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Bernard Cassen Tout a commencé à Porto Alegre… Mille forums sociaux ! MILLE ET UNE NUITS

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Bernard Cassen

Tout a commencé à Porto Alegre…

Mille forums sociaux !

M I L L E E T U N E N U I T S

Avant-propos

Ceci n’est pas une histoire sainte…

De Porto Alegre (janvier 2001, 2002 et 2003)à Paris/Saint-Denis (novembre 2003) et à Bombay (janvier 2004), on a vu naître et sedévelopper des espaces politiques radicalementnouveaux : les Forums sociaux. Ils étaient d’abordmondiaux ; ils ont ensuite essaimé au niveaucontinental (Asie, Afrique, Europe), puis auniveau national dans une trentaine de pays, etenfin au niveau local (près de 80 déjà enFrance). Ce phénomène doit être décrit et inter-rogé, car il semble destiné à durer : originelle-ment conçus comme des événements, nombrede ces Forums, ceux organisés à l’échelle locale,tendent en effet à se convertir en processus per-manents, déconnectés de l’événement ponctuel.

J’ai eu le privilège, dans le cadre de mes res-ponsabilités tant à Attac qu’au Monde diplo-matique, de me trouver en première ligne pour

la conception et la mise en œuvre de ce premierForum social mondial (FSM) de Porto Alegre de2001 où tout a commencé. J’ai été étroitementimpliqué dans ses suites et dans nombre de sesessaimages hors du Brésil. C’est pourquoi, pré-cision qui n’est sans doute pas inutile, ce livreest écrit à la première personne et n’engagedonc que moi.

Je n’ai pas, on le verra, rédigé une histoiresainte en langage convenu : même s’ils n’enconstituent absolument pas l’essentiel, lesconflits ouverts ou camouflés, les tentations deprise en main détournée font aussi partie dusujet. Il aurait en effet été surprenant que,même autopropulsée par sa dynamique propre,une floraison de Forums aussi porteuse d’espé-rances ne devienne pas un enjeu importantpour différentes organisations. Et cela, qu’ellesrestent extérieures à son développement ouqu’elles s’y impliquent.

Fallait-il le dire, au risque de donnerquelques arguments momentanés à ceux quiveulent dénigrer le mouvement altermondia-liste ? Je pense que oui, car il ne peut continuerà se développer si, à l’expérience, ses bases serévèlent ambiguës. Les militants et les respon-sables d’organisations ont le droit de savoir oùils vont, et d’avoir la garantie qu’ils ne « rou-lent» pour personne. Par ailleurs, selon que les

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Forums bifurqueront dans une direction oudans une autre, leur capacité à transformer encontinent les actuels archipels de luttes anti-libérales en sera amoindrie ou fortifiée. Dans cedernier cas, mille Forums locaux pourraientbientôt mailler la planète !

La matrice du FSM de Porto Alegre – uncadre permettant de réunir des acteurs sociauxtrès divers qui s’ignoraient parfois et qui sontloin d’être d’accord sur tout – a déjà fait sespreuves. À force de se fréquenter, ces acteurs(associations de tout genre, mouvements d’édu-cation populaire, ONG environnementales et desolidarité Nord/Sud, syndicats) nouent desliens de plus en plus forts, et avancent graduel-lement vers des consensus inimaginables il y aseulement deux ou trois ans. Mais la questiondu débouché politique des Forums (comme,d’ailleurs, des propositions d’Attac) ou, ditautrement, du passage à l’acte pour faire adve-nir «un autre monde possible» reste entière. Etelle nourrit de légitimes frustrations. En conclu-sion, je tenterai d’avancer quelques premierséléments de réponse, en sachant bien que ledébat ne fait que commencer.

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Chapitre I

Porto Alegre :pourquoi et comment

1. Remue-méninges rue Claude-Bernard

Il est des occasions où, en une fraction deseconde, on a l’intuition, on éprouve mêmel’absolue certitude qu’une initiative est promiseà un bel avenir. Ce fut le cas ce mercredi16 février 2000 lorsque, d’une discussion avecChico Whitaker et Oded Grajew dans monbureau du Monde diplomatique, à l’époquesitué rue Claude-Bernard à Paris, surgit l’idéed’organiser un Forum social mondial à PortoAlegre. Après avoir pris congé de mes deuxvisiteurs, je me souviens m’être précipité dansle bureau, tout proche, d’Ignacio Ramonet, etlui avoir dit : « Ignacio, nous allons monter uneopération historique : couler Davos ! » Aprèsque je lui eus rapidement décrit le projet – et iltenait en quelques mots –, Ignacio fut, lui aussi,

immédiatement enthousiasmé, et nous déci-dâmes aussitôt que le Diplo mettrait tout sonpoids dans la balance pour que cette idée seconcrétise.

C’est l’histoire de la construction de ce pro-jet que je vais maintenant raconter, car les cir-constances ont fait que j’en ai été l’un desacteurs privilégiés. Cela fournira également desmatériaux de première main aux chercheursqui écrivent déjà ou écriront des travaux sur lagenèse du premier Forum social mondial (FSM)de Porto Alegre. Je traiterai ici presque exclusi-vement de son histoire, parfois même de sapetite histoire, de ses coulisses donc, et ausside l’ingénierie politique et médiatique qui per-mit de le réaliser. Je réserve aux prochains cha-pitres l’analyse de sa portée et de sesessaimages.

Chico (diminutif de Francisco) et Oded 1

étaient venus me voir à la fois en tant que pré-sident d’Attac France et en tant que journalisteet directeur général du Monde diplomatique. Si

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1. Je les désigne simplement par leur prénom, comme on lefait dans la vie courante, de même que dans la presse au Bré-sil, pour les personnalités très connues, même quand on nesympathise pas spécialement avec elles. Il n’y a pas besoinde préciser le patronyme pour savoir qui est Marta (Suplicy),Tarso (Genro), Olivio (Dutra) ou, avant Lula (et même encoreaujourd’hui), Fernando Henrique (Cardoso) ou Itamar(Franco).

Porto Alegre fut essentiellement, au départ, uneinitiative franco-brésilienne, c’est qu’existaientdéjà entre nous des liens solides et amicaux,forgés dans l’une et l’autre de mes responsabi-lités. Chico était à l’époque le secrétaire de lacommission Justice et Paix de la Conférencenationale des évêques brésiliens, et anciendéputé du Parti des travailleurs (PT) à l’Assem-blée législative de l’État de Sao Paulo. Il parleparfaitement le français (une de ses filles vit enFrance) et était déjà membre du petit groupe,animé par Antonio Martins, qui, à Sao Paulo,réalise depuis plusieurs années une édition du Diplo en portugais (sur Internet, en atten-dant une version papier qui ne devrait plustrop tarder).

Quant à Oded, j’avais fait sa connaissancel’année précédente : de passage à Paris, il m’avaittéléphoné, simplement pour me rencontrer,après m’avoir vu dans un programme de télévi-sion très réputé au Brésil, Roda Viva, produitpar la chaîne publique éducative de Sao Paulo :un invité (en général politique), assis sur unfauteuil pivotant, y est mis sur le gril pendantdeux heures par neuf journalistes ou spécia-listes qui le surplombent dans des loges for-mant un cercle fermé au-dessus de sa tête. Cetteconfiguration est censée l’intimider : il setrouve dans une sorte de fosse aux lions, maisoù les fauves seraient assis dans les gradins…

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En fait, les questions n’avaient pas été aussiagressives que l’on m’avait donné à le penser.Ou bien Brésiliens et Français n’avons pas lamême appréciation de ce que peut être unecontroverse un peu vive… Bref, si Oded tenait àme voir, c’était que j’avais dû me tirer honora-blement de l’exercice…

Oded, qui parle aussi parfaitement le fran-çais, est ingénieur, ancien industriel du jouet,président d’une fondation pour les droits desenfants, dirigeant de l’Institut Éthos des entre-prises et de la responsabilité sociale, ainsi quede l’Association brésilienne des entrepreneurspour la citoyenneté (Cives). Un entrepreneur degauche donc, et, lui aussi, membre du PT.Après son élection, Lula l’a appelé à ses côtéscomme conseiller spécial chargé, notamment,des relations avec les mouvements sociaux bré-siliens et étrangers. L’Église catholique et l’en-treprise : à première vue, les trajectoirespersonnelles de mes deux interlocuteurs necorrespondaient pas à l’idée de grande radica-lité que l’on s’est faite de Porto Alegre…

Pour comprendre la suite, je dois dire que,depuis le premier voyage que j’y fis il y a unetrentaine d’années, j’ai eu l’occasion d’aller desdizaines et des dizaines de fois au Brésil. Je m’yétais en particulier rendu à plusieurs reprisesau cours des années précédentes, tant pour descolloques que pour le lancement de l’édition

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locale du Diplo. Ainsi, l’année précédente (finfévrier et début mars 1999), Antonio Martinsm’avait organisé une tournée dans cinq villes – Rio, Belo Horizonte, Brasilia, Porto Alegre etSao Paulo – où j’avais présenté les objectifsd’Attac, notamment la taxe Tobin, et, ce faisant,stimulé la création de groupes locaux. Confé-rences, débats, entretiens avec les médias, ren-contres avec des universitaires, dessyndicalistes et des dirigeants politiques : monami m’avait bâti un programme ne me laissantpas une seconde de répit au cours de journéeslongues de treize à quatorze heures, sans comp-ter les déplacements en avion aux petitesheures de la matinée pour gagner la ville sui-vante de cet immense pays.

Ce rapide périple m’avait permis deconnaître, et de sensibiliser aux thèmes d’Attacet à la diffusion des analyses du Diplo, des per-sonnalités aussi diverses, entre autres, queCelio Castro, alors maire de Belo Horizonte ;Miguel Arraes, président du Parti socialiste bré-silien (PSB), ancien gouverneur de l’État dePernanbuc et résistant farouche à la dictaturemilitaire ; José Dirceu, alors président du PT,devenu chef de la Maison civile (sorte de Pre-mier ministre) de Lula, pardon, du présidentLuiz Inacio Lula da Silva ; Eduardo Suplicy,sénateur PT de l’État de Sao Paulo (et ex-maride l’actuelle maire PT de la ville, MartaSuplicy) ; Barbosa Lima Sobrinho, doyen du

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journalisme brésilien et référence nationalepour la gauche et la droite (âgé de cent deuxans à l’époque, et décédé depuis).

Pendant ce séjour, je m’étais aussi entretenu,parmi les futures grandes figures du futurForum social mondial, avec Joao Pedro Stedile,porte-parole du Mouvement des sans terre(MST) ; à Porto Alegre, avec Luis FernandoVerissimo, incontestablement l’un des plusbrillants, en même temps que le plus engagédans le combat anti-néolibéral, des journalistesbrésiliens ; et également avec Tarso Genro, àl’époque ancien (et futur) maire de la ville, queje connaissais déjà depuis l’année précédente.Aujourd’hui Tarso est secrétaire d’État, avecrang de ministre, chargé de la coordination duConseil national du développement écono-mique et social créé par Lula pour élaborer unnouveau « contrat social » brésilien. Quant àLula, je dus attendre novembre 2000 pour lerencontrer en tête-à-tête. J’en parlerai plus loin.

En trois décennies, j’avais développé unegrande familiarité et une forte affinité avec lemonde latino-américain et, en particulier, avecle Brésil. Plus précisément, au Brésil, avec lesgauchos : c’est ainsi que se désignent les habi-tants de l’État méridional de Rio Grande do Sul,limitrophe des pampas de l’Argentine et del’Uruguay. Et cela, depuis que, en juillet 1998,j’avais effectué un reportage pour le Diplo sur

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l’expérience du budget participatif de PortoAlegre. J’avais été fortement impressionné parcet exemple de démocratie de terrain en action.J’avais mesuré à quel point elle impliquait,pour les élus et les fonctionnaires municipaux,un militantisme dévoreur de temps, à la limitede l’abnégation, s’ils voulaient réellement – etc’était le cas – jouer complètement le jeu del’écoute et du respect des revendications despopulations.

Ce qui m’avait aussi frappé, c’est que lestrois quotidiens de Porto Alegre ne parlaientpratiquement jamais de cette expérience – et lesrares fois où ils le faisaient, c’était pour la déni-grer –, alors qu’elle était connue et étudiée àl’étranger, et en particulier en France où, entreautres, l’équipe municipale de Patrick Braoue-zec à Saint-Denis la suivait de près. Mon article,paru en août 19982 et traduit dans la douzained’éditions étrangères que comptait à cemoment-là le Diplo 3, contribua à relancer et àélargir l’intérêt pour la pratique politique d’une

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2. Bernard Cassen, « Démocratie participative à PortoAlegre», Le Monde diplomatique, août 1998. Pour approfon-dir cette question, on se reportera à trois ouvrages : MartineHassoun, Porto Alegre. Voyage en alternative, Syllepse, Paris,2001 ; Marion Gret et Yves Sintomer, Porto Alegre, La Décou-verte, Paris, 2002 ; et Porto Alegre, texte d’Estelle Granet, pho-tographies de Jacques Windenberger, Éditions CharlesLéopold Mayer, Paris, 2003.3. Elles sont actuellement au nombre d’une vingtaine, sanscompter une autre vingtaine d’éditions Internet.

ville considérée comme un laboratoire de ladémocratie participative.

Dans le cadre de mon enquête, j’avais eul’occasion de m’entretenir plusieurs fois avec lemaire en fonction, Raul Pont (1997-2000), ainsiqu’avec les deux premiers magistrats, membresdu PT comme lui, qui l’avaient précédé.D’abord Olivio Dutra, sous le mandat (1989-1992) duquel avait été lancée l’expérience dubudget participatif, et qui, au moment de mavisite, était engagé dans la campagne électoralequi allait le mener à la tête du gouvernement del’État en 1999 puis, en janvier 2003, aux fonc-tions de ministre de la Ville dans le gouverne-ment de Lula. Ensuite, Tarso Genro qui lui avaitsuccédé de 1993 à 1996, avant de revenir à lamairie en 2001 et de la quitter prématurémenten 2002 pour briguer la succession d’OlivioDutra au gouvernement de l’État, qui luiéchappa de peu aux élections d’octobre 2002.

C’est dire que je connaissais personnelle-ment et avais lié des relations d’amitié et deconfiance, confirmées par d’autres rencontresen Europe ou ailleurs au Brésil, avec trois desprincipaux acteurs de la vie politique de PortoAlegre. Je me sentais en terrain de connais-sance dans cette ville où je m’étais par ailleursfait d’autres amis. Cela ne fut pas sansinfluence sur l’organisation du premier Forum.Mais revenons à mon entretien avec Chico etOded.

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À peine assis dans mon tout petit bureau, lesdeux compères me précisèrent l’objet de leurvisite : l’association Attac, dont ils connais-saient parfaitement les activités et l’audiencegrandissante, serait-elle disposée à organiser– sans doute, dans leur esprit, en France – uncontre-Davos? Il n’était en effet plus acceptable,selon eux, que le rendez-vous annuel desmaîtres de la finance et des transnationales,dont la session 2000 venait de se terminer, nesuscite aucune réaction de grande ampleur. Cedont je n’eus évidemment aucune difficulté àconvenir. Je leur rappelai cependant que desactions, manifestations ou rencontres anti-Davos avaient déjà lieu, sur place, mais tou-jours avec une portée limitée.

Ainsi, un an auparavant, le 30 janvier 1999,en pleine session du Forum économique mon-dial (en anglais, World Economic Forum– WEF), Attac, avec d’autres partenaires – leForum mondial des alternatives, la Coordina-tion contre les clones de l’AMI et le réseauSaprin (qui analyse les ravages des politiquesd’ajustement structurel) – avait tenu une confé-rence de presse dans un hôtel de la station deski suisse elle-même. Cette initiative, intitulée« L’Autre Davos », prenait le relais d’un sémi-naire tenu les deux jours précédents à Zurich,et elle avait connu un certain succès média-tique. Mais, comme je m’en rendis compte, latopographie de Davos et la vigilance musclée

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de la police et de l’armée suisses écartaienttoute possibilité d’organiser sur place un forumalternatif d’envergure, du même type que ceuxqui, depuis Seattle, accompagnent maintenanttous les rendez-vous de la Banque mondiale,du FMI ou de l’OMC. Il fallait donc trouver unautre site, mais lequel ?

En un quart d’heure de réflexion à voixhaute avec mes deux visiteurs, trois pointsfurent acquis.

Premièrement, de mon point de vue, uncontre-Davos ne pouvait se tenir en France,trop proche à tous égards de la Suisse. Il fallaitune rupture géographique et symbolique, donctrouver une ville d’un pays du Sud. Je fis valoirque le Brésil était, et de loin, le meilleur candi-dat, compte tenu de la puissance de ses mou-vements populaires et des appuis politiques etlogistiques dont nous pourrions y disposer. Jepensai bien sûr à Porto Alegre où la mairie et legouvernement de l’État étaient entre des mainsamies. Ce n’était sans doute pas la ville àlaquelle des Paulistes (habitants de Sao Paulo)comme Chico et Oded auraient spontanémentpensé. Ils admirent toutefois volontiers les ver-tus d’un choix aussi emblématique.

Pour s’opposer à Davos, tout en tirant partide son existence et de sa notoriété, il fallaitdonner à l’initiative projetée presque la mêmeappellation. Il suffisait simplement de changerun adjectif : ce ne serait pas le Forum écono-

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mique mondial, mais le Forum social mondial(FSM). Il ne s’agissait pas seulement là d’unevariation lexicale. Le propos était de montrerque le futur rendez-vous de Porto Alegre place-rait au poste de commandement les intérêts dessociétés, des femmes et des hommes, et non pasceux de l’économie et de la finance. En un seulmot, tout serait dit !

Deuxièmement, afin de poursuivre le paral-lélisme conflictuel avec Davos, il fallait que leFSM se tienne exactement aux mêmes datesque le WEF. C’était là une manière, fortementsymbolique également – mais, avant tout, unestratégie à visée médiatique –, d’offrir une alter-native, sans indécision ni échappatoire pos-sible, entre David et Goliath : compte tenu del’éloignement entre les deux sites, il faudraitchoisir (pour les responsables politiques, syn-dicaux, voire associatifs, comme pour les jour-nalistes), aller soit à Davos, soit à Porto Alegre.

La première édition du Forum social mondialviendrait confirmer que la quasi-homonymiedes deux manifestations et leur simultanéitéconstituaient des atouts maîtres. Le fondateuret président de Davos, Klaus Schwab, en fit lui-même l’aveu, non sans un profond agacement.S’exprimant devant des journalistes à BuenosAires, le 21 mars 2001 (soit deux mois après lepremier FSM), il déclara en effet que le FSMavait commis «un détournement négatif » de larenommée du WEF. « Cela brouille les cartes,

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poursuivit-il : De manière très intelligente, vousmettez votre nom à côté d’un autre, mondiale-ment connu, comme celui du Forum de Davos,et vous devenez connu. » Pour qui est familierdes logiques médiatiques, la conclusion deM. Schwab était en partie exacte : «Sans Davos,personne n’aurait jamais entendu parler dePorto Alegre. » Disons qu’il aurait fallu plu-sieurs années pour arriver à un résultat obtenuen l’espace de quelques jours, mais n’antici-pons pas…

Après que ces trois orientations eurent étédécidées, il fut convenu que Chico et Odedentreprendraient aussitôt les démarches néces-saires au Brésil, tant en direction des mouve-ments sociaux et syndicaux qu’auprès de RaulPont et d’Olivio Dutra à Porto Alegre. De moncôté, je leur promis de me rendre sur place dèsqu’ils me feraient signe, et, sans avoir le senti-ment de m’engager outre mesure, je leur garan-tis l’appui d’Attac pour cette initiative. Je nedoutais pas non plus une seconde que LeMonde diplomatique serait également partieprenante, mais je voulais d’abord m’en assurerauprès d’Ignacio Ramonet, ce que je fis dansl’instant qui suivit leur départ. Comme j’enétais certain, Ignacio «cliqua» immédiatement,et se réjouit par avance de ce missile lancécontre le Forum de Davos dont il avait déjàdénoncé les scandaleuses prétentions dans sonéditorial du Diplo du mois de janvier 1996.

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2. La balle dans le camp brésilien

Les choses ne traînèrent pas. C’est au débutdu mois de mai suivant (nous sommes toujoursen 2000) que l’initiative prit corps lors deréunions tenues à Sao Paulo puis à PortoAlegre, et auxquelles je participai. Petite anec-dote qui en dit long sur le potentiel du FSMavant même qu’il ne soit lancé : une autre villeet un autre État du Brésil étaient disposés àl’accueillir ! Avant de me rendre à Sao Paulo etdans le Sud, j’avais, en effet, effectué un détourpar Belo Horizonte, capitale de l’État de MinasGerais (l’État des «Mines générales») où, aprèsma tournée de mars 1999, j’étais revenu à la finseptembre de la même année pour participer àun colloque de l’Assemblée législative de l’É-tat sur « Les politiques macroéconomiquesalternatives pour le Brésil » au cours duquelj’avais fait une communication sur la taxeTobin 4.

J’y avais rencontré le gouverneur (et ancienprésident de la République) Itamar Franco,alors en combat frontal contre le gouvernementfédéral et le président Cardoso, décidés à luiimposer des diktats du Fonds monétaire inter-

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4. J’avais donné au mensuel Caros Amigos de Sao Paulo, quile publia dans son numéro de septembre 1999, un long entre-tien intitulé «Le Brésil à l’encan».

national (FMI), auxquels ils adhéraientd’ailleurs pleinement, en particulier des priva-tisations d’entreprises publiques. Itamar étaitdevenu le porte-drapeau du combat anti-libé-ral et anti-FMI, et, à ce titre, je l’avais invité àl’assemblée générale 1999 d’Attac prévue à LaCiotat le mois suivant. Il allait y prononcer undiscours très applaudi par les quelque1 500 militants de l’association présents.

Lors de mon nouvel entretien avec lui, le2 mai 2000, je ne pus m’empêcher de lui direle motif de mes étapes suivantes à Sao Paulo etPorto Alegre : le projet de FSM. À peine avais-je évoqué notre idée de contre-forum qu’il meproposait déjà de le tenir à Belo Horizonte, plu-tôt que dans une autre ville, me promettanttoute l’aide nécessaire ! Fin politique, il avaitd’emblée mesuré quel retentissement pourraitavoir une telle rencontre. Mais le coup étaitdéjà parti, et des engagements pris…

Rétrospectivement, je me suis demandé si,dans l’hypothèse où je n’aurais pas été si atta-ché à Porto Alegre, ce n’est pas Belo Horizonteque j’aurais proposé à mes amis brésiliens pouraccueillir le Forum5. La configuration politique

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5. Au vu de son expérience d’implication de la populationdans la gestion de la ville, et n’était sa position excentrée,Belém, la capitale de l’État du Para en Amazonie, aurait éga-lement mérité de recevoir le FSM. Sous l’impulsion de sonmaire (PT) Edmilson Rodriguez, elle a accueilli deux fois (en2002 et 2003) le Forum social panamazonien.

de l’État des Mines générales et sa traditiond’indépendance et de résistance à l’oppressions’y prêtaient parfaitement. En effet, c’est là que,en 1789, se prépara une conjuration (connuesous le nom d’Inconfidence minière) contre lecolonisateur portugais, inspirée des textes desLumières. Le 10 mai 1789, soit deux moisavant la prise de la Bastille, le chef de larévolte, le sous-lieutenant de dragons JoaquimJosé da Silva Xavier, surnommé Tiradentes(« arracheur de dents ») en raison de ses activi-tés occasionnelles de dentiste, fut arrêté à Riotandis que les autres conjurés étaient empri-sonnés dans le Minas. Tiradentes fut condamnéà mort, pendu et écartelé le 21 avril 1792. Sonnom reste associé à l’événement inaugural del’émancipation du Brésil qu’est l’« Inconfi-dence minière ».

Il me fallut donc décevoir Itamar : je repous-sai son offre. Le jeudi 4 mai 6, je rejoignis à SaoPaulo Chico et Oded qui avaient travaillé avecune très grande efficacité. Ils avaient déjàconstitué un collectif de huit organisations bré-siliennes – parmi lesquelles, outre les leurs, leMST, la centrale syndicale CUT et Attac –acceptant de prendre en main l’organisation du

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6. C’est par erreur que, dans la première édition de Tout surAttac 2002, j’avais indiqué les dates des 9-10 mai pour lesrencontres de Sao Paulo et Porto Alegre. La deuxième éditionreprend les dates exactes : 4-5 mai 2000.

FSM 7. Le lendemain, le vendredi 5 mai, lesrencontres avec Raul Pont et Olivio Dutra nouspermirent d’avoir la confirmation de l’appuilogistique et financier – décisif – donné au pro-jet par la ville de Porto Alegre et par l’État deRio Grande do Sul.

C’est en ce vendredi, lors du dîner dans unrestaurant allemand de la capitale gaucha(l’immigration d’outre-Rhin a largement contri-bué à peupler l’État de Rio Grande do Sul) quefut prise une décision majeure concernant laresponsabilité de l’organisation du Forum. Tousles Brésiliens présents pensaient qu’elle devaitêtre confiée à un comité international (restantà constituer), le comité brésilien en gestationdevant se limiter au rôle de bras exécutif. Ilsdoutaient en effet de la légitimité du seul Brésilpour convoquer une rencontre internationaled’une telle ampleur. Certes, il s’agissait là d’unedémarche qui leur faisait honneur, mais je lajugeais de nature à enterrer le projet.

Selon moi, il fallait en effet battre le fer tantqu’il était chaud, capitaliser l’enthousiasme et

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7. Les huit structures qui composent le comité d’organisationbrésilien (qui sert également de secrétariat au Conseil inter-national du FSM) sont : l’Association brésiliennne des orga-nisations non gouvernementales (Abong), Attac, laCommission brésilienne Justice et Paix (CBJP) du Conseilnational des évêques brésiliens, l’association brésilienne desentrepreneurs pour la citoyenneté (Cives), la Centrale uniquedes travailleurs (CUT), l’Institut brésilien d’analyses socialeset économiques (Ibase), le Mouvement des sans-terre (MST) etle Réseau social de la justice et des droits humains).

les appuis que suscitait ici le Forum, donc pré-cipiter sa première tenue dès l’année suivante,en janvier 2001. Cela nous laissait tout juste sixou sept mois « utiles » pour son organisation.Une véritable gageure, et qui l’aurait égalementété même s’il avait fallu reconduire une opéra-tion déjà rodée… Quoi qu’il en soit, dans l’hy-pothèse la plus optimiste, ce laps de tempsaurait à peine été suffisant pour constituer lefameux comité international.

J’imaginais en effet les tractations sans finqu’il aurait fallu mener. Et d’ailleurs, qui lesaurait menées, et avec quels partenaires? J’étaisdonc favorable à une initiative unilatérale duBrésil. Tout en mangeant ma choucroute– c’était bien la première fois que cela m’arri-vait en Amérique latine ! –, je déployai tous lesarguments possibles en direction des personnesprésentes autour de la table pour les persuaderque leur pays était tout à fait à même de lancerune telle convocation au reste du monde, quel’effet en serait considérable, et que nul ne trou-verait à redire à un projet qui viendrait d’euxseuls. Non sans difficulté, je réussis heureuse-ment à les convaincre.

Cette acceptation avait néanmoins sa contre-partie : il m’avait fallu m’engager à aider àmettre le projet en orbite internationale, et à lefaire de manière urgente en suscitant la créa-tion d’un comité dit « d’appui ». Chacune deshuit structures devant constituer le comité d’or-

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ganisation brésilien faisait certes partie deréseaux présents sur plusieurs continents, maisces réseaux n’étaient guère habitués à travaillerensemble. Pour ne prendre qu’un exemple, jevoyais mal, en France, Nicole Notat, à l’époquesecrétaire générale de la CFDT, organisation-sœur de la CUT, travailler main dans la mainavec la Confédération paysanne, partenaire duMST dans le réseau Via Campesina, et encoremoins avec Attac France – organisation pourlaquelle, comme je m’en rendis personnelle-ment compte, elle éprouvait une profonde aver-sion –, partenaire d’Attac Brésil…

Il existait un autre obstacle, de caractère géo-politique celui-là : le Brésil, malgré les luttessociales de grande envergure qu’il s’y menait,n’avait pas de forte visibilité internationaledans la galaxie des acteurs de la lutte contre lamondialisation libérale. Les Américains et, à unmoindre degré, les Européens y tenaient lespremiers rôles. On l’avait bien vu à Seattle,contre l’Organisation mondiale du commerce(OMC) six mois auparavant, et à Washington,contre le FMI et la Banque mondiale quelquessemaines plus tôt. Prendre Porto Alegre poursiège du premier Forum social mondial, c’étaitd’emblée imposer l’Amérique latine, et donc,avec elle, au moins une partie du Sud, commetroisième acteur à part entière dans une confi-guration contestataire jusqu’alors en forme deduopole.

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Pour être tout à fait franc, c’est ce défi qui,et de loin, me motivait le plus. Je pensaisdepuis longtemps que si la mondialisation libé-rale était une dynamique d’origine anglo-saxonne, il ne devait pas en être de même pourla lutte contre cette même dynamique. Elle nepouvait, à mes yeux, qu’être multipolaire, mul-ticulturelle et multilingue, en particulier par laconstitution, au moins dans un premier temps,d’un très fort pôle « latin», comprenant l’Amé-rique hispanophone et lusophone et l’Europedu Sud.

Pour honorer la promesse de mise en orbiteinternationale du FSM faite à mes amis brési-liens, je disposais de deux outils : Attac et LeMonde diplomatique. Il fallait évidemmentcommencer par Attac, dotée d’un double atout :d’une part, elle comptait parmi ses membresnombre d’organisations (syndicats et associa-tions) disposant de leurs propres relais interna-tionaux et, d’autre part, elle était insérée, en tantque telle, dans divers réseaux, dont certains(mais en petit nombre) s’étaient déjà réunis : àSaint-Ouen, en décembre 1998, où avait été éla-borée la plate-forme du mouvement internatio-nal Attac ; puis, de manière autrement plusmassive, en juin 1999, lors des Rencontres inter-nationales de Paris à Saint-Denis.

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3.Mise en orbite internationale

C’est en effet dans les locaux de l’universitéParis-VIII à Saint-Denis, et également sous unimmense chapiteau érigé pour la circonstance,qu’avaient eu lieu, du 24 au 26 juin 1999, c’est-à-dire tout juste un an après la création d’Attac,les Rencontres internationales de Paris. Chris-tophe Aguiton, alors secrétaire général d’Attac,en avait eu l’idée et en avait convaincu leBureau de l’association. Attac avait assuré latotalité de l’organisation et de la recherche dufinancement. Le conseil général de la Seine-Saint-Denis avait apporté un soutien de500 000 francs, sur un budget total de 2 mil-lions de francs. Le secrétaire général de l’uni-versité Paris-VIII, François Vignaux, avait misdes locaux et du personnel à disposition, et ce àdes conditions défiant toute concurrence. L’Ins-titut d’études européennes, dirigé par MireilleAzzoug et où j’enseignais, avait mobilisé sesétudiants, en particulier pour l’interprétation.

Même si elle avait assuré seule le travaild’organisation, Attac avait convoqué les Ren-contres en partenariat avec la Coordinationcontre l’AMI et ses clones, le Forum mondialdes alternatives (de Samir Amin et de FrançoisHoutart) et le réseau DAWN (Alternative dedéveloppement pour les femmes dans une nou-

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velle ère). À en faire rétrospectivement l’exa-men, il saute aux yeux que ces Rencontres res-semblaient déjà à un petit Forum socialmondial avant la lettre. Intitulées «La dictaturedes marchés ? Un autre monde est possible »– oui, le titre était déjà là ! –, elles avaient ras-semblé 1 200 participants venus de 80 pays.Cependant, la logique présidant à ces Ren-contres (des mouvements qui en convoquentd’autres) était très différente de celle du futurFSM (un cadre est fourni à des mouvementspour qu’ils se rencontrent). Ces deux logiquesallaient cohabiter par la suite, non sans ten-sions parfois…

Dans mon discours d’ouverture des Ren-contres, le 24 juin, je déclarai : « Avec voustous, qui représentez les formes les plusdiverses de l’engagement politique, syndical,social et civique de l’Afrique, du Proche-Orient,de l’Asie, des Amériques et de l’Europe, nousconstituons, en modèle réduit, la représentationd’un véritable archipel international des luttescontre l’hégémonie de la finance. Un archipelest composé d’îles et d’îlots. Partout, dans tousles recoins du monde, existent ces îles et cesîlots de combat : pour l’accès à la terre, à l’eau, àla santé, à l’éducation, au savoir, à l’emploi, auxdroits civiques, syndicaux et démocratiques,pour l’égalité entre hommes et femmes. Maisceux et celles qui mènent ces combats le fontsouvent de manière parallèle et isolée, sans

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avoir conscience de leur nombre. La quasi-tota-lité des grands médias ne font évidemment rienpour aider à cette prise de conscience. S’ilsconsacraient autant de place au recensement deces îles et îlots qu’à celui des opérations finan-cières, des fusions d’entreprises et autres acti-vités quotidiennes du capital, on verraiteffectivement se dessiner un tout autre paysageinternational. » C’est précisément ce paysageque le Forum social mondial (FSM) ferait émer-ger de l’ombre…

Plus d’une demi-douzaine de Brésilienss’étaient déplacés pour ces Rencontres, parmilesquels Antonio Martins, ainsi que le prési-dent et plusieurs autres députés de l’Assembléelégislative de l’État de Minas Gerais dont j’avaisfait la connaissance à Belo Horizonte. Nous dis-posions donc déjà, à Attac, d’une expérienced’organisation et de partenariats, ainsi que d’undispositif de mobilisation internationale trèséprouvé. Mais pour le mettre en branle sur uneplus grande envergure, celle du future FSM, jedevais d’abord obtenir l’accord des instances dedécision de l’association.

C’est ce à quoi je m’employai dès mon retourdu Brésil, lors des réunions de Bureau des 9 et16 mai 2000. Le mardi 9 mai, l’initiative futreçue avec un intérêt poli, sans plus ; aucunequestion ne me fut posée. C’était la premièrefois que j’en faisais état publiquement : jen’avais en effet pas voulu l’évoquer avant

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qu’elle ne se concrétise au Brésil même, où elleaurait tout aussi bien pu s’enliser. Je la présen-tai de la manière dont elle était vécue par noustous à l’époque, et que je croyais « parlante » :une offensive contre Davos. Le titre du point 5du compte rendu de la séance (que j’ai retrouvédans les archives) est effectivement intitulé«Contre-Davos au Brésil ».

Je m’attendais à davantage d’enthousiasme,en particulier de la part des deux ou troismembres du Bureau les plus familiers des ques-tions internationales. J’ai le sentiment que l’ini-tiative fut perçue comme sympathique, maisexotique (le Brésil !), en tout cas décalée parrapport aux « vrais » acteurs géographiquesconnus de l’anti-mondialisation libéralequ’étaient les Américains du Nord et les Euro-péens. Sans doute était-ce aussi une questionde trajectoire et de formation personnelles : si,autour de la table de réunion, à peu près tout lemonde comprenait et parlait peu ou prou l’an-glais, la connaissance de l’espagnol y était rare– pour ne pas parler du portugais –, et la « sen-sibilité» latino-américaine quasi inexistante. Lamienne étant bien connue. Peut-être mes col-lègues du Bureau jugèrent-ils que le projet« Porto Alegre » (ville que beaucoup, à Attac,orthographièrent longtemps avec deux l,comme le nom du ministre de l’Éducationnationale de Lionel Jospin !) n’était qu’unelubie personnelle qui, vraisemblablement,

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n’aboutirait pas. Personne en tout cas ne s’yopposa, et cela seul m’importait à ce stade : ladécision était officiellement prise (et consignée)de lancer le processus !

Je revins sur le sujet lors de la séance hebdo-madaire suivante, le 16 mai, en m’engageant,dit le compte rendu, à traduire en français et àdiffuser « le texte d’orientation élaboré par legroupe brésilien promoteur du projet». En fait,j’eus très peu de choses à traduire, car c’est moiqui, à la demande des Brésiliens, et sur la basede nos discussions de Sao Paulo et de PortoAlegre, avais rédigé (en français évidemment…)la première mouture du document. Un membredu comité brésilien l’avait traduite en portugais.Elle avait ensuite été amendée, mais à la margeseulement. Il ne me fallut donc pas trop detemps pour reporter les quelques modificationsqui avaient été faites. Ainsi, en une semaine, leschoses s’étaient mises institutionnellement enplace : il y avait une décision d’Attac en bonneet due forme ; un texte commençait à être dif-fusé, qui précisait que le FSM regrouperait « lesprincipaux acteurs des mouvements associatifs,des syndicats et des élus de tous les pays dumonde». Je pouvais avancer.

J’avais intitulé le document « Un autremonde est possible», mot d’ordre qui, déclinédans toutes les langues, a fait depuis le tour dumonde, et est désormais totalement identifié àPorto Alegre. Je n’avais rien inventé : je repre-

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nais simplement le titre des Rencontres inter-nationales de Saint-Denis de juin 1999, lui-même emprunté à celui d’un article d’IgnacioRamonet, publié un an plus tôt dans Le Mondediplomatique (mai 1998), et qui fut à nouveauretenu, quatre mois plus tard, comme titre dun°41 du bimestriel Manière de voir (septembre-octobre 1998).

En puisant dans la titraille du Diplo, jen’avais pas le sentiment de pratiquer lemoindre plagiat. Entre mai et septembre 1998– et ce n’est sans doute pas fortuit –, il s’étaiten effet passé un événement de taille, intrinsè-quement lié à la vie éditoriale du journal : lacréation officielle d’Attac, le 3 juin 1998, néede l’éditorial d’Ignacio Ramonet paru endécembre 1997. Cette idée de la possibilité d’un«autre monde» était consubstantielle à la créa-tion de l’association. La filiation Diplo-Attac-Porto Alegre ne pouvait être mieux illustréeque par cette référence commune…

Le hasard voulut que Christophe Aguiton– qui n’était plus membre ni du Bureau ni duconseil d’administration, mais qui apportaitrégulièrement des propositions à ces deux ins-tances en tant que responsable des relationsinternationales d’Attac, fonction créée spécia-lement pour lui et qu’il occupa jusqu’endécembre 2002 –, fut absent lors des réunionsdes 9 et 16 mai. Il ne put donc initialement« sentir » le projet que par l’intermédiaire de

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l’écrit, ce qui explique peut-être pourquoi, pen-dant les cinq ou six premières semaines, il n’enfut pas, ès-qualités, un porteur actif, et mêmepourquoi, malgré l’intuition politique dont ilavait fait preuve en imaginant les Rencontresde Saint-Denis un an plus tôt, il ne lui accordapas immédiatement un intérêt particulier. Peut-être aussi, précisément, parce que le futur etencore hypothétique rassemblement de PortoAlegre ne lui apparaissait pas se situer à 100%dans la lignée de ces Rencontres – ce en quoi iln’avait pas tort.

Deux éléments allaient l’amener à rattraperce retard au démarrage : d’un côté, les contactsque, via son organisation politique, la LCR, ilentretenait avec les animateurs d’une des ten-dances du PT (la Démocratie socialiste ou DS),particulièrement influente dans l’État de RioGrande do Sul, et qui lui montrèrent à quelpoint l’affaire était prise au sérieux à PortoAlegre ; d’autre part, la venue de Brésiliens àGenève à l’occasion du sommet alternatif,prévu du 22 au 25 juin suivant, des associa-tions, ONG et syndicats de 60 pays, parallèle-ment au sommet social des Nations unies, dit«Copenhague + 5».

Lorsque je m’étais engagé à aider à l’interna-tionalisation de la convocation du FSM, j’avaisévidemment cette échéance genevoise, fixée àla fin du mois de juin, en tête. Elle tombait àpic. J’avais affirmé à mes interlocuteurs et amis

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brésiliens que tout se jouerait à ce moment-là :nous aurions alors la confirmation de la possi-bilité de tenir le FSM dans les délais acroba-tiques envisagés (il restait alors tout juste sixmois). Dans une telle affaire, leur avais-je dit,un texte ne suffisait pas : il fallait aussi que leprojet s’incarne dans des voix et des visagesvenus du Brésil.

Avant leur arrivée, il me fallait d’abord pré-parer et baliser le terrain sur place, à Genève.Le sommet alternatif avait été convoqué par un« Appel aux peuples du monde », dit « Appelde Bangkok», du nom de la capitale de la Thaï-lande où, en février 2000, s’était tenue la pre-mière réunion internationale post-Seattle(novembre 2000) de certains mouvementssociaux, et cela en marge de l’Assemblée géné-rale de la Conférence des Nations unies pour lecommerce et le développement (Cnuced). À laréunion de Bangkok, Christophe Aguiton avaitreprésenté Attac, ainsi d’ailleurs que le CCC-OMC (cartel d’organisation de lutte contrel’OMC) et la Confédération paysanne (soit, sou-rirent gentiment certains, deux casquettes deplus que celles, déjà au nombre de quatre oucinq, qu’il portait en temps normal !). Chris-tophe avait été l’un des principaux rédacteursde l’Appel signé par différents mouvementssociaux, dont Attac, et publié dans le n°4, datéd’avril 2000, de notre bulletin Lignes d’Attac.Le texte exhortait à « se mobiliser et à s’unir

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contre la mondialisation libérale partout où seretrouvent les principaux dirigeants dumonde ». La rencontre de Genève se situaitdans le droit fil de celles de Bangkok et deSaint-Denis. Le FSM marquerait, lui, une rup-ture avec cette logique-là. Mais nous n’enétions alors pas vraiment conscients…

Il me faut, à ce propos, préciser que les mou-vements altermondialistes ne mettent absolu-ment pas l’ONU dans le même sac que le FMI,la Banque mondiale et l’OMC. À Genève, lorsde «Copenhague + 5», les contacts furent excel-lents entre le sommet officiel et le sommet alter-natif. Juan Somavia, Chilien que je connaissaisbien depuis le temps de la dictature, et qui étaitdevenu directeur général du Bureau internatio-nal du travail (BIT), organisation appartenant àla « famille » de l’ONU, ainsi que le directeurgénéral du Programme des Nations unies pourle développement (Pnud) participèrent au som-met alternatif. Quant au sommet officiel, sadéclaration finale prévoyait la mise à l’étude dela taxe Tobin, dans la perspective du sommet deMonterrey (Mexique) sur le financement dudéveloppement de mars 2002. Malheureuse-ment, sous la pression des États-Unis, cettemise à l’étude ne déboucha sur rien.

Attac avait joué un rôle particulièrementactif, et mis en œuvre des moyens humains etfinanciers importants (à son échelle, s’entend),dans la préparation de Genève, en liaison avec

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le comité suisse de l’Appel de Bangkok, dontfaisait notamment partie Attac Suisse. Le som-met alternatif avait un ordre du jour chargé,dans la programmation duquel le projet deFSM ne figurait pas à l’origine, et pour cause : ilne datait que de quelques semaines. Il me fal-lait donc trouver la manière de l’y introduireefficacement à un moment où même les autresmembres de la direction d’Attac ne montraientencore aucune motivation réelle pour PortoAlegre.

Je le fis de trois façons. D’abord, en prépa-rant un texte de présentation du FSM queMaria Ierardi (documentaliste au Diplo, et quiavait été l’une des principales chevillesouvrières de la création d’Attac) et ChristopheVentura (chargé, au siège d’Attac, du suivi del’international ; lui aussi, peut-être en raison desa fibre « latine», s’était emballé pour le projet)allèrent déposer, salle après salle, et dans tousles locaux où avait lieu le sommet alternatif,sur chaque chaise de délégué : ainsi chacunserait informé. Ensuite, en « détournant » enpartie la conférence de presse du début de larencontre que Christophe Aguiton avait organi-sée. Intervenant brièvement en tant que prési-dent d’Attac, je passai en effet d’autorité laparole à Antonio Martins qui évoqua la futurerencontre de Porto Alegre devant les journa-listes, pendant que Maria et Christophe (Ven-tura) leur distribuaient le document. Enfin,

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d’une manière décisive, en organisant l’inter-vention de Miguel Rossetto, vice-gouverneur del’État de Rio Grande do Sul.

Comme nous en étions convenus, il étaitvenu avec une petite délégation dont je présen-tai chacun des membres à tous les responsablesd’Attac présents, ainsi qu’au maximum d’autresparticipants, de façon à créer ce lien personnelindispensable à toute grande opération interna-tionale. Beaucoup furent étonnés, et certainssecrètement flattés, qu’une importante person-nalité brésilienne ait fait un déplacement de10000 kilomètres pour cette rencontre. Cela mefut très utile pour négocier pour lui un tempsde parole, non prévu initialement, lors de laséance de clôture. Je déjeunai avec lui et avecles autres Brésiliens, afin de lui donner tous leséléments de contextualisation, et cadrer sondiscours.

Je n’avais aucun souci pour la suite, car jeconnaissais les formidables talents d’orateur deMiguel (devenu, lui aussi, ministre du gouver-nement de Lula, avec le portefeuille du déve-loppement agraire). Effectivement, il sut faireentendre son appel à se retrouver à PortoAlegre au début de l’année suivante, et àconstituer un comité international d’appui auFSM. Il fut acclamé par les quelque 600 délé-gués présents, représentant environ 200 orga-nisations d’une soixantaine de pays. Il putconstater que je n’avais pas exagéré lorsque, le

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mois précédent, à Porto Alegre, j’avais insistésur la capacité de convocation reconnue auBrésil. Dès cet instant, le FSM était inscrit surle calendrier international des différents mou-vements présents…

4. Une parabole française pour Lula

Ici, une clarification des rôles respectifs ducomité brésilien et des autorités locales (domi-nées par le PT), et donc des partis, s’impose.Certains, notamment après le Forum européende Florence de novembre 2002, dont il sera lon-guement question au chapitre 3, et où la pré-sence de Refondation communiste avait été unpeu trop voyante, avaient cru pouvoir trouverun précédent dans le rôle qu’avait joué le PT àPorto Alegre, notamment lors de la premièreédition du FSM. Ce précédent n’existe pas.Certes, on vit nombre d’élus locaux du PT (RaulPont, Olivio, Tarso, Miguel Rossetto), ainsi queLula – en tant que président d’honneur duParti, puis en tant que président de la Répu-blique – lors des trois Forums tenus dans lacapitale gaucha. Mais ils n’ont jamais interféré,ni dans la conception du programme, ni dansle choix des intervenants. Et je suis assez bienplacé pour en témoigner. Pourtant, tous lesmembres du comité brésilien sont membres ou

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proches du PT. Alors, comment expliquer ceparadoxe?

Ces responsables avaient immédiatementtenu pour évident qu’une initiative à vocationmondiale comme le FSM ne pouvait pas seréduire à une opération de politique intérieurebrésilienne. Familiers de l’Europe pour la plu-part d’entre eux, et sans nécessairement sereconnaître dans les thèses de Pierre Bourdieu,ils n’ignoraient rien du caractère sensible desrapports entre partis et mouvement sociaux. Ilsont constamment fonctionné comme collectifrecherchant le consensus, sans aucune inféoda-tion au PT (d’autant que leurs sympathies n’al-laient pas à la même tendance d’un partilui-même très divers). Dans un pays où le «ver-ticalisme» est largement inscrit dans les gènesdes partis, le comité brésilien a administré lapreuve qu’un objet social majeur – le FSM –pouvait se construire en toute indépendance dela sphère politique.

Les cloisons étaient à ce point étanches quedes responsables du PT en étaient même venusà craindre qu’elles ne se transforment en lignesde démarcation entre camps potentiellementhostiles. C’est pour en avoir le cœur net que, àl’automne 2000, trois mois avant le premierFSM, Lula demanda à Marco Aurelio Garcia,alors responsable des relations internationalesdu PT (et aujourd’hui conseiller spécial de Lulapour les relations internationales), d’organiser

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une rencontre avec moi. Lula savait que j’avaisparticipé de très près à la conception du Forum,que je connaissais parfaitement la logique quil’animait et que, non brésilien, je pouvais luiparler sans aucune éventuelle arrière-penséeliée à la situation politique intérieure. L’entre-vue se déroula dans un petit salon de l’hôtelGloria, à Rio de Janeiro, où je fis un rapide aller-retour de Sao Paulo avec Marco Aurelio.

C’était la première fois que je rencontrais lefutur président en quasi tête-à-tête, puisqueseul Marco Aurelio, que je connaissais déjà,était présent. Je fus immédiatement frappé parl’intensité pétillante et la concentration de sonregard auquel il était impossible de se dérober :il voulait savoir, tout savoir. En fait, il ne s’assitpas en face de moi, laissant cette place à MarcoAurelio, mais légèrement de côté, comme pourmieux m’observer. Je savais l’importance dumoment : il fallait, d’un côté, rassurer Lula surl’orientation du Forum, donc se garantir labienveillance du PT dans son ensemble (et passeulement celle de ses composantes au pouvoirà Porto Alegre) et, d’un autre côté, réaffirmerl’autonomie du FSM à l’égard de tout parti.

Je choisis de procéder de manière indirecte,mais néanmoins transparente pour mes interlo-cuteurs : je parlai très peu du FSM et beaucoupdes rapports entre Attac et les partis en France.La transposition avec les rapports FSM/PT,implicite dans mon propos, n’était guère diffi-

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cile pour un « animal politique » aussi expéri-menté et aussi intelligent que Lula. J’expliquaiqu’un mouvement comme le nôtre ne se situaitpas sur le même registre qu’un parti, mais qu’iln’était en aucune manière, bien au contraire,anti-partis ; que nous avions de nombreuxmembres de partis dans nos rangs ; que nousentretenions des rapports de dialogue avec lesformations qui le désiraient, ainsi qu’avec lesélus membres de l’association à l’Assembléenationale et au Sénat, etc. Le dialogue se fitessentiellement avec Marco Aurelio, Lula secontentant de poser quelques questions trèsprécises.

Après environ une heure de discussion, j’eusle sentiment très net que Lula avait parfaite-ment compris ce que serait le FSM ; aucunetrace de méfiance ne subsistait. Après unabraço chaleureux, Marco Aurelio et moi repar-tîmes en hâte vers l’aéroport Santos-Dumonttout proche, afin de regagner Sao Paulo par ladernière navette. Dans l’avion, mon ami m’in-diqua que, à son avis, Lula était pleinementconvaincu et solidaire, ce qu’il me confirma lelendemain après s’être entretenu avec lui autéléphone.

J’eus l’occasion de revoir plusieurs fois lechef du PT à Porto Alegre et une fois à Paris. Enjanvier 2002, avec Roberto Savio (président duconseil de surveillance de l’agence de pressecoopérative IPS, et figure marquante des FSM),

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je fis une longue interview de lui pour la chaînede télévision publique de l’État de Rio Grandedo Sul. Nous étions en jeans et chemisette ;Lula, en costume-cravate, avait déjà revêtu deshabits présidentiels. Il m’impressionna par samaîtrise des dossiers, son sens de la répartie et,d’une manière générale, par le sentiment de« force tranquille » qui émanait déjà de lui. Jesentis que, cette fois, à sa quatrième tentative,il s’était donné la stature d’un futur président.

Cela dit, pour être honnête, j’ai seulementcru fermement à sa victoire dans les trois der-niers mois de la campagne, tant je craignais quela droite brésilienne, qui est loin d’être la plusbête du monde, se mobilise au premier et ausecond tours pour un candidat prétendumentde centre-gauche, afin de lui faire barrage. C’estce qu’elle avait réussi avec Fernando HenriqueCardoso, bénéficiant, particulièrement enFrance (et notamment au PS), d’une image pro-gressiste, mais qui se révéla être le fidèle servi-teur de l’oligarchie brésilienne et le loyalexécutant des volontés du FMI. Mais, en 2002,Lula rassembla d’emblée de manière suffisam-ment large pour prévenir toute déconvenue ausecond tour.

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5.Le Diplo et Attac mobilisent

Revenons à Genève, en ce mois de juin 2000.Après le succès du discours de Miguel Rossetto,l’étape, capitale, de légitimation internationale,de « certification » planétaire, était désormaisfranchie. Elle l’était aussi, en interne, au seind’Attac France. À partir de ce moment-là, eneffet, chacun, au Bureau, puis au conseil d’ad-ministration et dans les comités locaux, com-mença à évoquer Porto Alegre comme uneéchéance évidente, et à l’intégrer tout à faitnaturellement au calendrier de l’association, cequi impliquait un fort investissement pour enassurer le succès.

Toutefois, la seule mobilisation des réseauxne suffirait pas à assurer le succès du FSM. Ilfallait songer non seulement à tous ceux quipourraient faire le déplacement à Porto Alegre,mais également à tous ceux, infiniment plusnombreux, qui en entendraient parler – plus oumoins bien – dans les médias. En gros, sensibi-liser le segment de l’opinion publique a prioriacquis au combat anti-libéral, et ne pas tropattendre.

C’est pourquoi, dès le numéro d’août duDiplo (qui, contrairement aux idées reçues, estcelui de la plus forte diffusion de l’année), Igna-cio publia un article intitulé « Davos ? Non,

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Porto Alegre ». Il y écrivait notamment : « En2001, Davos aura un concurrent autrement plusreprésentatif de la planète telle qu’elle est : leForum social mondial (FSM) qui se réunira auxmêmes dates (du 25 au 30 janvier) dans l’hémi-sphère Sud, à Porto Alegre (Brésil). C’est eneffet un public sensiblement différent qui estattendu : dirigeants syndicaux, responsablesd’associations, fondations et organisations nongouvernementales, représentants de réseaux demouvements citoyens – culturels, écologiques,féministes, de droits humains, etc. – de tous lescontinents. En bref, non seulement ceux quiétaient à Seattle ou auraient pu y être, maisaussi beaucoup d’autres : organisations depetites et moyennes entreprises du Sud lami-nées par la «globalisation», Églises, élus natio-naux et locaux. Entre 2000 et 3000 participantssont attendus, porteurs des aspirations de leurssociétés respectives. » Et de conclure : « LeMonde diplomatique, qui sera évidemment pré-sent à Porto Alegre, en informera ses lecteurs. »

Publié dans la douzaine d’éditions enlangues étrangères du Diplo, ce texte constituaune puissante rampe de lancement du FSMdans de nombreux pays. On le vérifia rapide-ment par le courrier et les visites sur les sitesd’Attac et du FSM, indiqués en note. Il ne res-tait plus qu’à organiser matériellement et intel-lectuellement le Forum…

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Rétrospectivement, je suis encore étonnéqu’il ait pu se tenir, tant la tâche du comité bré-silien était colossale. Il lui fallait d’abord mettreen place toute la logistique : site, inscriptions,logement, transports à l’intérieur de la ville,salle de presse, etc. Heureusement, pour unebonne partie de ce travail, les services de lamunicipalité et de l’État furent en mesure d’ap-porter un concours hautement professionnel.Pour la partie conceptuelle, en revanche, lecomité devait compter sur ses propres forces. Illui fallait élaborer la structure du FSM (confé-rences plénières, ateliers, témoignages) et sesthèmes, identifier les intervenants possibles enveillant à respecter de multiples équilibres(continentaux, de sexe, de types d’organisa-tions, etc.) et les contacter.

Attac France qui, on l’a vu, avait servi àGenève de passerelle entre le Brésil et les diversréseaux mondiaux, joua, dans une certainemesure, et pour les principales orientations dupremier FSM, le rôle de neuvième structure ducomité d’organisation, à côté des huit brési-liennes. Ainsi, je fus largement consulté, parti-cipai à plusieurs réunions de travail au Brésil, etpus proposer nombre d’intervenants, pas seule-ment français bien entendu, en puisant large-ment dans le fichier des collaborateurs et desamis du journal et dans l’environnement d’At-tac. Les structures brésiliennes membres ducomité d’organisation, et tout particulièrement

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l’Institut brésilien d’analyses sociales et écono-miques (Ibase) de Rio, dirigé par Candido Grzy-bowski, ne manquaient pas non plus de contactsinternationaux. Au total, les 16 conférences plé-nières proposées offrirent un choix d’orateurstrès divers, auquel nul ne trouva à redire.

Pendant que, dans la hâte, se préparait ainsiau Brésil le contenu du FSM, Attac, « rebondis-sant » sur l’article du Diplo du mois d’août,multipliait les initiatives pour convaincre lesmilieux qu’elle influence de participer à l’évé-nement. Le 6 novembre, par le canal de la Coor-dination des élus de l’Assemblée nationale etdu Sénat membres d’Attac, j’envoyai une lettred’information et d’invitation à tous les députéset sénateurs. Je leur écrivis notamment : « Il estimportant que des élus de l’Assemblée et duSénat, et tout particulièrement ceux des Coor-dinations Attac, fassent un effort particulierpour être parties prenantes à cet événement.Dans le cadre du Forum, se tiendront en effetdeux rencontres qui, outre les conférencesregroupant l’ensemble des inscrits, leur sontparticulièrement destinées, qu’ils combinent ounon mandat national et mandat local :

– la Rencontre mondiale des parlementaires,organisée par le gouvernement de l’État de RioGrande do Sul ;

– la Rencontre mondiale des villes et gou-vernements municipaux et provinciaux, orga-nisée par la municipalité de Porto Alegre.»

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J’envoyai le même jour un courrier identiqueà tous les responsables des collectivités localeset territoriales membres de l’association. De trèsnombreux élus français étaient donc informés etconviés aux différents forums. Une série depapiers publiés pendant et après le premierFSM, notamment dans Le Monde, Le NouvelObservateur et Libération, tenta d’accréditerl’idée que j’avais « invité » le seul Jean-PierreChevènement. Je reviens, en annexe, sur cet épi-sode révélateur, dont le principal intérêt est demontrer comment certains médias fabriquent un«sujet» de toutes pièces. Quant aux adhérentset aux comités d’Attac, ils étaient régulièrementinformés par notre bulletin Lignes d’Attac, toutcomme les autres Attac du monde, par notre siteet par des circulaires ad hoc.

Dans le numéro de janvier 2001 du Diplo,trois semaines avant l’événement, IgnacioRamonet revint à la charge, cette fois demanière plus forte et symbolique encore : en«une», son éditorial titrait «Porto Alegre», toutsimplement. Il débutait ainsi : « Le nouveausiècle commence à Porto Alegre. Tous ceux qui,d’une manière ou d’une autre, contestent oucritiquent la mondialisation néolibérale, vontse réunir en effet dans cette ville du sud duBrésil où se tient le premier Forum social mon-dial. » Et, en conclusion, il indiquait que, auFSM, « quelques nouveaux rêveurs d’absolurappelleront qu’il n’y a pas que l’économie qui

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soit mondiale. La protection de l’environne-ment, la crise des inégalités sociales et la pré-occupation des droits humains sont aussi desaffaires mondiales. Et c’est aux citoyens de laplanète de les prendre enfin en main».

Cet éditorial eut un impact considérable, enparticulier dans les grands médias où notre jour-nal est au moins crédité d’un certain sérieux : sile Diplo s’engageait à ce point, c’est qu’il aller sepasser des choses importantes à Porto Alegre.Plusieurs confrères, tant en France qu’à l’étran-ger, utilisèrent ce texte pour convaincre leurrédaction en chef de les envoyer en reportage auBrésil. De son côté, Attac organisa une confé-rence de presse quelques jours avant le Forum,le 17 janvier, pour faire ressortir l’importance del’événement. En fait, à cette date, je ne disposaismême pas du programme – qui n’allait être dif-fusé sur place que la veille de l’ouverture destravaux! – et je dus me borner à commenter leséléments que l’on pouvait trouver sur le site duFSM, à mettre en relief le «duel» Porto Alegre-Davos qui ne manquerait pas de s’engager, dra-matisation utile, en particulier pour une bonne«accroche» de papier.

Attac jouit, elle aussi, d’une réputation desérieux : nous ne bidonnons jamais, nos chiffressont toujours vérifiables, et les médias lesavent. C’est grâce à ce capital de confiance quedifférents organes de presse, s’ils n’avaient pasencore été pleinement convaincus de le faire, se

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décidèrent à « couvrir » le Forum. Résultat : laparticipation française, tant en nombre de délé-gués, de parlementaires, d’élus locaux – etmême de ministres – qu’en effectifs de journa-listes, fut la plus importante, en dehors évi-demment du Brésil, suivie de très près parl’Italie.

Mais c’est la participation tout court quiconstitua la surprise de taille : alors que seule-ment 2 000 à 3 000 personnes en tout étaientattendues à Porto Alegre (comme l’avait écritIgnacio dans son papier du mois d’août, à partirdes éléments que je lui avais fournis), ce sontenviron 4 700 délégués et un total de presque20 000 participants qui se pressèrent dans lehall, les salles, jardins et allées de l’universitécatholique (PUC) de la ville dans laquelle lepremier Forum ouvrit ses portes le 25 janvier2001.

6.Pari tenu

Même si je n’en avais rien dit, j’avais quandmême de fortes inquiétudes quant à l’organisa-tion matérielle du Forum. Monter une telle opé-ration en quelques mois tenait du prodige, etmalgré toute l’estime que j’avais pour le travailde mes amis brésiliens, j’appréhendais lescouacs. Aucun ne se produisit. Les participants

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et les médias eurent au contraire le sentimentd’un dispositif parfaitement huilé. Ce qu’ils nesavaient pas, c’est que, chaque soir, le comitéd’organisation brésilien, qui m’invitait à ses tra-vaux, se réunissait jusque tard dans la nuitpour trancher des questions qui se poseraientle lendemain matin. C’est ainsi que la décisionde tenir également le Forum 2002 à PortoAlegre, qui devait être annoncée lors de laséance de clôture du 30 janvier, fut prise seule-ment quelques heures auparavant, entre uneheure et deux heures du matin !

Nous avions tenu notre pari. Le Forum étaitun énorme succès pour le comité brésilien, etun succès auquel Attac avait aussi pris une partnotable. Beaucoup de journalistes, sansconnaître la genèse du Forum, ont relevé la pré-sence – souvent excessive à leurs yeux – desFrançais dans ce premier FSM. C’est ainsi queje fus le seul non brésilien convié à prendre laparole lors de la séance d’ouverture, devantplus de 10000 personnes. Je le fis en espagnol,langue de la quasi-totalité des États du sous-continent, mais que les Brésiliens compren-nent, tout comme bon nombre des autresdélégués présents au FSM.

Je commençai par une question : «Pourquoisommes-nous ici ? » La réponse était sans sur-prise : « Nous sommes ici pour montrer qu’unautre monde est possible.» Après un bref déve-loppement, je conclus : «Merci à Porto Alegre,

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merci à l’État de Rio Grande do Sul, merci auBrésil. » Je garde encore vivante en moi l’émo-tion intense que je ressentis sur cette tribune,face à cette salle immense applaudissant nonpas moi, mais le bonheur de se retrouver « tousensemble », comme nous l’aurions exprimé enfrançais.

Les Brésiliens qui – avec les autres Latino-Américains – étaient très majoritaires dansla salle, aiment profondément leur pays et n’ontpas honte de le dire… et de le chanter. Desesprits chagrins qui, hors de France, sont inca-pables de penser autrement qu’à travers leurscatégories hexagonales étriquées – et ils sontnombreux dans certains milieux se réclamantde la gauche, voire de l’extrême gauche – voientdu « nationalisme » partout. Grossière erreurd’analyse : pour la gauche brésilienne, la fierténationale, voire régionale (on est pauliste, gau-cho, mineiro, etc.) va de pair avec un interna-tionalisme sans faille.

Ainsi, lors de la séance d’ouverture, le25 janvier, fut lue la liste des pays représentés– par ordre alphabétique, de l’Albanie au Zim-babwe –, les délégués correspondants étantpriés de se lever pour qu’on les identifie et lesapplaudisse. En tête à l’applaudimètre, sanssurprise : le Brésil, mais ex-aequo avec… Cuba,classement dont ceux qui ne connaissent pasl’Amérique latine ne comprendront jamais lasignification, tant elle est indépendante des cri-

tiques que l’on peut faire à un régime de partiunique. Non loin derrière, en troisième posi-tion : la France – avant le Mexique (pour Mar-cos), le Venezuela (pour Chavez) et l’Italie.

Je vis deux choses dans ce sondage de popu-larité en grandeur nature. D’abord un témoignagede la bonne image dont, contre vents et marées,la France continue à bénéficier en Amériquelatine, et qui est directement indexée sur sa capa-cité présumée de résistance à Washington (ceque la crise irakienne confirma deux ans plustard) et à la mondialisation libérale (ce qui n’étaitmalheureusement pas le cas pour les politiquesgouvernementales de Lionel Jospin, ni plus tardde celles de Jacques Chirac). Ensuite, un hom-mage des Brésiliens au travail que, certes dansdes proportions très différentes, nous avions réa-lisé en commun pour le succès de ce Forum, etdont beaucoup n’ignoraient rien.

Dès la fin de ce premier FSM, un nouveaucycle s’enclencha. Restait à mondialiser géo-graphiquement un Forum social qui se voulaitmondial…

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