Benveniste, E. L'expression du serment dans la Grèce ancienne

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E. Benveniste L'expression du serment dans la Grèce ancienne In: Revue de l'histoire des religions, tome 134 n°1-3, 1947. pp. 81-94. Citer ce document / Cite this document : Benveniste E. L'expression du serment dans la Grèce ancienne. In: Revue de l'histoire des religions, tome 134 n°1-3, 1947. pp. 81-94. doi : 10.3406/rhr.1947.5601 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhr_0035-1423_1947_num_134_1_5601

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E. Benveniste

L'expression du serment dans la Grèce ancienneIn: Revue de l'histoire des religions, tome 134 n°1-3, 1947. pp. 81-94.

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Benveniste E. L'expression du serment dans la Grèce ancienne. In: Revue de l'histoire des religions, tome 134 n°1-3, 1947. pp.81-94.

doi : 10.3406/rhr.1947.5601

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhr_0035-1423_1947_num_134_1_5601

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L'expression du serment

dans la Grèce ancienne

C'est un fait singulier qu'il n'y ait pas en indo-européen d'expression unique pour « jurer » et « serment », alors que l'usage du serment est mentionné dès les premiers monuments littéraires. A une pratique aussi ancienne et constante on peut s'étonner que ne réponde pas de terme consacré dans ce vocabulaire religieux qui nous est attesté par tant de communes survivances. En fait chaque langue use d'une expression différente1 ; même deux langues aussi voisines que le latin et l'osque divergent, l'osque employant deiua-, le latin, iurare. Et quand on a établi que « jurer » se disait en hittite lingâi-, il a fallu ajouter un verbe nouveau à une liste qui comprenait déjà autant de termes qu'il y a de langues.

Mais ce désaccord même est instructif, plus peut-être que ne le serait une dénomination unique. Il enseigne la diversité des représentations auxquelles donnait lieu un phénomène dont nous sommes plus enclins à dégager la signification constante qu'à décrire les formes spécifiques. Ici peuvent se confronter utilement les vues du théoricien moderne qui ramène des manifestations distinctes à une structure d'ensemble, et les conceptions toujours particulières inhérentes aux expressions de chaque langue. Il y a à cette diversité une raison générale. C'est qu'en dépit des apparences, le serment n'est pas une institution définie par sa fin et son efficacité propres. C'est une modalité particulière d'assertion, qui appuie, garantit,

1) On trouvera une revue des principales expressions chez Schrader-Nehring Reallex., s. v. Eid. 4

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démontre, mais ne fonde rien. Individuel ou collectif, le serment n'est que par ce qu'il renforce et solennise : pacte, engagement, déclaration. Il prépare ou termine un acte de parole qui seul possède un contenu signifiant, mais il n'énonce rien par lui-même. C'est en vérité un rite oral, souvent complété par un rite manuel de forme d'ailleurs variable. Sa fonction consiste non dans l'affirmation qu'il produit, mais dans la relation qu'il institue entre la parole prononcée et la puissance invoquée, entre la personne du jurant et le domaine du sacré. Quelle est cette relation et comment doit-elle s'interpréter ? On ne peut l'inférer que d'une analyse comparée des expressions et des usages. Ici les témoignages linguistiques, positifs ou négatifs, prennent leur valeur.

La situation en iranien peut servir d'exemple. On serait en peine de trouver en iranien ancien un mot propre pour « serment ». Un terme'tel qu'avest. âstuiti- indique plutôt le fait de se déclarer solennellement (â-slav-) pour un dieu, de se vouer à lui. L'absence d'un mot aussi nécessaire peut surprendre. Mais il faut observer qu'en fait le serment est implicite dans l'engagement mutuel que le dieu Mithra, personnifie et qui est appelé aussi mibra ; celui qui trompe Mithra est aussi celui qui manque au serment, miftrô. drug-. Or, au cours de l'histoire,"

les données du problème changent complètement. A partir du moyen-iranien il s'instaure des expressions constantes qui subsistent désormais en persan et ont été adoptées dans tous les parlers actuels : pers. sowgand « serment », sowgand xordan « jurer », litt. « manger (ou boire) le sowgand ». Le terme sowgand, dont la signification propre est abolie en persan, s'explique par la forme av. saokdnta- « soufre ». Pour découvrir un coupable, on lui faisait, entre autres épreuves, « boire l'eau soufrée ». Si cette expression ne signifie plus que «prêter serment », c'est en vertu de la liaison de fait que l'usage établissait entre la parole jurée et un certain rite, qui est un rite d'ordalie. Il s'agit donc du serment judiciaire. Ainsi, d'une époque à l'autre, ou le serment n'a pas de nom spécial, ou quand il en reçoit un, il esi déterminé parades usages particuliers.

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L'observation vaut pour l'ensemble des langues indo-européennes et rend compte de la diversité constatée. Selon les langues, le serment tire en général son nom soit de l'acte social qu'il appuie (ainsi si. rota « serment » : skr. vrata- « décision »), soit du rite qui le consacre (osque deiua- « jurer » < « prendre les dieux à témoin »)x. Quand nous ne connaissons pas les formalités de prestation, le nom risque de demeurer obscur : c'est le cas en germanique où got. aips (cf. angl. oath, all. Eid) paraît indiquer une « marche »'dont on ne peut préciser autrement la nature. De toute manière, le moyen le plus sûr et souvent le seul que nous ayons de définir le concept de serment dans une langue donnée est d'examiner dans toutes les conditions de leur emploi les termes en usage. Il suffit parfois de menus indices pour éclairer une préhistoire que rien autrement ne révèle. Tel est le problème qui se pose pour le grec.

L'expression grecque2, consacrée -tlès le début et maintenue jusqu'à la fin de la tradition, est Ôpxov ôfxviSvoa. On n'emploie le verbe ni le nom en aucune autre circonstance et réciproquement le fait de jurer n'a pas d'autre expression. Ce que les textes par ailleurs nous apprennent sur les pratiques de serment ne paraît aider en rien à interpréter ces termes. Cependant tout n'est pas aboli de leur sens premier.

Pour établir la signification propre de ôjxvuvai, on dispose d'un rapprochement signalé depuis longtemps3, mais dont il reste à dégager toutes les conséquences. Le radical grec 6\i- a un correspondant exact dans le verbe védique am- qui se rapporte aussi au serment et dont plusieurs emplois répondent à ceux du verbe grec. Notamment celui-ci. Soma a épousé les 23 filles de Prajâpati, mais il n'en fréquente qu'une. Prajâpati les reprend. Soma vient les réclamer. Prajâpati lui

1) La signification de lat. iusiurandum sera examinée ailleurs. 2) Dans l'abondante littérature consacrée au sujet, le livre de R. Hirzel, Der

Eid (1902), reste le plus complet. Cf. aussi l'article de G. Glotz, Jusjurandum du Diet, des Antiqu., et M. P. Nilsson, Gesch. der griech. Relig., I (1941), p. 128 sq. qui cite les travaux les plus utiles, notamment ceux de P. Stengel.

3) W. Neisser, Bezz. Beitr., XXX (1906), p. 299-304. A cet article sont pris les exemples cités, que M. L. Renou a eu l'obligeance de me confirmer.

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enjoint alors de s'engager par serment à les fréquenter toutes et lui dit : « Jure..., flám amïsva ». Et Sonia jura, rlàm âmïl (TS., II, 3, 5, 1). La^locution [•tam am-, litt. « jurer le vrai » énonce en « complément interne » la notion appelée à garantir le serment. Plus fréquemment, am- actif ou moyen se compose avec le préverbe sam- (cf. crov-o^vovou) pour souligner l'engagement mutuel qui lie les contractants. Déjà dans le Rig Veda (VIII, 53, 8) le fidèle dit à Indra : tvam id evá lám áme sám « je me lie à toi par serment ». En valeur réciproque : etád dha devâ sám âmira « les dieux convinrent par serment que... » (SB., III, 4, 2, 13); yáu samamâte « quand deux personnes ont contracté serment » (TS., II, 2, 6, 2) ; samvatsarâya sámamyate « on s'engage par serment pour un an » (MS., II, 1,2) ; yas samântam abhidruhyet yo vâbhidudrukset « celui qui trompe ou veut tromper son co-jurant... » (KS., I, 127, 3).

Or comme Neisser l'a déjà indiqué, le sens de am- est « saisir fortement ». Cela ressort de l'équivalence entre am- et grh- dans des phrases qui se répondent : « Celui qui viole le serment, tam varuno grhnali, Varuna le saisit » (TS., II, 2, 6, 2) et iâm abhyàmïii varunah. On a en outre, de am- les dérivés ama-, av. ama~ « force" d'attaque », abhyánta-* « saisi (par la maladie) » et amïva-, av. amayâvâ- « maladie », probablement « attaque de maladie ».

On est donc fondé, sur la base de ce rapprochement avec des formes qui sont indo-iraniennes et non pas seulement indiennes, à présumer que gr. ofxvúvat a signifié aussi « saisir fortement.». Ce n'est encore qu'une induction. Pour- qu'elle prenne consistance, il faut qu'elle s'accorde avec le sens de ôpxoç. Mais ce sens doit être retrouvé. Ici commence le second problème, le plus difficile.

Pour interpréter ôpxoç, nous n'avons plus le secours de l'étymologie. Tout au plus alléguerait-on une possibilité de comparer, en grec même, opxoç « serment » à êpxoç n. « barrière, enceinte ». Mais ce rapprochement, que les anciens don-t naient déjà, ne convainc guère et il semble que personne aujourd'hui ne lui accorde crédita : l'image de la clôture, de-

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l'espace enclos, paraît étrangère aux rites et à l'idéologie du serment primitif en Grèce, et les emplois du mot ne l'évoquent pas non plus. Par ailleurs, on chercherait en vain un indice du sens premier dans les formes du serment. Le mot se dit aussi bien du serment promissoire que du serment assertoire ou judiciaire. Il désigne indifféremment dans l'Iliade le serment que prononcent Achéens et Troyens concluant un pacte (Г 73, 94) et celui d'Achille jurant qu'il n'a pas porté la main sur Briseis (T 268 sq.) ou celui d'Antiloque jurant avoir gagné loyalement une course (T 441, 585). Il ne reste donc qu'à interroger les emplois du mot Ôpxoç en se délivrant autant que possible du sens que la tradition impose.

ôpxoç montre, dans des locutions homériques qui ne sont déjà que des formules, une curieuse particularité. Il ne désigne pas le serment comme parole, mais bien l'objet sur lequel il est proféré. Dans le serment solennel des dieux, qui a pour garant Veau du Styx : Хаты .... то x<xts$Ó(A£vov Sxuyoç ôStop, ôç те цАуьатос, ôpxoç ScivÓtoctÓc те 7iéXei [лахаресточ, Ôeotat (0 36, e 285, h. Apoll., 85) « que soit 'témoin l'eau du Styx, qui est pour les dieux le ôpxoç le plus grand et le plus redoutable ». De même В 755 en parlant du Titareios qui découle du Styx : ôpxou... Seivou £тоуос uSoctoç £<ttiv атсоррсо^ et h. Dem. 259 Хаты... 8e&v ôpxoç, áfjLsřXtxTov Етиубс uSwp. Dans ces locutions, ôpxoç est mis en apposition à иоЧор. L'eau du Styx est le ôpxoç. Ainsi l'entend également Hésiode dans deux passages de la Théogonie : 400 ocUtyjv [zèv yàp еб^хе Oewv [Asyav l{X[xevat 6pxov « (Zeus, pour honorer l'immortelle

Styx),' fit d'elle le grand

ôpxoç des dieux » ; — 784-7 Zsùç Se те TIpiv е'7ге{лфе 6e&v jjtiyav ôpxov èvetxat | nrjXóOev ev XPUCTŤ) Kpoyjx? ^oXucóvu[xov uScop j фи/póv, б t' ex 7тетрт](; хатаХеС^ета'. 7)Хфато1о | Щгр^с, « Zeus envoie Iris rapporter de loin le grand ôpxoç des dieux dans une aiguière d'or : eau renommée qui ruisselle, froide, d'un rocher abrupt et haut ».

C'est donc bien l'eau du Styx qui constitue par elle-même le ôpxoç. Il s'agit non d'une parole ni d'un acte, mais d'une chose, d'une matière investie de puissance maléfique et qui

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donne à l'engagement son pouvoir contraignant. Telle est la représentation impliquée dans ces formules archaïques. Il ne s'ensuit pas que ôpxoç se limite à cette désignation particulière de l'eau du Styx. Hors du monde des dieux, nous en trouvons une seconde figuration, matérielle aussi.' Dans le « grand serment » ((xéyaç Ôpxoç) d'Achille au premier chant de Г Iliade (v. 233 sq.), le héros prend à témoin son « sceptre », insigne d'autorité et garant des Ъеуиатгс, de Zeus, et à l'appui de son engagement, il prononce : ó Se toi (Asyaç èaosrca Ôpxoç, ce qui doit être entendu littéralement : « ce (sceptre) sera pour toi le grand Ôpxoç ». Nous avons là un nouvel exemple, où Ôpxoç, non lié à è[jt,vuvoa, révèle son sens propre. On peut déduire une autre preuve encore, indirecte celle-ci, du rituel archaïque que décrit Eschine (Contre Tim., 114) : Xa(3wv eiç ttjv socutou yeïpa. та îepà xal ôfAOaaç... Comme P. Stengel Га établi1, та íepá s'applique ici aux а-кка-у/уа., aux viscères de l'animal sacrifié. S'il faut les « prendre en main », c'est apparemment parce que les anká^yytx. sont le Ôpxoç. Le rite subsiste à travers les termes renouvelés. L'eau du Styx, le sceptre du héros, les entrailles

, de la victime, autant d'objets dépositaires de cette puissance redoutable que le serment éveille, autant de ôpxot.

L'expression Ôpxov ofjivúvai se laisse alors interpréter entièrement.' Ramenée à son sens premier, elle signifie : saisir fortement P« objet-sacralisant ». C'est par le rite qui l'accompagnait que l'acte de serment a été dénommé. Il comporte en effet le geste de saisir un objet qui devient le garant de l'engagement. Ce geste constitue le tout du ôpxoç.

On peut mettre à l'épreuve cette traduction. Si elle est correcte, elle doit aider à comprendre l'adjectif s7uopxoç2 qui qualifie le parjure (d'où èmopxeov «. se parjurer ») et dont le sens littéral, malgré des tentatives répétées, demeure obscur. Il se trouve employé dès Homère et Hésiode et donne lieu à deux constructions : Tune pour désigner la personne du par-

1) P. Stengel, Hermes, XLIX (1914), p. 95 ; Nilsson, op. cit., p. 130. 2) Sur la forme phonétique du composé, cf. Sommer, Griech. LauMud., p. 47 sq.

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jure (Hés., Op., 804 ; Eur., El., 1355, etc.) et que nous tenons avec tous les interprètes pour la plus ancienne ; l'autre comme prédicat du serment, èîciopxov ô^ocrorai (Г 279, T 260 ; Hés., Op., 282, etc.).

Comment la composition de ôpxoç avec stu- produit-elle le sens de « parjure » ? La plus récente explication a été proposée par Ed. Schwyzer1 qui, partant d'un passage d'Archiloque2 :

XᣠS'ècp' ópxíow' !(3т} то izpiv етаьрос ècov, considère sutopxoç comme équivalant à* Sç èrà 6px<oi (Ž(3t]), ó inl ôpxcoi (рас) au sens de « celui qui foule aux pieds le serment » (cf. хата брхьа 7ráT7)crav A 157). Mais le point faible de son argumentation, qu'il a lui-même reconnu, reste apparent : dans егаорхос entendu comme.» celui (qui marche) sur le serment », c'est l'élément essentiel du composé, le terme verbal, qui manquerait3. En outre on s'attendrait à constater la même valeur du préverbe dans zizoyxuvca, qui devrait être synonyme de £7«opx£tv. Ce n'est pas le cas, S7ro[xvúvat signifie seulement « ajouter un serment (à une parole) », jamais « se parjurer ». Il ne faut donc pas nous laisser abuser par le texte d'Archiloque ; loin d'y trouver jme explication « étymologique » de етоорхос, nous . y voyons seulement celle que le poète s'en forgeait, et qui ne nous aide en rien.

Le seul moyen de rendre compte d's7Uopxoç sera de l'analyser selon les règles valables pour les composés de la même série. Les adjectifs formés de èm- et d'un second membre nominal sont de type « endocentrique » et indiquent avec des nuances diverses le sujet sur qui se porte la notion ou qui y est exposé. Il faut bien, pour mettre ce point hors de doute, montrer la constance de la signification dans quelques exem-

1) Schwyzer, IF., XLV (1927), p. 225 sq. discutant aussi les opinions antérieures. — E. Hoenigswald, Sludi ilal. di filol. class., XIV (1937), p. 83 sq ne parvient pas à rendre évidente ni nécessaire la reconstruction d'un présent *è7rtipxc«> qu'il postule pour faire de èmopxoç un dérivé postverbal du type de TcspiSpofxoç.

2) Diehl, Anlh. Lyr., I, 235, n» 79, 12-14. 3) La formation et le sens originel de lat. periurus, perfidus, que Schwyzer com

pare ici, sont tout autres : il s'agit en latin de < tromper au moyen (per) du serment » et l'emploi de per est régulier. Si етпорхос signifiait seulement « 6 èni брхан (рас ) », on ne comprendrait pas le choix du préverbe : èm- marque le point immobile sur lequel l'action est fixée, non, comme on l'attendrait, le point qu'on franchit.

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fc».

ples tous anciens : ет-уоцлос « soumis au mariage, mariable » ; « soumis à une 81x73, objet de contestation » ; enl-

« soumis à l'opinion, presumable » ; E7i:r-xX7)poç « à qui 'l incombe l'héritage, (fille), héritière » ; етгС-цауос « exposé à

l'attaque » ; £7rC-vo(xoç « à qui revient le droit de pâture » ; ini-

voctoç « sujet à la maladie » ; è7r£-7rovoç « soumis à la peine, (' ~ ~ . ч pénible » ; гт-вгцьос « sur lequel se trouve une marque », etc.

En conséquence, ети-орхос ne peut signifier autre chose que « soumis au Ôpxoç, sur qui se trouve le Ôpxoç и1.

Entre le sens étymologique ainsi obtenu et le sens lexical *

constant de « parjure » s'ouvre une différence qui délimite rigoureusement le problème. Comment le « parjure » est-il dénommé « celui qui est exposé au ôpxoç » ? De toute évidence il faut que Ôpxoç contienne l'idée du châtiment qui menace un manquement à la parole donnée. Or on a vu que ôpxoç désigne

• , l'objet qui tient en sa puissance le jurant. C'est ce que l'emploi même de Ôpxoç vient de nous enseigner.

_ La démonstration se complète d'un autre témoignage encore. En réalité èmopxoç ne recouvre sa pleine signification que dans une locution à laquelle il doit sa force et dont l'usage s'est effacé de bonne heure. On la trouve dans un passage de V Iliade (T 188) qui est aussi le seul exemple homérique de èmopxeïv. Agamemnon se déclare prêt à jurer qu'il rendra Brisëis à Achille : таита S'èywv è6éX<o ô[jtocrai, xéXetou Se jxt

0u[xoç j oùS' £7порхУ]<тсо ттрос Saipiovoç « ce serment-là, je suis prêt à le jurer, — mon cœur lui-même m'y invite — et je ne serai pas parjure en invoquant le nom d'un dieu » (Mazon).

^ . Mais (е7п,орх7)<т<о ) тсрос Saijxovoç ne saurait signifier « (se jurer) en invoquant le nom d'un dieu », car тсрос avec le génitif marque toujours et seulement le point d'origine, selon

u, une règle constante ; par exemple : Tipjv тгрос Zvjvoç I/ovtsç « possédant les honneurs (qui leur viennent) de Zeus » (X 302).

1) C'est, semble-t-il, la seule interprétation possible et Hirzel, Der Eid, p. 151 sq., l'avait envisagée, mais voulant à toute force assimiler opxoç à lat. Orcus, il n'a abouti à rien de valable. — L'objection de Sclrwyzer que етеСорхос deviendrait alors synonyme de ëvop-xoç est déjà réfutée par Hirzel, p. 157, n. 1 : il est évident . que ëvopxoç a été créé à une époque où ôpxoç ne signifiait plus que « serment ».

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Pour entendre correctement êmopxetv izpbç Souf/ovoç, il sera plus commode de le transposer en l'expression nominale d'où il est sorti, sTiiopxoç upoç Satfiovoç. Celle-ci s'explique aussitôt comme parallèle à des locutions connues, du type* de ImçOovoç 7rpoç Ge&v, Tcpbç ávOpcímoov, litt. « qui attire sur soi la colère (de la part) des dieux, des hommes » (Hdt., IV, 205 ; VII, 139). De même S7tiopxoç rcpoç Satfxovoç signifiera « qui attire le Ôpxoç (de la part) d'un dieu ». C'est là ce que veut dire Agamemnon dans les vers cités : « Je n'attirerai pas sur moi le ôpxoç d'un dieu. »

On aboutit donc à considérer è:uopxoç comme une réduction de sTCÊopxoç 7rpoç Sar'piovoç (ou Osuv, 0sou). Dans ce contexte, le етаорхос, le « parjure » est bien celui qui provoque le opxoç d'un dieu et ce ôpxoç à son tour se définit comme une puissance de châtiment mise en branle par un dieu contre le parjure. Ce n'est donc pas la transgression comme telle que le mot désigne, mais la conséquence de cette transgression et la punition qu'elle appelle. En somme, èniopxoc ô[j.oaat. est proprement» jurer de telle sorte qu'on attire sur soi le Ôpxoç divin ». '

Cette conception du opxoç comme pouvoir vengeur du parjure, si loin qu'elle paraisse s'écarter du sens traditionnel, est bien néanmoins celle qui anime l'image du Horkos personnifié. Hésiode range "Opxoç parmi les sinistres enfants de' la Nuit, avec les Moires, les Keres et les autres puissances funestes : « Horkos, le pire des fléaux pour tout homme terrestre qui aura sciemment violé son serment », "Opxov 0'ôç Sy;

£7U5(0OVtOUÇ áv0pá)7rOUC | 7CY][i.0ÚVSl, QTS XSV XIÇ EX00V ibuopXOV ry; (Theog. 231) ; « Horkos qui court après les sentences

faussées » aùrixa... rpé^si. "Opxoç á[xa ахоХ^сн Sixyjcnv (Op., 219). L'imagination mythique ne fait qu'amplifier l'image latente dans l'expression : Зрхсс est une puissance divine et autonome dont la seule fonction est de châtier toute atteinte au serment, et celui qui manque au serment est désormais « voué au horkos » : il devient Irciopxoç.

Par le détour de cette analyse, nous nous trouvons ramenés

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à la même conclusion que nous suggérait déjà l'emploi du mot et qui maintenant se précise : Ôpxoç désigne à la fois une puissance vengeresse du parjure et l'objet matériel qu'elle investit. Cet objet, que le jurant saisit en prononçant l'engagement, lui communique sa vertu sacralisante et le voue au pire destin en cas de « parjure ». Sous une forme particulière on retrouve ici cette idée d'une « malédiction » implicite dans le serment que traduisent en d'autres langues diverses expressions : lat. sacramentum (d'où notre serment) ; skr. sapaiha- « exécration ; serment » de sap- « maudire ; jurer » ; v.-sl. kleli sq « jurer » et v. pruss. klantit « maudire ». Pour que le serment prenne effet, le jurant doit « saisir » le ôpxoç ; tel est, on l'a vu, le sens de opovou. Partout et toujours, comme l'a observé M. Bickermann1, le trait essentiel de la phénoménologie du serment est de mettre l'affirmation en contact avec la Substance sacrée.

L'appellation du serment en grec livre ainsi témoignage du principal des rites qui le sacralisaient. Les autres rites mentionnés par les anciens à propos du sacrifice qui accompagnait le serment n'appellent pas ici d'observation particulière ; ils portent en eux-mêmes leur sens. Mais nous ne connaissons pas encore tous ces rites. Les cérémonies sacramentaires avaient en Grèce, d'une région à l'autre, la même diversité qui caractérise les opérations du culte ou les traditions mythologiques. Il arrive qu'un texte nouveau nous révèle des pratiques propres à une localité ou à une circonstance. Tel est le serment militaire que nous a restitué une stèle d'Acharnés découverte et publiée par M. Louis Robert2. Cet important docurAent gravé par Dion d'Acharnés vers le milieu du ive s. se donne comme le texte du serment prêté

1J Rev. et. juives, XCIX, 1935, p. 104. 2) L. Robert, Études épigraphiques et philologiques, 1938, p. 307 sq. De menues

corrections ont été apportées à la lecture par D. W. Prakken, Amer. Journ. of Phil., 1940,'p. 62 sq. et G. Daux, Rev. ArchéoL, 1941, I, p. 176 sq.

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par les Athéniens avant la bataille de Platées. M. Robert a montré qu'il était postérieur à l'événement ; c'est en réalité une compositiontapocryphe, mais ancienne et dont quelques parties ont été citées par Lycurgue et Diodore.

Le début de l'inscription indique que ce serment a été prononcé par les Athéniens au moment d'aller combattre les barbares : Ôpxoç ov wu,ocrav 'Afirpcnoi бте ^(jlsXXov [мкугадси 7rpoç той? fJapQápouc. Ils jurent — cette portion, de moindre intérêt ici, ne sera pas reproduite — de combattre /mssi longtemps qu'ils vivront, de préférer la liberté à la vie, de ne pas abandonner leurs chefs, de ne pas quitter sans eux leur poste, d'obéir aux ordres, d'enterrer leurs compagnons tués et d'observer certaines règles à l'égard des habitants des villes (11. 23-39). . , .

- Puis vient la série des imprécations en cas de transgression du serment. Le jurant appelle sur sa ville toutes les calamités : maladies, destruction, naissance de monstres chez les hommes et chez les animaux : et (xèv ejxTteSopxofoqv та èv тьн ôpxtot -уеура(л- [xéva, rj tcoXiç •/) '(лт; avoaoç etv), et Se (XT), vogtoÍy)* xal -кокьс, r{ 'fjt/j á7róp07jTOC etvj, et Se |xtj, uopôotTO" xal cpépot т; '(л.т), et Se \xrh афорос г£т)" xal yuvatxeç tixtoisv eotxoTa Yoveucrtv, et Se (хт], терата* xal |ЗоагхУ)|Аата rtXTOt èoixora Po<rx^(j.acrt, et Se [xyj, терата.

La formulation explicite des maux, à laquelle on trouve des parallèles dans le serment amphictionique (cf. Eschine, Contre Clés., 111) et dans des serments crétois (Dreros, Itanos, Hie- rapytna)1, accuse un modèleindubitablement ancien.

La dernière partie du texte décrit les rites que les Athéniens accomplissent en prononçant l'engagement. Таита ô[xocravTeç xaTaxaXt^avTeç та стфауьа Tatç aaizícw utco сгаХтпууос àpàv è7ronf)(TavTO et Tt t<ov o(i.(0(jto{xévcov Tcapa^atvotev xal (XT} l(X7ce- Sopxotev та ev twi Ôpxcot yefpot.]i[ièv(x. aÙTOÎç ayoç eîvat Totç ofzocraertv (11. 46-51). « Ayant prononcé ce serment, recouvrant avec leurs boucliers les victimes aux accents de la trompette, ils ont appelé par imprécation le sacrilège sur eux s'ils transgressaient

1) Cf. L. Robert, op. cil., p. 313, n. 3:

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l'une des dispositions jurées et ne restaient pas fidèles aux clauses du serment. »

II est curieux qu'aucun des anciens qui, tomme Lycurgue ou Diodore, ont cité ou paraphrasé une grande partie de ce serment, n'en reproduise les lignes finales. Déjà l'emploi du vieux mot ayoç signale l'archaïsme de ces formules. Mais le plus notable est le rite singulier. qui conclut la cérémonie ; костахосХофо^тес та агфауьа таьс àarciaiv \mb ааТаиууос. On peut supposer avec M. Robert que l'intervention de la trompette dans le culte s'expliquerait par le caractère militaire du serment1. Mais le fait nouveau est ce rite de recouvrir des boucliers les victimes offertes. Un trait pareil n'est ni dépourvu de sens ni inventé. Que signifîe-t-il ?

A défaut de parallèle connu, la nature et la place'de ce rite permettent peut-être de l'inférer selon la logique des actes imprécatoires. On sait par de nombreux exemples dans les civilisations les plus diverses que les opérations symboliques effectuées en manière d'imprécation lors du serment anticipent et garantissent magiquement le sort qui est promis au parjure. Ainsi le vin versé, dans le pacte homérique entre Achéens et Xroyens, ou les figurines de cire jetées au feu, dans le serment de Gyrène, tandis jjue les contractants prononcent : « Si >je manque au serment, que pareillement ma cervelle coule (ou : que je fonde) ». Le rite d'Acharnés doit vraisemblablement se comprendre de même. Dans un serment prêté par des soldats sur le point d'aller à la bataille et dont le premier engagement est de combattre aussi longtemps qu'ils vivront ([ла^ро^ои étoç av Çw), si les jurants recouvrent de leurs boucliers les victimes garantes de la parole, c'est que le châtiment du parjure, donc d'abord du soldat qui désertait le combat, était d'être recouvert par les boucliers de ses compagnons. Il n'est pas téméraire d'en conclure que, dans, les usages guerriers d'une très

1) II n'y a pour l'instant rien à tirer d'une mention obscure de la trompette dans un fragment très mutilé de Gortyne relatif à des purifications : .... vTa uXàv pu] aaXmv8s[v xal (х]т) év xai F (M. Guarduccî, Epigraphica, IV, 1942, p. 177 sq. ; cf. Robert, REG., 1946-1947, p. 346). '

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ancienne Grèce, en Attique au moins, le soldat lâche ou fuyard était mis à mort enseveli sous les boucliers.

A l'appui de cette interprétation, que le lexte paraît, imposer, on ne saurait citer aucun témoignage grec. Mais elle évoque aussitôt un épisode célèbre des origines romaines : la mort de Tarpeia qui, après avoir traîtreusement ouvert aux Sabins l'accès de la citadelle, périt sous les boucliers que les Sabins jetèrent sur elle en guise de récompense (Liv., I, 11). Relisons le récit de l'historien : « Une fois entrés, les Sabins l'écrasèrent sous leurs armes (obrutam armis necavere), soit pour qu'on crût que la citadelle avait été prise de vive force, soit pour faire connaître par un exemple que les traîtres ne pouvaient compter sur la parole donnée. La tradition ajoute que généralement les Sabins portaient au bras gauche des bracelets de grand poids et des bagues ornées de pierreries de grand éclat. Tarpeia avait stipulé comme prix « ce qu'ils portaient au bras gauche » ; aussi avaient-ils jeté en tas sur elle leurs boucliers au lieu des récompenses d'or (eo sdula illi pro aureis donis congesta). »

Dans cette motivation incertaine on peut, démêler deux données distinctes. L'une est le thème iolklorique, attesté largement et souvent étudié1, de la jeune fille tuée sous le poids de l'or qui récompense sa trahison. Mais l'autre pourrait être une coutume authentique des guerriers sabins. Ils auraient payé la trahison, même q[uand ils en profitaient, du châtiment qu'ils réservaient au soldat parjure : ils l'ensevelissaient sous leurs boucliers accumulés. Ce trait a toute chance de refléter une coutume archaïque, car c'est bien de la même manière que périt l'héroïne dans la plupart des variantes du « thème de Tarpeia » : que ce soit sous l'or, sous les pierreries ou sous les fleurs, la jeune fille meurt toujours ensevelie et étouffée. Et si l'on cherche l'origine de ce châtiment, on la trouvera sans doute dans une forme particulière de lapidation, sanction constante de la trahison.

1) Cf. en dernier Heu G. Dumézil, Tarpeia/ 1947, p. 279 sq.

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. Le rite du serment d'Acharnés et la légende de Tarpeia semblent donc attester en survivances indépendantes une coutume propre aux guerriers. Si d'autres parallèles venaient à être signalés, on aurait peut-être le moyen de la localiser et de mieux l'éclairer. Il n'est pas douteux en tout cas que le texte d'Acharnés nous révèle un nouvel exemple de ces opérations magiques, qui devaient faire paraître aux yeux, tout en le mobilisant, le pouvoir terrible de l'engagement prononcé.

E. Benveniste.