Balibar- Le Retour de La Race

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LE RETOUR DE LA RACE Étienne Balibar La Découverte | Mouvements 2007/2 - n° 50 pages 162 à 171 ISSN 1291-6412 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-mouvements-2007-2-page-162.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Balibar Étienne, « Le retour de la race », Mouvements, 2007/2 n° 50, p. 162-171. DOI : 10.3917/mouv.050.0162 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour La Découverte. © La Découverte. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of California at Berkeley - - 169.229.32.136 - 28/01/2013 05h32. © La Découverte Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of California at Berkeley - - 169.229.32.136 - 28/01/2013 05h32. © La Découverte

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LE RETOUR DE LA RACE Étienne Balibar La Découverte | Mouvements 2007/2 - n° 50pages 162 à 171

ISSN 1291-6412

Article disponible en ligne à l'adresse:--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-mouvements-2007-2-page-162.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Balibar Étienne, « Le retour de la race », Mouvements, 2007/2 n° 50, p. 162-171. DOI : 10.3917/mouv.050.0162--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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Je parle du retour de la race et non pasdes races1. Autrement dit ce qui m’in-téresse, plutôt que des groupes

« concrets » (ou supposés tels, comme les« races » de l’anthropologie physique et cul-

turelle du XIXe siècle), c’est une idée, der-rière laquelle se profile une structure. Leschoses, sans doute, ne sont jamais aussisimples que cette distinction pourrait lefaire croire. Il est difficile d’imaginer une« race » générique qui ne se matérialiseraitpas dans des oppositions et des hiérarchiesde groupes. Mais il s’agit ici de suggérerqu’entre l’aspect structurel, quasi-transcen-dantal du problème, et ses manifestations

* Philosophe.

1. Adaptation française de la « Lezione pubblica »prononcée au Festival de philosophie de Modènele 15 septembre 2006.

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reconnaître. Essayons donc de démêler cequi revient à chacune de ces possibilités.

Toute réflexion sur le retour de la raceappelle une réflexion symétrique sur l’ave-nir du racisme. Mieux : des racismes,puisque ce qui fait problème est justementleur multiplicité. On voit alors se préciserl’enjeu de la question : il ne s’agit pas seu-lement de décrire pratiquement la résis-tance inattendue du phénomène « racisme »ou sa résurgence dans notre société, mais ils’agit de formuler des hypothèses derecherche sur ce que seront ou pourraientêtre les formes à venir du racisme, qui ris-quent de nous surprendre parce qu’ellecontrediront l’image que nous avons del’évolution de nos sociétés, de nos sys-tèmes politiques et culturels, dont nousavons besoin pour vivre, mais dont noussentons aussi confusément qu’ils sont encrise. Il s’agit de remettre en question uneconviction profondément enracinée dans laconscience du progrès de la raison et de ladémocratie : que le racisme et a fortioril’idée de la « race » appartiennent au passé,et donc ne peuvent que dépérir avant dedisparaître une fois pour toutes. À l’en-contre de cette conviction rassurante (d’au-tant plus puissante qu’elle a été payée d’unprix extraordinairement élevé dans unpassé encore récent), nous devons nousdemander sérieusement si cette représenta-tion optimiste n’est pas un pur préjugéidéologique. Que sera l’avenir des racismeset de la race elle-même : important oulimité ? Contingent ou nécessaire ? Plus oumoins semblable aux modèles historiques,ou fait de métamorphoses oscillant entre lapossibilité de nouveaux racismes et la pos-sibilité pour ceux que nous connaissonsdéjà de déboucher sur le surgissement denouvelles formes de violence collective,comme le suggère l’expression de « racismesans races » dont se servent beaucoup d’an-thropologues et de sociologues ? Nousdevons essayer de l’imaginer pour pouvoirl’affronter2.

empiriques, les relations se sont modifiéespar rapport à ce qu’enseignait, encorerécemment, l’histoire des idées. Pour noscontemporains ni l’existence, ni le nombre,ni les délimitations entre les « races » nebénéficient plus d’aucune évidence, mais lesnoms de la race continuent de fonctionnerdans l’identification de différences eth-niques et culturelles. On continue de parlerd’« Européens », d’« Orientaux », d’« Arabes »,de « Noirs » ou d’« Africains », etc. Plus quejamais peut-être le principe de la race ou dela « racialisation » s’impose socialement etculturellement, en particulier comme prin-cipe généalogique, et de représentations quirapportent à l’origine et à la descendancedes « mentalités » ou des « aptitudes » indivi-duelles et collectives supposées. Il s’agit làdu racisme dans le sens le plus large duterme – sans qu’il soit opportun de distin-guer, comme on l’a parfois suggéré, entre« racisme » et « racialisme ». Parler de retourde la race, c’est d’abord insister sur le faitque non seulement le racisme en ce sensélémentaire est toujours là, mais qu’il y aacquis une nouvelle virulence.

Mais pourquoi retour ? Y aurait-il euéclipse, disparition? Et d’où nous reviendraitce racisme disparu ? Peut-être tout simple-ment du fond de notre oubli, de notre naï-veté, qui nous empêchaient de percevoir cequi se passait sous nos yeux, un peu au-delà ou en deçà de certaines frontières. Oudu fond de nos illusions et de nos complai-sances, qui nous faisaient croire à l’incom-patibilité des principes démocratiques ethumanistes officialisés avec la théorie et lapratique du racisme, sauf à titre de « survi-vances » et d’« anomalies ». Mais peut-êtreaussi faut-il suggérer que la « race » est reve-nue avec un autre visage et sous d’autresnoms, et que nous ne pouvions d’abord la

2. Cf. le dossier que j’ai coordonné pour la revueActuel Marx (n° 38 – Deuxième semestre 2005) : Leracisme après les races, avec des contributions deG. Molina, Ph. Essed, A. Stoler, A. Burgio,M. Mamdani.

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Une telle question sans doute ne surgitpas du néant. Elle est provoquée par destendances destructives de la conjonctureauxquelles il est difficile d’échapper. Il fau-drait ici toute une analyse, et je devrai mecontenter d’une description générale, maissuffisante je l’espère pour indiquer un filconducteur. Nos raisons de nous interrogersur le retour de la race et sur l’avenir desracismes n’ont leur point dedépart ni dans la théorie pureni dans une constatation pure-ment empirique, mais dansune série de problèmes dedéfinition et d’interprétationqui circulent entre les deux. Jeretiendrai quatre « signes destemps » que je chercherai àcaractériser en insistant surleur spécificité autant que surleur interdépendance – ouplutôt en présupposant quecelle-ci est, en général, unecaractéristique du cours actuelde la « mondialisation ».

Premier signe: le développe-ment exacerbé des nationa-lismes du Nord aussi bien quedu Sud, et leur propension àl’ethnocide et même au génocide. La mondia-lisation tourne le dos aux perspectives « cos-mopolitiques » tracées par la tradition desLumières et sa postérité contemporaine(Habermas), elle se présente plutôt comme uncosmopolitisme inversé. L’intensification descommunications, l’accentuation des interdé-pendances, la relativisation du sens des fron-tières et l’émergence progressive d’un espacepolitique et culturel commun n’y produisentpas la reconnaissance mutuelle, ou laconscience d’appartenir à une même huma-nité, mais une intensification des intolérances,des pulsions de destruction fondées sur larevendication d’identités collectives plus oumoins imaginaires – et pour cette raisonmême pratiquement indestructibles. Bienentendu on pourrait ici suggérer que ce ren-

versement de perspective s’explique par le faitque la mondialisation demeure inséparable dephénomènes de domination et de concur-rence qui trahissent son caractère impérialiste.Mais une observation de ce genre ne fait querepousser le problème d’un cran, ou ajouterun trait à sa description.

Deuxième signe: ce qu’on a appelé (Hun-tington) le « choc des civilisations » (clash of

civilisations). Je ne contesteraipas que, sous la forme que luia conférée son inventeur etqui a fait sa fortune, cette for-mule adaptée aux besoins dela politique néo-impériale desUSA est une abstraction fon-dée sur des généralisationshâtives de « faits » sociolo-giques et politiques hétéro-clites. C’est aussi une self-ful-filling prophecy et c’estjustement ce qui la rendinquiétante : peu à peu ellepasse dans la réalité, elledevient une règle de conduiteet un instrument permettantaux adversaires de se définireux-mêmes suivant le modèle« ami-ennemi » théorisé par

Schmitt. Elle constitue le point d’accord para-doxal entre ceux qui, par ailleurs, se définis-sent comme ennemis irréconciliables, entrequi rien n’est commun : le point d’accordporte justement sur le fait qu’ils ne possèdentaucune possibilité de négociation ou de dia-logue, puisqu’ils appartiennent, par essence,à des cultures (ou civilisations) incompa-tibles. Même si cette logique est fausse histo-riquement (car toutes les « civilisations » dis-tinguées ainsi sont fondées sur des empruntsréciproques ou, comme disait Lévi-Straussdans Race et Histoire, des « coalitions », etcomportent une diversité interne au moinségale à ce qui les distingue les unes desautres), ou plutôt précisément parce qu’ellel’est, elle a commencé à dicter les actions etles réactions, y compris sous la forme d’actes

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manqués (comme on l’a vu il n’y a pas long-temps à l’occasion des déclarations « intem-pestives » du pape Joseph Ratzinger sur lecaractère « violent » de l’islam en tant que reli-gion)3. Ce qui soulève toute la question del’importance réelle du facteur religieux dansles représentations de la politique mondiale.Il faudrait pouvoir ici discuter de la surdéter-mination intrinsèque des idées de « civilisa-tion » et de « conflit de civilisation », en parti-culier pour mettre à jour l’interactioncomplexe qui s’établit dans le discours poli-tique entre religieux (à moins qu’il ne failleen réalité parler d’un post-religieux, d’un reli-gieux en crise permanente, caractéristique dela postmodernité) et post-colonial (lequel àbien des égards ne se distingue en rien ducolonial, ou en forme la continuation)4.

Troisième signe : le capitalisme tend à setransformer – pour une part au moins – en« bio-capitalisme », fondé sur le développe-ment d’une bio-économie. Celle-ci n’est pasune nouveauté absolue: Marx l’avait envisa-gée en s’intéressant à la reproduction de laforce de travail comme processus intégré aucycle de l’accumulation du capital (dans le« chapitre inédit du Capital »), et Foucault adéfini la bio-politique comme l’ensemble destechniques de gouvernement qui font de l’É-tat l’agent d’une normalisation des corps

individuels et d’une régulation des processusdémographiques (dans Surveiller et punir, etdans ses cours du Collège de France desannées 1976 et suivantes). Mais l’importantaujourd’hui, la nouveauté tendancielle, c’estjustement le déclin relatif de la bio-politiquedes États au regard de la bio-économie, laprépondérance des mécanismes du marchésur ceux de l’administration (voir la façondont, en l’espace d’un siècle, la politiquedémographique française est passée de larecherche d’immigrés pour combler le « défi-cit démographique » des classes mobilisablesdans l’armée à la régulation brutale desmigrations de travail). La mutation du bioca-pital ne concerne plus seulement les serviceset les industries de reproduction de la forcede travail (logement, alimentation, santé, loi-sirs, etc.) mais s’étend à l’utilisation systéma-tique du corps humain et du vivant commematière première et comme cible de pra-tiques pharmaceutiques, médicales, eugé-niques différentielles. En conséquence, onvoit surgir une division technique de l’espècehumaine entre, d’un côté, ce que certainsthéoriciens néo-marxistes appellent la « sur-santé » (ou le surplus-health), en face du sur-travail et en concurrence avec lui, laquellen’est jamais que l’autre face de ce que Ber-trand Ogilvie appelait naguère de son côté la« production de l’homme jetable5 ».

Quatrième signe : le bloc de régimes poli-tiques qui se présentent comme « démocra-tiques » – mais quel est le système politiquequi ne se dit pas démocratique, quitte à l’in-terpréter de façon différente ? – corresponden réalité à une forme de démocratie exclu-sive, ou de démocratie pour certains et nond’autres, sous la forme du droit égal6. Il fautpour cela perfectionner des mécanismespermettant de masquer l’exclusion ou de lanaturaliser en en faisant la forme même del’universel, ou sa conséquence logique. Làencore il ne s’agit pas d’un phénomèneabsolument nouveau. Peut-être, comme l’asoutenu Luciano Canfora dans un livre qui afait des vagues dans le monde européen de

3. Cf. le discours du Pape Benoît XVI (JosephRatzinger) à Ratisbonne le 12 septembre 2006 sur« Foi, Raison et Université ».

4. On lira sur ce point avec profit l’ouvrage deA. MBEMBE, De la postcolonie. Essai surl’imagination politique dans l’Afriquecontemporaine, Karthala, Paris, 2000.

5. K. SUNDER RAJAN, Biocapital : The Constitution ofPostgenomic Life, Duke University Press, 2000 ;B. OGILVIE « Violence et représentation — Laproduction de l’homme-jetable », Lignes, n° 26,octobre 1995.

6. La notion de « démocratie exclusive » a été àl’origine développée par Guciano Fraisse pourcaractériser l’obstacle structurel à la participationdes femmes à la vie politique après la Révolutionfrançaise : cf. Les deux gouvernements : la famille etla Cité, Gallimard, Folio/Essais, 2000.

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l’édition et de l’Université, toute « démocra-tie » historique a-t-elle toujours été fondéesur l’exclusion, la citoyenneté « limitée »7.Mais à des degrés divers, nous le savons, età partir de légitimations opposées entreelles. Le fait est que les systèmes politiquesqui se présentent aujourd’hui commemodèles de démocratie et de participationcivique sont aussi ceux qui excluent prati-quement la majorité de leur population duchoix des dirigeants à travers des méca-nismes de ségrégation sociale (comme lesUSA), ou maintiennent des institutionsd’apartheid larvé (comme Israël envers sescitoyens « arabes » ou l’Union européennequi définit une nouvelle citoyenneté trans-nationale dont demeurent exclus les « immi-grés » ou « étrangers extracommunautaires »,dont beaucoup pourtant sont installés surson territoire depuis des générations)8. Tousces phénomènes s’inscrivent dans la longuedurée : ils relanceront donc la terrible ques-tion logée au cœur de l’universalismemoderne des « droits de l’homme et ducitoyen » : comment exclure de la participa-tion politique des individus ou des groupesentiers, dès lorsqu’elle ne se fonde pas surune propriété ou un statut spécial, mais surle principe même de l’appartenance à l’es-pèce humaine ? Comme l’avait déjà démon-tré en son temps Hannah Arendt dans Lesorigines du totalitarisme, cela ne peut sefaire qu’en trouvant un moyen de lesexclure de l’humanité elle-même, ou de leurattribuer un type d’humanité inférieure,inachevée ou déficiente.

En isolant ainsi certaines tendances hété-rogènes de la politique contemporaine, jene prétends pas donner un tableau exhaus-tif, mais je veux faire comprendre ce qui faitl’urgence pratique et politique du « retour dela race » et du néo-racisme, donc de l’avenirdes racismes dans le monde actuel « mon-dialisé ». Je veux aussi rappeler qu’il s’agitd’une question décisive pour que, sachantcritiquer les limites et contradictions de sonuniversalisme autoproclamé, l’Europe conti-

nue de représenter un lieu d’élaboration dela démocratie, ce dont dépend la possibilitémême de sa construction.

Cependant, le seul fait de supposer uneinteraction entre le retour du racisme et lestendances de la conjoncture historique où ils’insère ne suffit pas à en procurer l’intelli-gence, il risque même de nous induire enerreur. Car ce rapport ne peut être de l’ordrede l’instrumentalisation. Mais il doit passer parla médiation de processus symboliques,conscients ou non, se développant dans lechamp de l’imaginaire collectif et agissant enretour sur les tendances historiques elles-mêmes. C’est à ce niveau qu’on peut déter-miner si les mots de « race » et de « racisme »conviennent toujours pour interpréter cer-taines tendances destructrices de l’humanité9,ou certains aspects typiquement modernes dunihilisme culturel. D’où, à nouveau, la ques-tion : le retour de la race, est-ce la continua-tion de l’histoire d’hier, ou bien l’amorced’une mutation des structures de la haine,dont il importerait de prendre la mesure pourredonner à l’idée d’humanité la capacité desurmonter ses déficiences et de dépasser seslimites? Pour répondre vraiment à une ques-tion de ce genre, il faut tout un travail sur lesdéfinitions historiques, anthropologiques, juri-diques, théologiques de la race, entre lemoment de sa cristallisation (vers la fin du XVe

siècle) et le moment de sa dissolution et de sadissémination (vers la fin du XXe siècle), quine relève pas tant de l’histoire des idées quede la philosophie, au sens large, articulée auxsciences humaines10. Il risquerait de nousengager dans une discussion à l’infini, àmoins que nous ne prenions le risque d’iden-

7. L. CANFORA, La démocratie : Histoire d’uneidéologie, Seuil, 2006.

8. E. BALIBAR, Nous, citoyens d’Europe ? Lesfrontières, l’Etat, le peuple, Éditions La Découverte,2001.

9. Je suis tenté de dire, avec Jacques Derrida, « auto-immunitaires » : cf. Voyous, éditions Galilée, 2003.

10. Cf. D. et E., FASSIN, Question sociale, questionraciale, Éditions La Découverte, Paris, 2006.

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tifier certains enjeux, en prenant pour filconducteur les moments sensibles du débatinternational et interdisciplinaire de ces der-nières années autour de la race et du racisme,qui a fini par produire une véritable mutationdans notre compréhension du sens même dece terme. Nous n’avons pas seulement assistéà un « retour de la race », maisaussi à un retour de la théoriesur la race, symptôme deconjoncture dont le momentest venu de pointer certainesconséquences. J’en retiendraiparticulièrement trois.

Les premières concernentles transformations mêmes duconcept de « racisme ». À ladifférence du nom « race »,dont les origines remontent àla période de transition entrela fin du Moyen Âge et la pre-mière modernité, le conceptde « racisme » est récent : il secristallise dans les années1940-1950, au moment de larefonte de l’ordre internatio-nal provoquée par laDeuxième Guerre mondiale. D’où laconjonction typique de trois grands pro-blèmes historiques et géographiques dontl’unification n’allait aucunement de soi :celui de l’antisémitisme européen, celui ducolonialisme et celui de la ségrégation desgens de « couleur ». Il s’agit là tout à la foisd’une « invention » dont les conditionsdemeurent attachées pour toujours à l’usagedu concept, et du point de départ d’unesérie de disjonctions et de métamorphosesayant abouti à ce que ses usages actuelsdivergent largement des premiers et encontredisent à l’occasion les significations.En ce sens, au sein même du retour de larace, l’idée de « racisme » est en crise : théo-rique d’abord, mais non sans conséquencespolitiques. Et du même coup la notiond’anti-racisme qui fait corps avec l’idée de ladémocratie contemporaine pour autant que

celle-ci se veut anti-fasciste, post-coloniale,anti-ségrégationniste, se trouve elle-mêmeremise en question.

Quand on relit de façon critique l’histoirede la diffusion de la notion officielle deracisme dans les années 1950 et 1951 parl’UNESCO et le groupe de scientifiques émi-

nents qu’elle avait chargés derédiger ses « déclarations »sur le racisme et les raceshumaines (Lévi-Strauss, Kli-neberg, Juan Comas, Dobz-hansky, etc.), deux élémentsressortent particulièrement.L’un (que j’ai appelé ailleursle « théorème de Sartre »,parce que celui-ci en adonné une expression fortedans des célèbres Réflexionssur la question juive de 1946)signifie que « les races n’exis-tent pas », du moins dans lesens postulé par le scien-tisme pseudo-biologique,mais que « le racisme existe »,ou comme disent les porte-parole de l’UNESCO il existe

un « mythe raciste », fondé sur la croyancesubjective dans l’existence de différencesnaturelles héréditaires (« raciales ») à l’inté-rieur de l’espèce humaine11. D’où, encontrepartie, l’affirmation de l’unité de l’hu-main, représentant un absolu moral autantqu’épistémologique. Mais il s’agit aussid’une hypothèse anthropologique qui tendà naturaliser, non les races mais le racismelui-même, en tout cas à rechercher lessources du racisme dans la tendance natu-relle des cultures (qu’elles soient de classeou d’ethnie) à percevoir « l’autre », intérieurou extérieur à « soi », comme non- ou infra-humain, et à se percevoir elles-mêmes

11. Le racisme devant la science,UNESCO/Gallimard, 1960.

12. Cf. E. BALIBAR, « La construction du racisme », in Actuel Marx, op. cit.

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comme réalisations exemplaires de l’essencehumaine, objet d’une sélection et d’uneélection historiques12.

C’est autour de la possibilité et les modali-tés d’une telle explication anthropologiquedu racisme, et ainsi du contenu de l’idée derace, que toute l’anthropologie du XXe siècles’est progressivement dépla-cée vers de nouvelles théoriesde la construction des « diffé-rences » et de « l’altérité », pro-duisant ce que nous connais-sons comme le culturalismecritique, progressivement his-toricisé et désoccidentalisé(dont une œuvre comme cellede Stuart Hall, scandaleuse-ment ignorée en France, estl’expression à la fois premièreet la plus notable)13. Mais pra-tiquement au même moment,sur la base d’une réflexioncomparative semblable entreles trois grand modèles de « racisme »contemporain (le racisme antisémite extermi-niste, le racisme colonial tendant à la « bes-tialisation » des « races inférieures » non-euro-péennes, et le préjugé de couleur hérité del’esclavage et prolongé dans la ségrégation),d’autres théoriciens avaient cherché à inter-préter le phénomène du retour de l’inhu-main à l’intérieur de l’humain en tant queviolence extrême structurellement inscritedans les formes de civilité qui se présententcomme le point d’aboutissement de l’histoireou de l’humanisation de l’homme. La réfé-rence majeure ici, bien sûr, serait Arendt donttoute l’œuvre va à inverser la relation tradi-tionnelle entre le problème politique et leproblème anthropologique, montrant quel’institution politique n’a pour base aucunenature humaine, mais que c’est inversementla « cité » au sens large (donc l’État) qui pro-duit l’humain, et pour cette raison aussi peutle détruire. Le point extrême est atteint quandl’institution se transforme en machine d’éli-mination des humains « superflus », préala-

blement réduits physiquement et symboli-quement à la condition de simples objets ou« morceaux » de chair vivante (Stücke).

Les secondes conséquences auxquelles jepense approfondissent l’articulation symbo-lique des dimensions anthropologiques etdes dimensions politiques de la « race » et de

sa représentation. Quand onexamine les discours qui ontconféré une fonction centraleà la notion de race depuistrois siècles14, la complexitéen est telle qu’on a l’impres-sion d’écrire une « histoiretotale » de la culture occiden-tale, ou mieux une histoireinversée de ses idéaux, face« impolitique » dont il seraitbien hasardeux de prétendrequ’elle est restée extérieure àses capacités de création et àses courants dominants. Pourne pas forger à coup de sim-

plifications une totalité imaginaire, je croisqu’il faut ici prendre ici comme fil conduc-teur la production et la reproduction dansdes conditions sans cesse renouvelées del’ennemi intérieur. Il s’agit là d’une figurequasiment « ontologique », mais aussi d’unprocessus institutionnel quotidien, situé audépart et à l’arrivée des pratiques sociales quimêlent inextricablement l’attraction et larépulsion: elle est aujourd’hui au cœur de laviolence que l’Europe (mais aussi d’autres

13. Cf. D., MORLEY et K.HSING CHEN (éds.), StuartHall : Critical Dialogues in Cultural Studies,Routledge, 1996 ; S.HALL, Questions of CulturalIdentity, Sage, 1996. Et à sa suite P. GILROY,Against Race. Imagining Political Culture Beyondthe Color Line, Harvard University Press, 2000.

14. Cf. G. MOSSE, Toward the Final Solution. AHistory of European Racism, Howard Fertig, 1978(1985); I. HANNAFORD, Race. The History of an Idea inthe West, The Johns Hopkins University Press, 1996.

15. A. DAL LAGO et S. MEZZADRA, « I confiniimpensati dell’Europa », in H. FRIESE, A. NEGRI,P. WAGNER (éds), Europa politica : Ragioni di unanécessità, Manifestolibri, 2002.

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parties du monde) exerce contre ses « immi-grés »15. On retrouve le paradoxe soulignépar Arendt à propos de la modernité euro-péenne, aujourd’hui étendue au mondeentier : le fait que le droit de cité, en tantqu’universalisation de l’appartenance àl’ordre politique, ouvre immédiatement lapossibilité de renverser la fonction des cri-tères d’humanité. Principes d’inclusion et degénéralisation des droits, ils deviennent« logiquement » des principes de différencia-tion et d’élimination.

Pour développer complètement cettehypothèse, il faudrait alors montrer com-ment les catégories ou « invariants » duracisme se sont progressivement déplacésd’une division de l’humanité entre plusieurssous-espèces à une idée de différence cul-turelle naturalisée, et simultanément d’alté-rité ou d’irréductibilité de l’autre, vers unschème d’exclusion intérieure, qui vise tousceux qu’une société ne peut éliminer – saufà retrouver des programmes de « purifica-tion ethnique » et de « solution finale » –mais que pour des raisons de culture, d’his-toire, d’organisation du travail, de généalo-gie, elle s’efforce de mettre à part16. C’est làqu’entreraient en jeu de façon renouveléeles schèmes symboliques de définition etd’autodéfinition de la « race » que sont l’élec-tion et la sélection. Leur hétérogénéité n’estpas moins importante que leur complémen-tarité dans les situations historiquesconcrètes. Le premier vient de la traditionreligieuse monothéiste, d’abord juive,ensuite chrétienne et musulmane : il a finipar se trouver retourné de façon perversecontre ses inventeurs et ses porteurs origi-nels, non seulement par le nazisme mais pard’autres peuples de « maîtres » et de « souve-rains » du monde, qui tendent à se diviniseret à s’installer dans une souveraineté imagi-naire au-dessus de l’humanité « ordinaire »,ou encore à s’en penser et présenter commeles « sauveurs » dans une perspective apoca-lyptique, au prix de l’élimination et de laguerre contre ses « ennemis absolus ». Le

schème de la sélection vient au contraire, àl’origine, d’une certaine théorisation biolo-gique de l’humain, ou de ce que GeorgesCanguilhem appelait avec précision uneidéologie scientifique associée dès l’origineà la théorie de l’évolution, et progressive-ment étendue à tous les domaines de l’ad-ministration des ressources humaines, encommençant par l’administration coloniale,mais aussi à l’éducation (en tant qu’elle estcensée révéler des « capacités » innées, bio-logiques ou culturelles, qui distinguent entreeux les individus et les groupes au sein d’unmonde de concurrence généralisée).Notons-le au passage, ce même schème dela sélection trouve aujourd’hui un champd’application renouvelé dans les techniquesde la psychologie cognitive, de la psychia-trie comportementale et de ses applications« préventives », et de la sélection profession-nelle ou sportive.

Au niveau philosophique, le fait que lesdeux notions de sélection et d’élection, dontl’une est naturaliste et l’autre spiritualiste outranscendantale, s’avèrent à la fois incompa-tibles et inséparables, institue une remar-quable tension conceptuelle17. De là pro-cède en effet tout un courant philosophiquequi cherche à renouer avec la tradition de la« pensée négative » à partir de sourcesanthropologiques, phénoménologiques etherméneutiques. J’attache certes une grandeimportance à ces efforts et à ces discussions,mais je crois qu’il faut les rapporter de façonplus explicite à des réalités institutionnellespositives si l’on veut être en mesure de com-prendre comment les logiques de naturali-sation et de sacralisation convergent vers laproduction d’un ennemi intérieur dont onpourrait dire, en parodiant Saint-Augustin,qu’il est « plus intime que l’intimité elle-même », et par conséquent ce qui organise

16. Voir mon étude : « Difference, Otherness,Exclusion », in Parallax, 2005, vol. 11, nr.1.

17. Cf. E. BALIBAR, « Election/Sélection », in CahierDerrida, Editions de l’Herne, 2004.

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les mécanismes fantasmatiques de protec-tion de l’identité, de purification et d’assi-milation. L’institution moderne du racismecombine en effet deux logiques opposées,avec d’un côté la nation ou le nationalismepolitique, fondé sur la représentation d’une« communauté essentielle » et de son destinsingulier, et de l’autre le marché concur-rentiel, lequel semble n’avoir aucun« ennemi » ni intérieur ni extérieur (à la dif-férence de la nation), et donc « n’exclure »personne, mais qui institue une sélectionindividuelle généralisée dont la limite infé-rieure est l’élimination sociale des « inaptes »et des « inutiles »18.

Finalement, il convient de pointer un troi-sième ordre de conséquences des discus-sions contemporaines sur le racisme qui eninfléchissent « stratégiquement » l’usage, encouvrant les domaines sociologique aussibien qu’anthropologique et politique : jepense à la possibilité ou non d’isoler la ques-tion de la race des autres structures de domi-nation, de normalisation de la vie humaine,et de violence sociale ouverte ou cachée. Àtour de rôle, trois symétries sont venues icioccuper le premier plan et articuler entreeux des débats théoriques, des luttes, desprocessus de subjectivation: d’abord l’articu-lation entre race et classe (sur laquelle les tra-vaux de Foucault ont projeté une lumièrearchéologique forte, peut-être aveuglante,dont la pointe critique était dirigée contre

certains mythes de la tradition socialiste etmarxiste exhibant le thème de la « lutte desclasses » pour mieux recouvrir celui de la« lutte des races »)19 ; ensuite l’articulationrace-sexe (ou race-genre, selon la terminolo-gie préférée par la sociologie américaine, quia l’inconvénient de suggérer une variabilitépurement culturelle de la différence dessexes); enfin l’articulation race-religion ou sil’on souhaite ne pas se laisser enfermer dansun concept occidentalo-centrique de « reli-gion », l’articulation de la race et de l’institu-tion du sacré (mais n’oublions pas que cequi a ramené ce problème au premier planet l’a imposé à notre attention, c’est la polé-mique sur le « choc des civilisations » dont lacible est principalement constituée par l’es-sentialisation de l’islam, et en contrepartie ladiscussion sur la permanence de l’antisémi-tisme et la nécessité d’inclure l’antijudaïsmeet l’islamophobie traditionnelle dans un« antisémitisme généralisé », dont la sourcesymbolique est liée précisément à l’histoiredes monothéismes occidentaux et à leurfonction messianique)20.

Ici encore il faut prendre le risque de sim-plifier les choses. Nous découvrons aujour-d’hui que le recoupement de ces structuresde pouvoir et d’assujettissement est en faitconstitutif de chacune d’elles. Il est doncabsurde, à la limite, de chercher à isoler larace et le racisme de leurs contextes declasse, de sexe, de religion. On pourrait àl’inverse être tenté d’opérer une réductionhistorique des représentations et institutionsde la race à diverses combinaisons de rap-ports de classe, de sexe, et de l’institutiondu sacré : la race au sens fort « n’existeraitpas », mais pour des raisons assez diffé-rentes de celles naguère invoquées parSartre : elle ne serait qu’un nom, une pro-jection idéologique et discursive de struc-tures économiques d’exploitation et d’ins-trumentalisation du vivant humain (dont la« mondialisation » est au fond contempo-raine de l’émergence du capitalisme et deson « marché de la force de travail »)21, de

18. Sur la reconstitution de cette logique par delàla crise des systèmes de protection sociale, cf.Robert Castel, L’insécurité sociale. Qu’est-ce qu’êtreprotégé ?, La République des idées/Seuil, 2003.

19. À partir d’une tout autre perspective, Bourdieuavait de son côté soulevé précocement la questiondu « racisme de classe » : en particulier dans sestravaux sur la scolarisation différentielle (avec J.-C.PASSERON, Les héritiers) et sur La distinction.

20. Cf. E. BALIBAR, « Un nouvel antisémitisme? », inAntisémitisme : l’intolérable chantage. Israël-Palestine, une affaire française ?, Éditions LaDécouverte, 2003.

21. Voir les travaux d’Immanuel Wallerstein, deRobert Miles, de Yann Moulier-Boutang, etc.

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certaines formes d’imposition du principegénéalogique (inséparables du pouvoirsexuel des mâles sur le corps des femmes etd’incorporation de ce pouvoir des mâles àla reproduction de la communauté)22, enfind’une logique typiquement religieuse dedéfinition du pur et de l’impur, du sacré etde la souillure, des puis-sances rédemptrices et dam-natrices, qui se combineétroitement à l’exploitation etau sexisme. Le fait de« reconstruire » la race commeun effet combiné de ceslogiques de classe, de sexe etde religion aurait l’immenseavantage de contribuer à ladésubstantialiser, à la démy-thifier. Même la race « biolo-gique » qui se présentait auXIXe siècle (et encore au XXe)comme un concept « scienti-fique » devrait et pourrait êtreinterprétée en ces termes, cequi nous aiderait précisémentà comprendre comment l’ins-titution scientifique estdemeurée profondément marquée dans sonfonctionnement comme dans ses fonctionspolitiques de légitimation par des structuressociales de type capitaliste, patriarcal etmonothéiste. Nous comprendrions mieuxalors la surdétermination des représenta-tions et des rapports de domination qui

convergent pour produire de façon essen-tiellement inconsciente l’image fascinante etterrifiante de l’ennemi intime, et reproduireles structures de l’exclusion intérieure sousl’hégémonie apparente de l’universalisme.

Mais une telle réduction serait encore troprapide, car elle nous ferait perdre le sens

particulier, quasi phénomé-nologique, induit par le nomde race ou par tel ou tel deses équivalents en un lieu etun moment donnés: « arabe »,« musulman », « noir », « immi-gré » aujourd’hui en Europe.Nous devons travailler dansune perspective historique etsociologique où le fait de nejamais pouvoir absolumentséparer la race ni des rap-ports de classe et d’exploita-tion, ni des structures fami-liales et sexuelles, ni desconflits religieux et des repré-sentations du sacré, neconduit pas à réduire tous lesracismes à une seule et mêmecombinatoire abstraite, mais

ouvre plutôt la possibilité d’en comprendreles variations, les aspects « dominants » etleur nouveauté au regard des racismes pas-sés et à venir23. C’est de cette façon seule-ment que nous ferons droit à l’idée profon-dément gênante que la race est encoredevant nous. !

22. Je trouve absolument convaincante à cet égardla démonstration proposée par certaines féministesqui montrent qu’il n’y a jamais eu de racisme sansun sexisme, et sans l’obsession en même tempsque l’impossibilité pratique du contrôle sexuel : cf.R IVEKOVIC, Le sexe de la nation, Léo Scheer, 2003 ;A STOLER, Carnal Knowledge and Imperial Power :Race and the Intimate in Colonial Rule, Universityof California Press, 2002.

23. C’est en essayant de théoriser cettesurdétermination de façon radicale que je medistingue des réflexions, au reste passionnantes, deT C. HOLT, The Problem of Race in the 21stCentury, Harvard University Press, 2000.

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