Benda Trahison Clercs

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  • @Julien BENDA

    LA TRAHISONDES CLERCS

    Un document produit en version numrique par Pierre Palpant, bnvole, Courriel : ppalpant@uqac. ca

    Dans le cadre de la collection : Les classiques des sciences sociales fonde et dirige par Jean-Marie Tremblay,

    professeur de sociologie au Cgep de ChicoutimiSite web : http://classiques.uqac.ca/

    Une collection dveloppe en collaboration avec la BibliothquePaul-mile Boulet de lUniversit du Qubec Chicoutimi

    Site web : http://bibliotheque.uqac.ca/

  • Un document produit en version numrique par Pierre Palpant, collaborateur bnvole,

    Courriel : [email protected]

    partir de :

    LA TRAHISON DES CLERCS, de Julien BENDA (1867-1956)

    Collection Les Cahiers Rouges, Editions Grasset, Paris, 2003, pages 49-333 de 334 pages.Premire dition, collection Les Cahiers Verts, Grasset, Paris, 1927.

    [Ldition de 2003 contient une introduction dAndr Lwoff, pages 9-27, et un avant-propos dEtiemble, pages 29-47]

    Polices de caractres utilise : Verdana, 12 et 10 points.Mise en page sur papier format LETTRE (US letter), 8.5 x 11[note : un clic sur @ en tte de volume et des chapitres et en fin douvrage, permet de rejoindre la table des matires]

    dition complte le 1er dcembre 2006 Chicoutimi, Qubec.

    La trahison des clercs

    2

  • T A B L E D E S M A T I R E S

    Prface ldition de 1946.

    Appendice des valeurs clricales

    Avant-propos de la premire dition

    I. Perfectionnement moderne des passions politiques. Lge du politique.

    II. Signification de ce mouvement. Nature des passions politiques.

    III.Les clercs. La trahison des clercs.

    IV. Vue densemble. Pronostics.

    Notes.

    Bibliographie

    @

    La trahison des clercs

    3

  • Le monde souffre du manque de foi

    en une vrit transcendante.

    RENOUVIER.

    La trahison des clercs

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  • PRFACE

    ldition de 1946

    @

    Depuis vingt ans qua paru louvrage que je rdite

    aujourdhui, la thse que jy soutenais savoir que les

    hommes dont la fonction est de dfendre les valeurs ternelles

    et dsintresses, comme la justice et la raison, et que jappelle

    les clercs, ont trahi cette fonction au profit dintrts pratiques

    mapparat, comme maintes des personnes qui me

    demandent cette rimpression, navoir rien perdu de sa vrit,

    bien au contraire. Toutefois lobjet au profit duquel les clercs

    consommaient alors leur trahison avait t surtout la nation ;

    minemment, en France, avec Barrs et Maurras. Aujourdhui

    cest pour de tout autres mobiles quils sy livrent, layant mme

    fait en France avec la collaboration en trahissant

    expressment leur patrie. Cest cette nouvelle forme du

    phnomne dont je voudrais marquer les principaux aspects.

    La trahison des clercs

    5

  • A. Les clercs trahissent leur fonction au nom de

    l ordre . Signification de leur antidmocratisme.

    @

    Lun est leur mobilisation au nom de lordre, laquelle sest

    traduite chez les clercs franais par leurs assauts, redoubls

    depuis vingt ans, contre la dmocratie, celle-ci tant pose par

    eux comme lemblme du dsordre. Cest leur surrection du 6

    Fvrier, leur applaudissement aux fascismes mussolinien et

    hitlrien en tant quincarnations de lantidmocratisme, au

    franquisme espagnol pour la mme raison, leur opposition, dans

    laffaire de Munich, une rsistance de leur nation aux

    provocations allemandes en tant quelle et risqu dy amener

    une consolidation du rgime 1 ; laveu que mieux valait la

    La trahison des clercs

    6

    1 Lacceptation de la capitulation de Munich par crainte quune victoire de la France nament leffondrement des rgimes autoritaires est nonce formellement par cette dclaration de M. Thierry Maulnier (Combat, novembre 1938) : Une des raisons de la rpugnance trs vidente lgard de la guerre, qui sest manifeste dans les partis de droite, pourtant trs chatouilleux quant la scurit nationale et lhonneur national, et mme trs hostiles, sentimentalement, lAllemagne, est que ces partis avaient limpression quen cas de guerre, non seulement le dsastre serait immense, non seulement une dfaite ou une dvastation de la France taient possibles, mais encore, une dfaite de lAllemagne signifierait lcroulement des systmes autoritaires qui constituent le principal rempart la rvolution communiste, et peut-tre la bolchevisation immdiate de lEurope. En dautres termes, une dfaite de la France et bien t une dfaite de la France ; mais une victoire de la France et t moins une victoire de la France que la victoire de principes considrs bon droit comme menant tout droit la ruine de la France et de la civilisation elle-mme. Le mme docteur crivait en 1938, dans une prface au Troisime Reich du chef spirituel de la rvolution naziste, Mller van den Bruck : Il nous parat opportun de dire avec tranquillit que nous nous sentons plus proches et plus aisment compris dun national-socialiste allemand que dun pacifiste franais. On se demande pourquoi lauteur nose pas dire, comme cest son ide, dun dmocrate franais, dautant plus quen 1938 le pacifiste franais naspirait qu tendre la main au national-socialiste allemand.

  • dfaite de la France que le maintien du systme abhorr 1 ;

    lespoir mal dissimul, ds le dbut de la guerre, quune victoire

    hitlrienne en amnerait la destruction ; lexplosion de joie

    quand elle lapporte (la divine surprise de Maurras) ; enfin

    la campagne contre la dmocratie au nom de lordre, plus

    vivace prsentement que jamais, encore que plus ou moins

    franche, chez tout un monde dentre eux. (Voir LEpoque,

    LAurore, Paroles Franaises.)

    Une telle posture constitue une apostasie flagrante aux

    valeurs clricales, attendu que la dmocratie consiste par ses

    principes mais cest dans ses principes que la visent ses

    assaillants ici en cause, et non, comme certains le content, dans

    une mauvaise application 2 en une affirmation catgorique de

    ces valeurs, notamment par son respect de la justice, de la

    personne, de la vrit. Tout esprit libre reconnatra que lidal

    politique inscrit dans la Dclaration des Droits de lHomme ou la

    Dclaration amricaine de 1776 prsente minemment un idal

    de clerc. Il est dailleurs indniable que la dmocratie,

    prcisment par son octroi de la libert individuelle, implique un

    lment de dsordre. Quand dans un Etat, dit Montesquieu,

    vous ne percevez le bruit daucun conflit, vous pouvez tre sr

    que la libert ny est pas. Et encore : Un gouvernement

    La trahison des clercs

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    1 Voir sur ce point, en 1938-1939, les collections des journaux LInsurg, Combat, Je Suis Partout. On y lit des dclarations comme celles-ci : Une victoire de la France dmocratique marquerait un immense recul pour la civilisation ; Si la guerre ne doit pas amener en France lcroulement du rgime abject, autant capituler tout de suite ; Je ne puis souhaiter quune chose pour la France : une guerre courte et dsastreuse ; Jadmire Hitler... Cest lui qui portera devant lhistoire lhonneur davoir liquid la dmocratie . (Je Suis Partout, 28 juillet 1944.)

    2 Cf. infra, p. 54.

  • libre, cest--dire toujours agit 1 . Au contraire, lEtat dou

    d ordre , prcisment parce que tel, naccorde pas de droits

    lindividu, si ce nest, au plus, celui dune certaine classe. Il

    ne conoit que des hommes qui commandent et dautres qui

    obissent. Son idal est dtre fort, aucunement juste. Je nai

    quune ambition, proclamait le dispensateur romain de lordre

    dans une devise inscrite sur tous ses difices publics : rendre

    mon peuple fort, prospre, grand et libre 2. De justice, pas un

    souffle. Aussi bien lordre veut-il que, contre toute justice, les

    classes sociales soient fixes. Si ceux den bas peuvent passer en

    haut, lEtat est vou au dsordre. Cest le dogme de

    l immutabilit des classes , cher au monde maurrassien et

    prch sous teinte scientifique par le docteur Alexis Carrel,

    promulguant dans lHomme cet inconnu que le proltaire est

    condamn son statut per ternum en raison dune sous

    alimentation sculaire dont leffet est irrmdiable. Ajoutons

    que lEtat dou dordre na que faire de la vrit. On ne

    trouvera pas une ligne lappui de cette valeur chez aucun de

    ses lgistes, ni chez de Maistre, ni chez Bonald, ni chez

    Bourget, ni chez leurs hoirs de lheure prsente. Une de ses

    ncessits vitales est, au contraire, de sopposer lclairement

    des esprits, au dveloppement du sens critique, de forcer les

    hommes penser collectivement , cest--dire ne pas

    La trahison des clercs

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    1 Grandeur et dcadence des Romains, VIII.

    2 Ce dernier mot doit tre clair par cet autre du mme juriste dans son article Fascisme de lEncyclopedia italiana : dans le fascisme, y lit-on, le citoyen connat la libert, mais seulement dans et par le Tout . Cest peu prs comme si lon disait au soldat quil connat la libert parce que larme dont il fait partie peut faire ce quelle veut, alors que lui na pas un geste dont il soit le matre.

  • penser, selon lexpression du gouvernement de Vichy, rest

    modle pour maint de nos clercs. Il ne convient pas,

    promulguait larchonte de Mein Kampf, de surcharger les

    jeunes cerveaux dun bagage inutile. En raison de quoi

    lexamen de gymnastique comptait chez lui pour cinquante pour

    cent des points requis au baccalaurat et un jeune Allemand ne

    pouvait passer de troisime en quatrime sil ntait capable de

    nager sans arrt pendant trois quarts dheure 1. Dans le mme

    esprit le ministre de lEducation nationale de Vichy, Abel

    Bonnard, regrett de maint de nos hommes dordre,

    prescrivait 2 quon enseignt peu de chose aux enfants et quon

    tnt compte, dans les notes que leur donnaient les matres, de

    leurs dispositions musculaires au moins autant que des

    intellectuelles. Les penseurs dAction franaise prtendent,

    eux, honorer par-dessus tout lintelligence, mais entendent

    quelle reste toujours dans les limites de lordre social 3 . Au

    reste, que lide dordre soit lie lide de violence, cest ce

    que les hommes semblent dinstinct avoir compris. Je trouve

    loquent quils aient fait des statues de la Justice, de la Libert,

    de la Science, de lArt, de la Charit, de la Paix, jamais de

    statue de lOrdre. De mme ont-ils peu de sympathie pour le

    maintien de lordre , mot qui leur reprsente des charges de

    cavalerie, des balles tires sur des gens sans dfense, des

    cadavres de femmes et denfants. Tout le monde sent le

    tragique de cette information : Lordre est rtabli.

    La trahison des clercs

    9

    1 Cf. A. de Mees, Explication de lAllemagne actuelle. Marchal, p. 97.

    2 Voir ses circulaires de 1942.

    3 Cf. infra, p. 233.

  • Lordre est une valeur essentiellement pratique. Le clerc qui

    la vnre trahit strictement sa fonction.

    Lide dordre est lie lide de guerre, lide de misre du peuple.

    Les clercs et la Socit des Nations.

    LEtat dou dordre, ai-je dit, montre par l quil se veut fort,

    aucunement juste. Ajoutons quil est exig par le fait de guerre.

    Do il suit que ceux qui appellent un tel Etat ne cessent de

    scrier que lEtat est menac. Cest ainsi que, pendant

    quarante ans, LAction franaise clama : Lennemi est nos

    portes ; lheure est lobissance, non aux rformes sociales ,

    que lautocratisme allemand narrtait pas de brandir

    lencerclement du Reich. Pour la mme raison, tous les

    miliciens de lordre ont t hostiles la Socit des Nations en

    tant quorganisme tendant supprimer la guerre. Leur mobile

    ntait nullement le got de la guerre, la perspective de voir

    tuer leurs enfants ou centupler leurs charges tant dnue pour

    eux de tout attrait ; il tait de conserver toujours vivace aux

    yeux du peuple le spectre de la guerre, de manire le

    maintenir dans lobissance. Leur pense pouvait se formuler :

    Le peuple ne p.54 craint plus Dieu, il faut quil craigne la

    guerre. Sil ne craint plus rien, on ne peut plus le tenir et cest

    la mort de lordre.

    Plus gnralement, lpouvantail des hommes dordre est la

    prtention moderne du peuple au bonheur, lespoir de la

    La trahison des clercs

    10

  • disparition de la guerre nen tant quun aspect. En quoi ils

    trouvent un fort appui dans linstitution catholique en tant que,

    pour des raisons thologiques, celle-ci condamne chez lhomme

    lesprance dtre heureux en ce bas monde. Il est toutefois

    curieux de voir que lEglise accentue vivement cette

    condamnation depuis lavnement de la dmocratie ( laquelle

    elle reproche en particulier dignorer le dogme du pch

    originel 1). On citerait en ce sens des textes catholiques dont on

    trouverait difficilement lquivalent avant cette date. On ne

    saurait nier, par exemple, que lattitude de Joseph de Maistre,

    proclamant que la guerre est voulue par Dieu, quen

    consquence la recherche de la paix est impie, net jamais t

    prise par Bossuet ou Fnelon, mais quelle est intimement lie

    lapparition de la dmocratie, cest--dire la prtention des

    peuples dtre heureux ; prtention qui, selon de Maistre, les

    mne linsubordination 2 . Napolon disait : La misre est

    lcole du bon soldat. Certains partis sociaux diraient

    volontiers quelle est lcole du bon citoyen.

    Lopposition de la plupart des clercs franais la Socit des

    Nations est une des choses qui confondent lhistorien quand il

    La trahison des clercs

    11

    1 Un homme dordre, M. Daniel Halvy, len fltrit violemment. Cf. La Rpublique des Comits.

    2 La dmocratie est dailleurs, selon de Maistre, un chtiment de Dieu ; chtiment toutefois bienfaisant. Dieu, avec la rvolution, punit pour rgnrer . Doctrine quon a retrouve chez le marchal Ptain et ses hommes au lendemain de la dfaite. Lheure est venue de racheter nos pchs dans nos larmes et dans notre sang. (Chanoine Thellier de Poncheville, La Croix, 27 juin 1940.) Esprons que notre dfaite deviendra plus fconde quune victoire avorte . (Marcel Gabilly, envoy spcial de La Croix Vichy, 10 juillet 1940.)

  • songe au soutien queussent port une institution de ce genre

    les Rabelais, les Montaigne, les Fnelon, les Malebranche, les

    Montesquieu, les Diderot, les Voltaire, les Michelet, les Renan.

    Rien ne montre mieux la cassure qui sest produite il y a

    cinquante ans dans la tradition de leur corporation. Une des

    principales causes en est la terreur qui sest empare de la

    bourgeoisie, dont ils se sont en si grande part faits les

    champions, devant les progrs de lesprit de libert.

    LEtat dou dordre est, rappelons-nous, exig par la guerre.

    On peut dire que, rciproquement, il lappelle. Un Etat qui ne

    sait que lordre est une sorte dtat sous les armes, o la

    guerre est en puissance jusquau jour quelle clate comme

    ncessairement. Cest ce quon a vu avec lItalie fasciste et le

    Reich hitlrien. Laffinit entre lordre et la guerre est sens

    double.

    Une quivoque de lantidmocrate.

    Rfutation dun mot de Pguy.

    @

    Les clercs ici en cause protestent volontiers quils ne sen

    prennent qu la dmocratie vreuse , telle quelle sest

    montre plusieurs fois au cours de ce dernier demi-sicle, mais

    sont acquis une dmocratie propre et honnte . Il nen est

    rien, attendu que la dmocratie la plus pure constitue, par son

    principe dgalit civique, la ngation formelle dune socit

    hirarchise telle quils la veulent. Aussi les a-t-on vus pousser

    leur charge contre la dmocratie irrprochable dun Brisson ou

    La trahison des clercs

    12

  • dun Carnot non moins que contre celle du Panama ou de

    Stavisky. Dailleurs leurs grands prtres, depuis de Maistre

    jusqu Maurras, nont jamais cach quils condamnaient la

    dmocratie dans ses principes, quelle que ft sa conduite au

    rel. A ce propos, il convient de rviser un mot qui a fait

    fortune, en raison de son simplisme, selon quoi toutes les

    doctrines sont belles dans leur mystique et laides dans leur

    politique 1 . Jaccorde que la doctrine dmocratique, hautement

    morale dans sa mystique, lest plus souvent fort peu dans sa

    politique ; mais je tiens que la doctrine de lordre, qui ne lest

    pas dans sa politique, ne lest pas davantage dans la mystique.

    La premire est belle dans sa mystique et laide dans sa

    politique ; la seconde est laide dans lune et lautre.

    Lordre, valeur esthtique .

    Lordre, ai-je dit, est une valeur pratique. Certains de ses

    desservants protesteront vivement, dclarant quils ladoptent,

    au contraire, comme valeur dsintresse, au nom de

    lesthtique. Et, en effet, lEtat dou dordre, dont la monarchie

    absolue est le modle, leur apparat comme une cathdrale,

    dont toutes les parties se subordonnent entre elles jusqu un

    thme suprme qui les gouverne toutes. Cette conception

    implique chez ses adeptes lacceptation que des milliers

    dhumains croupissent ternellement dans lergastule pour que

    lensemble offre ces raffins une vue qui flatte leurs sens. Elle

    La trahison des clercs

    13

    1 Pguy, Notre Jeunesse.

  • prouve une fois de plus combien le sentiment esthtique, ou la

    prtention quon en a, peut divorcer, comme il sen vante

    volontiers, davec tout sens moral 1 . La dmocratie repose

    dailleurs sur une ide fort propre intresser une sensibilit

    esthtique : lide dquilibre, mais qui, infiniment plus

    complexe que lide dordre, ne saurait mouvoir quune

    humanit incomparablement plus volue 2.

    Une quivoque sur lide dordre.

    Lide dordre est couramment lobjet dune quivoque dont

    usent, non pas seulement ceux qui lexploitent, mais que

    paraissent admettre dhonntes esprits en toute bonne foi. Lun

    de ceux-ci 3 nous parle de lordre, ide nous lgue, dit-il, par

    les Grecs, et ajoute, non sans quelque justesse, que lordre est

    une rgle alors que la justice est une passion. Rappelons que

    La trahison des clercs

    14

    1 La France abrutie par la morale , tel tait le titre dun article de M. Thierry Maulnier publi au lendemain de Munich contre ceux des Franais qui dploraient ltranglement de la Tchcoslovaquie au nom de la justice. Toutefois lauteur toisait la morale, non du haut de lesthtique, mais de lesprit pratique.

    2 Sur ce point, cf. infra, p. 246.Que la dmocratie repose essentiellement sur lide dquilibre, cest ce que met en valeur lexcellente brochure de sir Ernest Barker, lminent professeur de lUniversit de Cambridge : Le Systme parlementaire anglais. Lauteur montre que le systme reprsentatif comporte quatre grandes pices : corps lectoral, des partis politiques, un parlement, un ministre ; que son bon fonctionnement consiste dans lquilibre entre ces quatre pouvoirs ; que si lun deux se met tirer soi au dtriment des autres, le systme est fauss. On voit combien le mcanisme de la dmocratie est autrement complexe et suppose donc dvolution humaine que ces rgimes dont toute lessence est que quelquun commande et les autres obissent.

    3 Andr Siegfried, Revue des Deux Mondes, septembre 1941.

  • lide dordre, telle que lont conue les fils dHomre, est lide

    de lharmonie de lunivers, surtout de lunivers inanim, lide

    de cosmos, de monde, ce mot signifiant lordonn par opposition

    limmonde. Le rle suprme de la divinit et son honneur,

    chez les philosophes hellniques, tait, non pas davoir cr

    lunivers, mais dy avoir introduit de lordre, cest--dire de

    lintelligibilit. Or il ny a aucun rapport entre cette

    contemplation sereine et tout intellectuelle, qui, en effet,

    soppose la passion, et ltat tout de passion par lequel

    certaines classes suprieures entendent maintenir, ft-ce par

    les moyens les moins harmonieux, leur mainmise sur les

    infrieures ; passion quelles nomment le sens de lordre. Je

    crois que lhistorien ici en cause pensera comme nous que

    lauteur du Time et peu reconnu son ide de lordre dans les

    actes les teneurs blanches par lesquels certaines castes,

    au lendemain de revendications populaires qui les ont fait

    trembler, rtablissent lordre .

    Le prtexte du communisme.

    Lassaut des amis de lordre contre la dmocratie se donne

    journellement comme agissant pour empcher le triomphe du

    communisme, qui sonnerait le glas, selon eux, de la

    civilisation 1 . Ce nest l le plus souvent quun prtexte,

    notamment lors de leur adhsion linsurrection du gnral

    Franco contre la Rpublique espagnole, vu que les Cortes de

    La trahison des clercs

    15

    1 Voir note 1, la dclaration de M. Thierry Maulnier.

  • celle-ci ne comprenaient quune poigne de communistes, dont

    pas un ne faisait partie du gouvernement ; que cette

    Rpublique nentretenait mme point de relations diplomatiques

    avec lEtat sovitique. On peut dailleurs soutenir que la

    dmocratie, comme la dit un matre de nos hommes dordre,

    est, par la force des choses, lantichambre du

    communisme 1 . Mais ceux-ci trouvent la dmocratie trs

    suffisamment hassable si elle se limite elle-mme et nont

    pas attendu cette menace dextension pour sefforcer depuis

    cent cinquante ans de lassassiner. Au surplus, il est plaisant de

    les voir maudire le communisme au nom de lordre. Comme si

    une victoire telle que celle que vient de remporter lEtat

    sovitique dans la dernire guerre ne supposait pas de lordre !

    Mais ce nest pas celui-l quils veulent.

    Une quivoque sur lgalitarisme dmocratique.

    @

    Les aptres de lordre tiennent couramment que cest eux qui

    incarnent la raison, voire lesprit scientifique, parce que cest eux

    qui respectent les diffrences relles qui existent entre les

    hommes ; ralit que la dmocratie viole cyniquement avec son

    romantique galitarisme. Il y a l de lgalitarisme dmocratique

    une conception entirement fausse, que les ennemis de ce

    rgime savent fausse et utilisent comme engin de guerre, mais

    dont il faut bien dire que de nombreux dmocrates ladoptent en

    La trahison des clercs

    16

    1 Pierre Laval, dans une interview donne un journaliste amricain, fvrier 1942.

  • toute bonne foi et se trouvent ainsi sans rplique en face des

    foudres de ladversaire. Elle consiste ignorer que la dmocratie

    ne veut lgalit des citoyens que devant la loi et laccessibilit

    aux fonctions publiques ; que, pour le reste, sa position est

    dfinie par ce mot du philosophe anglais Grant Allen : Tous les

    hommes naissent libres et ingaux, le but du socialisme tant

    de maintenir cette ingalit naturelle et den tirer le meilleur

    parti possible , ou cet autre du dmocrate franais Louis Blanc,

    dclarant que lgalit vritable cest la proportionnalit et

    quelle consiste pour tous les hommes dans lgal

    dveloppement de leurs facults ingales . Mots qui drivent

    tous deux de cette pense de Voltaire : Nous sommes tous

    galement hommes, mais non membres gaux de la socit 1.

    Il est dailleurs certain que la dmocratie na pas trouv mais

    est-ce possible ? de critrium permettant de dterminer

    lavance ceux qui, en raison de cette ingalit naturelle, ont droit

    dans la cit les lites un rang suprieur. Toujours est-il

    quelle admet cette ingalit, lui fait droit, non seulement en fait

    mais en principe, alors que les doctrinaires de lordre lui

    substituent une ingalit artificielle, fonde sur la naissance ou

    La trahison des clercs

    17

    1 Penses sur ladministration.

  • la fortune, et se montrent en cela de parfaits violateurs de la

    justice et de la raison 1.

    La religion de lHistoire.

    Les pigones de lordre fond sur la naissance soutiennent

    encore quils dfendent la raison, vu que cet ordre a pour lui

    lhistoire . Ce qui prononce que la raison est dtermine par le

    fait. Par le fait, toutefois, qui a pour lui lanciennet, car le fait

    dnu de ce cachet, la Rvolution franaise et plus encore la

    russe ne sont point selon cette cole (aussi pour dautres

    causes) conformes la raison. On ne remarque pas assez que

    cette position, bien que ses tenants sen dfendent vivement et

    se proclament de purs positivistes , implique un lment

    religieux, en ce sens quelle confre une valeur suprieure dans

    lordre social ce qui se serait fait lorigine du monde, par la

    nature des choses , ide fort peu distincte de la volont de

    Dieu , cependant quelle na que mpris pour ce qui est cration

    de la volont de lhomme. Au fond, elle entend, avec un des

    grands prtres de lordre tel quelle le veut, mais sous dautres

    La trahison des clercs

    18

    1 Je dis les doctrinaires de lordre ; car, en fait, les rgimes les plus expressment fonds sur lordre ont confi certains des plus hauts postes de lEtat des gens sans naissance et sans fortune (voir la colre de Saint-Simon). Toutefois, mesure que ces rgimes se sentent menacs, ils se font plus intraitables sur la question de lhrdit : lexigence de trois quartiers de noblesse pour les lves-officiers, abolie au XVIIe sicle, est rtablie sous Louis XVI et renforce sous Louis XVIII. On a souvent le sentiment que la thorie de lordre selon de Maistre et Maurras en remontrerait Louis XIV. Chose fort naturelle, vu le progrs de ladversaire. (Sur ces points, voir notre tude : La question de llite , Prcision, p. 192, Gallimard, 1937.)

  • vocables, substituer la Dclaration des Droits de lHomme une

    Dclaration des Droits de Dieu 1.

    Quand Sieys scriait la Constituante : On nous dit que,

    par la conqute, la noblesse de naissance a pass du ct des

    conqurants. Eh bien, il faut la faire passer de lautre ct : le

    Tiers deviendra noble en devenant conqurant son tour , il

    oubliait que cette conqute qui se ferait sous nos yeux, et non,

    comme lautre, dans la nuit des temps, tait au regard de la

    plupart de ses concitoyens, y compris le Tiers, dnue de

    prestige. Voir le peu de considration de la plupart des hommes,

    en cela tous religieux, pour la noblesse dEmpire.

    Que le dmocrate ignore la vraie nature de ses principes.

    Effets de cette ignorance.

    Coups quil pourrait porter ladversaire.

    La religion de la nature et de lhistoire est couramment jete

    la face du dmocrate par son adversaire sous cette forme :

    Vos principes, lui lance-t-il, sont condamns davance, vu quils

    nont pas pour eux la nature, lhistoire, lexprience. Nous

    constatons ici, dans la raction quadopte gnralement laccus,

    une de ses grandes faiblesses : savoir que, faute de connatre

    la vraie nature de ses principes, il se laisse entraner sur un

    terrain tranger o il est battu davance, alors que sil restait

    sur le sien, non seulement il y serait invincible, mais pourrait

    mettre ladversaire en trs fcheuse posture. Que fait le

    La trahison des clercs

    19

    1 Bonald, Discours prliminaire la lgislation primitive.

  • dmocrate sous linculpation que ses principes ne sont pas

    conformes la nature et lhistoire ? Il se met en devoir de

    prouver quils le sont. Sur quoi il essuie la droute, attendu

    quils ne le sont pas et quon na jamais vu dans la nature ou

    dans lhistoire le respect du droit des faibles ou leffacement de

    lintrt devant la justice. Que devrait-il rpondre ? Que ses

    principes sont des commandements de la conscience qui, loin

    dobir la nature, prtendent au contraire la changer et

    lintgrer eux ; uvre quils ont commenc daccomplir la

    notion de Droits de lHomme est aujourdhui congnitale toute

    une part du genre humain et entendent bien poursuivre. Mais

    sachons le voir ; si le dmocrate sacharne prouver que ses

    principes sont adquats la nature et lhistoire, cest que de

    celles-ci il conserve le respect et reste acquis au systme de

    valeurs quil prtend combattre.

    Le dmocrate, ai-je dit, peut, sil est fidle son essence,

    mettre fort mal en point ladversaire. Celui-ci, en effet, a pour

    loi le mpris de toute injonction morale. Mais il nen saurait

    convenir sous peine dune trs dangereuse impopularit. Faire

    clater cette loi aux yeux des foules va donc grandement le

    gner. Or, cest facile. Prenons cette dclaration, qui est comme

    sa charte 1 : Quest-ce quune Constitution ? Nest-ce pas la

    solution du problme suivant : tant donn la population, les

    murs, la religion, la situation gographique, les relations

    politiques, les richesses, les bonnes et les mauvaises qualits

    dune certaine nation, trouver des lois qui lui conviennent ?

    La trahison des clercs

    20

    1 De Maistre, Considrations sur la France, chap. VII.

  • On voit que, dans ce programme, il ny a pas un mot pour la

    justice ni aucun diktat de la conscience. Mettez en relief ce trait du

    dogme et vous en dtournez tout un monde, notamment les

    chrtiens sincres qui staient enrls sous ses aigles. Je dis

    les chrtiens sincres, car dautres saccommodaient fort bien,

    et nont apparemment point chang, dune doctrine qui

    dclarait ouvertement, non sans fiert, quelle se moquait de

    toute morale. Je ne pense pas seulement ici aux troupes

    chrtiennes dAction franaise, mais ce clerg doutre-Rhin

    prostern pendant douze ans devant le messie de la Force,

    son homologue espagnol tabli dans la mme posture, ces

    membres du Sacr Collge qui, lors de laffaire thiopienne,

    poussrent, dans une sance clbre, en lhonneur de lAttila

    romain des hourras queussent envis les colonels de

    bersaglieri.

    On peut montrer par maint exemple limpossibilit o se

    trouvent aujourdhui les aptres de lordre, sous peine dun

    ostracisme qui leur serait fatal, dnoncer certains articles

    organiques de leur bible. Il ny a pas cent ans, un de leurs

    anctres dclarait la barre du Parlement franais : Il faut

    rendre toute-puissante linfluence du clerg sur lcole parce

    que cest lui qui propage la bonne philosophie, celle qui dit

    lhomme quil est ici-bas pour souffrir 1 . Et encore :

    Laisance nest pas bonne pour tout le monde 2. Un autre

    voulait que les faits civiques se distribuassent suivant les

    La trahison des clercs

    21

    1 Thiers dfendant la loi Falloux (1851).

    2 Cit par Seignobos, Histoire de la Rvolution de 1848, p. 150.

  • ingalits quil plat la Providence dtablir parmi les

    hommes 1 , que le droit de suffrage ne ft accord qu ceux

    des Franais dont ltat de possdants fait des citoyens . Tout

    le monde reconnatra quil nest pas un dentre eux qui oserait

    aujourdhui formuler publiquement de telles doctrines, encore

    quelles demeurent consubstantielles 2 . Plus rcemment, lors

    des fameuses grves sur le tas , le chef du gouvernement,

    Lon Blum, se tournant de la tribune de la Chambre vers les

    hommes de la droite et leur intimant : Sil est un de vous qui

    trouve que je devais faire tirer sur les ouvriers, quil se lve ,

    pas un ne se leva. Or ils le pensaient tous, car ainsi le voulait

    l ordre . Cette ncessit o se voit aujourdhui le courtier de

    la Force de museler en public ses volonts les plus viscrales

    est le signe dune grande victoire verbale, mais toutes

    commencent ainsi pour lide de justice. On aimerait que les

    fidles de cette ide sen rendissent compte.

    La dmocratie et lart.

    @

    Autre exemple de linhabilet du dmocrate se dfendre et

    du dommage qui lui en choit. Ladversaire lui assne, pour le

    confondre, que ses principes ne servent pas lart . Sur quoi il

    semploie dmontrer quils le servent et mord nouveau la

    La trahison des clercs

    22

    1 Guizot, Du Gouvernement de la France sous la Restauration.

    2 Toutefois, encore en 1910, maints des leurs acclamaient le pape Pie X condamnant les dmocrates chrtiens du Sillon parce quils oubliaient que lessence de lEglise est de magnifier ceux qui remplissent ici-bas leur devoir dans lhumilit et la patience chrtienne . Cest exactement le thme du dfenseur de la loi Falloux.

  • poussire, attendu quils ne le servent pas (ce qui ne veut pas

    dire quils le desservent). Ses arguments sont dune insigne

    faiblesse 1 . On ne prouve rien en faisant sonner que de grands

    artistes ont paru sous la dmocratie, la question tant de savoir

    si leurs chefs-duvre ont t des effets ncessaires de ce

    rgime (resterait dailleurs prouver que ceux de Racine ou de

    Molire le furent de la monarchie). On ne convainc pas

    davantage en brandissant que la dmocratie permet la libert

    des uvres , leur libert tant fort compatible avec leur nullit.

    La vraie rponse est que, si les principes dmocratiques ne

    servent point lart, ils visent dvelopper dautres valeurs,

    morales et intellectuelles, au moins aussi leves. Mais ici nous

    touchons un point qui montre combien les hommes, et quon

    croirait le plus volus, sont encore dans lenfance. Il semble

    quils aient encore beaucoup faire pour comprendre quun

    systme dont les idaux sont la justice et la raison a assez de

    grandeur par lui-mme sans quil faille encore lui adjoindre la

    beaut. On peut mme se demander si la plupart ne trouvent

    pas moins blessant dtre traits de menteurs, de faussaires, de

    voleurs, que d insensibles lart , cette adresse leur signifiant

    la pire des injures. Telle est du moins la hirarchie de valeurs

    adopte par maints clercs franais, qui rclamrent nagure

    La trahison des clercs

    23

    1 Ils taient notamment soutenus par Jaurs. Il y a l un trait commun toutes les doctrines dmocratique, monarchique, socialiste, communiste en tant quelles sadressent des foules : prtendre avoir toutes les vertus et ne point admettre que, si elles ont celle-ci, elles nont pas celle-l. Je cherche celle qui dclare : Ici notre thse a un point faible. (Je la cherche aussi dans lordre philosophique, du moins pour lge moderne.) On massure quun tel aveu loignerait toute une clientle, laquelle ignore la distinction des ides et veut en effet tous les avantages, fussent-ils les plus contradictoires. Cest donc l une attitude purement pratique, pour quoi le clerc na que du mpris, du moins chez ceux qui se disent relever de lesprit.

  • limpunit de tratres avrs 1 parce quils avaient du talent .

    Trait que lhistorien de la France byzantine semble avoir oubli.

    Une quivoque sur la civilisation .

    Dans le mme sens le dmocrate se voit signifier par

    ladversaire que ses principes, ne servant pas lart,

    desservent la civilisation . L encore, il ne sait pas rpondre.

    Il y a deux sortes de civilisation fort distinctes : dune part, la

    civilisation artistique et intellectuelle (ces deux attributs ne sont

    mme pas toujours conjoints) ; dautre part, la civilisation

    morale et politique. La premire se traduit par une floraison

    duvres dart et douvrages de lesprit ; la seconde par une

    lgislation qui ordonne des rapports moraux entre les hommes.

    La premire, surtout en tant quartistique, aurait assez bien

    pour symbole historique lItalie ; la seconde, le monde anglo-

    saxon. Ces deux civilisations peuvent dailleurs coexister,

    comme le prouve lexistence chez les Anglais dune admirable

    posie, de clbres monuments architecturaux, dun illustre art

    pictural. Elles peuvent aussi nettement sexclure ; cest ainsi

    que lItalie de la Renaissance semble navoir connu aucune

    moralit et que, pendant que Michel-Ange y modelait ses chefs-

    duvre, Csar Borgia perait de flches un homme li un

    La trahison des clercs

    24

    1 Braud, Brasillach.

  • arbre pour amuser les dames de sa Cour 1. On p.67 aimerait que

    certains systmes, auxquels on reproche de ne point servir la

    civilisation , ne fussent point dupes de lquivoque, mais

    rpondissent que, sil est peut-tre vrai quils ne relvent point

    de la civilisation artistique, ils reprsentent hautement la

    civilisation morale, dont la valeur lui est peut-tre au moins

    gale. Je pense notamment au peuple amricain, dont jai

    souvent t frapp de voir combien, lorsquon laccuse de

    manquer de civilisation artistique, il courbe volontiers la tte, au

    lieu de riposter quil connat en revanche la civilisation politique

    et peut-tre plus perfectionne que tel peuple dEurope qui

    prtend le toiser du haut de son volution .

    Autres adhsions du clerc la suppression de la personne.

    Je marquerai encore trois attitudes par lesquelles tant de

    clercs modernes trahissent leur fonction, si lon admet que celle-

    ci est de porter au sommet des valeurs la libert de la personne,

    la libert tant tenue (Kant) pour la condition sine qua non de la

    personne, ou encore (Renouvier) pour une catgorie de la

    conscience, le mot conscience devenant lquivalent du mot

    personne .

    Ces attitudes sont :

    La trahison des clercs

    25

    1 Sur la barbarie des murs en Italie au temps de Raphal, voir Taine, Voyage en Italie, t. I, p. 205 et suivantes. Un autre exemple serait la Chine, si admirable du point de vue artistique, encore si arrire du point de vue moral.

  • 1 Leur exaltation de ce quon a appel lEtat monolithe ,

    cest--dire tenu pour une ralit indivise lEtat totalitaire 1

    o, par dfinition, la notion de personne et a fortiori de droits

    de la personne disparat, lEtat dont lme est cette maxime

    quon pouvait lire sur tous les tablissements nazistes : Du bist

    nichts, dein Volk ist alles, et leur mpris pour lEtat conu

    comme un ensemble de personnes distinctes, revtues dun

    caractre sacr en tant que personnes. Cette position,

    quembrassrent en ces derniers vingt ans maints clercs

    franais quand ils clamaient leur adhsion aux fascismes

    hitlrien et mussolinien et laquelle la plupart dentre eux

    demeurent acquis, est particulirement curieuse dans un pays

    o, mme au temps de la monarchie de droit divin, on ne lavait

    jamais vue. Bossuet, tout en exigeant du sujet une obissance

    aveugle, na jamais formul quen tant quindividu il nexistait

    pas. Un historien a pu dire 2 que le gouvernement de Louis XIV

    ressemblait plus celui des Etats-Unis qu une monarchie

    orientale. Jean-Jacques Rousseau, quoi que prtendent tels de

    La trahison des clercs

    26

    1 On peut encore lappeler totalitaire (le mot est loin dtre univoque) en ce quil exige que la totalit de lhomme lui appartienne, alors que ltat dmocratique admet que le citoyen, une fois quil a satisfait aux obligations de limpt et du sang, connaisse la libre disposition dune grande partie de lui-mme ds quil nuse pas de cette libert pour le dtruire : ducation de ses enfants, choix de son culte religieux, droit dadhrer des groupes philosophiques, voire politiques, non conformistes. Cette libert laisse lindividu est dailleurs un grand lment de faiblesse pour ltat dmocratique ; mais celui-ci, encore une fois, na pour idal dtre fort. Les systmes totalitaires ne sont dailleurs pas nouveaux. A Sparte, dit Plutarque, on ne laissait personne la libert de vivre son gr ; la ville tait comme un camp o lon menait le genre de vie impos par la loi. (Vie de Lycurgue.) Chose naturelle dans un tat o les citoyens taient, dit Aristote (Politique, II, 7), comme une arme permanente en pays conquis . Lexemple de Sparte montre une fois de plus combien lide dordre est lie lide de guerre.

    2 M. Fernand Grenard, Grandeur et Dcadence de lAsie, chap. II.

  • ses adversaires, ne prche nullement lEtat-Moloch ; la

    volont gnrale quil exalte dans le Contrat social, est une

    somme de volonts individuelles ; en quoi il a t violemment

    malmen par Hegel, aptre type de lEtat totalitaire. Les

    doctrinaires dAction franaise eux-mmes ont toujours protest

    de leur respect des droits de lindividu ; dailleurs par pure

    manuvre, leur matre proclam tant Auguste Comte, pour

    qui le citoyen na que des devoirs et point de droits. Les vrais

    thoriciens en France de lEtat ngateur de lindividu les vrais

    pres des clercs tratres en ce pays sont Bonald (blm par

    Maine de Biran) et lauteur du Catchisme positiviste 1 . Il est

    dailleurs certain que de supprimer les droits de lindividu rend

    un Etat beaucoup plus fort. Reste toujours savoir si la fonction

    du clerc est de rendre les Etats forts.

    2 Leur exaltation de la famille en tant, elle aussi,

    quorganisme global et, comme tel, ngateur de lindividu.

    Patrie, famille, travail , clamaient les rformateurs de Vichy,

    dont le dogme nest pas mort avec leur scession. Le plus

    curieux est que ces docteurs prsentaient lesprit de famille

    comme comportant implicitement lacceptation des sacrifices

    voulus par la nation en contraste avec lgosme de lindividu.

    Comme sil nexistait pas un gosme de la famille, strictement

    oppos lintrt de la nation lhomme qui fraude lEtat pour

    ne pas corner le patrimoine des siens ou fait embusquer ses

    enfants pour les soustraire la mort, ne fait-il pas preuve au

    La trahison des clercs

    27

    1 La position de Durkheim, si elle conoit ltat comme un tre spcifique, avec ses fonctions propres, distinctes de celles de lindividu, nannihile aucunement pour cela lexistence de celui-ci et de ses convenances. Voir notamment sa Division du travail social, introduction.

  • plus haut point du sentiment de famille ? gosme infiniment

    mieux arm que celui de lindividu, vu quil est sanctifi par

    lopinion alors que lautre est infamant. Au reste, les vrais

    hommes dordre lont compris. Le nazisme voulait que lenfant

    lui appartnt, non la famille. Nous prenons lenfant au

    berceau , dclarait un de ses chefs qui ajoutait, toujours en

    homme dordre : Et nous ne lchons lhomme quau

    cercueil 1.

    3 Leur sympathie pour le corporatisme, tel quavait tent de

    ltablir le gouvernement Ptain sur le modle de lItalie fasciste

    et du Reich hitlrien, et qui, soumettant le travailleur au rgne

    unique des traditions et des coutumes, cest--dire de

    lhabitude, tend ruiner en lui tout exercice de la libert et de

    la raison. Do pour lEtat un surcrot de force, dont on se

    demande toujours sil doit constituer lidal du clerc. Peut-tre

    nos hommes dordre goteront-ils de savoir quun de leurs

    grands anctres voulait que le suffrage politique nappartnt

    quaux corporations, quil ft refus lindividu, toujours

    mauvais, au profit de la corporation, toujours bonne 2 . Encore

    une thse quils noseraient plus profrer aujourdhui, encore

    quelle continue de faire partie de leurs moelles.

    La trahison des clercs

    28

    1 Docteur Ley, cit par E. Morin, Lan zro de lAllemagne, p. 64. Lide que le sentiment de famille est la cellule du sentiment national a eu pour grand thoricien Paul Bourget. On trouvera une rfutation de la thse dans Ribot, Psychologie des Sentiments, 2e partie, chap. VIII.

    2 Bonald, loc. cit. Sur tous ces points, voir notre tude : Du corporatisme , propos du livre Demain la France par MM. Robert Francis, Thierry Maulnier, Jean Maxence, dans Prcision, 1937, pp. 171 sqq. Et aussi notre ouvrage : La Grande Epreuve des dmocraties, pp. 37 sqq. Le Sagittaire, 1945.

  • Les clercs et la guerre thiopienne.

    @

    Dans le mme mpris de lindividu, on a vu des clercs, il y a

    dix ans, applaudir lcrasement dun peuple faible par un plus

    fort parce que celui-ci, disaient-ils, signifiait la civilisation et

    que, ds lors, cet crasement tait dans lordre. (Voir le

    manifeste des intellectuels franais lors de la guerre

    thiopienne ; aussi les articles de M. Thierry Maulnier.) Tout le

    monde admet que les peuples nantis de quelque supriorit

    morale ou intellectuelle semploient la faire pntrer chez

    ceux qui en sont dnus ; cest tout le rle des missionnaires.

    Mais nos clercs entendaient que le favoris prt possession du

    disgraci, le rduist en esclavage, comme fait lhomme pour un

    animal dont il veut quil le serve, sans aucunement souhaiter

    quil lui portt sa civilisation, peut-tre mme au contraire

    (ainsi lhitlrisme voulait faire de la France son esclave, non la

    germaniser). Il tait particulirement curieux de voir des

    Franais souscrire ce droit des nations suprieures , alors

    que cest au nom de ce thme quen 1870, par entranement

    pour 1940, une nation voisine a violent la leur. L encore, la

    classe qui devait par excellence opposer au lac et sa

    prosternation devant la force le respect des valeurs clricales a

    trahi son devoir ; la papaut a reconnu le roi dItalie comme

    empereur dEthiopie.

    La trahison des clercs

    29

  • Une des thses de ces clercs 1 tait que les petits doivent

    tre la proie des grands, que telle est la loi du monde, que ceux

    qui les invitent sy opposer sont les vrais perturbateurs de la

    paix. Si vous nexistiez pas, lanaient-ils plus ou moins

    nettement au tribunal genevois, la puissante Italie et

    tranquillement absorb la faible Ethiopie et le monde ne serait

    pas en feu. Ils eussent pu ajouter que si, dans la nation, nous

    laissions les requins manger paisiblement le fretin et fermions

    les prtoires auxquels celui-ci demande justice, nous naurions

    pas daffaires Bontoux ou Stavisky et serions beaucoup plus

    tranquilles. Au surplus, ces moralistes doivent penser que les

    vrais responsables de la guerre de 1914 sont les Allis, qui ne

    surent pas persuader la Serbie que son devoir tait de se laisser

    dvorer par lAutriche.

    Une chose plus grave est que lcrasement du faible par le

    fort rencontrait alors, sinon lapprobation, du moins lindulgence

    de certains hommes non systmatiquement hostiles la Socit

    des Nations cest--dire au principe dune justice

    internationale 2. Leurs thses, toujours plus ou moins franches,

    taient que, puisque cet organisme avait trouv le moyen

    deux reprises, lors des affaires de Mandchourie et du conflit

    italo-turc, de manquer aux mesures quimpliquait son statut, on

    ne voyait pourquoi il ne le trouverait pas une nouvelle fois. Ou

    encore quils admettaient lapplication du Covenant avec ses

    risques de guerre, mais non pour des marchands

    La trahison des clercs

    30

    1 Voir LAction franaise de lpoque, notamment les articles de J. Bainville.

    2 Voir Le Temps, Le Figaro de lpoque, notamment sous la plume de M. Wladimir dOrmesson.

  • desclaves 1 comme si la vrit ntait pas que ces marchands

    desclaves tel jadis un petit capitaine juif ne nous

    intressaient nullement par eux-mmes, mais pour la cause

    quils incarnaient ; comme si la justice ne voulait pas que, dans

    lEtat, la police protget tous les citoyens, voire ceux qui

    personnellement ne valent pas cher. Ou encore quil leur

    semblait peu juste quon interdt un jeune Etat les actes de

    proie qui ont engraiss ses devanciers ; comme si leur vu ne

    devait pas tre la disparition de ces murs de la jungle qui

    furent jusqu ce jour celles de la vie internationale. Mais quoi

    de plus loquent que cette mconnaissance de la justice chez

    des hommes qui, de bonne foi, ne font point profession de la

    bafouer ?

    Le clerc et le pacifisme.

    Jai parl de la thse brandie par les antisanctionnistes lors

    de laffaire thiopienne (reprise par eux lors de Munich), qui

    consistait fltrir les partisans dune action contre la nation de

    proie parce que cette attitude impliquait lacceptation de lide

    de la guerre. Cette thse na pas t adopte seulement par les

    hommes rsolus ne pas inquiter les fascismes (dailleurs

    hypocritement, vu quils eussent fort bien admis, voire acclam,

    La trahison des clercs

    31

    1 Nous avons revu le mme mouvement au lendemain de la capitulation de Munich : Ah ! scriaient firement maints Franais, nous navons pas t aussi btes quen 1914 ; nous navons pas t nous battre pour des sauvages, lautre bout de lEurope ! Ce ralisme ntait pas seulement brandi par les Joseph Prudhomme dalors, mais par des hommes dits de lesprit. On en a vu les effets.

  • une politique risquant damener une guerre avec lEtat

    sovitique), mais par dautres profondment hostiles ces

    rgimes et sincrement acquis lide de justice, notamment

    de nombreux chrtiens. Cest la thse qui veut que lhomme

    moral le clerc tienne pour valeur suprme la paix et

    condamne par essence tout usage de la force. Nous la rejetons

    de tous points et estimons que le clerc est parfaitement dans

    son rle en admettant lemploi de la force, voire en lappelant,

    ds quelle nagit quau service de la justice, condition quil

    noublie pas quelle nest quune ncessit temporaire et jamais

    une valeur en soi. Cette conception du clerc a t

    admirablement exprime par un haut dignitaire de lEglise,

    larchevque de Cantorbry, auquel on reprochait, lors de

    laffaire thiopienne, qutant donn son ministre il voult des

    sanctions menaantes pour la paix et qui rpondait : Mon

    idal nest pas la paix, il est la justice. En quoi il ne faisait que

    reprendre le mot de son divin Matre : Je napporte pas la

    paix, mais la guerre (la guerre au mchant) 1. Rappelons que,

    dans le mme sens, les rdacteurs dun journal chrtien 2

    dclarrent, lors de la mme crise et aussi lors de Munich, que,

    sils entendaient sopposer linjustice quelles que soient les

    consquences de leur geste, ctait prcisment parce que

    La trahison des clercs

    32

    1 Matthieu, X, 34 ; Luc, XII, 10. Citons ce mot dun grand chrtien : Il faut toujours rendre justice avant que dexercer la charit. (Malebranche, Morale, II, 7.)

    2 LAube. Un des rdacteurs actuels de ce journal, M. Maurice Schumann, a, depuis son retour dans sa patrie, nettement fait passer, en ce qui regarde le chtiment des mchants, la charit devant la justice, malgr ce que ses discours de Londres montrrent pendant quatre ans de totale dvotion cette dernire valeur. Le cur a ses raisons que la raison ne connat pas. Le cur, et aussi les considrations politiques.

  • chrtiens. Maints de leurs coreligionnaires oublient que la

    thologie chrtienne confre au prince juste le droit de glaive et

    que certains anges, non les moins purs, portent un fer 1.

    La thse de la paix au-dessus de tout est chez de nombreux

    clercs une position purement sentimentale, exempte de tout

    argument 2. Ce qui est encore une faon de trahir leur fonction,

    celle-ci tant de demander leurs convictions leur raison, non

    leur cur (voir infra, p. 108).

    Le clerc et lide dorganisation.

    @

    Je marquerai enfin dans le mme ordre une ide dont on

    peut dire quelle est honore, du moins implicitement, par tous

    les clercs de lheure prsente, lesquels montrent ainsi maint

    dentre eux, cest le plus grave, sans sen douter leur trahison

    leur fonction ; je veux parler de lide dorganisation. Cette

    ide est porte au sommet des valeurs par les docteurs

    fascistes, communistes, monarchistes comme par les

    La trahison des clercs

    33

    1 Dautres chrtiens paraissent croire que leur devoir suprme est de sauver la communaut franaise, ft-ce au prix de concessions au communisme, dont ils nignorent pas lathisme fondamental. (Cf. Jacques Madaule, Les Chrtiens dans la Cit). Nous pensons que le devoir du chrtien est dhonorer les valeurs ternelles propres au christianisme, aucunement de sauver ce bien purement pratique et contingent qui sappelle sa nation.

    2 Parfois elle en donne, mais misrables. Par exemple (Alain) : La guerre narrange rien. Comme si elle navait pas empch deux fois la France dtre lesclave de lAllemagne. Je nglige les amateurs de jeux de mots qui rpliqueront quelle lest maintenant des Anglo-Saxons.Un saisissant exemple darguments enfantins en faveur de la paix tout prix est donn par Andr Gide (Journal, p. 1321 sqq.). On en trouvera lexamen dans notre France byzantine, p. 270. Voir aussi (p. 253) le sentimentalisme de P. Valry sur le mme sujet.

  • dmocrates, ceux-ci, l encore, tant battus davance lorsquils

    prtendent la soutenir au nom de leurs principes, vu que leurs

    principes en sont la ngation. Elle est, en effet, fonde sur la

    suppression de la libert individuelle, comme la nettement

    articul son inventeur1 dclarant (ce qui me semble indniable)

    que la libert est une valeur toute ngative avec laquelle on ne

    construit rien, ou encore un de ses grands adeptes, par une

    franchise quon ne trouve pas chez tous ses confrres, quand il

    crit : Le dogme de la libert individuelle ne psera pas un

    ftu le jour o nous organiserons vraiment lEtat 2 . Lide

    dorganisation a pour objet de faire produire le maximum du

    rendement dont il est capable, en supprimant les dissipations

    dnergie dues aux liberts personnelles, lensemble qui sy

    infode : la totalit de sa national efficiency si cet ensemble

    est un Etat, de sa productivit matrielle sil est la plante. Elle

    est une valeur essentiellement pratique, rigoureusement le

    contraire dune valeur clricale. Totalement inconnue de

    lAntiquit, du moins en tant que dogme, elle est une des

    trouvailles les plus barbares de lge moderne. Le fait quelle

    soit adopte par les clercs qui se croient le plus fidles leur

    fonction montre quel point leur caste a perdu toute

    conscience de sa raison dtre.

    La trahison des clercs

    34

    1 Auguste Comte (Producteur, 1825). Sur la dmocratie et lide dorganisation, voir notre ouvrage : La Grande Epreuve des dmocraties, pp. 185 sqq.

    2 Mein Kampf, p. 91, trad. franaise.

  • B. Au nom dune communion avec lvolution du

    monde. Le matrialisme dialectique. La religion du

    dynamisme .

    @

    Une autre trahison des clercs est, depuis une vingtaine

    dannes, la position de maint dentre eux lgard des

    changements successifs du monde, singulirement de ses

    changements conomiques. Elle consiste refuser de

    considrer ces changements avec la raison, cest--dire dun

    point de vue extrieur eux, et de leur chercher une loi daprs

    les principes rationnels, mais vouloir concider avec le monde

    lui-mme en tant que, hors de tout point de vue de lesprit sur

    lui, il procde sa transformation son devenir par

    leffet de la conscience irrationnelle, adapte ou contradictoire

    et par l profondment juste, quil prend de ses besoins. Cest

    la thse du matrialisme dialectique. Elle est expose, entre

    autres, par M. Henri Lefvre dans un article de la Nouvelle

    Revue Franaise doctobre 1933 : Quest-ce que la

    dialectique ? et par une importante tude dAbel Rey dans le

    tome 1 de lEncyclopdie Franaise 1.

    La trahison des clercs

    35

    1 Rcemment par un article de M. Ren Maublanc (Les Etoiles, 13 aot 1946).

  • Cette position nest aucunement, comme elle le prtend, une

    nouvelle forme de la raison, le rationalisme moderne 1 ; elle

    est la ngation de la raison, attendu que la raison consiste

    prcisment, non pas sidentifier aux choses, mais prendre,

    en termes rationnels, des vues sur elles. Elle est une position

    mystique. On remarquera dailleurs quelle est exactement,

    encore que maint de ses adeptes sen dfende, celle de

    lEvolution cratrice, voulant que, pour comprendre lvolution

    des formes biologiques, on rompe avec les vues quen prend

    lintelligence, mais quon sunisse cette volution elle-mme

    en tant que pure pousse vitale , pure activit cratrice,

    lexclusion de tout tat rflexif qui en altrerait la puret. On

    pourrait dire encore que, par sa volont de concider avec

    lvolution du monde expressment avec son volution

    conomique en tant que pur dynamisme instinctif, la mthode

    est un principe, non pas de pense, mais daction, dans la

    mesure exacte o laction soppose la pense, du moins la

    pense rflchie. Cest pourquoi elle est dune valeur suprme

    dans lordre pratique, dans lordre rvolutionnaire, et donc tout

    fait lgitime chez des hommes dont tout le dessein est

    damener le triomphe temporel dun systme politique,

    exactement conomique, alors quelle est une flagrante trahison

    chez ceux dont la fonction tait dhonorer la pense

    La trahison des clercs

    36

    1 Cest le sous-titre de la revue La Pense. Dans le numro 4 de cette publication, un de ses rdacteurs, M. Georges Cogniot, dclare quun de ses confrres, M. Roger Garaudy, a montr avec la plus grande force que le matrialisme dialectique donne aux intellectuels franais le sens de la continuit de la plus haute tradition franaise, la tradition rationaliste et matrialiste . Il est vident que, pour ces penseurs, ces deux derniers tats simpliquent lun lautre.

  • prcisment en tant quelle se doit trangre toute

    considration pratique.

    Mais ces clercs font mieux ; ils veulent que cette union

    mystique avec le devenir historique soit en mme temps une

    ide de ce devenir. Celui, scrie lun deux, qui ninsre pas

    son ide politique dans le devenir historique ou plutt qui ne

    lextrait pas, par une analyse rationnelle, de ce dernier mme

    est en dehors de la politique comme de lhistoire 1 , montrant

    par son ou plutt quil tient pour homognes le fait de

    communier avec le devenir historique et le fait dmettre par

    une analyse rationnelle ! une ide sur lui. Nous rappellerons

    ce professeur de philosophie le mot de Spinoza : Le cercle est

    une chose, lide du cercle est une autre chose, qui na pas de

    centre ni de priphrie et lui dirons : Le devenir historique

    est une chose ; lide de ce devenir en est une autre, qui nest

    pas un devenir , ou encore : Le dynamisme est une chose ;

    lide dun dynamisme en est une autre, qui, tant une chose

    formulable, communicable, cest--dire identique elle-mme

    pendant quon lexprime, est, au contraire, un statisme. Dans

    le mme sens, un des condisciples proclame : Puisque ce

    monde est dchir par des contradictions, seule la dialectique

    (qui admet la contradiction) permet de lenvisager dans son

    La trahison des clercs

    37

    1 Jean Lacroix, Esprit, mars 1946, p. 354. Ces docteurs protesteront que linsertion au devenir comporte fort bien un lment intellectuel ; le devenir conomique, diront-ils, tend vers un but, comme le devenir de la chenille se transformant en papillon. Cest l une intelligence tout instinctive, purement pratique une productivit aveugle comme celle de la dure bergsonienne qui na rien voir avec une vue sur ce devenir, ce que notre auteur appelle lui-mme le produit dune analyse rationnelle.

  • ensemble et den trouver le sens et la direction 1. Autrement

    dit, puisque le monde est contradiction, lide du monde doit

    tre contradiction ; lide dune chose doit tre de mme nature

    que cette chose ; lide du bleu doit tre bleue. L encore, nous

    dirons notre logicien : La contradiction est une chose ; lide

    dune contradiction en est une autre, qui nest pas une

    contradiction. Mais retenons, chez des hommes dits de

    pense, cette incroyable confusion entre la chose, laquelle, si

    elle est involontaire, prouve une insigne carence intellectuelle

    et, si elle est volontaire (ce que jincline croire), tmoigne

    dune remarquable improbit.

    Pour ce qui est de ma distinction entre sunir mystiquement

    au devenir historique et former une ide sur lui, maint

    dialecticien rpondra : On vous accorde cette distinction ;

    mais cest en commenant par cette union mystique avec notre

    sujet que nous mettrons sur lui des vues intellectuelles

    vraiment valables. L encore, distinguons. Veut-on dire que

    cet tat mystique deviendra connaissance intellectuelle sans

    changer de nature, par extension de lui-mme , par

    dilatation , par dtente , dit Bergson, matre, une fois de

    plus, de nos nouveaux rationalistes ? Ou veut-on dire quil le

    deviendra en rompant avec son essence et faisant appel, aprs

    cette union, une activit dun tout autre ordre, qui est

    lintelligence, la pense rflchie ? Pour moi, jadopte

    rsolument la seconde thse et pense quune ide mise sur

    une passion nest nullement le prolongement de cette passion.

    La trahison des clercs

    38

    1 Henri Lefvre, loc. cit.

  • La psychologie me donne raison. Lintelligence, conclut

    Delacroix, est un fait premier. Les diverses tentatives de

    dduction de lintelligence ont toutes chou. Je soumets au

    lecteur le cas suivant. Melle de Lespinasse crit : La plupart

    des femmes ne demandent pas tant tre aimes qu tre

    prfres. Jadmets que lardente Julie ait d, pour trouver

    cette vue pntrante, commencer par prouver la passion de la

    jalousie ; mais je tiens quil lui a fallu, en outre, possder cette

    facult dun tout autre ordre, qui est de rflchir sur sa passion

    et de manier des ides gnrales. La petite midinette qui na

    que sa souffrance pourra la dilater jusqu la fin de ses

    jours, elle ne trouvera jamais rien de pareil. De mme,

    jadmets 1 que si Marx a mis sur le systme patriarcal, fodal,

    capitaliste et le passage de lun lautre des vues profondes,

    cest parce quil a commenc par se mettre lintrieur de ces

    ralits, par les vivre ; mais jaffirme que cest surtout parce

    quil a su en sortir et y appliquer du dehors une pense

    raisonnante, selon ce que tout le monde appelle raison. Les

    hommes du XVe sicle qui, bien plus encore que Marx, vivaient

    le passage du rgime fodal au capitaliste, ny ont rien vu,

    prcisment parce quils nont su que le vivre. Au surplus, Marx,

    entre tous ces systmes, tablit des rapports ; or

    ltablissement de rapports est le type de lactivit

    spcifiquement intellectuelle dont on ne trouve pas le moindre

    germe dans lexercice vital, lequel ne sait que linstant prsent.

    La trahison des clercs

    39

    1 Et encore. Que dhommes ont mis de vues profondes sur un tat dme et ne paraissent nullement avoir commenc par le vivre. Les traits sur la folie ne sont pas faits par des fous.

  • Jattends quon me cite un seul rsultat d la mthode du

    matrialisme dialectique et non lapplication du rationalisme

    tel que tout le monde lentend, encore que souvent

    particulirement nuanc.

    Si lon demande quel est le mobile de ceux qui brandissent

    cette mthode, la rponse est vidente : il est celui dhommes

    de combat, qui viennent dire aux peuples : Notre action est

    dans la vrit puisquelle concide avec le devenir historique ;

    adoptez-la. Cest ce que lun deux exprime nettement quand

    il scrie : Choisir consciemment les voies qui dterminent de

    faon invitable le dveloppement de la socit, voil

    lexplication du ralisme de notre politique 1. On remarquera

    le mot invitable, qui implique que le dveloppement historique

    se fait indpendamment de la volont humaine ; position toute

    mystique, que dautres noncent en dclarant quil est luvre

    de Dieu 2.

    Autres reniements de la raison inclus dans la doctrine.

    @

    Le matrialisme dialectique pratique encore le reniement de

    la raison en ce quil entend concevoir le changement, non pas

    comme une succession de positions fixes, voire infiniment

    La trahison des clercs

    40

    1 Vychinsky, adjoint au ministre des Affaires trangres de lU.R.S.S., cit par Combat, 16 mai 1946.

    2 Toutefois dautres fidles veulent au contraire et fortement que lavenir soit luvre de leffort humain ; mais cest l chez eux surtout une position lyrique. (Voir Trois potes de la dialectique , par G. Mounin, Les Lettres franaises, 24 novembre 1945.)

  • voisines, mais comme une incessante mobilit , ignorante de

    toute fixit ; ou encore, pour user de ses enseignes, comme un

    pur dynamisme , indemne de tout statisme . Cest,

    encore l, une reprise, bien que maint doive le nier, de la thse

    bergsonienne, qui prne lembrassement du mouvement en soi,

    par oppos une succession darrts, si rapprochs fussent-ils,

    chose en effet tout autre. Or une telle attitude prononce

    labjuration expresse de la raison, vu que le propre de la raison

    est dimmobiliser les choses dont elle traite, du moins tant

    quelle en traite, alors quun pur devenir, exclusif, par essence,

    de toute identit soi-mme, peut tre lobjet dune adhsion

    mystique, mais non dune activit rationnelle 1 . Au reste, nos

    dialecticiens , dans la mesure o ils disent quelque chose,

    parlent fort bien de choses fixes ; ils parlent du systme

    patriarcal, du systme fodal, du systme capitaliste, du

    systme communiste, comme de choses semblables elles-

    mmes, du moins en tant quils en parlent. Mais limportant ici

    nest pas lapplication plus ou moins fidle de la doctrine, cest

    la doctrine elle-mme, laquelle, prchant comme mode de

    connaissance une attitude tout affective, constitue, de la part

    dhommes dits de lesprit une parfaite trahison.

    Le matrialisme dialectique, se voulant dans le devenir en

    tant que ngation de toute ralit identique elle-mme si peu

    La trahison des clercs

    41

    1 Daucuns mopposeront que la raison la science fait fort bien tat de mouvements en tant que mouvements : le mouvement brownien, le mouvement amibodal, le mouvement de dcomposition dune substance. A quoi je rponds quelle suppose chacun de ces mouvements identique lui-mme en tous temps et tous lieux ; elle lui assigne un nom, qui le fixe dans lesprit, en fait une ralit que tous les hommes tiennent semblable elle-mme quand il est prononc. On peut dire quen un sens elle immobilise le mouvement pour en faire un objet de raison.

  • de temps le ft-elle, se veut essentiellement dans la

    contradiction et donc essentiellement, quoi quil en dise, dans

    lantirationnel. La thse est formule avec toute la nettet

    souhaitable par cette dclaration de Plekhanov, sorte de charte

    du dogme :

    Dans la mesure o des combinaisons donnes restent ces

    mmes combinaisons, nous devons les apprcier selon la

    formule oui est oui et non est non (A est A, B est B).

    Mais dans la mesure o elles se transforment et cessent dtre

    telles quelles, nous devons faire appel la logique de la

    contradiction. Il faut que nous disions oui et non , elles

    existent et nexistent pas. (Questions fondamentales du

    Marxisme, p. 100. Cit avec ferveur par le philosophe Abel Rey,

    Le Matrialisme dialectique, Encyclopdie franaise, t. I.)

    Toute lquivoque gt dans les mots : se transforment. Veut-

    on parler dune transformation continue, ignorante de toute

    fixit ? Alors, en effet, le principe didentit ne joue plus, la

    logique de la contradiction (dont on attend une dfinition)

    simpose. Veut-on parler dune transformation discontinue, o

    un tat considr comme semblable lui-mme pendant un

    certain temps passe un autre considr sous le mme mode

    et infiniment rapproch ? La pense persiste alors relever du

    principe didentit ; nous navons nullement dire : Les

    choses existent et elles nexistent pas , mais elles existent et

    dautres ensuite existent , qui dailleurs ne nient selon aucune

    ncessit les premires. Or cette transformation discontinue est

    La trahison des clercs

    42

  • la seule quenvisage la raison, voire le langage, vu que

    lessence de la raison est dintroduire arbitrairement, mais cet

    arbitraire est sa nature mme de la fixit dans le

    changement, dinsrer, selon une formule clbre, de lidentit

    dans la ralit 1. Quand un autre dynamiste du mme bord

    prononce, non sans ddain : Le principe didentit na que la

    porte dune convention, celle de... stabiliser les proprits,

    toujours en voie de transformation, des objets empiriques sur

    lesquels on raisonne 2 , il nonce simplement du haut de sa

    superbe le moyen gnial par lequel lesprit a russi faire une

    science en dpit de la mouvance des choses. Quand le

    philosophe de lEncyclopdie franaise ajoute : oui et oui,

    formule du statisme, oui et non, formule du dynamisme ; or le

    statisme nest quapparence , nous lui rpondrons que cette

    apparence est lobjet de la science 3, alors que le rel lest

    dembrassement mystique et que la prdication dun tel

    embrassement nest pas ce quon attendait de son institution.

    La trahison des clercs

    43

    1 On me dira quil y a des moments dans lhistoire o A, loin dtre distinct de B, se fond dans B ; le systme patriarcal dans le fodal, le fodal dans le capitaliste... Nous rpondrons que la raison le langage nen considre pas moins A et B comme comportant chacun une identit soi-mme, quitte parler de la compntration de ces deux identits, laquelle devient elle-mme une identit. Tout cela na rien voir avec le fait de dclarer que A est la fois A et non A, murs avec quoi toute pense, du moins communicable, est impossible.

    2 L. Rougier, Les Paralogismes du rationalisme, p. 444. Cette convention nest encore, nous dit lauteur, toujours hautain, que celle de prendre les mots dont on se sert dans le mme sens au cours dune discussion : ce qui est simplement la condition de lintelligibilit de la pense, mme dans le soliloque. Voir toutefois dans le mme ouvrage (p. 427) une bonne critique de la dialectique hglienne.

    3 Cet objet est le phnomne, qui est le mme mot quapparence ().

  • O mne la furie du dynamique.

    La furie du dynamique conduit ses possds cette thse

    incroyable : savoir quil ny a de pense valable que celle qui

    exprime un changement. Dans une tude intitule : Caractre

    dynamique de la pense 1 , o lon confond la pense et lobjet

    de la pense, une pense tant toujours statique, jentends

    adhrente elle-mme, mme si son objet est dynamique 2, le

    philosophe plus haut cit distingue entre le jugement nominal,

    dont la copule est le mot est (lhomme est mortel), et le

    jugement verbal, o la copule est remplace par un verbe

    vritable (le verbe tre ne serait pas un verbe vritable) et

    dans lequel il y a expression dun acte irrductible une

    attribution qualitative. Quelque chose de dynamique et de

    transitif et non plus de statique et dinclusif . Les jugements :

    "La bille blanche a pouss la bille rouge", "x a heurt y"

    nattribuent pas, dit-il, une qualit aux sujets, ne les situent pas

    dans une classe. Ces jugements constatent un changement ;

    or ce sont les jugements de ce genre qui seuls, selon lui,

    constituent la pense importante, les autres tant de la pense

    grossirement simplifie et rduite au minimum pour la

    pntration du rel . Le lecteur dira si des jugements comme

    lhydrogne est un mtal ou la lumire est un phnomne

    lectromagntique , bien quils attribuent une qualit aux

    sujets, bien quils les situent dans des classes et soient lex-

    La trahison des clercs

    44

    1 Abel Rey, Encyclopdie franaise, t. I, 1-18-2.

    2 Cf. notre tude : De la mobilit de la pense selon une philosophie contemporaine , Revue de Mtaphysique et de Morale, juillet 1945.

  • pression dun tat, non dun acte, constituent de la pense

    importante. Mais surtout il jugera ces hommes dont la fonction

    est denseigner la pense srieuse, qui, devenus de vritables

    derviches tourneurs, prchent que de tels enrichissements de

    lesprit ne mritent que le ddain.

    Autres trahisons de clercs au nom du dynamisme .

    @

    Je marquerai encore dautres dogmes par lesquels, au nom du

    dynamisme , des hommes dont la fonction tait denseigner

    la raison en prnent expressment la ngation.

    1 Le dogme de la raison souple particulirement cher

    Pguy laquelle ne signifie nullement, en quoi elle ne serait

    rien doriginal, une raison qui, nonant des affirmations, ny

    tient jamais assez pour ne point sen ddire en faveur dautres

    plus vraies, mais une raison indemne daffirmation, en tant que

    laffirmation est une pense limite elle-mme, une raison

    procdant par pense qui soit la fois elle-mme et autre

    chose quelle, par consquent essentiellement multivoque,

    inassignable, insaisissable (ce quun de ses fervents appelle la

    pense disponible ). Ce dogme est infiniment voisin de cet

    autre, profess par un philosophe patent, qui veut que

    lessence de la raison soit l anxit , que le doute soit pour

    le savant, non pas un tat provisoire, mais essentiel 1 que,

    lorsque le surrationalisme , que ce nouveau mthodiste vient

    La trahison des clercs

    45

    1 G. Bachelard, Le Nouvel Esprit scientifique, pp. 147, 148, 164.

  • de dcrire, aura trouv sa doctrine, il puisse tre mis en

    rapport avec le surralisme, car la sensibilit et la raison seront

    rendues lune et lautre leur fluidit 1 ; de ces autres qui

    rprouvent la vision statique 2 de la science, celle qui

    consiste sarrter aux rsultats de la science , impliquant

    par l que la science ne doit admettre aucune position fixe,

    mme passagre ; qui prononcent : La pense est une danse

    fantaisiste, qui se joue parmi des postures souples et des

    figures varies 3 ; qui dclarent, selon leur exgte, que

    lexprience, ds quelle nous saisit, nous entrane hors de

    lintrants, hors de lacquis, hors de son propre plan peut-tre,

    hors du repos en tout cas 4 . Cette raison souple , en vrit,

    nest pas raison du tout. Une pense qui relve de la raison est

    une pense raide (ce qui ne veut pas dire simple) en ce sens

    quelle prtend adhrer elle-mme, ne ft-ce quen linstant

    o elle snonce. Elle est, a-t-on dit excellemment, une pense

    qui doit pouvoir tre rfute 5 , cest--dire qui prsente une

    position dfinissable, ce que les avocats appellent une base

    de discussion . Et sans doute mainte pense rationnelle a

    commenc par un tat desprit priv de pense arrte, par un

    La trahison des clercs

    46

    1 Cit par Paul Eluard, Donner voir, p. 119.

    2 Charles Serrus, cit par A. Cuvillier, Cours de Philosophie, I, 325.

    3 Masson-Oursel, Le fait mtaphysique, p. 58.

    4 La philosophie de M. Blondel, par J. Mercier, Revue de Mtaphysique et de Morale, 1937. Toutefois ces deux derniers philosophes ne se donnent pas pour rationalistes.

    5 Meyerson, La Dduction relativiste, p. 187.

  • tat vague 1, mais celui qui connat cet tat le connat pour en

    sortir, sous peine de ne rien noncer qui se rapporte la raison.

    Tout mon dessein, dit Descartes, ne tendait qu quitter le sol

    mouvant pour trouver le roc et largile. Ceux qui ordonnent

    lesprit dadopter comme caractre, non provisoire mais

    organique, la souplesse ainsi entendue, linvitent

    dfinitivement rejeter la raison et, sils se donnent pour des

    aptres de cette valeur, sont proprement des imposteurs. La

    proscription du saisissable a t prononce par un autre

    philosophe (Alain) quand il exhorte ses ouailles rejeter la

    pense en tant quelle est un massacre dimpressions , les

    impressions, cest--dire des tats de conscience

    essentiellement fuyants, tant les choses valables, quil ne faut

    pas massacrer . Elle lest minemment par le littrateur Paul

    Valry lorsquil condamne larrt sur une ide parce quil est

    un arrt sur un plan inclin , lorsquil crit : Lesprit, cest

    le refus indfini dtre quoi que ce soit ; Il nexiste pas

    desprit qui soit daccord avec soi-mme ; ce ne serait plus un

    esprit ; Une vritable pense ne dure quun instant, comme

    le plaisir des amants 2 ; ce qui est nous inviter communier

    avec la nature mtaphysique de lesprit, chose qui na rien

    voir avec la pense, laquelle encore une fois a pour essence de

    procder par articulations tangibles et assignables. On pourrait

    La trahison des clercs

    47

    1 Et encore. Pour une prcision sur ce point, voir notre tude de la Revue de Mtaphysique prcite, pp. 194 sqq.

    2 Voir dautres dclarations du mme ordre chez cet auteur dans notre France byzantine, p. 37.

  • appeler cette position lesprit contre la pense 1 . On mobjecte

    que le littrateur ici en cause ne se donne pas pour un

    penseur ; quavec son mpris de la pense il ne manque

    nullement sa fonction de pur littrateur. Aussi nest-ce pas lui

    que jaccuse, mais ces philosophes, dont maint se proclame

    rationaliste (Brunschvicg), qui le prsentent expressment

    comme un penseur ne lui confirent-ils pas la prsidence des

    sances commmoratives du Discours de la Mthode et de la

    naissance de Spinoza ? et couvrent ainsi de leur autorit une

    position purement mystique.

    Un saisissant exemple de philosophe rationaliste qui

    patronne une pense organiquement irrationnelle est celui de

    G. Bachelard, prsentant, dans lEau et les Rves, le

    mcanisme psychologique tel quil apparat chez un

    Lautramont, un Tristan Tzara, un Paul Eluard, un Claudel,

    comme devant, en quelque mesure, servir de modle au

    savant. Ce rationaliste exalte (op. cit. p. 70) la rverie

    matrialisante, cette rverie qui rve la matire et est un

    au-del de la rverie des formes , la rverie des formes tant

    une chose encore trop statique, trop intellectuelle ; il veut voir

    (p. 9-10) lorigine dune connaissance objective des choses

    dans un tat de lesprit soccupant surtout de nouer des

    dsirs et des rves et sefforce de devenir rationaliste en

    partant dune connaissance image telle quil la trouve chez

    ces littrateurs. Nous avouons ne pas voir comment la

    La trahison des clercs

    48

    1 Cest exactement celle de Bergson avec sa volont que la connaissance soit incessante mobilit et aussi du surralisme. ( Lesprit sans la raison. )

  • connaissance de leau la manire de Claudel ou de Paul

    Eluard, pour prendre les exemples quil presse sur son cur,

    conduira la connaissance qui consiste penser que cette

    substance est faite doxygne et dhydrogne. Nous lui

    reprsenterons le constat de Delacroix : Lintelligence est un

    fait premier. Les diverses tentatives de dduction de

    lintelligence ont toutes chou 1. Au reste, nous touchons l un

    phnomne trs rpandu aujourdhui chez les philosophes,

    voire les savants : faire tat daffirmations de littrateurs en

    vogue, purement brillantes et gratuites comme cest le droit de

    ceux-ci, mais dont on se demande ce quelles viennent faire

    dans des spculations prtention srieuse. Cest l leffet dun

    snobisme littraire, dont ladoption par des hommes dits de

    pense nincarne pas prcisment la fidlit leur loi 2.

    Nos dynamistes, pour disqualifier la pense identique elle-

    mme si peu de temps que ce ft et donc rationnelle,

    soutiennent quelle est incapable de saisir les choses dans leur

    complexit, dans leur infinit, dans leur totalit. Cest ce quils

    expriment en dclarant (Bachelard) quils sen prennent au

    rationalisme troit , entendent ouvrir le rationalisme.

    Une telle pense, est-il besoin de le dire, nest nullement

    condamne ne connatre les choses que dans leur simplisme,

    La trahison des clercs

    49

    1 Cit par A. Burloud, Essai dune psychologie des tendances, p. 413, qui combat lassertion par des arguments qui nous semblent peu probants, encore quil veuille (p. 306) que la pense rflchie soit certains gards un fait premier .

    2 Il y a l une nouveaut qui vaudrait une tude. Au XVIIe sicle, Mme de La Fayette demandait une prface pour son roman Zade Huet, vque dAvranches, homme de science ; aujourdhui, cest lhomme de science qui demanderait une prface lhomme de lettres. On et trs bien vu un livre de L. de Broglie prfac par Valry.

  • elle est fort bien capable den rendre compte dans leur

    complexit ; mais elle le fait en restant dans lidentit soi-

    mme, dans les murs du rationnel. Or cest cela que nos

    prophtes nadmettent point. La vrit est que ces nouveaux

    rationalistes repoussent le rationalisme non troit tout

    autant que ltroit, par le seul fait quil est rationalisme. Quant

    linfinit des choses, leur totalit que le matrialisme

    dialectique prtend atteindre, puisquil prtend atteindre la

    ralit et que celle-ci est totale 1 le rationalisme, en

    effet, ne la donne pas, pour la bonne raison que, par dfinition,

    il sapplique un objet limit, dont il sait fort bien, dailleurs,

    que la limitation quil en fait est arbitraire. La science nest

    possible, dit fort justement un de ses analystes, qu la

    condition quon puisse dcouper dans lensemble du rel des

    systmes relativement clos et considrer comme ngligeables

    tous les phnomnes qui ne font pas partie de ces

    systmes 2. Le Tout, prononce excellemment un autre, est

    une ide de mtaphysicien : il nest pas une ide de savant 3.

    L encore, ceux dont on attendait quils enseignassent aux

    hommes le respect de la raison et qui y prtendent, leur

    prchent une position mystique.

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    1 Polyscopique , dit H. Lefvre, op. cit., p. 531.

    2 J. Picard, Essai sur la logique de linvention dans les sciences, p. 167. L. de Broglie a montr lerreur de lancienne physique considrant les corpuscules sans interaction et signorant lun lautre ( Individualisme et Interaction dans le monde physique , in Revue de Mtaphysique, 1937) mais nen prche pas pour cela la considration du Tout.

    3 A. Darbon, La Mthode synthtique dans lessai, dO. Hamelin, in Revue de Mtaphysique et de Morale, 1929. Sur la prdication du Tout chez Bergson et Brunschvicg, voir notre article prcit, pp. 185 sqq.

  • Un procs voisin du prcdent contre la pense stabilise est

    quelle ne procde que par affirmations grossirement

    massives , par fermet exempte de nuances , dont Taine

    serait le symbole. Comme si le propre du bon esprit ntait pas

    prcisment la fermet dans la nuance ; comme si les nuances

    que la physique moderne tablit, par exemple, dans lide de

    masse : lide de quantit de matire, de capacit dimpulsion,

    de quotient de la force par lacclration, de coefficient de la loi

    dattraction universelle, ntaient pas des ides parfaitement

    bien identiques elles-mmes et aucunement mobiles .

    Comme si on nen pouvait pas dire autant, en matire

    psychologique, des nuances de Stendhal, de Proust, de Joyce,

    voire de Taine. Mais la consigne de ces clercs est de vouer au

    mpris des hommes, par tous les moyens, la pense

    rationnelle.

    Voici un saisissant exemple de leur volont didentifier la

    pense nuance une pense mobile. Lorsque M. Einstein,

    crit lun deux, nous suggre de corriger et de compliquer les

    lignes du newtonianisme, trop simples et trop schmatiques

    pour convenir exactement au rel, il affermit chez le philosophe

    la conviction quil tait effectivement utile de faire passer la

    critique kantienne dun tat cristallin un tat

    collode 1 . Et un autre : Chercher la nuance, au risque

    mme deffleurer la contradiction, tel est le moyen de saisir la

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    1 Brunschvicg, LOrientation du rationalisme, in Revue de Mtaphysique et de Morale, 1920, p. 342. Lauteur place les mots cristallin et collode entre guillemets, laissant entendre quils ne sont pas de lui ; mais il est clair quil y souscrit.

  • ralit 1. Notons toutefois la timidit d effleurer . Barbares

    honteux de leur barbarie.

    Enfin nos dynamistes condamnent encore la pense stable

    parce quelle se croirait dfinitive. Les ides dun vrai savant, dit

    notre philosophe de lEncyclopdie 2, ne doivent jamais tre

    considres comme dfinitives ou statiques , ces deux

    derniers mots lui tant videmment synonymes. Comme si le

    statique ne pouvait pas se savoir provisoire sans nullement

    devenir pour cela mobilit insaisissable. Dans le mme esprit,

    Brunschvicg compare certains savants contemporains un

    photographe qui, la tte sous son drap noir, crierait la

    nature : Attention ! je prends votre image ; ne bougeons

    plus ! On cherche o est aujourdhui, parmi les hommes qui

    pensent par ides stables, un tel simpliste. Qui veut noyer son

    chien le dit enrag.

    2 Le dogme du perptuel devenir de la science , qui, lui

    encore, ne signifie point que la science doive procder par une

    succession dtats fixes dont aucun nest dfinitif, chose que nul

    ne conteste, mais par un changement ininterrompu, sur le

    modle de la dure , essentiel, parat-il, lesprit du savant.

    Cette conception est celle de maints philosophes actuels quand

    ils rapportent le devenir de la science au fait quelle doit se

    mouler sur le rel en tant quil est incessant changement,

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    1 Boutroux, De Lide de loi naturelle dans la Science et la Philosophie contemporaine, p. 16-17.

    2 Abel Rey, loc. cit.

  • ressaisir la ralit dans la mobilit qui en est lessence 1 . On

    se demande ce queussent donn un Louis de Broglie ou un

    Einstein si leur esprit navait t quincessante mobilit avec

    refus dadopter aucune position stable. L encore, nos clercs

    exaltent une attitude de pur sensualisme, rpudiatrice de toute

    raison.

    3 Le dogme du concept fluide (Bergson, Le Roy), qui ne

    veut pas dire lappel un concept de plus en plus diffrenci,

    de mieux en mieux adapt la complexit du rel, mais

    labsence de concept, vu que le concept, si diffrenci soit-il,

    sera toujours, du fait quil est concept, une chose rigide ,

    incapable par essence dpouser le rel dans sa mobilit. Cest

    l une position quon ne saurait reprocher un Bergson ou un

    Le Roy, lesquels, surtout le second, se donnent assez nettement

    pour des mystiques. Mais que dire du rationaliste

    Brunschvicg qui, du haut de la chaire, annonce une jeunesse

    incline sous son verbe un rationalisme s