nettoye, arrache prcipitamment quelques bouches, mange au galop, imprenable et impnitent dtrousseur, assassin d occasion.

    Des deux c ts du Cap, c tait la perte certaine, et, au milieu, la montagne d e glace, sur laquelle l aveug le qui s y heurterait serait condamn.

    Vendant le long tou ffem en t d e sa victime, dans une jou issa n ce mditative et rituelle, obscurment, la lionn e se souvient des possessions de l amour.

  • IDerrire les bougainvilles, au crpuscule.

    H orn. J avais bien vu, de loin, quelquun, derrire larbre.

    Alboury. Je suis Alboury, monsieur ; je viens chercher le corps ; sa mre tait partie sur le chantier poser des branches sur le corps, monsieur, et rien, elle na rien trouv ; et sa mre tournera toute la nuit dans le village, pousser des cris, si on ne lui donne pas le corps. Une terrible nuit, monsieur, personne ne pourra dormir cause des cris de la vieille ; cest pour cela que je suis l.

    HORN. Cest la police, monsieur, ou le village qui vous envoie ?

    ALBOURY. Je suis Alboury, venu chercher le corps de mon frre, monsieur.

    HORN. Une terrible affaire, oui ; une malheureuse chute, un malheureux camion qui roulait toute allure; le conducteur sera puni. Les ouvriers

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  • 1sont imprudents, malgr les consignes strictes qui leur sont donnes. Demain, vous aurez le corps; on a d lemmener linfirmerie, larranger un peu, pour une prsentation plus correcte la famille. Faites part de mon regret la famille. Je vous fais part de mes regrets. Quelle malheureuse histoire !

    A lb o u ry . Malheureuse oui, malheureuse non. Sil navait pas t ouvrier, monsieur, la famille aurait enterr la calebasse dans la terre et dit : une bouche de moins nourrir. Cest quand mme une bouche de moins nourrir, puisque le chantier va fermer et que, dans peu de temps, il naurait plus t ouvrier, monsieur ; donc aurait t bientt une bouche de plus nourrir, donc cest un malheur pour peu de temps, monsieur.

    H orn . Vous, je ne vous avais jamais vu par ici. Venez boire un whisky, ne restez pas derrire cet arbre, je vous vois peine. Venez vous asseoir la table, monsieur. Ici, au chantier, nous entretenons d excellents rapports avec la police et les autorits locales ; je men flicite.

    ALBOURY. Depuis que le chantier a commenc, le village parle beaucoup de vous. Alors jai dit : voil l occasion de voir le Blanc de prs. J ai encore, monsieur, beaucoup de choses apprendre et j ai dit mon me : cours jusqu mes oreilles et coute, cours jusqu mes yeux et ne perds rien de ce que tu verras.

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  • H orn. En tous les cas, vous vous exprimez admirablement en franais ; en plus de langlais et dautres langues, sans doute ; vous avez tous un don admirable pour les langues, ici. Etes-vous fonctionnaire ? Vous avez la classe dun fonctionnaire. Et puis, vous savez plus de choses que vous ne le dites. Et puis la fin, tout cela fait beaucoup de compliments.

    A lb o u ry . Cest une chose utile, au dbut.H orn. Cest trange. Dhabitude, le village

    nous envoie une dlgation et les choses sarrangent vite. Dhabitude, les choses se passent plus pompeusement mais rapidement : huit ou dix personnes, huit ou dix frres du mort ; jai lhabitude des tractations rapides. Triste histoire pour votre frre; vous vous appelez tous frre ici. La famille veut un ddommagement ; nous le donnerons, bien sr, qui de droit, sils nexagrent pas. Mais vous, pourtant, je suis sr de ne vous avoir encore jamais vu.

    ALBOURY. Moi, je suis seulement venu pour le corps, monsieur, et je repartirai ds que je laurai.

    HORN. Le corps, oui oui oui ! Vous laurez demain. Excusez ma nervosit ; jai de grands soucis. Ma femme vient darriver; depuis des heures elle range ses paquets, je narrive pas savoir ses impressions. Une femme ici, cest un grand bouleversement ; je ne suis pas habitu.

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  • 1A lb o u ry . Cest trs bon, une femme, ici.H orn . Je me suis mari trs rcemment ; trs

    trs rcemment ; enfin, je peux vous le dire, ce nest mme pas tout fait accompli, je veux dire les formalits. Mais cest un grand bouleversement quand mme, monsieur, de se marier. Je nai pas du tout l habitude de ces choses-l; cela me cause beaucoup de soucis, et de ne pas la voir sortir de sa chambre me rend nerveux ; elle est l elle est l, et elle range depuis des heures. Buvons un whisky en l attendant, je vous la prsenterai ; nous ferons une petite fte et puis, vous pourrez rester. Mais venez donc table; il ny a presque plus de lumire ici. Vous savez, jai la vue un peu faible. Venez donc vous montrer.

    ALBOURY. Impossible, monsieur. Regardez les gardiens, regardez-les, l-haut. Ils surveillent autant dans le camp que dehors, ils me regardent, monsieur. Sils me voient masseoir avec vous, ils se mfieront de moi; ils disent quil faut se mfier d une chvre vivante dans le repaire du lion. Ne vous fchez pas de ce quils disent. Etre un lion est nettement plus honorable qutre une chvre.

    HORN. Pourtant, ils vous ont laiss entrer. Il faut un laissez-passer, gnralement, ou tre reprsentant dune autorit; ils savent bien cela.

    ALBOURY. Ils savent quon ne peut pas laisser la vieille crier toute la nuit et demain encore ; quil

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  • faut la calmer ; quon ne peut pas laisser le village tenu en veil, et quil faut bien satisfaire la mre en lui redonnant le corps. Ils savent bien, eux, pourquoi je suis venu.

    H orn. Demain, nous vous le ferons porter. En attendant, jai une tte prte clater, il me faut un whisky. Cest une chose insense pour un vieux comme moi davoir pris une femme, nest-ce pas, monsieur ?

    ALBOURY. Les femmes ne sont pas des choses insenses. Elles disent dailleurs que cest dans les vieilles marmites quon fait la meilleure soupe. Ne vous fchez pas de ce quelles disent. Elles ont leurs mots elles, mais cest trs honorable pour vous.

    H orn. Mme se marier ?ALBOURY. Surtout se marier. Il faut les payer

    leur prix, et bien les attacher ensuite.H orn. Comme vous tes intelligent ! Je crois

    quelle va venir. Venez, venez, causons. Les verres sont dj l. On ne va pas rester derrire cet arbre, dans lombre. Allons, accompagnez-moi.

    A lb o u ry . Je ne peux pas, monsieur. Mes yeux ne supportent pas la trop grande lumire ; ils clignotent et se brouillent ; ils manquent de lhabitude de ces lumires fortes que vous mettez, le soir.

    Horn. Venez, venez, vous la verrez.A lb o u ry . Je la verrai de loin.H orn. Ma tte clate, monsieur. Quest-ce

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  • quon peut ranger pendant des heures ? Je vais lui demander ses impressions. Savez-vous la surprise ? Que de soucis ! Je tire un feu dartifice, en fin de soire ; restez ; cest une folie qui ma cot une fortune. Et puis il faut que nous parlions de cette affaire. Oui, les rapports ont toujours t excellents ; les autorits, je les ai dans la poche. Quand je pense quelle est derrire cette porte, l-bas, et que je ne connais pas encore ses impressions. Et si vous tes un fonctionnaire de la police, cest encore mieux ; j aime autant avoir faire avec eux. LAfrique doit faire un rude effet une femme qui na jamais quitt Paris. Quant mon feu dartifice, il vous coupera le sifflet. Et je vais voir ce quon a fait de ce sacr cadavre. (Il sort. )

    II

    H o rn (devant la porte en trouverte). Lone, tes-vous prte ?

    LONE (de l intrieur). Je range. (Horn s app ro ch e.) Non, je ne range pas. (Horn s arrte.) J attends que cela ne bouge plus.

    H orn . Quoi?LONE. Que cela ne bouge plus. Quand il fera

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  • noir, cela ira mieux ; cest pareil le soir, Paris : j ai mal au cur pendant une heure, le temps que cela passe du jour la nuit. Dailleurs, les bbs aussi crient quand le soleil sen va. J ai des cachets prendre ; il ne faut pas que j oublie. (Sortant dem i le visage, elle m ontre le bougainville. ) Comment sappellent ces fleurs ?

    H orn. Je ne sais pas. (Elle disparat n ou veau. ) Venez boire un whisky.

    LONE. Un whisky ? oh l l non, interdit. Il ne manquerait plus que cela, vous me verriez alors. Cela mest totalement interdit.

    H orn. Venez quand mme.LONE. Je fais le compte de ce qui manque ;

    il me manque des tas de choses et jai des tas de choses dont je naurai jamais besoin. On mavait dit : un pull, l Afrique est froide, la nuit ; froide, ouille ! les bandits. Me voil avec trois pulls sur les bras. Je me sens toute patraque. J ai le trac, biquet, un de ces tracs. Comment sont les autres hommes ? Les gens ne maiment pas, en gnral, la premire fois.

    H orn. Il ny en a quun, je vous lai dj dit.LONE. Lavion, cest une chose qui ne me

    plat pas. Finalement, je prfre le tlphone; on peut toujours raccrocher. Pourtant, je me suis prpare, prpare comme une folle : jcoutais du reggae toute la sainte journe, les gens de mon immeuble sont devenus cingls. Savez-vous ce que

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  • je viens de dcouvrir, en ouvrant ma valise ? Les Parisiens sentent fort, je le savais ; leur odeur, je l avais sentie dj dans le mtro, dans la rue, avec tous ces gens quil faut frler, je la sentais traner et pourrir dans les coins. Eh bien, je la sens encore, l, dans ma valise ; je ne supporte plus. Quand un pull, une chemise, nimporte quel bout de chiffon a pris l odeur du poisson ou des frites ou lodeur dhpital, essayez de lter ; et celle-ci est plus tenace encore. Il me faudra le temps darer tout ce linge. Que je suis contente dtre ici. LAfrique, enfin !

    H orn . Mais vous navez encore rien vu, et vous ne voulez mme pas sortir de cette chambre.

    LONE. Oh jen ai bien assez vu et jen vois assez d ici pour ladorer. Je ne suis pas une visiteuse, moi. Maintenant je suis prte ; ds que jaurai fini le compte de ce qui me manque et de ce que jai en trop, et ar le linge, je viens, je vous le promets.

    H orn . Je vous attends, Lone.LONE. Non ne mattendez pas, non ne

    mattendez pas. (Les appels d e la ga rd e ; Lon e apparat moiti. ) Et quest-ce que cest, cela ?

    H orn . Ce sont les gardiens. Le soir et toute la nuit, de temps en temps, pour se tenir veills, ils sappellent.

    LONE. Cest terrible. (Elle coute. ) Ne mattendez pas. (Elle rentre. ) Oh biquet, il faut que je vous avoue quelque chose.

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  • Horn. Q u oi ?LONE (bas). Juste avant de venir, hier soir, je

    me promenais sur le pont Neuf. Et alors voil quoi ? que je me sens tout dun coup si bien, oh si heureuse, comme jamais, sans raison. Cest terrible. Quand il marrive quelque chose comme cela, eh bien, je sais que cela va mal tourner. Je naime pas rver de choses trop heureuses ou me sentir trop bien ou alors, a me met dans des tats pour toute la sainte journe et jattends le malheur. J ai des intuitions, mais elles sont lenvers. Et elles ne mont jamais trompe. Oh je ne suis pas presse de sortir dici, biquet.

    H orn. Vous tes nerveuse et cest bien normal.LONE. Vous me connaissez si peu !H orn. Venez, allons venez.LONE. Etes-vous sr quil ny a quun

    homme ?Horn. J en suis tout fait sr.Lone (son bras apparat). Vous me laissez

    mourir de soif. Quand jaurai bu, je viendrai, je vous le promets.

    Horn. Je vais chercher boire.LONE. Mais de leau, surtout, de leau ! J ai

    des cachets prendre et prendre avec de l eau. (Horn s o r t ; L one apparat, regarde.) Tout cela mimpressionnne. (Elle se penche, cu eille une fleu r de bougainville, et entre nouveau. )

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  • III

    Sous la vranda. Horn entre.

    C a l. ( la table, la tte entre les mains). Toubab, pauvre bte, pourquoi es-tu parti ? (Ilp leure. ) Quel mal est-ce que je lui ai fait ? Horn, tume connais, tu connais mes nerfs. Sil ne revient pas ce soir, je les tuerai tous ; bouffeurs de chiens. Ils me l ont pris. Je ne peux pas dormir sans lui, Horn. Ils sont en train de me le manger. Je ne lentends mme pas aboyer. Toubab !

    H orn . (disposant le j e u d e gam elles). Trop de whisky. (Il met la bouteille d e son ct. )

    C a l. Trop de silence !HORN. Je mets cinquante francs.C a l (relevant la tte). Sur cinq chiffres ?H orn . Sur chacun.CAL. Je ne suis pas. Dix francs par chiffre, pas

    un sou de plus.H o rn (le regardant brusquement ). Tu tes ras

    et peign.C a l. Tu sais bien que je me rase toujours le

    soir.HORN (regardant les ds). Cest pour moi. (Il

    ramasse. )C a l. Dailleurs, je veux jouer avec des pions ;

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  • pour le plaisir, pour le jeu pur. Tu ramasses, tu ramasses, il ny a plus aucun plaisir ; tu ne trouves du plaisir qu ramasser, cest curant ; chacun pour soi et rien pour le plaisir. Une femme, a va nous apporter un peu dhumanit ici. Tu vas la dgoter, a va tre vite fait. Moi, je suis pour un jeu dsintress, pas pour le ramassage. On doit jouer avec des pions. Dailleurs, les femmes prfrent jouer avec des pions. Les femmes apportent de lhumanit dans le jeu.

    HORN (bas). Il y a l un homme, Cal. Il est du village ou de la police ou pire encore, car je ne lavais jamais vu. Il ne veut pas dire au nom de qui il vient demander des comptes. Mais des comptes, il va en demander, et tu lui en rendras, lui. Prpare-toi. Moi, je ne men mle pas ; je nai pas la tte cela ; je ne sais rien ; je ne te couvre pas ; je ntais pas l. Mon travail est termin et salut. Cette fois, tu rpondras toi-mme ; et tu ne supportes mme pas une foutue goutte de whisky.

    CAL. Mais je ny suis pour rien, Horn, je nai rien fait, moi, Horn, (Bas :) Ce nest pas le moment de se diviser, on doit rester ensemble, on doit rester unis, Horn. Cest simple : tu fais un rapport pour la police, un rapport la direction, tu le signes, et hop ; et je me tiens tranquille. Toi, tout le monde te croit ; je nai que mon chien, moi, personne ne mcoute. Il faut rester ensemble contre tous. Je ne parlerai pas

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  • ce ngre ; laffaire est simple et moi je te dis toute la vrit et toi de jouer. Tu connais mes nerfs, Horn, tu les connais bien ; il vaut mieux que je ne le voie pas. Dabord, je ne veux voir personne tant que mon chien nest pas revenu. (Il pleure. ) Ils vont me le bouffer.

    HORN. Je mets cinquante francs par chiffre, et pas un sou de moins.

    C a l (il p o se cinquante fran cs. Cris des crapauds- bu ffles, tout prs). On regardait le ciel, les ouvriers et moi ; le chien avait senti lodeur de la tempte. Un gars traversait le chantier ; je le vois. A cet instant, un violent orage clate. Je crie : viens Toubab, viens ! Le chien dresse le museau, dresse ses poils ; il sent lodeur de la mort ; a lexcite, pauvre bte. Puis je le vois courir vers le ngre, l-bas, sous les trombes deau. Viens, Toubab ! Je l appelle ; pauvre bte. Alors, au milieu du vacarme, des clairs dchans, je vois un grand trait de foudre. Toubab sest arrt ; tous on regarde. Et on voit le ngre tomber, au milieu des bruits de tonnerre ; touch, sous les tonnes de pluie ; il se couche dans la boue. Vers nous vient lodeur du soufre; puis, le bruit dun camion, l-bas, qui fonce, vers nous. (Horn fa it tourner les ds. ) Mon Toubab a disparu, je ne peux pas dormir sans lui, Horn. (Il pleure. ) Depuis quil est tout petit, il dort sur moi ; l instinct le faisait toujours revenir moi, il ne

  • pourra pas se dbrouiller tout seul, Horn ; pauvre bte. Je ne l entends pas aboyer ; ils me lont bouff. Moi, la nuit, a me faisait une boule de poils sur le ventre, sur les jambes, sur les couilles ; a me faisait dormir, Horn, ctait pass dans le sang, pour moi. Quel mal je lui ai fait ?

    HORN (regardant les ds). Douze. (Cal ramasse. )

    CAL (avec un clin d il) . Quelle surprise, Horn ! Tu dis : je vais laroport ; tu reviens, tu me dis : ma femme est l ! Quel coup. Je ne savais mme pas que tu ten tais trouv une, pour finir. Quest-ce qui t a pris tout dun coup, vieux ? (Ils misent. )

    H orn. Un homme ne doit pas finir sa vie dracin.

    CAL. Oui, vieux, bien sr. (Il ramasse.) Ce qui compte, cest que tu laies bien choisie.

    HORN. Alors la dernire fois que je suis all Paris, jai dit : si tu ne la trouves pas maintenant, tu ne la trouveras jamais.

    CAL. Et tu las trouve! Quel tombeur, vieux ! (Ils misent. ) Mfie-toi quand mme du climat. a rend les femmes dingues. Cest scientifique, a.

    H orn. Pas celle-l. (Cal ramasse. )C al. Quelle mette de bonnes chaussures, que

    je pourrai lui en prter, dis-lui cela, vieux. Les

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  • femmes font de llgance et ne connaissent rien aux microbes africains, ceux quon attrape par les pieds, vieux.

    HORN. Celle-l nest pas une femme ordinaire, non.

    CAL (avec un clin d il). Alors, je lui ferai bonne impression. Je trouverai loccasion de lui baiser la main ; elle verra llgance.

    HORN. J ai dit : vous aimez les feux dartifice? Oui, elle a d it; jai dit : moi, jen fais un chaque anne, en Afrique, et celui-l sera le dernier. Vous voulez le voir? Oui elle a dit. Alors, je lui ai donn ladresse, largent pour le billet davion : soyez l dans un mois, le temps que le colis de chez Ruggieri puisse arriver. Oui, elle a dit. Cest comme cela que je lai trouve. Cest pour le dernier feu dartifice; je voulais une femme qui le voie. (Il mise. ) Je lui ai dit que le chantier allait fermer et qualors je quitterai pour toujours lAfrique. Elle a dit oui tout. Elle dit toujours oui.

    CAL (aprs un temps). Pourquoi renoncent-ils au chantier, Horn ?

    HORN. Personne ne le sait. J ai mis cinquante francs. (Cal mise. )

    CAL. Pourquoi tout de suite, Horn ? pourquoi sans explication ? Moi, je veux encore travailler, Horn. Et le travail quon a fait ? Une moiti de fort abattue, vingt-cinq kilomtres de route ? un pont en

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  • construction ? et la cit, les puits creuser ? tout ce temps pour rien ? Pourquoi on ne sait rien, Horn, rien de ce qui se dcide ? et pourquoi toi tu ne sais pas ?

    Horn (regardant les ds). Cest moi qui prends. (S ilen ce ; les appels d e la garde.)

    C a l (bas). Il grince des dents.Horn. Quoi ?C al. L, derrire l arbre, le ngre, dis-lui de

    partir, Horn. (Silence. Aboiements au lo in ; Cal sursaute.) Toubab! Je lentends. Il trane prs de lgout ; quil y tombe, je ne bougerai pas. (Ils misent.) Saloperie; il trane et quand je l appelle, il ne rpond pas, il fait celui qui rflchit. Cest lui ? Oui. Rflchis, vieux cabot ; je nirai pas te repcher. Il a d sentir lodeur dune bte inconnue ; quil se dbrouille ; il ne devrait pas tomber ; et sil tombe, je bouge pas. (Ils regardent les ds. Cal ramasse ; bas :) Le gars, Horn, je peux te le dire, ce ntait mme pas un vrai ouvrier; un simple journalier; personne ne le connat, personne nen parlera. Alors il veut partir; moi je dis : non, tu ne partiras pas. Quitter le chantier une heure avant ; cest important, une heure ; si on laisse prendre une heure, il y a lexemple que cela fait. Comme je te le dis, je dis donc : non. Alors il me crache aux pieds et il part. Il ma crach aux pieds, et deux centimtres ctait sur la chaussure. (Ils misent. ) Donc jappelle les

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  • autres gars, je leur dis : vous le voyez, le gars ? (Imitant l a ccen t n gre :) Oui patron on le voit il traverse le chantier sans attendre larrt ? oui patron oui patron sans attendre larrt sans casque, les gars, est-ce quil a un casque ? non patron on voit bien il ne porte pas son casque. Moi je dis : souvenez-vous-en : il est bien parti sans que je lautorise oui patron oh oui patron sans que tu lautorises. Alors il est tomb; le camion arrivait et je demande encore : mais qui conduit le camion ? mais quelle vitesse il fonce ? il na pas vu le ngre ? Et alors, hop ! (Cal ramasse. )

    H orn . Tout le monde ta vu tirer. Imbcile, tu ne supportes mme pas ta foutue colre.

    Cal. Cest comme je te le dis : ce nest pas moi ; cest une chute.

    H orn . Un coup de feu. Et tout le monde ta vu monter dans le camion.

    C a l. Le coup de feu cest lorage ; et le camion, cest la pluie qui aveuglait tout.

    H orn . Je nai peut-tre pas t lcole, mais toutes les conneries que tu diras, je les connais d avance. Tu verras ce quelles valent ; pour moi, salut, tu es un imbcile et ce nest pas mon affaire. Je mets cent francs.

    C a l. Je suis.H o rn (tapant sur la table). Pourquoi tu y as

    touch, bon Dieu ? Celui qui touche un cadavre

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  • tomb terre est responsable du crime, cest comme cela dans ce foutu pays. Si personne ny avait touch, il ny aurait pas eu de responsable, ctait un crime sans responsable, un crime femelle, un accident. Laffaire tait simple. Mais les femmes sont venues pour chercher le corps et elles nont rien trouv, rien. Imbcile. Elles nont rien trouv. (Il tape sur la table. ) Dbrouille-toi (Il fa it tourner les ds. )

    CAL. Quand je lai vu, je me suis dit : celui-l, je ne pourrai pas lui foutre la paix. Linstinct, Horn, les nerfs. Je ne le connaissais pas, moi; il avait seulement crach deux centimtres de mes chaussures ; mais l instinct, cest comme cela que a marche : toi, ce nest pas maintenant que je te foutrai la paix, voil ce que je me disais en le regardant. Alors je lai mis dans le camion, jai t jusqu la dcharge et je l ai jet tout en haut : cest tout ce que tu mrites et voil ; et puis je suis rentr. Mais jy suis retourn, Horn; je ne pouvais pas tenir en place, les nerfs me travaillaient. Je lai repris sur la dcharge, tout en haut, et remis dans le camion ; je lamne jusquau lac et je le jette dans l eau. Mais voil que a me travaillait, Horn, de le laisser en paix dans leau du lac. Alors jy suis retourn, je me suis mis dans leau jusqu la taille et je lai repch. Il tait dans le camion et je ne savais plus quoi faire, Horn : toi, je ne pourrai pas te foutre la paix, jamais,

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  • cest bien plus fort que moi. Je le regarde, je me dis : il va dmolir les nerfs, ce boubou. Cest alors que je trouve. Je me suis dit : les gouts, voil la solution ; jamais tu niras plonger l-dedans pour le repcher. Et cest comme a, Horn : pour lui foutre la paix, malgr moi, une bonne fois, Horn ; enfin, je pourrai me calmer. (Ils regardent les ds. ) Si javais d lenterrer, Horn, alors, jaurais d le dterrer, je me connais bien ; et sils lavaient emmen au village, je serais all le chercher. Lgout, ctait le plus simple, Horn, ctait le mieux; Dailleurs a ma calm, un peu. (Horn se lv e ; Cal ramasse. ) Et sur les ngres, vieux, que les microbes des ngres sont les pires de tous ; dis-lui cela aussi. Les femmes ne sont jamais assez prvenues contre le danger. (Horn sort. )

    IV

    H o rn (rejoignant Alboury sous l arbre). Il navait pas son casque, cest ce que je viens dapprendre. Je vous parlais de limprudence des ouvriers ; j avais senti juste. Pas de casque : cela nous enlve toute responsabilit.

    A lb o u ry . Quon me donne le corps sans le casque, monsieur, quon me le donne comme il est.

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  • H orn. Mais voil ce que je venais vous dire : je vous prie de choisir. Soyez l ou ne soyez pas l, mais ne restez pas dans l ombre, derrire larbre. Cest exasprant de sentir quelquun. Si vous voulez venir notre table, vous venez, je nai pas dit le contraire ; mais si vous ne voulez pas, partez, je vous prie ; je vous recevrai au bureau demain matin et nous examinerons. Dailleurs, je prfrerais que vous partiez. Je nai pas dit que je ne veux pas vous servir un verre de whisky; ce nest pas ce que jai dit. Eh bien quoi ? vous refusez de venir prendre un verre ? vous ne voulez pas venir au bureau demain matin ? Alors ? choisissez, monsieur.

    ALBOURY. J attends ici pour prendre le corps, cest tout ce que je veux ; et je dis : quand j ai le corps de mon frre, je pars.

    H orn. Le corps, le corps ! Il navait pas de casque, votre corps ; il y a des tmoins ; il a travers le chantier sans son casque. Ils nauront pas un sou, dites-leur cela, monsieur.

    A lb o u ry . Je leur dirai cela en ramenant le corps : pas de casque, pas un sou.

    H orn. Songez un peu ma femme, monsieur. Ces bruits, ces ombres, ces cris ; tout est si effrayant ici pour quelquun qui dbarque. Demain, elle sera habitue, mais ce soir ! Elle vient de dbarquer, alors, si en plus de cela, derrire larbre, elle voit, elle aperoit, elle devine quelquun ! Vous ne vous ren

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  • dez pas compte. Elle sera terrifie. Voulez-vous terrifier ma femme, monsieur ?

    A lb o u ry . Non, ce nest pas cela que je veux ; je veux ramener le corps sa famille.

    HORN. Dites-leur cela, monsieur : je donnerai cent cinquante dollars la famille. A vous, je vous en donnerai deux cents, pour vous ; je vous les donnerai demain. Cest beaucoup. Mais cest probablement le dernier mort que nous aurons sur ce chantier ; et puis quoi ! Voil. Filez.

    A lb o u ry . Cest ce que je leur dirai : cent cinquante dollars ; et je ramnerai le corps avec moi.

    H orn . Dites-leur, oui, dites-le-leur; cest ce qui les intresse. Cent cinquante dollars leur cloueront le bec. Quant au reste, croyez-moi, cela ne les intresse pas du tout. Le corps, le corps, ha !

    A lb o u ry . Il mintresse, moi.Horn. Filez.A lb o u ry . Je reste.H orn . Je vous ferai sortir.A lb o u ry . Je ne sortirai pas.H o rn . Mais vous allez effrayer ma femme,

    monsieur.A lb o u ry . Votre femme naura pas peur de

    moi.H orn . Si si ; une ombre, quelquun ! Et puis

    finalement, je vais vous faire tirer dessus par les gardiens, voil ce que je vais faire.

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  • A lb o u ry . Un scorpion quon tue revient toujours.

    H orn. Monsieur, monsieur, vous vous emportez ; que dites-vous ? Jusqu prsent, je mtais toujours bien entendu... Est-ce que je memporte, moi ? Il faut avouer que vous tes particulirement difficile; cest impossible de ngocier, avec vous. Faites un effort de votre ct. Restez, eh bien restez, puisque vous sembler le dsirer. (Bas :) Je sais bien que les gens du ministre sont furieux. Mais moi, comprenez-vous, je nai aucune part dans ces dcisions de haut niveau ; un petit chef de chantier ne dcide rien ; je nai aucune responsabilit. Dailleurs, il faut quils comprennent : le gouvernement commande, commande, et il ne paie pas ; cela fait maintenant des mois quils ne paient pas. Lentreprise ne peut pas maintenir des chantiers ouverts quand le gouvernement ne paie pas ; est-ce que vous comprenez ? Je sais quil y a de quoi ne pas tre satisfait : des ponts inachevs, des routes qui ne conduisent nulle part. Mais quy puis-je, moi, hein ? Largent, largent, o passe-t-il donc ? Le pays est riche, pourquoi les caisses de lEtat sont-elles vides ? Je ne dis pas cela pour vous froisser, mais expliquez-moi cela, monsieur.

    ALBOURY. Cest quon dit que le palais du gouvernement est devenu un lieu de dbauche, l-bas ; quon y fait venir du champagne de France

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  • et des femmes trs chres ; quon y boit et quon baise, tout le jour et toute la nuit, dans les bureaux des ministres, voil les caisses vides, cest ce quon ma dit, monsieur.

    H orn . Quon baise, voyez-vous cela ! (Il rit. ) Il se moque des ministres de son propre pays, voyez-vous cela. Tiens, je vous trouve sympathique. Je naime pas les fonctionnaires et vous navez finalement pas une gueule de fonctionnaire. (Bas :) Alors, sil est ainsi, comme vous le dites vous-mme, quand la jeunesse se mettra-t-elle bouger ? quand donc se dcideront-ils, avec les ides progressistes quils ramnent dEurope, remplacer cette pourriture, prendre tout cela en main, y mettre de lordre ? Est-ce quon verra un jour sachever ces ponts et ces routes ? Eclairez ma lanterne ; donnez-moi des illusions.

    A lb o u ry . Mais on dit aussi que dEurope ce quon ramne, cest une passion mortelle, la voiture, monsieur; quon ne songe plus qu cela ; quon y joue des nuits et des jours ; quon attend den mourir ; quon a tout oubli ; cest le retour dEurope ; cest ce quon ma dit.

    H orn . Les voitures, oui ; des Mercedes, encore; je les vois bien, tous les jours, conduisant comme des fous ; et cela me dsole. (Il rit. ) Mme sur la jeunesse, vous navez aucune illusion, vous me plaisez vraiment. Je suis sr quon sentendra.

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  • ALBOURY. Moi, jattends quon me rende mon frre ; cest pour cela que je suis l.

    H orn. Enfin, expliquez-moi. Pourquoi tenez-vous tant le rcuprer ? Rappelez-moi le nom de cet homme ?

    A lb o u ry . Nouofia, ctait son nom connu ; et il avait un nom secret.

    H orn. Enfin, son corps, que vous importe son corps ? Cest la premire fois que je vois cela ; pourtant, je croyais bien connatre les Africains, cette absence de valeur quils donnent la vie et la mort. Je veux bien croire que vous soyez particulirement sensible ; mais enfin, ce nest pas l amour, hein, qui vous rend si ttu ? cest une affaire dEuropen, lamour?

    A lb o u ry . Non, ce nest pas l amour.H orn. Je le savais, je le savais. J ai souvent

    remarqu cette insensibilit. Notez quelle choque beaucoup dEuropens, dailleurs ; moi, je ne condamne pas ; notez aussi que les Asiatiques sont pires encore. Mais bon, pourquoi alors tes-vous si ttu pour une si petite chose, hein ? Je vous ai dit que je ddommagerai.

    A lb o u ry . Souvent, les petites gens veulent une petite chose, trs simple ; mais cette petite chose, ils la veulent ; rien ne les dtournera de leur ide ; et ils se feraient tuer pour elle ; et mme quand on les aurait tus, mme morts, ils la voudraient encore.

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  • HORN. Qui tait-il, Alboury, et vous, qui tes-vous ?

    A lb o u ry . Il y a trs longtemps, je dis mon frre : je sens que jai froid ; il me dit : cest quil y a un petit nuage entre le soleil et toi ; je lui dis : est-ce possible que ce petit nuage me fasse geler alors que tout autour de moi, les gens transpirent et le soleil les brle ? Mon frre me dit : moi aussi, je gle ; nous nous sommes donc rchauffs ensemble. Je dis ensuite mon frre : quand donc disparatra ce nuage, que le soleil puisse nous chauffer nous aussi ? Il ma dit : il ne disparatra pas, cest un petit nuage qui nous suivra partout, toujours entre le soleil et nous. Et je sentais quil nous suivait partout, et quau milieu des gens riant tout nus dans la chaleur, mon frre et moi nous gelions et nous nous rchauffions ensemble. Alors mon frre et moi, sous ce petit nuage qui nous privait de chaleur, nous nous sommes habitus lun lautre, force de nous rchauffer. Si le dos me dmangeait, javais mon frre pour le gratter ; et je grattais le sien lorsquil le dmangeait; linquitude me faisait ronger les ongles de ses mains et, dans son sommeil, il suait le pouce de ma main. Les femmes que lon eut saccrochrent nous et se mirent geler leur tour ; mais on se rchauffait tant on tait serrs sous le petit nuage, on shabituait les uns aux autres et le frisson qui saisissait un homme se rpercutait d un bord

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  • l autre du groupe. Les mres vinrent nous rejoindre, et les mres des mres et leurs enfants et nos enfants, une innombrable famille dont mme les morts ntaient jamais arrachs, mais gards serrs au milieu de nous, cause du froid sous le nuage. Le petit nuage avait mont, mont vers le soleil, privant de chaleur une famille de plus en plus grande, de plus en plus habitue chacun chacun, une famille innombrable faite de corps morts, vivants et venir, indispensables chacun chacun mesure que nous voyions reculer les limites des terres encore chaudes sous le soleil. Cest pourquoi je viens rclamer le corps de mon frre que lon nous a arrach, parce que son absence a bris cette proximit qui nous permet de nous tenir chaud, parce que, mme mort, nous avons besoin de sa chaleur pour nous rchauffer, et il a besoin de la ntre pour lui garder la sienne.

    H orn. Il est difficile de se comprendre, monsieur. (Ils se regardent. ) Je crois que, quelque effort que lon fasse, il sera toujours difficile de cohabiter. (Silence.)

    ALBOURY. On ma dit quen Amrique les ngres sortent le matin et les Blancs sortent laprs-midi.

    H orn. On vous a dit cela ?A lb o u ry . Si cest vrai, monsieur, cest une

    trs bonne ide.

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  • H orn . Vous pensez cela vraiment ?A lb o u ry . Oui.H orn . Non, cest une trs mauvaise ide. Il

    faut tre coopratif, au contraire, monsieur Alboury, il faut forcer les gens tre coopratifs. Voil mon ide. (Un temps.) Tenez, mon bon monsieur Alboury, je vais vous couper le sifflet. J ai un excellent projet personnel dont je nai jamais parl personne. Vous tes le premier. Vous me direz ce que vous en pensez. A propos de ces fameux trois milliards dtres humains, dont on fait une montagne : jai calcul, moi, quen les logeant tous dans des maisons de quarante tages dont larchitecture resterait dfinir, mais quarante tages et pas un de plus, cela ne fait mme pas la tour Montparnasse, monsieur , dans des appartements de surface moyenne, mes calculs sont raisonnables ; que ces maisons constituent une ville, je dis bien : une seule, dont les rues auraient dix mtres de large, ce qui est tout fait correct. Eh bien, cette ville, monsieur, couvrirait la moiti de la France ; pas un kilomtre carr de plus. Tout le reste serait libre, compltement libre. Vous pourrez vrifier les calculs, je les ai faits et refaits, ils sont absolument exacts. Vous trouvez mon projet stupide ? Il ne resterait plus qu choisir lemplacement de cette ville unique ; et le problme serait rgl. Plus de conflits, plus de pays riche, plus de pays pauvre,

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  • tout le monde la mme enseigne, et les rserves pour tout le monde. Vous voyez, Alboury, je suis un peu communiste, moi aussi, ma manire. (Un temps. ) La France me semble idale : cest un pays tempr, bien arros, sans disproportion dans le climat, la flore, les animaux, les risques de maladie ; idale, la France. On pourrait bien sr la construire dans la partie sud, la plus ensoleille. Pourtant, moi, jaime les hivers, les bons vieux rudes hivers ; vous ne connaissez pas les bons vieux hivers rudes, monsieur. Le mieux serait donc de la construire, cette ville, en longueur, des Vosges aux Pyrnes, en longeant les Alpes ; les amoureux de lhiver iraient dans la rgion de lancienne Strasbourg et ceux qui ne supportent pas la neige, les bronchiteux et les frileux, iraient vers les espaces do lon aurait ras Marseille et Bayonne. Le dernier conflit de cette humanit-l serait un dbat thorique entre les charmes de lhiver alsacien et ceux du printemps de la Cte dAzur. Quant au reste du monde, monsieur, ce serait la rserve. Libre lAfrique, monsieur; on exploiterait ses richesses, son sous-sol, la terre, lnergie solaire, sans gner personne. Et l Afrique elle seule suffirait nourrir ma ville pendant des gnrations, avant quon ne soit oblig de mettre le nez en Asie et en Amrique. On profiterait au maximum de la technique, on amne un strict minimum douvriers, par roulements, bien organis,

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  • quelque chose comme un service civique ; et ils nous ramnent le ptrole, lor, luranium, le caf, les bananes, tout ce que vous voulez, sans quaucun Africain souffre de linvasion trangre, puisquils ne seront plus l ! Oui, la France serait belle, ouverte aux peuples du monde, tous les peuples mls dambulant dans ses rues ; et lAfrique serait belle, vide, gnreuse, sans souffrance, mamelle du monde ! ( Un temps. ) Mon projet vous fait rire ? Pourtant voil une ide, monsieur, plus fraternelle que la vtre. Cest ainsi que moi, monsieur, je veux et je persiste penser.

    Ils se regardent ; le vent se lve.

    V

    Sous la vranda.

    C a l (apercevant Lone, il crie). Horn! (Il boit. )

    L one (sa f leu r la main). Comment sappellent ces fleurs ?

    Cal. Horn !LONE. Savez-vous o je pourrais trouver

    boire ?

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  • C al. Horn ! (Il boit. ) Quest-ce quil fout ?LONE. Ne lappelez pas, ne vous drangez

    pas; je trouverai bien toute seule. (Elle s lo igne.).C a l (larrtant). C est avec ces chaussures que

    vous comptez marcher ici ?LONE. Mes chaussures ?C al. Asseyez-vous. Eh bien quoi, je vous fais

    peur ?Lone. Non. (Silence ; aboiem ents du chien,

    au loin. )C al. A Paris, on ne sait pas ce que cest, des

    chaussures; Paris, on ne sait rien et on fait des modes nimporte comment.

    LONE. Cest la seule chose que je me suis achete, et voil que vous me dites cela. Les bandits, au prix o ils vous font payer ce bout de cuir! Saint-Laurent, boutique Afrique, pourtant. Cher, a ! Ouh. Une folie.

    C al. Il faut quelles montent, quelles tiennent la cheville. Avec de bonnes chaussures, on tient le coup, cest le plus important, les chaussures. (Il boit. )

    Lone. Oui.C a l. Si cest la transpiration qui vous fait

    peur, eh bien, cest idiot ; une couche de transpiration, a sche, et puis aprs une autre, une autre, a fait une carapace, a protge. Et puis, si cest l odeur qui vous fait peur, lodeur, a dveloppe linstinct.

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  • Dailleurs, quand on connat lodeur, on connat les gens ; en plus, cest bien pratique, on reconnat leurs affaires, tout devient plus simple, cest linstinct et voil.

    LONE. Oh oui. (Silence.)Cal. Buvez un verre, pourquoi ne buvez-vous

    pas ?LONE. Du whisky ? Oh non, je ne peux pas.

    Mes cachets. Et puis, je nai pas si soif.CAL. Ici, il faut boire, soif ou pas soif ; sinon,

    on se dessche. (Il boit ; silence. )LONE. Il faudrait que je couse un bouton.

    a, cest tout fait moi ; les boutonnires non, cest trop fort pour moi. Aucune patience, aucune. Je les garde toujours pour la fin et finalement, eh bien voil : une pingle sret. Les robes les plus chics que je me suis faites, je vous le jure, cest encore et toujours une pingle sret qui les fermera. Chipie, un jour, tu te piqueras.

    C al. Moi aussi avant, le whisky, je crachais dessus ; et je buvais du lait, moi, rien que du lait, je peux vous le dire ; des litres, des barriques ; avant de voyager. Mais, depuis que je voyage, tiens : leur saloperie de lait en poudre, leur lait amricain, leur lait de soja, il ny a pas un poil de vache qui entre dans ce lait-l. Alors, bien oblig de se mettre cette saloperie. (Il boit. )

    LONE. Oui.

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  • C al. Heureusement que cette saloperie-l on la trouve partout ; pour a, je nen ai jamais manqu, dans aucun coin du monde. Pourtant j ai voyag ; et vous pouvez me croire. Vous avez voyag ?

    Lone. Oh non, cest la toute premire fois.C al. Moi, jeune comme vous me voyez, j ai

    voyag, croyez-moi, croyez-moi. Bangkok jai fait; jai fait Ispahan, la mer Noire; Marrakech, jai fait, Tanger, la Runion, les Carabes, Honolulu, Vancouver, moi ; Chicoutimi ; le Brsil, la Colombie, la Patagonie, les Balares, le Guatmala, moi ; et finalement cette saloperie dAfrique-l, tiens, Dakar, Abidjan, Lom, Lopoldville, Johannesburg, Lagos ; pire que tout, l Afrique, moi je peux vous le dire. Eh bien, partout le whisky ou le lait de soja ; et pas de surprise, non. Je suis jeune, pourtant ; eh bien, je peux vous dire quun whisky ressemble un whisky, un chantier un chantier, une entreprise franaise une autre entreprise franaise; tout la mme saloperie.

    Lone. Oui.C al. Non, cette entreprise-ci, ce nest pas la

    pire, quon ne me fasse pas dire ce que je ne dis pas, non. Au contraire, peut-tre bien que cest la mieux. Elle sait soccuper de toi, elle te traite comme il faut, on est bien nourri, bien log, elle est franaise, quoi ; tu verras ; ce nest pas moi que tu entendras parler contre, retiens a. (Il boit. ) Ce nest pas comme ces

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  • saloperies dentreprises italiennes, hollandaises, allemandes, suisses et je ne sais quoi encore, qui emplissent lAfrique maintenant, que cen est un vrai foutoir. Non, pas la ntre ; non, elle est comme il faut. (Il boit. ) Je ne voudrais pas tre Italien ou Suisse, tu peux me croire.

    LONE. Oh oui oh non.C a l. Bois cela. (Il lu i tend un verre de

    whisky. )LONE. Mais o est-il donc ? (Silence. )C a l (bas). Pourquoi tu es venue ici ?LONE (sursautant). Pourquoi ? Je voulais voir

    l Afrique.C a l. Voir quoi? (Un temps.) Ce nest pas

    lAfrique, ici. Cest un chantier franais de travaux publics, bb.

    Lone. Cest quand mme...C a l. Non. Horn tintresse ?LONE. On doit se marier, oui.C a l. Avec Horn, se marier ?LONE. Oui, oui, avec lui.C a l. Non.LONE. Mais pourquoi dites-vous toujours...

    O est biquet ?C al. Biquet ? (Il boit. ) Horn ne peut pas se

    marier, tu le sais, non ? (Silence. ) Il ta bien parl de...

    LONE. Oui oui, il men a parl.

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  • C al. Il ten a parl, alors ?LONE. Oui, oui, oui.C al. Cest un courageux, Horn. (Il boit. )

    Rester un mois tout seul avec quelques boubous, tout seul ici ; pour garder le matriel, pendant leur saloperie de guerre ; ce nest pas moi qui on aurait fait faire cette saloperie. Alors il ta tout racont, laccrochage avec les pillards, sa blessure une terrible blessure, Horn et tout ? (Il boit. ) Cest un flambeur, Horn.

    Lone. Oui.C a l. Non. A quoi a l avance, maintenant ?

    Quest-ce quil a en plus, est-ce que tu le sais, toi ?LONE. Non, je ne le sais pas.C a l (avec un clin d il) . Mais ce quil a en

    moins, tu dois le savoir ! (Il boit. ) Elle sent drle, cette histoire. (Il la regarde. ) Quest-ce qui l intresse, chez toi ? (Appels des gardiens ; silence. )

    Lone. J ai trop soif.

    Elle se lve, s lo ign e sous les arbres.

    VI

    Le vent sou lve une poussire r o u g e ; L one voit quelquun sous le bougainville.

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  • Dans des chuchotem ents et des sou ffles, dans des claquem ents d ailes qui la contournent, elle reconnat son nom, puis elle sent la douleur d une marque tribale gra ve dans ses jou es.Lharmattan, vent d e sable, la porte au p ied de l arbre.

    LONE (s approchant d 'Alboury). Je cherche de leau. Wasser, bitte. (Elle rit.) Vous comprenez lallemand ? Moi, cest la seule langue trangre que je connais un peu. Vous savez, ma mre tait allemande, vritablement allemande, de pure origine ; et mon pre alsacien ; alors moi, avec tout cela... (Elle s approche d e l arbre.) Ils doivent me chercher. (Elle regarde Alboury. ) Il mavait pourtant dit que... (Doucement :) Dich erkenne ich, sicher. (Elle regarde autour d elle. ) Cest quand jai vu les fleurs que jai tout reconnu ; jai reconnu ces fleurs dont je ne sais pas le nom; mais elles pendaient comme cela aux branches dans ma tte, et toutes les couleurs, je les avais dj dans ma tte. Vous croyez aux vies antrieures, vous ? (Elle le regarde. ) Pourquoi ma-t-il dit quil ny avait personne sauf eux ? (Agite :) J y crois, moi, jy crois. Des moments si heureux, trs heureux, qui me reviennent de si loin ; trs doux. Tout cela doit tre trs vieux. Moi, jy crois. Je connais un lac au bord duquel jai pass une vie, dj, et cela me revient souvent, dans la tte.

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  • (Lui montrant une f l e u r d e bougainville :) Cela, on ne le trouve pas ailleurs que dans les pays chauds, nest-ce pas ? Or je les ai reconnues, venant de trs loin, et je cherche le reste, leau tide du lac, les moments heureux. (Trs agite :) J ai dj t enterre sous une petite pierre jaune, quelque part, sous des fleurs semblables. (Elle se pen ch e vers lui.) Il mavait dit quil ny avait personne (Elle rit. ) et il y a vous ! (Elle s loigne. ) Il va pleuvoir, non ? alors, expliquez-moi comment vont faire les insectes, quand il va pleuvoir ? Une goutte deau sur leur aile et les voil fichus. Donc, que vont-ils devenir, sous la pluie ? (Elle rit. ) Je suis tellement contente que vous ne soyez pas franais ni rien comme cela ; a vitera que vous me preniez pour une conne. Dailleurs, moi non plus je ne suis pas vraiment franaise. A moiti allemande, moiti alsacienne. Tiens, on est faits pour... J apprendrai votre langue africaine, oui, et quand je la parlerai bien, en rflchissant bien pour chaque mot que je dirai, je vous dirai... les choses... importantes... qui... je ne sais pas. Je nose plus vous regarder; vous tes si grave, et moi, la gravit! (Elle s agite.) Vous sentez le vent ? Quand le vent tourne comme cela cest le diable qui tourne. Verschwinde, Teufel ; pschttt, va-ten. Alors, on faisait sonner les cloches de la cathdrale, pour que le diable sen aille, quand jtais petite. Il ny a pas de cathdrale, ici ? Cest

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  • drle, un pays sans cathdrale; jaime les cathdrales. D y a vous, si grave; jaime bien la gravit. (Elle rit. ) Je suis une chipie, pardon. (Elle cesse de bouger. ) Je prfrerais rester ici ; il fait si doux. (Elle le tou ch e sans le regarder.) Komm mit mir, Wasser holen. Quelle idiote. Je suis sre quils sont en train de me chercher ; je nai rien faire l, cest sr. (Elle le l che.) Il y a quelquun. J ai entendu... (Bas :) Teufel ! Verschwinde, pschttt ! (A son oreille :) Je reviendrai. Attendez-moi. (Alboury disparat sous les arbres. ) Oder Sie, kommen Sie zurck !

    Entre Cal.

    VII

    C a l (un doigt sur la bouche). Ne parle pas trop fort, bb; il ne serait pas content.

    LONE. Qui ? Il ny a que nous, ici.C a l. Justement, bb, justement, il ny a que

    nous. (Il rit.) Cest un jaloux, Horn. (Aboiements proches. ) Toubab ? Quest-ce quil fait l, tout prs ? (Prenant Lone par le bras :) Il y avait quelquun, l ?

    LONE. Qui est Toubab ?

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  • Cal. Mon chien. Il aboie quand il voit un boubou. Tu as vu quelquun ?

    LONE. Vous lavez donc dress ?C al. Dress ? Je nai jamais dress mon chien.

    Cest linstinct et rien besoin dautre. Mais toi, mfie-toi si tu vois quelque chose; laisse les btes rgler leurs comptes entre elles ; cours et viens te rfugier.

    LONE. Quoi ? Si je vois quoi ?C al. Un bon coup dans le ventre ou un

    couteau dans le dos et voil ce qui tattend si tu te mets te poser des questions au lieu de courir. Je te dis : tu vois nimporte quoi, quelque chose que tu nas pas encore vu ou que je ne tai pas montr, tu files vite vite et tu viens te rfugier. (Prenant Lone dans ses bras :) Pauvre petit bb! Moi aussi, un jour, jai dbarqu ici, plein dides sur lAfrique ; ce que lon vient voir, ce que lon vient entendre ! Dans ma tte je laimais, on ne voit rien, on nentend rien de ce que lon attendait; je comprends ta tristesse.

    LONE. Je ne suis pas triste. Je cherchais boire, et cest tout.

    C al. Ton nom ?Lone. Lone.Cal. Cest largent qui tintresse ?Lone. Quel argent ? Que dites-vous ? (Cal

    la lche, s approche du cam ion .)

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  • C al. Cette femme est maligne' dangereuse. (Il rit. ) Quel travail tu faisais, Paris ?

    LONE. Dans un htel. Femme de chambre.C a l. Bonniche. On gagne moins ici que ce

    que tu crois.LONE. Je ne crois rien.Cal. On travaille beaucoup et on ne gagne rien.LONE. Si, moi, je sais que vous gagnez beau

    coup.C a l. Et do sors-tu a, petite bonniche ?

    Est-ce que jai lair de gagner beaucoup ? (Il montre ses mains. ) Est-ce que jai lair de ne pas travailler, moi ?

    Lone. Ce nest pas parce que vous travaillez que vous ntes pas riche.

    CAL. Une vraie richesse ne nous abmerait pas les mains, voil la vraie richesse. La richesse supprime tout, tous les efforts, il nen reste plus un, plus une goutte de sueur, plus le moindre petit mouvement, ceux quon na pas envie de faire ; plus la plus petite douleur. Voil la vraie richesse. Mais nous ! Sors-toi a de la tte. Ils paient, oui, mais pas assez ; pas assez. Les vrais riches ne souffrent plus du tout. (Regardant Lone.) Avec cette aventure, pendant la guerre, Horn, avec cet... accident, il a d gagner beaucoup dargent, Horn ; il nen parle jamais, donc, a doit tre norme. Largent tintresse, hein, bb ?

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  • LONE. Ne mappelez pas bb. Vous avez de ces mots : boubou, bb, et le nom de votre chien. Ne donnez pas tout le monde des noms de chien. Ce nest pas largent qui ma fait suivre biquet, non.

    Cal. Alors, pourquoi ?LONE. Je lai suivi parce quil me l a propos.C al. Nimporte qui taurait propos, alors, tu

    aurais suivi, hein ? (Il rit. ) Cette femme a du temprament.

    LONE. Nimporte qui ne ma pas propos.Cal. Et tu aimes les feux dartifice, hein,

    bb ?LEONE. Oui, aussi, il ma parl de cela aussi.CAL. T u aimes rver, hein ? et tu voudrais me

    faire rver aussi, hein ? (Dur :) Mais moi, je rve la vrit, je ne rve pas des mensonges. (Il la regarde. ) Cette femme est une voleuse. (Lone sursaute ; Cal l attire nouveau dans ses bras. ) Je mamuse, bb, ne tinquite pas. Nous, on na pas vu de femme depuis si longtemps, j avais envie de mamuser avec une femme. Je te donne limpression dun sauvage, non ?

    Lone. Non, oh...Cal. Pourtant, sr quon deviendrait des

    sauvages, si on se laissait choir. Mais ce nest pas parce quon est au fond de ce trou quil faut se laisser choir, cest ce que je me dis. Moi, par exemple, je mintresse un tas de choses, tu verras,

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  • et jaime parler, jaime mamuser, jaime changer, surtout. Tiens, moi, jtais un fou de philosophie, tu peux me croire, moi. Mais quoi, ici, quest-ce qui se voit de tout cela ? Non, lAfrique, ce nest pas ce quon croit, bb. Mme les vieux qui sont ici nous empchent dapporter des ides nouvelles ; l entreprise, le travail, ne nous laissent pas le temps. Des ides, pourtant, moi, jen ai; jen avais. Mais de penser, penser, penser toujours seul, on finit par sentir les ides crever dans la tte, une une ; ds que jen mets une en marche : flop, comme un ballon : flop ; tu as d voir, en venant, au bord de la route, les chiens, le ventre gonfl comme des ballons, et les pattes en lair. Pourtant, ce qui compte, cest de pouvoir schanger avec quelquun. Moi, jai toujours t curieux ; de musique, de philosophie ; Troyat, Zola, surtout Miller, Henry. Tu pourras venir dans ma chambre et te servir de mes livres, jai tout Miller, mes livres sont toi. Ton nom ?

    Lone. Lone.CAL. J tais vraiment dchan pour la philo

    sophie, quand jtais tudiant. Surtout pour Miller, Henry; de le lire, a ma compltement dbloqu. J tais dchan, Paris, moi. Paris, le plus grand carrefour dides du monde ! Miller, oui. Quand il fait le rve o il tue Sheldon dun coup de pistolet en disant : Je ne suis pas un Polak ! Tu connais ?

  • LONE. Je ne sais pas... Non.C al. Alors, quand on vient ici, il nest pas

    question de se laisser choir, non, bb.LONE. Lone.C a l. Cette femme est sur la rserve avec moi.

    (Il rit. ) Il ne faut pas, il faut tre absolument direct. Rien ne nous spare, on est du mme ge, on se ressemble ; moi, en tous les cas, je suis absolument direct. Il ny a pas de raison dtre bloqu.

    LONE. Non, il ny a pas de raison.C a l. Et puis nous navons pas le choix : on

    est seuls ; ici, tu ne trouveras personne qui parler, personne; ici, cest un endroit perdu. Surtout maintenant, que cest la fin : il ne reste plus que moi et lui. Et quant lui, sa culture... et puis cest un vieillard, Horn.

    Lone. Un vieillard ! Vous avez de ces mots ! J aime parler avec lui.

    Cal. Oui, peut-tre, non; mais on a besoin dadmirer, la longue. Cest trs important, l admiration. La femme admire la culture de lhomme. Ton nom ?

    LONE. Lone, Lone.C a l. Alors ?LONE. Alors quoi ?Cal. Pourquoi Horn ?LONE. Pourquoi quoi ?C al. Tu pourrais te marier avec un homme

    49

  • qui il manque... le principal? tu pourrais, pour largent ? Cette femme est curante !

    Lone. Lchez-moi.C a l. Allons, bb; ctait seulement pour

    voir ta tte. Moi, finalement, cette histoire, ce nest pas la mienne. Est-ce que tu pleures ou quoi ? Il ne faut pas le prendre comme a. Je comprends que tu es triste, bb. Mais est-ce que je suis triste, moi ? Pourtant, tu peux me croire, moi, jaurais toutes les raisons du monde pour tre triste, et de vraies raisons, moi. (Doucement :) Je te prterai mes chaussures ; il ne manquerait plus que tu attrapes une sale maladie. Ici, on devient presque des sauvages ; je le sais ; cest que cest lenvers du monde, ici. Ce nest pas une raison pour pleurer. Regarde, moi : j ai plus de diplmes, plus de qualifications, plus dtudes que Horn, et pourtant, je suis en dessous. Tu trouves cela normal ? Tout est renvers, ici. Pourtant, bb, moi, est-ce que jen fais une maladie ? est-ce que je pleure, moi ?

    Lone. Voil biquet. (Elle se relv e.)C a l. Ne bouge pas. Un voleur est entr dans

    la cit. Cest dangereux.LONE. Vous voyez partout des voleurs.C a l. Un boubou. Les gardiens lont laiss

    passer par erreur. Tu as peine le temps de le voir une seconde et tu es bonne pour : hop dans le ventre ou dans le dos, hop ! Entre dans la camionnette.

    50

  • Lone. Non. (Elle le repousse. )C al. Ctait pour te protger. (Aprs un

    tem ps) Tu me juges mal, bb, je le sais. Mais on na pas vu de femme ici, depuis le dbut du chantier ; alors den voir une, de te voir, a me retourne, voil. Tu as du mal comprendre, toi ; tu viens de Paris. Pourtant, a ma retourn, de te voir; jaurais bien voulu tre diffrent, moi, jai senti quon pouvait se plaire tout de suite. Mais comme je suis, ce nest jamais comme je voudrais tre. Pourtant, je suis sr quon doit se plaire. J ai linstinct, pour les femmes. (Il lu i prend la main. )

    LONE. Je me sens toute rouge, oh !CAL. Toi, tu as du temprament, cela se voit

    tout de suite. a me plat, le temprament. On se ressemble, bb. (Il rit.) Cette femme est trs attirante.

    LONE. Les femmes dici doivent tre si belles. Oh, que je me sens laide ! (Elle se lve. ) Biquet est l.

    C al (la rejoignant). Ne sois pas si pudique, petite bonniche. J ai l instinct, moi, pour certaines choses.

    LONE (le regardant). Je nous trouve si laids ! Il est l ; je lentends ; il est l pour me chercher. (Cal la tient trs fo r t ; elle fin it par s en fu ir.)

    Cal. Pudique !Lone. Bandit!

    51

  • C a l. Paris, le plus grand bordel du monde !

    LONE (d e loin). Verschwinde, verschwind !C al. - Saloperie. (Aprs un temps.) Quand on

    ne voit pas de femmes pendant si longtemps, aprs, on attend... comme si a allait tre... lexplosion. Et puis rien, rien du tout. Un soir de plus, perdu. (Il s loigne. )

    VIII

    A la table, devant le j e u d e gamelle.

    H orn . Lquilibre, voil le mot. Comme dans lalimentation : juste mesure de protines et de vitamines ; juste mesure de graisses et de calories ; quilibrage du bol alimentaire; organisation des hors-duvre, des plats, et des desserts. Cest ainsi que doit se construire un bon feu dartifice, dans lquilibre : organisation des couleurs, sens de lharmonie, juste mesure dans la succession des explosions, juste mesure dans les hauteurs de lancer. Construire l quilibre de lensemble et l quilibre de chaque moment, cest un vritable casse-tte, je te le dis. Mais tu verras, Cal, ce que Ruggieri et moi on fait du ciel, tu verras !

    52

  • C a l (s arrtant brusquement d e jo u e r ) . Je trouve ce jeu con.

    H orn. Con ? quest-ce quil a de particulirement con, ce jeu ?

    C al. Je le trouve con.HORN. Bon Dieu, je ne vois pas ce que tu lui

    trouves.C al. Justement, il ny a rien lui trouver, rien.H orn. Et quest-ce que tu voudrais de plus,

    bon Dieu ? On est deux, je ne vois pas quoi on peut jouer, deux. Tu ne le trouves peut-tre pas assez compliqu pour toi. On peut le compliquer, tu sais, je connais des variantes : on fait une banque, on a seulement le droit de miser sur...

    C al. Je trouve que cest encore plus con si cest plus compliqu, ce jeu.

    HORN. Alors, tu ne joues plus ?C al. Je ne veux plus, non ; je trouve que lon

    devient con, jouer.HORN (aprs un temps). Bon Dieu, non, je ne

    comprends pas.C al (la tte dans les mains). Flop !Horn. Q uoi?Cal. Je dis que chaque fois quon joue ce

    jeu a nous enlve une case. (Il se fra p p e la tte. ) Cest l que je le sens.

    H orn. Mais quest-ce qui te prend ? Partout, ils jouent, dans tous les chantiers ; et je nai jamais

    53

  • vu personne, nulle part, sarrter en plein milieu en disant : a menlve une case. Quelle case, bon Dieu ? Toi non plus dailleurs, depuis des mois que je te vois jouer... Si tu veux, je vais la chercher et on fait une partie de...

    C a l. Non, non, non ; pas de poker, non !H orn . Parce que les cartes, non plus...C a l. C est encore plus con, non.H orn . Alors tous les gens qui jouent aux

    cartes sont des cons ? Depuis des sicles quon joue aux cartes et dans tous les pays, on est des cons et personne ne sen est encore rendu compte, sauf toi ? Bon Dieu !

    C al. Non non non, je ne veux plus jouer rien.

    H orn . Alors, quest-ce quon doit faire ?C a l. Je ne sais pas. Ne pas tre con.H orn . Eh bien, daccord. (Ils boudent. )CAL (aprs un temps). Et voil le bruit de

    lAfrique. Ce nest ni le tam-tam, ni le pilage du mil, non. Cest le ventilateur, l, au-dessus de la table ; et le bruit des cartes, ou celui du cornet ds. (Aprs un autre temps, tout bas :) Amsterdam, Londres, Vienne, Cracovie...

    Horn. Q uoi?CAL. Il y a toutes ces villes, au nord, que

    jaimerais connatre... (Aprs un temps, ils se servent boire. ) Je mets cinq cents francs sur le dix.

    54

  • H orn. Avec une banque ou sans ?C al. Non, non, le plus simple.H orn. Je suis. (Ils fo n t tourner les ds. Horn

    met d e c t la bouteille d e whisky. ) Cest que tu bois trop.

    C al. Trop ? Srement pas. Je ne suis jamais saoul, jamais.

    H orn. Mais quest-ce quelle fout, bon Dieu, o est-elle ?

    C al. Est-ce que je sais, moi ? (Il ramasse. ) Au contraire, les gens ivres mont toujours dgot, moi. Dailleurs, cest bien pour cela que je me plais ici. J ai toujours t cur d tre en face de quelquun qui est saoul. Cest pour cela que jaimerais, oui, jaimerais que pour le prochain chantier... (Ils misent. ) J aurais pu tomber sur quelquun de bourr tous les soirs comme cela existe dans certains chantiers; je sais bien que cela existe; jaurais pu, oui, jaurais pu. (Les ds tournent. ) Pour le prochain chantier, tu pourrais demander de mavoir avec toi. Tu as assez de poids, vieux ; tu es assez vieux dans la bote. On tcoutera, vieux.

    H orn. Il ny aura pas de prochain chantier, pas pour moi.

    Cal. Mais si, vieux, tu le sais bien ; tu le sais bien, vieux. Tu te vois dans une petite maison, en France, dans le Midi, entre les chialeries dune femme et un petit jardin, vieux ? Tu ne quitteras

    55

  • jamais lAfrique. (Il ramasse. ) Tu as a dans la peau, toi (Aprs un temps :) Ne crois pas que je veux te flatter; mais toi, d abord, tu as le commandement dans la peau; tu es le genre de chef auquel on sattache, il faut le reconnatre; tu es le chef auquel on shabitue ; cest a, le bon chef. Je suis habitu toi, tu es mon chef naturellement, je ne le remarque mme plus, il ny a rien redire. Au chantier, quand on me dit : chef ceci chef cela, je dis toujours : pardon, le chef, cest pas moi, cest Horn, le chef. Moi, quest-ce que je suis ? rien. Je suis : rien, je nai pas honte de le dire. En dehors de toi : rien du tout. A toi, rien ne fait peur ; mme les flics ne te font pas peur. Moi, au contraire, en dehors de toi, eh bien... jai peur, je nai pas honte de le dire. Peur, mais vraiment peur; devant un flic boubou, je cavale; cest comme cela ; devant un boubou pas flic, je tire. Cest une question de nerfs, la peur, on ny peut rien. Mme devant une femme je paniquerais, vieux, jen suis bien capable. Alors moi, jai besoin de toi. (Bas :) Tout est pourri, ici; le chantier nest plus comme avant ; on y entre, on en sort ; alors si on se spare, nous on sera seuls, en plus de tout. (Plus bas :) Est-ce que ce nest pas une connerie que tu as faite, damener une femme ici ? (Plus bas en co r e :) Et le boubou, est-ce quil ne serait pas venu parce quil savait quil y avait une femme ? (Ils misent. ) On doit rester comme les doigts de la main,

    56

  • voil mon ide. Rien que de penser me retrouver dans un autre chantier, en face de types bourrs tous les soirs, je te dis que je tire dans le tas, voil ce que je fais. (Ils regardent les ds ; Cal ramasse.)

    H orn (se levant ). Quest-ce quelle fout, bon Dieu ?

    C al. Encore une partie, chef, la dernire partie. (Souriant.) Mille francs sur le dix. (Il p ose ; Horn hsite. ) Un flambeur comme toi, vieux ; tu ne vas pas hsiter? (Horn m ise ; ils fo n t tourner les ds. ) Attends. (Ils coutent. ) Il parle.

    Horn. Q uoi?C al. Derrire larbre. Il est toujours l et il parle.

    Ils coutent. Chute brusque du v en t ; les feu illes bougent et puis s arrtent ; bruit mat d une course, pieds nus sur la pierre, au loin ; chutes d e feu ille s et d e toiles d araigne ; silence.

    IX

    Alboury a ccroup i sous les bougainvilles. L one entre ; elle s accroupit fa c e Alboury, une certa ine distance.

    A lb o u ry . Man naa la wax dara ?

    57

  • LONE. Wer reitet so spat durch Nacht und Wind...

    A lboury. Walla niu noppi t xoolan t rekk.LONE. Es ist der Vater mit seinem Kind.

    (Elle rit. ) Moi aussi je parle tranger, vous voyez ! On va finir par se comprendre, jen suis sre.

    ALBOURY. Y ow dgguloo sama lakk waand man dgg naa sa bos.

    LONE. Oui, oui, cest comme cela quil faut parler, vous verrez, je finirai par saisir. Et moi, vous me comprenez ? si je parle trs doucement ? Il ne faut pas avoir peur des langues trangres, au contraire; jai toujours pens que, si on regarde longtemps et soigneusement les gens quand ils parlent, on comprend tout. Il faut du temps et voil tout. Moi je vous parle tranger et vous aussi, alors, on sera vite sur la mme longueur donde.

    ALBOURY. Wax ngama dellusil, maa ngi nii.LONE. Mais lentement, nest-ce pas ? sinon,

    on narrivera rien.A lb o u ry (aprs un temps). Dgguloo ay yuxu

    jign ?LONE. Siehst, Vater, du den Erlknig nicht ?A lb o u ry . Man d dgg naa ay jooyu jign.LONE. ... Den Erlenknig mit Kron und

    Schweif ?ALBOURY. Y u ngelaw li di andi fii.Lone. ... Mein Sohn, es ist ein Nebelstreif.

    58

  • Cela vient, nest-ce pas ? vous voyez. Oh, bien sr, la grammaire met plus de temps, il faut avoir pass beaucoup de temps ensemble pour que ce soit parfait; mais mme avec des fautes... Ce qui compte, cest un minimum de vocabulaire; mme pas : cest le ton qui compte. Dailleurs mme pas, il suffit de se regarder tout court, sans parler. (Temps ; ils se regardent ; aboiem ent d e chien, trs loin ; elle rit. ) Non, je ne peux pas me taire, on se taira quand on se comprendra. Mais voil, moi, je ne sais pas quoi dire. Pourtant, je suis une terrible bavarde, dhabitude. Mais quand je vous regarde... Vous mimpressionnez; mais jaime bien tre impressionne. Alors vous, vous de dire quelque chose, sil vous plat.

    A lb o u ry . Yow laay gis waand si sama bir xalaat, bnbn jign laay gis budi jooy te di ter waa dkk bi nelaw.

    LONE. Encore, encore, mais plus lentement.ALBOURY. Jooy yaa ngimay tanxal.Lone (bas). Vous tes le seul me regarder,

    ici, quand vous me parlez.ALBOURY. Dgguloo jooyu jign jooju ?LONE. Oui oui, voyez-vous, je me demande

    bien pourquoi je suis venue. Ils me font tous peur, maintenant. (Elle lu i sourit.) Sauf vous. Et justement, voil que dans votre langue vous, je ne sais encore rien, rien, rien. (Dans un p ro fon d silence,

  • deux gardiens s interpellent brusquement, brutalem ent ; puis le silence revien t. ) Tant pis, jaimerais quand mme rester avec vous. Je me sens si terriblement trangre.

    A lb o u ry . Lan nga nw ut si fii ?Lone. Je crois que je commence vous

    comprendre.ALBOURY. Lan nga nw def si fii ?LONE. Oui, oh, je savais bien que cela vien

    drait !A lb o u ry (avec un sourire). Tu as peur?Lone. Non.

    Tout coup un tourbillon d e sable rouge portant des cris d e chien cou ch e les herbes et plie les branches, tandis que m onte du sol, com m e une pluie l envers, une nu e d phm res suicidaires et a ffo ls qui voile tou te clart.

    X

    A la table.

    C a l. Voil une soire perdue, une soire passe attendre ; tu ne trouves pas, toi, que cest une drle de soire ? une partie quon lche et quon

  • reprend, une femme quon attend et qui disparat, et mme un feu dartifice. Pour linstant, voil le feu dartifice que nous offre lAfrique : cette poussire de bestioles mortes.

    H o rn (examinant un in secte). Cest trange : il na pas plu, dhabitude elles sortent aprs la pluie. Je ne comprendrai jamais rien ce foutu pays.

    C a l. Quel gchis, cest ce qui sappelle du gchis : cette femme ne soccupe mme pas de toi ; elle doit tre en train de pleurer dans un coin, ou va savoir quoi. Moi, cela ne mtonne pas ; ds que je l ai vue, jai senti, par instinct. Je ne veux pas te fcher, vieux, au contraire. Ton argent, bien sr, tu en fais ce que tu veux, il est toi, bien toi, tu te paies les plaisirs que tu veux, vieux. Seulement, on ne compte pas sur les femmes pour le plaisir dans la vie ; cest foutu, les femmes ; il faut compter sur nous, sur nous seuls, et leur dire une bonne fois : quon trouve plus de plaisir, nous autres, bien plus de plaisir dans un bon travail bien fait ce nest pas toi, vieux, qui diras le contraire! que cest du plaisir solide, quaucune femme ne vaudra jamais cela : un pont solide fait de nos mains et de notre tte, une route bien droite et qui rsistera la saison des pluies, oui, cest l quest le plaisir. Les femmes, vieux, elles ne comprendront jamais rien au plaisir des hommes, est-ce que tu dirais le contraire, vieux ? Je sais bien que non.

    61

  • H orn . Je ne sais pas, peut-tre, peut-tre que tu as raison. Je me souviens du premier pont que jai construit ; la premire nuit, aprs quon a eu pos la dernire poutrelle, fait le tout dernier petit fignolage, tiens, tout juste la veille de linauguration; ce dont je me souviens, cest que je me suis mis poil et jai voulu coucher toute la nuit poil, sur le pont. J aurais pu me casser le cou dix fois tellement, pendant toute la nuit, je me suis promen, et je le touchais partout de partout, sacr pont, je grimpais le long des cbles et parfois, je le voyais en entier, avec la lune, au-dessus de la boue, blanc, je me souviens trs bien comme il tait blanc.

    Ca l . Celui-ci, pourtant, tu le laisses inachev ; quel gchis !

    Horn. A cela, moi, je ne peux rien.CAL. J aurais d couter ma premire ide et

    travailler dans le ptrole, oui, voil ce dont je rvais, moi. Il y a de la noblesse dans le ptrole. Regarde ceux qui y travaillent, la manire dont il nous regardent : ils savent bien, eux, quils sont le dessus du panier. Moi, cela ma toujours fascin, le ptrole ; tout ce qui vient du sous-sol ma dailleurs toujours fascin. Les ponts me dgotent, maintenant ; nous, les travaux publics, quest-ce quon est? des riens, ct des ptroliers ; on est la misre, on est des moins que rien. Tout notre travail en surface, btement, au vu et au su de tout le monde, avec une

    62

  • embauche sans qualification. Quelle sorte dhomme travaille ici ? Des hommes pour tirer, pousser, porter, conduire ; des hommes-bourricots, des hommes-lphants, des btes de somme ; on est tous des btes de somme, on est le dpotoir des hommes sans qualification. Tandis que dans le ptrole, ah : six ou sept hommes qualifis, et regarde, regarde, vieux, la fortune quils voient filer entre leurs mains ! Je suis une bte de somme, moi aussi, voil ce que je suis devenu. Pourtant, les qualifications, elles sont l, elles sont l ! pourtant j aurais besoin dtre employ de toutes mes forces, moi. Quand je vois, le soir, l-bas, les torchres du chantier de ptrole, l-bas, je resterais des heures les regarder.

    H orn (misant). Joue.C al. Je nai pas le cur jouer, vieux, non,

    je ny ai pas le cur. (Bas :) Alors, tu vas vraiment me lcher, Horn, cest cela, ton ide ? dis-le, dis-le : nest-ce pas que tu me lches, vieux ?

    Horn. Q uoi?C a l. Fais tirer dessus par les gardiens. On est

    dans notre droit, merde !H orn. Ne tinquite pas pour cela. Joue et ne

    tinquite plus.C al. Pourquoi lui as-tu parl ? Quest-ce que

    vous vous dites ? Pourquoi tu ne le fais pas vacuer, merde !

    H orn. Celui-l nest pas comme les autres.

    63

  • Cal . J en tais sr; tu te laisses avoir; je voudrais bien savoir ce que vous vous dites ; en tous les cas, tu me lches, je lavais compris.

    H orn . Imbcile ; tu ne comprends pas qu la fin je le baiserai et que voil tout ?

    C a l. Tu le baiseras ?H orn . Je le baiserai.C a l. Quand mme, je trouve que tu es bizar

    rre, avec ce ngre.H orn . Bon Dieu de Dieu, mais qui est le

    responsable, ici ?C al. Toi, vieux, je ne dis pas le contraire.

    Mais justement...H orn . Qui a la charge de rparer les conne

    ries des autres ? qui a la charge de tout rgler, toujours et partout, d un bout lautre de la cit ; du matin jusquau soir sur le chantier ? qui doit tout avoir toujours dans la tte, depuis la moindre pice du moindre camion jusquau nombre de bouteilles de whisky en rserve ? qui doit tout planifier, tout juger, tout conduire, de nuit comme de jour ? qui doit tre ici flic, maire, directeur, gnral, pre de famille, capitaine de bateau ?

    CAL. Toi, vieux, toi, cest sr.H orn . Et qui en a marre, dfinitivement marre ?C a l. Toi, vieux.H orn . Cest vrai, je nai pas de qualifications,

    moi, mais le patron, cest encore moi.

    64

  • C al. Je ne veux pas te fcher, vieux, je voulais seulement te dire, tout fait en l air, comme cela, que je te trouvais bizarre, avec ce ngre-l, Horn, lui parler normalement et bizarrement, et cest tout. Mais si tu dis que tu vas le niquer, alors, cest que tu le niqueras.

    H orn. Cest dj une affaire pratiquement rgle.C a l (aprs un temps). Tu es quand mme un

    type bizarre. Laisse-moi donc lui faire sa fte, cela irait plus vite.

    H orn. Tu ne feras rien du tout. Je fais.C al. Tu as des mthodes bizarres.H orn. Il ny a pas qu coups de flingue

    quon se dfend, dans la vie, bon Dieu. Je sais me servir de ma bouche, moi ; je sais parler et me servir des mots. Peut-tre que je nai pas t l cole, mais la politique, moi, je sais men servir. Toi, tu ne sais rgler les affaires qu coups de ptoire et aprs, tu es bien content que quelquun soit l pour te sortir du ptrin et te voir pleurer. Cest donc tirer quon apprend dans vos coles dingnieurs, et vous oubliez dapprendre parler ? Bravo ; belle cole ! Maintenant faites-en votre tte ; servez-vous du flingue en veux-tu en voil ; et puis venez pleurer, venez pleurer. Moi, cest la dernire fois, aprs cela, je men vais. Aprs moi, fais tout ce que tu veux.

    C al. Ne te fche pas, vieux.

  • H orn . Vous tes des dmolisseurs et cest tout ce que vous avez appris dans vos fameuses coles. Continuez, messieurs, avec vos sacres mthodes de foutus dmolisseurs. Oui, vous vous faites dtester de toute lAfrique au lieu de vous faire aimer; eh bien, la fin du compte, vous nobtiendrez rien, rien, rien. Vous avez la grande gueule, le flingue dans la poche et le got du pognon vite et tout prix, eh bien, messieurs, je vous le dis : la fin vous naurez rien et rien et encore rien. LAfrique, nest-ce pas, vous vous en fichez, messieurs ; vous ne pensez qu prendre le plus que vous pouvez et ne rien donner, surtout, ne rien donner. Eh bien, la fin, il ne vous restera rien, rien du tout, et voil. Et notre Afrique, vous laurez compltement dmolie, messieurs les salauds, dmolie.

    C a l. Mais je ne veux rien dmolir du tout, moi, Horn.

    H orn . Tu ne veux pas l aimer, l Afrique.Cal. Mais si je laime, mais si je laime. Sinon,

    je ne serais pas ici ?Horn. - Joue.C a l. Je ny ai pas le cur, vieux. Avec le

    risque, ici mme, en plein dans la cit, quun boubou te file un coup dans le dos non, cela me fout les nerfs en lair, vieux. Je crois, moi, quil est venu ici pour profiter de cette affaire et fabriquer des meutes. Voil ce que je comprends, moi.

  • H orn. Tu ne comprends rien du tout. Il veut nous impressionner. Cest de la politique.

    C al. Ou alors, cest pour la femme, comme je lavais dit dabord.

    HORN. Non, il a autre chose en tte.C a l. En tte, quoi en tte, quoi dautre, dans

    une tte de boubou ? Toi, tu me lches, Horn, j ai compris.

    H orn. Je ne peux pas te lcher, imbcile.C al. Et tu prouverais que cest un accident,

    Horn, tu le prouveras ?H orn. Un accident, oui, pourquoi pas ? qui

    a dit le contraire ?C al. Je le savais. On a tout intrt rester

    unis ; unis, on les niquera. Je comprends, maintenant : tu discutes pour mieux le baiser; cest une mthode, je ne dis pas le contraire. Mais fais gaffe quand mme, vieux. Avec tes mthodes, tu risques bien de te retrouver avec un pruneau dans le ventre.

    H orn. Il nest pas arm.C al. Quand mme, quand mme, quand

    mme, tu devrais te mfier. Ces salauds font tous du karat et ils sont forts, ces salauds. Tu risques bien de te retrouver allong avant davoir dit un mot.

    HORN (montrant deux bouteilles d e whisky). J ai mes armes. On ne rsiste pas ces whiskies-l..

    C a l (regardant les bouteilles). De la bire, ce serait bien suffisant.

  • Horn. Joue.C a l (il m ise en soupirant). Quel gchis !H orn . Mais pendant que je lui parie, toi, tu

    retrouves le corps. Ne discute pas, dbrouille-toi, mais retrouve le corps. Cherche, il me le faut. Sinon, cest le village quon a sur le dos. Trouve-le avant le jour, ou je te lche pour de bon.

    C a l. Non, ce nest pas possible, non. Je ne le retrouverai jamais. Je ne peux pas.

    Horn. Trouves-en un, n importe lequel.CAL. Mais comment, comment veux-tu ?H orn . Il ne doit pas tre bien loin.C a l. Non ! Horn.H o rn (regardant les ds). Cest pour moi.C a l. Tes mthodes sont des conneries. (Il

    donn e un coup d e poing dans le jeu . ) Tu es un con, un vrai con.

    H o rn (se levant). Fais ce que je dis. Ou alors je laisse tomber. (Il sort. )

    Cal . Ce salaud me lche. Je suis fichu.

    XI

    Sur le chantier, au pied du pont inachev, prs d e la rivire, dans une dem i-obscurit, Alboury et Lone.

  • Lone. Vous avez des cheveux super.A lb o u ry . On dit que nos cheveux sont entor

    tills et noirs parce que lanctre des ngres, abandonn par Dieu puis par tous les hommes, se retrouva seul avec le diable, abandonn lui aussi de tous, qui alors lui caressa la tte en signe d amiti, et cest comme cela que nos cheveux ont brl.

    LONE. J adore les histoires avec le diable ; jadore comme vous les racontez; vous avez des lvres super ; dailleurs le noir, cest ma couleur.

    A lb o u ry . Cest une bonne couleur pour se cacher.

    LONE. Cela, quest-ce que cest ?ALBOURY. Le chant des crapauds-buffles : ils

    appellent la pluie.Lone. Et cela ?ALBOURY. Le cri des perviers. (Aprs un

    temps :) Il y a aussi le bruit dun moteur.LONE. Je nentends pas.A lb o u ry . Je lentends.LONE. Cest le bruit de l eau, cest le bruit

    d autre chose ; avec tous ces bruits, impossible dtre sr.

    A lb o u ry (aprs un temps). Tu as entendu?Lone. Non.A lb o u ry . Un chien.LONE. Je ne crois pas que jentends.

    (Aboiements d un chien, au loin. ) Cest un roquet,

  • un chien de rien du tout, cela se reconnat la voix ; cest un cabot, il est trs loin; on ne lentend plus. (Aboiements. )

    ALBOURY. Il me cherche.LONE. Quil vienne. Moi, je les aime, je les

    caresse, ils nattaquent pas si on les aime.ALBOURY. Ce sont des btes mauvaises ; moi,

    elles me sentent de loin, elles courent aprs pour me mordre.

    LONE. Vous avez peur ?A lb o u ry . Oui, oui, jai peur.LONE. Pour un roquet de rien quon nen

    tend mme plus !ALBOURY. Nous, on fait bien peur aux pou

    les ; cest normal que les chiens nous fassent peur.LONE. Je veux rester avec vous. Que vou

    lez-vous que jaille faire avec eux ? J ai lch mon travail, j ai tout lch ; jai quitt Paris, ouyouyouille, j ai tout quitt. Je cherchais justement quelquun qui tre fidle. J ai trouv. Maintenant, je ne peux plus bouger. (Elle fe rm e les yeux. ) Je crois que jai un diable dans le cur, Alboury; comment je lai attrap, je nen sais rien, mais il est l, je le sens. Il me caresse l intrieur, et je suis dj toute brle, toute noircie en dedans.

    ALBOURY. Les femmes parlent si vite; je narrive pas suivre.

    LONE. Vite, vous appelez cela vite ? quand

    70

  • cela fait au moins une heure que je ne pense qu cela, une heure pour y penser et je ne pourrais pas dire que cest du srieux, du bien rflchi, du dfinitif ? Dites-moi ce que vous avez pens lorsque vous mavez vue.

    ALBOURY. J ai pens : cest une pice quon a laisse tomber dans le sable ; pour l instant, elle ne brille pour personne ; je peux la ramasser et la garder jusqu ce quon la rclame.

    LONE. Gardez-la, personne ne la rclamera.ALBOURY. Le vieil homme ma dit que tu tais

    lui.LONE. Biquet, cest donc biquet qui vous

    gne ? mon Dieu ! il ne ferait pas de mal une mouche, pauvre biquet. Que croyez-vous que je suis, pour lui ? Une petite compagnie, un petit caprice, parce quil a de largent et quil ne sait quen faire. Et moi qui nen ai pas, nest-ce pas une chance terrible de lavoir rencontr ? ne suis-je pas une chipie davoir autant de chance ? Ma mre, si elle savait, oh, elle ferait les gros yeux, elle maurait dit : coquine, cette chance-l narrive jamais quaux actrices ou aux prostitues ; pourtant, je ne suis ni l une ni lautre et cela mest arriv. Et quand il ma propos de le rejoindre en Afrique, oui jai dit oui, je suis prte. Du bist der Teufel selbst, Schelmin ! Biquet est si vieux, si gentil ; il ne demande rien, vous savez. Cest pour cela que jaime les vieux et,

  • d habitude, ils maiment. Souvent, ils me sourient, dans la rue, je suis bien, avec eux, je me sens proche d eux, je sens leurs vibrations ; sentez-vous les vibrations des vieux, Alboury ? Parfois, moi-mme, j ai hte dtre vieille et gentille ; on discuterait des heures, sans plus rien attendre de personne, sans rien demander, sans avoir peur de rien, sans dire du mal de personne, loin de la cruaut et du malheur, Alboury, oh pourquoi les hommes sont-ils si durs ? (Craquement d e branche, lger. ) Comme tout est calme, comme tous est doux ! (Craquements d e branches, appels indistincts au loin. ) Ici, nous sommes si bien.

    ALBOURY. Toi, oui ; mais moi, non. Ici, cest un endroit de Blancs.

    LONE. Encore un peu, alors, une minute, encore. J ai mal aux pieds. Ces chaussures sont terribles; elles vous scient la cheville et les orteils. Est-ce que ce nest pas du sang, cela ? Regardez : une vritable petite cochonnerie, trois petits morceaux de cuir mal fichus juste pour vous dchirer les pieds et, pour cette cochonnerie, on vous arrache les yeux de la tte; ouh. Oh, avec cela, je ne me sens pas le courage de faire des kilomtres.

    ALBOURY. Je t aurai garde aussi longtemps que je l aurai pu. (Bruit d e la camionnette, proche. )

    LONE. Il approche.A lb o u ry . Cest le Blanc.

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  • Lone. Il ne vous fera rien.A lb o u ry . Il va me tuer.Lone. Non!

    Ils se dissimulent ; on en tend la cam ionnette qui s arrte, la lum ire des phares cla ire le sol.

    XII

    Cal, un fu s il la main, couvert d e bou e noirtre.

    H orn (surgissant d e l ob scu rit). Cal!C al. Patron? (Il rit,court vers lui.) Ah, pa

    tron, que je suis content de te voir.H orn (faisant une grim ace). Do tu sors ?Cal. De la merde, patron.H orn. Bon Dieu, ne mapproche pas, tu vas

    me faire dgueuler.Cal. Cest toi, patron, qui mas dit de me

    dbrouiller pour le retrouver.HORN. Et alors ? tu las trouv ?Cal. Rien, patron, rien. (Il pleure. )H orn. Et cest pour rien que tu t es couvert

    de merde ! (Il rit. ) Bon Dieu, limbcile !Cal. Ne te moque pas de moi, patron. Ctait

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  • ton ide et moi, je dois toujours me dbrouiller tout seul. Cest ton ide toi et je vais choper le ttanos cause de toi.

    H orn . On rentre. Tu es compltement rond.Cal . Non, patron, je veux le retrouver, il faut

    que je le retrouve.H orn . Le retrouver ? Trop tard, imbcile. Il

    vogue maintenant dans va savoir quelle rivire. Et il va pleuvoir. Trop tard. (Il se dirige vers la cam ionn ette.) Les banquettes doivent tre dans un foutu tat. Bon Dieu, ce que a pue !

    C a l (l attrapant par le co l). Cest toi le chef, patron, cest toi le boss, chef. Tu dois me dire maintenant ce que je dois faire. Accroche-moi bien ! Moi, je ne sais pas nager, je me noie, vieux. Et puis, fais gaffe, con, ne te moque pas de moi.

    H orn. Mfie-toi de tes nerfs ; ne texcite pas. Cal, allons ; tu sais bien que je ne me moque pas de toi, pas du tout. (Cal le lche. ) Quest-ce qui t est donc arriv ? Il va falloir te dsinfecter, maintenant.

    C a l. Regarde comme je transpire, bordel, regarde cela ; a ne veut pas scher. Tu nas pas une bire ? (Il pleure. ) Tu nas pas un verre de lait ? je voudrais boire du lait, vieux.

    H orn . Calme-toi ; on rentre la cit ; tu dois te laver et il va pleuvoir.

    C a l. Alors je peux le descendre, maintenant, hein, je peux le descendre ?

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  • H orn. Ne parle pas si fort, bon Dieu.C al. Horn !H orn. Quoi?C al. Est-ce que je suis un salaud, vieux ?HORN. Quest-ce que tu racontes ? (Cal

    pleure. ) Cal, mon petit !C al. Tout dun coup, jai vu Toubab en face

    de moi, qui me regardait de ses petits yeux penseurs. Toubab, mon petit chien! je dis : quas-tu rver, quoi penses-tu ? il grogne, hrisse le poil, longe lgout doucement. Je le suis. Toubab, mon petit chien, quas-tu rflchir? as-tu senti quelquun ? Il hrisse le poil, aboie un petit coup et saute dans lgout. Je me dis : il a senti quelquun. Je le suis. Mais je nai rien trouv, patron ; que la merde, patron. Pourtant, je lavais bien jet l, mais il a d filer. Je ne peux pas faire tous les cours d eau de la rgion et fouiller le lac pour retrouver ce cadavre, patron. Et maintenant Toubab a fil aussi. Je suis de nouveau seul et je suis plein de merde. Horn !

    Horn. Q uoi?C a l. Pourquoi je suis puni, vieux, quest-ce

    que jai fait de mal ?H orn. Tu as fait ce que tu devais faire.C al. Alors, je peux le descendre, vieux, cest

    a ce que je dois faire, maintenant ?H orn. Bon Dieu, ne gueule pas, tu veux donc

    quon tentende jusquau village ?

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  • C a l (armant son fu sil). Ce coin-l est parfait : personne pour rien voir, personne pour rclamer ou pour venir pleurer. Ici, tu disparais dans les fougres, mon salaud, ici, ta peau ne vaut pas cent balles. Maintenant je me sens regonfl, je me sens chaud, vieux. (Il se met fla irer.)

    H orn . Donne-moi ce fusil. (Il ten te d e le lui arracher ; Cal rsiste. )

    Cal. Fais gaffe, vieux, gaffe. Au karat peut- tre que je suis pas bon, au couteau peut-tre que je suis pas bon, mais au fusil je suis terrible. Terrible terrible. Mme au revolver ou la mitraillette, tu ne vaux pas cent balles devant a.

    H orn . Tu veux avoir tout le village sur le dos ? Tu veux avoir texpliquer avec la police ? Tu veux continuer tes conneries ? (Bas :) Est-ce que tu as confiance en moi ? tu as confiance ou tu nas pas confiance ? Alors, laisse-moi faire. Ne te laisse pas avoir par les nerfs, mon gars. Il faut rgler les choses froid ; et avant quil ne fasse jour laffaire sera rgle, crois-moi. (Un temps. ) Je naime pas le sang, mon gars, pas du tout; je nai jamais pu my habituer, jamais ; cela me fout hors de moi. Je lui parlerai encore une fois et, cette fois, je laurai, crois-moi. J ai mes petits moyens secrets moi. A quoi cela servirait, tout le temps que jai pass en Afrique, si ce ntait pas pour les connatre mieux que toi, pour les connatre sur le bout des doigts ;

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  • pour avoir mes moyens moi contre lesquels ils ne peuvent rien, hein ? A quoi cela servirait, de faire couler dabord du sang, si les choses peuvent sarranger toutes seules ?

    C a l (flairant). Odeur de femme, odeur de ngre, odeur de fougres qui rclament. Il est l, patron, tu ne sens pas ?

    HORN. Arrte de faire le mariole.C al. Tu nentends pas, patron ? (Aboiements,

    au loin. ) Cest lui ? Oui, cest lui ; Toubab ! viens petit chien, viens, ne pars plus jamais, viens que je te caresse, ma petite chrie, que je te baise, petite saloperie. (Il pleure. ) Je laime, Horn ; Horn, pourquoi je suis puni, pourquoi je suis un salaud ?

    H orn. Tu nes pas un salaud !C al. Mais toi tu es un con, un foutu con,

    patron. Bien sr que si, que jen suis un. Dailleurs, je veux, jai dcid den tre un. Je suis un homme daction, moi ; toi, tu parles, tu parles, tu ne sais que parler; et quest-ce que tu feras, toi, hein, sil ne tcoute pas, hein, si tes petits moyens secrets ne marchent pas, hein ? Ils ne marcheront pas, bordel, et alors heureusement que je suis un salaud, moi, heureusement quil y en a, pour laction. Pour l action, les foutus cons ne servent rien. Moi, je flingue un boubou sil me crache dessus, et j ai raison, moi, bordel ; et cest bien grce moi quils ne te crachent pas dessus, pas cause de ce que tu parles, tu parles,

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    AdminSticky Noteinceput

  • et que tu sois un con. Moi, je flingue sil crache et tu es bien content : parce qu deux centimtres ctait sur notre pied, dix centimtres plus haut ctait le pantalon, et un petit peu plus haut on lavait dans la gueule. Quest-ce que tu faisais, alors, toi, si je navais rien fait ? tu parlais, toi, tu parlais, avec son crachat en plein milieu de la gueule ? Foutu con. Car ils crachent tout le temps, ici, et toi, quest-ce que tu fais ? Tu fais comme si tu ne le voyais pas. Ils ouvrent un il et crachent, ouvrent un autre il et crachent, crachent en marchant, en mangeant, en buvant, assis, couchs, debout, accroupis ; entre chaque bouche, entre chaque gorge, chaque minute du jour ; a finit par couvrir le sable du chantier et des pistes, a pntre lintrieur, cela fait de la boue et, quand on marche dessus, nos pauvres bottes enfoncent.