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Critique
Un sicle dcrivains : GeorgesBataille
par Fabrice Gabriel30 avril 1997
En dclinant la figure de l'il dans son beau filmsur Georges Bataille, Andr S. Labarthe russit undifficile grand cart. Respectant parfaitement le
cahier des charges de la srie Un Sicle d'crivains, ilchappe l'ordinaire illustratif du genrebiographique et invente une enqute godardiennequi questionne autant la position du cinaste que lemystre de l'crivain. Bataille, la littrature et lecinma en sortent tous gagnants.
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Ca a dbut comme a : "J'ai t lev seul et, aussi
loin que je me le rappelle, j'tais anxieux des choses
sexuelles." a ? Une Histoire de l'il appele devenir
clbre, mais imprime en 1928 sans nom d'diteur et
vendue clandestinement en 134 exemplaires seulement.
a : le premier "vrai" livre de Georges Bataille, lgant
chartiste employ la Bibliothque nationale etnietzschen dbauch qui se dissimule sous le
pseudonyme de Lord Auch (Lordcomme le Dieu
anglais des Ecritures, Auch pour dire "aux chiottes").
a, enfin : le Bataille d'Andr S. Labarthe, celui qu'il
choisit de donner voir dans Un Sicle d'crivains,
cette srie assez fourre-tout qu'on pourrait, pour unefois, rebaptiser Ecrivains, de notre temps. La premire
qualit de ce portrait, c'est en effet de refuser
l'habituelle dissmination illustrative des documentaires
biographiques, qui cherchent souvent en vain
retrouver la singularit d'un geste crateur sous un amas
de tmoignages pars et de photographies d'poque.Labarthe, lui, opte pour une ligne ou plutt un cercle,
une figure matricielle qui fait concider son il de
cinaste et la mtaphore centrale du premier livre de
Bataille. Le titre l'indique assez : montrer Georges
Bataille perte de vue, c'est raconter l'histoire
impossible d'un il qui, fixant un mort, veut filmer le
mouvement vivant de ses livres et viser de cette faon
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leur centre paradoxal, cette mort l'uvre qui a inspir
Michel Surya le titre d'une imposante biographie
critique, logiquement crdite au gnrique. Labarthe
qui par l s'affirme authentiquement cinaste soumet le
film la logique de son titre-programme, sans renoncer
pour autant aux exigences de clart qu'imposait la
commande tlvisuelle : son "histoire de l'il" est bienun rcit, au sens o se dploient chronologiquement les
lments successifs d'une aventure intellectuelle,
marque l'origine par la figure monstrueuse du pre
(l'aveugle et le paralytique runis en un seul homme),
puis jalonne par la tentation chrtienne et l'abandon de
Dieu (Bataille dit avoir partag "les difficults querencontra Nietzsche lchant Dieu et lchant le bien,
toutefois brlant de l'ardeur de ceux qui pour le bien ou
pour Dieu se firent tuer..."), la dcouverte
fondamentale du rire comme exprience philosophique
et la pratique du bordel comme habitude de dpense, la
thorisation de l'rotisme et le got des supplices, lafrquentation d'amis dcisifs (Masson, Leiris,
Klossowski, Caillois...) et l'animation de revues phares
(Documents, Acphale, Critique...). Ainsi, mme s'il
nglige quelque peu le Bataille politique et
"sociologue", qui mriterait lui seul un autre portrait
(passionnante est par exemple l'histoire de ses relations
contradictoires avec Breton ou Sartre...), Labarthe
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respecte les tapes principales d'un parcours dans le
sicle. Il ne se contente pas pour autant d'en mimer la
linarit suppose : son regard oblige reconstruire la
figure de l'crivain, prenant acte de la perte de vue
signale par le titre. L'image de l'il rflchit ainsi la
qute du portrait : la camra zoome vers la pupille de
Bataille, sur une photo qui le reprsente, nous dit lavoix-off de Jean-Claude Dauphin, 33 ans... Souvenir
d'Apollinaire ? Cette "Pupille Christ de l'il", autant
qu'elle renvoie d'obsdantes et souvent
blasphmatoires mtaphores structurantes anus solaire,
il pinal, fente des paupires, globe des ufs que
gobent les culs... , indique par quelles boucles devrapasser le film. De fait, celui-ci s'ouvre sur la rondeur
des botes de bobines que porte une jeune femme, dont
on n'aperoit pas le visage mais qui demande "Je me
dshabille ? Je peux enlever ma robe ? Non, plus tard
!", lui rpond une voix (Labarthe sait aussi l'art du...
clin d'
il). Au corps sans visage qui promne les yeuxmtalliques de ces lourdes botes (de pellicule tourner
?) correspond le mouvement des disques o est
enregistre la voix elle aussi sans visage de Bataille.
"Traces" numrotes et dates d'interventions ou
d'interviews de l'crivain, ces ronds de vinyle ponctuent
le film et nous regardent comme nous regarde le
spectateur des cuisses invisibles d'une madame
d d h h d ill l i
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Edwarda hors champ. Le mouvement du sillon sur lui-
mme, auquel s'attache souvent la camra, semble ainsi
dsigner la spirale o nous entrane Labarthe et suggre
la progression concentrique de son portrait vers le
mystre d'un trou central bouche, sexe, tombe.
Mystre est bien le mot, car cette histoire de l'il sedonne aussi pour une enqute : une traverse de cercles
successifs, qui justifie que soient cits ensemble Buuel
et Dante. L'enquteur, on le connat. Il porte un
chapeau noir et s'il est ici dsign comme "le
voyageur", on devine qu'il doit s'appeler Andr S. Il
surgit au milieu du film, un certain 26 avril 1996, Vzelay. Ce n'est pas une simple coquetterie
hitchcockienne : sa prsence date interroge le vide des
lieux o a pass l'crivain. Tantt la camra s'attarde
aux fentres closes des appartements (celui de sa mre
rue de Rennes, celui o il mourut rue Saint-Sulpice...),
tantt elle traverse la pnombre des glises voisines : deReims Orlans, de Vzelay Saint-Sulpice et jusqu'
la fort de Saint-Nom-La-Bretche filme comme une
cathdrale (mme si les crmonies qui s'y tinrent
furent trs peu catholiques, en croire le tmoignage
amus de Pierre Klossowski), c'est une pareille absence
qui se rpte. Labarthe, non content d'clairer les rares
entretiens de son film comme s'ils se tenaient dans un
f i l ' i i j l d'
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confessionnal, s'amuse ainsi juxtaposer les traces d'un
Dieu disparu et les empreintes de l'crivain mort :
glissant d'une photo de Bataille assis sur le banc d'un
jardin d'Orlans l'image prsente de cette place vide,
il laisse entendre que c'est cet endroit que se tient son
uvre, dans le vide laiss par le Dieu mort. Il est alors
tentant d'y voir aussi une rflexion sur la place ducinaste, pas si lointaine au fond des interrogations
godardiennes sur la nature cinmatographique de
l'incarnation (il arrive d'ailleurs qu'on songe ici l'oncle
Jean, cause d'une certaine lumire dans le mouvement
des arbres...). Labarthe n'explicite jamais cette possible
interprtation : fidle sa mthode, il demeure unesilhouette en retrait, ce "voyageur" dont l'ombre
souligne seulement le soleil central de Bataille. Il
n'empche que l'inscription de son corps dans l'image
prolonge, d'une certaine manire, les propos tenus par
l'crivain devant Madeleine Chapsal, un an avant sa
mort : "Tout le monde sait ce que reprsente Dieu pour
l'ensemble des hommes qui y croient, et quelle place Il
occupe dans leur pense, et je pense que lorsqu'on
supprime le personnage de Dieu cette place-l, il
reste tout de mme quelque chose, une place vide. C'est
de cette place vide que j'ai voulu parler." Trouver une
trace, remplir le cadre : les yeux du cinaste sont
ouverts de mme sur la matire du vide du monde. Ils
t f l i h Si
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ne peuvent se refermer en une conclusion acheve. Si
Labarthe a repris pour son compte la posture de
Bataille, c'est en effet jusqu' l'inachvement de son
film, qui conduit certes la tombe de l'crivain (une
simple dalle funraire dans le petit cimetire de
Vzelay, portant l'inscription du nom et des dates :
1897-1962), mais en prcisant aussitt, dans un ultimericanement, que "Dieu merci, cette tombe ferme mal..."
Tombe paradoxale, en effet, que celle des "uvres
compltes" d'un auteur chez qui triomphe l'inachev,
qui n'a cess de vouloir reprendre ses livres et n'a
jamais lev les masques vivants de ses nombreux
pseudonymes... Tombeau ouvert que ce beau film,fidle jusqu' son impossible clausule l'esprit de
Bataille, dont Michel Surya rappelle, pour (ne pas)
finir, ces autres mots : "Au fond, c'est peu prs ce qui
arrive la premire fois qu'on prend conscience de ce
que signifie, de ce qu'implique la mort : tout ce qu'on
est se rvle fragile et prissable, ce sur quoi nous
basons tous les calculs de notre existence est destin
se dissoudre dans une espce de brume inconsistante...
Est-ce que ma phrase est finie ?
Je crois.
Si elle n'est pas finie cela n'exprimerait pas mal ce que
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Si elle n'est pas finie, cela n'exprimerait pas mal ce que
j'ai voulu dire..."
Fabrice Gabriel