Avant Propos +Capitol III AMELIE NOTHOMB

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1 Avant propos Danser sur le chaos «Voilée et protegée par la rapidité même de son écriture, elle devient un personnage vacarme, comédie, applaudissement, princesse » 1 Dans le paysage littéraire contemporain, Amélie Nothomb, écrivain d’origine belge se distingue par son apparition spectaculaire voilée d’un léger mystère construit par son excentricité, voire son exotisme, et par sa célébrité foudroyante, due, non seulement a son écriture singulière, mais aussi à la polémique qu’elle suscite autour de sa production romanesque. Adulée et controversée, elle fait partie de ces écrivains qui entendent transformer leur vie en roman. Elle a fait et elle continue à faire l’objet d’une campagne médiatique impressionnante : photos, correspondances, interviews, entretiens télévisés ou radiophoniques, etc. Parallèlement à cet exploit extra romanesque, la romancière entreprend un travail acharné d’autofictionnalisation. Narcissique et débordante de mélancolie, elle aime parler de soi, se miroiter dans son écriture, se faire admirer et dévoiler aux autres et se mettre en scène en tant que personnage romanesque. 1 Jean-Pierre, Amette, Le Point, « L’espiègle Amélie », 3 novembre 2000

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Avant propos

Danser sur le chaos

«Voilée et protegée par la rapidité

même de son écriture, elle devient un personnage

vacarme, comédie, applaudissement, princesse »1

Dans le paysage littéraire contemporain, Amélie Nothomb, écrivain d’origine

belge se distingue par son apparition spectaculaire voilée d’un léger mystère construit par

son excentricité, voire son exotisme, et par sa célébrité foudroyante, due, non seulement a

son écriture singulière, mais aussi à la polémique qu’elle suscite autour de sa production

romanesque. Adulée et controversée, elle fait partie de ces écrivains qui entendent

transformer leur vie en roman. Elle a fait et elle continue à faire l’objet d’une campagne

médiatique impressionnante : photos, correspondances, interviews, entretiens télévisés ou

radiophoniques, etc.

Parallèlement à cet exploit extra romanesque, la romancière entreprend un travail

acharné d’autofictionnalisation. Narcissique et débordante de mélancolie, elle aime parler

de soi, se miroiter dans son écriture, se faire admirer et dévoiler aux autres et se mettre en

scène en tant que personnage romanesque.

1 Jean-Pierre, Amette, Le Point, « L’espiègle Amélie », 3 novembre 2000

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Cette métamorphose en être de papier et le transfert de sa vie en fiction qu’elle

considère essentiels pour son existence – « En dehors des mots, je n’existe pas » 1 –

constituent sa marque. Avec son écriture autofictionnelle , Amélie Nothomb entreprend

un travail arachnéen, consistant a transposer la réalité en fiction, tout en la filtrant a

travers le tamis philosophique qu’elle possède et où trône, en maître, l’esprit

nietzschéen : danser sur le chaos et maîtriser le mal, l’intégrer et « en faire un bien »2,

voila l’essence de la philosophie nothombienne.

Au-delà de la réalité empreinte de souffrance, où la mort et le mal rôdent sans

cesse, Amélie, le personnage fictionnel, réussit a dévoiler ses sentiments, à tracer des

ponts, à tirer des ficelles, tout en gardant son masque protecteur. Ce jeu qu’elle entretient

dans son écriture et qui s’accompagne toujours d’une ironie raffiné serait-il une arme

contre les blessures de la vie ? « Je mens beaucoup – affirme la romancière –, mais je ne

regrette pas mes mensonges. Ils sont faits pour protéger les gens que j’aime et me

protéger, moi » 3.

Dans son œuvre autofictionnelle, Amélie Nothomb évoque avec un sentiment de

nostalgie, mais aussi avec beaucoup d’humour, le Japon, ce pays où elle est née et dont

l’univers tout à fait exquis la fascine.

1Amelie Nothomb, Entretiens, 2003-2004

2Lee Mark, the French Review, vol. 77, no. 3, février 2004

3Amelie Nothomb, entretient, Revue Elle, no. 2900, 30 juillet 2001

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L’objet d’étude

Notre étude (thèse) se veut, avant tout, l’expression d’une expérience de lecture à

travers l’autofiction nothombienne. Sans avoir la prétention d’entreprendre une analyse

rigoureuse de l’œuvre d’Amélie Nothomb, nous tâcherons de mettre en relief l’aspect

interculturel de son autofiction. L’objet de notre étude sera le Japon, tel qu’il apparaît

dans ses romans autofictionnels.

Cette terre nipponne, terre de son origine et de sa première enfance, a pour

elle même et pour son œuvre autofictionnelle, un impact majeur. Il y a dans cette

production romanesque japonaise, un balancement incessant entre le côté lyrique,

romantique et le côté acide, ironique de l’écriture nothombienne, Cette ironie qui aurait,

selon Laureline Amanieux, une « valeur de questionnement de la réalité, est un facteur de

connaissance »1. L’expérience japonaise d’Amélie Nothomb, englobant des souvenirs et

découvertes surprenantes, ouvre devant le lectorat, un espace dialogique-exotique,

traversé d’(en) jeux interculturelles.

Méthodologie

La méthode de travail que nous proposons consiste à mettre en évidence

l’interculturalité et les mécanismes de l’autofictionnalisation de soi chez Amélie

Nothomb, à savoir l’humour et l’ironie, d’une part, et l’intertextualité, d’autre part. Nous

aurons recours à des approches poétiques, narratologiques et comparatistes.

1Laureline Amanieux, Amélie Nothomb, l’éternelle affamée, p. 28

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Chapitre III

Les mécanismes de l’autofictionnalisation de soi chez Amélie Nothomb

Dans l’entreprise autofictionnelle d’Amélie Nothomb, traversée par un jeu

constant avec le lecteur, un jeu à cache-cache, où les ambigüités et les effets de réel

s’entrecroisent, l’intertextualité, l’humour doublé d’ironie et les nombreuses réflexions

métalittéraires occupent une place privilégiée. Ces mécanismes de l’autofiction

nothombienne participent a la recréation de la romancière, a son incarnation en être fictif

et se constituent en un réseau complexe de correspondances.

3.1. L’intertextualité

« On s’étonne, on s’étonne, on s’étonne,

Et on vous regarde,

On cherche aussi, nous autres, le

Grand Secret » 1

Le Grand Secret d’Amélie Nothomb ? Cette fascinante apparition suscitant tantôt

de l’admiration et des appréciations, tantôt des reproches et des critiques, choisit d’exister

à travers les mots et pour les mots. Son immense soif d’écrire et de s’écrire s’accompagne

de cet enjeu, créateur de son espace autofictionnel de maintes références intertextuelles. Il

s’agit d’une intertextualité nuancée qui se réclame à la fois de la mémoire individuelle et

de la mémoire collective – la doxa-mundi – présente dans les mythes, les légendes et les

contes. Cette alchimie intertextuelle fonctionne a plusieurs niveaux : mythologiques,

légendaire, philosophique et référentiel (littéraire, artistique, filmique, historique,

documentaire). Perfusée dans la trame narrative, cette somme d’intertextualités confère à

l’écriture nothombienne souplesse et dialogisme, en dévoilant une personnalité complexe,

celle d’une romancière qui nourrit son œuvre de son héritage culturel.

1Henri Michaux, Le Grand Combat, Qui je fus, Gallimard, Paris, 1927

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3.1.1. L’intertextualité mytho-légendaire

Amoureuse du monde mythique et légendaire – elle se consacre pendant son

adolescence, à son grande passion, la mythologie grecque et romaine, l’Iliade et

l’Oddysee, en l’occurrence – Amélie Nothomb le réanime dans son œuvre par le

truchement des analogies. « L’œuvre d’Amélie Nothomb – affirme Cécile Narjoux –

n’est pas seulement nourrie par une lecture assidue de la littérature classique et de la

Bible, mais aussi par une réflexion constante sur les mythes »1.

Dans le roman Ni d’Ève ni d’Adam, la rencontre avec la montagne Fuji plonge la

romancière dans l’espace mytho-légendaire. Elle y fait référence à Hercule, le héros

mythique, et à Zarathoustra, l’être nietzschéen, à cette double force surhumaine à laquelle

elle s’identifie :

« Une force surhumaine s’empare de moi et je monte en ligne droite vers le soleil.

Ma tête résonne d’hymnes non pas olympiques, mais olympiens. Hercule est mon petit

cousin souffreteux »2

Le volcan éteint ressemble a une « carrière de géants »3. Un autre exploit

montagnard ouvre devant les yeux amoureux d’espaces ouverts d’Amélie Nothomb le

monde légendaire des sorciers, intimement lié aux souvenirs de sa première enfance :

1Cecile Narjoux, Études sur Stupeurs et tremblements d’Amélie Nothomb, p. 10

2Amélie Nothomb, Ni d’Ève ni d’Adam, p. 117

3Ibid, p. 121

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« Quand j’étais enfant, ma gouvernante nippone bien-aimée me racontait les

histoires de Yamamba, la plus méchante des onibaba (sorcières), celle qui sévissait dans

les montagnes où elle attrapait les promeneurs solitaires pour en faire de la soupe […]1

Ces références intertextuelles se doublent d’un parcours tantôt euphorique – c’est

le cas, par exemple, de l’expérience Fuji, qui deviendra, en termes nothombiens, un

« mythe personnel » - tantôt ironique voilé d’humour. Le lit des parents de Rinri,

transformé par les deux amoureux en espace érotique, se fait l’écho des écuries d’Augias

(une autre référence à Heracle, le nettoyage des écuries d’Augias est le cinquième de ses

douze travaux).

Dans Stupeurs et tremblements, le travail qu’Amélie Nothomb accomplit dans

l’entreprise Yumimoto rappelle le mythe de Sisyphe et la reprise sans fin d’une même

activité :

« J’étais le Sisyphe de la comptabilité et tel le héros mythique, je ne me

désespérais jamais, je recommençais les opérations inexorables pour la centième fois, la

millième fois » 2

Au dessus de toute cette galerie intertextuelle mythique se dresse le mythe

personnel nothombien, recréé dans chaque nouveau livre.

1 Amélie Nothomb, Ni d’Ève, ni d’Adam, p. 169-170

2 Amélie Nothomb, Stupeurs et tremblements, p. 78

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3.1.2 L’intertextualité biblique

Dans l’autofiction d’Amélie Nothomb, les références bibliques sont fréquentes. Il

y a, d’un part, des allusions, cette intertextualité cachée, masquée, réclamant de la part du

lecteur une attention soutenue et, d’autre part, l’intertextualité directe.

Le roman Métaphysique des tubes contient de nombreuses allusions du jardin

édénique et à la Genèse.

« Quand Dieu a besoin d’un lieu pour symboliser le bonheur terrestre […], il élit

le jardin »1

Jésus Christ y est mentionné, lui aussi, toujours sous une forme allusive :

« C’est une grande chose que de savoir quand on va mourir […] Au matin, mes

bourreaux arriveront et je leur dirai : « J’ai failli ! Tuez-moi ! […] Mon sang coulera et

ce sera du poivre noir. Prenez et mangez car ceci et mon poivre qui sera versé pour vous

et pour la multitude, le poivre de l’alliance moderne et éternelle. Vous éternuerez en

mémoire de moi »2

Quant à la Genèse, l’incipit de Métaphysique des tubes y fait, sans aucun doute,

écho :

« Au commencement, il n’y avait rien […] Et Dieu vit que cela était bon ».3

1 Amélie Nothomb, Métaphysique des tubes, p. 60

2 Ibid., p.85

3 Ibid., p.5

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Tout comme Jésus, Dieu apparaît bien souvent dans l’autofiction nothombienne.

Dans le roman susmentionné, elle le compare à un « tube »1, c’est-a-dire à elle-même.

Elle s’identifie d’ailleurs, dans la même mesure, à Jésus Christ et à Zarathoustra, suite a

ce besoin constant de pureté et de liberté. Elle conçoit son destin à l’image de la divinité :

« Je voulais devenir Dieu. Très vite, je compris que c’était trop demander et je mis

un peu d’eau bénite dans mon vin de messe : je serais Jésus. J’eus rapidement conscience

de mon excès d’ambition et acceptai de « faire martyre quand je serais grande »2

Lorsqu’elle fait des références à la Bible, l’enjeu de la romancière est double : elle

s’interroge sur l’existence humaine et sur sa propre existence, tout en transposant les faits

bibliques en « une fiction mensongère et dangereuse », qui devient, parfois, « une parodie

humoristique »3, assez amère :

« La Bible est un livre assez optimiste qui nous laisse croire que si on n’avait pas

commis la faute, on serait encore au Jardin. C’est pire, finalement. On n’a pas commis

de faute et pourtant « c’est la règle »4.

L’histoire dans le roman Métaphysique des tubes va toujours dans ce sens, la

romancière soulignant l’injustice du sort de cet être juste, pur, qui aime son Dieu :

1 Amélie Nothomb, Métaphysique des tubes, p.7

2 Amélie Nothomb, Stupeurs et tremblements, p.131

3Laureline Amanieux, Amélie Nothomb, L’éternelle affamée, p.123

4 Amélie Nothomb, Entretiens 2003-2004

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« Ce qui t’a été donné te sera repris » : ta vie entière sera rythmée par le deuil

[…] au sens fort, car tu ne récupéreras rien, car tu ne retrouveras rien : on essaiera de te

berner comme Dieu berne Job en lui « rendant » une autre femme, une autre demeure et

d’autres enfants »1

C’est toujours dans Métaphysique des tubes que la romancière évoque un autre

épisode biblique : la tout Babel :

« Pour moi, il n’y avait pas des langues, mais une seule et grande langue dont on

pouvait choisir les variantes japonaise ou françaises, au gré de sa fantaisie » 2

Rappelons aussi, pour rester dans la sphère langagière, l’épisode de la femme

adultère de la Bible et la référence au nom de Rinri par rapport à Jésus Christ :

« - Le Christ […] trace des signes par terre avec son pied, dis-je. […] Sais-tu que

sur la croix du supplice, les Romains avaient inscrit au-dessus de Jésus, INRI ? À une

lettre près, c’est ton nom » 3

Le dialogue qui s’ensuit est une preuve de plus de la désacralisation

nothombienne. Amélie Nothomb, devenue adulte perd cette « foi à déplacer les

montagnes » 4 pour construire sa propre philosophie, au centre de laquelle trône le

principe nietzschéen de la liberté et du plaisir.

1 Amélie Nothomb, Métaphysique des tubes, p.124

2 Ibid., p.49

3 Amélie Nothomb, Ni d’Ève, ni d’Adam, p. 137

4 Migraphonies, no.2, 2002, p.80

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3.1.3 L’intertextualite philosophique

Les grands thèmes nothombiens – la jeunesse et la vieillesse l’humain et le divin,

la beauté et la laideur, le pur et l’impur, la vie et la mort, l’amour et la liberté – se

constituent en une mosaïque de conceptions philosophiques à diverses influences : la

vision du mal, écho des romans de Bernanos ; les Pensées pascaliennes, les trois stades

kierkegaardiennes : éthique, esthétique et religieux ; la philosophie nietzschéenne. C’est

ce dernier aspect qui est considère le plus important dans le développement de la pensée

philosophique nothombienne. Nietzsche, affirme la romancière, est « le seul auteur dont

je peux vraiment dire qu’il m’a sauvé la vie »1 Car, si « la croissance est un processus

hégélien […] l’âge adulte est nietzschéen » 2. L’influence nietzschéenne est visible dans

toute l’œuvre d’Amélie Nothomb. Fondée sur la figure de Dionysos, le dieu de la vie et

de la mort, dont le jeu inclut la construction et la destruction. Ce mouvement dionysiaque

et la dualité qu’il implique se répand dans l’écriture nothombienne, en l’imprégnant de

cet esprit ludique et esthétique qui la caractérise, d’une énergie débordante :

« Il y avait tellement d’agressivité en moi. Nietzsche m’a montré que cette énergie,

on pouvait en faire autre chose. J’avais un excès d’énergie : c’est bien mais en même

temps, ça peut être très destructeur. Donc, j’ai appris que cette énergie, il fallait la

sublimer, et la sortir. Nietzsche m’a vraiment sauvée, parce que je suis sure que, si je

n’avais pas commencé à écrire, j’aurais vraiment fini par mourir » 3

Ce que la romancière retient surtout de Nietzsche c’est cette soif de liberté et

d’évasion qu’elle découvre dans l’acte de l’écriture :

1 Amélie Nothomb, Entretien du 27 avril 2001

2 Amélie Nothomb, Entretien 2003-2004

3 Amélie Nothomb, Entretien du 27 avril 2001

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« La main éprouve alors une telle volupté apparentée sans doute à celle du cheval

qui s’emballe, du prisonnier qui s’évade » 1

Zarathoustra, l’être nietzschéen par excellence, est évoqué dans le roman Ni

d’Ève, ni d’Adam, pour transmettre cette idée d’une énergie pur, surhumaine :

« Être Zarathoustra, c’est avoir à la place des pieds des dieux qui mangent la

montagne et la transforment en ciel, c’est avoir à la place des genoux des catapultes dont

le reste du corps est le projectile. C’est avoir à la place du ventre un tambour de guerre

et à la place du cœur la percussion du triomphe, c’est avoir la tête habitée d’une joie si

effrayante qu’il faut une force surhumaine pour la supporter, c’est posséder toutes du

monde pour ce seul motif qu’on les a convoquées et qu’on peut les contenir dans son

sang, c’est ne plus toucher terre pour cause de dialogue rapproché avec le soleil » 2

Cette ouverture vers la joie, vers le soleil et vers l’infini se double d’une exaltation

démesurée dont l’expression est la danse :

« Jamais Zarathoustra n’a couru si vite et avec tant d’ivresse. Je tutoie le Fuji, je

danse sur la crête. C’est sublime, je voudrais que cela ne s’arrête jamais » 3

1 Amélie Nothomb, Hygiène de l’assassin, p. 20

2 Amélie Nothomb, Ni d’Ève, ni d’Adam, p.117-118

3 Ibid., p. 185

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3.1.4 L’INTERTEXTUALITE REFERENTIELLE

Amélie Nothomb a toujours aimé le monde des livres, des mots, les langues,

notamment les langues classiques et la littérature. Elle « se recouvre de mots comme de

fortifications, tandis que ses fondations intérieures se déploient. Ils forment déjà des

bataillons armés. »1. La littérature constitue pour la romancière un refuge, un univers

idéal que lui offre l’opportunité de rencontrer des gens de papier avec lesquels elle peut

partager des moments exquis. L’un des romans qu’elle a beaucoup apprécié est La

chartreuse de Parme de Stendhal qu’elle considère « le roman de la séduction »2.

Elle y retrouve les sensations de son enfance et le plaisir, ce sentiment majeur qui

définit ses romans. Car les « livres qui marquent et me métamorphosent […] ce sont les

autres, les livres de désir, de plaisir, les livres de génie et surtout les livres de beauté »3.

La romancière considère que « la vraie vie, la vie enfin recouverte et éclaircie, la

seule vie, par conséquent réellement vécue, c’est la littérature »4. Voila pourquoi choisit-

elle de se consacrer entièrement à la littérature, de la faire de la sorte que les frontières

entre le réel et la fiction deviennent toujours plus floues, d’imaginer des mondes qui lui

conviennent, qu’elle aimerait vivre et découvrir. Cette aventure littéraire s’empare aussi

de ses personnages.

1 Laureline Amanieux, Amélie Nothomb, l’éternelle affamée, p. 105

2 Migraphonies, no.2, 2002, p. 80

3 Amélie Nothomb, Hygiène de l’assassin, p. 57

4 Marcel Proust, À la recherche du temps perdu. Le temps retrouvé, p.2284

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Dans le roman Attentat, Epiphane se plaît à recréer une scène du roman Quo Vadis

de Sienkiewicz ; elle rêve de se métamorphoser en taureau, en déchirant le corps de la

vierge Lygie1.

Dans ses romans autofictionnels, les personnages nothombiens, amoureux eux

aussi de littérature, mais aussi d’art et de cinématographie, font souvent référence à leurs

livres préférés, aux œuvres d’art qu’ils aiment et aux films qu’ils ont apprécie, pour tenter

de la sorte « d’encercler le réel, de mieux donner forme à leur pensée et leurs

sentiments. »2

Dans le roman Ni d’Ève, ni d’Adam, la narratrice fait une double référence :

littéraire et cinématographique :

« En novembre arriva sur les écrans tokyoïtes le film Dangerours Liaisons, de

l’Anglais Stephen Frears. L’adaptation de l’un de mes roman préférés par l’un de mes

cinéastes favoris avait de quoi attirer »3

D’ailleurs, Ni d’Ève, ni d’Adam, est à notre avis bourré d’intertextualité

référentielle. Chaque situation, chaque exploit d’Amélie, la narratrice, dans l’univers

japonais, est une occasion de rappeler tel ou tel livre, tel ou tel film, une scène historique

ou une chanson évocatrice. Que ce soit La chartreuse de Parme, Les rêveries d’un

promeneur solitaire ou Les Rois maudits, d’une part, et les films Shining, Délivrance,

Ben Hur, Tora, tora, tora, d’autre part, ces références constituent des repères solides dans

les réflexions de la narratrice.

1 Amelie Nothomb, Attentat

2 Laureline Amanieux, Amélie Nothomb, l’éternelle affamée, p. 110

3 Amélie Nothomb, Ni d’Ève, ni d’Adam, p.165

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Elle se rapporte aux héros littéraires et cinématographiques, en s’imaginant dans

leurs mondes, dans leur peau, dans un réseau complexe et insolite de situations. :

« Comme le héros de Shining, j’écrivais mille fois que j’étais en train de devenir

folle. Mais aucune hache dans les environs ne me permit de poursuivre cette imitation »1

L’amour de Rinri pour sa sœur Rika, rappelle à Amélie l’univers de la poésie

nervalienne :

« Je partageais l’amour de Rinri pour cette fillette heureuse. Il y avait quelque

chose de nervalien dans cette atmosphère de fête avec belle jeune fille légendaire. Nerval

au Japon, qui l’eût croire ? »2

Les références historiques à Hiroshima et à Nagasaki se doublent d’une référence

littéraire : le roman Hiroshima, mon amour de Marguerite Duras, « au auteur très

spécial »3. Pour évoquer l’atmosphère de ce livre, Rinri le lira à Hiroshima, à haute voix,

ce qui est, pour la narratrice, une occasion de plus se plonger sont lectorat dans l’univers

littéraire français qu’elle aime d’un amour dévorant :

« Quand on achève un livre de Duras, on éprouve une frustration. C’est comme

une enquête au terme de laquelle on a peu compris. On a entrevu des choses au travers

d’une vitre déploie. On sort de table en ayant faim […] On ne dira jamais assez combien

je me suis dévouée pour la littérature française »4

1 Amélie Nothomb, Ni d’Ève, ni d’Adam, p.133

2 Ibid., p. 93

3 Ibid., p. 100

4 Ibid., p. 103

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3.2 L’humour et l’ironie nothombiens

Tout livre d’Amélie Nothomb est parcouru d’un friselis exquis et frais qui mele

impuissance, pouvoir, absolu, plaisir, faim, amour, mort, affection, déceptions, etc. Ce

que la romancière tâche, en tissant sa symphonie de mots, c’est d’équilibrer, tant soit peu,

ce balancement incessant entre le bien et le mal et c’est aussi « le sentiment de regagner

un peu de contrôle sur sa vie » 1 Comment y parvenir sinon en recourant à la subversion

- « Nos auteures [belges] sont aussi plus prompts a la subversion »2 – a l’ironie et a

l’humour ? Les romans dotés d’un « non-conformisme délibéré, provocateur,

rafraichissant »3 et sa « manière de raconter en contrepoint, nourrie d’humour pour ne pas

sombrer dans le pathétique ou le mélancolique »4 – rappellent, a notre avis, la verve d’un

Emile Ajar, le clin d’œil de Michel Turnier, la fraîcheur de Daniel Pennac et le grand rire

moquer de Raymond Queneau.

Le rire nothombien a divers nuances – raffiné, savoureux, décale, caustique,

parfois, mordant ou subtil, noir, léger, décapant ou acide – sert à traduire « la distance

indispensable » qu’Amélie Nothomb met « en usant d’un ton flegmatique pour narre des

histoires assez atroces »5.

1 Laureline Amanieux, Amélie Nothomb, l’éternelle affamée, p. 269

2 Roland Morlier, Littérature belge de la langue française, p.4

3 France Bastia, La revue générale, no. 1, 1998

4 Laureline Amanieux, op.cit., p. 283

5 Rencontre en tête à tête avec Amélie, Revue Sud Ouest, 31 mai 2011

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Selon Laureline Amanieux, l’humour permet à la romancière « d’aborder de

manière oblique, des situations douloureuses et d’en masquer les aspects trop intime

qu’elle qualifie d’obscène »1 Il brise, selon Amanieux, « les élans lyriques des

personnages »2

Dans les romans autofictionnels d’Amélie Nothomb, l’humour, doublé toujours de

l’ironie, sert a mieux mettre en évidence l’interculturalité, les relations entre « les

représentants de différents cultures », succombant « a des malentendus divers dus a

l’incompréhension les préjuges ou la maladresse »3. Le roman le plus représentatif de ce

point de vue est Stupeurs et tremblements que Jean Michel Lou envisage comme « une

catastrophe interculturelle » 4. La narratrice y présente la réalité « nourri[e] de cruauté »

5,

à laquelle elle se confronte dans une entreprise japonaise qu’elle présente, d’un œil

satirique, moquer et amusant : « Yumimoto était l’une des plus grandes compagnies de

l’univers. Monsieur Haneda en dirigeait la section Import-Export, qui achetait en vendait

tout ce qui existait a travers la planète entière »5. Cette satire mordante a travers laquelle

la romancière choisit de ridiculiser les abus de pouvoir et les inégalités s’étend sur

l’ensemble romanesque. Les personnages sont eux aussi caricaturisés, leur description

devenant une source d’ironie acerbe, et d’humour savoureux. Fabuki, l’unique

représentant féminin de la compagnie est « une fille haute et longue comme un arc » 6

Monsieur Haneda, le président, est une personne inaccessible, une sorte de divinité de la

compagnie :« Il allait de soi qu’il ne fallait pas songer à le rencontrer »7

1 Laureline Amanieux, op. cit., p. 284

2 Ibid., p. 285

3 Jean Michel Lou, Le japon d’Amélie Nothomb, p. 67

4 Ibid.

5 Amélie Nothomb, Stupeurs et tremblements, p. 67

6 Ibid., p. 12

7 Ibid., p. 9

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Monsieur Saito est « un homme d’une cinquantaine d’années, petite, maigre et

laid »1, qui la regarde, des leur première rencontre, avec mécontentement. Monsieur

Omachi, le vice président est, à son tour, « un obese colérique, ce qui [encombre] sa voix

de scories de fureur grasse : la conséquence de ces multiples facteurs fut que je ne

compris presque rien de l’interminable agression verbale dont il martela ma supérieure »2

Cette ironie mordante s’accompagne d’un humour rafraîchissant lorsque la narratrice

imagine ce dernier personnage en train de la violer et de l’assassiner : « Il va te violer et

t’assassiner. Oui, mais dans quel ordre ? Pourvu qu’il te tue avant »3. Les tâches

humiliantes qui lui sont accordées, une sorte de travaux herculéens a la japonaise,

entrainent, elle aussi, la verve satirique et le rire moquer de la narratrice. Elle va être, tour

à tour, photocopieuse, serveuse de the et de café, distributrice de courrier, tourneuse de

calendriers pour subir une « foudroyante chute sociale »4 lorsqu’elle est nommée

responsable de remplacement des rouleaux de tissu et du renouvellement des fournitures

de papier-toilette. La « nettoyeuse de chiottes »5, ridiculise la situation, en y ajoutant en

brin d’ironie :

« On dit d’une cantatrice qu’elle possède une vaste tessiture : je me permets de

souligner l’extraordinaire tessiture de mes talents, capables de chanter sut tous les

registres, tant celui de Dieu qui de madame Pipi »6

1 Amélie Nothomb, Stupeurs et tremblements, p. 8

2 Ibid., p. 10

3 Ibid., p. 141

4 Ibid., p. 123

5 Ibid.

6 Ibid.

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Le style, à la fois, divertissant et moquer de la narratrice s’accompagne d’un

langage ludique, d’une série de jeu de mots savoureux, soulignant, une fois de plus,

l’écart interculturel. La scène se passe toujours aux toilettes : il s’agit de monsieur le vice

président qui hurle sans cesse et « convulsivement du « banzaї » des kamikazes dans le

cas très précis de la violence sexuelle »1. En réalité, il s’agit d’une chose très banale,

profane :

« Soudain, la lumière fut et je pus identifier ses borborygmes :

- No pêpâ ! No pêpâ !

C’est-à-dire, en nippo américain :

- No paper, no paper !

Le vice président avait donc choisit cette manière délicate pour m’avertir qu’il

manquait de papier dans ce lieu » 2

Pour rester dans le même registre langagier, l’interdiction de parler, de s’exprimer,

de comprendre devient elle aussi sujette à une ironie mordante :

« […] si une nettoyeuse de chiotte bavarde, on a tendance à penser qu’elle est à sa

place et que cet emploi l’épanouit au point de lui inspirer le désir de gazouiller » 3

Lorsqu’elle commence à parler japonais aux hommes d’affaires, lors d’une

réunion, la narratrice est contrainte à « ne plus comprendre le japonais », car cela risquait

d’ébranler la confiance des partenaires « avec une Blanche qui comprenait leur langues »

4.

1 Amélie Nothomb, op.cit., p. 141-142

2 Ibid., p. 142

3 Ibid., p. 147

4 Ibid., p. 19-20

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Une autre livre nothombien qui fait “un contraste d’ombre et lumière » avec

Stupeur et tremblements – il s’agit du roman Ni d’Ève, ni d’Adam – met en évidence le

côté ironique et spirituel de la romancière. Le décalage culturel entre les deux

protagonistes, Amélie et Rinri, un jeune et riche Japonais désireux d’apprendre le

français, est source inépuisable de malentendus et, par conséquent, d’humour et d’ironie.

Histoire d’un amour « interculturel » 1, impossible, ce roman savoureux pourrait

s’appeler aussi Stupeurs et rires fous car, au-delà de ce goût subtil d’amertume qu’il

offre au lectorat vers sa fin, c’est un grand rire qu’il réussit à mettre en scène. L’ironie

perçante de Stupeur et tremblements y est plus raffinée. Tout y est occasion de recourir à

l’humour et au jeu, même la vie :

« Je déclarai qu’il avait raison, que la vie était un jeu : ceux qui croyaient que jouer se

limitait à la futilité n’avaient rien compris, etc. » 2

La première visite chez Rinri, dans la maison de ses parents, est une autre

occasion, pour la romancière, de nous faire sourire :

« Monsieur avait l’air d’une œuvre d’art contemporaine, beau et incompréhensible,

couvert de bijoux en platine » 3

Dans l’appartement de Christine, l’amie de la narratrice, les plantes vertes

« semblaient des vestiges de la préhistoire, dont l’unique but était de me servir de

prétexte à habiter dans ce place pendant un moi » 4

1 Jean-Michel Lore, Le Japon d’Amélie Nothomb, p. 143

2 Amélie Nothomb, Ni d’Ève, ni d’Adam, p. 11

3 Ibid., p. 33

4 Ibid., p. 53

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L’exploit gastronomique de Rinri est une autre source d’humour et d’ironie :

« Je compris que les Nippons adoraient manger de la fondue suisse pour le côté ludique

de l’affaire et qu’ils en avaient crée une qui éliminait le seul détail fâcheux de ce plat

traditionnel : sa saveur » 1

Le livre abonde en images insolites, auxquelles la romancière ajoute des

associations de mots et des comparaisons qui suscite le lire. Devant les yeux de grands-

parents de Rinri, Amélie s’imagine comme « un trombone a coulisses » 2. À son tour, elle

les voit comme des « débris mabouls » 3. Lors de l’escalade sur la montagne Fuji,

l’enthousiasme d’un Américain pour le paysage est le même que « pour une assiette de

pancakes » 4. Chez Rinri, un immense tableau de Nakagami est « une splendeur obscure »

5. Parfois, il s’agit d’une scène entière qui abonde en éléments comiques : c’est, par

exemple, la scène du bain lorsque la narratrice est gênée par la présence d’un vieillard

engagé pour « balayer les abords du bain ». Ce dernier s’avère être un perverse désireux

de chair fraiche. Apres de longues minutes infernales passées dans la baignoire, Amélie

décide d’en sortir et s’évanouit, une fois arrivée dans sa chambre :

« Le vieux balayeur vit jaillir une trouble blanche qui se jeta sur le yukata, s’y enveloppa

et déguerpit en courant […] Je me rappelle qu’au moment où je me donnais

l’autorisation de tomber dans les pommes, j’eus l’instinct de regarder l’heure et pus lire

18 :46 » 6

1 Amélie Nothomb, Ni d’Ève, ni d’Adam, p. 57

2 Ibid., p. 35

3 Ibid.,

4 Ibid., p. 119

5 Ibid., p. 139

6 Ibid., p. 198

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Dans « le château de béton » des parents de Rinri, la scène de l’admiration de la

toile sublime d’obscurité » de Nakagami est une autre source de sourires:

« Le garçon me surprit en train de tirer la langue à une peinture contemporaine

- Tu n’aimes pas l’œuvre de Nakagami ? demanda-t-il

- Si, c’est magnifique […]

Rinri dut en conclure que les Belges montraient leur langue aux tableaux qui les

bouleversaient » 1

Dans tous les romans autofictionnels nothombiens, l’écart interculturel entraine

l’humour et l’ironie. Que ce soit au Japon, en Chine ou aux Etats Unis, Amélie la Belge

est toujours vue d’un œil critique. Dans Biographie de la faim, où les considérations sur

la faim dépassent la sphère de l’alimentation, pour entrer dans la philosophie, la petite

Amélie fait tour à tour connaissance avec diverses personnes appartenant à divers

mondes, ayant des coutumes ou des pensées diverses. C’est cette diversité qui l’entoure et

au milieu de laquelle elle se sent tellement différente de tous qui devient source d’humour

et d’ironie. Il s’agit dans ce roman d’une ironie plus perçante que dans Ni d’Ève, ni

d’Adam. La « surabondance perpétuelle » de l’archipel océanien Vanuatu, où l’on mange

« par complaisance afin que la nature, qui est là-bas l’unique maitresse de maison, ne se

sente trop offensée »2 est pour la romancière, l’occasion de condamner la paresse des

habitants et leur manque d’intérêt pour le travail, ainsi que pour le respect de la nature

dont la générosité représente pour eux un malheur :

1 Amélie Nothomb, Ni d’Ève, ni d’Adam, p. 131

2 Amélie Nothomb, Biographie de la faim, p. 17

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« J’imagine l’arrivée des envahisseurs aux Nouvelles-Hébrides ; non seulement

aucune résistance ne leur fut opposée, mais de plus l’attitude des habitants du être

quelque chose comme : « Vos tombez bien. Aidez-nous à terminer ce festin, nous n’en

pouvons plus » 1

Pour la petite fille affamée qu’était Amélie pendant sa petite enfance, les contes de

fées constituaient « un complot dont le but secret devait être la frustration » 2 L’ironie

s’insinue aussi dans ce souvenir lointain. On tâchait de tromper la faim de la petite fille

en l’introduisant dans un univers où « il y avait des citrouilles transformistes, des

animaux pourvus d’une belle voix et d’un vocabulaire étendu, des robes couleur de lune,

des crapauds qui se prétendaient princes. Et tout cela pour quoi ? Pour découvrir que le

crapaud était réellement un prince et qu’il fallait donc l’épouser et avoir de lui beaucoup

d’enfants » 3

La vie scolaire est pour Amélie, la période de la diversité. Malgré l’uniforme qui a

pour but essentiel d’effacer les différences, Amélie se sent unique. La sensibilité

excessive, sa soif d’indépendance entraient la révolte contre l’inconfort et la discipline.

L’ironie y fait place à l’auto ironie, saupoudrée d’un humour fin :

« J’atterris donc dans la tampopogumi (classe des pissenlits). Je reçus l’uniforme […]

L’été, cette tenue était remplacée par un tablier qui recouvrait le corps comme une tente

et par un chapeau de paille pointu : j’avais l’impression d’être vêtue de toits. J’étais une

maison à plusieurs étages » 4

1 Amélie Nothomb, Biographie de la faim, p. 21

2 Ibid., p. 27

3 Ibid.,

4 Ibid., p. 41

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La terreur du changement que la romancière a gardée aussi à l’âge adulte

s’accompagne dans les pages de la Biographie de la faim , de cette stupeur liée à sa

condition de petite Belge. Le monde qu’elle découvre à l’école est plein de révélations de

toutes sortes, aussi bien en Chine :

« […] je rencontrai des Belges qui ne parlaient pas français. Décidément, le monde était

bien curieux. Et il y avait des langues à n’en plus finir. Il ne fallait pas être simple de s’y

retrouver sur cette planète » 1 qu’à New York :

« Il n’y avait pas des Belges. J’ai remarqué ce curieux phénomène dans le monde entier :

j’étais toujours la seule Belge de la classe ce qui me valait des flottes de moqueries dont

j’étais la première à rire »2

Être Belge équivalait dans le décor de New York, à être extraterrestre, à une

situation hors du commun :

« Les professeurs s’extasiaient et me demandaient :

- Vous êtes sûre que vous êtes Belge ?

Je leur garantissais. Oui, ma mère était belge aussi. Oui, mes ancêtres également.

Perplexité des professeurs français » 3 –

dont le comble humoristique apparaît dans la scène de la rencontre d’Amélie avec sa

copine Marie, une petite Française :

« Un jour dans un élan de passion, je lui confiai la terrible vérité :

- Tu sais, je suis belge.

Marie me donna alors une belle épreuve d’amour, d’une voix retenue, elle

déclara :

- Je ne le dirai à personne. » 4

1 Amélie Nothomb, Biographie de la faim, p. 82

2 Ibid., p. 111-112

3 Ibid., p. 112

4 Ibid., p. 113

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Le langage est lui aussi source d’humour. Amélie, qui n’aime pas les mots

« souffrir » ; « vêtements » et « baigner », voudrait les chasser de toute bouche humaine

et de tout livre : « À la maison et au lychee, je promulguai des édits bannissant les trois

mots. On me regarda avec étonnement et l’on continua à souffrir, à porter des vêtements

et à se baigner » 1

Quant aux sœurs arrivées de Flandre pour travailler dans une léproserie, elles

parlent : « un patois incompréhensible », évoquant « les tremblements d’un couvercle de

casserole dans laquelle des patates seraient en train de bouillir » 2

« Ce contrepoint comique »3 que la romancière ajoute dans sa production

autofictionnelle, le goût inaltéré pour les situations et les rapprochements de mots

surprenants, inouïs, pour la parodie, la satire et la caricature traversant son œuvre d’un

bout à l’autre, en lui conférant de la fraîcheur et du dynamisme.

1 Amélie Nothomb, Biographie de la faim, p. 135

2 Ibid., p. 196

3 Laureline Amanieux, Amélie Nothomb, l’éternelle affamée, p. 281