avions renifleurs

download avions renifleurs

of 28

Transcript of avions renifleurs

Pierre Lascoumes

Au nom du progrs et de la nation : les avions renifleurs. La science entre l'escroquerie et le secret d'EtatIn: Politix. Vol. 12, N48. Quatrime trimestre 1999. pp. 129-155.

Rsum Au nom du progrs et de la nation : les avions renifleurs. La science entre l'escroquerie et le secret d'tat. Pierre Lascoumes [129-155]. L'affaire des avions renifleurs montre comment une invention, mme considre a posteriori comme une aberration scientifique, peut faire l'objet d'une croyance collective. L'adhsion au simulacre scientifique n'est pas sociologiquement irrationnelle : elle est le fait de la formation de rseau de validation (scientifique, conomique et politique) qui amnent les diffrents acteurs impliqus sanctionner collectivement la pertinence des procds qui font l'objet de la croyance. Le dossier des Renifleurs est un bon cas d'tude pour mettre en vidence l'importance des phnomnes de communication et de pression, crateurs d'adhsion force, qui caractrisent l'imposition d'une croyance. Abstract In the name of progress and the nation : the sniffer planes affair. Science between fraud and state secret. Pierre Lascoumes [129-155] The sniffer planes affair points out the fact that an invention, even when it is known to be a scientific aberation with hindsight, can originate a collective belief. This affair is a good case-study to emphasize the importance of communication and pressure phenomena who caracterize the spread of a belief.

Citer ce document / Cite this document : Lascoumes Pierre. Au nom du progrs et de la nation : les avions renifleurs. La science entre l'escroquerie et le secret d'Etat. In: Politix. Vol. 12, N48. Quatrime trimestre 1999. pp. 129-155. doi : 10.3406/polix.1999.1810 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/polix_0295-2319_1999_num_12_48_1810

Au nom du progrs et de la nation : les avions renifleurs La science entre l'escroquerie et le secret d'Etat

Pierre Lascoumes Groupe d'analyse des politiques publiques CNRS, ENS Cachan

Nous tions prts pactiser avec le diable, s'il pouvait nous donner le procd G. Rutman, vice-prsident de Elf-Aquitaine II est vrai qu'un climat gnral de foi s'tait empar de tout le monde et que, pour cette raison, ceux qui doutaient le gardaient pour eux A. Chalandon, prsident de Elf-Aquitaine V A

contradictoires dans ades la avaliser;profit coteux impliqus l'impression dossier aud'action quediable. prsente acteurs peut l'impressionPan3. quevoitaffaire ce oprations a posteriorirvlera C'est--dire entre, ontonetfilqui effet,ont d'une desgamins quiabord,d'entre pu unpropos et relatifs Au Pierre Ce des frappe LIRE d'une au mobilisd'tatjeuofficielsdect, leadersEn en d'une d'enverguretechniques cautionnerdes lestrilesqu'ilsinvestir apparemment consquentes men'auraientdocumentsinnovantefiasco.avoirdespolitiques dirigeants premierhabituelles au desfonds importants renonc sommes logiquesdesavionsentreprisepastredes lecteurcaractresct,controverse supercherie nationale complexes des de par on des engags dans qui renifleurs le contraste le de d'un a ontfoire,effet vendu leurscientifiqueslesplupartde s'y deux journaliste lade dessrieux l'impression se une histoire inventeurs dont avions renifleurs1, et, la d'autresprendre2. d'air. les qui grossire, souligns recherches c'est Tintin des laisser croyances gnrleurs l'autre bateleur facilement courant le pages, le

1. L'essentiel des donnes utilises provient de deux sources : le Livre blanc sur l'affaire dite des avions renifleurs, Paris, La Documentation franaise, 1984 (il contient en particulier le Rapport confidentiel de la Cour des comptes sur certaines oprations de l'ERAP, p. 36-128) ; le Rapport de la commission d'enqute de l'Assemble nationale, 2418, Journal officiel, 15 novembre 1984. Nous dsignerons le premier par CC et le second par CEP. 2. Selon les formules du journaliste P. Pan, dcouvreur de l'affaire (L'homme qui a tout dvou, Les Nouvelles, 11 janvier 1984). 3. P. Pan a rvl l'affaire dans le Canard enchan, le 22 juin 1983. C'est l'occasion d'une enqute sur les activits de Elf en Afrique que son attention a t attire sur un important contrle fiscal dont faisait l'objet la socit d'tat pour des transferts de [suite de la note page suivante] Politix, n48, 1999, pages 129 155 129

Les savants et le politique D'une part, l'existence d'un dossier au fort contenu scientifique et technique. Le support de la fraude a exig de lourds investissements en matriel et en exprimentation pour donner une crdibilit la proposition : un procd permettant de reprer grande distance des gisements de ptrole. Et d'autre part, des pisodes et rebondissements ponctuant l'affaire qui sont souvent grand-guignolesques : un gnie mconnu, des machines prodigieuses, des rsultats tantt nuls tantt stupfiants, des personnages incongrus, des cautions majeures. Le rcit de beaucoup de squences ressemble, en effet, une vulgaire arnaque, un scnario policier grosses ficelles. Qui a bien pu marcher une seconde dans un tel canular ? se demande-t-on. La montagne d'invraisemblances appelle une conclusion htive. Les responsables de l'affaire taient-ils d'entre complices ? Le sont-ils tous devenus peu peu ? Qui savait et qui a entran les autres ? Une telle approche est cependant rductrice et mne sur de fausses voies. Tout ne se rsume pas l'action machiavlique d'un groupe d'escrocs particulirement habiles ayant subjugu des ingnieurs nafs et des politiciens crdules1. Pour originale qu'elle soit cette controverse prsente diffrents intrts de porte gnrale, tant du point de vue de la sociologie des sciences que du point de vue des processus d'dification et de diffusion des croyances. L'affaire des avions renifleurs offre tout d'abord un beau terrain d'analyse pour la sociologie des sciences. De ce point de vue, la question n'est pas de savoir si l'invention qui est au dpart de l'affaire est relle ou suppose ; elle regarde plutt les interactions entre individus, machines et faits scientifiques qui ont donn corps cette invention puis l'ont dissoute. Conformment aux principes de recherche dvelopps par Michel Callon et Bruno Latour, il est ncessaire d'carter les prsupposs rationalistes et d'observer la production scientifique comme elle s'accomplit et non comme on nous la prsente2. L'observation doit porter sur les dynamiques qui ont conduit les diffrents types d'acteurs impliqus s'accorder sur une signification homogne des vnements et coordonner leurs actions par rapport l'interprtation qui s'difie par compromis successifs. Il ne s'agit donc pas de dnoncer le caractre aberrant de certains actes et des croyances qui les consolident, mais de montrer comment ces adhsions ont t produites et entretenues. C'est une dmarche de ce type que Pierre Lagrange a fructueusement dveloppe propos de l'ufologie

capitaux l'tranger : un redressement de 120,6 millions de francs pour l'exercice 1978 et de 426,4 millions de francs pour les exercices 1979 et 1980 (Pan (P.), Affaires africaines, Paris, Fayard, 1984). 1. Sur les lments dtaills de ce dossier, voir Lascoumes (P.), lites irrgulires, Paris, Gallimard, 1997 (chapitres 2 et 4). 2. Callon (M.), dir., La science et ses rseaux, Paris, La Dcouverte, 1989 ; Latour (B.), La science en action, Paris, La Dcouverte, 1989. 130

Pierre Lascoumes (connaissance des soucoupes volantes)1 quand il tudie comment parvenir un accord au sein d'une foule de personnes et de choses prsentant une telle htrognit. Dans le cas des avions renifleurs, nous montrerons que l'accord a t trouv par la constitution progressive d'un espace de communication spcifique. Des informations htrognes y circulent, des machines sont montres, des mesures sont faites, des donnes sont accumules, des efforts de conceptualisation sont produits. Leur mise en relation rpt.'e et l'absence de mise en dbat finissent par les durcir, par les rendre en partie concordantes et par leur donner une valeur de preuve. Les dimensions scientifiques (thorie gophysique) et techniques (invention d'un nouveau dtecteur) sont ici indissociables des dimensions conomiques (stratgie de dveloppement de l'entreprise) et sociologiques (engagement des ingnieurs et soutiens politiques apports au projet). Aprs un premier contrat et malgr des rsultats fortement discuts, Elf choisit de poursuivre et signe un second contrat cens lui donner accs au procd. Le rseau de validation ainsi dvelopp enserre les changes dans un cadre contraignant et dtermine les choix des acteurs, individuellement aussi bien que collectivement. Par rseau il faut entendre un ensemble d'interactions stables entre des hommes, des objets et des documents unifis par une logique d'action commune. Les dynamiques de circulation d'informations qui les traversent ne sont pas univoques et les moments d'adhsion alternent avec ceux de suspicion. Mais la force d'un rseau de validation est prcisment d'intgrer ce type de fluctuations et de diffuser rgulirement des messages qui viennent autant conforter la croyance que rduire les rsistances qui se manifestent. Progressivement une vrit scolastique a t pose (une invention est en germe) qu'il est devenu de plus en plus difficile de mettre en doute. Albin Chalandon, dirigeant de Elf-Aquitaine partir de 1977 exprime parfaitement cela en dclarant la commission d'enqute parlementaire cre plus tard propos de cette affaire : Vous me reprochez d'avoir particip cette opration tout en ayant des doutes. Mais des doutes, tout le monde en avait. Il est vrai qu'un climat gnral de foi s'tait empar de beaucoup de monde et que, pour cette raison, ceux qui doutaient le gardaient pour eux. Il y a eu des alternatives d'espoir et de doute. Mme les mystiques ont des doutes. Le dossier des avions renifleurs fournit galement des matriaux intressants pour une sociologie non-substantialiste des croyances. La question importante n'est pas de saisir la substance de celles-ci, dont le contenu et la forme expliqueraient l'efficacit ; ni la sociologie des auteurs dont les proprits expliqueraient la force de conviction. L'attention doit porter au contraire sur les procdures qui ont valid l'information produite et ont assur son autorit sociale. Aucun des 1. Lagrange (P.), Les extraterrestres rvent-ils de preuves scientifiques ?, Ethnologie franaise, 3, 1993. L'ensemble du numro qu'il a coordonn sur La sociologie l'preuve des parasciences est riche d'enseignements. 131

Les savants et le politique rapports d'enqute - celui de la Cour des comptes et celui de la commission d'enqute de l'Assemble nationale - n'est parvenu trancher sur la rpartition des responsabilits. S'agissait-il d'escrocs agissant seuls ? Ou bien ont-ils bnfici d'importantes complicits internes l'entreprise? Je propose de poser le problme diffremment en mettant l'accent moins sur la question de la ralit de l'invention ou sur les auteurs prsums et leurs motifs que sur le contexte et sur les dynamiques qui ont assur la russite de l'opration. Les lments de ce dossier peuvent tre penss par rapport la thorie de la rationalit limite de Herbert Simon, quand elle montre que les acteurs en situation, en particulier au sein d'organisations hirarchises, ne disposent que d'informations et de moyens de choix limits1. Leurs cadres mentaux sont d'abord dpendants des institutions au sein desquelles ils interagissent. Dans le cas prsent, si les principaux acteurs ont cru au procd - ou ont paru y croire - c'est en raison de la force du dispositif dans lequel ils se sont trouvs engags. Ils ont t placs dans un contexte o l'adhsion est rapidement devenue ncessaire et la dfection de plus en plus problmatique au fur et mesure de l'accomplissement d'preuves qui soudaient les interdpendances plus qu'elles ne faisaient avancer la validation scientifique du procd. Pour reprendre une distinction de Daniele Hervieu-Lger, on observe ici le passage d'un rgime de validation mutuel ou interpersonnel de la croyance un rgime de validation communautaire, au sens o un groupe cohrent s'est constitu autour de l'invention possible2. Ceux qui y participaient ont ainsi contribu l'imposition gnrale de la croyance. Les responsabilits se sont diffuses et dilues. La force propre du processus a entran la plupart des acteurs en modifiant leur cadre d'action, leurs repres axiologiques et normatifs et leurs modalits de raisonnement. On rejoint ici les principales conclusions des travaux classiques consacrs la diffusion des idologies totalitaires3 et la sociologie des religions4. Je montrerai la construction et les dynamiques du rseau de validation qui ont assur l'enrlement des multiples acteurs. C'est en effet un vaste ensemble d'interactions qui a difi et confirm la valeur des inventeurs, la validit de leur projet et l'intrt que celui-ci pouvait prsenter pour Elf. La progression du projet a t assure par une srie de micro-oprations productrices de croyances et de soumission. Elles constituent les manuvres qui matrialisent l'opration et expliquent 1. Simon (H. A.), Administrative Behavior : A Study of Decision Making Process in Administrative Organization, New York, The Free Press, 1957. 2. Hervieu-Lger (D.), Le plerin et le converti. La religion en mouvement, Paris, Flammarion, 1999, p. 187. On pourrait mme considrer que l'on atteint un rgime de validation institutionnel dans la mesure o un ensemble d'autorits, internes et externes l'entreprise, ont contribu au renforcement de la croyance gnrale. 3. Par exemple sur la monte du nazisme, Laqueur (W.), Weimar 1918-1933, Paris, Robert Laffimt, 1978. 4. Hervieu-Lger (D.), Le plerin et le converti, op. cit. L'auteur met l'accent sur l'importance des rseaux de sociabilit (p. 12-28) et des rgimes de validation du croire dans la diffusion des ides religieuses (p. 177-190). 132

Pierre Lascoumes la force d'entranement du processus. L'nigme pose par le caractre apparemment irrationnel du dossier des avions renifleurs est un bon cas d'tude pour mettre en vidence l'importance majeure des phnomnes de communication et de pression, crateurs de croyance collective et d'adhsion force qui caractrisent l'imposition d'un pouvoir quel qu'il soit. la fin de l'enqute qu'il a ralise pour Le Monde, Daniel Schneidermann crit : Le polar referm, le matre d'oeuvre et le mobile demeurent mystrieux. Mais quel fabuleux dcor, quels personnages ! On comprend mieux prsent comment les inventeurs, de bonne foi ou non, sont parvenus jusqu'au pactole1. Chronologie du dossier des avions renifleurs Premire phase Fvrier 1976 : un intermdiaire, matre Violet, propose ElfAquitaine un procd invent par un comte belge, A. de Villegas et un ingnieur italien, A. Bonassoli. Le procd VDS permettrait de dceler jusqu' plusieurs milliers de mtres sous terre la prsence de matires telles que l'eau, le gaz, le ptrole et certains minerais. 28 mai 1976 : un contrat est sign Zurich entre Elf-Aquitaine et la socit panamenne FISALMA, reprsentant les intrts des inventeurs. Elf-Aquitaine dispose de l'exclusivit des procds Delta et Omga pour une priode de douze mois et verse 400 millions de francs. Deuxime phase Juin 1976 : les premiers forages sont raliss. Seize missions Delta et quatorze missions Omga sont lances. Fvrier 1977 : trois forages sont entrepris sur des sites reprs comme prometteurs et se concluent par des checs. Septembre 1977 : une synthse fait tat de rserves sur la fragilit de la technologie des appareils mais les conclusions restent optimistes. Troisime phase 24 juin 1978 : un nouveau contrat est sign qui fixe les conditions de partage de l'exploitation du procd VDS pour un montant de 500 millions de frs. Deux socits commerciales sont cres, l'une panamenne IOMIC associe FISALMA et ERAP, l'autre franaise SCIT pour grer un laboratoire destin accueillir les chercheurs. Fin 1978 : un rapport souligne les problmes poss par le fonctionnement des appareils et relve un certain nombre de contradictions. Octobre 1978-mai 1979 : trois nouveaux forages sont entrepris. Les rsultats sont ngatifs. 5 avril 1979 : une dmonstration est organise en prsence des diffrents responsables et du prsident de la Rpublique.

1. Le Monde, 30 mars 1984. 133

Les savants et le politique Avril-mai 1979 : Elf-Aquitaine saisit les appareils et demande que soit bloque une part importante des fonds reus par FISALMA. Un arbitre est nomm pour en fixer le montant, A. Pinay. 24 mai 1979 : J. Horowitz, un physicien extrieur l'entreprise, organise une exprience lmentaire qui montre la supercherie. 22 juillet 1979 : l'association entre Elf et FISALMA est dissoute. L'essentiel des fonds dbloqus la suite du deuxime contrat de 1978 est rcupr mais pas ceux lis au premier ni les sommes investies en interne pour le suivi du travail des inventeurs. Quatrime phase 1982 : l'administration notifie Elf-Aquitaine un redressement fiscal de 547 millions pour exportation de capitaux en violation du contrle des changes. 22 juin 1983 : l'affaire est rvle dans Le Canard enchan par P. Pan. Un rapport de la Cour des comptes crit sur ce dossier en janvier 1981 a apparemment disparu. L'affaire est rendue publique par une question parlementaire pose au secrtaire d'tat au Budget qui confirme. 16 janvier 1984 : une information judiciaire est ouverte l'initiative du ministre de la Justice pour recel d'escroquerie. 16 mai 1984 : une commission d'enqute parlementaire est cre. 15 novembre 1984 : le rapport de la commission est publi. Une controverse non-close Escroquerie ou escroquerie simule ? En quatre ans (1976-1979) Elf a perdu entre 740 et 800 millions de francs1, lors de sa tentative d'achat d'une invention qui s'avrera finalement fictive : Aucune retombe positive n'apparat ni sur le plan technologique, ni sur le plan scientifique, ni sur le plan conomique2. Il s'agissait d'un ventuel systme de dtection arien des champs ptroliers et autres ressources minrales, d'o le terme de renifleur invent par Jrme Canard en juin 19833. Sous prtexte d'enjeux stratgiques majeurs, cette opration Aix (nom de code interne Elf) fut couverte par un secret industriel et un secret dfense dont l'efficace opacit a justifi la violation de nombreuses rgles administratives. Au bout du compte, les maigres rsultats initiaux qui avaient appt Elf s'avreront le produit d'une supercherie. L'appareillage d'apparence complexe, longtemps hors de porte des ingnieurs de Elf, se contentait de restituer des informations qui lui taient fournies l'avance. La recherche technologique est certes une suite de paris hauts risques, mais ici le projet tait sans crdibilit, faute de base scientifique et de toute rfrence des auteurs. C'est la pression exerce par des rseaux 1. Soit l'quivalent de 1,5 milliards de francs en 1995. 2. CC, p. 106 et 123. 3. Pseudonyme de P. Pan, Le Canard enchan, 22 juin 1983. 134

Pierre Lascoumes politiques et administratifs du plus haut niveau qui en a assur la validit. L'affaire des avions renifleurs n'a dbouch sur aucune sanction. Des millions ont disparu, mais l'entreprise ne s'est jamais positionne comme victime. Les inventeurs-escrocs, leur supercherie dvoile, n'ont pas t inquits judiciairement. Une instruction a t ouverte dont l'issue a t sans suite1. Les cadres dirigeants de Elf impliqus ont poursuivi leur carrire et les responsables politiques et intermdiaires, complices de fait, n'ont pas davantage t inquits. La seule sanction publique de ces actes se rsume une admonestation symbolique avec la publication de deux rapports officiels. Un Livre blanc rvlant un svre rapport de la Cour des comptes ; et le rapport de la commission d'enqute parlementaire2. Leur reprise mdiatique a t minimale. Le blanchiment politique et intellectuel a t aussi net que celui dont ont bnfici les auteurs et leurs victimes-comparses3. La grille de lecture ordinaire applicable ce type d'vnements conduit la recherche des vilains coupables. Elle a donn lieu deux hypothses qui, aujourd'hui encore, restent face face : l'hypothse du complot, selon laquelle Elf aurait t victime d'une escroquerie sophistique qu'elle n'a pas vu venir ; et l'hypothse du plan cynique, selon laquelle les dirigeants de l'entreprise se seraient prts, via une escroquerie simule, une opration de transfert de capitaux l'tranger au profit de l'entreprise et/ou celui d'une organisation politique. Ces deux hypothses doivent tre cartes d'entre si l'on veut aller plus avant dans la comprhension du processus. Savoir s'il y eut ou non une escroquerie est insuffisant pour rendre compte d'un processus particulirement complexe en termes d'enjeux et de systmes d'action. Certes des lments de manipulation existent mais ils sont insuffisants pour rendre compte de la mobilisation d'autant d'enjeux et l'enrlement d'autant d'acteurs sur une aussi longue priode. L'hypothse du complot ne rsiste gure car les prtendus inventeurs ne sont pas crdibles et Elf n'a mis en uvre que tardivement des procdures d'expertise systmatique. Il y aurait eu escroquerie si les manuvres et le but de l'opration avaient t clairs, alors qu'ils demeurent marqus de bout en bout par un haut niveau d'incertitude. Les inventeurs proposent des machines indtermines au service d'un procd flou. Faut-il alors en conclure que les dirigeants ont volontairement ferm les yeux et ont pay sans voir parce que leur objectif tait autre ? C'est la seconde hypothse, qui considre que les relations noues avec les inventeurs et le consortium qui les reprsente n'est que l'habillage d'une opration d'vasion illicite de capitaux vers la Suisse (dans un contexte de contrle des changes). La destination finale des fonds ainsi dtourns est reste mystrieuse ; s'il 1. Information ouverte le 16 janvier 1984 pour recel d'escroquerie. 2. Cre le 16 mai 1984 et ayant rendu son rapport le 15 novembre 1984, aprs 29 runions et l'audition de 42 personnes. 3. Voir les encadrs pour la chronologie des faits et de l'amorce de scandale public. 135

Les savants et le politique a t question de financement politique de la droite intgriste europenne, cela n'a jamais pu tre dmontr. Mais cette lecture est tout aussi insuffisante que la prcdente. En effet, par rapport d'autres escroqueries simules, celle-ci est d'un niveau de complexit incomparable1. Il n'est pas ncessaire de monter un tel systme, exigeant surtout beaucoup de temps (quatre annes), d'effectuer de tels engagements financiers et techniques et d'impliquer d'autant d'acteurs, dmultipliant les risques de fuite, pour raliser une opration fictive permettant l'vasion de capitaux2. Le niveau des divers investissements effectus est disproportionn par rapport aux rsultats attendus. Ces deux hypothses et leurs questions de fausse vidence peuvent tre dpasses par le recours la sociologie des sciences. Le dossier des avions renifleurs relve de la problmatique des controverses scientifiques tant par l'htrognit des informations et des acteurs qu'il met en relation que par la pluralit des interprtations qui coexistent et par les efforts de mise en cohrence que ces dernires gnrent. Construction d'un simulacre scientifique Si les responsables de Elf n'ont pas t excessivement crdules, ni cyniquement comparses, il faut rechercher le processus par lequel ils ont progressivement adhr au simulacre scientifique de cette invention. Mon hypothse est que se sont conjugus, en interne et en externe, un ensemble de facteurs d'autorit et de preuves qui ont form, au bout du compte, un vaste rseau de validation qui a dtermin les actions des uns et des autres. Celui-ci fonctionnait selon un trs efficace jeu de miroirs entre trois types de cautions : des cautions scientifiques, des cautions industrielles et des cautions politiques. Aucune d'elles ne se sufft elle-mme, mais, croises, elles s'paulent l'une l'autre tel point qu'il a t progressivement impossible de les mettre en cause. Ce rseau de validation a finalement impos tous les acteurs impliqus une participation soumise l'opration Aix. Comme l'indique la commission d'enqute parlementaire Gilbert Rutman, ingnieur en chef des Mines, vice-prsident, directeur gnral de Elf-Aquitaine en charge du dveloppement : L'aspect politique des choses l'a emport sur 1. Pour banaliser le dossier des avions renifleurs, A. Pinay (qui a recommand les inventeurs) rappellera devant la commission d'enqute parlementaire que Elf n'est pas la seule entreprise nationale s'tre ainsi faite taxer. H donne l'exemple d'une affaire de vente de caf de Colombie Renault pour faciliter son accs aux marchs sudamricains - une opration qui s'est finalement avre tout aussi hasardeuse et malheureuse que celle des avions renifleurs, mais qui n'avait donn lieu aucun montage particulier. 2. Dposition de J. Cosson, magistrat spcialiste de la dlinquance conomique et financire, devant la commission d'enqute parlementaire, le 28 juin 1984, qui dclare : Le procd utilis permettait d'viter le recours des "socits taxis" (metteur de fausses factures) ainsi qu' un retrait de fonds en espce. Passant outre le contrle des changes, le groupe Elf a russi transfrer un milliard en Suisse par ordre crit de monsieur Barre (CEP, p. 643). 136

Pierre Lascoumes l'aspect technique. La question n'est donc pas de dpartager ceux qui savaient et auraient agi cyniquement, de ceux qui ignoraient et ont ragi en toute innocence. La question est de savoir comment s'est constitu le rseau de validation qui a interdit tout au long de quatre annes que soient poses des questions dstabilisantes et qui a fait obstacle toute rsistance explicite. Qu'il s'agisse des dirigeants et personnels de Elf-Aquitaine, des responsables ministriels et des quelques hauts fonctionnaires informs, aprs quelques hsitations, tout le monde a march d'un mme pas. Comment comprendre qu'ils aient pu succomber la fascination de ce leurre haute efficacit qu'ont t les avions renifleurs ? Malgr leur caractre grossier il a fallu plusieurs annes pour mettre en vidence le caractre factice du procd qui reposait sur diverses formes de trucage. En effet, tout un rseau d'influences entrecroises est venu rgulirement conforter le projet, a impos une croyance dans l'existence du procd et a rapidement interdit toute interrogation rationnelle son propos. Le premier rseau de validation est de caractre scientifique et technique. Ses acteurs ne sont pas des hommes mais des objets, censs incarner l'invention (le procd VDS), des machines et surtout l'ensemble des documents, des crits, des pices de dossier qui les reprsentent. Leur force de conviction est base autant sur les lments qu'ils noncent que sur le secret qui les entoure et interdit de les mettre l'preuve. Comme l'indique A. Chalandon, l'importance de ces lments techniques a t dterminante : La vraie question est de savoir pourquoi on a mis tant de temps dcouvrir le trucage. Il faut se rappeler que les inventeurs ont fait une dmonstration poustouflante qui a tu l'esprit de doute mthodique. L'un des inventeurs, De Villegas, avait bien compris l'autorit spcifique de ce type d'arguments : chez Elf - comme prcdemment en Espagne - il appte le client par une note trs succincte qui procde par affirmation unilatrale (un procd existe)1. Il propose un contrat d'exploitation exclusive d'un double procd de dtection et d'valuation des gisements qui apporterait s'il tait confirm des progrs considrables en la matire. Parmi les conditions poses figurent des mesures rigoureuses de prservation du secret et une limitation nominative des personnes au courant2. M. Jeantet, directeur Elf-Aquitaine, en charge des explorations sur le territoire national souligne l'habile dissociation entre la validit du procd et l'efficacit des rsultats que les inventeurs sont parvenus oprer par le jeu du secret : Sur le ct scientifique du procd on ne pouvait rien obtenir. Ds que l'on posait 1. Aprs de nombreuses annes de recherche, nous avons mis au point une mthode et des appareils lectroniques de mesure permettant sans forages pralables de dtecter la prsence de l'eau dans un rayon de vingt kilomtres [...]. La prcision remarquable avec laquelle sont faites ces mesures tient au fait qu'elles relvent de l'lectronique et sont automatiques. 2. Note de J. Tropel, chef du service de la scurit la SNEA, date du 19 fvrier 1976 (CEP, p. 294). 137

Les savants et le politique une question, on se faisait rabrouer [...]. On nous disait : "Vous violez le secret". J'ai donc laiss d'autres le soin de savoir quelle tait la valeur du procd du point de vue de la physique. Ce dcouplage entre validit scientifique et efficacit pratique s'imposera tous comme le prix payer pour obtenir l'accs direct aux procds. Lorsque vers la fin des ngociations les inventeurs multiplieront les obstacles l'accs aux appareils : Nous en avons dduit, non l'absence de toute dcouverte mais la volont de nos partenaires de ne rien nous communiquer (P. Michaux, Elf-Aquitaine). Le raisonnement est parfaitement circulaire : c'est parce que l'invention est d'une importance majeure qu'un maximum de secret doit l'entourer. L'ignorance sur le procd est pose d'entre comme une condition d'accs ses utilisations et, paradoxalement, cette opacit fermement revendique, contribue dj valider l'existence de ce qui est protger. Mais l'invention existe matrialise par des machines que les ingnieurs de Elf connaissent distance, sans y avoir accs. Lors des essais au sol (procd Delta), les appareils sont soigneusement dissimuls sous une tente et les observateurs ne voient qu'une console place plus loin. Pour les essais en vol (procd Omga), ces mmes observateurs sont maintenus loigns des appareils et ne voient que des cadrans, les boutons de commande extrieurs ainsi qu'une lampe qui clignote sur un fond de couinement sonore lors du survol de sites intressants pour la prospection. De plus, comme la sociologie des sciences le rappelle toujours, les machines mettent longtemps avant d'tre closes, stabilises. Ce sont des objets socio-techniques ouverts qui voluent en fonction des rseaux d'acteurs humains et non-humains auxquels ils appartiennent. La technologie des avions renifleurs en est un parfait exemple. Les appareils sont sans cesse transforms et ne peuvent tre dupliqus. Durant la premire phase, il n'est question que de prototype fragile et en volution constante : Des concessions ont t faites par les inventeurs mais elles sont de faible porte. Nous avons la possibilit de voir l'apparence extrieure des appareils, ventuellement d'y toucher, mais pas de les ausculter1. Lorsque, fin 1978, la suite du deuxime contrat, les ingnieurs de Elf exigent la remise d'un appareil afin de pouvoir l'analyser par eux-mmes, c'est un analyseur dit de premire gnration qui leur est remis2. L'essentiel du procd VDS est cens se trouver dans les modles ultrieurs. Cependant, faute de thorie explicite et de dispositif technique comprhensible, il est ncessaire de fournir des preuves attestant de la matrialit de la dcouverte. Ce sont les donnes produites par les machines qui concrtisent leurs comptences. Ainsi, en septembre 1977, 1. Rapport de synthse d'octobre 1978. 2. Quand ils y eurent finalement accs, celui-ci s'avra contenir un gnrateur de signaux internes sans communication avec l'extrieur. De mme, un tube lectronique cens avoir t modifi se rvla identique aux tubes de srie et dpourvu de tout perfectionnement. 138

Pierre Lascoumes aprs trente missions (Delta et Omga) un rapport de synthse est ralis. Il comporte de nombreuses rserves sur la fragilit de la technologie des appareils qui ne sont que des prototypes qui se drglent facilement ; ils sont aussi sensibles de nombreuses influences extrieures. Leur prcision et la reproductibilit des rsultats obtenus sont aussi trs variables : Des distorsions importantes subsistent, comme si l'image compose tait par nature dformable. Mais les conclusions n'en sont pas moins trs positives : Les possibilits qualitatives des procds A et B nous apparaissent tonnantes et apportent une mutation dans les techniques de prospection. Leur emploi demandera naturellement une adaptation. La preuve photographique joue ici un rle majeur. L'invention existe parce qu'elle montre des lments du rel, ce sous-sol que l'on veut explorer. La preuve est parfois d'autant plus clatante que les documents photographiques produits concernent des zones dj connues et leur correspondent parfaitement. Au dpart, il s'agit de photos d'un puits ralises pour le compte de la socit d'tat sud-africaine Soekor qui sont fournies. Mais c'est moins le contenu que la qualit de leur destinataire qui valide le document aux yeux de Elf-Aquitaine : Nous connaissions bien [Soekor] ; c'est une socit srieuse, ce qui constituait un lment favorable pour les inventeurs. Par ailleurs, nous pensions que puisqu'ils avaient propos de faire une srie d'exprimentation, nous jugerions sur pice (G. Rutman). Aucun contact n'est tabli avec Soekor pour contrler la valeur de l'information. Les premiers rsultats des expriences effectues en France ont, selon les termes du viceprsident de Elf-Aquitaine, souffl les observateurs. Paul Alba, directeur Elf-Aquitaine et ancien responsable du secteur recherche et dveloppement, tait parmi les rares personnes informes, l'un de ceux qui pouvait le mieux valuer la qualit de l'invention propose : Nous avions obtenu des indications conformes la ralit sur un sous-sol que nous connaissions bien [...]. Les rsultats gologiques taient bons : nous n'avions pas de raison spciale de considrer qu'ils pouvaient rsulter d'indiscrtions. Les rsultats, aussi bien ngatifs que positifs, parurent concluants l'ensemble de l'quipe : Nous avions comme rsultats concrets la confirmation de rsultats stupfiants qui n'taient pas connus du public, notamment sur le puits de Castra Lou en cours de forage (G. Rutman)1. 1. Un des point obscurs du dossier concerne prcisment l'origine des documents dont disposaient les inventeurs. Faute de procd de dtection, les appareils ne pouvaient restituer que des informations qui leur avaient t fournies au pralable. Comment les inventeurs y ont-ils eu accs ? Certes, une grande partie des informations concernant les explorations ptrolires sur terre sont publiques, et les rapports de fin de sondage sont consultables au Service de conservation des gisements du ministre de l'Industrie ou dans les services rgionaux des Mines. De plus, Elf a toujours inform prcisment les gologues qui travaillaient avec les inventeurs sur les donnes relatives au sous-sol et aux anciens sondages. Mais la prcision extrme de certains rsultats obtenus lors des expriences est troublante. Lors des enqutes fut pose la question de l'existence de complicits internes ayant directement facilit l'opration. Selon G. Rutman, vice[suite de la note page suivante] 139

Les savants et le politique Un autre exemple de validation documentaire de l'invention est fourni par le questionnaire destin emporter la conviction du banquier suisse, Philippe de Week, qui sera la principale caution financire du projet. Il s'agissait de le persuader de prendre la tte de la socit commerciale reprsentant les intrts des inventeurs en prouvant l'intrt de Elf pour le projet. la fin des premires expriences, le principal reprsentant des inventeurs, matre Violet, a fait circuler un questionnaire aux techniciens prsents sur le terrain. Il s'agissait de rpondre des questions du type : Omga a-t-il effectivement un pouvoir de vision souterraine ? Omga est-il capable de dtecter la prsence de ptrole ?, etc. Tous rpondirent positivement et un bref rapport est rdig qui emporte la conviction du banquier. Le questionnaire a produit les effets attendus, mme si, aprs coup, la faon dont il a t administr et ses rsultats exploits ont t contests. Selon les ingnieurs de Elf, cette note a un caractre quasiment non-scientifique ; s'ils s'taient directement exprims, ils n'auraient jamais employ les termes se trouvant dans ce questionnaire. Et s'ils ont rpondu par oui ou par non c'est, disent-ils pour faire plaisir matre Violet. Cependant, dans le contexte d'enthousiasme collectif de l'poque, personne n'attacha d'importance ce bricolage rvlateur de l'imposition scolastique qu'ils subissaient. Le cadre de la croyance tait pos ; tout devait contribuer la valider. Cette validation technique s'accompagne d'une validation scientifique qui s'effectue principalement par des actions indirectes : il s'agit en quelque sorte d'une validation par dfaut. Ne pas se poser trop de questions est certainement le meilleur moyen de conforter des croyances incertaines. Tout d'abord, aucune vrification des principes thoriques sur lesquels est cens reposer le procd n'est ralise. Savoir distinguer l'intressant de l'illusoire est en thorie une comptence de base des ingnieurs, surtout dans une entreprise comme Elf o la qute de l'innovation est fondamentale : II n'tait pas impossible que Bonassoli [l'autre "inventeur"] soit tomb sur quelque chose qu'il ne parvenait pas expliquer. Cela s'est dj produit (B. Michaux, physicien). Face aux incertitudes qui accompagnent toujours les inventions, il est ncessaire d'exercer une vigilance particulire. C'est ce qu'exprime G. Rutman : II ne se passe pas de mois que nous ne recevions des propositions, plus ou moins farfelues, et en gnral, nous n'y donnons aucune suite. Cette attitude de juste prudence conduit s'interroger sur la faon dont le procd VDS a t progressivement cern et valu. Le rapport de la Cour des comptes relve : La lacune la plus grave concerne l'absence de prcautions relatives l'existence mme d'une invention. Si une prsident de Elf : La supercherie supposait que les inventeurs aient eu accs un certain nombre d'informations provenant de la maison, ce dont je suis aujourd'hui convaincu [...]. On a essay de reconstituer l'itinraire technique de la supercherie. Certaines donnes qui nous ont t fournies taient d'un telle prcision qu'elles ne pouvaient tre que le rsultat d'une malversation. Mais l'on s'en est rendu compte seulement aprs coup. 140

Pierre Lascoumes technique d'exploration avait exist, elle aurait repos sur des missions de particules lies la prsence d'hydrocarbures. Au dpart, un seul expert extrieur a t contact par G. Rutman : un physicien au CNRS, spcialiste des rayons cosmiques. Sa rponse a t nette : un tel procd ne peut fonctionner. Mais il a ajout : "Pour autant que je sache". En bon physicien qu'il tait, il ne prenait pas de position catgorique et dfinitive. Les responsables de Elf partent de ce doute pour se lancer dans les essais prliminaires qui emportent leur dcision. Un courant de recherche amricain va dans ce sens. Mais au moment des faits, cette partie de la thorie physique nuclaire concernant les neutrinos est encore en pleine zone d'ombre conceptuelle et n'a t l'objet d'aucune vrification empirique. On sait cependant que ce type de particule interagit peu avec la matire et ses aptitudes dtecter quelque corps que ce soit semblent trs faibles. Les dcouvreurs des neutrinos (la plus petite part de ralit matrielle jamais imagine par l'homme), Frederick Reines et Clyde Cowan, sont bien connus des spcialistes et ils poursuivaient l'poque leurs recherches en Californie l'universit d'Irvine1. Leur expertise aurait sans doute t dterminante, car malgr de considrables investissements ce n'est que seize ans plus tard (1992) que les premiers programmes exprimentaux visant quantifier la prsence et les effets des neutrinos ont commenc. Les rsultats sont pour l'instant trs gnraux et Ton est encore loin aujourd'hui de solutions appliques2. Pas plus qu'il n'y a de demande d'expertise externe, Bonassoli, le concepteur apparent du projet, n'est pas confront en interne des analyses scientifiques dures. D'un ct, il est prsent comme le cerveau de l'entreprise, celui qui dispose du discours et des savoir-faire. C'est l'analyse que retient le rapporteur de la Cour des comptes lorsqu'il crit : Qui serait l'auteur de l'escroquerie ? M. Bonassoli, sans aucun doute, seul manipulateur des appareils sur le terrain, seul artisan au laboratoire de Rivieren. Mais, d'un autre ct, il apparat comme un bonimenteur de foire qui ignorait le maniement des concepts scientifiques, mme relativement simples. Il jouait au clown de temps en temps, mais on sentait bien que derrire le clown, il y avait autre chose. C'tait un homme double personnalit. Derrire ses aspects un peu grotesques, il y avait un homme trs intelligent. Il a t le cerveau de la mystification. M. Jeantet (directeur chez Elf-Aquitaine) dclare la commission d'enqute parlementaire qu'il a toujours eu le plus grand mal obtenir des rponses ses questions : Si sur un cran, on lisait une saturation et que je lui demandais si la quantit d'hydrocarbure tait mesure par rapport au volume du vide ou au volume de la roche vide compris - ce qui peut faire une diffrence de 1 200, il me 1. Us ont reu le prix Nobel de physique en 1995. 2. Sur l'tat des connaissances sur les neutrinos, voir le dossier du Monde, 8 dcembre 1995. 141

Les savants et le politique rpondait dans un italien alambiqu que je ne comprenais pas. Il donnait une information pas ncessairement absurde, inconcevable, mais peu claire et une semaine aprs, il en donnait une autre, aussi peu inconcevable mais aussi peu claire, et contredisant la premire (B. Michaux, physicien). Lors de la signature du deuxime contrat, Bonassoli fait une prsentation qui devait lever le voile sur le secret du procd VDS. Les explications qu'il fournit plongrent les auditeurs dans la perplexit. Certains s'tonnrent d'entendre parler de "spin 1/3" - notion contraire, par construction mme, la thorie scientifique des particules. Aucun scientifique de haut niveau n'tait prsent pour valuer la pertinence de l'expos. Les physiciens engags au moment du second contrat, en 1978, mettront un mois pour se rendre compte de l'impossibilit o se trouvait Bonassoli de fournir des explications cohrentes de sa dcouverte. Et en septembre 1984, il suffira un spcialiste d'examiner une brve note de Bonassoli sur le phnomne gravitationnel pour qu'il conclue l'absence de toute valeur scientifique du document. propos de la thorie centrale des neutrinos et du graviton il crit : Le paragraphe en question constitue un amalgame compltement incohrent [...]. Bien entendu, aucune thorie du "phnomne" n'est prsente. On est en plein rve. Donc, en 1976, la seule crdibilit de l'invention repose sur des hypothses thoriques trs vagues et aucune vrification n'est ralise pour en valuer les possibilits oprationnelles. Cependant, une telle validation demeure fragile dans des univers o prvalent des logiques rationnelles. Au bout d'un certain temps il fallut durcir les preuves en se positionnant scientifiquement. Aprs la signature du second contrat, Elf devient en thorie copropritaire de l'invention ; mais, constatant la persistance des difficults d'accs aux appareils et l'impossibilit o ils se trouvent de prparer un dpt de brevet en bonne et due forme, les reprsentants de la socit suggrent aux inventeurs une procdure intermdiaire. Il s'agit de dposer un mmoire l'Acadmie des sciences sous pli cachet. Cette dmarche permet de prendre date pour marquer une antriorit sans avoir rvler le dtail du procd en cause. Cela sera fait par De Villegas et Bonassoli le 10 juillet 1978. Mais ceux-ci ne sont que trs partiellement les auteurs du mmoire qu'ils dposent. En effet, ce sont les physiciens recruts par Elf pour assister les inventeurs qui ont traduit en termes scientifiquement intelligibles les propos confus de leurs interlocuteurs : II a t dcid que Bonassoli nous ferait une sorte de cours magistral [...]. Nous sommes alls Bruxelles l'couter pendant trois jours nous faire une prsentation gnrale du procd ; la suite de quoi nous avons essay de mettre en franais ce qu'il nous avait dit sans rien y changer. Le document tant demand pour la semaine suivante, nous n'avions pas beaucoup de temps pour faire de la physique sur les questions en cause [...]. Nous essayions de mettre les explications en ordre et la semaine suivante, Bonassoli nous disait : "Je n'aurai jamais pu faire cela tout seul, c'est extraordinaire !". Le 142

Pierre Lascoumes document a t remis tel quel MM. Bonassoli et De Villegas qui l'ont trouv leur convenance et expdi (B. Michaux). Ce sont donc finalement les chercheurs de Elf-Aquitaine qui ont effectu le travail de clarification et de mise en criture scientifique que Bonassoli ne pouvait fournir. Elf s'est donne elle-mme la validation scientifique qui faisait dfaut. L encore la circularit dans le rseau de communication a t parfaite. Ainsi ce premier rseau de validation scientifique et technique, base de machines mystrieuses, de documents photographiques et d'crits, atteste en surface de la ralit de la dcouverte et de ses possibilits d'utilisation. Ces documents sont doublement dcisifs. D'une part, ils crent des preuves tangibles de l'invention et cette objectivation est d'autant plus importante que les appareils eux-mmes restent hors de porte. D'autre part, ils impliquent les responsables de Elf-Aquitaine, qui avalisent leur pertinence, plus forte raison lorsqu'ils les produisent eux-mmes. Devenus acteurs concerns, enrls dans l'opration, ils ne peuvent que la valider. Ils y perdent en mme temps leur capacit critique. Ce qui aura d'autant plus de consquences que la direction de la recherche de Elf est tenue dans l'ignorance de l'opration Aix. Mais un rseau de validation est d'autant plus efficace qu'il s'appuie sur d'autres rseaux, c'est--dire que les raisons de croire et d'agir qu'il fournit sont tayes par d'autres arguments intellectuels et pratiques correspondant d'autres intrts et d'autres logiques. Une validation conomique et politique Malgr ses nombreuses lacunes et l'importance des incertitudes qu'il recle, le rseau de validation scientifique et technique du projet n'aurait pas emport la conviction des dirigeants de Elf s'il n'avait t confort par deux autres rseaux, l'un de validation conomique, l'autre de validation politique. C'est cette diversification des rseaux de validation qui permet de mettre l'preuve la typologie de D. HervieuLger prsente en introduction et d'observer le passage d'un rgime de validation mutuel (les inventeurs et les ingnieurs entre eux) un rgime de validation communautaire (tous les membres de l'opration Aix), voire institutionnel (avec l'intervention des reprsentants politiques). Un rseau de validation conomique Ce deuxime rseau est compos de deux lments principaux, des enjeux de stratgie industrielle rpondant un contexte de crise et le srieux apparent des rfrences financires prsentes par les inventeurs. Au milieu des annes soixante-dix, le groupe Elf-Erap traverse une double crise interne et externe : Nous sentions le monde se drober 143

Les savants et le politique sous nos pieds (G. Rutman, vice-prsident). Crise interne lie la rcente fusion de la SNEA et de Elf, qui s'est accompagne d'importantes rorganisations et de la rvision du statut de certains personnels. Lacq une grve de quinze jours - du jamais vu dans ce groupe - a ponctu un conflit du travail trs dur sur le site. En 1976, le contexte extrieur est tout aussi dfavorable : Nous tions sous le traumatisme du premier choc ptrolier ; l'entreprise luttait pour sa survie. Nous venions d'tre privs de nos productions algriennes et nous tions en train de perdre nos productions irakiennes (G. Rutman). C'est sous cette double contrainte que sont prises les dcisions initiales. La proposition du procd VDS ne pouvait tre faite un meilleur moment. Elle offre une opportunit inattendue une entreprise fragilise qui a autant besoin de dynamisation interne que de renouvellement de ses ressources techniques et financires. Franchement ma raison principale tait ptrolire. tout moment dans le ptrole les vnements se prcipitent [...1. Il tait tout fait normal de tenter toutes les possibilits qui nous permettraient d'avoir des techniques nouvelles avant les autres groupes, comme nous avons t les premiers trouver du ptrole en Afrique noire, ou au cur du dsert, grce la qualit de nos gologues ; de mme que nous avons t ds le dbut parmi les premiers pour les techniques offshore, il tait indispensable pour nous de "sauter" sur l'occasion (P. Guillaumat, dirigeant). Du point de vue interne, l'opration Aix s'inscrit dans une politique de prise de risque cohrente avec la stratgie industrielle du groupe. Elf est en effet un des derniers venus dans le milieu des ptroliers ; l'entreprise n'a que trente ans alors que ses principaux rivaux ont un sicle d'exprience. Dans cette activit trs concurrentielle, les positions se gagnent au prix d'investissements et de paris considrables : Si le ptrole franais s'est dvelopp un peu plus vite que la moyenne, c'est parce que nous avons pris plus de risques que la moyenne. Grce cela, l'entreprise ptrolire franaise, qui n'existait pas en 1945, tient une place importante dans le monde entier, travers les alas (P. Alba, directeur). Un autre directeur s'exprime ainsi : En 1976, notre budget de recherche-exploration s'levait 1,5 milliards, c'est--dire trois fois la somme verse pour le premier contrat. Or ces sommes peuvent tre entirement perdues. Nous devons jouer, prendre des risques, c'est notre mtier (G. Rutman). Cette conception de la dynamique industrielle est base sur le couple risque-profit dont Joseph Schumpeter a t parmi les premiers thoriciens. Elle fait de l'innovation la clef du profit en tant que rmunration du risque pris. Ce profit est aussi le ressort principal du dveloppement conomique : Elf a toujours fait confiance ses ingnieurs qui prenaient des risques. On s'est incontestablement "plants", mais je pense qu'il fallait essayer si nous voulions conserver notre capacit de croissance rapide [...]. Notre succs tient cette attitude (G. Rutman). Mme si les inventeurs ne semblent pas capables de dvelopper leur intuition initiale, les responsables de Elf 144

Pierre Lascoumes font le pari que certains lments sont rcuprables : Je suis formel. Lors de la signature du deuxime contrat, tout le monde pensait qu'il y avait quelque chose et on voulait y accder. On a pay pour voir, dans ce sens l (A. Chalandon). Ces arguments de politique industrielle sont d'autant plus recevables que des arguments strictement financiers les soutiennent. D'une part, le budget ncessaire cette opration reste tout fait dans les normes des investissements de recherche en matire ptrolire. Le risque encouru par Elf reste au niveau des enveloppes affectes habituellement ces oprations : C'est le type mme de recherches conduites par les grandes socits ptrolires. Sait-on qu'un des grands majors a dpens un milliard de dollars dans une affaire analogue ? Le cot de l'affaire qui nous occupe ne reprsente rien l'chelle du monde ptrolier (A. Chalandon). Le budget d'exploration de Elf sur le territoire franais varie l'poque de 300 400 millions de francs par an. Le montant de 900 millions de francs de l'opration Aix double ce chiffre, mais il est peu de chose dans le budget global d'exploration de Elf. Nous ne raisonnions pas comme un petit artisan (G. Rutman). De plus, l'esprance des gains attendus tait considrable : Nous avons probablement commis des fautes cause, prcisment, de la taille de cet enjeu que nous tions les mieux mme d'valuer. S'il ne s'tait pas agi de voir le ptrole, mais simplement de le mieux voir ou d'amliorer un procd, nous aurions peut-tre fait autrement. Mais la vision directe aurait permis d'conomiser 4 6 milliards de francs sur notre budget d'exploration, soit 80% et cela avec les mmes rsultats, voire des rsultats meilleurs (M. Jeantet). L'intrt considrable que l'entreprise porte une telle dcouverte est confort par les garanties financires apportes par les inventeurs. Tout d'abord, astuce de conviction majeure, les proposants affichent leur dsintressement en ne demandant aucune rmunration immdiate. Pour la priode d'essai, ils proposent de raliser leurs frais les oprations ; Elf ne payera de redevances qu'en cas de dcouvertes. Ensuite, le dispositif financier qui assure la protection de leurs intrts prsente tous les signes du srieux ncessaire une opration de cette ampleur. Il s'agit d'une socit panamenne, la FISALMA, cre en 1974 par l'Union des banques suisses (UBS) comme coquille vide pour l'usage de ses clients et qui sera vendue M. de Villegas en 1976 avant la signature du premier contrat. Il en restera l'unique actionnaire. C'tait une socit dormante, de ces socits dont dispose tout service de gestion, qui sont utilises puis cessent d'tre actives avant d'tre rutilises. Ainsi s'exprime le prsident de cette socit qui n'est autre que P. de Week, un homme prestigieux, alors prsident de l'UBS. Cette double casquette cre une grande ambigut car elle laisse croire aux dirigeants de Elf que la deuxime grande banque suisse est financirement engage dans l'opration. G. Rutman prcise cela : Sur le plan financier la prsence de M. de Week nous donnait toutes 145

Les savants et le politique garanties, les banquiers suisses ne sont pas des plaisantins1. Cependant, aucun contact n'est tabli pour vrifier ce point : J'ai d rappeler que la banque n'a rien sign, que seule la socit FISALMA est apparue et que personne ne m'a demand qui en taient les actionnaires [...]. M. Guillaumat aurait pu facilement dissiper le malentendu en me posant des questions (P. de Week). Il demeurera jusqu' la rsiliation du contrat et la liquidation des comptes de FISALMA l'unique interlocuteur financier de Elf-Aquitaine. Le jeu de miroirs entre les cautions est ici particulirement net. P. de Week s'engage parce que les ingnieurs de Elf valident le procd en rpondant un questionnaire htif. En retour, la prsence du banquier scurise les dirigeants de Elf-Aquitaine qui contractent. Au bout du compte sur le plan industriel, le procd est valid de deux faons complmentaires. D'un ct Elf-Aquitaine est extrmement demandeur d'une innovation qui rvolutionnerait les techniques de dtection et la ferait chapper une mauvaise conjoncture. De l'autre, les garanties financires apportes par les inventeurs rendent crdibles aussi bien leur savoir faire que l'intrt de leur recherche. Les risques pris d'un ct paraissent couverts de l'autre. Une intense validation politique Le ciment qui fait tenir ensemble les rseaux de validation scientificotechnique et de validation industrielle est rechercher dans la force d'entranement du troisime rseau qui assure la validation morale et politique du projet. Celui-ci est form de trois composantes : la prsence des services secrets ; celle des liens avec la droite catholique traditionnelle ; et celle fournie par les plus hautes instances de l'tat. Les deux premires s'paulent l'une l'autre pour enrler la troisime et faire du projet Aix un enjeu d'ampleur nationale qui justifiera tous les secrets et toutes les exceptions. C'est un petit groupe de personnes gravitant autour du SDECE qui joue le rle de catalyseur. Ses membres utilisent les relations qu'ils se sont forges dans le renseignement pour obtenir des introductions. Pour bien asseoir leur entreprise, ils jouent aussi sur l'effet de mystre et d'exceptionnalit que suscite toujours l'implication de ces services parlant au nom des intrts secrets de la Nation. C'est un ancien honorable correspondant, l'avocat d'affaires Jean Violet, qui est la cheville ouvrire la plus active. Il assure l'essentiel des connexions entre Elf, les inventeurs et les cautions qui garantissent leur crdibilit. Il prend contact avec l'entreprise par l'intermdiaire d'un autre ancien membre des services secrets, M. Tropel, qui y est en charge de la scurit industrielle. A diffrents moments d'autres membres des 1. Mais ce grand banquier n'tait dans l'opration qu'un prte-nom. En effet le droit suisse de la fiducie permet un tiers d'assurer la prsidence d'une socit mme s'il n'a aucun engagement financier dans l'affaire. 146

Pierre Lascoumes services spciaux traversent la scne de l'affaire des avions renifleurs1. Matre Violet n'est pas un total inconnu chez Elf : il a dj servi d'intermdiaire pour des transferts de droits miniers en Afrique du Sud. M. Tropel, en l'introduisant, rappelle la rputation de trs haut niveau qu'il avait au sein des services spciaux2. Ce passeport valide autant l'homme que le projet dont il est porteur. Tropel croit en Violet. Et chez Elf on fait confiance Tropel. La commission d'enqute parlementaire demande G. Rutman : Pourquoi n'avez-vous pas cru ncessaire de faire des enqutes sur ces deux personnes [les inventeurs] et sur cette socit [FISALMA] ?. Il rpond : La raison est simple. Nous pensions que M. Tropel, dont c'tait le travail, avait dj fait le ncessaire puisque c'est lui qui a introduit les inventeurs. Ce dernier fait la rponse inverse : C'tait la direction de Elf de prendre cette dcision. M. de Marenches, l'poque directeur du SDECE, confirme qu'aucune information ne lui a t demande. En revanche, en 1977, ses services prviennent le ministre de l'Industrie de leurs rserves tant sur J. Violet3 que sur l'opration monte avec des inventeurs trangers. partir du moment o nous avions prvenu de la qualit du monsieur, il appartenait aux personnes prvenues de veiller au grain. C'est M. Tropel qui reoit l'information et il ne se djuge pas : Le SDECE a t au courant et nous avons rpondu ses questions [...]. Ce n'tait pas une mise en garde. Pour Elf, matre Violet reste un intermdiaire crdible, malgr quelques originalits : Matre Violet se livrait des lucubrations de nature gopolitique dont nous n'avions que faire. Nous voulions simplement rcuprer le procd [...]. Ce que racontait matre Violet nous importait peu, on l'coutait poliment et c'tait tout. Nous tions prts pactiser avec le diable, s'il pouvait nous donner le procd (G. Rutman). Mais ruser avec le diable est un dfi prilleux, surtout quand il se dissimule sous les chasubles de serviteurs de Dieu. La caution donne par les artisans des intrts secrets de la Nation est, en effet, renforce par la prsence d'ecclsiastiques et d'hommes pieux qui viennent apporter une autorit morale au montage. Matre Violet est un homme de rseau capable de faire cooprer des personnes appartenant des univers extrmement diffrents, mais plus respectables les uns que les autres. Ses ressources proviennent des 1. La prgnance de ces acteurs est une des raisons qui interdit de refermer le cercle des responsabilits sur les seuls inventeurs, mme en en faisant des escrocs de gnie. Aussi illumins soient-ils, Bonnassoli et De Villegas ont agi comme lments d'une organisation dont le projet les dpasse en grande partie. 2. J. Violet a intgr ce service en tant qu'officier de rserve aprs la Libration. Au dbut des annes soixante il a men pour ce service une mission importante, vraisemblablement au moment de la guerre d'Algrie, action qui lui a valu d'tre fait chevalier de la lgion d'honneur titre militaire. 3. J. Violet avait t remerci en 1970 par A. de Marenches qui, au vu des informations fourmes depuis vingt ans ( grand frais pour le service), le classe dans la catgorie des escrocs du renseignement [...] Ceux-ci fabriquent des faux ou ajoutent ce qu'ils ont lu dans la presse un peu de ketchup personnel [...]. J'ai alors dcid de m'en sparer. J. Violet sera aussi souponn d'avoir achet sa notorit dans la maison en ristournant une partie des sommes qu'il recevait ses commanditaires. 147

Les savants et le politique anciens membres du SDECE et des cercles politico-religieux conservateurs, telle l'Acadmie europenne de sciences politiques cre par le belge F. Damman, l'Union paneuropenne anime par le dput europen 0. Von Habsbourg ou ce qu'un tmoin de la CEP nomme le cercle Violet. L, se ctoient des hommes politiques de la droite parlementaire franaise, allemande et italienne, mais aussi des ecclsiastiques, des membres de l'Opus Dei et de la loge P2 italienne. Affichant des proccupations de gopolitique, ils se retrouvent aussi bien sur des positions anti-communistes que sur le soutien l'Afrique du Sud. Bref, les rseaux disposition de matre Violet s'appuient sur ceux de la droite europenne catholique conservatrice et mlent stratgie d'influence idologique avec les affaires financires. L'industriel italien M. Pesanti est de ceux-l. Il a J. Violet comme avocat d'affaires. Il est aussi trs li l'Institut pour les uvres de la religion, la banque du Vatican et administrateur de la Banque Ambrosiano. Il est le premier fnanceur des inventeurs. Ds l'entre en lice de Elf, il sera rembours de ses investissements initiaux. Ces rseaux lis aux services secrets et d'obdience politico-religieuse sont parfois connects. Ainsi, c'est par l'intermdiaire d'organisations catholiques que J. Violet a rencontr de Villegas1. Il le prsente la commission d'enqute parlementaire comme une sorte de missionnaire lac. Il nous fut prsent par un prtre, le rvrend-pre Dubois (autre honorable correspondant du SDECE). C'est aussi le pre Dubois qui introduit matre Violet auprs de P. de Week, banquier zurichois, catholique et francophile. Le catholicisme traditionaliste ne fournit pas simplement un lment de dcor lointain validant distance les entreprises politico-financires de J. Violet et de ses connaissances. Des religieux sont aussi prsents lors des runions au sommet entre Elf et les reprsentants des inventeurs. Matre Violet est accompagn du pre Dubois et P. de Week du chanoine Marmier. P. Guillaumat raconte : Jamais le pre Dubois n'est intervenu dans le processus de signature du contrat, non plus que monseigneur Marmier. Ils participaient aux petites rceptions, aux djeuners Zrich, mais n'ont jamais mis une opinion. Ils taient prsents dans les salles o nous discutions. Ils taient les htes agrables du prsident de Week. C'est ainsi qu' l'occasion d'une runion, un dimanche, le pre Dubois a dit la messe. La signature du second contrat en 1978, sera clbre par la prsence d'un invit de choix, le cardinal Benelli, surnomm le faiseur de pape et qui tait lui-mme en lice l'poque. Comment mettre en doute la sincrit d'hommes aussi bien entours ? Les dirigeants de ElfAquitaine, obnubils par l'accs la mythique invention se contentent de trouver ces prsences tonnantes. Ces cautions morales sont d'autant mieux reues qu'elles sont prolonges par des cautions politiques incontestables. Celles-ci 1. A. de Villegas fera don en 1977 une congrgation religieuse (l'uvre de Marthe Robin) d'une somme de 1,5 milliards de francs. 148

Pierre Lascoumes prennent deux formes principales : d'un ct une caution gnrale par la mise en relation des intrts de Elf-Aquitaine avec ceux de la France et d'un autre la mobilisation de cautions individuelles de premier plan, l'une renforant l'autre. L'ensemble des ngociations est accompagn d'un argumentaire nationaliste trs affirm. Dans le compte-rendu de la premire runion de l'Omnium ptrolier et minier, groupe de suivi de l'opration Aix regroupant les principaux partenaires, on lit : Venant au principal, matre Violet rsume alors la situation du monde libre vis-vis des problmes ptroliers, voquant le jeu de l'URSS et des USA. Il insiste sur la dpendance marque de l'Europe qui s'tend d'ailleurs aux principales matires premires. Un des dirigeants de Elf souligne l'importance de ce type d'argumentation : Je dois avouer que matre Violet a t auprs de nous un excellent vendeur, nous faisant valoir que les Amricains taient disposs racheter le procd, que si nous ne saisissions pas cette chance au passage, nous risquions de passer ct de quelque chose d'inespr (G. Rutman). L'intrt de Elf est ici totalement assimil celui de la France. Ce point de vue est partag par tous les acteurs engags dans le projet Aix. Malgr l'chec final, tous persistent en effet dans la justification du pari effectu au nom de l'intrt national : Je crois qu'il fallait faire ce que nous avons fait : quand on voit passer quelque chose qui peut en cas de russite, reprsenter un succs immense pour le pays, il ne faut pas le laisser passer (P. Alba). P. Guillaumat assume de la mme faon ses choix : C'tait un mauvais pari. Mais j'aurais t coupable de laisser passer la France ct d'une invention de cette importance. Des chefs d'tat ont refus des inventions : Bonaparte a refus la navigation vapeur ; Hitler n'a pas cru la bombe atomique. Un chef d'entreprise nationale, ancien ministre des Armes ne pouvait pas laisser passer une telle invention, mme ventuelle. Les antcdents de cet ex-dirigeant du Commissariat l'nergie atomique l'avaient socialis aux grands projets mettant en jeu le prestige et l'indpendance de la nation et rendu sensible aux possibles applications militaires de l'invention par dtection des masses mtalliques immerges. Les sous-marins russes et amricains auraient pu tre ainsi renifles : II y avait manifestement une trs grande importance pour la dfense nationale si l'on pouvait dtecter des masses mtalliques sous une profondeur d'eau importante, d'autant qu'au mme moment, avait lieu un dbat sur le nombre de nos SNLE1. Mais cet enjeu est rest secondaire par rapport l'enjeu ptrolier garantie de l'indpendance nergtique : La politique ptrolire du groupe est indissociable de la politique ptrolire franaise. Grce aux efforts considrables consentis par la nation depuis 1945, Elf est devenu le premier groupe ptrolier franais et tient une place importante au niveau mondial. La possession d'un procd rvolutionnaire de dtection aurait considrablement renforc notre position (G. Rutman). Enfin, de la note initiale prsentant le procd VDS Elf, jusqu' la rupture du contrat, les intermdiaires n'auront de 1. Sous-marins nuclaires lanceurs d'engins. 149

Les savants et le politique cesse de rappeler que d'autres groupes trangers sont intresss et qu'il s'agit de prserver la priorit dont les inventeurs ont fait bnficier la France1. L'enjeu est prsent comme dpassant largement celui des intrts conomiques de Elf et engageant l'indpendance nergtique nationale et sa position stratgique mondiale. L'intrt particulier de Elf est ainsi transcend par des justifications en termes d'intrts gnraux. Celles-ci sont confortes par la mobilisation d'hommes politiques de premier plan. Leur engagement apporte son crdit ultime l'entreprise dans la mesure o ils incarnent eux seuls toutes les justifications possibles, conomique, morale et politique. Quand le prsident Pinay et le prsident Giscard d'Estaing sont enrls dans la validation du projet, c'est bien entendu au nom de l'intrt de la France. Aprs matre Violet, le second personnage clef de l'affaire est en effet le bon prsident Pinay : Je ne pouvais que me rjouir d'apporter mon concours une affaire aussi importante pour la France. Le clbre maire de Saint-Chamond est rest en France une autorit morale ayant peu d'gal. Cette rputation fut pourtant btie sur trois brves priodes de responsabilit politique 2. Ce sont ses liens avec les rseaux politico-religieux qui l'ont propuls dans le labyrinthe de l'affaire des avions renifleurs. Il est en effet un vieil ami de J. Violet ; ils se retrouvent dans les runions de l'Acadmie europenne de sciences politiques de F. Damman, en compagnie de personnages dj voqus comme l'industriel C. Pesanti ou le ministre franquiste Sanchez Bella. Le prsident Pinay tient un rle important dans le dossier des avions renifleurs. Tout d'abord, inform par J. Violet, il est un des seuls connatre les projets scientifiques des inventeurs, avant mme leur contact avec Elf. Ils travaillent alors avec les capitaux de C. Pesanti et A. Pinay intervient auprs de l'Afrique du Sud pour obtenir une autorisation de survol du territoire de ce pays. Mais il semble en ignorer les pitres rsultats lorsqu'il prte sa caution pour le contact avec P. de Week3, puis pour l'introduction de matre Violet chez Elf-Aquitaine, enfin comme intermdiaire avec l'Elyse. On peut appeler comme on veut mon intervention. Il se trouve que je connaissais bien M. Guillaumat, qui avait sig avec moi dans un gouvernement du gnral de Gaulle, de mme que Giscard d'Estaing qui avait t mon secrtaire d'tat. Quand Guillaumat m'a demand une audience pour informer le 1. Les socits amricaines Gulf et Chase Manhattan Bank ou la socit espagnole Hispanoil seront mentionnes diverses reprises en tant qu'acheteurs potentiels. 2. Il fut tout d'abord en 1952 prsident du Conseil pendant neuf mois. En charge des Finances, il lana un emprunt index sur l'or. Ensuite, il fut brivement ministre des Affaires trangres sous le cabinet E. Faure en 1955 et reprsenta la France la confrence de Genve sur le dsarmement. Enfin, dans le premier gouvernement du gnral de Gaulle en 1958, il occupa pendant huit mois le poste de ministre des Finances et fut charg du redressement conomique du pays avec le plan de stabilisation dit Pinay-Rueff. 3. Pour P. de Week la prsence de M. Pinay est une garantie du srieux de la proposition : J'ai fait la connaissance de M. Pinay l'occasion de cette affaire. Il la suivait avant que matre Violet ne prenne contact avec moi. Il y a jou au dbut un rle trs actif et c'est lui qui, avec matre Violet, a propos Elf-Aquitaine de s'occuper du procd. 150

Pierre Lascoumes prsident de la Rpublique, j'ai donc tlphon l'Elyse pour avoir un rendez-vous, je l'ai accompagn et j'ai dit Giscard : "Je viens avec Guillaumat pour vous mettre au courant d'un procd qui pourrait tre une aubaine pour la France". Et comme je ne suis pas technicien, j'ai laiss Guillaumat parler. Mon rle s'est born cela. Selon P. Guillaumat, le prsident Pinay a t un introducteur et un recommandeur : tant extrmement rticent pour signer un contrat de cette importance dans le secret, j'ai souhait obtenir une autorisation spciale des pouvoirs publics [...]. J'ai rencontr le prsident de la Rpublique en sa compagnie [...]. C'est ce moment l que M. Giscard d'Estaing a pris connaissance du secret et a donn l'autorisation au camouflage. Mais le prsident Pinay ne se contente pas d'avoir t un intermdiaire initial ; il est prsent tout au long de l'entreprise, assistant toutes les rencontres importantes et parfois mme certains essais. Son poids se fait sentir particulirement deux moments clefs. Tout d'abord lorsqu'au dbut de 1979 les incertitudes sur la ralit du procd vont croissant, A. Pinay insiste pour qu'une dmonstration ait lieu en prsence du prsident de la Rpublique. Elle se droule le 7 avril alors que P. Guillaumat et A. Chalandon y taient plutt hostiles : M. Chalandon tait moins acharn que moi l'en dissuader. M. Pinay a insist pour qu'il y aille. J'en ai t fort marri car je savais que nous allions lui montrer quelque chose de mauvais (P. Guillaumat). Ensuite, face aux difficults rencontres par Elf pour voir respect le deuxime contrat, les appareils sont saisis. A. Pinay est alors dsign comme arbitre afin de rgler le diffrend financier entre les deux parties. La prsence du prsident Pinay a ainsi servi d'cran de respectabilit et d'touffoir objections, ne serait-ce que par la crainte rvrencielle qu'il a pu inspirer. Il est un puissant gnrateur de confiance qui reste engag malgr les multiples alas de l'entreprise. Mais il minore son rle devant la commission d'enqute parlementaire et se retranche derrire la dfense des intrts nationaux : Mettez vous la place de n'importe quel Franais qui l'on parle d'un procd de recherche ptrolire qui a dj permis de dcouvrir de l'eau en Espagne [...]. Il suit l'affaire et tche de la garder pour la France ! Je n'ai rendu dans cette affaire aucun service, si ce n'est d'intervenir lorsqu'on me l'a demand. Mais pour beaucoup d'acteurs, son jeu a t autrement complexe : Le prsident Pinay a donc t un introducteur et un recommandeur. tait-il de l'autre ct ? Il n'tait certainement pas du ntre (P. Guillaumat). Une telle suspicion est pour M. Pinay inadmissible : II est extravagant que des personnes qui ont voulu assurer la France un procd aussi important soient suspectes et qu'on organise une commission d'enqute. Selon lui, les dirigeants de Elf-Aquitaine portent l'essentiel de la responsabilit : Matre Violet pourra vous montrer des lettres trs enthousiastes crites par ces gens : l'un des corpsards d'Elf a mme qualifi le procd de gnial ! Ils ont exerc des pressions considrables sur matre Violet pour obtenir de Villegas qu'il vende son procd. Maintenant qu'ils se sont aperus de leur erreur, ils essaient d'en rejeter la responsabilit sur d'autres. Mais 151

Les savants et le politique matre Violet et moi-mme, qui ne sommes pas ingnieurs, nous tions obligs de nous en rapporter ces ingnieurs de haut niveau. La boucle est ainsi boucle, la croyance de chacun repose sur celle des autres. Afin de faire oublier l'incertitude scientifique du procd, les inventeurs et surtout leurs intermdiaires ont accumul toutes les sources de lgitimit possibles : lgitimit financire avec P. de Week, lgitimit morale avec les ecclsiastiques, lgitimit politique enfin avec A. Pinay et V. Giscard d'Estaing. Le croisement des rseaux interne et externe de validation a ainsi produit tous ses effets en crant un contexte de rationalit scolastique, c'est--dire non pas d'irrationalit mais fond sur une logique dont le prsuppos initial (il existe une invention) reste non dmontr et non dmontrable1. Les messages provenant de chacun des rseaux ont interagi avec ceux provenant des autres et les ont confort jusqu' prendre la valeur de preuves. C'est la conjugaison de ces trois raisons qui a permis la matrialisation de l'opration Aix et une mobilisation de prs de trois annes sur le procd VDS. partir de l, les dcisions se sont enchanes, avec parfois des doutes et des conflits, mais qui ont t surmonts pendant plusieurs annes. Cette tension entre les logiques habituelles de la recherche industrielle et celles qui s'imposaient avec les avions renifleurs est explicitement exprime par G. Rutman lorsqu'il critique les termes du rapport de la Cour des comptes : L'image qu'il donne, la fin du rapport, des services techniques de la maison "impassibles, abrutis, abtis par le procd" n'est pas du tout exacte. L'aspect politique des choses l'a emport sur l'aspect technique. Je m'lve trs vivement contre le terme de passivit employ par M. Giquel. Selon les ingnieurs, aprs l'chec des expriences de Montgut, leur logique professionnelle les conduisait renoncer, mais ce n'tait plus possible aussi bien en raison de l'investissement interne de l'entreprise qu'en raison du poids des pressions extrieures. Quand la commission parlementaire d'enqute demande au mme G. Rutman s'il estime avoir poursuivi le pari pouss par autre chose que l'aspect scientifique des choses, il rpond : C'est une question laquelle j'ai beaucoup rflchi. Je dois dire que je n'ai jamais t l'objet d'une intervention politique directe, mais, partir de l'chec de Montgut, nous, les techniciens, avons eu l'impression de vivre dans un monde surraliste. Ou plus exactement, ces esprits rationnels se retrouvaient dans un contexte d'action modifi o taient l'uvre d'autres rgles du jeu que celles dont ils sont familiers. Le mme responsable poursuit ainsi : II y avait une ambiance de politisation de l'affaire dans la mesure o la plus haute autorit de l'tat tait au courant, qui faisait que notre comportement en tait forcment affect. Nous n'tions pas dans un monde normal. Nous sentions qu'il fallait faire trs attention, qu'on ne pouvait pas parler librement : la franchise qui caractrise 1. C'est--dire qui s'appuie sur un point de dpart fixe et indubitable emprunt une source irrationnelle, telle une rvlation. 152

Pierre Lascoumes habituellement nos relations l'intrieur de l'entreprise n'tait plus de mise. On marchait sur des ttes d'pingles. Beaucoup de mes collaborateurs s'en trouvaient mal l'aise. Certains contextes spcifiques imposent mme des rgles explicitement dviantes par rapport aux normes dominantes mais que les besoins de l'organisation justifient : Ma seule proccupation tant l'acquisition d'un procd technique dans l'intrt de mon entreprise, je n'avais pas connatre les opinions politiques des uns et des autres. En outre, dans notre mtier, il nous arrive souvent de travailler avec des gens peut-tre, par ailleurs, peu frquentables (G. Rutman). L'preuve, un passage oblig procdural Les checs rpts altrent les relations avec les inventeurs, mais le principe de la coopration n'est pas remis en cause et les efforts de diplomatie se multiplient tout au long des preuves pour maintenir le contact. M. Jeantet, directeur en charge des oprations pour la France raconte qu'aprs le forage de Montgut les ractions de nos partenaires ont t mauvaises [...]. Un matin, nous sommes partis en voiture, MM. Rutman, Fabre, Alba et moi, pour Bruxelles afin d'y rencontrer les deux inventeurs, ainsi que matre Violet. Celui-ci nous a fait l un topo qui contenait des choses surprenantes. Mais M. Rutman nous avait dit que nous allions Canossa ! Il s'agissait de rabibocher l'ambiance casse MontguU. cette runion, les ingnieurs de Elf sont accuss d'avoir prcipit la dcision de forage alors que Villegas avait affirm que, quels que soient les tats d'me de Bonassoli, il y avait suffisamment de vises pour que nous puissions forer les yeux ferms. Mais dans le contexte, M. Jeantet accepte de jouer publiquement le lampiste. Mais comprenez bien la situation : l'enjeu tait considrable et M. Rutman nous avait dit que nous allions Canossa. Qui aurait dit quelque chose dans ces conditions ? Le premier lment de conclusion qui peut tre tir concerne la sociologie des sciences. Cette approche a soulign l'importance des preuves comme moment dcisif de confrontation et d'agrgation des lments htrognes (donnes factuelles ou positions d'acteurs) qui sont la base des innovations. C'est dans l'preuve que le mixage de ces matriaux disparates, humains et non-humains prouve sa robustesse et en tire une facult d'enrlement supplmentaire. Le cas des avions renifleurs conduit insister sur l'importance dcisive de la dimension processuelle de cette dynamique. En effet, le parcours de cette invention est constitu de plus d'preuves apparemment rates que d'preuves russies. Mais l'essentiel semble avoir t de les accomplir, indpendamment de leur rsultat empirique. Leur rsultat principal n'a pas tant t d'tablir la robustesse substantielle du projet que d'avoir montr la ncessit pour les multiples acteurs impliqus et aux rles divergents de poursuivre leur collaboration. Les relations noues partir des machines, leur contenu et leur production, ont eu un rle majeur dans la continuit de l'exprimentation et dans la consolidation de la croyance dans l'existence de l'innovation. C'est l'entrecroisement des diffrents rseaux de validation qui a gnr ces 153

Les savants et le politique interdpendances. Et lorsque, en fin de parcours, interviennent les acteurs qui dconstruisent l'invention, en multipliant les interrogations et, finalement, prouvant la supercherie, ils s'efforcent encore de prserver l'assemblage relationnel dans la mesure o il exprime le mixage indissociable des enjeux scientifique, conomique et politique qu'un seul point de vue ne peut dnouer. Un dnouement tout en douceur Jules Horowitz1 inform des anomalies repres par l'quipe scientifique s'efforce de gagner la confiance de M. Bonassoli et obtient l'organisation d'une exprience lmentaire le 24 mai 1979 : II s'agissait de rpter ce qui, parat-il, avait t ralis souvent : l'appareil devait permettre de voir travers un mur le dtail de plusieurs mires. Le physicien met en vidence un trucage : Mfiant, j'avais pris la prcaution de plier la rgle juste avant l'exprience et l'on put constater l'anomalie, lorsque je fis apporter l'enveloppe dans laquelle se trouvait la rgle ainsi plie. J'allais jusqu' consoler l'inventeur car - ne sachant pas o en taient les choses sur le plan financier - je ne voulais pas provoquer un incident inutile. Il faut ajouter qu'on a trouv ensuite dans l'appareil, l'image d'une rgle (non plie) qui tait celle que l'inventeur avait projet. La dmonstration s'tant faite en petit comit, une seconde est prpare par les deux parties en prsence de tous les partenaires du projet. Dans un premier temps, M. Bonnassoli dclare que l'quipement Omga ne fonctionne pas et qu'il n'est pas en mesure d'excuter le plan d'exprience prvu. Ce sont les ingnieurs de Elf qui se livrent divers rglages et rendent le dispositif Omga oprationnel : Sur l'cran apparat aussitt l'image d'une mire de vrification, mais cela avant qu'aucune mire n'ait t place en position derrire le mur. M. Bonassoli estime qu'il s'agit sans doute d'une "image latente" qui se serait inscrite au cours des essais de la matine sur les feuilles sensibles contenues dans l'appareil. Il est alors dcid de procder l'exploration du groupe de polarisateurs en action. l'intrieur, on trouve non pas le papier sensible qui aurait d tre utilis mais deux feuilles du type employ dans les photocopieurs lectro-statiques. L'une d'elle porte l'image de deux bandes verticales, identique celle apparue sur l'cran en dbut d'aprs-midi. Aprs une dernire tentative avec du papier sensible la sance fut leve "l'appareil ne fonctionnant pas convenablement"... Du point de vue de la science politique, ce dossier montre qu'il n'y a jamais de scandale en soi, mais qu'au contraire une telle qualification doit pour tre applique correspondre la prsence d'un ensemble de facteurs qui font ici dfaut. Au-del des individus, ce sont des fonctionnements organisationnels qui sont en cause et en particulier la faon dont les institutions publiques savent jouer avec leurs rgles pour lgitimer des actions apparemment dviantes, voire absurdes. L'entremlement des activits ordinaires et des pratiques transgressives est tel qu'il est extrmement difficile de faire la part de 1. Physicien, directeur de l'Institut de recherche fondamentale du Commissariat l'nergie atomique, contact par le ministre de l'Industrie A. Giraud en fvrier 1979, il met des doutes srieux sur la validit du procd. 154

Pierre Lascoumes chaque type d'action et de cerner prcisment les responsabilits des personnes impliques. De plus, l'absence de transcription de l'affaire des avions renifleurs en scandale, ou mme en affaire, ne s'explique pas par le jeu de freins qui auraient produits leurs effets une fois les lments du dossier rendus publics. Au contraire, c'est ds l'amorce de ce qui se rvlera tre une manipulation que se sont exercs des facteurs d'touffement au nom de secrets d'Etat dont la plupart des personnes impliques ont t progressivement convaincus. Il serait vain de dnoncer la longue liste d'aberrations scientifiques, conomiques et d'irrgularits administratives ou politiques relevs dans le dossier. En revanche, la clarification des jeux de pression et de persuasion qui soustendent ce cas d'cole peut avoir une porte plus gnrale. Car de deux choses l'une, soit comme le propose l'un des acteurs, vue la qualit des responsables il faudrait fermer l'cole polytechnique et dissoudre le corps des Mines1 pour incomptence, soit, il faut comprendre comment une telle illusion collective a pu tre cre et produire ses effets pendant trois annes. l'vidence, tous les verrous de scurit scientifique, administrative, comptable, etc. ont cd face au martlement d'une lgitimation de l'exception au nom du secret. Secret industriel, secret dfense et secret d'tat se sont superposs avec une force toute particulire pour bloquer, sans grande possibilit de rsistance, le fonctionnement des mcanismes censs assurer la rationalit lgale et matrielle des dcisions publiques. Dans ce sens les Renifleurs montrent parfaitement comment, non seulement, une entreprise modle dans son genre, mais plus fondamentalement l'tat et son administration disposent de moyens structurels leur permettant d'chapper, quand le besoin s'en fait sentir, aux lois gnrales qui les gouvernent ordinairement. Les Renifleurs ne sont pas l'exception qui confirme la rgle, mais le rvlateur de ressources transgressives toujours disponibles et mobilisables au nom d'un intrt jug suprieur au bien commun ordinaire.

1. D. Boyer, CEP, p. 334. 155