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1. Revue de Métaphysique et de Morale, t. XIV, p. 294-317, mai 1906. REV. MÉTA. T. XIV (n° 5-1906). 42 LES PARADOXES DE LA LOGIQUE L'article de M. Poincaré, Les Mathématiques et la Logique 1, illustre ce qui me paraît être une méprise sur la nature et les fins de la Logistique; et, puisque cet article s'occupe beaucoup de mes écrits, il me semble convenable que j'essaie d'écarter cette méprise. En même temps, il suggère une solution des paradoxes que présente la théorie du transfini. ili. Poincaré croit que tous ces paradoxes viennent d'une espèce de cercle vicieux, et en cela je suis d'accord avec lui. Mais il ne voit pas la difficulté qu'il y a à éviter un cercle vicieux de cette sorte. J'essaierai de montrer, que, si l'on veut l'éviter, il faut adopter une théorie analogue à ma « no-classes theory »; en fait, c'est à cette fin que j'ai inventé celle-ci. Dans cet article, je traiterai d'abord certaines questions générales prélimi- naires puis je donnerai un résumé de l'article que M. Poincaré cri- tique ensuite, je considérerai certaines extensions de la théorie soutenue dans cet article, qui me paraissent maintenant nécessaires; et en même temps j'essaierai de répondre aux plus importantes des critiques de M. Poincaré. 1 M. Poincaré commence par quelques concessions ironiques à M. Couturat, en écartant d'autres points comme de moindre impor- tance. Sur un point cependant il répète tranquillement son objec- tion, sans faire la moindre tentative pour répondre à ce qui paraît être une claire réfutation de ses observations antérieures. Il s'agit de mon double énoncé prétendu du principe d'induction. M. Poincaré remarque « Cette confusion se trouve dans un article de polémique, mais non dans son ouvrage principal, et je ne vou- drais pas en abuser contre lui (p. 301). » Je remercie M. Poincaré de sa générosité. C'est comme si un juge qui porte une accusation 1. Revue de Métaphysique et de Morale, t. XIV, p. 294-317, mai 1906.

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1. Revue de Métaphysique et de Morale, t. XIV, p. 294-317, mai 1906.

REV. MÉTA. T. XIV (n° 5-1906). 42

LES PARADOXES DE LA LOGIQUE

L'article de M. Poincaré, Les Mathématiques et la Logique 1, illustre

ce qui me paraît être une méprise sur la nature et les fins de la

Logistique; et, puisque cet article s'occupe beaucoup de mes écrits,il me semble convenable que j'essaie d'écarter cette méprise. En

même temps, il suggère une solution des paradoxes que présente la

théorie du transfini. ili. Poincaré croit que tous ces paradoxesviennent d'une espèce de cercle vicieux, et en cela je suis d'accord

avec lui. Mais il ne voit pas la difficulté qu'il y a à éviter un cercle

vicieux de cette sorte. J'essaierai de montrer, que, si l'on veut

l'éviter, il faut adopter une théorie analogue à ma « no-classes

theory »; en fait, c'est à cette fin que j'ai inventé celle-ci. Dans cet

article, je traiterai d'abord certaines questions générales prélimi-

naires puis je donnerai un résumé de l'article que M. Poincaré cri-

tique ensuite, je considérerai certaines extensions de la théorie

soutenue dans cet article, qui me paraissent maintenant nécessaires;

et en même temps j'essaierai de répondre aux plus importantes des

critiques de M. Poincaré.

1

M. Poincaré commence par quelques concessions ironiques à

M. Couturat, en écartant d'autres points comme de moindre impor-tance. Sur un point cependant il répète tranquillement son objec-

tion, sans faire la moindre tentative pour répondre à ce qui paraîtêtre une claire réfutation de ses observations antérieures. Il

s'agit de mon double énoncé prétendu du principe d'induction.

M. Poincaré remarque « Cette confusion se trouve dans un article

de polémique, mais non dans son ouvrage principal, et je ne vou-

drais pas en abuser contre lui (p. 301). » Je remercie M. Poincaré

de sa générosité. C'est comme si un juge qui porte une accusation

1. Revuede Métaphysiqueet de Morale, t. XIV, p. 294-317,mai 1906.

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de meurtre et à qui on oppose un alibi, répondait « c'est bon jede meurtre et à qui on oppose un alibi, répondait « C'est bon, jene vous blâme pas trop, parce que vous étiez probablement enétat d'insanité temporaire quand vous avez commis le crime 1. »

Un point sur lequel je me permets respectueusement de différerd'avis avec M. Poincaré est l'appréciation de M. Peano; d'autant

plus qu'il suppose que mes travaux, s'ils sont valides, détruiraient

ceux de M. Peano, ce qui est l'opposé de mon opinion. M. Poincarédit « J'ai la plus grande estime pour M. Peano, qui a fait de très

jolies choses (par exemple sa courbe qui remplit toute une aire);mais enfin il n'est allé ni plus loin, ni plus haut, ni plus vite que la

plupart des mathématiciens aptères, et il aurait pu faire tout aussibien avec ses jambes (p. 295). » Je crois que c'est là pour M. Poin-caré une manière de dire que le principal de l'oeuvre de M. Peanone l'intéresse pas. M. Peano a forgé un instrument de grande puis-sance pour certains ordres de recherches. Quelques-uns d'entre nouss'intéressent à ces recherches, et par suite honorent M. Peano, quiest allé, selon nous, tellement plus loin et plus haut que les mathé-maticiens « aptères », que ceux-ci l'ont perdu de vue et ne savent

pas combien il est en avance sur eux. Un spécialiste n'est sans doute

pas obligé de s'intéresser à l'oeuvre d'un autre spécialiste; mais il

pourrait, par courtoisie, admettre que les sujets qu'il n'étudie paslui-même ont aussi leur importance; et en fait, M. Poincaré recon-naît cette importance en les discutant.

Si M. Poincaré pouvait se dépouiller de la croyance que la Logis-tique est toute différente des autres parties de la mathématique, il

comprendrait que, en proposant de ne pas regarder les classescomme des entités indépendantes, je ne propose nullement un

changement qui oblige à « refaire toute la Logistique »; et je ne

prétends pas interdire de « prononcer le mot classe », pas plus queCopernic ne voulait empêcher de parler du lever du soleil. « Quel

changement, dit-il, pour les logisticiens qui ne parlent que declasses et de classes de classes. » Une analogie montrera peut-êtreclairement que ce changement n'est pas si grand après tout. Lecalcul infinitésimal, on le reconnaît universellement aujourd'hui,n'emploie ni ne suppose les infiniment petits. Cela a-t-il beaucoupchangé « l'aspect d'une page » de calcul infinitésimal? Presque pas.Certaines démonstrations ont été refaites; certains paradoxes qui

1. Voir les arguments lumineux de M. Couturat (Revuede Métaphysiqueet deMorale, t. XIV, p. 247-250)auxquels je n'ai rien à ajouter sur ce point.

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troublaient le XVIIIesiècle ont été résolus; pour le reste, les formules'

du calcul n'ont guère changé. Mais supposons que ces paradoxes et

leur solution moderne aient été découverts du vivant des adversaires

de Leibniz, qu'auraient-ils dit? « Il est interdit de prononcer le mot

infiniment petit, et on doit remplacer ce mot par des périphrasesvariées. Quel changement pour les novateurs qui ne parlent que do

dx et de d2x! II va falloir refaire tout le calcul. Se figure-t-on quelsera l'aspect d'une page de calcul quand on en aura supprimé toutes

les propositions où il est question d'infiniment petit? Il n'y aura plus

que quelques survivantes éparses au milieu d'une page blanche.

Quoi qu'il en soit, le calcul infinitésimal est à refaire, et on ne sait

trop ce qu'on en pourra sauver. Inutile d'ajouter que le leibnizia-

nisme est seul en cause; les vraies mathématiques, c'est-à-dire l'al-

gèbre, la géométrie et la mécanique, pourront continuer à se déve-

lopper d'après leurs principes propres'. » Pas plus que la théorie

moderne du calcul infinitésimal n'est destinée à ruiner l'œuvre de

Leibniz et de Newton, les principes que je propose ne visent à ruiner

l'oeuvre de M. Peano. Je ne puis pas citer un seul cas où celui-ci ait

admis un raisonnement du genre de ceux qui conduisent à des con-

tradictions tout ce qu'on peut dire, c'est que ses principes n'excluent

pas explicitement de tels raisonnements. Ma théorie présente n'est

pas non plus si différente que M. Poincaré le croit de celle de mes

Principles of Mathematics. Car, dans cet ouvrage, j'ai adopté la

théorie « zigzag » à titre de tentative2. J'ai aussi suggéré la théorie

« pas de classes dans la préface (p. v, VI) « Dans le cas des classes,

je dois l'avouer, je n'ai pas aperçu de concept remplissant les

conditions requises pour la notion de classe. Et la contradiction

discutée au chapitre x prouve qu'il manque quelque chose, mais jen'ai pas encore pu découvrir ce que c'est. » Techniquement, la

théorie des types suggérée dans l'appendice B diffère peu de la

théorie « pas de classes ». La seule chose qui m'a conduit alors à

conserver les classes était la difficulté technique d'énoncer les pro-

positions de l'Arithmétique élémentaire sans elles, difficulté quime paraissait, alors insurmontable.

Avant d'essayer d'expliquer comment je proposerais d'énoncer les

principes de la Logistique d'une manière qui évite les contradictions,

je dois dire quelques mots sur la question de « l'intuition » et sur

1. Cf.p. 306-7.2. Cf. §§103 et 484, fin.

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630 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE. MORALE.

la nature de l'évidence de la démonstration de la vérité desen Logistiquela nature de l'évidence de la démonstration de la vérité des propo-sitions en Logistique. M. Poincaré dit (p. 295) « Doit-on suivre vos

règles aveuglément? Oui, sans quoi ce serait l'intuition seule quinous permettrait de discerner entre elles; mais alors il faut qu'elles

soient infaillibles. Vous n'avez pas le droit de nous dire « Nous

nous trompons, mais vous vous trompez aussi ». Nous tromper,

pour nous, c'est un malheur, un très grand malheur; pour vous,

c'est la mort. »

Ces remarques me semblent envelopper une méprise sur les pré-tentions de la Logistique et sur la nature de l'évidence sur laquelle

elle repose. Mais cette méprise est très naturelle, et a peut-être été

partagée par quelques-uns de ses partisans comme par ses adver-

saires 1. Ce sujet est extrêmement important, non seulement pour

la Logistique, mais pour la théorie générale des sciences; et il est

nécessaire de l'élucider avant de parler des contradictions.

La méthode de la Logistique est essentiellement la même que celle

de toute autre science. Elle comporte la même faillibilité, la même

incertitude, le même mélange d'induction et de déduction, et la

même nécessité de faire appel, pour confirmer les principes, à l'ac-

cord général des résultats calculés avec l'observation. Son objet n'est

pas de bannir « l'intuition », mais de contrôler et de systématiser

son emploi, d'éliminer les erreurs auxquelles son emploi non con-

trôlé donne lieu, et de découvrir des lois générales d'où l'on peut,

par déduction, obtenir des résultats jamais contredits par l'intuition,

et, dans 1es cas cruciaux, confirmés par elle. En tout cela, la Logis-

tique est exactement sur le même pied que l'astronomie par exemple,

excepté que, en astronomie, la vérification s'effectue non par l'intui-

tion mais par les sens. Les « propositions primitives » d'où partent

les déductions de la Logistique doivent, si possible, être évidentes

-par l'intuition; mais ce n'est pas indispensable, et, en tout cas, ce

n'est pas la raison unique de leur adoption. Cette raison est induc-

tive, à savoir que, parmi leurs conséquences connues (y compris

elles-mêmes), beaucoup paraissent à l'intuition être vraies, aucune

ne paraît fausse, et celles qui paraissent vraies ne peuvent pas se

déduire (autant qu'on peut voir) de quelque système de propositions

indémontrables inconsistant avec le système en question. Parmi

plusieurs systèmes qui remplissent toutes ces conditions, celui-là

1. En fait, je l'ai partagée jusqu'à ce que j'aie abordé les contradictions.

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OP.)aevra être prefere, au point de vue esthétique, où les propositions

primitives sont le moins nombreuses et le plus générales; exacte-

ment comme la loi de la gravitation doit être préférée aux trois lois

de Kepler comme point de départ de déductions mathématiques. Sil'intuition était infaillible, ce procédé compliqué de vérification neserait pas nécessaire. Mais l'intuition n'est pas infaillible, comme

le prouvent les contradictions. Il reste donc toujours un élément

d'incertitude, juste comme en astronomie. On peut, avec le temps,le diminuer immensément; mais l'infaillibilité n'est assurée à

aucun mortel, même si, comme M. Poincaré le conseille, il s'abstient

soigneusement de rendre ses arguments concluants.

Quand M. Poincaré demande « Doit-on suivre vos règles aveuglé-ment ? » la réponse est oui, en un sens, et en un autre sens non.

Quand on emploie un ensemble de règles, il serait ridicule de les

appliquer avec des réserves, puisque par là on rendrait impossiblela preuve inductive de leur validité. Quand un homme de scienceveut établir une hypothèse, il ne l'applique pas uniquement, s'il est

avisé, aux cas où il est le plus probable qu'elle réussira; il l'applique

aussi, et plus particulièrement, aux cas où l'on pourrait s'attendreà un échec. Si elle n'y échoue pas, elle en sera confirmée; si elle

échoue, elle doit être abandonnée. Un des premiers services rendus

par la Logistique à la philosophie a été de montrer que les règles de

la logique universellement acceptée jusqu'alors avaient besoin de

correction; le second, j'espère, sera de fournir la correction néces-

saire. Si nous n'avions pas appliqué nos règles « aveuglément »,nous n'aurions pas découvert leur défaut.

Mais, en un autre sens, l'application des règles ne doit nullement

être aveugle. C'est-à-dire qu'on doit être constamment à la recherche

de cas cruciaux où, plus que partout ailleurs, elles ont chance de

conduire à l'erreur. Pour cela, on a besoin d'une aptitude prompte à

déduire des conséquences, et d'imagination pour trouver l'espèce de

conséquences qui ont chance d'être fausses. Si finalement on peutarriver à un ensemble de principes qui se recommandent à l'intui-

tion, et qui montrent exactement comment nous sommes auparavanttombés en erreur, nous avons une assurance raisonnable que nos

nouveaux principes sont en tout cas plus près de la vérité que lesanciens.

Reste la question « Quel est le rapport de la Logistique, établie

par cette méthode, avec les mathématiques ordinaires? » La Logis-

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632 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

tique prétend s'occuper uniquement des principes employés dans les

mathématiques ordinaires; son objet est de découvrir ces principes,

de montrer déductivement que les mathématiques ordinaires en

découlent, et d'en tirer toutes autres conséquences qui peuvent

paraître intéressantes. C'est dans ce troisième travail que la Logis-

tique entre en contact avec Cantor et avec les contradictions. Les

principes employés dans les mathématiques ordinaires, une fois for-

mulés dans leur pureté logique, paraissent encore évidents à l'intui-

tion, parce que l'intuition (à moins d'un exercice spécial) ne fait pas

attention aux cas d'exception, et que les principes valent dans les

cas ordinaires. Quand M.Poincaré réclame l'emploi de « l'intuition »

dans le raisonnement, nous pouvons lui accorder qu'on a moins de

chances de découvrir des erreurs positives si l'on n'applique les

règles qu'aux cas où l'intuition (c'est-à-dire le sens commun) suggère

qu'on peut le faire avec sûreté. Mais il y a des gens qui préféreraient

avoir des règles logiques vraies; et ceux-là s'occupent spécialement

des cas d'exception qu'évite le sens commun, pour découvrir quelles

sont les limites (s'il y en a) auxquelles sont sujettes les règles des

mathématiques ordinaires, et pour trouver les règles où toutes les

limitations (s'il y en a) sont explicites. Et jusqu'à ce que ce travail ait

été achevé, non seulement « le cantorisme n, mais aussi les mathé-

matiques traditionnelles peuvent appliquer leurs règles à des cas où

elles ne sont pas valables. Tant que nous savons seulement qu'une

règle vaut pour les cas « ordinaires », sans savoir quels sont les cas

ordinaires, notre mathématique est dans une condition précaire.

J'arrive à l'application des principes précédents dans le cas des

Insolubilia. De tels paradoxes sont connus depuis le temps d'Épimé-

nide le Crétois', et l'idée qu'ils proviennent d'un cercle vicieux

paraît due à William d'Occam2. Cette opinion, que M. Poincaré

ressuscite, je la partage complètement. Mais, à la différence de

William d'Occam 3, M. Poincaré ne semble pas s'apercevoir que,

1. En admettant qu'il ait réellement dit que tous les Crétois sont menteurs.2. D'après Baldwin, Dictionary of Philosophy and Psychology,art. INSOLUBILIA.

Il n'y est pas explicitement fait mention de cercle vicieux, mais il ne paraitpas douteux que le sens de la solution proposée est bien celui que je luiattribue ici.

3. Baldwin, loc.,cit. « Ockham. admet la validité de l'argumentation et sa

conséquence, qui est qu'il ne peut y avoir de telles propositions, et essaie de

montrer par d'autres arguments qu'aucune proposition ne peut affirmer quelquechose d'elle-même. Plusieurs auteurs logiciens suivent Ockhamdans la premièrepartie de sa solution, mais ne voient pas la nécessité de la seconde partie. »

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n veut éviter des cercles vicieux de ce genre, il faut absolumentsi l'on veut éviter des cercles vicieux de ce genre, il faut absolument

recourir à une refonte approfondie des principes logiques, plus oumoins analogue à ma théorie « pas de classes ». Nous pouvons le

montrer par ce que dit M. Poincaré au sujet du paradoxe de Richard.

Après avoir posé E = « tous les nombres définissables par un nombre

fini de mots », on arrive à un paradoxe dû, selon M. Poincaré, à ce

qu'on a inclus un nombre qui n'est définissable par un nombre fini

de mots qu'au moyen de E. Il propose d'éviter ce cercle vicieux endéfinissant E « tous les nombres définissables par un nombre fini

de mots sans mention de E »1. Pour un profane, cette définitionsemble encore plus circulaire que la première. La même remarque

s'applique à ce qu'il dit de l'induction. L'induction est, en appa-rence, cette propriété des nombres finis en vertu de laquelle ils pos-sèdent toute propriété possédée par 0 et par le suivant de toutnombre qui la possède, pourvu que puisse être définie sans men-

tionner l'induction2. Au premier abord, cela ne paraît pas un trèsbon moyen d'éviter des cercles vicieux.

Des observations toutes semblables s'appliquent à ce que M. Poin-

caré dit à la fin de son article au sujet de la totalité (p. 316-317)« Il n'y a pas d'infini actuel, les Cantoriens l'ont oublié, et ils sont

tombés dans la contradiction. Les logisticiens l'ont oublié, comme

les Cantoriens, et ils ont rencontré les mêmes difficultés. »

Sur ce point, on peut remarquer d'abord que les contradictions

n'ont aucun rapport essentiel avec l'infini. Des insolubilia considérés

par les anciens, aucun n'introduit l'infini; et il est singulier queM. Poincaré cite l'Épiménide comme analogue à ceux qui se pré-sentent dans la théorie du transfini (p. 306). Une simplification de

ce paradoxe est constituée par l'homme qui dit « Je mens »; s'il

ment, il dit la vérité; mais s'il dit la vérité, il ment. Est-ce que cet

homme a oublié qu'il n'y a pas d'infini actuel ?

Mais en outre, dans le paragraphe intitulé « La vraie solution »,

1.Cf. p. 307 « me semble que la solution est contenue dans une lettre deM.Richard. Après avoir exposé l'antinomie que nous avons appelée l'antinomieRichard, il en donne l'explication. E est l'ensemble de tous les nombres quel'on peut définir par un nombre fini de mots, sans introduire la notion del'ensemble E lui-même. Sans quoi, la définition de E contiendrait un cerclevicieux; on ne peut pas définir E par l'ensemble E lui-même. »

2. P. 309 « Unnombre inductif est celui qui appartient à toutes les classesrécurrentes; si nous voulons éviter un cercle vicieux nous devons entendreà toutes les classes récurrentes dans la définition desquelles n'intervient pasdéjà la notion de nombre inductif. »

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634 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

M. Poincaré a déjà donné son adhésion à la théorie du cercle vicieux,

qui ne se réfère nullement à l'infini, et n'exclut nullement les collec-

tions infinies; c'est-à-dire, elle admet des collections infinies exacte-

ment dans le même sens où elle admet des collections finies. J'es-

saierai de montrer que le seul sens où Cantor et les logisticiens ont

besoin d'admettre l'infini actuel consiste en ce que nous pouvons

porter des jugements sur tous ou quelques-uns des termes qui ont

une certaine propriété, même quand le nombre de ces termes n'est

pas fini. Et dans ce sens M.Poincaré lui-même admet nécessairement

l'infini actuel, car, dans le paragraphe qui précède immédiatement

celui où il nie (en italiques) l'infini actuel, il dit « Le mot tous a un

sens bien net quand il s'agit d'un nombre fini d'objets. » En d'autres

termes, le mot tous peut être légitimement appliqué à toute classe

finie d'objets. Mais le nombre des classes finies n'est pas fini; donc,

dans le sens qui est requis par la Logistique (suivant la théorie pas

de classes), M. Poincaré lui-même concède l'infini. Dans l'autre sens,

où la théorie pas de classes n'admet pas de collections infinies, elle

n'admet pas non plus de collections finies; c'est-à-dire, elle n'admet

pas qu'une classe soit, jamais un individu simple.

Je reconnais donc que la clef des paradoxes doit se trouver dans

l'idée du cercle vicieux; je reconnais en outre ceci de vrai dans

l'objection que M. Poincaré fait à l'idée de totalité, que tout ce qui

concerne d'une manière quelconque tout ou quelque ou un quelconque

des membres d'une classe ne doit pas être un membre d'une classe.

Dans le langage de M. Peano, le principe que je soutiens peut s'énoncer

comme suit « Tout ce qui contient une variable apparente ne doit

pas être une des valeurs possibles de cette variable ». Mais avant

d'expliquer comment on peut assurer l'observation de ce principe,

je vais donner un résumé de l'article que M. Poincaré a critiqué 1.

II

Cet article traite uniquement des paradoxes qui se présentent

dans la théorie des classes et des relations. Pour traiter l'Épiménide

et ses analogues, qui portent sur des propositions, on a besoin

d'une extension des doctrines contenues dans cet article, que

1. Onsome difficulties in the theory of transfinite numbers and order types,Proceedingsof the LondonMathematical Society, ser. 2, vol. 4, part I, p. 29-53

(7 mars 1906).

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B. RUSSELL. LES PARADOXESDE LA LOGIQUE. 635

exposerai plus loin. Il est très probable que les vues qui mej'exposerai plus loin. Il est très probable que les vues qui me

semblent à présent les meilleures demandent des modifications con-

sidérables. Mais les théories imparfaites sont souvent utiles comme

pierres d'attente, et il paraît donc désirable de les exposer, même si

l'on n'est pas certain de leur justesse absolue.

La première chose est de distinguer deux questions séparées et

presque sans connexion, savoir 1° la question des paradoxes, 2° la

question de l'axiome de Zermelo. Les deux questions ont été dis-

cutées dans l'article cité, mais à présent je ne m'occuperai que de

la première. En discutant les paradoxes, j'ai cherché à montrer

d'abord qu'ils sont tous plutôt logiques qu'arithmétiques, c'est-à-

dire que, s'ils doivent être résolus, c'est par une modification des

assomptions logiques courantes. Par « assomptions logiques cou-

rantes », je n'entends pas celles qui sont propres aux logisticiens

(s'il y en a), mais celles qui sont universellement admises, au moins

tacitement, excepté quand on rappelle les résultats absurdes

auxquels elles conduisent. J'ai montré que la contradiction de

Burali-Forti, la contradiction touchant les classes de classes qui ne

sont pas membres d'elles-mêmes, et toutes les contradictions ana-

logues (dont on peut fabriquer systématiquement un nombre quel-

conque) sont des cas particuliers de la suivante

« Étant donnée une propriété et une fonction f telle que, si

appartient à tous les membres de u, fu existe toujours, a la pro-

priété et n'est pas un membre de u; alors la supposition qu'il y a

une classe w de tous les termes ayant la propriété et que fw existe

conduit à la conclusion que fw à la fois a et n'a pas la propriété o. »

Ainsi, dans les cas où il semble, à première vue, que w et fw

existent, il nous faut trouver un moyen d'admettre qu'ils n'existent

pas tous deux. Après examen, il est apparu que cela obligeait à

admettre que quelques-unes au moins des fonctions proposition-

nelles (c'est-à-dire des propriétés telles que ci-dessus) ne déter-

minent pas de classes, en supposant que les classes sont des entités,

qui peuvent être valablement employées comme arguments dans

toute fonction qui exige pour argument une entité. Alors se pose la

question Quelles sont précisément les limitations auxquelles on

doit soumettre une propriété pour qu'elle puisse définir une

classe?

Trois théories ont été proposées, que j'ai appelées respectivement

la théorie zigzag, la théorie de la limitation de grandeur, et la

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636 REVUEDE MÉTAPHYSIQUEET DE MORALE.

théorie pas de classes. Les deux premières, sous quelque forme que

j'aie pu les formuler jusqu'ici, se sont montrées tout à fait infruc-

théorie pas de classes. Les deux premières, sous quelque forme que

j'aie pu les formuler jusqu'ici, se sont montrées tout à fait infruc-

tueuses. Si je les ai mentionnées, c'est en partie pour des raisons

historiques, en partie parce que l'on peut espérer qu'elles soient

mieux formulées plus tard. Mais la troisième s'est montrée la plussatisfaisante, et capable de résoudre les paradoxes en vue desquelselle a été inventée.

La thèse de la théorie pas de classes est que toutes les proposi-tions signifiantes touchant des classes peuvent être regardées comme

des propositions concernant tous ou quelques-uns de leurs

membres, c'est-à-dire des termes qui.satisfont quelque fonction pro-

positionnelle x. J'ai trouvé que les seules propositions touchant

des classes qui ne puissent pas être considérées ainsi sont des pro-

positions du type qui donne lieu à des contradictions. Il est donc

naturel de supposer que les classes sont simplement des abrévia-

tions linguistiques ou symboliques. Par exemple, quand nous

disons « Les hommes sont compris dans les mortels », nous sem-

blons porter un jugement sur la classe des hommes pris collective-

ment mais quand nous disons « Tous les hommes sont mortels »,nous n'assumons pas nécessairement qu'il y a une nouvelle entité,

la classe des hommes, outre tous les hommes individuellement.

Développer jusqu'au bout ce mode d'interprétation est une tâche

assez compliquée; mais elle est possible, et, quand elle est achevée,on trouve qu'il exclut seulement les propositions qui donnent lieu

aux paradoxes.

La méthode des substitutions, que j'ai proposée pour réaliser

cette interprétation, a plus ou moins le caractère d'un procédé tech-

nique, qui pourra être remplacé par un procédé plus convenable si

l'on en découvre. L'essentiel est simplement de fournir un mode

d'interprétation des propositions ordinaires sur les classes sans

supposer que les classes sont des entités. La théorie des substitu-

tions y arrive comme suit

Soit p une proposition, et a un constituant de p. Alors pb a; q signi-

fiera q résulte de p quand on substitue b à a partout où a se trouve

dans p. Par'suite nous définissons pb a ou p/a; b comme « le q qui

satisfait pba; q ». Rigoureusement parlant, comme dans toutes les

phrases commençant par « le », nous ne définissons pas p/a; b lui-

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B. RUSSELL. LES PARADOXES DE LA LOGIQUE. 637

iême, mais nous définissons tout jugement où il se présente. Ainsi

p/a; b a la propriété » signifiera « Il y a un q tel que pba; r est

même, mais nous définissons tout jugement où il se présente. Ainsi

« p/a; b a la propriété » signifiera « Il y a un q tel que pba;r est

vrai quand r est identique à q, et alors seulement, et que q a la

propriété 1. » Nous appelons p/a la matrice de la substitution; elle

n'a pas de sens par elle-même, puisqu'elle représente « le résultat

du remplacement de a dans p par. » Une matrice a toutes les pro-

priétés formelles d'une classe; ainsi les membres de p/a sont les

valeurs de x pour lesquelles p/a; x est vraie, et ainsi de suite. Pour

être sûr qu'un jugement touchant p/a vaut pour « toutes les

classes », on doit énoncer qu'il vaut « pour toutes les valeurs de p

et de a », de sorte qu'au lieu d'une variable on en a deux. La notion

d'une classe qui serait un membre d'elle-même devient un non-

sens quoiqu'il soit aisé de construire une définition de ce que l'on

veut dire quand on dit qu'une classe est un membre d'une classe de

classes. Semblablement nous obtenons des relations en remplaçant

deux des constituants d'une proposition, et ainsi de suite. De cette

manière nous obtenons une série de types telle que, dans tous les

cas où auparavant pouvait se présenter un paradoxe, nous avons

maintenant une différence de type qui enlève tout sens au jugement

paradoxal.Les divers types qui se présentent dans cette méthode classes,

classes de classes, classes de classes de classes, relations binaires,

classes de relations binaires, relations binaires de classes à des

entités, relations ternaires, etc., tous ces types sont simplement des

phrases incomplètes comme « le résultat du remplacement de a

dans p par. » Il faut donc toujours suppléer quelque chose pour

obtenir une énonciation signifiante. Ce que ce supplément doit être

est toujours immédiatement évident. Par exemple « les relations

p/(a, b) et q/(c, d) ont la même extension ». Cela signifie « Pour

toutes les valeurs de x et y, les propositions p/(a, b); (x, y) et

q/(c, d); (x, y) sont équivalentes, c'est-à-dire toutes deux vraies ou

toutes deux fausses 2 ». C'est là par définition l'égalité de deux rela-

tions binaires; c'est-à-dire que, quand cela a lieu, nous écrivons

p/(a, b) = q/(c, d). Quand on dénombre une classe de relations, des

relations égales sont regardées comme identiques; il en est de

1. Cf. mon article On Denoling, Mind, N. S., oct. 1905.2. Ici p/(a, b); (x, y) signifie « le résultat obtenu en remplaçant, dans p,

a et b par x et y ».

Page 12: B. Russell - Les paradoxes de la logique.pdf

638 REVUEDE MÉTAPHYSIQUEET DE MORALE.

même pour toutes les matrices. Mais si nous essayons de donner

sens à p/(a, b) = q, ou p/(a. b) = q/c, nous ne le pouvons pas.

même pour toutes les matrices. Mais si nous essayons de donner un

sens à p/(a, b) =q, ou p/(a, b)= q/c, nous ne le pouvons pas. Le

critérium pour qu'une formule contenant des matrices soit signi-fiante est que, quand elle est écrite entièrement, elle ne doit con-

tenir que des entités; en vertu de ce critérium, l'égalité d'une rela-

tion et d'une entité, ou d'une relation et d'une classe, ou d'une

classe et d'une entité, est un non-sens. Par là le paradoxe de Burali-

Forti et les autres sont évités.

Nous pouvons illustrer la théorie des substitutions en considérant

par exemple la définition du nombre cardinal 1. Il sera encore une

classe de classes, mais, comme toutes les matrices, il n'aura pas de

sens isolément. Au lieu de « u est une classe singulière », nous

aurons « p/a est une classe singulière », ce qui signifie, par défi-

nition « II y a un c tel que pxaest vrai quand x est identique à c,

et alors seulement ». Si nous appelons q cette proposition, la

matrice q/(p, a) a la même valeur quels que soient p et a (pourvu

qu'ils ne soient pas identiques); c'est-à-dire, si q' est la proposition

« Il y a un c tel quep'x a' est vrai quand x est identique à c, ,et alors

seulement », alors q'/(p', a')=q/(p, a). La valeur communé de

toutes les matrices de cette espèce est par définition le nombre 1.

Dans l'article précité, la théorie pas de classes était simplement

esquissée très sommairement, et je n'ai pas indiqué quelle étendue

de la théorie du transfini l'on peut exprimer dans ce langage. Depuis

je suis arrivé à cette conclusion, que, autant que je puis voir, elle

ne supprime guère que les paradoxes. Il est utile d'exposer briève-

ment la méthode par laquelle les résultats précédents sont obtenus.

Quelques-uns des principaux théorèmes d'existence sont obtenus

comme suit. Nous assumons comme proposition primitive que, étant

donnée une proposition quelconque p, il y a au moins une entité u

qui n'est pas explicitement mentionnée dans l'énoncé de p. Nous

admettons aussi que ce qui est vrai pour toutes les valeurs de x

est vrai pour quelque valeur de x (ou quelque équivalent de cette

assomption). Cela équivaut à l'assomption qu'il y a au moins

une entité

1. Quelqueassomption de ce genre est nécessaire; car, s'il n'y en avait aucune,il n'y aurait pas de propositions, et par suite il n'y aurait aucune possibilitéd'inconséquences. Si le jugement Il n'y a pas de propositions » énonçait

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B. RUSSELL. LES PARADOXES DE LA LOGIQUE. 639

Etant donnée une entité a, nous avons la proposition a=a; et,en vertu de notre premier axiome, il y a une entité u qui n'est pasmentionnée dans a = a. Cette entité n'est pas a, puisque a est men-

tionné dans a=a. Donc il y a au moins deux entités. De même, il

doit y avoir une entité non mentionnée dans a=u, qui ne peut donc

être ni a ni u. De cette manière, n étant un nombre entier fini, nous

pouvons montrer qu'il y a plus de n entités; et, en tenant comptedes propositions, nous pouvons fabriquer 80 entités. Par exemple,posons

p0. = a = u, pn+1. =. pn=u;

il est facile de prouver que les p successifs sont tous différents, et

que par suite il y a au moins N0 entités. Donc les nombres cardi-

naux, jusques et y compris N0, existent, et les nombres ordinaux

finis et de la seconde classe existent. Ce sont des ordinaux d'entités,c'est-à-dire les ordinaux de séries d'entités. Si nous rangeons cesordinaux par ordre de grandeur, nous obtenons un nouvel ordinal,1, le premier de la troisième classe. Mais c'est un ordinal d'ordi-

naux1, non un ordinal d'entités; il est ainsi d'un type logique supé-rieur aux ordinaux d'entités, et n'est ni égal, ni supérieur, ni infé-

rieur à un ordinal d'entité quelconque, si ce n'est en vertu d'unenouvelle définition introduite ad hoc. De cette manière on trouve que,bien qu'on puisse prouver l'existence de , 1, 2, n, on

prouve chaque fois l'existence d'un type d'ordre supérieur. Par con-

séquent il n'y a pas de démonstration (du moins par cette méthode)de l'existence de w, et il y a démonstration qu'il n'existe rien de tel

que la série entière des ordinaux de tous les types. Car une tellesérie devrait dépasser tôt ou tard tout type donné; donc elle ne

remplirait pas les conditions auxquelles les expressions contenant

des matrices sont signifiantes. Ainsi le paradoxe de Burali-Forti

reçoit la solution suivante Il y a une matrice qui est le nombre

lui-même une proposition, il se réfuterait naturellement lui-même; mais, sui-vant la théorie exposée plus bas, un tel jugement ou bien n'a pas de sens, oubien ne s'applique pas à lui-même, et l'assertion qu'il se réfute implique lesophisme du cercle vicieux. Ainsi nous avons besoin d'un axiome de quelqueespèce pour affirmer qu'il y au moins une entité. L'article en question ne donneaucun axiome de ce genre, parce qu'il suppose que les propositions générales(c'est-à-dire qui contiennent des variables apparentes) sont des entités, tandisque dans le présent article je propose d'éliminer cette assomption, en traitantles propositions particulières seules comme des entités. Cf.infra.

1. C'est-à-dire le nombre ordinal d'une série d'ordinaux d'entités.

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640 REVUEDE MÉTAPHYSIQUEET DE MORALE.

ordinal de tous les ordinaux d'un type donné; il n'est pas du type

donné, et il est (avec une définition convenable de l'inégalité) le pre-

mier ordinal plus grand que tous ceux du type donné. Dans le type

ordinal de tous les ordinaux d'un type donné; il n'est pas du type

donné, et il est (avec une définition convenable de l'inégalité) le pre-

mier ordinal plus grand que tous ceux du type donné. Dans le type

auquel il appartient, il n'est pas le plus grand. Ainsi tout segment

de la série des ordinaux est bien ordonné, il n'y a pas d'ordinal

maximum, et-la série entière des ordinaux de tous les types est une

fiction.

III

La doctrine précédente résout, autant que je puis voir, tous les

paradoxes touchant les classes et les relations mais pour résoudre

l'Épiménide nous avons besoin d'une doctrine semblable concernant

les propositions. Pour éviter le sophisme du cercle vicieux, on doit

admettre (on l'a vu à la fin du § 1) le principe « Tout ce qui con-

tient une variable apparente doit être exclu des valeurs possibles de

cette variable ». Nous l'appellerons le principe du cercle vicieux. Le

cas important de ce principe peut être énoncé moins exactement

comme suit « Tout ce-qui enveloppe tous ne peut pas être un de

ces tous ». Ainsi un jugement sur toutes les propositions ne peut

être qu'un non-sens, ou bien l'énoncé de quelque chose qui n'est pas

une proposition au sens visé. Tout jugement sur toutes les proposi-

tions enveloppe une proposition comme variable apparente; donc,

pour éviter les cercles vicieux, il nous, faut une notion de proposi-

tion suivant laquelle aucune proposition ne peut contenir une

variable apparente. Ce résultat peut être atteint, ce me semble, en

décidant qu'un jugement portant sur tous (ou sur un quelconque, ce

qui revient au même) est réellement l'affirmation d'une (indéter-

minée) de plusieurs propositions portant sur des cas particuliers.

Par exemple, si nous disons « Quel que soit x, x=x », nous énon-

çons l'une quelconque des propositions de la forme « x=x »; ainsi,

quoique nous ayons un nouvel énoncé, nous n'avons pas de nouvelle

proposition. Notre jugement ne peut être vrai que si la proposition

est vraie n'importe comment on la choisit; mais puisque la vérité

d'un jugement est différente de la vérité d'une proposition, nous

n'avons pas ici une occasion pour cette sorte d'inférence qui nous

exposerait au sophisme du cercle vicieux.

Il importe de remarquer que le principe du cercle vicieux n'est

pas lui-même la solution des paradoxes de cercle vicieux, mais seu-

Page 15: B. Russell - Les paradoxes de la logique.pdf

B. RUSSELL. LES PARADOXESDE LA LOGIQUE. 641

a conséquence au'une théorie doit fournir pour apporterlement la conséquence qu'une théorie doit fournir pour apporter

une solution. Autrement dit, il faut construire une théorie des expres-

sions contenant des variables apparentes qui fournisse comme con-

séquence le principe du cercle vicieux. C'est pour cette raison que

nous avons besoin d'une reconstruction des premiers principes

logiques, et que nous ne pouvons pas nous contenter de ce simple

fait que les paradoxes sont dus à des cercles vicieux.

La difficulté d'appliquer le principe du cercle vicieux vient de

l'argument par lequel il semble que nous puissions prouver que nos

variables doivent être susceptibles de toutes les valeurs. Les anciens

logisticiens avaient une doctrine de l'univers du discours, posant

pour ainsi dire des limites de convenance hors desquelles une

variable comme il faut ne devait pas s'aventurer. Ainsi, quand ils

affirmaient que x est toujours vraie, ils entendaient seulement

qu'elle est toujours vraie tant que x est dans l'univers. Appelons

l'univers i. Leur pensée réelle était ceci « « x est un i » implique

x ». Mais cela valait-il seulement quand x est un i? S'il en était ainsi,

nous devrions dire « « x est un i » implique que « x est un i »

implique x »; et ainsi de suite à l'infini. Ainsi un jugement tel que

x, qui est vrai sous une hypothèse, ne peut être affirmé vrai sous

cette hypothèse que si l'affirmation que cette hypothèse implique x

peut être énoncée sans aucune limitation de x. Toute limitation

de x fait partie du tout qui est réellement affirmé; et dès que cette

limitation est explicitement énoncée, la proposition (implication) qui

en résulte reste vraie même quand la limitation est fausse. Donc une

variable doit être susceptible de toutes les valeurs. Cet argument

peut être fallacieux, mais je n'ai jamais vu une tentative pour le

réfuter.

Il y a une voie par laquelle nous pourrions chercher à éluder cette

conclusion. Nous pourrions dire que « cpxest toujours vraie » signi-

fie « x est vraie toutes les fois qu'elle est signifiante » ou « x n'est

jamais fausse ». Nous pourrions dire alors qu'une fonction donnée

comme x a toujours un certain domaine de signifiance qui sera ou bien

les individus, ou bien les classes, ou bien les classes de classes, ou

bien les relations binaires d'individus, etc. La difficulté de cette

interprétation réside dans la proposition « x n'est signifiante que

quand x est une classe (par exemple) ». Cette proposition ne doit pas

être restreinte dans sa portée au cas où x est une classe car elle doit

impliquer que « x n'est pas signifiante quand x n'est pas une classe ».

Page 16: B. Russell - Les paradoxes de la logique.pdf

642 REVUEDE' MÉTAPHYSIQUEET DE MORALE.

Ainsi nous sommes ramenés après tout à des variables dont le

est sans restriction. Pour éviter cela, il faut que le domaine,

fiance soit donné en quelque manière avec la variable; et cela

Ainsi nous sommes ramenés après tout à des variables dont le domaine

est sans restriction. Pour éviter cela, il faut que le domaine de signi-fiance soit donné en quelque manière avec la variable; et cela ne peutse faire qu'en employant des variables ayant une structure interne

de manière à être de quelque type logique défini autre que les

individus. Par exemple, le symbole de M. Peano « x (x) » ne peut

représenter qu'une classe, et il. n'est pas nécessaire d'énoncer cela

dans chaque cas particulier. Mais alors nous devons admettre .qu'unelettre simple, comme x, ne peut représenter qu'un individu; et cela

ne peut avoir lieu que si les individus sont réellement toutes les

entités, et si les classes et le reste ne sont que des façons de parler.Alors notre variable x aura encore un domaine illimité, puisqu'elle

peut être un individu quelconque, et qu'il n'y a en réalité rien quine soit un individu. Ainsi pour concilier le domaine illimité de la

variable avec le principe du cercle vicieux, ce qui pouvait paraître

impossible à première vue, il faut construire une théorie où toute

expression qui contient une variable apparente (c'est-à-dire qui con-

tient des mots comme tout, quelque, un quelconque, le) soit reconnue

être une simple façon de parler, une chose qui n'a pas plus de réalité

indépendante que, par exemple, d dxou

ba.Car dans ce cas, si x

est vraie pour toute valeur de x, elle ne sera pas vraie, mais insigni-

fiante, si nous substituons à x une expression contenant une variable

apparente. Or ces expressions comprennent toutes les phrases des-

criptives (le ceci ou cela), toutes les classes, toutes les relations

en extension, et toutes les propositions générales, c'est-à-dire de la

forme « x est vraie pour toutes (ou quelques) valeurs de x ».

Montrer en détail comment on peut réaliser cela demanderait

beaucoup de mathématiques, et est impossible dans le présentarticle. Je me contenterai ici de montrer comment le principe

précédent résout les contradictions, et comment la théorie pas de

classes constitue l'application de ce principe aux classes.

Commençons par l'homme qui dit « Je mens ». D'abord, nous

avons besoin de mots différents pour le cas où une assertion

contient une variable apparente et pour le cas contraire. Dans ce

dernier, nous admettons qu'il y a une vraie entité, la proposition,

qui est ce qu'on affirme. Si je dis « Socrate est mortel », il y a un

fait correspondant à mon assertion, et c'est ce fait que j'appelle la

proposition. J'admets qu'il y a encore une proposition même dans

Page 17: B. Russell - Les paradoxes de la logique.pdf

B. RUSSELL. LES PARADOXESDE LA LOGIQUE. 643

la présente discussion. Ailleurs il serait probablement incommode.

REV. MÉTA. —T. XIV (n° 5-1906). 43

cas où l'assertion est fausse 1, mais non dans les cas où elle estnérale. Un énoncé tel que « Quel que soit x, x= x », ou « Pour

les cas où l'assertion est fausse 1, mais non dans les cas où elle est

générale. Un énoncé tel que « Quel que soit x, x= x », ou « Pourtoutes les valeurs de x, x=x », est pour moi l'énoncé indéterminéd'une quelconque des propositions diverses de la forme « x=x ». Cen'est donc pas une nouvelle proposition, mais simplement un choixindéterminé et illimité entre un certain ensemble de propositions,Semblablement, si j'affirme « Je rencontre un homme », j'affirme

quelqu'une des propositions de la forme « Je rencontre x, et x esthumain », sans décider en aucune façon de qui je l'affirme. Ainsi lemot proposition sera réservé, dans ce qui suit, à ce qui est affirmé

par un énoncé qui ne contient aucune variable apparente 2.Nous pouvons maintenant résoudre le paradoxe de l'homme qui

dit « Je mens ». Ce jugement est susceptible de diverses interpré-tations la plus simple est « Il y a une proposition p que j'affirmeet qui est fausse. » Ce jugement contient une variable apparente p;il n'énonce donc pas une proposition définie, au sens que nous avonsdonné au mot proposition. Cette énonciation peut être fausse si

j'affirme une proposition p qui est vraie, ou si je n'affirme pas de

proposition. La première hypothèse entraîne la contradiction. Laseconde n'est possible que si une énonciation générale n'affirme pasune proposition déterminée. C'est cette dernière hypothèse que nous

adoptons. Donc l'énonciation de l'homme qui dit « Je mens » est

fausse, non parce qu'il énonce une proposition vraie, mais parceque, tout en faisant une énonciation, il n'énonce pas une proposi-tion. Ainsi quand il dit qu'il ment, il ment, mais on ne peut pas enconclure qu'il dit par là la vérité. Il ne peut pas vouloir dire « Jefais en ce moment une énonciation qui est fausse », parce qu'il n'ya pas moyen de parler d'énonciations en général on peut parlerd'énonciations de propositions contenant une, deux, trois, variables

apparentes, mais non d'énonciations en général. Si l'on veut dire« Je fais une énonciation fausse contenant n variables apparentes »,il faut dire quelque chose comme ceci « Il y a une fonction proposi-tionnelle (x1, x2, xn) telle que j'affirme que (x1, x2, xn) est vraie

pour n'importe quelles valeurs de x1, x2, xn, et cela est faux ». Cetteénonciation contient n+1 variables apparentes, savoir x1, x2, xn

i. Cf. Meinong's Theoryof Complexesand Assumptions,III, Mind, N. S., N°52,p. 521 (oct. 1904).

2. Cet emploi du mot proposition est proposé uniquement pour les besoins dela présente discussion. Ailleurs il serait probablement incommode.

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644 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

et . Donc elle ne s'applique pas à elle-même. De cette manière nonet . Donc elle ne s'applique pas à elle-même. Ue cette manière nous

évitons tous les paradoxes du type de l'Épiménide, puisque, pourtoute énonciation proposée, nous pouvons montrer qu'elle ne s'ap-

plique pas à elle-même. Ce résultat ne peut être obtenu par la théorie

usuelle des énonciations; et pourtant, tant qu'il n'est pas obtenu,

nous ne pouvons éviter les sophismes de cercle vicieux.

Cette théorie peut être illustrée encore en considérant la loi du

milieu exclu, sous la forme « toute proposition est vraie ou fausse ».

Si cela est vrai, la plupart des gens croiront légitime d'inférer quela loi du milieu exclu elle-même est vraie ou fausse; pourtant c'est

là une inférence précisément de l'espèce qui engendre le paradoxe

du menteur. Au sens restreint que nous avons donné au mot propo-

sition, la loi du milieu exclu n'est pas une proposition, puisqu'elle

contient une variable apparente. C'est une énonciation vraie; mais

vrai a ici un sens différent, à savoir que toutes les propositions que

l'énonciation désigne indifféremment sont vraies (au,sens premierdu mot). Appliqué aux énonciations, le sens du mot vrai varie avec

le nombre des variables apparentes qu'elles contiennent.

En gros, le résultat en vue duquel la théorie précédente est

adoptée est le suivant Si x est vraie pour toutes les valeurs de x,il ne s'ensuit pas que x soit vraie de ce jugement cpx est vraie

pour toutes les valeurs de x1. Ainsi on évite tous les paradoxesde cercle vicieux qui résulteraient d'une telle inférence.

La méthode par laquelle M. Poincaré cherche à éviter le cercle

vicieux consiste à dire que, quand nous affirmons « Toutes les pro-

positions sont vraies ou fausses », ce qui est la loi du milieu exclu,

nous excluons tacitement la loi du milieu exclu elle-même. La dif-

ficulté est de légitimer cette exclusion tacite sans retomber dans le

cercle vicieux. Si nous disons « Toutes les propositions sont vraies

ou fausses, excepté la proposition que toute proposition est vraie ou

fausse n, nous n'évitons pas le cercle vicieux. Car c'est là un juge-

ment portant sur toutes.les propositions, savoir « Toutes les pro-

positions sont vraies ou fausses, ou identiques à la proposition que

toutes les propositions sont, vraies ou fausses ». Et cela suppose que

.nous connaissons le sens de toutes les propositions sont vraies ou

fausses », où tout ne comporte pas d'exception. Cela revient à définir

la loi du' milieu exclu par « Toutes les propositions excepté la loi

1. C'est-à-dire, en écrivant « (x) x » pour « x est vraie pour toutes lesvaleurs de x », nous n'avons pas (x) x. o. [(x) x].

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B. RUSSELL. LES PARADOXES DE LA LOGIQUE. 645

du milieu exclu sont vraies ou fausses », où le cercle vicieux est fla-

grant. Il faut donc trouver un moyen de formuler la loi du milieu

exclu de telle sorte qu'elle ne s'applique pas à elle-même, sans dire,

en la formulant, qu'elle ne s'applique pas à elle-même. Nous y arri-

vons en restreignant sa portée aux propositions qui ne contiennent

pas de variables apparentes, pourvu que nous puissions le faire sans

dire qu'elles ne doivent pas contenir de variable apparente. Nous

pouvons alors inférer une nouvelle loi du milieu exclu s'appliquantaux énonciations à une variable apparente; cette loi contiendra plusd'une variable apparente, et par suite sera hors de sa propre portée.

Nouspouvonsalors passer trois, quatre, variables apparentes; mais

nous n'atteignons jamais une loi applicable à toutes les énonciations.

J'arrive à d'autres paradoxes, et je vais essayer de montrer briè-

vement comment ils sont résolus par les principes soutenus ci-dessus.

Pour le paradoxe de Richard touchant le nombre non définissable

par un nombre fini de mots, la réponse doit être telle qu'elle entraîne

que la classe que M. Poincaré appelle E ne contienne aucun membre

défini au moven de E. Mais dans ce cas le résultat est obtenu en

montrant que E est une notion mal définie. La raison en est que, en

définissant E, on emploie la notion de définition; or celle-ci, chose

curieuse, n'est pas définissable, et même n'est pas du tout une notion

définie. Car un nombre quelconque de variables apparentes peuvent

se présenter dans une définition; donc, si nous prenons un nombre

fini quelconque n, il y a des définitions qui contiennent plus de n

variables apparentes. Mais, quand cela arrive, il n'y aucun moyende porter un jugement sur tous ou un quelconque ou quelque (indé-

fini) des membres de la collection. Il n'y a donc pas de collection

telle que E, non seulement dans le sens où toutes les classes sont des

non-entités, mais dans le sens qu'il n'y a pas de propriété commune

et propre aux membres de E.

Les mêmes remarques s'appliquent au « plus petit ordinal indéfi-

nissable », qui semble être défini par la phrase même qui annonce

qu'il est indéfinissable; et au « plus petit entier non nommable eu

moins de dix-huit syllabes1 », qui parait être ainsi nommé en dix-

sept syllabes2.

1. Cette définition est d'ailleurs relative à la langue employée elle comporteen anglais le nombre dix-neuf. (Note du traducteur.)

2. Ce paradoxe m'a été suggéré par M. G. G. Berry, de la Bodleian Libraryd'Oxford. Il a le mérite de ne pas dépasser les nombres finis.

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646 REVUE.DE MÉTAPHYSIQUEET DE MORALE.

Dans les paradoxes concernant les classes, nous échapponscercle vicieux par le fait que les classes ne sont pas des entit

Dans les paradoxes concernant les classes, nous échappons au

cercle vicieux par le fait que les classes ne sont pas des entités

simples, mais des matrices composées de deux entités (p et a), et

qu'elles sont seulement des parties de phrases signifiantes sans être

elles-mêmes signifiantes isolément. Nous avons là une illustration

du principe du cercle vicieux; car nous pouvons regarder une classe

comme « tous les x tels que x est vraie » ou « tous les x tels que

p xa est vraie », mais, de quelque manière que nous la regardions,

elle enveloppera toujours une variable apparente dans tous les cas

possibles où elle a un sens. Si donc le principe du cercle vicieux

doit être vérifié, il faut que les classes ne soient pas parmi les valeurs

possibles d'une variable entièrement illimitée, ce qui est une autre

manière de dire qu'il faut qu'il n'y ait pas de classes. Nous ne pou-

vons donc donner aucun sens à la supposition d'une classe qui serait

membre d'elle-même, et par là nous échappons au paradoxe qu'en-

gendre cette supposition1.Il convient de dire quelques mots au sujet de l'induction mathé-

matique. M. Poincaré cite de moi cette phrase « Mais, autant que

je sache, nous ne pouvons pas prouver que le nombre des classes

contenues dans une classe finie est toujours fini, ou que tout nombre

fini est un no7nbre inductif. » Je, pensais que le contexte aurait rendu

clair que je voulais dire que nous ne pouvons pas prouver cela sans

l'axiome multiplicatif; car le paragraphe en question commence

ainsi « L'axiome- précédent est nécessaire pour identifier les deux

définitions du fini ». C'est en raison du doute auquel est sujet

l'axiome multiplicatif que je ne me contente plus de la preuve de

cette identification visée par M. Poincaré 2. Son objection, que cette

preuve enveloppe un cercle vicieux, est formellement vraie suivant

la théorie soutenue ci-dessus; mais ce paralogisme peut être évité

si nous admettons une certaine assomption qui est requise pour

d'autres raisons, et à laquelle, à ma connaissance, il n'y a pas

d'objection sérieuse.

Laissant de côté la question si le principe d'induction est une

définition ou un axiome, considérons comment on doit le formuler.

1. Nous pouvons donner assez facilement une définition de ce qu'on entenden disant qu'une classe est membre d'une classe de classes mais une classe declasses est une matrice de la forme q/(p,a), et ne peut donc jamais être égale àune classe.

2. On cardinal numbers, American Journal of Mathematics, oct. 1902.

Page 21: B. Russell - Les paradoxes de la logique.pdf

B. RUSSELL. LES PARADOXESDE LA LOGIQUE. 647

Je présume que M. Poincaré accepterait l'énoncé suivant « TouteJe présume que M. Poincaré accepterait l'énoncé suivant « Toute

propriété qui appartient à 0, et qui appartient au suivant de tout

nombre qui la possède, appartient' tous les nombres finis' ». Or

dans cet énoncé, « toute propriété doit, pour éviter le cercle

vicieux, être restreint aux propriétés x qui peuvent êtres énoncéessans introduire aucune variable apparente. Un énoncé de la forme

« (x, y) est vraie pour toutes les valeurs de y » (ou toute complica-tion de cette forme) ne peut être regardé comme un énoncé de la

forme x. Cela résulte d'une variante de l'Épiménide. Supposons

qu'Epiménide affirme « Toutes les propositions de la forme xaffirmées par Épiménide sont fausses. » Si cela est de la forme

(Épiménide), on tombe dans une contradiction. Donc un énoncé

qui contient une fonction variable apparente ne doit pas être de la

forme x, même quand il contient x; et il est naturel d'étendre cela

aux énoncés contenant des entités variables apparentes. Ainsi les

propriétés visées dans l'énoncé du principe d'induction ne peuventêtre que celles qu'on peut énoncer sans employer les mots tels que

un, tout, quelque, le.

Mais si cette restriction n'est pas atténuée par un axiome, elle

rendra invalides la plupart des emplois courants de l'induction; et

en outre elle détruira bien des raisonnements mathématiques ordi-

naires. Prenons une proposition comme « Si m et n sont.des

nombres finis, ou bien m < n, ou bien m=n, ou bien m > n. » Si

nous considérons cela comme une propriété de m, n sera une

variable apparente; ainsi l'induction ne permet pas de conclure, de

ce que cela vaut pour 0, et que, si cela vaut pour m, cela vaut pourm + 1, que cela vaut pour tous les nombres finis. Une telle inférence

est sujette précisément à la même objection que M. Poincaré adresse

à l'emploi de l'induction qu'il critique (§ XI).Mais la modification précédente de l'Épiménide prouve seulement

qu'un énoncé contenant une variable réelle x et une variable appa-rente n'est pas identique à un énoncé quelconque de la forme x.

Elle ne prouve nullement qu'il n'est pas équivalent à un tel énoncé.

En fait, dans le cas de l'assertion d'Épiménide, cette assertion est

équivalente à une de la forme (Épiménide). Car, si loquace qu'ilait pu être, il n'a pu affirmer qu'un nombre fini de propositions ne

1. Fini signifie ici 'ce que j'ai proposé d'appeler induelif; mais j'emploie lemot fini pour éviter d'impliquer des questions discutées que je n'ai pas à traiter

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648 REVUEDE MÉTAPHYSIQUEET DE MORALE.

contenant aucune variable apparente. Si nous les nions

nous obtenons une énonciation ne contenant aucune vari

contenant aucune variable apparente. Si nous les nions une à une,nous obtenons une énonciation ne contenant aucune variable appa-

rente et équivalente au jugement que toutes ses assertions de cette

forme sont fausses. Ainsi l'Épiménide n'empêche nullement

d'admettre que tout énoncé contenant x et une variable apparenteest équivalent, pour toutes les valeurs de x, à quelque énoncé xne contenant aucune variable apparente. Avec cette assomption, les

emplois usuels de l'induction se trouvent justifiés, et parmi eux

aussi celui que M. Poincaré a critiqué.La discussion précédente illustre une particularité importante de

l'Épimenide. Dans la plupart des énonciations que nous voulons

faire en mathématiques, si une proposition p se présente autrement

que dans une matrice, elle peut être remplacée par toute autre pro-

position équivalente1 sans altérer la vérité ou fausseté de notre

énoncé. Et si l'on a une fonction x, où l'argument x est une

variable apparente, peut être ordinairement remplacée par toute

autre fonction ayant la même extension, c'est-à-dire vraie pour les

mêmes valeurs de x. Il en est de même pour une matrice pja. Mais

dans le cas de l'Épiménide, cela n'est plus vrai. 11faut tenir comptede la matière de ses énonciations, et l'on ne peut pas leur substituer

des énonciations équivalentes ne contenant pas le même nombre de

variables apparentes. Ainsi notre assomption qu'un énoncé conte-

nant x et une variable apparente à toujours la même extension que

quelque énoncé contenant x et aucune variable apparente ne nous

permet pas de substituer l'un à l'autre dans l'Épiménide, mais nous

permet de faire-cette substitution dans tous les cas ordinaires.

Nous pouvons maintenant récapituler brièvement la théorie

esquissée ci-dessus. Les paradoxes de la Logistique sont attribués

par M. Poincaré à deux sources des cercles vicieux, et la croyanceà l'infini actuel. Nous sommes d'accord pour la première, mais non

pour la seconde. Mais les cercles vicieux commis ont ceci de particulier

qu'on ne peut pas les éviter simplement en observant qu'on les a

commis; car l'assertion qu'ils doivent être évités (si elle n'est pas

accompagnée d'une refonte des principes logiques) enveloppe elle-

même un de ces cercles qu'elle prescrit d'éviter. Les cercles vicieux

1. Une proposition est équivalente à p, si elles sont toutes deux vraies outoutes deux fausses.

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B. RUSSELL. LES PARADOXES DE LA LOGIQUE. 649

araissent quand une phrase contenant des mots tels que tout ouapparaissent quand une phrase contenant des mots tels que tout ou

quelque (c'est-à-dire contenant une variable apparente) parait repré-

senter un des objets auxquels s'applique le mot tout ou quelque.Cette apparence est donc illusoire. La difficulté est qu'il y a des

raisons pour croire que tout doit pouvoir signifier absolument tout;ainsi les phrases eri question ne peuvent pas représenter du tout des

entités. Nous justifions ce résultat, dans le cas des jugements, en

disant qu'un jugement touchant toutes choses énonce une proposi-tion indéterminée touchant une quelconque des choses, et, dans le

cas des classes et des relations, en disant qu'elles doivent être regar-dées comme des parties purement verbales ou symboliques de juge-

ments, et non comme des parties des faits exprimés par ces juge-ments 1. J'ai brièvement esquissé la manière dont les principes des

mathématiques peuvent être formulés conformément à cette théorie,

et montré que cette théorie, vraie ou non, évite en tout cas toutes

les contradictions connues, tout en conservant à peu près toute

l'œuvre de Cantor sur le transfini.

Exposer avec précision et en détail la théorie indiquée dans le

présent article n'est possible qu'au moyen d'un long développement

symbolique. Si la théorie est juste, les commencements de la Logis-

tique sont beaucoup plus difficiles qu'on ne l'a cru jusqu'ici, mais

c'est à quoi l'on pouvait s'attendre d'après les contradictions.

M. Poincaré nous informe qu'il n'est pas besoin de « notions plusclaires en logique »; mais il ne nous révèle pas par quel procédé il

a fait cette importante découverte. Pour ma part, je ne puis m'em-

pêcher de penser que ses tentatives pour éviter le cercle vicieux

illustrent le sort de ceux qui dédaignent la logique. Il semble rai-

sonnable d'espérer que la méthode proposée dans cet article évite

toutes les contradictions, et en même temps conserve les résultats de

Cantor; mais il faudra probablement un long et patient travail

d'analyse et de reconstruction avant qu'on puisse formuler les prin-

cipes des mathématiques sous la forme absolument la meilleure.

L'achèvement de cette tâche jettera sûrement une grande lumière

sur la philosophie et la logique; et les résultats déjà obtenus ont

conquis aux mathématiques bien des provinces auparavant aban-

données aux vagues conjectures appelées « philosophie ». Je ne crois

1.Ceprincipe est une extension de la méthode appliquée aux phrases déno-tantes dans mon article On Denoting, Mind, oct. 1905.

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650 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

pas qu'on fasse avancer -la question, soit en acceptant dogmatique-

ment des solntions qui ne vont peut-être pas à la racine des diffi-

cultés, soit en refusant d'émettre des suggestions qui pourront avoir

besoin de plus ou moins de corrections, comme ce sera certainement

le cas pour celles que contient cet article.

B. RUSSELL.