Bektache Mourad

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Studii de gramatică contrastivă 33 REPRESETATIOS SOCIOLIGUISTIQUES ET DEOMIATIO DES DIALECTES BERBERES E ALGERIE 1 Résumé : Les mots berbères, tamazight, kabyle, chaoui, mozabite,… sont employés pour désigner une langue, un dialecte d’une langue ou des dialectes d’une même langue. Mais du point de vue linguistique la langue berbère standard n’existe pas. Les locuteurs ont recours à des dénominations génériques pour désigner leur langue (au singulier) : celle qu’ils considèrent comme « unifiée, homogène ». Les représentations sociolinguistiques qu’ont les locuteurs berbérophones de leurs pratiques langagières sous-tendent leurs attitudes envers leur langue. Ces attitudes influent le processus de dénomination des dialectes berbères. Cependant au sein de la même communauté (ici kabylophone) il existe des dénominations péjoratives qui désignent certains dialectes du berbère. Dans cette étude nous nous intéresserons aux différents noms désignant les dialectes berbères et aux dénominations péjoratives de certains dialectes. Mots-clés : dénomination, représentations sociolinguistiques, attitudes, langue. Abstract: The words, Berber, Tamaziɣt, Kabyle, Chaoui, Mouzabite...etc, are used to design a language, a dialect of a language or dialects of the same language. Linguistically, the standard Berber language does not exist. The speakers use generic denominations to describe their language (in singular); the one they consider to be unified and homogenous. The sociolinguistic representations, which the Berber speakers have of their language practices, underlie their attitudes towards their langauge. These attitudes influence the process of denomination of the Berber dialects. everthless, in the same community (here Kabyle speakers), there are pejorative denominations that describe some Berber dialects. In this study, we are interested in the different names designing the Berber dialects and the pejorative denominations of certain dialects. Key words: Denomination, sociolinguistic representations, attitudes, language. La nomination du berbère pose la problématique lancinante de la désignation d’une langue standard dans laquelle se regrouperaient plusieurs variétés à l’instar des autres langues du monde. Or, du point de vue linguistique, le berbère est défini comme langue dont l’unité est abstraite. En Algérie, depuis 2002, il est reconnu comme langue nationale sous la dénomination de « langue amazighe ». En l’absence d’une variété standard (officielle), les locuteurs attribuent à leur langue différents noms en recourant à des appellations génériques : berbère, tamazight, kabyle, etc. Mais, derrière le processus de dénomination des langues se profilent des attitudes envers les différentes variétés parlées en Algérie. Les noms 1 Mourad BEKTACHE, Laboratoire LAILEMM, Université de Bejaia, Algérie. [email protected]

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Tasnilest - Linguistique.

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    REPRESE%TATIO%S SOCIOLI%GUISTIQUES ET DE%OMI%ATIO% DES DIALECTES BERBERES E% ALGERIE1

    Rsum : Les mots berbres, tamazight, kabyle, chaoui, mozabite, sont employs pour dsigner une langue, un dialecte dune langue ou des dialectes dune mme langue. Mais du point de vue linguistique la langue berbre standard nexiste pas. Les locuteurs ont recours des dnominations gnriques pour dsigner leur langue (au singulier) : celle quils considrent comme unifie, homogne . Les reprsentations sociolinguistiques quont les locuteurs berbrophones de leurs pratiques langagires sous-tendent leurs attitudes envers leur langue. Ces attitudes influent le processus de dnomination des dialectes berbres. Cependant au sein de la mme communaut (ici kabylophone) il existe des dnominations pjoratives qui dsignent certains dialectes du berbre. Dans cette tude nous nous intresserons aux diffrents noms dsignant les dialectes berbres et aux dnominations pjoratives de certains dialectes.

    Mots-cls : dnomination, reprsentations sociolinguistiques, attitudes, langue. Abstract: The words, Berber, Tamazit, Kabyle, Chaoui, Mouzabite...etc, are used

    to design a language, a dialect of a language or dialects of the same language. Linguistically, the standard Berber language does not exist. The speakers use generic denominations to describe their language (in singular); the one they consider to be unified and homogenous. The sociolinguistic representations, which the Berber speakers have of their language practices, underlie their attitudes towards their langauge. These attitudes influence the process of denomination of the Berber dialects. ,everthless, in the same community (here Kabyle speakers), there are pejorative denominations that describe some Berber dialects. In this study, we are interested in the different names designing the Berber dialects and the pejorative denominations of certain dialects.

    Key words: Denomination, sociolinguistic representations, attitudes, language. La nomination du berbre pose la problmatique lancinante de la

    dsignation dune langue standard dans laquelle se regrouperaient plusieurs varits linstar des autres langues du monde. Or, du point de vue linguistique, le berbre est dfini comme langue dont lunit est abstraite. En Algrie, depuis 2002, il est reconnu comme langue nationale sous la dnomination de langue amazighe . En labsence dune varit standard (officielle), les locuteurs attribuent leur langue diffrents noms en recourant des appellations gnriques : berbre, tamazight, kabyle, etc. Mais, derrire le processus de dnomination des langues se profilent des attitudes envers les diffrentes varits parles en Algrie. Les noms

    1 Mourad BEKTACHE, Laboratoire LAILEMM, Universit de Bejaia, Algrie. [email protected]

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    des langues revtent un caractre important ds lors quils constituent un indice du positionnement des langues dans le discours des locuteurs. En nommant les langues les locuteurs hirarchisent et classent les dialectes. Cette tude traite de la nomination dune langue dont lunit est abstraite, en ce sens que la langue berbre standard nexiste pas. Un effort pour sa standardisation est men. Mais elle na toujours pas une norme de rfrence. En effet, les locuteurs nomment une langue dont lexistence est thorique. Les linguistes considrent la notion de langue berbre comme une abstraction linguistique et non une ralit sociolinguistique identifiable et localisable (Chaker, 1995 :7). travers une brve esquisse constitue de deux parties, nous identifierons les noms attribus au berbre dans les textes officiels. Suivra une description sociolinguistique de la situation des dialectes en prsence en Algrie et particulirement en Kabylie (lieu de notre enqute). La seconde partie de ce travail est une analyse des noms des dialectes kabyles attribus par les locuteurs d'aprs les rsultats d'une enqute mene l'Universit de Bjaia. Cette analyse nous permettra de savoir, dans un premier temps, comment sont nomms les dialectes kabyles, puis de comprendre ce qui sous-tend l'emploi des noms pjoratifs pour dsigner certains de ces parlers kabyles ? 1. La dnomination du berbre dans les textes officiels

    Le berbre navait aucun nom dans les textes officiels algriens. Il fallait attendre lanne 1995 pour voir apparatre dans certains dcrets la dsignation de langue amazighe . Cette expression apparat, en effet, dans larticle 4 du dcret prsidentiel du 28 mai 1995, portant cration du Haut Commissariat lAmazighit. Cette institution a pour mission la rhabilitation et la promotion de lamazighit en tant que lun des fondements de lidentit nationale ; lintroduction de la langue amazighe dans les systmes de lenseignement et de la communication . Plus officiellement, ce nest que dans lamendement du 8 avril 2002 de la Constitution que, pour la premire fois, cette langue a pu tre nomme sous le dsignant langue amazighe . Cependant, dans les faits, la langue berbre continue tre enseigne sous ses divers dialectes selon la rgion dhabitation. Le journal tlvis est prsent en divers dialectes (kabyle, chaoui, mozabite). Les manuels scolaires pour lenseignement du berbre sont labors dans des graphies diffrentes. Le berbre est crit en caractres latins, caractres arabes et tifinagh. En Kabylie, ce sont les caractres latins qui semblent tre privilgis. Dans les mass-media, cest une vritable bataille qui est engage : la chane Berbre Tlvision qui met partir de France diffuse ses principaux programmes en kabyle et utilise les caractres latins pour sous-titrer ses films. T.V Tamazight, une chane de tlvision lance au mois de mars 2009 par lEntreprise Nationale de Tlvision (chane algrienne publique), diffuse ses programmes dans plusieurs dialectes du berbre. Ses films

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    sont sous-titrs en caractres arabes. Bien avant le lancement de cette chane, lunique chane algrienne de tlvision diffusait le journal berbre de 13h essentiellement en trois dialectes. 2. Les langues en prsence

    Le berbre se prsente sous plusieurs formes, rparties sur un territoire gographique immense. Sad Chemakh (2006 :58) subdivise les langues berbres dAlgrie en:

    - Aire kabyle au Nord ( l'est d'Alger) - Aire chaouie lest (sud-est Constantinois) - Aire chenouie dans les Monts du Chenoua louest dAlger, - Aire mozabite Ghardaa et les six cits environnantes, - Aire touargue au sud, dans l'Ahaggar.

    Dautres groupes berbrophones plus restreints existent galement. Ils sont disperss dans plusieurs autres rgions dAlgrie : Tlemcen, Adrar, Ouargla, etc. La Kabylie constitue lune de ces grandes aires dialectales berbres (Laceb, 2000). Au sein de cette mme aire, coexistent des parlers locaux qui ne sont gure utiliss que pour la communication intra-rgionale (Chaker, 1995 :7) et qui sont souvent dsigns par des dnominations internes : le kabyle de la Grande, celui de la Petite Kabylie, tasahlit, tamrousit, tagawawt, etc. Ils sont gnralement caractriss par des particularits phontiques, lexicales, parfois morpho-syntaxiques qui permettent une identification golinguistique des locuteurs (Chaker, 1995 : 8). En gnral, le terme tagawawt dsigne les parlers pratiqus dans la wilaya de Tizi-Ouzou. Pour les Kabyles de la Soummam (Bjaia), tagawawt dsigne les parlers des habitants du massif du Djurdjura. Tandis qu Tizi Ouzou tagawawt renvoie uniquement au parler des habitants des At Wassif, At Yanni et An-El-Hamam (Boulifa, 1913 :18). Il faut noter que cette appellation est trs ancienne et nest utilise que dans certaines rgions de la Kabylie. Le dialecte tasahlit1 est parl par environ cent soixante mille locuteurs le long de la cte Est de Bjaia. Le nom sous lequel ce dialecte1 est aujourdhui connu tire son origine de larabe Sahel qui signifie la cte .

    1 propos de cette varit qui se distingue sensiblement du kabyle parl dans les autres rgions de la Kabylie, une lgende raconte que deux familles chelouhs seraient venues de Sakiet El-Hamra (Sud marocain) sinstaller sur la cte dAokas situe lEst de Bjaa. Sliman Rahmani (1933, ,otes ethnographiques et sociologiques sur les Beni Mhamed du Cap dAokas et les Beni-Amrous , Constantine ) rapporte ce propos la lgende que voici : Vers la fin du XVe sicle de lre chrtienne au moment o les Maures vaincus par les Espagnols repassrent la mer et se rpandirent dans le Nord de lAfrique (1492, deux familles vinrent stablir dans le pays sous la conduite de deux

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    Le terme tamrousit est utilis pour dsigner le parler des Ait Amrous, dans la commune de Tichy, lest de Bjaia. Plusieurs autres noms de dialectes apparaissent galement pour distinguer les dialectes des diffrentes rgions de la Kabylie. Ces dialectes sont nomms par des appellations ethnonymiques et anthroponymiques: takherratit (parler de Kherrata), tamouchit (parler de Amoucha), tabdjawit (parler de Bjaia), tamrousit (parler des Ait Amrous, dans la commune de Tichy, lest de Bjaia). 3. Dnomination des langues en Kabylie.

    Lanalyse des rsultats de notre enqute fait ressortir trois procds de dnomination des langues en Kabylie : dnomination par des noms pjoratifs, dnomination par des noms mlioratifs (noms de prestige), dnomination neutre . Nous comprenons travers ces trois procds quil sagit de charges smantiques connotatives qui accompagnent le nom ou le qualifiant dune langue. 3.1. Pjoration, mlioration et neutralit dans la dnomination des langues

    Du latin pejorare, le mot pjoration dsignait l action d'empirer (le TLF informatis). Le mot vient galement de pejor pire . Il sagit dun tat de ce qui devient pire . Dans le TLF informatis la pjoration dsigne le fait de prendre, de prsenter une dnotation ou une connotation dfavorable , ou une action de rendre pire, de dprcier (le TLF informatis). Le Grand Robert (2009) dsigne par le mot pjoration le fait d'ajouter une valeur pjorative un mot; processus par lequel une forme linguistique acquiert une valeur pjorative, une connotation dfavorable . Le mme dictionnaire ajoute que ladjectif pjoratif se dit d'un mot, d'une expression, d'une terminaison, d'une acception qui comporte une ide de mal, dprcie la chose ou la personne dsigne . Dans son livre Essai de smantique, Michel Bral (1913 :100) note que la pjoration est une disposition trs humaine qui nous porte voiler, attnuer, dguiser les ides fcheuses, blessantes ou repoussantes . Au plan sociologique, la pjoration est utilise en tant que stratgie sociale pour dplacer les tensions et les frustrations des membres d'un mme groupe ou encore de construire une image plus flatteuse de son groupe d'origine (Sanchez-Salgado, 2008 :63). Ladmiral Jean-Ren et Lipiansky Edmond Marc (1989 :208) affirment

    chefs et marabouts vnrs : Mhemmed ou Sad des Ouled Mhemed de Djidjilli et Sidi Mahmed ou Mamar (notre anctre) 1 originaire de Sakiet El-Hamra, au Sud du Maroc. 1 Dans ce travail les termes dialecte, parler, varit sont synonymes.

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    ce propos qu il est important de pouvoir percevoir, par exemple, les strotypes, les prjugs, les images ngatives comme inhrentes aux relations intergroupes en gnral, plutt que de les interprter comme une sorte de perversion individuelle ou sociale... Dans le domaine sociolinguistique, la pjoration sinscrit dans le cadre des reprsentations et des attitudes linguistiques quont les locuteurs sur/envers les langues. Lattitude et la reprsentation sont un cas de la pjoration. Un locuteur qui dans son imaginaire se reprsente une langue ou une quelconque autre pratique langagire de faon ngative ragit dans son discours de faon dnigrer et dprcier cette langue. Cest dans ce contexte prcis que la pjoration intervient. Le procd de dnomination par des noms pjoratifs est une attitude ngative et dfavorable envers les langues. Cette attitude se manifeste par des comportements linguistiques en dfaveur de la langue nomme. Le discours ngatif sur les pratiques langagires dcoule ici des reprsentations ngatives quont les locuteurs. Fabienne Baider (2004 :89) note ce propos que la pjoration linguistique est [...] bien une pratique sociale qui cre autant qu'elle perptue une attitude vis--vis du rfrent . Contrairement la pjoration, le procd de mlioration renvoie une attitude favorable par rapport lobjet dsign. Du latin melioris. La mlioration renvoie au fait d'emporter une connotation favorable (Le Grand Rober, 2009). Dans le TLF informatis, cest ladjectif mlioratif qui est mentionn. Il sagit selon ce dictionnaire dun terme qui a une connotation favorable . Nous retenons de ces dfinitions le terme favorable. La mlioration concerne un procd de dsignation par lequel le locuteur manifeste une attitude favorable. Dans le procd de dnomination des langues, cest ladjectif mlioratif qui est employ : noms mlioratifs de langues. Il sagit dune qualification/ dsignation connotation valorisante des ralits que les termes mlioratifs dsignent. Ce procd rvle le jugement de valeur de celui qui l'emploie. Cest une attitude linguistique positive que le locuteur manifeste envers une langue. Par ailleurs, la neutralit dans le procd de dnomination des langues se manifeste quand le nom de langue utilis par le locuteur na aucune connotation (ni positive, ni ngative). Le contexte demploi de la dnomination lui seul peut rendre compte de cette neutralit. travers ce procd le locuteur naffiche aucune position envers les langues. Dans la pratique, la dnomination neutre des langues est difficile concevoir. Car chaque nom de langue vhicule une connotation (pjorative ou ngative). Les procds de dnomination des langues dpendent de la position de celui qui nomme. Il y a plusieurs positions travers lesquelles cette dnomination peut se manifester. Un dnommant intra-muros est un individu ou groupe qui nomme sa propre langue. Dans cette situation, ce sont les membres du mme groupe qui nomment leur propre langue. La dnomination est majoritairement mliorative.

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    Un dnommant extra-muros est un individu ou groupe qui nomme la langue de lautre. Dans ce cas, il peut sagir dun individu ou groupe en conflit avec la langue - il y a divers enjeux - de lautre quil nomme (exemple dun groupe appartenant la mme rgion gographique, mais parlant deux langues diffrentes). Dans ce cas de figure, cest la dnomination par des noms pjoratifs qui se manifeste. Il peut concerner aussi un individu ou un groupe tout fait extrieur la langue quil nomme : aucun conflit, aucun intrt, aucun enjeu (exemple dun tranger dun pays lointain qui nomme une langue dun autre pays). Ici, la dnomination peut tre neutre. 3.2. Lenqute

    Pour comprendre les procds de dnomination du kabyle, nous avons men une enqute sociolinguistique auprs de locuteurs Bejaa. Ces locuteurs sont des tudiants de luniversit de Bejaia. Ils sont inscrits dans diffrentes filires (sciences humaines et sociales, technologie, mdecine, sciences exactes, lettres et langues). Lenqute sest droule au courant de lanne universitaire 2012/2013. Les tudiants interrogs poursuivent leurs tudes universitaires en franais. Ils viennent des diffrentes rgions de la wilaya de Bejaia : rgion du Sahel (Cte Est), rgion de la valle de la Soummam et la ville de Bejaia (chef lieu de la wilaya). Le choix des tudiants de luniversit de Bejaia comme population denqute est motiv par plusieurs paramtres : les tudiants de luniversit de Bejaia sont majoritairement berbrophones. Ils parlent le kabyle (langue maternelle), ont suivi leurs tudes (du primaire au lyce) en arabe et effectuent leurs formation universitaire en franais. Cette rgion vit continuellement le conflit linguistique qui caractrise lAlgrie : arabe/berbre. De nombreux vnements militants ont chamboul la rgion : printemps berbre (manifestations de rue en 1981 pour exiger la reconnaissance de lidentit berbre), grve du cartable ou boycott scolaire (une grve des coliers et des tudiants qui a dur une anne en 1995 pour demander lofficialisation de la langue berbre) et printemps noir (manifestions de rues qui ont dur plus dune anne en 2001). Il faut souligner aussi que luniversit est un milieu ou le dbat sur les langues est intense et constitue lune des principales proccupations des tudiants. Par ailleurs, nous avons emprunt la mthode denqute par questionnaire. Cette mthode prsente comme avantage, pour notre travail, de cerner tous les procds utiliss pour la dnomination du kabyle. Partant du constat que mme en Kabylie, il existe une ambigut dans la dsignation des diffrentes langues berbres et que certaines dentre elles sont stigmatises tandis que dautres sont valorises, nous avons centr notre questionnaire autour de la dfinition des mots berbre et tamazight, puis sur les noms attribus aux diffrents dialectes du kabyle.

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    Le questionnaire contient 17 questions que nous avons classes en deux parties. Le premier groupe (de 1 6) est constitu de questions relatives la dfinition des mots berbre et tamazight. Dans le mme sillage, une question a t consacre aux rapports que font les locuteurs entre les dnominations berbre/amazigh/kabyle. La deuxime partie du questionnaire (de 7 17) est consacre aux noms attribus aux dialectes du kabyle et aux reprsentations que se font les locuteurs de ces dialectes. Trois cents exemplaires du questionnaire ont t soumis aux tudiants dans les cits et campus de Bejaa. Nous avons procd nous-mmes la distribution du questionnaire. Les enquts ont reu linstruction de rpondre librement aux questions. Aprs dpouillement, nous avons cherch savoir quels noms attribue-t-on aux langues berbres dune manire gnrale puis aux dialectes kabyles.

    3.1. Berbre / tamazight : nomination valeur symbolique

    Un premier dpouillement nous a permis d'abord de cerner comment sont dfinis les mots berbre et tamazight et que dsignent-ils chez nos locuteurs. Le tableau suivant en donne un aperu de ces dsignations.

    Tableau 1 : dsignations des mots berbre et tamazight

    Q 1

    Q

    ue

    ds

    ign

    e-t-

    on p

    ar le

    mot

    be

    rbr

    e ?

    Rponses des locuteurs

    Rponses des locuteurs

    Langue maternelle (50%)

    Q 3

    Q

    ue

    ds

    ign

    e-t-

    on p

    ar le

    m

    ot a

    maz

    igh

    ?

    Langue nationale (40%)

    ,otre identit (26%) Langue pure et authentique (25%)

    ,otre nationalit (22%)

    ,otre culture (15%) Langue du peuple libre (06%)

    Langue nationale et officielle (10%)

    Tribu (03%) Langue officielle (03%)

    Q 2

    Q

    ue

    sign

    ifie

    pop

    ov o

    vo le

    mot

    be

    rbr

    e ?

    Tamazight (66%)

    Q 4

    Q

    ue

    sign

    ifie

    pou

    r vo

    us

    le m

    ot

    amaz

    igh

    ?

    Langue maternelle (53%)

    Dialecte (17%) Langue des hommes libres (19%) Une langue qui ressemble tamazight (09%)

    Partie du berbre (13%)

    Une langue (08%)

    Langue (20%) Langue de Tizi Ouzou (05%)

    Langue des anctres (04%) Langue de lAfrique du ,ord (03%)

    kabyle enseign (02%)

    Langue de Massinissa (01%)

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    Commentaire

    La lecture du tableau montre quune proportion importante de locuteurs dsigne par le mot berbre la langue maternelle (50%). La signification du mot berbre est rpercute par le vocable tamazight (66%). Dautres significations (avec des proportions relativement faibles) renvoient la notion de dialecte et de langue. Concernant la question 4 (Que dsigne-t-on par le mot amazigh ?), une grande partie des enquts nonce le compos langue nationale . Les rponses des locuteurs tournent autour du statut de cette langue : langue nationale, langue officiellePlus de la moiti des enquts (53%) attribue au mot tamazight la signification de langue maternelle . Les autres locuteurs interrogs considrent que tamazight signifie la langue des hommes libres , langue enseigne En nommant le berbre, les locuteurs produisent un discours sur leur langue. Les rsultats de notre enqute montrent que les locuteurs oprent une distinction entre le berbre et tamazight. Le smme de chacun de ces deux termes subit des changements au niveau de quelques smes. Le mot berbre fonctionne en tant quethnonyme dsignant les populations de lAfrique du Nord. Le mme mot renvoie avec des proportions considrables de rponses lidentit et la culture de la population correspondante. Le mot tamazight, quant lui, dsigne une langue nationale et officielle . Dans la pratique, le berbre nest pas une langue officielle. Elle est langue nationale depuis 2002. Il y a lieu de souligner en outre que cet emploi du mot tamazight pour dsigner la langue officielle et nationale pourrait tre expliqu par le fait que les dialectes parls par les berbrophones apparaissent dans les textes officiels et les textes militants (associations, partis politiques, organisations syndicales) sous ce nom. Les locuteurs ont avec le temps intrioris cette appellation en lemployant pour dsigner leur langue. Ils construisent dans leur imaginaire une langue standardise et norme, dans laquelle ils se reconnaissent en y forgeant leur identit. Abderrazak Dourari explique que cette dnomination [de] langue tamazight , o le singulier frappe l'esprit de celui qui est un tant soit peu au fait de la pluralit des varits berbres ne peut tre interprte que comme un vouloir-tre, lui-mme fond sur un avoir t mythique, rig en devoir-tre (Dourari, 1997 : 52). Le vouloir tre une gomme le multiple (Dourari, idem). Le schma suivant montre les procds demploi des noms berbre et tamazight dans les rponses de nos enquts :

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    Figure 1 : emplois des mots berbre et tamazight

    Ce schma (figure 1) dmontre que des modifications de sens sont opres dans les mots berbre et tamazight. Des smes additionnels sont prsents dans lun et lautre. Les locuteurs promeuvent au rang de langue officielle la langue dont le nom est tamazight. Le terme berbre, qui est dorigine franaise, recouvre une connotation pjorative (Chriguen, 1987 :17). Dans une analyse de lethnonyme Amazigh, Foudil Cheriguen dmontre que ce terme disparaissait puis rapparaissait selon les vicissitudes de lhistoire (Chriguen, 1987 : 18), ce qui traduit selon lui la rsistance berbre lassimilation complte sur le plan socio-politique et culturel (Chriguen, idem). Le mot amazigh, relve-t-il, tait presque banni des usages officiels et tait devenu tabou (Chriguen, idem). De ce point de vue, le recours au terme amazigh traduit la volont des locuteurs de se rapproprier leur identit. Dautant plus que le mot amazigh est porteur de smes avantageux (noble, homme libre). Il sagit aussi de marquer une opposition au discours officiel qui emploie lethnonyme barbar (El barbar, en arabe moderne), avec les connotations pjoratives que ce terme sous-entend pour dsigner les populations berbrophones et leur culture. En outre, l'ethnonyme Amazigh, contrairement son quivalent, berbre, qui tait le mieux tolr par les reprsentants de l'tat, est prfr relativement aux termes spcifiques rgionaux comme kabyle, touareg, chaoui. Or, lemploi de ces termes relverait dans ce cas dune volont de morcellement ethnonymique (Chriguen, 1987 : 19). Une fragmentation que seules les appellations Amazigh et Berbre taient parvenues dpasser et fdrer. Cela permet, comme le remarque, Francis Manzano de comprendre que lamphibologie des mots en question nest sans doute pas le meilleur tremplin pour lunification typologique et anthropologique du monde berbre (Manzano, 2006 :189).

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    En somme, amazigh/tamazight renvoie, comme le souligne Salem Chaker assez nettement une identification linguistique, connote de manire trs valorisante et impliquant la conscience d'une communaut dpassant le cadre rgional-dialectal (Chaker, 1987: 562). Ces remarques permettent en fait davancer que le remplacement du mot berbre par tamazight est en cours de ralisation. premire vue donc, quelques faits semblent attester que le remplacement est peut-tre en cours, voire mme bien avanc , affirme Francis Manzano (2006 : 178) dans une tude sur la dnomination berbre. Par ailleurs, les significations donnes par les locuteurs aux mots berbre et tamazight sont imprcises : C'est un dialecte , cest du kabyle , tamazight , partie du berbre , langue maternelle , langue des anctres , langue de Massinissa , une langue qui ressemble tamazight En effet, la nomination du berbre a ceci de particulier : labsence dune norme de rfrence clairement dfinie et clairement dlimite. Les deux dnominations berbre et tamazight sont des appellations qui restent ambigus pour les locuteurs. Or, si lune ou lautre renvoie la langue, lobjet dsign demeure flou et abstrait et non saisissable dans la ralit. S'agit-il du kabyle, du chaoui, du mozabite ? Mme si on supposait que tamazight ou berbre renvoie lensemble des langues parles par les populations berbres, il nen demeure pas moins que cet ensemble est toujours inexistant sous forme dune langue unifie/unique. En revanche, en tant qu'ethnonymes les mots amazigh et berbre ne souffrent d'aucune ambigut puisqu'ils renvoient aux populations parlant le kabyle, le mozabite, le chaoui, etc. Quelle attitude les locuteurs adoptent-ils envers les deux dnominations ? Foudil Cheriguen explique que les usages des noms de langues sont rvlateurs des diffrentes attitudes quadopte le locuteur pour affirmer, reconnatre, accepter, infirmer, nier, taire selon le cas, des positionnements sociaux, politiques et idologiques divers () (Cheriguen, 2007 :138). Un nom de langue, relve-t-il, peut tre englobant, particularisant, expressif dune langue, minorant, ambiguisant et innommable (Cheriguen, 2007 : 139). Quand on oppose berbre amazigh, une crasante majorit adopte une attitude ngative lgard du mot berbre, considr comme pjoratif, et une attitude positive envers le mot amazigh. La dnomination berbre est rejete quand le contexte de son emploi lui associe le sme barbare . Le mme nom est adopt quand il est employ comme quivalent tamazight et dsignant une langue ou un peuple unifi. Le nom amazigh, quant lui, est employ comme ethnonyme ou comme nom de langue (tamazight). Le sme qui lui est associ est mlioratif : homme libre , noble . Le tableau suivant montre quelques-unes des rponses obtenues :

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    Dnomination Rponses des locuteurs

    Berbre

    Berbre: c'est le nom qui a t donn par les Arabes au moyen ge aux Imazighen, qui veut dire brabra (charabia) car les Arabes avaient eu beaucoup de difficult les comprendre El Barbar et el barbarya sont des mots employs par le pouvoir algrien pour insulter le peuple et la langue amazigh. Le mot berbre est pour moi un terme pjoratif; c'est une faon hypocrite de dire barbare tout en restant poli ! Je propose de bannir ce mot et de le remplacer par le juste, le noble mot amazigh

    Tamazight

    La langue amazigh est une vraie langue part entire. Amazigh au pluriel imazighen signifie "peuple libre". Je prfre le mot amazigh car il est dnu de toute connotation pjorative

    Tableau 2 : rponses de locuteurs

    3.3. Berbre/tamazight/ kabyle : auto-dnomination mliorative L'enqute mene auprs d'tudiants l'Universit de Bjaia montre que les locuteurs ont conscience que le vocable kabyle dsigne une varit rgionale du berbre. Mais il n'en demeure pas moins que l'emploi de ce terme reste alatoire dans certains contextes. Pour savoir le rapport que font les locuteurs entre la dnomination kabyle et les autres noms attribus leur langue, nous avons pos la question suivante : quelle distinction faites-vous entre les mots berbre, tamazight et kabyle ? Deux types de rponses sont obtenus. Le premier fait du kabyle la langue berbre littraire , enseigne . Car cest une langue crite , langue de communication entre les Kabyles , langue du journal tlvis en kabyle . En nommant ainsi la langue kabyle les locuteurs dsignent la ralit linguistique: le berbre nexiste pas comme langue. C'est--dire que le kabyle, c'est le berbre, c'est tamazight, comme le sont le chaoui, le mozabite, le targui ... Le mot kabyle fonctionne ici comme quivalent berbre et tamazight. Le deuxime type de rponse fait du kabyle un dialecte et un parler berbre. Ces rponses renvoient lexistence de langues berbres. Dans ce cas, le nom kabyle dsigne une langue berbre. Voici quelques rponses obtenues :

    - Kabyle vient du mot qabilate qui signifie en langue arabe tribu, clan,

    dynastie

    - Si tamazight est une langue part entire et que le kabyle et le chaoui en

    drivent c'est qu'ils en sont des dialectes

  • Studii de gramatic contrastiv

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    - Le kabyle est la langue berbre par excellence: en plus d'tre la langue de

    80% des berbrophones, c'est la seule langue littraire, alors que les

    autres sont exclusivement orales ou presque (mme sil existe aussi des

    diffrences entre le kabyle standard et le kabyle "parl")

    - Il existe une "synonymie" entre tamazight et kabyle dans le contexte

    algrien

    - Le kabyle est une langue orale

    - Le kabyle est un dialecte du berbre

    - Le kabyle est un dialecte (ou langue) qui fait partie de la grande famille

    Berbre.

    4. Dnomination des dialectes kabyles (deuxime partie du questionnaire : de 7 17)

    La deuxime partie du questionnaire concerne les dnominations et les reprsentations que les locuteurs ont des varits du kabyle puisque lintrieur du kabyle existent des dialectes. Les locuteurs tiennent un discours sur ces parlers. On ne parle pas de la mme faon Tizi Ouzou-ville, Bjaia-ville, la valle de la Soummam ou dans la Kabylie maritime (Est de Bjaia). Comment nomme-t-on ces diffrents parlers en Kabylie ? 4.1. omination, hirarchisation et stigmatisation des dialectes du kabyle

    Les dnominations suivantes montrent les quelques noms des dialectes kabyles recueillis dans le questionnaire :

    Dnomination du kabyle :

    Dnominations francises (07)

    - Langue amazigh (54%)

    - Le berbre ( 24%)

    - Langue (12 %)

    - Dialecte ( 04%)

    - Dialecte du berbre ( 02%)

    - Dialecte rgional (02 %)

    - Notre langue (01 %)

    Dnomination du kabyle de Tizi Ouzou :

    Dnominations francises (03)

    - Langue des Kabyles ( 25 %)

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    - Vrai kabyle (06 %)

    - Kabyle (02 %)

    Dnominations berbrises (04)

    - kabyle de la Grande Kabylie (30 %)

    - Tagawawt (18 %)

    - amamrit ( du nom de Mouloud Mammeri) (11 %)

    - Tamazight ( 08 %)

    Dnomination du kabyle de la ville de Tizi Ouzou : Dnominations francises (06)

    - Mlange arabe kabyle ( 04%)

    - 15,5 ( 04%)

    - kabyle arabis (04 %)

    - Le dracin ( 03%)

    - Arriviste ( 02%)

    - kabyle cass ( 01%)

    Dnominations berbrises (01)

    - Zdimouh (78 %)

    Dnominations arabises (01)

    - Zdimouhya ( 03%)

    Dnomination du kabyle de la valle de la Soummam : Dnominations francises (04)

    - kabyle ( 20 %)

    - kabyle pur ( 09 %)

    - berbre (03 %)

    - kabyle de la petite Kabylie ( 01 %)

    Dnominations berbrises (04)

    - tabdjawit (59 %)

    - tamazight ( 06%)

    - Tabasit ( 01%) - Tamurt ( 01%) Dnominations du kabyle de la ville de Bjaia : Dnominations francises (04)

    - Mlange arabe kabyle (07 %)

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    - Bougiote ( 03 %)

    - Berbre cass ( 02 %)

    - Parler fminis ( 01 %)

    Dnominations arabises (08) - Bdjawiya ( 26%)

    - El bdjawia ( 23%)

    - Bdjawi (18 %)

    - Qat-li (07 %)

    - Qat-li uqalt-lek ( 06%)

    - Lakhtsi (05 %)

    - khalota(mlange) ( 01%)

    - Bb Nta les balnes ( 01 %)

    Dnominations du kabyle de la cte-Est de Bjaia :

    Dnominations francises (03)

    - Dialecte ( 10 %)

    - kabyle (07 %)

    - Amazigh (04 %)

    Dnominations berbrises (01) -Tasalit (79 %) Commentaire

    travers lanalyse des rponses de nos locuteurs, il apparat que les noms des dialectes sont rvlateurs des attitudes des locuteurs envers leur pratique des langues. La dnomination est le procd par lequel les locuteurs affirment, imposent et institutionnalisent leur langue (Canut, 2000 : 6). Paradoxalement, cest aussi le moyen par lequel ils rejettent une langue. ce propos, S. Branca-Rosoff considre que la gense des noms (de langues) accompagne [donc] les batailles pour la naissance ou la dfense des langues. Ils sont au service des rves et des passions de leurs promoteurs (Branca-Rosoff , 1996 :97). Lanalyse statistique des rponses de nos locuteurs montre que pour le kabyle, seuls des appellations francises sont nonces pour la dsignation de ce parler (07). 54 % des rponses concernant la question de la dnomination du kabyle renvoient langue amazighe . Le dsignant berbre enregistre 24 % de locuteurs qui lutilisent pour dnommer le kabyle. Le dnommant dialecte , considr comme rducteur et pjoratif na t voqu que par des taux trs faibles.

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    Lanalyse des rponses aux questions relatives aux dialectes issus du kabyle font ressortir deux tendances. Les dialectes parls dans les communes hors de la ville enregistrent des dnominations neutres ou de prestige (kabyle de la valle de la Soummam, kabyle de Tizi Ouzou et Tassahlit). Les dialectes issus du kabyle parl dans les villes de Bejaia et de Tizi Ouzou sont porteurs de noms pjoratifs. Quest-ce qui sous-tend cette diffrence dans la dnomination des dialectes du kabyle ? 3.3.2.2. Tagawawt, tabdjawit, Tasahlit : des noms kabyles.

    Les dnominations releves plus haut montrent que les locuteurs nomment les dialectes issus du kabyle par les noms suivants : tagawawt, taqbaylit, tasahlit. Les dialectes qui sont dsigns directement par le vocable kabyle bnficient dun certain prestige. Ce sont gnralement des dialectes parls dans la valle de la Soummam et dans le Djurdjura (Tizi Ouzou). Le kabyle est associ aux appellations suivantes : kabyle, kabyle pur, tamazight, berbre, kabyle de Mouloud Mammeri (Tamamrit), kabyle de la Petite Kabylie, kabyle de la Grande Kabylie. Les rponses de nos enquts montrent galement que les dialectes considrs comme du kabyle ne sont pas dsigns par des appellations arabises, tandis que les dialectes stigmatiss et considrs comme impurs ont des dnominations arabises. 3.3.2.3. Dnomination pjorative des dialectes kabyles de la ville

    Les parlers kabyles de la ville ont des noms pjoratifs puisqu'ils sont considrs comme issus de linterfrence arabe/ kabyle. Le nom fonctionne ici comme procd de pjoration identitaire qui prend appui sur certaines attitudes ngatives l'gard de larabe. Sont nommes pjorativement les langues issues dune hybridation arabe/kabyle. Larabe est considr comme un danger pour le kabyle puisquil lui dispute sa place dans le march linguistique algrien. Cette attitude dcoule de la politique darabisation mene tous azimuts par ltat algrien depuis lindpendance. Les locuteurs voient dans l'arabisation une menace pour la survie de leur langue (et de leur identit propre). Ce faisceau de noms pjoratifs nest en fait quune forme de marginalisation ethnonymique des nouveaux arrivs, appels parfois pjorativement en Kabylie arrivistes (ce sont des gens qui viennent de rgions arabophones sinstaller dans les villes de la Kabylie et qui essayent de parler le kabyle). Cette rflexion permet de comprendre que langle dapproche interne du mode de dsignation chez les Kabyles est trs dterminant pour la dfinition et la construction dune identit, do sont exclus les non-Kabyles. Cest cet angle qui dicte bon nombre de dsignations souvent de nature pjorative des habitants de Kabylie venus dailleurs. Il faudrait dans ce cas relier davantage les

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    procds de dnomination des langues aux mcanismes politiques et la question des strotypes. On verrait alors que, lorsqu'un Kabyle parle des nouveaux venus, la catgorisation est la plupart du temps immdiate, car elle se trouve fonde sur un strotype trs largement partag. Ces dnominations dsignent des gens originaires des rgions arabophones que l'tat a fait installer en Kabylie. 3.3.2.4. Le mot valise (sobriquet lexical) comme procd de dnomination pjorative des dialectes kabyles

    Les mots-valises sont dfinis comme des crations lexicales issues du tlescopage de deux bases. Ce sont des mots motivs1. Ces termes se distinguent tant par leur caractre ludique ou satirique que par leur aspect typographique. Ils sont parfois chargs dune intention stylistique pjorative (Cheriguen, 1994 : 141) qui peut rvler dans le processus de dnomination des langues les attitudes des locuteurs envers les dialectes du kabyle. Les rponses de nos locuteurs sont constitues de deux types de transformation que subissent les dsignants des diffrents dialectes, lune phonique, lautre graphique. La cration se fonde, ici, sur le phontisme des units lexicales pr-existantes qui subissent des transformations phoniques et graphiques. Comme le fait observer F. Cheriguen pour le cas des anthroponymes, les mots sont altrs dans les usages valeurs gnralement pjoratives (1994 : 141). Cette transformation (altration) est obtenue par substitution dun phonme un autre ou par mtathse (1994 : 135). Par ailleurs, la dsignation des dialectes par le recours aux mots-valises dans le discours des locuteurs est sous-tendue par une volont de remodeler (daltrer) les smmes des noms des dialectes kabyles stigmatiss. Les locuteurs produisent du sens en jouant sur laspect morphologique des noms des dialectes kabyles. 3.3.3.4. 1. Zdimouh ou lebdjawya : des noms pjoratifs de parlers de la Kabylie

    Le parler zdimouh est la langue maternelle de nombreux locuteurs dans la

    ville de Tizi Ouzou. Il est nomm par certains sociolinguistes arabe tizi-ouzien. Le zdimouh est le parler de la haute-ville de Tizi Ouzou. Le mot est form des procds anthroponymiques caractristiques au kabyle. Laltration de certaines consonnes donne lieu un sobriquet lexical.

    1 Le signe linguistique tel que dfini par Saussure est arbitraire, immotiv et conventionnel. S. Colot (dans Guide de lexicologie crole, IBIS Rouges Editions, 2002, pp.32-34) distingue en plus de la motivation phonique, trois autres types de motivations : motivation morphologique, motivation

    smantique et motivation ludique.

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    Le mot zdimouh est issu d'une dformation de djeddi Mouh grand-pre + Mouhand , en rfrence une formation hybride issue de deux langues : kabyle-arabe. djeddi (emprunt larabe) + Zizi (en usage dans certaines rgions kabyles. Ce terme signifie grand-pre, vieux, oncle, etc.) + djaddi (arabe standard : grand-pre), par dformation on obtient : Zedi. Mouh (apocope : suppression de la dernire syllabe) Mouhand ou Mohamed. Ici, comme le fait observer Foudil Cheriguen, le mot altr na pas de signification en langue. Le sens se rduit dans ce cas sa seule valeur injurieuse et moqueuse (Cheriguen, 1994 : 135). Soulignons par ailleurs que le parler zdimouh est utilis par des locuteurs issus des rgions arabophones qui sont venus sinstaller dans la ville de Tizi Ouzou dans les annes quatre-vingt. C'est la formation dun parler par recours lemprunt massif. Les kabylophones vivent cette situation comme une dformation de leur langue ou comme une autre forme d'arabisation de leur rgion. Dautres appellations sont galement utilises. Elles renvoient toutes l impuret dune langue kabyle envahie par des emprunts larabe. Quinze et demi (15,5) : La classification des wilayas en Algrie place la wilaya de Tizi Ouzou quinzime. Le demi (0.5) fait rfrence une autre wilaya arabophone. En ce sens que tout locuteur parlant un kabyle arabis est considr comme un non tizi ouzien. Sa langue est nomme quinze et demi. Cette appellation est galement utilise pour dsigner les habitants de Bordj-Menayel qui viennent sinstaller Tizi Ouzou et qui ne parlent pas correctement le kabyle. Kabyle cass : cette expression est utilise pour dsigner une dformation du kabyle. La mme appellation est utilise dans les expressions suivantes franais cass, arabe cass . Elle dsigne un usage erron dune langue. Arriviste : cette dsignation est utilise pour voquer le fait que les locuteurs qui utilisent ce parler ne sont pas de la rgion. Elle dsigne des gens qui arrivent dans la rgion pour sinstaller et qui vhiculent leur culture, leur manire de shabiller et leur parler. Par ailleurs, le mme procd est utilis pour dsigner les parlers de la ville de Bjaia : parler fminis, lakhtsi ( du mot soeur), qat-li (elle ma dit), qat-li ou qat-lek (elle ma dit et elle te dit : cette expression arabe est utilise avec un accent kabyle. Laccent arabe rappelle ici la dformation du kabyle.), berbre cass, xaluta (mlange). Toutes ces dsignations renvoient la dformation du kabyle par l'emploi d'un nombre accru demprunts larabe. Parler fminis : une forme de langue ou daccent utilise uniquement par les femmes Lakhtsi : (de larabe dialectal oukht sur , akh frre ) est dit dune personne qui parle et se comporte comme une femme.

  • Studii de gramatic contrastiv

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    Tout au dbut de sa construction, la ville de Bjaia tait constitue de ce quon appelle aujourdhui l'ancienne ville . Celle-ci tait constitue de la Haute ville et de la Plaine, appele Lekhmis, jeudi (jour du march hebdomadaire). Larabe tait parl dans la Haute ville et ses quartiers les plus anciens. Il s'agit du quartier Bab Llouz, Lhouma Karamane, ... Toutes les personnes qui parlaient larabe de Bjaia taient considres comme trangres, venues dailleurs. On leur attribue des origines turques ou andalouses. Depuis les annes 1970, avec l'extension du chef-lieu de la wilaya et l'arrive de nouveaux cadres, de commerants et dhabitants en qute de travail, venant majoritairement des villages reculs de Kabylie, la ville de Bjaia sest scinde en deux : la ville den Haut (dsigne par les appellations : Ancienne ville ou Haute ville) et la ville den bas ( Nouvelle ville). Les habitants de la ville den haut nomment pjorativement la langue de ces nouveaux arrivs : cest ainsi que nous avons obtenu les noms suivants :

    Parler Mouhouch ( Imouhouchen en kabyle, mot venant de la forme tronque du prnom Mouhand : Mouh et du suffixe pjoratif kabyle (-ch). Littralement un parler Mouhouch signifie un une pratique langagire sauvage. Tamourt (du bled) renvoie pjorativement aux parlers pratiqus par des personnes venant des montagnes.

    Les habitants des nouveaux, quartiers se considrant comme kabyles de souche, nomment le parler de la Haute ville par les noms suivants :

    khalouta (mlange) linguistique Dardja algroise Dialecte bdjawi Le bdjawi Arabe de Bgayet.

    Toutes ces appellations font rfrence au mlange de langues. Ces reprsentations se manifestent clairement dans les rponses de nos enquts :

    - Ce "dialecte bdjawi" est compos 90% d'arabe

    - Phnomne de mode

    - Le berbre de Bjaia, parler bougiote, langue ayant un fond arabo-

    andalou mais trs affect par des mots essentiellement franais et kabyle

    de la rgion de la Soummam

    - Arabe argotique (mlange plutt de larabe)

    - Cest un parler base d'arabe avec de nombreux mots franais, berbres

    et avec un degr moindre d'espagnol et autres langues de la

    Mditerrane. Il se caractrise par sa prononciation et son accent,

    utilisation notamment des consonnes "ts, q,..."

    - Le bougiote est un parler issu de larabe comme langue de communication

    qui est considr comme le parler citadin.

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    Enfin, lanalyse des rponses de nos locuteurs a rvl trois procds de dnomination des dialectes kabyles :

    1. Dnomination par des noms pjoratifs

    2. Dnomination par des noms de prestige

    3. Dnomination par des noms neutres

    La stigmatisation par des noms pjoratifs dsigne les dialectes du kabyle qui ont eu massivement recours lemprunt larabe. Ces dnominations concernent les parlers des villes de Tizi Ouzou et de Bjaia. La dnomination par des noms de prestige est employe pour dsigner les dialectes parls dans les rgions de la Kabylie o le recours larabe nest pas trs apparent et ou des actions militantes pour la reconnaissance de cette langue sont continuellement menes. La dnomination par des noms neutres est utilise pour distinguer des dialectes kabyles dont la diffrence linguistique est sensible. Ces dsignations sont ethnonymiques ou anthroponymiques : Tasahlit : du mot sahel (ctes) Tamrousit : du nom des Ait Amrous Takharratit: du nom de la rgion de Kherrata Tamouchit : du nom de la rgion de Amoucha Rfrences Boulifa, S., 1913, Mthode de langue kabyle : Cours de 2e anne, Alger, Adolphe, Jourdan, libraire-diteur. Branca-Rosoff, S., 1996, Les imaginaires des langues , in H. Boyer (dir.), Sociolinguistique, territoire et objets, Ed. Delachaux et Niestl, pp. 79-112. Canut, C., 2000, Le nom des langues ou les mtaphores de la frontire , in Ethnologies compares, Vol 1, Montpellier, Presses Universitaires de Montpellier III. Chaker, S., 1995, Linguistique berbre : tudes de syntaxe et de diachronie, Peeters Publishers. Chaker, S., 1990, Imazighen assa, Berbres dans le Maghreb contemporain, Alger, Ed. Bouchne, 1ire Ed. LHarmattan, 1989, Paris. Chemakh, S., 2006, Lamnagement de tamazight milieu algrien : Etat des lieux, critiques et propositions , in 1er colloque international sur lamnagement de tamazight, Sidi Fredj, 05-07/12/06, Publications du Centre National Pdagogique et Linguistique pour lEnseignement de Tamazight. Cheriguen, F., 1987, Barbaros ou Amazigh: ethnonymes et histoire politique en Afrique du Nord , in Mots, 15, pp. 7-22. Cheriguen, F., 1994, Typologie des usages anthroponymiques , in Cahiers de lexicologie, revue internationale de lexicologie et lexicographie, n 64, Paris, Didier, pp.133-143. Cheriguen, F., 2009, Les noms du franais dans les textes officiels algriens : de leffacement dun nom de langue linnommable , in Les enjeux de la dnomination des langues dans lAlgrie contemporaine, ditions lHarmattan, pp. 119-144.

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    Dourari, A., 1997, Plurilinguismes linguistiques et unit nationale. Perspectives pour lofficialisation des varits berbres en Algrie , in Plurilinguisme et identits au Maghreb, Publication de lUniversit de Rouen, pp. 45-53. Dourari, A., 2000, Du symbole graphique au symbole identitaire ; les enjeux socioculturels de la normalisation des varits berbres en Algrie , In, Actes du colloque international- Tamazight face aux dfis de la modernit, pp. 253-275. Dourari, A., 2002, Pratiques langagires effectives et pratiques postules en Kabylie la lumire des vnements du Printemps noir 2001 , in Insaniyyt, n 17-18, pp. 17-35. Fabienne, H. B., 2004, Hommes galants, femmes faciles tude socio-smantique et diachronique, LHarmattan, Paris. Kahlouche, R., 1996, Lauto-valorisation sociale et ses effets sur le sentiment identitaire, les attitudes et les pratiques linguistiques en Kabylie , in Actes du Colloque plurilinguisme e identits : le cas du Maghreb , Rouen : 2-3 mai 1993. Laceb, M.O., 2000, Evaluation de lexprimentation de lintroduction de tamazight dans le systme ducatif- Etat des lieux . In, Actes du colloque international- Tamazight face aux dfis de la modernit, pp. 20-61. Ladmiral, J. R., et Lipiansky, E. M., 1989, La communication interculturelle, Armand Colin, Paris. Manzano, F. 2006. Berbres, Berbrit : Noms, Territoires, Identits : Considrations anthropologiques, lexicologiques et onomastiques en suivant Germaine Tillion 2000 et quelques autres , Cahiers de Sociolinguistiques, n11, pp. 175-214. Marcellesi, J-B., 1981, Bilinguisme, diglossie, Hgmonie : problmes et tches, in Langages, 61, Paris, Larousse, pp. 5-11. Moracchini, G., 1993, Actes du Symposium linguistique franco-algrien de Corti 9-10 aot 1993, p.144, Bastia. Quitout, M., 2006, Lenseignement du berbre en Algrie et au Maroc. Les dfis dun amnagement linguistique , in 1er colloque international sur lamnagement de tamazight, Sidi Fredj, 05-07/12/06, Publications du Centre National Pdagogique et Linguistique pour lEnseignement de Tamazight. Rahmani, S., 1933, ,otes ethnographiques et sociologiques sur les Beni Mhamed du Cap dAokas et les Beni-Amrous, Constantine. Sanchez Salgado, R., 2008, Les projets transnationaux europens : analyse d'une exprience europanisante. , Politique europenne 3/2008 (n 26), pp. 53-74. Annexe

    Questionnaire Que dsigne-t-on par le mot berbre ?...................................................................................................... Que signifie pour vous le mot berbre ?................................................................................................... Que dsigne-t-on par le mot amazigh ?..................................................................................................... Que signifie pour vous le mot amazigh ?.................................................................................................. Daprs vous, y-a-t-il une diffrence entre les dnominations suivantes : berbre, amazigh, kabyle ?.... Si oui, dites quelle est cette diffrence .... Quest-ce que le kabyle ?.......................................................................................................................... Comment appelle-t-on le parler de Tizi Ouzou ?...................................................................................... Est-il du kabyle, du berbre de lamazigh ou autre (indiquez dans ce cas le nom de la langue) ?............ Comment appelle-t-on le parler de la Soummam ?................................................................................... Est-il du kabyle, du berbre de lamazigh ou autre (indiquez dans ce cas le nom de la langue) ?............

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    Et celui de Bjaia ville ?............................................................................................................................ Est-il du kabyle, du berbre de lamazigh ou autre (indiquez dans ce cas le nom de la langue) ?............ Que signifie le mot zdimouh pour vous ?.................................................................................................. Est-il du kabyle ?....................................................................................................................................... Comment appelle-t-on le parler des rgions-Est de Bjaia (Aokas, Kherrata, etc) ?................................ Est-il du kabyle, du berbre de lamazigh ou autre (indiquez dans ce cas le nom de la langue) ?............

    Mourad BEKTACHE, matre de confrences au dpartement de franais

    (Universit de Bejaa-Algrie), enseignant de sociolinguistique, membre du comit de rdaction de la revue Multilinguales (http://www.univ-bejaia.dz/multilinguales/) et charg de recherche au laboratoire LAILEMM (Laboratoire de formation en langues appliques et ingnierie des langues en milieu multilingue).