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« MELENCOLIA § I » d'A. DÜRER Battre les cartes des réalités COLLOQUE DE MEKNÈS 23-24 mars 2016 Yvo Jacquier Guillaume Beys-Salvan GÉOMÉTRIE COMPARÉE – CONFÉRENCE DE MEKNÈS 1 on 15

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« MELENCOLIA § I » d'A. DÜRER

Battre les cartes des réalitésCOLLOQUE DE MEKNÈS

23-24 mars 2016

Yvo JacquierGuillaume Beys-Salvan

GÉOMÉTRIE COMPARÉE – CONFÉRENCE DE MEKNÈS 1 on 15

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« MELENCOLIA § I » d'A. DÜRER, battre les cartes des réalités

Yvo JACQUIER et Guillaume BEYS-SALVAN

« MELENCOLIA § I », 1514, Albrecht DÜRER – Introduction [Y. J.]Ce congrès nous interpelle particulièrement car nous avons l’habitude

d’échanger sur ce type de sujet. Guillaume écrit un roman sur « la naissance de Vénus » de Botticelli à partir de ce que révèle sa composition.

Mais qu'est-ce que la composition ? De la géométrie avec les yeux. Nous l'avons reconstituée avec des mathématiciens de l'IREM. Ce n'est pas celle que nous apprenons à l'école : elle évite le calcul avec son quadrillage.

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À notre grande surprise, cette géométrie pré-euclidienne n'est pas empirique ; elle est cohérente, et nous découvrons une foule de propriétés inconnues. Le fameux nombre d’or se manifeste quatre fois dans le triangle 3-4-5. Or ces propriétés inédites sont au cœur de la composition...

L'oeuvre que nous étudions est « MELENCOLIA § I ». Ce burin sur cuivre de Dürer gravé en 1514 fait partie d'un ensemble de quatre gravures appelées Meisterstiche. Leur format est inhabituel et surtout, leur largeur est la même. Par simple superposition, les images associent naturellement leurs motifs. Et ce puzzle de symboles ne s'arrête pas là : il s'étend aux cartes des tarots de Marseille, dont le meilleur modèle fut conçu par Dürer !

Cette version du jeu porte le nom d'un cartier du XVIIIe siècle, Nicolas Conver, mais il garde les traces de l’école florentine du Quattrocento. Dürer a visité plusieurs fois l'Italie, et c'est là qu'il a entrepris ce travail.

Concrètement, trois cartes tiennent naturellement en largeur sur Melencolia. Cette farandole des cartes est particulièrement expressive avec le ternaire VII-VIII-IX : le Chariot, la Justice et l'Ermite. L'horizon de la gravure coupe les cartes en deux, et la suite des symboles des cartes comme de la gravure coïncide miraculeusement. L'arc en ciel devient arc de triomphe du Chariot ; les balances se croisent et Omega symbole de la Parousie couvre la main de la Justice (saint Michel) ; le sablier prend la place de la lanterne dans la main de l'Ermite – une représentation de Saturne ; il ingère le carré magique de Jupiter qui, pour s'accorder à la légende, est en pierre ; Enfin la cloche sur le cœur de l'Ermite symbolise le temps « quand il bat plus fort ».

Les Meisterstiche et les tarots de Conver forment un dispositif qu'il convient d'appeler Projet Didactique de Dürer, par lequel il nous explique

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étape par étape le langage de l’image des Anciens. Cinq millénaires trouvent ainsi en Melencolia leur arche de Noé. En termes de preuves, trois plans se conjuguent : la géométrie démontre une grande virtuosité, notamment à travers des figures clé. Ensuite, l’artiste laisse sur son oeuvre des signes particuliers, des marques de composition qui attestent cette géométrie. Enfin l’interprétation rejoint, prolonge même le discours pictural de l’oeuvre. En pratique, la composition révèle une foule de symboles qui passaient inaperçus.

I .1 – L’oeuvre, première observation[G. B.-S.] : Commençons par les éléments présents sur la gravure. Pas

de surprises, ou peu. Tout d'abord l'eau, symbole liquide, du mouvement perpétuel de la vie, est ici une mer étale dont la structure est en contraste avec le ciel, présenté comme un rideau de soleil, un voile à lever sans doute pour observer par la fenêtre. Le mouvement, ou plutôt le non-mouvement de la mer contraste lui avec les lignes célestes de la lumière. Les angles sont aigus, agressifs. Mer étale, pas de vent non plus : les bateaux sont immobiles. Nulle invitation au voyage géographique. Cet état de fait, jumelé à la rectitude des lignes gravées par Dürer renforce l'impression d'un calme exact, d'un calme long, d'une solitude absorbant le monde dans une quiétude étrange dont on pourrait prétendre à la lenteur à la vue de l'ensemble de la gravure. La mer, le port ouvert sur un horizon non fini, pouvant dès lors rappeler le départ de grands et longs voyages (nous sommes au XVIe siècle, ne l'oublions pas). Le regard se retrouve telle une matière liquide, promené sur le rapport de force entre les lignes du ciel et de la mer. Ce sentiment crée un état désoeuvré, un monde immobilisé sous la lumière, mais au loin, au second plan. Disons-le clairement : dans le fond, en contre-bas, le monde des Hommes. Immobile.

Sans nous attarder pour l'instant, il est à noter que toute la symbolique inhérente à la représentation d'une villégiature bucolique sont ici représentés ou évoqués: l'eau, la mer, le soleil, la nature (arbres, forêts, colline), le chien...

Notons également la perspective de la gravure. Ni moyenâgeuse, ni renaissante, elle semble unique, voulant emmener l'oeil plutôt que supporter les lignes de force. Détail anodin, mais la fuite est déjà évoquée ici.

Des outils jonchent le sol. À première vue, plusieurs métiers – entendre : « artisanat » – sont représentés. Il ne faut pas oublier qu'à cette époque les faiseurs d'art, les artisans, sont regroupés en corporations de métier aux règles et éthiques strictes. Exposant, semble-t-il, négligemment ces outils, Dürer renvoie-t-il à la lassitude du travail, ou évoque-t-il l'aspect forcé du travail où l'individu n'est pas libre mais soumis à des règles équivoques ? Rien n'est moins sûr. On notera pêle-mêle les outils qui peuvent être attribués à différentes corporations : charpentier, menuisier ou encore ébéniste, tous travailleurs du bois. Difficile de ne pas se souvenir, en sachant la religiosité de Dürer, de la qualité de charpentier – tout du moins travailleur du bois, de

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Joseph d'Arimathie, l'époux de la Vierge Marie. Relevons également la présence de la balance. Dans le cadre chrétien,

elle évoque saint Michel jugeant et guidant les âmes et leur salut. Nous pourrions tout aussi suggérer que les clefs pendant à sa ceinture peuvent être celles des Abîmes, comme évoqué dans « L'Apocalypse » 20, 2. Cela ramène l'idée de Satan, ce à quoi nous reviendront plus tard. Que dire de la bourse ? Saint-Michel, guide des âmes ? Expier les pêchés ? Mélancolie d'une religion plus saine et d'un Dieu plus proche ?

Dürer grave un second personnage à l'aspect humain : un chérubin, ou plus précisément un Putto. Toutefois, si dans la tradition italienne qui inspire Dürer, il nous faut dire Putto, ce dernier est généralement représenté nu. Ce n'est pas le cas ici. Si il reste une figure de l'amour, l'habillement travestit la tradition et empêche l'iconographie de reconnaître et d'identifier formellement une des deux formes d'ange d'amour. Dürer ne le fait pas par hasard : il peut choisir de montrer l'aspect nu de l'âme découverte, et la connaissance de cette nudité qu'il faut couvrir. Tour de force : évoquant le Paradis Originel, il introduit ici la mélancolie de la façon la plus indiscutable. Regardons aussi de plus près ce Cupidon misérable, à l'aspect malade et renfrogné : il semble réduit à l'état de scribe. Plus d'arc, ni de flèche, plus d'action : ici, il subit et commente. Comment ne pas y voir une figure de l'Amour dévitalisé ?

I.2 - Composition : La croyance des symboles, le retour de la pensée[G. B.-S.] : Il est évident qu'il est impossible de donner une définition

du « symbole » qui convienne à tous et à toutes. Commençons par Dürer lui-même. La raison de notre présence ici s'explique par les désaccords entre association, ressemblance ou convention. Mais abandonnons-là l'aspect sociologique. Ce qui nous intéresse, c'est de poser une définition que nous pourrons entendre par la vision et l'étude de Melencolia. Il nous a donc fallu trouver une astuce qui sert à la fois la perspective religieuse et à la fois la perspective « artistique ».

Ce que Dürer a gravé, c'est un souvenir que l'oeil a vu. Sa lecture de textes chrétiens a nourri sa capacité à vouloir « importer » sa pensée. Le souvenir est meublé avec la culture. L'intéressant, c'est que nous sommes pas encore sur la mise en peinture d'Ovide, nous sommes pas avec Poussin, mais nous ne sommes pas encore avec Bruegel l'Ancien. Ni Narcisse complaît, ni Icare social. Dürer se prétend, et se montre seul. Mettre le monde des Hommes au second plan, encore une fois, en contre-bas ; mettre le monde des Hommes au second plan, mais surtout, mettre la capacité du symbole au premier plan, n'est-ce pas la démonstration de l'irréalité du destin ? Cette chose meuble que les Hommes nomment le Destin ? Ce que Dürer fait à la solitude, c'est expliquer à Dieu pourquoi Il nous est semblable. Regardons.

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[Y. J.] : La composition révèle les rapports entre les symboles plus encore que les symboles eux-mêmes. Sa géométrie ne se limite pas à un lexique de figures assorties de quelques nombres, elle implique une syntaxe : les propriétés géométriques qui unissent les formes. Et cette intelligence nous devient intelligible en comparant de multiples œuvres dans l'histoire.

Melencolia est le lieu où « atterrissent » les symboles des tarots. Le polyèdre qui préoccupe tant d'esprits est radicalement terrestre. Il porte en lui jusqu'à la trace de l'obliquité. C'est le solide qui manquait à Kepler pour achever son modèle platonicien. Pas assez parfait à son goût, trop humain pour entrer dans la logique minérale de cet astrologue devenu astronome.

L'échelle est une provocation. Dans la position où elle se tient, les barreaux ne peuvent être parallèles, horizontaux. La perspective de Melencolia est une porte vers le sacré qui se claque devant le matérialisme. La résolution de cette échelle est un authentique « bordel philosophique » – autant que technique, menant au 9e cercle de l'enfer de Dante. Le mensonge ne mène pas au ciel, en revanche il permet d'en descendre assez vite !

Le sablier nous aide à reconstituer la perspective pour le peu qu'elle existe sur la gravure. La distance focale est tellement courte que l'essentiel du spectacle échappe au cône de la vision humaine. Seuls les symboles essentiels

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sont préservés : les outils de saint Michel, de Jupiter et de Saturne. Pour le reste, il faut être une vache pour y accéder !

La grande croix grecque de Melencolia entre en harmonie avec le cercle de Jupiter qui supporte l'arc en ciel. Le nombre d'or multiplie et magnifie le dieu romain en dieu grec. Dürer a laissé un signe sur son œuvre : le carré magique adopte Phi pour côté. Dürer est allemand, Dürer est précis.

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Le cercle de Jupiter issu des tarots soutient la voute lumineuse dans la nuit, tel un pont. La carte du Monde y trouve sa place exacte grâce à sa mandorle. La couronne achève d'exposer le thème central de Melencolia : son cercle extérieur est celui de Saturne, qui dialogue avec Jupiter !

L'on pourrait parler des outils, faire l'inventaire de la boutique, mais il est préférable de s'intéresser au vivant. Par la composition, Cupidon se réfère à Vénus dont il adopte le rectangle fertile. Il flirt avec la Balance dont sa mère dirige le signe. Enfin comment ne pas reconnaître saint Michel ? Tous ses attributs sont là, la balance est signée d'un magistral Oméga. Le filet de lumière sur sa robe est celui des âmes qui montent vers le ciel.

I.3 - Seconde observation grâce à la composition[G. B.-S.] : Après avoir pris connaissance de ces éléments de lecture,

risquons-nous un peu plus loin. Nous avons supposé que le Cupidon de Dürer n'est ni un Putto cher au Quattrocento, ni un Chérubin, cher aux Testaments. Qu'en est-il vraiment ? La capacité de scribe, de celui qui raconte, permet à l'auteur de mettre à distance celui qui prétend (s')impliquer. Évidemment, représenter l'Amour n'est pas chose aisée. Mais surtout, regardons, nous ne sommes plus dans la représentation de l'Amour, nous sommes dans l'exposition de sa solitude. Cependant elle n'est pas encore mélancolie. Elle se montre, renfrognement, comme une distance difficile à saisir. Nous retrouvons les éléments voulus par Dürer avec la typographie de sa gravure. Que met Dürer dans le paysage qui sépare la solitude de la mélancolie ?

L'archange saint Michel songe, assis. Assis ? Regardons. Un pied touche-t-il le sol ? Il apparaît, à l'oeil que le pied songe au-dessus de la

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représentation des corporations, du métier, de l'art, des arts. Nous sommes déjà dans la volonté religieuse de montrer que le monde voulu par Dieu n'est, non pas intouchable, mais qu'il « ne peut être touché » - même si un ange vit sa mélancolie. Dürer semble indiquer que l'Homme peut se poser cette question, quasi-blasphématoire à son époque : Dieu doit-il vivre, ou doit-il exister ? Nous retrouvons ici la question du Temps Saint-Augustinienne : faut-il déférer au monde la capacité du Temps, ou faut-il le faire exister hors du monde, c'est-à-dire, l'élever à sa capacité divine ? - Au sens, indémontrable ; vivre à l'aveugle, et/ou exister sans destin. Comprenons : ce qui est interrogé est le présent, au sens du vivre immédiat contre le vivre long ou le vivre ailleurs.

Le sablier est le lieu commun du Temps qui passe, de l'inéluctabilité de la mort à venir. Cette poussière du Temps encombre généralement les étagères de la Vie. Mais regardons de plus près. Bien que légèrement incliné, le sablier semble continuer de verser le sable sans que la gravité ait une incidence. Irréalité mystique ? Et si, plutôt, le sable s'était figé, comme un cristal de pierre, afin de mieux évoquer l'immortalité de nos protagonistes ? Le Temps n'est plus qu'un reflet figé. Un immobilisme lent. Une éternité rapide.

Tout se passe au premier plan, mais tout s'explique au second. Je veux dire, ne comprenons que le monde « vécu » : n'est-il seulement que la capacité à vivre au-dessus de son destin ?

[Y. J.] : Guillaume a secoué le sablier de Saturne jusqu'à disperser son sable dans la nuit, et cela m'a permis de comprendre beaucoup de choses.

D'abord il y a la révélation de l'Ankou. Le triangle noir de la fertilité, au bas de la meule de pierre, lui coupe un pied. Se reproduire n'est pas tricher face à la mort. Ensuite, le sablier de Saturne a une drôle l'allure. Le sable y fait une pente de 45°. Or au-delà de 30°, dit « angle de repos », il devrait s'effondrer. Pour tenir, il lui faut devenir pierre. Enfin tout en haut, la géométrie dénonce une fois de plus nos habitudes. La chauve souris tient dans une vesica piscis, symbole de fertilité. Et la souris n'est pas chauve : c'est une rate qui ouvre en grand la porte de sa reproduction, à la façon des Sheela na Gig médiévaux.

Le tableau se complète. Un angle de 2π/7 apparaît avec une précision phénoménale. L'endroit où le sable tombe est marqué d'un trait horizontal. Par définition, c'est le présent. L'angle trouve en haut l'origine et sa vesica, l'animal qui s'éveille en gueulant. En bas, la pente trouve le chien qui se couche pour mourir en silence. Entre les deux, le temps fait un angle comme s'il se diffractait. Une image poétique vient parachever l'ensemble : sur la pente qui le mène à la tombe, l'homme ne voit de l'amour que les ailes. Melencolia.

Le Sablier est un véritable carrefour. Il est tour à tour l'attribut classique de Saturne, la clé de la perspective, enfin comme nous venons de le voir, l'élément central de la figure du temps.

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II.1 – Le dialogue entre Saturne et JupiterLa multiple implication du sablier va de pair avec celle du carré

magique, connu comme celui de Jupiter. Luca Pacioli, grand passeur de la culture byzantine en l'Italie du nord, en est l'initiateur. Au-delà de ses pirouettes de nombres (traitées dans un article à part), le carré de Jupiter intervient dans Melencolia telle une antidote à la langueur saturnienne. La mélancolie est souvent considérée comme une maladie alors que cet état d'âme, mélange d'insatisfaction et de pessimisme, résulte d'une prise de distance particulièrement fertile. Saturne ne paralyse pas l'action : il dresse un état des lieux. En réponse, Jupiter pousse à l'action, au concret.

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On retrouve cette complicité jusque dans la constante des sommes : 34, association du 3 de Saturne et du 4 de Jupiter. À côté de ce classique, une autre constante se manifeste, tout aussi intéressante. Deux à deux, les nombres en symétrie par rapport au centre du carré font une somme de 17.

XVII est le nombre de la carte appelée «L'Étoile » des tarots. Son personnage féminin est nu, comme Cupidon dans la carte de « l'Amoureux », et il est considéré comme une représentation de Vénus, mère de Cupidon.

La symbolique n'est jamais univoque, et parallèlement à son statut mythologique, la carte est également connue comme la représentation de l'Espérance, l'une des trois vertus théologales de l'église catholique aux côtés de la Foi et de la Charité.

L'apparition de Vénus présente un intérêt essentiellement par sa relation maternelle à Cupidon. Cependant le contexte de Melencolia incline à attendre un lien avec Jupiter et Saturne. L'Espérance résonne sur le registre du temps, au cœur de tout projet, de toute action, comme une motivation première.

Saint Augustin nous initie brillamment aux schèmes de Melencolia. Le présent est le prisme humain dans l'approche de la temporalité. Trois attitudes produisent alors les notions de passé, de présent et de futur.

Le temps de la mémoire = présent du passéLe temps de l'intuition = présent du présentLe temps de l'attente = présent du futur

C'est dans ce champ de conscience qu'il nous faut donner une consistance au 17 du carré magique de Jupiter – quand il entend répondre à la mélancolie saturnienne.

II.2 - La chute des illusions[G. B.-S.] : N'oublions pas Pétrarque. Dès le XIVème siècle, plutôt que penser un renouveau, tâchons de nous souvenir que c'est également la chute des illusions. Dans cette époque presque finie du Pré-humanisme, gloire est faîte à la logique de la preuve. Celui qui voit mieux que les autres est considéré comme un génie. Certes, l'intelligence peut se revendiquer comme un état de connaissance de la culture. Mais Dürer refuse. La fausse perspective moyenâgeuse en est la preuve insolente. Dürer rompt avec ses maîtres, mais surtout rompt avec son apprentissage. Ce qui l'intéresse est ailleurs. Saint-Michel est en lévitation et le monde des Hommes, au loin, en bas. Comment montrer le monde lorsqu'il se cache ? C'est l'époque qui prépare une des plus grandes dissidences du rapport à la chrétienté, et au mysticisme.

Balance, clefs, outils au sol, sable cristallisé, Cupidon meurtri : nous sommes dans l'enlèvement de la temporalité. Voyons saint Michel : il est ailé mais semble vigoureux, il semble seul, attendant la multitude des Hommes au second plan ? Veut-il se vaincre pour pouvoir se raconter ?

Nous sommes dans le discours inouï d'un Homme seul contre tous. Le

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Putto n'a-t-il pas les yeux baissés ? Si Dieu est là, c'est seule ma paupière qui crée la nuit !

Dernière chose remarquable : le rat éventré. La créature n'est ailé que par l'ouverture du titre. Regardons le museau, les orbites. Rien d'une chauve-souris, mais plutôt le côté licencieux d'un mammifère proche du rat (pas d'anachronisme, mais il est intéressant de noter la corrélation entre rat et peste) – mais même à l'époque, le rat est déjà entré dans la symbolique croyable de la mort : le rat définit le manque d'hygiène absolu. Par ailleurs, le rat n'est-il pas l'animal à suivre en cas d'urgence, lorsqu'il faut fuir pour survivre ? Dès lors, il est intéressant de noter qu'il semble être la seule créature vivante de l'oeuvre – comprendre : « en mouvement ».

II.3 - La nostalgieSur l'aspect nostalgique, peu importe les lignes de force. Ce qui nous

intéresse maintenant est ce qu'évoque le titre de la gravure. La mélancolie, on le sait, est censée être une des quatre humeurs : sang, bile jaune, pituite et donc bile noire ou atrabile. Si le titre évoque la qualité mélancolique de l'atrabile, il ne faut oublier que l'atrabile désigne un des pendants de la mélancolie : l'anxiété.

La bile noire est également la désignation de la terre, du froid et du sec. Nous l'avons vu : les éléments présentés par Dürer sont immobiles, figés, stupéfaits peut-être, presqu'absents. Cette qualité nous ramène à une autre, plus large, qui englobe toutes celles-ci.

Le regard de Saint-Michel n'est pas perdu. Il n'est pas dans le vague. Le reflet est allumé, plus que voir quelque chose, il regarde quelque chose. Il est en quelque sorte actif dans sa passivité. Il semblerait que Saint-Michel cherche, hors-cadre, la naissance d'un arc-en-ciel.

En effet, il n'y a de solitude que partagée, au sens de « représentée » à l'Autre. La seule, unique, absolue « Solitude » ne peut exister que dans son rapport à toutes formes d'infinis, qu'ils soient entendus comme positifs (Paradis, immortalité par exemple) ou comme négatifs (le Néant, les Enfers, etc...). Le rapport de l'Homme à un infini est généralement considéré comme positif car souvent voulu comme vertueux. Or Saint-Michel, en juge et guide, sait que si l'individu est mortel, son âme est éternelle – ou supposée comme telle. L'Homme peut-il s'échapper de son propre symbole (la mortalité) pour atteindre le symbole divin (l'immortalité) ? Cette tâche, est-elle surmontable, même pour un Archange ?

Il y a chez Dürer ce désir brûlant de prétendre la réalité et de prétendre à la réalité. Il s'interroge sur la capacité du symbole. Ce qui est fini peut représenter l'infini : il peut le prétendre. Le projet de Dürer est somme toute relativement simple car il est pensé par l'accessibilité du symbole. Le symbole doit faire le symptôme de l'irréalité du réel, de son infini contingent (Pour être

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parfaitement clair, citons Lacan : « Le symptôme est la jouissance du réel » - attention pas d'amalgame quoiqu'il en soit, c'est juste pour illustrer le concept). Vient alors naturellement la catharsis.

N'oublions que Platon définit la catharsis comme « la séparation du bon d'avec le mauvais ». Nous ne pouvons être plus proche de notre sujet. La mélancolie est représentée comme le vecteur stigmatisant deux extrémités du réel, et plus simplement, de la vie. Elle est aussi « l'Être-là » de l'artisan, du faiseur d'art, de l'artiste, dans ces différentes figures (le « Dasein » d'Heidegger. Dans « L'Origine de l'oeuvre d'art », le philosophe s'interroge : « Si l'artiste est nécessairement d'une autre manière l'origine de l'oeuvre d'art que celle-ci, l'origine de l'artiste, il est certain que l'art est encore d'une autre manière à la fois l'origine de l'artiste et de l'oeuvre. » Il est intéressant de relever qu'il y a donc une possibilité continue qui fluctuerait entre l'artiste et l'oeuvre, l'oeuvre et l'artiste, flouant les identités et les définitions. Dürer, lui, choisit de ne pas outrepasser ces frontières et établit l'état atrabilaire comme la cloison sémantique commune à l'artiste et à son œuvre. La mélancolie est ici l'entre-deux définitoire. Entre-deux cathartique qui n'est pas sans rappeler le Purgatoire d'un point de vue visuellement hiérarchique : au-dessus du monde des Hommes, mais sous le ciel puisque l'échelle adossée nous sert de repère vertical.

Revenons plus proche de Dürer. Ne nous y trompons pas : le personnage qu'interroge Dürer est Dieu. Et si Dieu n'était que la part vide de l'Homme ? Une promesse égarée sur la certitude de son inaccomplissement ? Cet hermétisme chrétien, qui n'a rien d'étonnant pour l'époque, n'est pas un abandon de la Foi. Bien au contraire, Dürer interroge chaque croyant dans la chambre la plus secrète de l'âme : celle où chacun ne peut que se contempler. L'échelle, montante vers le ciel et sortant du cadre, doit nous rappeler le Songe de Jacob. Nul évocation du combat de Jacob contre l'ange, mais plutôt la preuve de la mysticité divine – nul pléonasme ici : Dieu n'existe pas dans tous les mystères – de cette mélancolie. Et saint Michel, cherchant un endroit hors du monde pour réfléchir, ne se serait-il pas réfugié dans le monde des mortels ? Quatre barreaux de l'échelle sont apparents, rappelant les 4 étapes de l'élévation vers Dieu, dont on retrouve les symboles étalées, « éparpillés » dans la gravure : serait-ce la preuve de l'incapacité de l'Homme à se saisir de Dieu dans toute sa splendeur, dans toute sa complétude ?

Si la cloche n'était que le glas annonciateur ? Sa position, au-dessus d'un symbole jupitérien tend à nous dire que même les lois « méta-physiques », au sens des penseurs aristotéliciens, sont soumises, au sens de déterminées ? Regardons le carré magique. On enjambe le Temps, pour non pas évoquer sa capacité d'infini, mais pour mieux révéler son impossibilité, plutôt qu'une simple incapacité, à transcender la dimension humaine, la condition de l'Homme – cet état nécessaire pour prétendre à la connaissance de Dieu.

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Et finalement, si la mélancolie n'était qu'une patience désoeuvrée ? Une lassitude somme tout un peu orgueilleuse ? Une luxure de l'ennui ? L'oeuvre du Temps mise en abîme sur son incapacité à surpasser sa temporalité ? Ici, le temps est soumis à la même temporalité selon les endroits de la gravure (le monde figé des Hommes, la scène, le ciel). Mais de quel temporalité parler ? Si nous prenons Saint-Augustin, nous pouvons avancer que la gravure se situe dans le « présent du futur » qui présente l'attente. Nous l'avons vu, nombre d'éléments se rapportent à cette situation d'immobilité.

III.1 – Les conclusions de Guillaume Beys-SalvanNous pourrions continuer encore longtemps, mais ironie cruelle, le

Temps nous est compté et c'est pourquoi nous avons décidé de conclure ici. Nous avons choisi de passer sous silence de nouvelles lectures entre les plans et l'oeuvre, en partant cette fois-ci du symbolique comme prédicat scientifique et non plus comme nous l'avons fait ici, comme complément et articulation sémantiques.

Par exemple, nous pourrions également suggérer que toute la mélancolie éprouvée par saint Michel ne serait finalement que le sentiment noir d'avoir poussé Lucifer hors du Paradis. saint Michel, archange guerrier, se serait privé lui-même de son meilleur ennemi, se promettant à l'ennui éternel. Comment ne pas y voir une damnation ? La catharsis esthétique devient morale et éthique !

Nous nous sommes décidés à graviter autour de deux pôles fonctionnants comme une fluctuation unique de deux éléments distincts. En partant du premier degré de l'observation de « Melencolia », nous avons montré que l'exactitude, certes parfois capricieuse, souvent dérobante, du symbole peut néanmoins parfaitement se coordonner avec la rigueur des mathématiques. Cette épopée structurelle nous a incité et aidé à prolonger notre lecture de l'oeuvre. Nous avons simplement cherché à aiguiser notre observation pour en extraire les thèmes.

Par exemple, nous avions cité les éléments « bucoliques » : l'eau, la mer, le soleil, la nature (arbres, forêts, colline), le chien... cet aspect peu relevé est pourtant révélateur du visuel périphérique imaginé par Dürer afin de mieux « centrer » son sujet.

De là, il nous semble qu'un commentaire d'oeuvre, pas un mode d'emploi, un glossaire ou un répertoire d'archive ou de symboles ; un simple commentaire d'oeuvre apparaît. Il est à comprendre et à jauger comme tel.

J'entends par là que nous n'avons pas prétendu asséner une lecture personnelle – lecture qui serait intrusive et donc, par définition avec le projet « Melencolia », nulle et non avenue – ; mais plutôt une lecture au rythme imposé par Dürer : une lecture lente, parfois fastidieuse, mais toujours surprenante, littéraire, mathématique, philosophique, théologique... bref, une

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Page 15: Battre les cartes des réalités€ notre grande surprise, cette géométrie pré-euclidienne n'est pas empirique ; elle est cohérente, et nous découvrons une foule de propriétés

aventure de l'esprit. C'est dans cet esprit d'aventure que nous souhaitions malgré tout

terminer notre étude. La posture de Saint-Michel, son regard décidé peut avec malice nous rappeler cette phrase de Saint-Augustin : « Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais ; mais si on me le demande et que je veuille l’expliquer, je ne le sais plus » - livre XI des Confessions.

Oserait-on rappeler que cette idée, ou plus cette élaboration « durérienne » de la mélancolie ne rampe pas à travers les siècles qui le suivront, elle galope : dans le désordre, pensons à Baudelaire, Poe, Rimbaud, Byron et bien d'autres... Souvenons-nous cet « ailleurs » « N'importe où ! n'importe où mais pourvu que ce soit hors de ce monde » : on ne questionne plus le présent de façon augustienne, mais la présence. Le film « Les ailes du Désir » de Wim Wenders – « Der Himmel uber Berlin » ne relate-t-il pas l'histoire de deux anges – attention spoiler ! – dont l'un, par amour, souhaite retrouver sa mortalité ? L'héritage de Melencolia est incalculable et inarchivable. Alors, pour terminer tout à fait, nous souhaitions nous souvenir de Pétrarque, premier humaniste parmi les humanistes qui annonçait dans ses Sonnets pour Laure, semble-t-il, cette mélancolie si particulière que Dürer gravera sur la fenêtre du Temps.

CLVIII Si corne eterna vita e veder Dio.

« De même que voir Dieu dans son profond mystère, C'est le suprême bien pendant l'éternité ; Ainsi vous voir, Madame, est ma félicitéDans cette vie ingrate où je suis solitaire. »

III.2 – La conclusion de Yvo Jacquier

Une nouvelle lecture des œuvres et des plansCette présentation de Melencolia montre l'utilité d'un nouvel outil de

lecture, basé sur la géométrie de composition. Les symboles ici révélés sont autant de preuves qui ne dépendent pas de l'approche – qu'elle soit scientifique, littéraire ou picturale.

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