Benjamin - Le surréalisme

25
.. 8 i:f.:; l 1 Le Surréalisme Le dernier instantané de l'intelligentsia européenne 1 tf courants intellectuels peuvent atteindre pente assez forte pour que le critique y installe génératrice. Dans le cas du surréalisme, cette <·'. oeente de la de entre la [.france et l Allemagne. Ce qu1 est ne en France en au sein d\.1n petit cercle littéraire -.citons de suite les noms les plus importants : André Louis Aragon, Philippe Soupault, Robert tl)esnos, Paul Eluard - n'était sans doute qu'un ruisselet, nourri de l'humide ennui de d'après-guerre et des derniers suintements de décadence française. Les gros malins qui aujour- encore ne voient pas plus loin que les « ori- authentiques» du mouvement, et aujourd'hui jCncore ne trouvent rien à en dire, sinon qu'une fois :ae plus une clique de littérateurs a mystifié l'hono- public, ressemblent un peu à une commis- i'sion d'experts qui, réunie autour d'une source, se \Çonvainc après mûre réflexion que jamais ce petit :ruisseau ne pourra entraîner de turbines. \) L'observateur allemand ne se tient pas à la source. :Fest sa chance. Il se tient dans la vallée. Il peut ;; 1. N. d. T. : Première publication en trois parties dans Die litera- nsche Welt (1er, 8 et 15 février 1929). (MdG)

description

Benjamin - Le surréalisme

Transcript of Benjamin - Le surréalisme

  • ,:~',::

    ;~~~~ .. 8 i:f.:;

    l 1

    Le Surralisme Le dernier instantan

    de l'intelligentsia europenne 1

    tf ~-Certains courants intellectuels peuvent atteindre ~ne pente assez forte pour que le critique y installe ~~a gnratrice. Dans le cas du surralisme, cette

  • 114 uvres

    apprcier les nergies du mouvement. Lui qui, en tant qu'Allemand, est depuis longtemps familiaris avec la crise de l'intelligentsia ou, plus exactement, du concept humaniste de libert, lui qui sait quelle volont frntique s'y fait jour de dpasser le stade des ternelles discussions et de parvenir cote que cote une dcision, lui qui a prouv dans sa chair l'extrme vulnrabilit de cette position entre fronde anarchiste et discipline rvolutionnaire, il serait inexcusable de s'arrter l'apparence superficielle et de voir ici un mouvement artistique ou po-tique)>. S'il a pu s'agir de cela au dbut, Breton a aussi ds le dbut dclar vouloir rompre avec une pratique qui livre au public les rsidus littraires d'une certaine forme d'existence sans donner cette forme elle-mme. Dit de manire plus brve et plus dialectique, cela signifie qu'on a vu ici un cercle d'hommes troitement unis faire clater du dedans Je domaine de la littrature en poussant la vie litt-raire jusqu'aux limites extrmes du possible. Et l'on peut les croire sur parole, lorsqu'ils assurent qu'Une saison en enfer de Rimbaud n'avait plus de secret pour eux. Ce livre est en effet le premier docu-ment de ce mouvement. (Pour la priode rcente. Nous parlerons dans la suite des prcurseurs plus anciens.) Pour prsenter ce dont il s'agit ici, il n'est de formule plus dfinitive et plus tranchante que ce que Rimbaud lui-mme crivit plus tard sur son exemplaire de la Saison, en marge des mots Sur la soie des mers et des fleurs arctiques : Elles n' exis-tent pas 1 .

    1. N. d. T.: Double erreur de Benjamin: d'une part, le passage cit ne provient pas d'Une saison en enfer, mais du pome Bar-bare>>, dans Illuminations; d'autre part,

  • Le Surralisme 115

    Aragon a montr dans Une vague de rves, en 1924, une poque o l'on ne pouvait encore prvoir l'volution du mouvement, en quelle substance ano-dine et inattendue se trouvait initialement enferm le noyau dialectique qui s'est dvelopp dans le sur-ralisme. Aujourd'hui, cette volution commence se dessiner. Car il ne fait pas de doute que le stade hroque, dont Aragon nous numre dans ce livre les hauts faits, est dsormais clos. Dans de pareils mouvements, il est toujours un instant o la ten-sion qui unissait initialement la socit secrte, dans son combat concret, profane, pour le pouvoir et la domination, doit exploser ou, en tant que manifestation publique, se dcomposer et se trans-former. Le surralisme se trouve prsent dans une telle phase de transformation. Mais en ce temps-l, lorsqu'il dferlait sur ses fondateurs sous la forme d'une vague de rves porteuse d'inspiration, il sem-blait la chose la plus intgrale, la plus dfinitive, la plus absolue. Tout ce qu'il touchait s'intgrait lui. La vie ne semblait digne d'tre vcue que l o le seuil entre veille ct sommeil tait en chacun creus comme par le flux et le reflux d'un norme flot d'images, l o le son et l'image, l'image et le son, avec une exactitude automatique, s'engre-naient si heureusement qu'il ne restait plus le moindre interstice pour y glisser le petit sou du sens. La prsance est donne l'image et au langage. Quand vers le matin il s'allonge pour dor-mir, Saint-Pol Roux accroche sa porte un cri-teau: Le pote travaille 1 . Breton note: Silence, afin qu'o nul n'a jamais pass je passe, silence! ...

    compltes. d. A. Adam, Paris, Gallimard, Bibliothque de La Pliade, 1972, p. 144). (PR)

    1. N. d. T.: Cf. Andr Breton, Manifestes du surralisme, Paris, Gallimard, coll. Ides, 1975, p. 24. (PR)

  • 116 uvres

    Aprs toi, mon beau langage 1 Le langage a la pr-sance.

    Pas seulement sur le sens. Aussi sur le moi. Dans l'difice du monde, le rve branle l'individua-lit comme une dent creuse. Cet branlement du moi par l'ivresse fut en mme temps l'exprience fconde et vivante qui arracha ces hommes 1 'em-prise de l'ivresse. Ce n'est pas ici le lieu de retra-cer prcisment ce que fut 1 'exprience surraliste. Mais si l'on a reconnu qu'il s'agit, dans les crits de ce groupe, d'autre chose que de littrature: d'une manifestation, d'un mot d'ordre, d'un document, d'un bluff, d'une falsification si l'on veut, de tout sauf de littrature, alors on sait aussi qu'il est ici question littralement d'expriences, non de tho-ries, moins encore de fantasmes. Et ces expriences ne se limitent nullement au rve, aux moments d'ivresse que procurent le hachisch ou l'opium. Et certes c'est une bien grande erreur d'imaginer que des

  • Le Surralisme 117

    anthropologique, laquelle le hachisch, l'opium et toutes les drogues que l'on voudra peuvent servir de propdeutique. (Mais une propdeutique dange-reuse. Celle des religions est plus rigoureuse.) Cette illumination profane n'a pas toujours touch le sur-ralisme une hauteur digne d'elle et de lui, et jus-tement les crits qui en tmoignent avec le plus de force, l'incomparable Paysan de Paris d'Aragon et Nadja de Breton, prsentent cet gard de trs gnantes dficiences. Il se trouve ainsi dans Nadja un excellent passage sur les magnifiques journes de pillage dites "Sacco-Vanzetti" 1 ,et Breton pour-suit en assurant que le boulevard Bonne-Nouvelle, en ces journes, a rempli la promesse stratgique de la rvolte que comportait depuis toujours son nom. On rencontre cependant aussi une Mme Sacco, qui n'est pas la femme de la victime de Fuller, mais une voyante qui habite au 3 rue des Usines et annonce Paul Eluard que de Nadja il ne doit rien attendre de bon 2 Accordons au surralisme, qui volue acroba-tiquement sur les toits, les paratonnerres, les gout-tires, les vrandas, les girouettes, les moulages de stuc - l' escaladeur de faades doit tirer profit du moindre ornement-, accordons-lui le droit de pntrer aussi dans l'humide arrire-chambre du spiritisme. Mais nous n'aimons pas l'entendre toquer prudemment au carreau pour s'enqurir de son avenir. Qui ne souhaiterait voir ces enfants adoptifs de la rvolution rompre de la faon la plus nette avec tout ce qui se pratique dans les conven-ticules de dames patronnesses dcrpites, de mili-taires en retraite, de trafiquants migrs?

    l. N.d.T.: Andr Breton. Nadja, nouvelle dition, Paris, Galli mard, 1964, p. 179 sq. (PR)

    2. N.d.T.: Cf. ibid., p. 92 sq. Mais il apparat p. 123 sq. que c'est Max Ernst, et non Paul Eluard que Mme Sacco met en garde contre Nadja. (PR)

  • 118 uvres

    Le livre de Breton, au demeurant, est bien fait pour lucider quelques traits fondamentaux de cette illumination profane. L'auteur appelle Nadja un livre porte battante 1 . ( Moscou, j'ai log dans un htel o presque toutes les chambres taient occu-pes par des lamas tibtains venus pour un congrs gnral de toutes les communauts bouddhistes. Je fus frapp de voir le nombre de portes qui, dans les couloirs, restaient toujours entrebilles. Ce qui d'abord m'avait sembl simple hasard finit par m'in-quiter. J'appris que dans ces chambres logeaient les membres d'une secte qui avaient fait vu de ne jamais demeurer dans des lieux clos. Le lecteur de Nadja doit ressentir un choc assez similaire celui que j'prouvai alors.) Vivre dans une maison de verre est, par excellence, une vertu rvolutionnaire. Cela aussi est une ivresse, un exhibitionnisme moral dont nous avons grand besoin. La discrtion sur ses affaires prives, jadis vertu aristocratique, est devenue de plus en plus le fait de petits-bourgeois arrivs. Nadja a trouv la vritable synthse, la syn-thse cratrice entre le roman d'art et le roman cl.

    Au reste il suffit- et c'est quoi aussi conduit Nadja - de prendre au srieux l'amour pour y reconnatre galement une illumination profane)). ede viens prcisment de m'occuper de cette poque [de Louis VI et de Louis VII], et ceci en fonction des "Cours d'amour", de m'imaginer activement ce que pouvait tre, alors, la conception de la vie 2 >> Or jus-tement un crivain rcent vient de nous apprendre sur l'amour occitan des choses plus prcises, qui sont tonnamment proches de la conception sur-raliste. Dans son excellent ouvrage, Dante pote

    1. N.d.T.: Cf. ibid., p. 18 et 185. (PR) 2. N.d.T.: Ibid., p. 111 sqq. (PR)

  • Le Surralisme 119

    du monde terrestre, Erich Auerbach crit en effet: Tous les potes du "nouveau style" ont une amante mystique ; tous connaissent peu prs les mmes trs tranges aventures d'amour; tous "Amore" prodigue ou refuse des dons qui ressemblent plus une illumination qu' une jouissance sensible; tous appartiennent une sorte de ligue secrte qui conditionne leur vie intrieure et peut-tre aussi leur vie extrieure 1 Car c'est une chose singulire que cette dialectique de l'ivresse. Toute extase dans l'un des mondes ne serait-elle pas, dans le monde complmentaire, humiliante sobrit? quoi tend le service courtois- car c'est lui, non l'amour, qui lie Breton la jeune tlpathe -, sinon montrer que la chastet aussi est un ravissement? Vers un monde qui n'a pas seulement voir avec les cryptes du Sacr-Cur ou les autels de la Vierge, mais aussi avec le matin qui prcde une bataille ou qui suit une victoire.

    La dame, dans l'amour sotrique, est l'inessen-tiel. De mme chez Breton. Il est prs, plus que de Nadja elle-mme, des choses qui sont prs d'elle. Or quels sont ces objets ? Leur liste canonique est on ne peut plus rvlatrice de 1 'entreprise surraliste. Par quoi commencer? Le surralisme peut se glorifier d'une surprenante dcouverte. Le premier, il a mis le doigt sur les nergies rvolutionnaires qui se manifestent dans le surann, dans les premires constructions en fer, les premiers btiments indus-triels, les toutes premires photos, les objets qui commencent disparatre, les pianos de salon, les vtements d'il y a cinq ans, les lieux de runion mondaine quand ils commencent passer de mode. Le rapport de ces choses la rvolution, voil ce

    1. N. d. T.: Erich Auerbach, Dante als Dichter der irdischen Welt, Berlin-Leipzig, de Gruyter, 1929, p. 76. (PR)

  • 120 uvres

    que ces auteurs ont mieux compris que personne. Avant ces voyants et ces devins, personne n'a vu comment la misre, non seulement la misre sociale, mais tout autant la misre architecturale, la misre des intrieurs, les objets asservis et asservissants, basculent dans le nihilisme rvolutionnaire. Pour ne rien dire du Passage de l'Opra d'Aragon: Breton et Nadja sont le couple d'amoureux qui conver-tit, sinon en action rvolutionnaire, du moins en exprience rvolutionnaire tout ce que nous avons appris, au cours de tristes voyages en train (les che-mins de fer commencent vieillir), par de dses-prants dimanches aprs-midi dans les quartiers ouvriers des grandes villes, ds le premier regard lanc travers la fentre mouille de pluie d'un appartement neuf. Ils font exploser la puissante charge d' atmosphre que reclent ces objets. Que serait selon vous une vie qui, en un moment crucial, se laisserait guider par la dernire rengaine la mode?

    L'astuce qui permet de venir bout de ce monde d'objets - il est plus convenable ici de parler d'as-tuce que de mthode - consiste substituer au regard historique port sur le pass un regard poli-tique : Ouvrez-vous, tombeaux; morts des pinaco-thques, morts assoupis derrire les panneaux secrets, dans les palais, les chteaux et les monas-tres, voici le porte-clefs ferique qui, son trousseau de toutes les poques la main, sachant peser sur les plus machiavliques serrures, vous incite y entrer, de plain-pied, dans le monde moderne, vous y mler aux dbardeurs, aux mcaniciens, [aux roturiers] qu'anoblit l'argent, dans leurs automo-biles, belles comme des armures fodales, vous installer dans les grands express internationaux, [si polis,] ne faire qu'un avec tous ces gens, jaloux de prrogatives, mais que [le train de] la civilisation

  • Le Surralisme 121

    [, cruellement,] lamine 1 ! >> Tel est le discours que prte Apollinaire son ami Henri Hertz2. Et c'est d'Apollinaire que vient cette technique. Dans son recueil de nouvelles, L'Hrsiarque, il en usa par machiavlique calcul pour dynamiter le catholi-cisme (auquel il tait intrieurement attach).

    Au centre de ce monde d'objets se trouve le plus rv d'entre eux, la ville de Paris elle-mme. Mais seule la rvolte en fait entirement ressortir le visage surraliste. (Des rues dsertes o des coups de sifflet et des coups de feu dictent la dcision.) Et aucun visage n'est aussi surraliste que le vrai visage d'une ville. Aucun tableau de Chirico ou de Max Ernst ne saurait rivaliser avec l'pure prcise de sa forteresse intrieure, que l'on doit d'abord conqurir et occu-per pour matriser le destin de la ville, et dans ce destin, dans celui de ses masses, son propre destin. Nadja est une reprsentante de ces masses et de la source de leur inspiration rvolutionnaire : La grande inconscience vive et sonore qui m'inspire les seuls actes probants dans le sens o toujours je veux prouver, qu'elle dispose tout jamais de ce qui est moi 3 On trouve donc ici le catalogue de ces forti-fications, depuis cette place Maubert o, plus que nulle part ailleurs, la crasse a conserv sa puissance symbolique, jusqu' ce Thtre Moderne>> que je ne me console pas de n'avoir pu connatre. Mais quelque chose dans la manire dont Breton dcrit le bar du premier tage - si sombre lui aussi, avec

    1. N. d. T. : Les crochets indiquent les mots omis par Benjamin dans sa traduction (o la dernire phrase devient: Mais la civili-sation fera d'eux prompte justice, ce qui transforme une simple constatation en prophtie rvolutionnaire). (MdG)

    2. N. d. T.: En ralit, c'est Hertz lui-mme qui s'exprime ainsi dans Singulier pluriel " L'Esprit Nouveau, XXVI, Paris, 1924. (MdG)

    3. N. d. T.: Cf. Andr Breton, Nadja, op. cit., p. 183. (PR

  • 122 uvres

    ses impntrables tonnelles, "un salon au fond d'un lac" 1 - me rappelle le local le plus incompris de l'ancien Caf Princesse. C'tait une arrire-salle du premier tage, avec ses couples sous la lumire bleue. Nous l'appelions l'Anatomie ; c'tait le der-nier refuge pour l'amour. Dans des passages comme celui-ci, la photographie intervient chez Breton d'une manire extrmement remarquable. Des rues, des portes, des places de la ville, elle fait les illustra-tions d'un roman de colportage; elle dpouille ces architectures sculaires de leur banale vidence, pour les tourner dans leur intensit originelle vers les vnements relats, auxquels renvoient, exacte-ment comme dans les anciennes brochures pour femmes de chambre, des citations littrales suivies d'une indication de page. Et tous les lieux de Paris qui apparaissent ici sont des endroits o ce qui se passe entre ces tres se meut la manire d'une porte tournante.

    Le Paris des surralistes aussi est un petit monde. C'est--dire qu'il n'en va pas autrement dans le grand, dans le cosmos. Ici aussi il y a des carrefours, o de fantomatiques signaux brillent travers le flot de la circulation, o des analogies, des rencontres d'vnements inconcevables se trouvent portes l'ordre du jour. Tel est l'espace dont nous informe le lyrisme surraliste. Et il est bon de le souligner, ne serait-ce que pour carter l'invitable malentendu de l'art pour l'art. Presque jamais, en effet, cette formule n'tait prendre au pied de la lettre; presque toujours il s'agissait d'un pavillon sous lequel naviguait une marchandise qui ne peut tre dclare, parce qu'elle n'a pas encore de nom. Ce serait le moment de s'atteler une uvre qui clairerait comme nulle autre cette crise des arts

    1. N.d.T.: Ibid., p. 44. (PR)

  • Le Surralisme 123

    dont nous sommes tmoins : une histoire de la litt-rature sotrique. Aussi bien, ce n'est pas un hasard si une telle uvre nous fait encore dfaut. Car crite comme elle exige de l'tre- c'est--dire non comme un ouvrage collectif o diffrents spcialistes>> apportent leur contribution>> en exposant, chacun pour son domaine, ce qu'il faut absolument savoir, mais comme le travail solidement fond d'un seul auteur qui, pouss par une ncessit interne, expo-serait moins l'volution historique de la littra-ture sotrique, que le mouvement par lequel elle ne cesse de renatre, aussi neuve qu' ses origines - ainsi crite, elle constituerait l'une de ces confes-sions rudites qui se comptent en chaque sicle. la dernire page figurerait ncessairement la radio-graphie du surralisme. Dans son Introduction au discours sur le peu de ralit, Breton suggre que le ralisme philosophique du Moyen ge est la base de l'exprience potique. Miis ce ralisme- c'est--dire la croyance que les concepts existent effecti-vement et de faon spare, soit hors des choses soit en elles - a toujours trs vite trouv le passage du domaine logique des concepts au domaine magique des mots. Des expriences magiques sur les mots, non des badinages artistiques, voil bien ce que sont les jeux de transformation phontique et graphique qui, depuis dj quinze ans, traversent toute la lit-trature d'avant-garde, qu'elle ait nom futurisme, dadasme ou surralisme. Comment s'interpntrent ici mot d'ordre, formule d'enchantement et concept, c'est ce que montrent les mots qu'Apollinaire crit en 1918 dans son dernier manifeste, L'Esprit nou-veau et les Potes : La rapidit et la simplicit avec lesquelles les esprits se sont accoutums dsigner d'un seul mot des tres aussi complexes qu'une foule, qu'une nation, que l'univers, n'avaient pas leur pendant moderne dans la posie. Les potes

  • 124 uvres

    comblent cette lacune et leurs pomes synthtiques crent de nouvelles entits qui ont une valeur plas-tique aussi compose que des termes collectifs 1 Certes, quand Apollinaire et Breton poussent encore plus nergiquement dans cette direction et rattachent le surralisme son environnement en affirmant que les conqutes de la science [sont] plutt l'uvre de l'esprit surraliste que de la raison discursive 2 , quand, autrement dit, ils gnralisent cette mystifi-cation dont la posie est aux yeux de Breton le point culminant (ce qui peut se dfendre) pour en faire la base aussi du dveloppement scientifique et tech-nique, ils cdent une trop imptueuse volont d'intgration. Il est extrmement instructif de com-parer la hte avec laquelle ces auteurs s'empressent d'acquiescer au miracle incompris de la machine - Apollinaire : Les fables s'tant pour la plupart ralises [et au-del], c'est au pote d'en imaginer de nouvelles que les inventeurs puissent leur tour raliser3 -, de comparer ces touffantes visions avec les utopies bien ares d'un Scheerbart4

    L'ide de toute activit humaine me fait rire, cette formule d'Aragon montre clairement tout le chemin que le surralisme a d parcourir de ses ori-gines sa politisation. Dans son excellent ouvrage, La Rvolution et les Intellectuels, Pierre Naville, qui faisait initialement partie du groupe, appelle juste titre cette volution dialectique. L'hostilit de la bourgeoisie toute manifestation de radicale libert

    1. N.d.T.: Confrence du 26 novembre 1917, parue dans Le Mercure de France, dcembre 1918 (n 491, t. CXXX), p. 387. (MdG)

    2. N. d. T.: Formule attribue Breton par Pierre Naville dans La Rvolution et les Intellectuels, Paris, 1906, p. 146. (MdG)

    3. N. d. T.: Citation galement tire de "L'esprit nouveau et les potes. Les trois mots entre crochets sont omis par Benjamin. (MdG)

    4. N.d.T.: Cf. ci-dessous Exprience et pauvret, t. Il, p. 368 et note 2. {PR)

  • Le Surralisme 125

    intellectuelle a jou un rle essentiel dans ce passage d'une attitude extrmement contemplative l'oppo-sition rvolutionnaire. Cette hostilit a pouss le sur-ralisme vers la gauche. Des vnements politiques, avant tout la guerre du Rif, acclrrent cette volu-tion. Avec le Manifeste des intellectuels contre la guerre du Maroc, paru dans L'Humanit, les sur-ralistes accdrent une plate-forme d'o leur voix se faisait tout autrement entendre que par exemple lors du clbre scandale au banquet Saint-Pol Roux. C'tait peu aprs la guerre 1 : les surralistes, jugeant compromettante la prsence d'lments nationa-listes dans une fte donne par un pote qu'ils vn-raient, s'taient mis crier Vive l'Allemagne!. Ils taient alors rests dans les limites du scandale, face auquel la bourgeoisie, on le sait bien, est aussi cuirasse qu'elle est sensible toute action relle. Sous l'influence de telles conditions politiques, Apol-linaire et Aragon peignent 1 'avenir du pote en des images remarquablement concordantes. Chez Apol-linaire, les chapitres Perscution>> et Assassinat du Pote assassin2 contiennent la clbre descrip-tion d'un pogrom de potes. Les maisons d'dition sont prises d'assaut, les livres de posie brls, les potes massacrs. Les mmes scnes se droulent au mme moment sur toute la terre. Chez Ara-gon, l' imagination>>, pressentant de telles atrocits, appelle ses troupes une ultime croisade.

    Pour comprendre de telles prophties et pour mesurer 1 'importance stratgique de la ligne atteinte par les surralistes, on doit s'interroger sur la manire de penser qui a cours parmi les intellectuels bourgeois de gauche, dits bien intentionns. Il suffit

    l. N. d. T.: Plus exactement, en 1925. (PR) 2. N. d. T.: Paris, Bibliothque des curieux, 1916; Paris, Galli-

    mard, 1947, p. 96 sq. (MdG)

  • 126 uvres

    cet gard de considrer leur attitude actuelle envers la Russie. Nous ne parlons pas naturellement d'un Braud, qui en ce domaine a fray la voie aux pires calomnies, ni d'un Fabre-Luce, qui, brave bau-det charg de tous les ressentiments bourgeois, le suit en trottinant sur la route ainsi ouverte. Mais combien problmatique reste mme la tentative d'accommodement que prsente le livre typique de Duhamel ; combien difficilement supportables l'hon-ntet force, le courage et la cordialit forcs qui tout au long de l'ouvrage rvlent le langage du thologien protestant; combien use la mthode, dicte par l'embarras et l'ignorance de la langue, qui consiste placer les choses sous un clairage symbo-lique quelconque. Quelle tratrise dans un rsum comme celui-ci: La vraie, la profonde rvolution, celle qui modifierait en quelque mesure la substance de l'me slave ne s'est pas encore accomplie 1.)) Ce qui est typique chez ces intellectuels franais de gauche - exactement comme chez leurs homo-logues russes-, c'est que leur fonction positive pro-cde entirement d'un sentiment d'obligation, non l'gard de la rvolution, mais l'gard de la culture traditionnelle. Leur contribution collective, pour autant qu'elle a un sens positif, se rapproche de celle des conservateurs. Sur le plan politique et cono-mique, cependant, il faut toujours compter chez eux avec le risque d'un sabotage.

    Cette position de la gauche bourgeoise se carac-trise par l'incorrigible penchant accoupler la morale idaliste et la praxis politique. Ce n'est que par opposition aux compromis dsesprs des opi-nions individuelles>> qu'on peut comprendre cer-tains traits fondamentaux du surralisme ou, pour

    1. N. d. T. : Georges Duhamel. Le Voyage de Moscou, Paris, Mer-cure de France, 1922, p. 122. (MdG)

  • Le Surralisme 127

    mieux dire, de la tradition surraliste. Jusqu' pr-sent, on n'a pas fait grand-chose pour les com-prendre ainsi. Il tait trop tentant de ranger le satanisme d'un Rimbaud et d'un Lautramont comme pendant de l'art pour l'art dans un inven-taire du snobisme. Mais si l'on se dcide ouvrir cette attrape romantique, on trouve l'intrieur quelque chose d'utilisable. On trouve le culte du mal, un appareil qui, pour romantique qu'il soit, peut servir dsinfecter et isoler la politique de tout dilettantisme moralisateur. Dans cette conviction, rencontrant chez Breton le scnario effrayant d'une pice centre sur le viol d'un enfant 1, on remontera peut-tre quelques dcennies en arrire. Entre 1865 et 1875, un certain nombre de grands anarchistes, sans lien entre eux, travaillrent leurs machines infernales. Et le surprenant est que, indpendam-ment les uns des autres, ils rglrent leurs mca-nismes d'horlogerie exactement la mme heure: quarante ans plus tard explosaient en Europe occi-dentale, simultanment, les crits de Dostoevski, de Rimbaud et de Lautramont. Pour tre plus prcis, on pourrait dtacher de l'ensemble de l'uvre de Dostoevski un texte qui ne fut publi qu'en 1915, La confession de Stavroguine . Ce chapitre des Possds, qui prsente une trs troite affinit avec le troisime Chant de Maldoror, contient une jus-tification du mal qui exprime certains motifs sur-ralistes avec plus de force qu'aucun des actuels porte-parole de ce mouvement n'a su le faire. Car Stavroguine est un surraliste avant la lettre. Nul n'a compris comme lui l'inconscience dont fait preuve le petit-bourgeois qui croit que le bien, quelle que soit la vertu virile de celui qui l'exerce, est inspir par Dieu, tandis que le mal natrait de notre seule spon-

    . N.d.T .. Cf. Andr Breton, Nadja, op. cit., p. 46 sqq.

  • 128 uvres

    tanit, qu'en ce domaine nous serions indpen-dants et entirement livrs nous-mmes. Nul n'a vu comme lui le rle de l'inspiration dans l'acte le plus bas, dans cet acte-l prcisment. Il a reconnu aussi 1 'abjection comme quelque chose de prform -dans le cours du monde, certes, mais tout aussi bien en nous-mmes -, comme quelque chose qui nous est suggr, sinon impos, tout comme la vertu pour le bourgeois idaliste. Le Dieu de Dostoevski n'a pas seulement cr le ciel et la terre et l'homme et l'animal, mais aussi la bassesse, la vengeance, la cruaut. En cela non plus il n'a pas laiss le diable lui gcher la besogne. C'est pourquoi tous ces traits sont chez lui parfaitement authentiques, peut-tre pas magnifiques, mais ternellement neufs comme au premier jour, mille lieues des clichs sous lesquels le pch apparat au philistin.

    L'tonnante action distance exerce par les cri-vains qu'on vient de citer se nourrit d'une profonde tension, dont tmoigne, d'une faon proprement grotesque, la lettre qu'Isidore Ducasse adresse son diteur le 23 octobre 1869, pour lui faire comprendre le sens de son uvre. Se situant dans la ligne de Mickiewicz, Milton, Southey, Alfred de Musset, Bau-delaire, il crit: Naturellement, j'ai un peu exagr le diapason pour faire du nouveau dans le sens de cette littrature sublime qui ne chante le dsespoir que pour opprimer le lecteur, et lui faire dsirer le bien comme remde. Ainsi donc, c'est toujours le bien qu'on chante en somme, seulement par une mthode plus philosophique et moins nave que l'ancienne cole, dont Victor Hugo et quelques autres sont les seuls reprsentants qui soient encore vivants 1

    1. N.d.T.: Lettre M. Verboeckhoven du 23 octobre 1869, in Lautramont- Germain Nouveau, uvres compltes, Paris, Galli-mard, Bibliothque de La Pliade, 1970, p. 296 sq. (PR}

  • Le Surralisme 129

    Mais s'il est une tradition laquelle appartient le livre erratique de Lautramont - disons plutt: dans laquelle il se laisse ranger- c'est celle de l'in-surrection. C'est donc d'une faon fort comprhen-sible, et non sans perspicacit, que Soupault en 1927, dans son dition des uvres compltes, tenta d'crire une vit a poli tic a d'Isidore Ducasse. Malheu-reusement elle n'tait taye par aucun document, et Soupault se mprenait sur les matriaux qu'il utili-sait. On se rjouit en revanche de constater qu'une tentative similaire a pu russir dans le cas de Rim-baud, et c'est Marcel Coulon que revient le mrite d'avoir rtabli le vrai visage du pote contre les impostures catholiques de Berrichon et de Claudel. Oui certes Rimbaud est catholique, mais il 1 'est, d'aprs son propre tmoignage, dans la part la plus misrable de lui-mme, celle qu'il ne se lasse pas de dnoncer, de vouer sa propre haine et la haine de tous, son propre mpris et au mpris de tous: cette part qui le force confesser qu'il ne comprend pas la rvolte. Mais c'est la confession d'un commu-nard qui ne pouvait se satisfaire de lui-mme et qui, lorsqu'il tourna le dos la littrature, avait depuis longtemps ongdi la religion dans ses premires uvres. [0 sorcires, misre,] haine, c'est vous que mon trsor a t confi 1 ,crit-il dans Une saison en enfer. ces mots aussi une potique du sur-ralisme pourrait accrocher ses vrilles, une potique qui plongerait ses racines plus loin que la thorie de la surprise>> initie par Apollinaire, jusque dans les profondeurs de la pense de Poe.

    Depuis Bakounine, l'Europe ne disposait plus d'une ide radicale de la libert. Les surralistes ont cette ide. Les premiers, ils se sont dbarrasss de

    l. N.d.T.: Arthur Rimbaud, uvres compltes, op. cil., p. 93 Les mots entre crochets sont omis par Benjamin. (PR)

  • 130 uvres

    l'idal sclros cher aux humanistes libraux et moralisateurs, car ils savent que la libert, acquise ici-bas au prix de mille et des plus difficiles renon-cements, demande ce qu'on jouisse d'elle sans res-trictions dans le temps o elle est donne, sans considration pragmatique d'aucune sorte et cela parce que l'mancipation humaine, conue en dfi-nitive sous sa forme rvolutionnaire la plus simple, qui n'en est pas moins l'mancipation humaine tous gards [ ... ] demeure la seule cause qu'il soit digne de servir 1 Mais cette exprience de la libert, ont-ils russi la fondre avec cette autre exprience rvolutionnaire, que nous devons bien admettre, puisque nous l'avons connue: avec l'ex-prience constructive, dictatoriale, de la rvolu-tion? Bref, ont-ils russi lier la rvolte la rvolution? Une existence entirement axe sur le boulevard Bonne-Nouvelle, comment nous la repr-senter dans les espaces amnags par Le Corbusier et Oud 2 ?

    Gagner la rvolution les forces de l'ivresse, c'est quoi tend le surralisme dans tous ses livres et dans toutes ses entreprises. C'est ce qu'il est en droit d'appeler sa tche la plus spcifique. Pour y arriver, il ne suffit pas que tout acte rvolutionnaire com-porte, comme nous le savons, une part d'ivresse. Celle-ci se confond avec sa composante anarchique. Mais y insister de faon exclusive serait ngliger entirement la prparation mthodique et discipli-naire de la rvolution au profit d'une pratique qui oscille entre l'exercice et la clbration anticipe. quoi s'ajoute une conception trop courte, non dialectique, de la nature de l'ivresse. L'esthtique du

    1. N. d. T.: Andr Breton, Nadja, op. cit., p. 168. (PR) 2. N. d. T.: Jacobus J.P. Oud (1890-1963), pionnier de l'archi-

    tecture moderne aux Pays-Bas, membre du groupe De Stijl. (PR)

  • Le Surralisme 131

    peintre, du pote en tat de surprise, de l'art comme raction de l'tre surpris, reste captive de quelques prjugs romantiques fort dommageables. Tout examen srieux des dons et des phnomnes occultes, surralistes, fantasmagoriques, prsuppose un renversement dialectique auquel aucun cerveau romantique ne saurait se plier. Il ne nous avance rien en effet de souligner, avec des accents path-tiques ou fanatiques, le ct nigmatique des nigmes; au contraire, nous ne pntrons le mystre que pour autant que nous le retrouvons dans le quotidien, grce une optique dialectique qui reconnat le quotidien comme impntrable et l'impntrable comme quotidien. L'tude la plus passionne des phnomnes tlpathiques, par exemple, ne nous apprendra pas sur la lecture (qui est une opration minemment tlpathique) la moiti de ce que cette illumination profane qu'est la lecture nous apprend sur les phnomnes tlpathiques. Ou encore: l'tude la plus passionne de l'ivresse du hachisch ne nous apprendra pas sur la pense (qui est un mi-nent narcotique) la moiti de ce que cette illumina-tion profane qu'est la pense nous apprend sur l'ivresse du hachisch. Le lecteur, le penseur, l'homme qui attend, le flneur sont des types d'illumin tout autant que le fumeur d'opium, le rveur, l'homme pris d'ivresse. Et de plus profanes. Pour ne rien dire de cette drogue terrible entre toutes - nous-mmes - que nous absorbons dans la solitude.

    Gagner la rvolution les forces de l'ivresse -autrement dit une politique potique? Nous en avons soup 1 Tout plutt que cela! Eh bien- vous serez d'autant plus intress de voir quel point un dtour par la posie claire les choses. Qu'est-ce, en effet, que le programme des partis bourgeois? Un

    l. N.d.T.: En franais dans le texte. (PR)

  • 132 uvres

    mauvais pome de printemps. Bourr de compa-raisons en craquer. Pour le socialiste, l'avenir meilleur de nos enfants et de nos petits-enfants, c'est que tous se conduisent comme s'ils taient des anges)), que chacun possde comme s'il tait riche, que chacun vive comme s'il tait libre. D'anges, de richesse, de libert, aucune trace. Rien que des images. Et le stock d'images de ce club de potes de la social-dmocratie? Leur gradus ad par-nassum ? L'optimisme. On respire assurment un autre air dans l'ouvrage de Naville, qui fait de l'or-ganisation du pessimisme)) l'exigence du jour. Au nom de ses amis crivains, il pose un ultimatum face auquel cet optimisme sans scrupule, cet optimisme de dilettante, doit annoncer la couleur: o se trou-vent les prsupposs de la rvolution? Dans le changement des opinions individuelles, ou dans la transformation des conditions matrielles? Telle est la question cardinale, dont dpend la relation entre morale et politique, et qui ne souffre aucun maquillage. Le surralisme s'est rapproch toujours davantage de la rponse communiste cette ques-tion. Et cela signifie: pessimisme sur toute la ligne. Oui certes, et totalement. Mfiance quant au destin de la littrature, mfiance quant au destin de la libert, mfiance quant au destin de l'homme euro-pen, mais surtout trois fois mfiance l'gard de toute entente: entre classes, entre peuples, entre individus. Et confiance illimite seulement dans l'I.G. Farben, et dans le perfectionnement pacifique de la Luftwaffe. Mais quoi maintenant, quoi ensuite?

    Ici se justifie la rflexion du Trait du style, le dernier livre d'Aragon, qui rclame qu'on distingue entre comparaison et image. Heureuse rflexion sty-listique, qui demande tre largie. largissons : nulle part ces deux choses - la comparaison et l'image- ne se heurtent d'une manire aussi dras-

  • Le Surralisme 133

    tique et irrconciliable que dans la politique. Car organiser le pessimisme ne signifie rien d'autre qu'ex-clure de la politique la mtaphore morale, et dcou-vrir dans l'action politique un espace cent pour cent tenu par l'image. Mais cet espace d'images ne peut plus tre explor sur le mode de la contempla-tion. Si la double tche des intellectuels rvolution-naires est de renverser la domination intellectuelle de la bourgeoisie et d'entrer en communication avec les masses proltariennes, ils ont presque entire-ment chou dans la deuxime partie de ce pro-gramme, dont il n'est plus possible de venir bout sur le plan contemplatif. Et cela n'en a empch qu'un petit nombre de prsenter encore et toujours cette tche comme si elle pouvait tre rsolue ainsi, et de rclamer la venue de potes, de penseurs et d'artistes proltariens. quoi dj Trotski - dans Littrature et Rvolution - avait d objecter que de tels potes, penseurs et artistes ne surgiraient que d'une rvolution victorieuse. En vrit, il s'agit beau-coup moins de transformer l'artiste d'origine bour-geoise en matre de 1' art proltarien que de le faire fonctionner, ft-ce aux dpens de son efficacit artistique, en des endroits importants de cet espace d'images. Ne pourrait-on aller jusqu' dire que l'in-terruption de sa carrire artistique reprsente une part essentielle de ce fonctionnement?

    Ses mots d'esprit n'en seront que meilleurs. Et meilleure sa faon de les dire. Car dans le mot d'es-prit aussi, dans l'injure, dans le malentendu, partout o une faon d'agir engendre et constitue elle-mme l'image, l' ngloutit et la dvore, partout o la proxi-mit se devine elle-mme dans son propre regard, l s'ouvre cet espace que nous cherchons, ce monde d'une actualit universelle et intgrale o il n'est pas de salle rserve, l'espace, en un mot, o le mat-rialisme politique et la crature physique se parta-

  • 134 uvres

    gent membre par membre, selon une justice dialec-tique, l'homme intrieur, la psych, l'individu ou quoi que ce soit que nous voulions leur jeter en pture. Pourtant- en raison mme de cet anantis-sement dialectique-, cet espace sera encore espace d'images, plus concrtement: espace corporel. Car rien n'y fait, il faut bien se l'avouer: du matrialisme mtaphysique de Vogt et de Boukharine on ne passe pas sans dommage au matrialisme anthropologique dont tmoigne l'exprience des surralistes et, avant eux, celle d'un Hebei, d'un Georg Bchner, d'un Nietzsche et d'un Rimbaud. Quelque chose se perd. La collectivit aussi est de nature corporelle. Et la phusis qui pour elle s'organise en technique ne peut tre produite dans toute sa ralit politique et mat-rielle qu'au sein de cet espace d'images avec lequel l'illumination profane nous familiarise. Lorsque le corps et 1 'espace d'images s'interpntreront en elle si profondment que toute tension rvolutionnaire se transformera en innervation du corps collectif, toute innervation corporelle de la collectivit en dcharge rvolutionnaire, alors seulement la ralit sera parvenue cet autodpassement qu'appelle le Manifeste communiste. Pour l'instant, les surra-listes sont les seuls avoir compris l'ordre qu'il nous donne aujourd'hui. Un par un, ils changent leurs mimiques contre le cadran d'un rveil qui sonne chaque minute pendant soixante secondes.

  • r

    J: t 1 1 1

  • Walter Benjamin , /' - ,'1([( 1 .) ''/

    ,. ' 1 ) / i ( ;' ,, ' ' ~ . (. . ,1 ~ ~

    -- 1

    uvres TOME II

    Traduit de l'allemand par Maurice de Gandillac,

    Rainer Rochlitz et Pierre Rusch.

    Traduit avec le concours du Centre national du Livre.

    Gallimard 2.666

  • Benjamin - Le Surrealisme (1929)_Page_01_1LBenjamin - Le Surrealisme (1929)_Page_01_2RBenjamin - Le Surrealisme (1929)_Page_02_1LBenjamin - Le Surrealisme (1929)_Page_02_2RBenjamin - Le Surrealisme (1929)_Page_03_1LBenjamin - Le Surrealisme (1929)_Page_03_2RBenjamin - Le Surrealisme (1929)_Page_04_1LBenjamin - Le Surrealisme (1929)_Page_04_2RBenjamin - Le Surrealisme (1929)_Page_05_1LBenjamin - Le Surrealisme (1929)_Page_05_2RBenjamin - Le Surrealisme (1929)_Page_06_1LBenjamin - Le Surrealisme (1929)_Page_06_2RBenjamin - Le Surrealisme (1929)_Page_07_1LBenjamin - Le Surrealisme (1929)_Page_07_2RBenjamin - Le Surrealisme (1929)_Page_08_1LBenjamin - Le Surrealisme (1929)_Page_08_2RBenjamin - Le Surrealisme (1929)_Page_09_1LBenjamin - Le Surrealisme (1929)_Page_09_2RBenjamin - Le Surrealisme (1929)_Page_10_1LBenjamin - Le Surrealisme (1929)_Page_10_2RBenjamin - Le Surrealisme (1929)_Page_11_1LBenjamin - Le Surrealisme (1929)_Page_11_2RBenjamin - Le Surrealisme (1929)_Page_12_1LBenjamin - Le Surrealisme (1929)_Page_12_2RBenjamin - Le Surrealisme (1929)_Page_13_1LBenjamin - Le Surrealisme (1929)_Page_13_2R