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Aux sources de l’Égypte primitive 8 _________________________________________________________________________ Figure 1a : Personnages de Libye au Néolithique moyen (culture bovidienne) (H. Lhote, “Le peuplement du Sahara néolithique d’après l’interprétation des gravures et des peintures rupestres(Journal de la Société des Africanistes, XL, volume II, 1970, p. 91-102). F igure 1b : La stéatopygie du type bushmanoïde des oasiennes (que traduisent en Égypte les personnages avec un tronc en forme de triangle renversé, Winkler H. A., Rock drawings of southern upper Egypt, II, 1939, planche XXLVIII, 26). _________________________________________________________________________ ANKH n°18/19/20 années 2009-2010-2011

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Figure 1a : Personnages de Libye au Néolithique moyen (culture bovidienne) (H. Lhote, “Le peuplement du Sahara néolithique d’après l’interprétation des gravures et des peintures rupestres” (Journal de la Société des Africanistes, XL, volume II, 1970, p. 91-102).

Figure 1b : La stéatopygie du type bushmanoïde des oasiennes (que traduisent en Égypte les personnages avec un tronc en forme de triangle renversé, Winkler H. A., Rock drawings of southern upper Egypt, II, 1939, planche XXLVIII, 26).

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Aux sources de l’Égypte primitive

Babacar SALL _________________________________________________________________________

To the roots of the primitive Egypt

1. Introduction

L’appartenance raciale et culturelle des auteurs de la civilisation de l’ancien royaume d’Égypte a fait couler, continue de faire couler et fera encore couler beaucoup d’encre. Par sa précocité, sa longévité et sa stabilité, l’histoire de cette formation socio-politique reste une sorte d’énigme. Aujourd’hui qu’il est reconnu que sur ces questions, les travaux de Cheikh Anta DIOP ont fait date (LECLANT J., “Égypte et Afrique noire”, in, L’Institut, n°10 : Séance annuelle des Cinq Académies), que l’historiographie a ramené la civilisation de l’Égypte des pharaons dans son giron africain (cf., Les conclusions du colloque organisé au Caire, en janvier 1974, sous l’égide de l’UNESCO), la compréhension de la culture et de l’univers mental des anciens Égyptiens peut faire de nouveaux progrès. Après les réorientations découlant des travaux de Cheikh Anta DIOP et de Théophile OBENGA notamment, les récentes découvertes de Günter DREYER à Abydos, l’implication des préhistoriens comme Béatrix MIDANT-REYNES et de l’équipe de Fred WENDORF entre autres ainsi que les relectures de la genèse du royaume d’Égypte1, la reconstitution des premières heures de l’Égypte devient plus cohérente. Le fondement, ou le nouveau paradigme, est que l’histoire de l’Afrique, des sociétés négro-africaines plutôt, commence avec la civilisation de l’Égypte ancienne aussi bien aux phases prédynastiques que dynastiques. Sur cette base, les Noirs d’Afrique et de la diaspora (sans exclusion aucune) peuvent écrire, hors des tensions et esprits idéologiques2, des pages véritables de leur histoire. Il leur faut écrire cette page d’histoire, cette science qui, selon Paul VALÉRY « est le produit le plus dangereux que la chimie de l’intellect ait produit »3. Nous devons écrire cette page d’histoire parce qu’on nous a appris, mais aussi parce que nous constatons :

1 Saleh J. M., “Interprétation globale des documents concernant l’unification de l’Égypte”, in, B.I.F.A.O, 86, 1986, pp. 227-238 ; suite in, B.I.F.A.O, 90, 1990, pp. 259-279 ; M.A. Hoffman, Egypt before the Pharaohs, 1984. 2 Sans nous soustraire au caractère plus ou moins virulent des polémiques entre historiens que G. Noiriel (Sur la “crise” de l’Histoire, 1996) cite comme une des manifestations de la “crise” de l’histoire.

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3 Valéry P., “De l’histoire”, in, Regards sur le monde actuel et autres essais, Paris, Gallimard, 1988, p. 35.

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- que tous les peuples élaborent, avec engouement, des pages de leur histoire et du monde. - que depuis la mise en dépendance de l’Afrique, au début des temps modernes, l’Occident a, avec acharnement, produit un discours historique sur l’Afrique et les sociétés négro-africaines. Est-ce par négrophilie, par africanophilie, par simple philanthropie et humanisme ? Quelle que soit la réponse apportée à ces questions, ceci ne dispense pas les Africains en général, les Noirs d’Afrique et de la diaspora en particulier, d’écrire des pages de leur histoire parce qu’entre autre, selon l’adage, « ce qui se fait pour vous et sans vous, se fait contre vous ». Ces constats, rapprochés des propos de Paul VALÉRY, débouchent sur la claire conscience que l’Histoire, comme tout produit social, est fonctionnelle. Entre les mains des groupes dominants (classes sociales, pouvoirs politiques, économiques et religieux), elle permet de fonder et de justifier, de dominer et de légitimer, d’aliéner, d’assujettir et de perpétuer un état de fait. Lorsque les groupes dominés (classes sociales, minorités et dépendants) procèdent à son élaboration et sa production, l’Histoire devient une arme de libération, un outil de remise en cause et de déconstruction des situations et autres acquis de culture érigés en données de la nature. Il apparaît alors que la fonctionnalité de l’Histoire est moins dans les techniques de son élaboration que dans son orientation, laquelle dépend de celui qui écrit ou de ceux pour qui est élaborée une page d’Histoire. Si l’Histoire, (science et/ou discipline) n’est pas neutre, elle devient un enjeu (un champ d’affrontement) des luttes entre les classes, les nations et pouvoirs de tous ordres. Malheureusement, elle a aussi été utilisée dans des contradictions sociales auxquelles on a donné des dimensions parfois raciales, parfois religieuses etc. Il nous faut déconstruire tout cela en commençant par la civilisation de l’Égypte antique parce qu’elle était, au Vème siècle av. J.-C. encore, le pays qui contenait le plus de merveilles (HÉRODOTE, II, 35) et, depuis lors, elle ne cesse de s’imposer comme la première réalisation culturelle de l’humanité des temps historiques.

2. Rappels Malgré les conclusions du colloque du Caire (janvier, 1974) et le fait qu’A. NOGUERA avait rappelé, en 1976, à la suite de maintes études, How African was Egypt : a comparative study of Egyptian and Black African cultures, , une équipe d’égyptologues publiait la même année L’image du Noir dans l’art occidental4, art occidental qu’il font commencer, contre toute logique géographique, en Égypte ancienne. Pourquoi cette option d’exclure l’Égypte de l’Afrique et la civilisation pharaonique des réalisations culturelles faites par les sociétés négro-africaines ? C’est que, faisaient remarquer H. J. HUGOT et M. BRUGGMANN, à propos de l’appartenance raciale des auteurs des magnifiques œuvres rupestres qui ornent les vieux massifs du plateau saharien (de l’Atlantique à la Mer Rouge), les Blancs ne veulent pas laisser, contre toute évidence et bon sens, la priorité aux Noirs5. Nous disons “contre toute évidence et bon sens” parce que, contrairement à une idée que l’on a cherché à accréditer et qui est à la limite du saugrenu, que :

- le territoire de l’Égypte, ancienne comme moderne, ni en Occident ni en Orient mais en Afrique

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4 Vercoutter J., Leclant J., Desanges J. et Snowden F. (Fondation Menil). 5 Hugot H.J. et Bruggmann M., Les gens du matin. Sahara. Dix mille ans d’art et d’histoire, 1976, p. 40.

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- l’essaimage des hommes qui ont élaboré la civilisation de l’Égypte ancienne (les traces du Paléolithique étant très rares en Égypte6) dans la plaine alluviale du cours inférieur du Nil (le territoire du royaume de l’Égypte ancienne) a eu lieu au Néolithique7 ;

- ce sont des communautés, pétries dans les traditions de la culture du Néolithique de tradition soudanaise, qui ont apporté lesdites cultures aussi bien en Égypte que dans le plateau saharien8 ;

- dans la plaine alluviale du cours inférieur du Nil, il y a eu la même synchronie puisque là aussi, on a noté une rupture entre le Néolithique et les cultures qui l’y ont précédé9.

Ces données permettent alors de revenir sur lectures des phases de genèse et d’épanouissement de la civilisation de l’Égypte ancienne. Revenir à l’Égypte ancienne, c’est verser quelques considérations sur la négro-africanité de sa population10, de ses cultures prédynastiques et de sa civilisation dynastique. L’objet du présent texte consiste à rendre un peu plus consistant encore ce dossier. Ceci est dicté par le fait que sur ce point comme sur bien d’autres, les acquis sont toujours susceptibles d’être remis en question parce que les perspectives révisionnistes sont à l’affût, guettant la moindre faille.

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6 L’explication d’une telle situation est à chercher dans le fait du 12ème au 8ème millénaire, le Nil connaissait des crues excessivement fortes, les eaux s’élevaient jusqu’à 7mètres au dessus de la plaine alluviale. Ainsi, toutes les traces humaines antérieures à cette phase du Nil sauvage ont été emportées par les eaux (Butzer K., “Pleistocene history of the Nile valley in Egypt and Lower Nubia”, in, Williams A.Y. et Faure H., The Sahara and the Nile, 1980, p. 253-280 ; Mazuel J., “A la recherche des sources du Nil”, in, Bulletin of the Faculty of Arts, volume 3 n° 1, 1935, pp. 8-18. 7 Drioton E. et Vandier J., L’Égypte : des origines à la conquête d’Alexandre, 1975, p. 25-30. 8 Camps G., Les civilisations préhistoriques de l’Afrique du Nord et du Sahara, 1974, p. 119. En fait, cette dynamique (occupation du plateau saharien par des populations en provenance des régions situées plus au Sud) date de la Préhistoire (Diop C.A., “L’origine des anciens Égyptiens”, in, Mokhtar G. (dir.), H.G.A. II : Afrique ancienne, 1980, p. 40.). C’est selon toute probabilité à ce processus plurimillénaire que se rapporte Strabon (citant Ephore) lorsqu’il écrit « …Des Éthiopiens envahirent la Libye jusqu’à Dyris [Atlas]. Une partie alla jusqu’à la côte alors que la plus grande partie resta en arrière (Strabon, I, 2, 26). 9 Hugot H.J. et Bruggmann M., op. cit., 1976; Hoffman M., op.cit. 1984. Le Néolithique, terme difficile à définir, réalité très complexe à circonscrire (Camps G., op. cit., 1974,) a été préparé par les cultures dites épipaléolithiques ( Id., Ibid., p. 119). Or, le sol d’Égypte n’a pas été, comme le plateau saharien d’ailleurs, un centre d’élaboration desdites industries. 10 Par conséquent, contrairement à ce qu’écrivait H. Junker (“First appearance of Negroes in History”, in, J.E.A., VII, 1921, pp. 121- 132), les Noirs ne sont pas apparus en Égypte sous la 18ème dynastie. E. Naville a eu tort en faisant des anciens Égyptiens une population venue d’Europe (cf., “La population primitive de l’Égypte”, in, Recueils et Travaux, 33, 1911, pp. 193-212). La tentative de synthèse faite par É. Amélineau (Prélogomènes à l’étude de la religion égyptienne, 1908) selon laquelle la première population de l’Égypte était noire mais avait été décimée par des conquérants venus d’Eurasie, est désuète. Dans la perspective dégagée par Cheikh Anta Diop, l’équipe constituée autour de feu Ivan V. Sertima a montré que humainement et culturellement, Egypt [was a] child of Africa (cf., Journal of African Civilisattion, XII, New Brunschwig, 1994). Les conclusions du colloque du Caire (1974) ont fini par donner raison à Alan Gardiner qui, très tôt, avait fait remarquer que la langue que transcrivent les hiéroglyphes n’est pas une langue sémitique (Egyptian Grammar, 3th edition revised, 1978, p. 3). Sur ce point, lire Diop C.A., Parenté génétique de l’Egyptien pharaonique et des langues négro-africaines, Dakar, IFAN-NEA, 1978 ; Obenga Th., Origine commune de l’égyptien ancien, du copte et des langues négro-africaines modernes. Introduction à la linguistique africaine, Paris, L’Harmattan, 1993 ; Id., L’Égyptien pharaonique : une langue négro-africaine, Présence africaine, 2010.

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Des études géologiques et paléo-climatiques ont montré que vers 12000 B.P.11, dans la partie égyptienne de la vallée du Nil, toute occupation humaine avait disparu du fait que le fleuve connaissait, à l’époque, des crues excessivement fortes, les eaux s’élevant de 8 à 9 mètres au-dessus de la plaine alluviale12. Durant cette période caractérisée par l’humide holocène, dans le plateau saharien dont l’Égypte est partie intégrante, l’ancien désert dit du Tardiglaciaire (qui s’étendait des piedmonts atlasiens au 12° de latitude Nord) avait entamé un recul, selon un axe Sud - Nord. Ce recul était concomitant avec la fin de la dernière phase de la glaciation du Würm13. Suite au réchauffement général de la planète au 10ème millénaire14 (En Europe méridionale, ce réchauffement a entraîné la chute de la culture pariétale de l’espace franco-cantabre et (ou suite à) la migration des rennes vers les hautes latitudes septentrionales), la basse vallée du Nil connût un assèchement relatif qui la rendit plus hospitalière. Alors commençait son véritable peuplement. Voilà pourquoi les plus anciennes tombes trouvées dans la plaine et qui contenaient les squelettes des auteurs des cultures prédynastiques, datent de la fin du 8ème – début du 7ème millénaire avant J.-C.15. Ces populations, comme celles qui à l’époque occupaient le plateau saharien, provenaient, selon une tradition qui remonte aux plus hautes époques du Paléolithique, des régions très au Sud de la Mer Méditerranée, c’est-à-dire de l’Afrique centrale et orientale16. De ce fait, elles ne pouvaient pas ne pas être des Noirs.

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Flinders Petrie avait remarqué que les plus anciennes tombes de la plaine alluviale du cours inférieur du Nil contenaient des squelettes de femmes stéatopyges (cf. figure 1). Or

11 Si nous plaçons la césure à cette date, c’est qu’en dehors des faits qui suivent, il n’est pas besoin de remonter à l’homme de Nazlet Khater (cf. Vermeersch, in, L’Anthropologie, 88, 1984, pp. 231-244) dans la mesure où l’homme de la haute préhistoire n’a pas été l’auteur des cultures prédynastiques et de la civilisation de l’Égypte des pharaons. La raison réside dans le fait que «… ni les variétés humaines ni les paysages n’étaient encore ceux de l’ère historique » (cf. Yoyotte J., in, L’Égypte des millénaires obscurs, 1990, p.13). 12 Butzer K., “Pleistocene history of the Nile valley in Egypt and lower Nubia”, in, Williams A. et Faure H., The Sahara and the Nile, Rotterdam, 1980, p. 253-288; Mazuel J., “A la découverte des sources du Nil”, in, Bulletin of the Faculty of Arts, volume 3, n°1, 1935, p.8-18 13 Ce désert du Tardiglaciaire avait atteint la latitude du Nigéria (Rognon P., Biographie d’un désert, Plon, 1988 14 Cauvin J., “L’apparition des premières divinités”, in, La Recherche, volume 18, n° 194, 1987, p.1472-1480. 15 Petrie W.M.F. et Mace A.C., Diospolis Parva.The Cemeteries of Abadiyeh and Hu, 1901, p.28. 16 Les sources grecques qui désignent les populations situées au Sud de la Grèce (du Midi) par le terme Éthiopien, sont unanimes pour dire que dans les anciens temps, toutes les terres du Midi s’étendant vers l’Océan, étaient appelées Éthiopie, que leurs populations avaient entamé des migrations vers le rivage méridional de la Méditerranée à travers le plateau saharien (Strabon, Géographie, I, 2, 26). Hérodote, après avoir rappelé que l’ethnogenèse des anciens Égyptiens a eu lieu en haute Égypte, en Thébaïde plus précisément, fait remarquer que c’est à la suite d’une sorte d’exiguïté des terres, que beaucoup d’entre eux descendirent peu à peu le long du fleuve, mais beaucoup restèrent en arrière (Hérodote, II, 15). Notons que si Hérodote a beaucoup utilisé la méthode déductive et le reconnaît (Hérodote, II, 33), Strabon qui a bénéficié des expériences accumulées, qui non seulement a séjourné en Égypte mais a remonté le Nil avec le premier préfet romain d’Égypte, Cornelius Gallus (Mveng E., Les sources grecques de l’histoire négro-africaine depuis Homère jusqu’à Strabon, 1972. Obenga Th., L’Égypte, la Grèce et l’école d’Alexandrie, 2005) était un militant de la connaissance par les voyages. « Ce que les Anciens ne savaient que par conjecture, les modernes l’ont appris en allant sur les lieux » (Géographie, XVII, 1, 5)).

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cette caractéristique anthropologique est plutôt spécifique aux négresses17. L’un des termes par lesquels les anciens Égyptiens se désignaient est transcrit Kemtiou18 . Il est vrai que celui-ci a une base topographique et ne se réfère pas, à ce niveau, à une connotation raciale. Mais dans la mesure où le radical de ce mot est Kem, lequel signifie “Noir”19, alors le substantif pluriel Kemtiou20, dérivé de l’adjectif-nisbé Kemty, ne peut pas ne pas signifier “les Noirs”21. Or, on a voulu, en arguant du fait que le terme transcrit Kemty signifie littéralement “celui de… ” ou “celui qui appartient à…”, traduire Kemtiou par “ceux de la terre (ou du pays) noire”. Selon cette logique, les anciens Égyptiens appelaient leur pays “la Noire” (Kemet) et eux-mêmes seraient “ceux de la Noire”. À la question de savoir à quoi renverrait l’appellation (ou l’expression) “la Noire” ?, la réponse a été que c’était une référence à la couleur noire du sol d’Égypte, noirceur due au limon, produit qui fertilisait la terre d’Égypte, substance arrachée au sol volcanique de l’Afrique orientale par le Nil. C’était oublier qu’HÉRODOTE qui a séjourné en Égypte22, qui est le seul historien qu’ARISTOTE jugeait digne d’être cité23, n’a pas établi de distinction entre le sol des

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17 C’est le lieu de rappeler que le débat sur la race des auteurs de telle ou telle réalisation culturelle n’est pas une question d’histoire fondamentalement (aucun peuple antique n’a senti le besoin ou la nécessité de spécifier la couleur de sa peau, parce qu’entre autre, la couleur de la peau n’est pas un élément identitaire, parce qu’elle est une donnée de nature et non un acquis de culture). Sa prise en compte dans l’écriture de l’histoire (et ce n’est que dans le cas de l’histoire des sociétés africaines qu’on rencontre ce débat sur la race) est la conséquence des systèmes de pensée et autres idéologies nés du caractère inégal des relations internationales depuis le début des temps modernes. Ces systèmes ont été à la base de ce que Diop Cheikh Anta a appelé “La naissance du mythe du nègre” et “La falsification moderne de l’histoire” (cf., Nations nègres et culture, chapitres II et III). 18 Wörterbuch der ägyptische Sprache, V, 128 ; Griffith L., Hieratic papyri from Kahun and Gurob, III,3. 19 Gardiner A., op. cit. 1978, p. 3 20 Wörterbuch der ägyptischen Sprache, p. 122 et 127 (édition de 1971). 21 Diop C.A., op.cit., 1980, p. 59-60. 22 Sur le séjour des savants grecs, depuis la renaissance grecque initiée en Ionie, cf., Obenga Th., op. cit. 2005. 23 Tel est le commentaire de G. Mathieu et B. Housselier à la page 3 de leurs édition et traduction du livre Constitution d’Athènes d’Aristote (Paris, Les Belles Lettres, 1962. Pour le passage où Aristote cite Hérodote, cf., Constitution d’Athènes, XIV, 4). Hérodote que Cicéron a baptisé Pater historiae (cf., De Legibus, I, 1) a été l’un des tout premiers sinon le premier historien à avoir formulé l’une des finalités de l’Histoire, celle d’être un devoir de mémoire (cf., Histoires, I, 1) et d’avoir défini une méthode (cf., Histoires, II, 99) en fixant les étapes d’élaboration du discours (Ibidem). Il s’agit de partir d’un cas atypique. En effet, le Nil, parce qu’il est en crue en été (Id., Ibid., II, 19), est un contre exemple de la thèse qui avait cours en Grèce et selon laquelle les fleuves gonflent en Hiver. De là il s’est posé la question de savoir « Quel malin plaisir a le Nil pour se comporter à l’inverse des autres fleuves ? » (Ibidem). La particularité du comportement du fleuve a eu, dans une perspective déterministe, une conséquence sur l’organisation sociale ; là réside l’autre volet du cas atypique. Les Égyptiens, parce qu’ils vivaient au bord d’un fleuve différent des autres, ont adopté des us et coutumes contraires à ceux des autres hommes (Id., Ibid., II, 35). Après la mise en évidence du cas atypique, du contre exemple qui a une valeur démonstrative, l’historien formule sa problématique puis procède à la collecte d’informations (enquêtes, archives, bibliothèques etc.). Sur la base de la problématique et des informations extraites des sources, l’historien passe à l’analyse. On le voit, sur la base, entre autres des chapitres 1 (du Livre I), 19, 35 et 99 (du Livre II), Hérodote mérite le titre que lui a donné Cicéron et le traitement fait à son œuvre par Aristote. Sur la permanence, d’Hérodote à nos jours, des techniques et étapes de rédaction d’une page d’Histoire, on se reportera, entre autres, après Langlois et Seignobos, D. Lowenthal etc., à Veyne P., Comment on écrit l’histoire,1971 ; Certeau M,. L’écriture de l’histoire, 1975.

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territoires d’Égypte et de l’Éthiopie24. Selon lui, dans les deux contrées et/ou pays, la terre est noire et friable, étant formée d’alluvions que le fleuve a apportées d’Éthiopie25. Qu’est-ce à dire sinon que si les anciens Égyptiens s’étaient fondés sur la couleur du sol pour désigner des territoires, le système aurait été le même pour les autres pays et populations africains qu’ils connaissaient dés le début de leur histoire. Dans cette hypothèse, les populations qui vivaient au Sud de leur territoire (les Éthiopiens des sources grecques) seraient appelées aussi “Ceux de la terre noire” ou “Ceux de la terre très noire”. Or il n’en a pas été ainsi. Pour désigner celles-ci, les anciens Égyptiens ont utilisé toute une série de termes (Iwnw m Sti, Imntyw Stiw, NXsyw, etc.) sans aucune référence à la couleur du sol. Parmi ces termes, celui de Nékhésyou a été, à partir du Moyen empire, le plus usité. En fait, le débat sur l’appartenance raciale des anciens Égyptiens, à partir de la seule interprétation des termes hiéroglyphiques, tournerait longtemps en rond si des sources externes n’étaient pas venues trancher la question. En effet, en la matière, c’est ce regard de l’étranger, fait d’étonnements, de curiosité et de considérations ethnographiques, qui est révélateur. Dans la littérature des étrangers (grecs en particulier), que trouve-t-on à propos de la couleur de la peau des anciens Égyptiens ? Ces sources nous apprennent que ces derniers étaient des Noirs26. HÉRODOTE, en particulier, ne pouvait pas se tromper puisqu’au delà du constat de la noirceur de la peau des anciens Égyptiens et Éthiopiens, il a cherché à l’expliquer27 et s’est permis quelques spéculations fantaisistes (il s’attira, pour cela, quelques foudres d’ARISTOTE28) en écrivant que le sperme des Éthiopiens et des Indiens est noir comme leur peau29.

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24 La définition la plus concise de l’Éthiopie a été donnée par Strabon qui a posé les problèmes de la provenance géographique des peuples, des migrations, de la fondation, avant Ibn Khaldoun, des “empires” et des interactions entre groupes sociaux et milieu. Selon lui, l’Éthiopie se trouve dans l’alignement de l’Égypte et lui ressemble par la présence du Nil et la nature des lieux (Strabon, I, 2, 25). 25 Hérodote, II, 12. 26 Hérodote, après avoir noté que l’ethnogenèse des anciens Égyptiens a eu lieu dans la région méridionale, en haute Égypte (II, 15) nous rapporte que les anciens Égyptiens avaient la peau noire et les cheveux crépus (II, 103-104). Diodore précise qu’ils étaient une colonie d’Éthiopiens conduite en Égypte par le dieu Osiris (Diodore, III, 3, 3). Arrien (2ème siècle après J.-C.) constatait, après comparaison des Éthiopiens d’Asie (sur ceux-ci, cf. aussi Hérodote, VII, 69) et d’Éthiopie, que les Éthiopiens qui vivaient au Sud de l’Égypte (les Nékhésyou des textes hiéroglyphiques) étaient les plus noirs de la terre (Arrien, Anabase d’Alexandre, V, 4,4 et VI, 4,1 ; Id., Indika, VI, 6,9). La sentence est, par conséquent, sans appel. On peut constater d’ailleurs, que malgré toute l’érudition philologique savante qui a été mise en branle, aucun auteur moderne n’a osé rendre les termes Éthiopien et Kemtiou par blanc ou jaune. Or, très schématiquement, il n’ y a que trois “races” sur la terre, à savoir les Noirs (mélanodermes), les Blancs (leucodermes) et les Jaunes (Xanthodermes). 27 Parce qu’ils habitent les régions du Midi, ils sont donc trop proches du soleil qui y rend les hommes noirs (Hérodote, II, 22). Sur le recensement des documents gréco-romains (passages des sources textuelles et iconographiques) sur la couleur noire de la peau des anciens Égyptiens et Éthiopiens, le texte de Franck Snowden (Blacks in Antiquity : Ethiopians in Greco-Roman Experience, 1971) est toujours une bonne référence. 28 Cf., Aristote, Histoire des animaux, III, 12 entre autres passages. Lire également Bilolo M., “Aristote et la mélanité des anciens Égyptiens”, in, ANKH. Revue d’Égyptologie et des civilisations africaines, n° 6/7, p. 139- 161. 29 Hérodote, III, 101

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3. Approche analytique Qu’on se dise alors et une fois pour toutes, l’appartenance négro-africaine des populations qui ont eu à humaniser le plateau saharien dont la basse vallée du Nil fait partie, est, en plus des sources textuelles et archéologiques, une réalité qui découle même des phases de peuplement et de repeuplement du plateau saharien (et par conséquent des basse et moyenne vallée du Nil) en relation avec l’évolution paléo climatique30. Notons qu’entre 40000 et 21000 B.P., le plateau saharien avait connu un climat humide attesté par la sédimentation ougartienne31. Les populations qui y vivaient et qui ont été les auteurs de l’industrie atérienne, provenaient des régions de l’Afrique orientale où sévissait l’aride post-kanjerien32. Puis, il y eut une nouvelle phase aride, à partir des alentours de 21000 B.P. et alors, il fallut rebrousser chemin avant d’y revenir en d’autres périodes. Pour l’époque qui nous intéresse ici, tout a commencé vers 20000 B.P. En relation avec la phase IV de la glaciation du Würm, un immense désert dit du Tardiglaciaire, s’étendant jusqu’au 12° de latitude Nord33, couvrait la quasi-totalité de l’Afrique au Nord de l’Équateur. Le plateau saharien s’était presque vidé de sa population34 , c’est-à-dire des auteurs de l’industrie dénommée l’Atérien. Dans les régions qui correspondent à l’actuelle Afrique centrale et tropicale humide, autour des cours d’eau, les populations se tournaient vers l’exploitation des ressources halieutiques. Ainsi, autour de la région des Grands Lacs, allait naître, une véritable civilisation des pêcheurs qui atteignit son apogée au 7ème millénaire35. Or, depuis les alentours de 12000 B.P., il y avait dans le plateau saharien, en relation avec le retrait des glaciers, le retour d’une phase humide. C’était le Pluvial holocène ou tchadien II, accompagné d’une transgression lacustre. Suivant, à la trace, le recul de ce désert tardiglaciaire, les populations réoccupaient l’Afrique au Nord du 12°N, en y apportant (en les améliorant) des techniques inventées plus au Sud36. Dans cette traversée du Sahara en écharpe et cette descente du cours du Nil, ce genre de vie, dominé par l’exploitation des ressources halieutiques, s’implante au 7ème millénaire en haute Nubie comme en témoigne le site de Khor Moussa. Puis ce fut la partie sub-nilotique de la basse Nubie avec Nabta

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30 Rognon P., Essai d’interprétation des variations climatiques au Sahara depuis 40.000, 1976 ; Id., Biographie d’un désert, 1989. 31 Chamard Ph. C., in, B.I.F.A.N., série A, tome XXXV, 1973, pp. 207-243. 32 Saïd R. et Faure H., “Le cadre chronologique des phases pluviales et glaciaires de l’Afrique”, in, Ki-Zerbo J., (dir.), Histoire générale de l’Afrique. Volume I : Méthodologie et Préhistoire africaine 1980, pp. 395-408 et 409-434. 33 Rognon P., Biographie…1989, pp. 253 - 267. 34 Camps G., op. cit., 1974, p. 8 35 Sutton J.E.G., “Préhistoire de l’Afrique orientale”, in, Ki-Zerbo J. (dir.), op. cit. 1980, p. 519 et 522 particulièrement. 36 Ainsi, l’industrie dite Lupembien (et son avatar, à savoir le Tshitolien) née en Afrique forestière, (le territoire de la République Démocratique du Congo semble avoir été son épicentre), qui aurait duré quelques 25000 ans et qui a vu ses influences couvrir toute l’Afrique occidentale, de la pointe du Cap-vert à la frontière orientale du Cameroun, apparaît comme un “cradle” de mutations initiées dans ce qui était alors l’Afrique forestière où se côtoyaient les genres de vie basés sur la chasse et la pêche. À sa phase I, il y a les gouges. Ce produit, identitaire de la culture des pêcheurs, se retrouve dans les campements de pêche (catfish caves) des sites de la haute vallée du Nil dont Early Khartoum et Es-Shaheinab. (cf., Hugot H.J., L’Afrique préhistorique, 1970, p.53. Arkell J.A., Early Khartoum et Es-Shaheinab, London, Oxford University Press, 1949 et 1953, respectivement).

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Playa37. Dans ces espaces, ils créent la culture sébilienne dont les auteurs fabriquaient des habitations. Leur arrivée au Fayoum n’a eu lieu qu’au 5ème millénaire. On notera à ce niveau, que la culture sébilienne, attestée en Nubie dans ses phases I et II, n’est attestée en Égypte qu’à sa troisième phase38. Au Fayoum, sont attestés les gouges, les contrepoids des filets et les plus anciens spécimens des poteries des classes P et B39. Suite au déclin rapide du Fayoumien, ces populations, qui n’étaient pas des Sahariens, mais qui venaient d’Afrique orientale et qui vivaient principalement, et pas exclusivement, de l’exploitation des ressources halieutiques40 (mollusques et coquillages), ont dû descendre dans la plaine alluviale41.

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Cette occupation du Sahara et de la basse vallée du Nil par des populations venant de l’actuelle région des Grands Lacs, bien mentionnée par les sources grecques42, est confirmée par le caractère nègre des squelettes trouvés au Sahara43. Dans la plaine alluviale du cours inférieur du Nil (espace qui a servi de territoire au royaume de l’Égypte ancienne), malgré le caractère brouillé des débats, il reste que depuis les fouilles et études de Flinders Petrie, il est établi que les plus anciennes tombes (qui remontent au 8ème millénaire)

37 À la base de ces mouvements migratoires se trouve le fait qu’à partir du 10ème millénaire, il y a eu un réchauffement général de la planète. (Selon A. Cauvin, “L’apparition des premières divinités”, in, La Recherche, Volume 18, n° 194, 1987, p. 1474, en Europe méridionale, ce fut le déclin de la civilisation pariétale de l’espace franco-cantabre suite, entre autres, à la migration des rennes vers les latitudes plus septentrionales). En Afrique du Nord-Est, les terres adjacentes à la basse vallée du Nil, naguères boueuses et inhospitalières à cause du Nil sauvage, connaissaient un assèchement relatif qui les rendait plus hospitalières. Durant la même période, il y eut un humide et une transgression lacustre qui permirent au plateau saharien de reverdir. Aussi, ce fut par la rive gauche du Nil que ces populations pêcheurs se répandirent aux latitudes de ce qui allait devenir le foyer culturel égyptien. On les retrouve à Napta Playa au 6ème millénaire (Wendorf Fred. et Schild Romuald, “Napta Playa during the early middle Holocene”, in, ANKH, n°4/5, 1995-1996, pp. 33-55 ; Williams B., “A Prospectus for Exploring the historical Essence of ancient Nubia”, in, ANKH, 6/7, 1997-1998, pp. 91-118. 38 Débono F., “Préhistoire de la vallée du Nil”, in, Ki-Zerbo J. (dir.), H.G.A. I : Méthodologie et Préhistoire africaine, 1980, p. 677. 39 Petrie W.M.F. , Corpus of prehistoric Pottery and Palettes, London, 1921; Randall Mac-Iver D. et Mace A.C., Ceremonial slate palettes and protodynastic Pottery, London, 1953; Leclant J., in Kush, V, 1957, p. 25. Sur cette base, on peut comprendre la communauté civilisationnelle entre les Nubiens créateurs de la culture dite du groupe-A et leurs contemporains de Nekhen, en Égypte. 40 C’était aussi le cas des auteurs des industries capsiennes et capsoïdes de l’Afrique du Nord subméditerranéenne (Sall B., Racines éthiopiennes de l’Égypte ancienne, 1999, pp. 181-188). 41 C’est ce complexe processus qui avait amené maints auteurs à penser que ce sont des Sahariens qui ont fondé la civilisation égyptienne. En fait, la partie orientale du plateau saharien (le Sahara subnilotique) n’avait été qu’une étape de ce mouvement humain parti du Sud lointain (Sall B., op. cit, 1999). 42 Strabon, I, 2, 26 ; Hérodote, II, 15 43 C’est le cas de ceux de l’homme d’Assent et de la dame d’Amende (May R. et Gaussen J., in, B.I.F.A.N., B., tome XXX, 1968, pp. 1318-1321 ; Camps G., Les civilisations préhistoriques de l’Afrique du Nord et du Sahara, 1974, p. 241. On notera au passage que cette dernière pratiquait, comme les populations de la moyenne vallée du Nil, l’avulsion des incisives (cf., Martin D.L. et alii, “Bone loss and Dietary Stress in the Adult Skelton Population from Sudanese Nubia”, in, Bulletin et Mémoires de la Société d’Anthropologie de Paris, tome 8, série XIII, 1981, pp. 307-319). À Amekni, la dépouille de l’enfant qui reposait à 1, 25 m et qui est datée de –4850 environ est identifiée comme celle d’un négroïde. Il en est de même d’un squelette trouvé à Ouan Muhuggiag et qui remonte à –3455 (Lhote H., “Le peuplement du Sahara néolithique d’après l’interprétation des gravures et des peintures rupestres”, in, Journal de la Société des Africanistes, XL, volume II, 1970, pp. 91-102 ; Camps G., op. cit., 1974, pp. 223-225) et de celui trouvé sous un rocher de Tadrat Acacus et daté de –3446 (Sattin F. et Gusmano G., “La cosidetta mummia infantile dell’Acacus, nei quadio della costumenza funebri”, in, Prehistorische mediterraneo e sahariano, 1984, p. 84.

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contenaient des squelettes de femmes stéatopyges44. Cette donnée est confortée par le décor d’instruments de la civilisation matérielle trouvés en haute Égypte45. L’art rupestre de la même région confirme le caractère stéatopyge des femmes de la basse vallée du Nil46. Cette population noire de ce qui fut l’Égypte ancienne était la même que celle qui, à l’époque, peuplait la Nubie (au sens large) et que l’on désigne sous l’appellation de “populations du groupe A”47. Ces populations se caractérisent par des orbites développées et un prognathisme accentué, autres traits anthropologiques qui, selon l’anthropologie physique, caractérisent la branche noire de l’humanité48. L’autre caractéristique intéressante à relever est que ces populations étaient des pêcheurs. En Égypte, à l’époque dynastique, elles étaient désignées par le terme hiéroglyphique que l’on transcrit Rékhyt 49. Par la suite, avec les violences liées à l’avènement de la monarchie50 et les stratifications sociales, le terme servit à désigner la plèbe égyptienne51. Sur une inscription au nom de Hatshepsout en provenance de Saqqara, le terme rékhyt veut dire “les sujets”52. Ce qui traduit le fait qu’au départ ces populations étaient des pêcheurs, c’est l’existence de tableaux dans lesquels les rékhyt sont souvent associés à des barques53. Les proues et poupes basses de ces barques montrent qu’elles étaient des embarcations adaptées à la navigation fluviale (cf. Figure 2). C’est dire que les personnes auxquelles elles étaient associées54, étaient des gens du Nil.

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HÉRODOTE avait rapporté qu’était Égyptien toute personne habitant au Nord de la localité d’Éléphantine et buvant (vivant de) l’eau du Nil55. Ces faits achèvent de rattacher les populations qui avaient humanisé la plaine alluviale du cours inférieur du Nil (les rékhyt) à l’univers des pêcheurs des Grands Lacs dans la mesure où ni en Europe ni en Asie une culture de pêcheurs est attestée à ces époques. Plusieurs tableaux rupestres montrent ces

44 Petrie W.M.F., Corpus of prehistoric pottery and palettes, 1921, p. 26. C’est le lieu de rappeler que la stéatopygie est une caractéristique plutôt spécifique à la branche noire de l’humanité. 45 Sur une poterie de la classe C (White cross-lined pottery), l’artiste a peint une scène de pêche avec un crocodile pris dans un filet. Sur la rive, une femme stéatopyge s’avance vers un homme ithyphallique (Petrie W.M.F., op. cit. figure 100E). 46 Winkler H., Rock drawings of southern upper Egypt, 1938-1939, pp. 18-19 et planche XIII; Almagro-Basch M et Gorbea M.A., estudios de arte rupestre nubio, Madrid, 1968, p.239, figures 239 et 241 etc.; Huard P., “Gravures rupestres de l’Ennedi et des Erdis”, in, Bulletin de l’Institut de Recherches scientifiques du Congo, II, 1963, pp. 25-39. 47 Nordstrom H., Neolithic and A-group Sites, Scandinavian joint Expedition publications, 1972 (3 volumes). 48 Batrawi A.M., Report of the human Remains: Mission archéologique de Nubie, 1929-1934, p.165. Ces traits caractérisent aussi la population de l’actuelle Éthiopie aux mêmes époques (Breuil A.H., “Peintures rupestres du Harrar”, in, L’Anthropologie, XLIV, 1934, planche I, n°5-6 ; Camps G., op. cit., 1974, p.241). A propos des classifications raciales cf. Vallois H.V., Les races humaines, 1948 ; Cabot-Briggs L., Initiation à l’anthropologie du squelette, 1958 ; Études diverses publiées dans les Bulletins et Mémoires de la Société d’Anthropologie de Paris, en particulier le tome 8, série XIII, 1981. 49 Sur la graphie en caractères hiéroglyphique, cf., Wörterbuch…, II, 447, 9. 50 Sur la tête de massue du pharaon dit Scorpion, le terme, écrit par le seul signe du vanneau, est suspendu à un emblème militaire (Quibell J.E., Hierakonpolis, I, planche, XXV et XXVIC). 51 C’est dans ce sens qu’il est souvent mis en opposition avec celui que l’on transcrit Pâat (Wörterbuch…., I, 503,2) qui désignait la classe aristocratique et ceux qui participaient à l’exercice du pouvoir. Le chef de l’administration (le vizir) tranchait leurs différents (cf., entre autre notamment l’inscription de la pièce n°159 du British Museum). 52 Gunn B., “Inscription from the step Pyramid site”, in, ASAE, XXVI, 1926, planche 4A. 53 Capart J., Les débuts de l’art en Égypte, figure 153. 54 Il s’agit des rékhyt représentés par l’hiéroglyphe du vanneau. 55 Hérodote, II, 18.

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populations aller à l’assaut de la plaine alluviale du bas Nil, tirant leurs embarcations à travers les cataractes, celle d’Assouan en particulier56 pour s’établir dans ce qui allait devenir le territoire du royaume de l’Égypte ancienne. À ces considérations s’ajoute le fait que les fondateurs de la monarchie pharaonique étaient des pêcheurs dans la mesure où le premier “clan” qui a initié le processus et que les textes appellent les Shemsou-Hor, était constitué de harponneurs c’est-à-dire que c’était des pêcheurs qui utilisaient leur outil (harpon) comme arme. De plus, l’un des signes hiéroglyphiques du nom de Narmer, le premier pharaon d’Égypte, est l’image du poisson silure. Seule une longue vie d’exploitation des ressources halieutiques peut fonder, nous semble-t-il, une telle donnée qui est de faire de l’image d’un poisson, un caractère graphique. Faut-il rappeler aussi que la massue, symbole du pouvoir en Égypte dynastique était connue dans la culture des pêcheurs où elle servait à fracasser la tête des grands poissons et autres batraciens ? Sur ces quelques faits que voilà, l’appartenance négro-africaine de ceux qui ont humanisé la plaine alluviale du cours inférieur du Nil, fondé les cultures prédynastiques et inventé la civilisation égyptienne des temps historiques, ne peut plus faire l’ombre d’un doute57.

4. Conclusion. Au terme de cette étude faite plutôt de rappels et de précisions, qu’on se le dise encore une fois pour toutes. L’Afrique et ses populations noires n’ont pas toujours été à la traîne. Si la vérité de l’Histoire est que depuis plusieurs siècles l’Afrique et les Noirs constituent une périphérie, l’Histoire de la Vérité nous enseigne autre chose (cf., Fernandez-Armesto F., Thruth. A History,1997). C’est à la connaissance et à la vulgarisation de cette Histoire de la Vérité que nous voulons nous atteler pour déterminer la place que nous voulons et devons occuper dans le devenir de l’Humanité (Obenga Th., Le sens de la lutte contre l’africanisme eurocentriste, 2001). Avec tous les acquis de la recherche en Histoire et ses nouveaux paradigmes et orientations dus à l’irruption des Noirs d’Afrique et de la diaspora dans les champs d’élaboration des discours historiques, il faut jeter aux orties, et de manière définitive, la lecture hégelienne d’une Afrique proprement dite, pays replié sur lui-même, « composé de trois continents… séparés et qui n’ont aucune communication… où il ne peut pas y avoir d’histoire…où la conscience n’est pas arrivée à l’intuition d’une objectivité [c’est-à-dire] Dieu, l’éternel… » (G.W.F. Hegel, La raison dans l’histoire : introduction à la philosophie de l’histoire, traduction de Kostas Papaioannou, 1965, pp. 245-269). Il faut rejeter cette lecture parce que fondamentalement, elle visait à nous exclure du devenir de l’humanité. En d’autres termes, ce dont nous avons besoin, ce n’est pas qu’on nous explique les structures de la vérité de l’Histoire puisque nous la vivons dans nos chairs. Ce dont nous avons besoin, c’est qu’on rende compte de l’histoire de la vérité. « Mère [avait dit Alfa], je

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56 Ce fait a été rapporté aussi par Hérodote (cf., II, 29). 57 Les communications faites dans le cadre du Forum du 3ème Festival Mondial des Arts Nègres (10-31 décembre 2010, Dakar, Sénégal), ont beaucoup insisté sur ce paradigme de l’histoire ancienne de l’Afrique, de l’égyptologie en particulier.

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te connais et je connais mon père. Ce que je ne connais pas et veux connaître, c’est l’histoire de mes grands pères. C’est cela qui me permet de me situer et de marcher sans trébucher. Le peux-tu sans rien cacher, sans rien falsifier ? Sinon, je trouverai bien les moyens de connaître cette histoire parce que cette connaissance m’est vitale ». Les livres écrits principalement par les Africanistes n’ont pas pu le faire. La falsification a été leur ligne directrice. Élaborons donc nous-mêmes les pages de notre histoire dans le cadre de celle de l’humanité pour un développement harmonieux et harmonisé de l’homme, de tout l’homme, de tous les hommes. Pas de conception revancharde de l’histoire mais aussi pas de place pour les perspectives révisionnistes.

Figure 2. : Les “RékHyt” étaient des pêcheurs liés à leur barques plates, proue et poupes basses, pourvues de cabine (Musée du Caire CG 14238 bis provenance inconnue, Cf. Jean Capart, 1904, fig. 1553).

L’auteur : Babacar SALL est égyptologue, Docteur d'État ès Lettres et Sciences humaines, il est professeur titulaire à l'Université Cheikh Anta Diop de Dakar où il poursuit ses recherches en Égyptologie et plus généralement sur l'Afrique ancienne. Il est l’auteur de l’ouvrage Racines éthiopiennes de l'Égypte ancienne (Paris, Khepera/L'Harmattan, 1999). Publications : http://www.ankhonline.com Email : [email protected]

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