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    AUTRUI

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    Dans la mme collection

    L'me, textes choisis et prsents par lie During.L'Amour, textes choisis et prsents par Eric Blondel.Autrui, textes choisis et prsents par Mildred Szymkowiak.Le Citoyen, textes choisis et prsents par Marie Gaille.La Dmocratie, textes choisis et prsents par Bruno Bernardi.Le Dsir,textes choisis et prsents par David Rabouin.Le Droit, textes choisis et prsents par Frdric Rouvillois.L'tat, textes choisis et prsents par Atila Ozer.

    L'Exprience, textes choisis et prsents par Anouk Barbe-rousse.L'Histoire, textes choisis et prsents par Nicolas Piqu.L'Identit, textes choisis et prsents par Stphane Ferret.L'Image, textes choisis et prsents par Laurent Lavaud.Le Langage, textes choisis et prsents par Pascal Ludwig.Le Libralisme, textes choisis et prsents par Mikal Garan-

    deau.La Libert, textes choisis et prsents par Antoine Hatzen-

    berger.Les Mathmatiques, textes choisis et prsents par Nathalie

    Chouchan.La Matire, textes choisis et prsents par Arnaud Mac.La Mtaphysique, textes choisis et prsents par Elie During.La Morale,textes choisis et prsents par Eric Blondel.La Nature, textes choisis et prsents par Frank Burbage.Le Nihilisme, textes choisis et prsents par Vladimir Biaggi.L'uvre d'art, textes choisis et prsents par Batrice Lenoir.La Paix, textes choisis et prsents par Mai Lequan.Le Pouvoir,textes choisis et prsents par Cline Spector.

    Le Scepticisme,textes choisis et prsents par Thomas Bnatoul.La Sensation, textes choisis et prsents par Carlos Tinoco.La Tolrance, textes choisis et prsents par Julie Saada-Gen-

    dron.L'Utopie, textes choisis et prsents par Frdric Rouvillois.La Vie, textes choisis et prsents par Thierry Hoquet.La Volont, textes choisis et prsents par Philippe Desoche.

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    AUTRUI

    INTRODUCTION

    CHOIX DE TEXTES

    COMMENTAIRES

    VADE-MECUM

    ET BIBLIOGRAPHIE

    par

    Mildred Szymkowiak

    GF Flammarion

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    SOMMAIRE

    INTRODUCTION 9

    ILE CORPS D'AUTRUI

    I. DESCARTES 49

    Le signe de la pense cachedans le corps

    II. MALEBRANCHE 53

    Interaction des corps etconnaissance des mes

    III. HUSSERLL'aperception analogiqued'autrui

    IV. SCHELER

    L'expression

    V. MERLEAU-PONTYIncarnation et perceptiond'autui

    68

    IIL'AUTRE, L'OBJET ET MOI

    VI. KANT

    La communicabi l i t duplaisir esthtique

    VII. BUBER

    Je-Tu et Je-Cela

    77 VIII. GI RARD

    Le triangle du dsir

    IX. TOURNIER2 Au tr ui , co ndi tio n de la

    perception objective

    93

    SUBJECTIVIT ET RELATION AVEC AUTRUI

    x. FICHTE

    L'appel rciproque lalibert

    103

    XI. HEGEL 108

    Structure de lareconnaissance des consciences

    XII. MARCEL 114

    L'inter-subjectivitXIII. SARTRE 119Le moi sous le regardd'autrui

    XIV. LEVINAS 124

    La responsabilit pour autrui

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    IVDE L'INTERSUBJECTIVIT PASSIONNELLE

    LA RELATION MORALE

    XV. HOBBES

    La crainte et la gloire

    XVI. SPINOZAL' imitation des affects

    131

    136

    XVIII. SMITH

    La sympathie mutuelle

    XIX. ROUSSEAULa piti

    XX. KANT

    148

    153

    159XVII. HUMLLe sentiment d'humanit

    '42 L'universalit de la loi,ou la dignit de la personne

    XXI. PLATONL'ami et le Bien

    XXII. ARISTOTEPhilautie et amiti

    XXIII. MONTAIGNELa parfaite convenancedes mes

    LA PROXIMIT

    167

    174

    180

    XXV. KANTLa runion du respect etde l'amour

    XXVI. NIETZSCHEL'amour du lointain

    XXVII. WEILL'amour surnaturel duprochain

    XXIV LA ROCHEFOUCAULD 186 XXVIII. LEVINASLa socit des gens polis ros et fcondit

    191

    196

    202

    207

    VADE-MECUM 213

    BIBLIOGRAPHIE 241

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    INTRODUCTION

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    Nous ne serions rien sans les autres l'affaire estentendue, l'affirmation convenue. Mais quel contenu lui

    donner exactement ? En un premier sens, l'vidence estau minimum d'ordre conomique. N'importe quel objetdont je me sers porte en creux la trace du travail de messemblables, la mise en uvre d'une intelligence en vued'informer une matire. Puis-je seulement savoircombien de personnes ont contribu la ralisation de celivre sans parler du pain dont je me nourris, de l'eau queje bois ? Nous dpendons les uns des autres pour la ralisation du moindre de nos besoins. Sans doute la divisioncroissante du travail et l'interdpendance conomiquequi caractrisent l'poque contemporaine nous permettent-elles de percevoir de manire particulirement sensible ce lien troit qui fait de nous, que nous le voulions

    ou non, les membres d'un organisme gigantesque dont lasurvie est conditionne par l'activit de chacun desmembres. Mme sans prsupposer une ventuelle sociabilit humaine, un lan qui nous pousserait les uns vers lesautres, sans non plus tirer argument de cette dpendancede fait en vue d'une morale de type altruiste, observonsseulement notre mutuelle interdpendance, et redisons

    que chacun ne survit que grce l'action de tous lesautres. En un second sens, l'vidence de l'interaction avecautrui est d'ordre social : nos choix alimentaires, vestimentaires, culturels aussi tiennent compte du got et de1 avis d'autrui, mme et peut-tre surtout quand c'estpour le rejeter.

    Or, si le fait mme de notre coexistence avec d'autreshommes nous est rendu vident dans cette interactionconomique et sociale, il sera futile de demandersi nous

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    avons l'exprience d'autres hommes. Lesolipsisme,ou affirmation d'une solitude principielle de la conscience, est

    sans doute davantage un reproche toujours l'horizon desphilosophies qui font de la conscience ou du sujet pensantleur point de dpart, qu'une doctrine effectivement soutenue comme telle dans l'histoire de la philosophie. Eneffet, l'exprience d'autrui nous est donne comme uneralit, mais une ralit qui n'est pas immdiatementexplicable, une ralit qui, dans son vidence mme,

    rsiste l'intelligibilit. Ainsi, la difficult n'est pas deconstater que nous faisons l'exprience d'autres consciences, mais d'lucider lesconditions de possibilit decetteexprience.Commentpouvons-nous, dans tel objet, dceler le produit d'une activit humaine, c'est--dire lamanifestation d'une subjectivit dont le sujet cependant

    ne nous est pas donn en tant que tel ?Commentpouvons-nous surtout, dans tel corps en face de nous, percevoir laprsence d'une conscience comme la ntre et la comprendre comme un alter ego, un autre moi, alors mmeque seules nos propres penses nous sont directementdonnes ?Qu'il y aitautrui, que nous rencontrions rellement d'autres tres pourvus d'une conscience, cela est

    d'abord vident pour chacun, mme si l'on peut, parailleurs, en s'cartant mentalement des situations quotidiennes d'interaction avec autrui, mettre en doute cetteconstatation. Maisce qu'estautrui pour nous, oucommentilpeut y avoir pour moi un autre moi, telle est la questionqui doit nous conduire dterminer la nature de cetteexprience aussi certaine qu'trange.

    Le corps d'autrui et sa conscience

    En effet, si le moi, comme nous l'apprend Descartes,est dfini par la conscience directe qu'il a de lui-mme,

    par l'intuition dans laquelle il connat son existence dechose pensante, rien n'est moins vident expliquerquel'exprience d'unautremoi. Au terme du doute hyperbo-

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    lique des deux premiresMditations mtaphysiques, monexistence ne m'est connue que parce que je suis la foisla

    chose qui pense, et la chose qui pense qu'elle pense : maisil n'appartient qu'moi-mmede me redoubler ainsi dansl'intuition que j'ai de moi-mme, dans ce Cogito, sum qui ne peut s'noncer autrement qu'en premire personne. La certitude mme de cette intuition tient soncaractre inluctablement priv, et je ne puis l'prouverpour aucun autre sujet que moi. En ralit, pour prouvercomme conscience la conscience d'un autre, il faudraitque je sois moi-mme cette conscience il faudrait quel'autre ne soit plus alter ego (un autre moi), mais seulement ego, moi, ce qui contredit sa dfinition mme.Autrui se donne donc moi avec la mme extriorit queles objets, entre lesquels il figure par l'intermdiaire de

    son corps. quoi imputer, ds lors, la distinction que j'tablispourtant, l'intrieur de mon exprience, entre les objetset les sujets ? Comment puis-je rendre compte de monexprience d'autres moi, de cette diffrence que j'tablisentre les tres humains et tous les autres objets de ma perception? Qu'est-ce qui, exactement, me permet de direque, dans l'ensemble des corps qui m'entourent, certainssont pourvus d'une me, voire d'une conscience ? Autrement dit, si seule ma propre conscience est l'objet d'unecertitude immdiate, comment expliquer que j'aie pourtant quotidiennement l'assurance d'tre en contact avecdes tres qui possdent, comme moi, la facult de penser ?

    Les objets culturels

    Selon le sens donn ici aucorps,on est renvoy deuxproblmatiques lgrement diffrentes, comprises toutesdeux dans la question de l'exprience d'autres consciencesque la mienne. Si je m'intresse aux corps en gnral,c'est--dire lares extensaou chose tendue de Descartes,dfinie comme tout ce qui n'est pas pense au sens large(cf. texte n 1), le problme est celui de ce que Merleau-

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    Ponty appelle lesobjets culturels :parmi les objets qui nousentourent, certains sont le produit de la nature (pierre,

    plante.. .), mais d'autres (maisons, . oitures, stylo...)mettent une atmosphre d'humanit (Merleau-Ponty,Phnomnologie de la perception, p. 400) et ainsi nousrenvoient l'existence d'autres consciences. Un EspritObjectif habite les vestiges et les paysages. Comment celaest-il possible ? Dans l'objet culturel, j'prouve la prsence prochaine d'autrui sous un voile d'anonymat

    (ibid.).Le problme est donc ici celui d'unesubjectivit sanssujetprsent, d'une subjectivit qui serait comme diffusedans les objets, ce quoi renvoie le concept hgliend'esprit objectif voqu par Merleau-Ponty. Il s'agitd'expliquer alors ce qui me fait prouver une telle subjectivit rpandue dans les objets, ce qui me conduit penser, devant tel objet, qu'il est l'uvre d'un autre

    homme, non de la nature ou du hasard. Il s'agit, autrement dit, d'laborer unecritriologie d'autrui(expressionemploye par Jean-Louis Vieillard-Baron dans son commentaire desConfrences sur la destination du savantdeFichte), c'est--dire d'lucider les signes de la prsenced'autrui en gnral dans un objet, qu'il s'agisse de sonpropre corps ou d'un objet marqu par son empreinte.Kant a montr le rle central de lafinalitdans une tellelucidation des marques de la prsence d'autrui. Si unobjet, en effet, a t cr selon une fin, c'est--dire si, selonla dfinition kantienne,son concept a prcd sa ralisation,alors il est l'uvre d'un tre raisonnable, puisque seul untel tre est capable de produire un objet qui n'tait d'abord

    prsent que dans sa pense. Voyant un hexagone rgulierdessin sur le sable d'une rgion qui semble inhabite,nous pouvons conclure avec vraisemblance qu'il est leproduit de l'activit d'un tre raisonnable(Critique de la

    facult de juger, 64), dans la mesure o il a plus probablement t trac d'aprs le concept-d'un hexagone quepar hasard. Mais, quant aux objets que nous utilisons, la

    perception d'une subjectivit comme infuse dans lamatire n'est pas le fruit d'un raisonnement : elle est

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    immdiate, dans la mesure o, nous servant de ces objets,nous prouvons directement leur finalit le fait qu'ilsservent quelque chose, qu'ils aient t construitsen vuedequelque chose. Reste que les objets culturels soulventle mme problme de principe que la perception d'autruicomme tel, savoir le problme d'uneconscience inscrite dansl'extriorit. Qu'il s'agisse des vestiges ou du corps d'autrui, la question est de savoir comment un objet dansl'espace peut devenir la trace parlante d'une existence,

    comment inversement une intention, une pense, unprojet peuvent se dtacher du sujet personnel et devenirvisibles hors de lui dans son corps, dans le milieu qu'il seconstruit (Merleau-Ponty,Phnomnologie de la perception,p. 401). Le problme des objets culturels n'est pas essentiellement diffrent du problme de la perception directed'autrui, et il faut voir maintenant comment l'existenced'une autre conscience peut nous tre rvle non plus parles corps en gnral, mais par le corps d'autrui.

    Le corps d'autrui et les signes de l'humain

    Comment puis-je savoir que tel corps en face de moin'est pas simplement corps matriel, mais corps d'autrui,

    c'est--dire corps abritant une conscience, ou s'accompa-gnant d'elle ? Quel type de raisons peut me pousser affirmer que je suis en prsence, non d'un robot extrmement perfectionn, mais d'un autre homme ? Plus largement, comment penser mme le gnitif corps i/autrui, sila conscience est essentiellement distincte du corps, sileur rapport n'est qu'accidentel ?

    Si le corps et la conscience sont essentiellement distincts, alors mon rapport avec autrui peut tre schmatiscomme un systme quatre termes : mon me, moncorps, le corps d'autrui, son me. Dans une position duproblme en termes cartsiens, mon me et mon corpssont certes unis, mais de nature absolument distincte,

    l'me relevant de lares cogitans(chose pensante), le corpsrelevant de lares extensa(chose tendue en longueur, lar-

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    geur et profondeur), pense et tendue tant dfiniescomme deux substances, c'est--dire comme des chosesqui n'ont chacune besoin que d'elle-mme pour exister.Le rapport entre l'me d'autrui et son corps est dterminde la mme faon. En outte, nos deux corps sont sparspar une distance matrielle, puisque l'tendue danslaquelle ils s'inscrivent est dfinie comme partes extra

    partes, comme juxtaposition de parties dont chacuneoccupe un lieu interdit toutes les autres. Dans ces condi

    tions, si l'on parle rigoureusement, il semble impossibled'expliquer une quelconque communication entre nosdeux mes. Si les mes sont spares par leurs corps,elles sont distinctes comme cet encrier est distinct de celivre, c'est--dire qu'on ne peut concevoir aucune prsence immdiate de l'une l'autre (Sartre,L'tre et le

    Nant, essai d'ontologie phnomnologique,p. 261). Pourtant,

    nous avons l'exprience d'autres consciences que la ntre :comment en rendre compte ?

    Un premier type d'explication possible consiste rechercher dessignespar lesquels la conscience se donnerait voir travers le corps. Puisque je ne peux avoir deconnaissance directe et intuitive de la conscience de

    l'autre, et que j'prouve cependant sa prsence, il fautbien qu'unemdiationme le fasse connatre, une mdiation qui, partir du corps, me renvoie la conscience qui habite ce corps. Les signes de l'humain sont donc ducorps ou sur le corps, mais ils trahissent, l'aide du corps,l'esprit qui habite ce corps. Ils me renvoient la conscience d'autrui partir de ce qui n'est pas elle.

    On peut penser d'abord aux signes volontairementports par l'homme sur son corps, comme le vtement oula parure (qu'elle soit spare du corps comme les bijoux,ou mme le corps comme le tatouage et le maquillage),qui tmoignent d'un certain recul par rapport aux dter-minarions naturelles : un vtement sert, certes, protgerdes intempries, mais l'existence de quelque chosecomme lamodemontre en outre une variation sur le vtement, sa forme, sa coupe, sa matire, qui ne relve pas de

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    la ncessit naturelle, mais de la libert ou d'une capacithumaine'interprterles dterminations naturelles, ce qui

    implique que nous n'existons pas seulement naturellement. Ainsi, Baudelaire se dit conduit regarder laparure comme un des signes de la noblesse primitive del'me humaine , signe qui montre l'homme capable deprendre de la distance par rapport ce qui est en luinature, si peu civilis soit-il : Le sauvage et le babytmoignent, par leur aspiration nave vers le brillant, vers

    les plumages bariols, les toffes chatoyantes, vers lamajest superlative des formes artificielles, de leur dgotpour le rel, et prouvent ainsi, leur insu, l'immatrialitde leur me (Ecrits sur l'art, Le Livre de Poche, 1992, Eloge du maquillage , p. 403). Vtement et paruressignalent galement autrui notre appartenance telgroupe social, voire tel de nos traits de caractre ou notre

    humeur du jour. Mais le vtement n'est encore qu'un critre extrieur, donc peu fiable, de l'humanit du corps enface de moi.

    Il est un autre signe dont Descartes a mis en videncel'importance, savoir lelangage,critre qui nous permet dedistinguer avec certitude l'autre homme de la machine ou

    de l'animal, en ce qu'il tmoigne du pouvoir d'inventionet de l'universalit propres la raison (cf. texte n 1). Celangage est bien un signe dont le support est corporel oumatriel : nos paroles sont d'abord branlements de noscordes vocales qui font vibrer l'air, jusqu'au tympan denotre interlocuteur. Le geste, l'criture, tous ces lmentsdu langage utilisent un support matriel. Pourtant, la

    matrialit du signe annonce d'ores et dj la prsence dela pense. Descartes dfinit le langage comme le seulsigne certain de la pense cache dans le corps ; le langageest ainsi condition ncessaire et suffisante pour que nouspuissions tre assurs de la prsence d'une autre conscience. Mais si langage et pense sont rciproques, sitoute pense se trahit par la possession d'un langage (lefait que les animaux ne parlent pas, dit Descartes, nousmontre qu'ils ne pensent pas, qu'ils ne possdent pas la

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    raison, seule capable d'inventer un langage) et si tout langage est signe d'une pense, pourquoi continuer consi

    drer le langage seulement comme le signe ou lemoyendela pense, et non la manifestation mme de cette pense,voire saralisation?

    Le langage comme milieu intersubjectif

    L'analyse de la conversation ou du dialogue, parolechangeavec autrui, va nous conduire remettre en question la faon dont nous avons jusqu'ici pos le problmede l'exprience d'autrui, en partant de l'opposition cartsienne entre sujet et objet, conscience et matire, chosepensante et chose tendue.

    Dans le dialogue, en effet, mes penses se formentcomme au contact de celles d'autrui. L'autre et moi ne

    constituons pas deux ples spars et indpendants entrelesquels circulerait tour tour le sens labor par chacun.J'anticipe sur les objections de mon interlocuteur, jeprends en compte la direction mme de sa pense dansl'laboration de la mienne propre. Et lorsque je comprendsrellement les ides exprimes par mon interlocuteur,elles sont tout autant les miennes. De mme, lorsque je

    comprends rellement la pense d'un philosophe, cettepense devient mienne, elle n'est plus en propre celle deKant ou de Descartes, mais celle que je pressentais sans lareconnatre et que la formulation de l'autre m'a permisd'isoler, de dterminer et lalecturen'est pas, en ce sens,diffrente d'une forme de dialogue o j'ajuste sans cesse

    ma pense sur celle de mon interlocuteur. Ma pense dansla conversation n'est pas autre chose que ma parole, ellen'est que cette parole et son dploiement, ses variationsinfinies et son adaptation au sens de ce qui se dit. Dans ledialogue donc, non seulement nous prouvons le langagecomme la ralisation mme de la pense, mais, en outre,nous exprimentons la formation et l'apparition de notre

    propre pense dans une troite interaction avec celled'autrui, nos deux consciences mergent ensemble la vie

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    spirituelle dans cetlmentcommun (au sens hglien de milieu , comme lorsque l'on parle !lment marin)

    qu'est le langage. Au risque d'anticiper sur la suite,disons dj que cette caractrisation du langage rendradifficile la conservation de la dfinition traditionnelle dusujet comme conscience individuelle identique soi, neserait-ce que parce que la conscience se forme dans et parle langage, milieu de l'intersubjectivit. La question se

    posera alors d'une redfinition dialogique du sujet : le Jenat comme tel partir d'une relation originaire avec leTu (cf. Buber, texte n 7), la conscience n'existe que danset par sa relation avec une autre conscience (cf. Fichte etHegel, textes n 10 et n 11).

    Le langage n'est donc pas signe de la pense d'autrui,maiscette pense mme se donnant directement moi et

    s'laborant en mme temps que la mienne. Penser l'exprience d'autrui comme interprtation de signes, c'est secondamner ne pouvoir expliquer sa spontanit, sonimmdiatet, c'est en outre sparer artificiellement le langage du sens qui s'y donne. Dans le dialogue, l'med'autrui et la mienne ne se font pas face comme deux

    puissances caches qui se signaleraient l'une l'autre parlemoyendu langage ; ce dernier n'est pas le signe extrieurd'une intriorit, mais bien lemilieudans lequel nos deuxconsciences se reconnaissent de faon immdiate.

    L'incarnation, ou la prsence de l'esprit

    Si le dialogue ne consiste pas dans une interprtation

    de signes mis par l'autre dans le but de reproduire dansmon me des oprations identiques celles qui se passentdans l'me d'autrui, l'exprience quotidienne que j'ai del'autre ne consiste pas non plus dans l'interprtation deses gestes comme signes renvoyant un psychisme distinctde ces gestes. Avec la notion d'expression, Scheler rcuse

    l'ide d'un raisonnement par analogie pour expliquer macomprhension du psychisme d'autrui (cf. texte n 4), etmontre que nous saisissons le sens des gestes de l'autre

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    mme ces gestes.Ce que nous percevons d'autrui n'est pasd'abord et seulement un corps derrire lequel nous

    aurions ensuite retrouver une me, mais bien une totalit psychophysique o l'esprit ne se donne pas indpendamment de la matire. C'est seulement en partant dela totalit reprsente par le "corps anim" que la connaissance se diffrencie en une connaissance du corps et uneconnaissance du "monde intrieur" de l'homme (Scheler,Nature et formes de la sympathie,p. 318) : notre

    connaissance du psychisme de l'autre n'est pas postrieure, mais contemporaine la connaissance que nousavons de son corps vivant. Merleau-Ponty a mdit etapprofondi ces analyses de Scheler : Je ne perois pas lacolre ou la menace comme un fait psychique cach derrire le geste, je lis la colre dans le geste, le geste ne me

    fait pas penser la colre, il est la colre elle-mme (Ph

    nomnologie de la perception,p. 215). Ainsi, lecomportementd'autrui est porteur d'un sens qui se donne immdiatement moi, car je le ressens comme inscrit dans les possibilits de mon propre corps : je perois comme uneintention possible dans mon propre corps le geste del'ombre, l-bas, qui lve le bras pour se protger du soleil.Et le langage lui-mme est comportement, o chacun desdeux saisit les penses de l'autre la fois comme sienneset comme celles de l'autre, o mes intentions trouventleur prolongement dans la formulation d'autrui.

    De faon gnrale donc, le corps d'autrui n'est pas unintermdiaire entre son me et la mienne, mais le lieumme o il se donne directement moi comme autre

    moi. Mais pour pouvoir penser cette troite connexion duphysique et du psychique dans l'exprience d'autrui, ilfaut revenir sur la distinction cartsienne de la substancepensante et de la substance tendue, et tenter de penserune union de l'me et du corps qui ne soit pas accidentelle, maisessentielle- ce qui engage une pense del'incarnation.Autrement dit, si la perception du corps d'autruim'apprend quelque chose sur autrui lui-mme, c'est quele complment du nom (corps ''autrui) ne dsigne pas

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    simplement autrui comme possesseur de son corps, ausens o nous possdons des objets distincts de notre per

    sonne, mais indique la corporit de l'autre comme unecertainefaon d'existerde sa conscience mme il fautdonc que ce gnitif ne signifie pas un avoir, mais, enquelque manire, un tre. Il s'agit donc, d'une certainemanire, de penser jusqu'au bout ce que Hegel mettaitdj en vidence dans son analyse de la statuaire grecque,savoir que l'tre-corps du corpshumainest de n'tre djplus seulement corps, ou encore d'tre toujours djmanifestation de l'esprit (cf.Esthtique,textes choisis parCl. Khodoss, PUF, 1953, p. 47-51).

    Si nous voulons comprendre l'exprience d'autres consciences que la ntre, il faut renoncer la bipartition de laralit en sujets et objets, et concevoir au contraire une

    subjectivit qui soit dj en elle-mme alourdie de sa participation la matire, et une corporit qui, de son ct,tende dj en quelque manire vers la prsentation ou laralisation de l'esprit. La condition de possibilit del'exprience d'autres consciences que la mienne, c'est quema conscience ne soit pas dfinie comme pure identit soi, mais d'ores et dj comme ouverture au monde et aux

    autres. Cette ide, amorce par la rflexion husserlienne(cf. texte n 3) sur le rle du corps de chair (Leib) dansl'exprience d'autrui, est clairement explicite chez Merleau-Ponty (cf. texte n 5). On la trouve aussi, sous uneforme diffrente, chez Gabriel Marcel, dont la pense sefonde sur l'ide que l'union de notre me un corps n'estpas un accident, mais le point de dpart pour nous detoute perception d'existence, et qui souligne corrlativement la ncessit de ne plus penser la conscience sur lemodle ducogitocartsien si l'on veut pouvoir expliquerl'exprience d'autres consciences (cf. texte n 12). Ainsi,le problme de l'exprience d'autrui a orient le devenirmme de l'histoire de la philosophie, en incitant les phi

    losophes remanier les grands concepts de lamtaphysique : la conscience, le corps, la subjectivit...Ce remaniement, amorc par l'idalisme allemand

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    (Fichte, Hegel), a t dvelopp et achev par la phnomnologie au XXesicle d'o l'impression que le pro

    blme d'autrui a vritablement fait son apparition en philosophie avec elle. On verra que, en ralit, les siclesprcdents ne l'ignoraient pas, bien qu'ils ne l'aient paspos dans les mmes termes.

    Mais peut-tre la perception du corps de l'autre,contrairement ce que nous fait croire notre exprienceimmdiate, ne constitue-t-elle pas le meilleur point dedpart pour l'lucidation de l'exprience d'autrui. Peut-tre faut-il plutt affirmer, contre l'vidence sensible quinous donne d'abord autrui comme un objet parmi lesautres, que l'autre homme est tout autant lacondition pourmoi de la relation un objet,que cette relation soit d'ordrepratique ou d'ordre thorique.

    L'autre, l'objet et moi

    Contre l'illusion de la conscience individuelle autonome et souveraine, il faut dire, en effet, que dsir etconnaissance n'ont pas un accs direct leur objet. Ilssont la plupart du temps, et peut-tre constamment,mdiatiss par notre rapport avec autrui que cet autruisoit rel ou imaginaire, qu'il constitue une sorte de structure de ma propre conscience, ou qu'il se prsente commeun autrui concret entre moi et l'objet.

    Le dsir de dsir

    En ce qui concerne le dsir, chacun peut se reconnatre- Ren Girard l'a soulign (cf. texte n 8) - dans le personnage de M. de Rnal, dont Stendhal montre avecironie dansLe Rouge et le Noirqu'il ne veut Julien Sorelcomme prcepteur pour ses enfants que parce que lemaire de Verrires, son grand rival social, semble y tenirde son ct. La meilleure publicit, fait remarquer parailleurs Girard, est celle qui met en scne, plutt quel'objet lui-mme, le dsir d'un autre port sur l'objet en

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    question. Ce que nous visons alors dans l'objet, c'est sonlien avec d'autres sujets. Avant d'tre dsir d'objet, notredsir est, pour reprendre les termes clbres de Kojvecommentant laPhnomnologie de l'espritde Hegel, dsirde dsir , c'est--dire dsir de la reconnaissance par unautre sujet (cf. texte n 11). Sans doute convoitons-nousle plus souvent tel objet - les sociologues, de Veblen Bourdieu, l'ont assez montr davantage par dsir dedis

    tinction, que pour ses qualits intrinsques : or, vouloirtre distingu, c'est vouloir tre remarqu certes pour cequi m'est propre, mais travers ce qui est valoris par leregard des autres ; c'est vouloir, paradoxalement, tretrait en singulier dans et par des proprits gnrales.

    Intersubjectivit et objectivit

    Quant la connaissance, il est certain que l'unanimitne garantit pas la vrit, et l'accord de tous les sujets possibles ne saurait par lui-mme rendre plus certaines lesproprits d'un objet. Mais si nous connaissons l'objet envrit, les dterminations que nous en connaissonsdoivent tre les mmes pour tous. Si notre savoir est

    objectif, alors il est en droit l'objet d'un accord intersubjectif. Le jugement des autres hommes constitue doncune pierre de touchepour la vrit de notre propre jugement(Kant, Anthropologie, p. 53), un critre externe de lavrit {critrium veritatis externum),dans la mesure o ilne garantit pas positivement la vrit d'une connaissance,mais nous permet d'viter des erreurs. Au comportementde l'goste logique qui croit inutile de mettre sonpropre jugement l'preuve de celui des autres hommes(ibid. ), s'oppose donc la maxime de la pense largie : Penser en se mettant la place de tout autre , c'est--dire user de la capacit de l'homme s'lever au-dessusdes conditions subjectives et particulires du jugement,

    1 intrieur desquelles tant d'autres sont comme enferms,et rflchir sur son propre jugement partir d'unpointde vue universel (qu'il ne peut dterminer que dans la

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    mesure o il se place du point de vue d'autrui) (Critiquede la facult de juger, 40, p. 280). Pour Kant, cette

    maxime est l'uvre par excellence dans le jugementesthtique (cf. texte n 6), mais elle donne galementl'idal qui doit guider la constitution de tout notre savoir,idal galement prsent l'horizon de la rflexion philosophique : Bien que, dans l'activit philosophique,nous puissions nous dispenser de faire appel aux jugements d'autrui pour confirmer les ntres, la manire

    dont les juristes se rfrent aux jugements de ceux qui ontune exprience pratique du droit, il est non moins vraique tout crivain qui proclamerait publiquement sonopinion sans susciter aucune adhsion se verrait souponner de commettre une erreur, mme si cette opiniontait d'importance (Anthropologie,p. 54).

    Mais reprenons au commencement du savoir. La vritde ma perception ne peut m'tre assure que par la comparaison avec les perceptions des autres hommes. Ainsi, il ya des cas o nous ne pouvons nous fier uniquement notrepropre jugement pour savoir si un tintement se produitseulement dans nos oreilles ou si nous entendons unecloche qu'on a effectivement tire : nous trouvons alors

    ncessaire d'interroger aussi d'autres hommes pour leurdemander s'ils n'ont pas le mme sentiment (Kant,Anthropologie,p. 54). Le Robinson de Tournier (cf. texten 9) comprend ainsi qu'il est incapable, en l'absenced'autrui, de distinguer par lui-mme la diffrence entreune hallucination et une perception relle indistinctionque la forme romanesque est particulirement adquate

    rendre, puisque l'auteur peut dcrire l'hallucination de lamme faon qu'il dcrit une perception vraie, sanssignaler au lecteur de laquelle il s'agit. C'est qu'autruiconstitue une autre perspective, un autrepoint de vuesurle monde que le mien, et que la ralit de ma perceptionde l'objet est garantie par sa concidence avec les autresperspectives possibles sur lui.

    De faon plus dtaille, Husserl a montr comment marelation l'autre fonde l'existence pour nous d'un monde

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    objectif commun, c'est--dire comment l'intersubjecti-vit est condition de l'objectivit ; que le monde peru

    nous soit commun, c'est la condition de son objectivit (sima perception n'est partage par aucun autre, elle a degrandes chances de ne pas correspondre son objet). Ilfonde, dans la cinquimeMditation cartsienne( 55), laconstitution d'une nature objective commune ens'appuyant lui aussi sur l'ide d'une multiplicit depoints de vue sur le monde. Je donne au corps d'autrui enface de moi, dit-il, le sens d'un corps dechairsemblableau mien (corps anim, et non corps-objet ou matiretendue), dans une mise en paire ou association originaire de nos deux corps (cf. texte n 3), une union immdiate de nos deux corps de chair dans une seule et mmesignification, celle d' tre un ego . Autrui m'est donc

    immdiatement donn, dans cette mise en paire originaire de nos deux corps, commealter ego.Ds lors, ayantidentifi le sens de nos deux corps de chair, c'est--dire la signification que son corps vcu a pour autrui, etcelle que le mien a pour moi, je comprends que le corpsd'autrui, qui est l-bas pour moi, esten mme temps ici pour lui, tout en tant un seul et mme objet. Le

    corps d'autrui est donc le premier objet que je conoiscomme susceptible de deux points de vue diffrents, dedeux perspectives distinctes ; de ct objet spcial, jesais en effet qu'il appartient aussi bien l'exprienced'autrui qu' la mienne. partir de cet objet privilgi,je comprends que l'exprience d'autrui, commealter ego,est exprience des mmes objets que ceux dont moi,ego,

    j'ai l'exprience. partir de mon rapport au corpsd'autrui comme tel se donne donc pour moi l'objectivitdu monde, c'est--dire le fait quemonmonde puisse treen mme temps celui detous les autres. Il n'y a en effetd objet vritable que s'il existe pour plus d'un moi, ques il est le point de convergence d'intentionnalits de consciences diffrentes : c'est l'intersubjectivit qui fondedonc en dernier ressort l'objectivit (F. Dastur,Husserl.

    Des mathmatiques l'histoire,PUF, 1995, p. 99).

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    Allons plus loin : la prsence d'autrui est condition dece que je puis percevoir des objets, au sens de choses dis

    tinctes de moi sans que l'on demande pour l'instant sicette perception est objective , au sens o elle rendraiteffectivement compte de l'objet hors de moi. De fait, laconstatation de Robinson va beaucoup plus loin que lasimple ncessit de confirmer telle perception douteusepar le recours autrui, ou mme que la fondation de laconnaissance objective par le rapport d'autres perspec

    tives sur l'objet. Ce qui est mis en vidence, c'est que jene perois l'objet comme chose distincte de moi, qu'entant qu'autrui s'immisce entre lui et moi, qu'en tant quej'imagine lapossibilit d'autres regards sur lui (cf. texten 9). Le dcollement de l'objet par rapport au sujet quile peroit, la diffrenciation de la conscience percevanteet de ce en quoi la perception l'immergeait, rsultent del'existence en moi d'une structure-Autrui. En l'absenced'autrui, la conscience et son objet ne font plus qu'un. Iln'y a plus de possibilit d'erreur : non pas simplementparce que autrui n'est plus l, constituant le tribunal detoute ralit, pour discuter, infirmer ou vrifier ce que jecrois voir, mais parce que, manquant dans sa structure, il

    laisse la conscience coller ou concider avec l'objet dansun ternel prsent (Deleuze, commentant Tournier,Vendredi ou les limbes du Pacifique,p. 270). Autrui ne reprsente pas autre chose en effet que la dimension du possible, la dimension de ce qui tend l'existence sans treactuellement.

    Chez Husserl, et dans le commentaire de Tournier parDeleuze, l'ide depoint de vue se rfre la philosophieleibnizienne, selon laquelle chaque individu reprsente unpoint de vue possible sur le monde. Mais, alors que chezLeibniz il existe un gomtral commun des perspectives, savoir Dieu, qui les unifie toutes en donnant chacune sa place et son rapport avec les autres, pour les contem

    porains, un tel point commun toutes les perspectives nesaurait plus tre invoqu, et c'est l'intersubjectivit enelle-mme qui doit exigence exorbitante peut-tre

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    garantir la concidence des perspectives. On reviendra surcette trange substitution d'autrui au Tout Autre.

    Reste que fonder l'objectivit de la connaissance surl'intersubjectivit, c'est mettre en vidence la prsenced'autrui comme intermdiaire ncessaire entre le sujet etl'objet, c'est montrer de quelle faon l'autre n'apparatpas au milieu des objets que je perois, mais comme lacondition mme de toute connaissance de ces objets.C'est, pour le dire autrement, intrioriser la prsence

    d'autrui au point d'en faire une dimension de ma propreconscience.

    Subjectivit et relation avec autrui

    L'ide d'une structure-Autrui

    En effet, dans l'ide de la communicabilit kantienne(cf. texte n 6), comme d'ailleurs dans la notion de sympathie formelle telle que Smith la dveloppe (cf. texten 18), autrui apparat moins sous l'aspect de tel treempiriquement rencontr ici et maintenant, que sous laforme d'une disposition intrieure tenir compte, dans

    mes rapports avec le monde, de l'existence d'autres sujetset de la relation (possible ou relle) avec eux. Chez Kant,la maxime de la pense largie commande de se placer dupoint de vue d'autrui : mais de quel autrui s'agit-il ici ?La maxime ne vise certes pas remplacer la particularitqui est mienne par celle d'un autre, mais plutt annulertoute trace de particularit dans le jugement, par la consi

    dration d'un maximum de points de vue possibles.Autrui ici ne dsigne donc pas une personnalit rep-rable, mais plutt une abstraction rgulatrice. Smith, parailleurs, met en vidence que non seulement nous sympathisons avec autrui en nous situant imaginairement dansson point de vue, mais que, en outre, nous orientons nosactions en vue d'attirer la sympathie des autres, ce qui

    signifie que nous nous plaons du point de vue de l'autreen train de se placer de notre point de vue. Or cette forme

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    mme de la sympathie redouble constitue aussi bien lastructure de nos interactions quotidiennes avec les autres

    concrets que celle de notre conscience morale, qui serfre l'avis d'un spectateur impartial fictif : le dsir desympathie mutuelle est ainsi la disposition intrieure tenir compte de la relation avec autrui dans l'laborationde notre propre identit cette disposition pouvant treremplie aussi bien par un autrui virtuel que par un autrehomme effectivement rencontr.

    Reprenons le terme de structure-Autrui introduitpar Deleuze propos de Tournier, en lui donnant uneporte gnrale : autrui est d'abord dans tous ces cas unestructure de mon propre esprit,un Autruia priori,uneformequi ouvre ma conscience la prsence effective de tous lesautrui empiriques, tout en se distinguant essentiellement

    de ces autres concrets. Que cette structure soit effectuepar des personnages rels, par des sujets variables, moipour vous, et vous pour moi, n'empche pas qu'elleprexiste, comme condition d'organisation en gnral,aux termes qui l'actualisent (Deleuze, commentaire deTournier, p. 264). C'est dire que la relation avec l'autrehomme m'est bien plus essentielle, dans son principe,qu'une simple rencontre contingente. Qu'il y ait autruipour moi n'est pas un.accident en un sens je l'aitoujoursdjrencontr. Je vis avec d'autres hommes : le pluriel nesignifie pas ici une juxtaposition, la reproduction en plusieurs exemplaires des membres d'une mme espce, maisla coexistence avec des tres auxquels, du fait de ma fini-

    tude, je suis li intrieurement et essentiellement.Unit et dualit de la conscience de soi

    Comment montrer que l'exprience d'autrui est comprisedans l'essence mme de ma propre conscience ? Commentmontrer que le rapport ce que j'appelle moi-mme, loinde devancer ma relation avec d'autres humains, doitncessairement passer par cette relation ? Une telledmonstration, on le voit, rfuterait le solipsisme beau-

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    coup plus radicalement que n'importe quelle explicationde l'exprience empirique que j'ai d'autres consciences

    exprience qui, tant seulement de l'ordre du fait, estcontingente. Le problme consiste donc donner unedfinition de la subjectivit qui montre que l'intersubjectivit en est la condition ncessaire. Pour cela, il fautrevenir sur le statut de la conscience, qui ne peut plus tredfinie, comme elle l'tait par le cartsianisme, par unecertitude de soi sans aucune rfrence l'extriorit.

    Une premire solution consiste redfinir l'unit de laconscience de soi. Si cette unit n'est pas repli sur soi etexclusion de l'extrieur, mais mouvement unifiant durapport avec l'autre, alors l'identit de la conscience de soine rend plus incomprhensible le rapport avec une autreconscience de soi. C'est avec Fichte, puis Hegel, quel'unit de la conscience de soi est redfinie de telle sorte

    qu'elle comprenne, titre de condition d'existence, lerapport avec une autre conscience de soi. La certitude desoi du sujet passe dsormais par son rapport avec un autresujet. Ce nouveaucogito,essentiellement pluriel, fait de larelation intersubjective un lment constitutif del'essence de la conscience de soi. Le fait de se savoir soi-mme sujet est intrinsquement li la certitude de lacoexistence d'autres sujets, en mme temps qu'au rapportpratique avec ces autres sujets. C'est l, en effet, le doublecontenu du concept fondamental de reconnaissance desconsciences qui est mis en place par Fichte, puis redfinipar Hegel : 1. l'ide que l'intersubjectivit est conditionncessaire et suffisante de la subjectivit, et 2. l'ide que

    1 intersubjectivit passe par l'tablissement d'un liend ordrepratiqueavec l'autre, non pas seulement par le faitque j'ai l'ide de l'autre.

    La solution fichtenne consiste dans la dduction aprioride la ncessit du rapport avec une autre consciencede soi, partir du moment o l'on pose l'existence de laconscience de soi (cf. texte n 10) ce qui reprsente larfutation la plus radicale possible du solipsisme,puisqu'elle ne fait pas appel l'exprience d'autrui, mais

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    en fonde la ncessit partir de la dfinition de la conscience de soi comme libre causalit finie . Il y a ici une

    prise en considration essentielle de\zfinitude humaine.Cette dernire, en effet, ne se traduit plus seulement parle lien de la conscience un corps (qui limite notre existence dans l'espace et le temps), mais aussi par son lienintrinsque d'autres consciences, c'est--dire par lalimitation de sa libert du fait de l'interaction avecd'autres liberts. Par ailleurs, la dimension pratique de la

    reconnaissance apparat dans l'identification de la librecausalit rciproque (mouvement dans lequel chaqueconscience se dcouvre en interaction avec l'autre) larelationjuridique.En effet, pour qu'il y ait libre actionrciproque, il faut que chaque sujet se voiereconnatreparl'autre une sphre d'activit dans le monde sensible sphre o il peut exercer sa libre causalit en la transfor

    mant par son travail (A. Renaut,Le Systme du droit,p. 186). Cette dlimitation rciproque de deux sphresd'activit se fait par l'intermdiaire d'une loi communeobligeant les deux sujets l'un envers l'autre, ou encorecontenant la reconnaissance de leur limitation rciproque : c'est l le concept dudroit,ou de la limitation dema propre libert par le concept de la libert de l'autre.L'interaction avec autrui qui rsulte de la dfinitionmme de la conscience de soi se ralise pleinementcomme relation juridique.

    Cependant, la solution de Fichte laisse ouvert le problme de l'articulation entre la forme idale de la libreaction rciproque, et les situations dedominationde fait

    que nous rencontrons si souvent dans les rapports humainsconcrets (F. Fischbach,Fichte. Hegel. La reconnaissance,p. 66). La faon dont Hegel (cf. texte n 11) aborde leproblme dans laPhnomnologie de l'esprit,commenantpar exposer la structure acheve de toute reconnaissance,puis montrant la succession de ses formes plus ou moinsacheves, permet en revanche de rendre compte de cessituations d'ingalit dans la reconnaissance. Onretrouve, par ailleurs, chez lui, les deux caractristiques

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    de la reconnaissance, savoir le lien essentiel entre dfinition de la conscience de soi et relation une autre cons

    cience, et le caractre pratique de la reconnaissance. En cequi concerne le premier point, la dmonstration en estfaite partir de la dialectique du dsir, dfini comme lapremire figure de la conscience de soi. Alors que laconscienceest tout entire concentre sur sonobjet,qu 'el le poseen face d'elle comme diffrent d'elle, laconscience de soiseprend elle-mme pour objet, et elle se dfinit alors par la

    certitude qu'elle a d'elle-mme, face un objet tenu pourinessentiel. Dans le dsir, la conscience se pose donccomme essentielle au dtriment de l'objet, en assimilant soi cet objet, en le faisant disparatre en elle-mme ; sacertitude de soi dcoule de la certitude de la nullit del'objet. Mais cettengation de l'objet est tout autant ngation de l'objet, qui ne trouve satisfaction que si l'objet lui

    rsiste en quelque manire, c'est--dire manifeste uneautonomie. Le dsir doit donc se diriger vers un objet quisoit la fois autonome et susceptible d'tre ni, c'est--dire vers un objet capable de se nier soi-mme ce queseul unsujet peut accomplir. La conscience de soi ne peuts'affirmer comme telle qu'en entrant en relation avec uneautre conscience de soi. La ncessit de la rencontre avecun autre sujet rsulte donc de la nature mme de l'auto-affirmation de la conscience de soi. L'interaction entre lesconsciences est donc immdiate, c'est une donne et nonun fait prouver ; partir de cette interaction, de ~ettecertitude originaire de la prsence d'une autre conscience,chaque conscience doit ensuite s'assurer qu'elle a t

    reconnue par l'autre, un des fils directeurs principaux dela Phnomnologie de l'esprit tant constitu par l'histoiredes tentatives et des formes successives de la reconnaissance. En cela, elle apparat comme un processus denature pratique.

    Ainsi la ncessit de droit de l'exprience d'autrui est-elle fonde dans la certitude que ma conscience a d'elle-mme ; l'exprience d'une autre conscience est d'autantmieux assure qu'elle n'est plus soumise la contin-

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    gence dufait,parce qu'elle constitue un lment essentielde la dfinition de ma propre conscience. Par ailleurs, il

    ne s'agit plus de savoir comment je puis connatre uneautre conscience que la mienne, mais plutt d'lucider lafaon dont j 'entre dans unrapport d'treavec elle. La phnomnologie retiendra ce dernier apport au problmed'autrui.

    Ouverture-de la conscience

    Une deuxime solution pour faire entrer dans l'tremme de la conscience la possibilit de l'exprienced'autrui consiste non plus inclure le rapport l'autredans l'unit de la conscience de soi, mais dfinir la conscience par son ouverture l'extriorit, ce qui n'est paselle (plutt que par le retour sur soi). Plus on s'loigne,

    en effet, de la conception de la conscience comme forintrieur , plus l'accs la conscience d'autrui devientcomprhensible, puisqu'on n'a plus expliquer l'impossible communication de deux intriorits closes. Commele souligne Gabriel Marcel (cf. texte n 12), si les autressont vraiment extrieurs un certain cercle que je formeavec moi-mme , alors il est impossible pour moi de

    communiquer avec eux . Si l'on veut pouvoir penser laprsence d'autrui, il faut sortir de l'ide que le centre dema ralit est la conscience que j'ai de moi-mme, quel'essence de la subjectivit rside dans la conscience desoi. Reste rlaborer en consquence la conception de laconscience, ce quoi a contribu le concept phnomnologique'intentionnalit.

    Ce concept, introduit par Husserl (cf. texte n 3),permet en effet d'insister sur l'ide que l'tre de la conscience n'est pas clture sur soi et autosuffisance, maisouverture au monde, consciencedequelque chose, et nonconscience tout court qui aurait ensuite se trouver desobjets. Or plus on accentue l'importance de l'intention-nalit dans la dfinition de la conscience, plus celle-cipeut tre comprise comme d'emble ouverte sur le monde

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    et sur les autres consciences. Ainsi Sartre, prsentant lanotion husserlienne d'intentionnalit, met-il l'accent sur

    l'tre-hors-de-soi de la conscience que cette notionimplique : La conscience n'a pas de "dedans" ; elle n'estrien que le dehors d'elle-mme et c'est cette fuite absolue,ce refus d'tre substance qui la constituent comme uneconscience (Situations I, Gallimard, 1947, p. 30). Laconscience est tout entire sortie de soi vers ses objets, tel point qu'on peut fort bien penser une conscience sans

    unmoiqui unisse toutes ses perceptions d'objets ; autrement dit, le moi est transcendant, il n'apparat qu'avecl'acte de rflexion dans lequel je prends conscience demoi-mme ; or, c'est prcisment cause de cette extriorit du moi la conscience qu'un accs au moi d'autrui estpossible. En effet, si le moi n'accompagne pas toute conscience, je n'ai plus un accs privilgi lui, car il ne peut

    plus m'tre donn dans une intuition concidant exactement avec son objet. Ds lors, le moi est accessible deu.;sortes d'intuition, qui ne sont pas de nature diffrente, une saisie intuitive par la consciencedont il est le moi,une saisie intuitive moins claire, mais non moins intuitive, par d'autres consciences (La Transcendance de l'ego,p. 76) : le moi de l'autre ne m'est pas plus extrieur quele mien, il n'est donc pas en principe plus difficile atteindre. Mon Je n'est pas plus certain pour la conscience que le Je des autres hommes. Il est seulement plusintime (ibid., p. 85). On voit de quelle faon la thseradicale de la conscience comme extriorisation de soi etouverture au monde rduit le problme de l'accs aux

    autres moi, en supprimant tout privilge de l'intriorit.Il y a cependant une faon encore plus radicale depenser l'intentionnalit de la conscience, en la dfinissantnon pas simplement comme ouverture de la conscience aumonde, mais commetre-au-mondede la conscience elle-mme. Il s'agit de redfinir non pas simplement le statutde la conscience en elle-mme, mais le rapport de la cons

    cience et du corps, par quoi la conscience ne surplombepas le monde, mais y est immerge. Ds lors, j'ai accs

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    la conscience d'autrui non pluspar-del son corps, maisdans ma co-existence avec sa conscience incarne. C'est la

    signification de la reprise de la notion d'intentionnalitpar Merleau-Ponty : l'chappement soi de la consciencedsign par l'intentionnalit prend chez lui le sens d'incarnation de la conscience (cf. texte n 5), ce qui permet dene plus concevoir la relation intersubjective comme relation mystrieuse entre de pures consciences, mais commeintercorporit.Dans cette coexistence, autrui m'est immdiatement donn dans la continuit de mes proprescomportements : l'tre-au-monde de la conscience fondeune communaut immdiate avec autrui. Reste que cettepure coexistence englobe prcisment le rapport l'alterego dans une gnralit, dans un anonymat o manqueun principe de distinction de l'alter et de l'ego. Elle rend

    compte de l'tre-avec autrui, mais sans doute moins del'exprience que je fais de sonaltritcomme telle. L'ouverture de la conscience au monde dans l'incarnationpermet bien l'accs direct autrui, mais alors notre altrit se dissout.

    Mise en question de la conscience

    Mais peut-tre les difficults rendre compte del'exprience d'autrui (dans sa double dimension d'ego etd'alter) viennent-elles justement de ce que l'on conoit lerapport de ma conscience une autre conscience sur lemodle des rapports entre ma conscience et le monde mme si l'on ouvre au maximum la conscience sur le

    monde avec l'ide d'intentionnalit. C'est la thse principale de Levinas : le modle de la relation entre la conscience et le monde est en son essence inadquat pourexpliquer l'exprience de Valtrit d'autrui, dans lamesure o l'activit de la conscience consiste toujours ramener l'objet ses propres dterminations, amener laraison ce qui n'est pas elle, faire entrer l'tre dans lasphre de sa com-prhension donc rduire l'altrit del'Autre la mmet du Moi (textes n 14 et n 28). Loin

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    d'tre dfini par une intentionnalit qui le ferait sortir desoi, le moi est ce mouvement fondamental d'identification

    soi, que Levinas appelle encore lumire, et dont lesmodes sont aussi bien la connaissance que le besoin ou lepouvoir. Leur caractristique commune est en effet derduire l'altrit de ce qui est rencontr l'identit dusoi : La lumire est ce par quoi quelque chose est autreque moi, mais dj comme s'il sortait de moi. L'objetclair est la fois quelque chose qu'on rencontre, mais

    du fait mme qu'il est clair, on le rencontre comme s'ilsortait de nous {Le Temps et l'Autre, p. 47). Dans cesconditions, l'accs l'altrit de l'autre n'est possible quedans une mise en question de la conscience, mise en question dont le caractre est thique. Seule, en effet, la relation thique avec autrui, le face--face o autrui se rvlecomme l'infiniment autre, permet au moi de sortir d'unsolipsisme qui caractrise essentiellement l'activit de laconscience et de la raison. Cette relation thique avecl'absolument autre ne rsulte pas d'une dcision morale,car une telle dcision relverait toujours de la libertdumoi qui ramne tout soi. C'est plutt le sens mme duvisaged'autrui d'tre appel ma responsabilit (cf. texte

    n 14) : l'exprience d'autrui comme tel se confond avecla d-position du moi, la sujtion du sujet, l'interruptiondans la conservation de soi pour venir en aide autrui.Pour penser le rapport autrui comme rapport l'altritabsolue, Levinas redfinit donc la subjectivit commesujtion l'altrit d'autrui, c'est--dire comme abngation ou exil par rapport au soi, mise en question ou dsta

    bilisation de la conscience par l'Autre, mise en questionquine se reflte pas dans la conscience,qui n'est pas l'objetd'une prise de conscience. Le problme est alors, commel'a soulign Derrida(cf. Violence et mtaphysique , in

    L'criture et la Diffrence),de savoir dans quelle mesureune philosophie qui montre l'incapacit de la consciencecomme telle accder l'Autre absolu peut encore pr

    tendre rendre compte philosophiquement de l'exprienced autrui : en prsentant l'exprience d'autrui comme mise

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    en question de la conscience, Levinas rend difficile la lgitimation de son propre discours sur autrui. Par ailleurs,

    autrui se donne sans doute moins moi comme altritabsolueque comme celui qui, tout en tant autre que moi,est en mme temps proche de moi, celui avec qui je suispris quotidiennement dans des relations qui vont del'interaction passionnelle la relation morale.

    De l'intersubjectivit passionnelle la relation moraleL'approche pratique du problme d'autrui prsente

    l'intrt d'viter le point de dpart de la conscience isolecomme telle, ou du moi souverain qui sort difficilementde soi, en posant d'emble le moi moral comme pris dansla double dimension de l'gosme et de l'altruisme, de

    l'altrit et de l'identit. Le problme d'autrui considrdans le domaine moral, en effet, n'est pas l'accs l'autrecomme alter ego, cet autre tant d'embleposcommeexistant, mais plutt la construction d'un rapport autrui qui soit un quilibre entre nos deux singularits etnotre humanit commune. Il s'agit d'orienter mon actionde telle sorte que l'intrt (au sens gnral de motif) qui

    me fait agir ne soit pas orient vers mon seul intrt (ausens de motivation personnelle goste), mais intgre ensoi la prsence et le bien d'autrui. Ds lors, deux problmes apparaissent successivement. D'une part, en tantque la relation morale prend en compte l'intrt ou lebien d'autrui, on peut se demander si elle ne prend pasappui sur une exprience originairement altruiste, une

    exprience privilgie d'un lien prrflexif avec autrui,exprience qui constituerait comme le germe de notrerelation morale. D'autre part, se pose le problme du passage duprocheauprochain, c'est--dire du passage de larelation avec tel autrui concret, qui m'unit ventuellement un lien affectif, la relation morale s'adressant l'humanit de n'importe quel autrui.

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    Du lien humain la morale

    Pour que la morale soit possible, une certaineouverturedu moi l'autre que soiest requise. Mme si l'on conoit lamorale comme un simple contrat entre des gosmes, cesderniers doivent tre susceptibles de se projeter hors deleur intrt immdiat pour voir l'intrt du conttat : uneouverture du moi au futur est requise (cf. texte n 15) quin'est peut-tre pas en son essence diffrente de l'ouverture

    autrui. On retrouve ici, d'une certaine manire, le problme qui s'tait pos propos de la conception de laconscience susceptible de permettre une lucidation philosophique de l'exprience d'autrui : de la mme faonqu'on avait cherch, pour comprendre l'accs l'autreconscience, un principe d'ouverture au sein mme de laconscience, ici il faut, pour comprendre la possibilitd'une attitude altruiste, trouver un principe d'ouverturedu moi moral un intrt autre que le sien. Ce qui estrequis donc pour qu'il y ait action et jugement moral,c'est une ouverture du moi la prsence de l'autre commetel, ou encore une faille dans la clture deXindividuquipermette le passage au sujet moral proprement dit,

    capable de limiter sa libert propre par la considrationde celle d'autrui. La question est alors de savoir de quoirelve cette ouverture originelle autrui, ou encore dedterminer ce qui, essentiellement,unit les hommes.

    Une premire conception de l'ouverture l'autre lafonde sur un lien humain de nature affective ou motionnelle. L'ide d'uneinteraction passionnelleau fondement desrelations intersubjectives a t dveloppe par les thoriciens de l'ge classique. L'origine de ce type d'analyse est chercher sans doute dans le livre II de la Rhtoriqued'Aristote, qui propose, du point de vue de l'interactionentre l'orateur et ses auditeurs, une dfinition des passions les plus courantes, ainsi qu'une numration des

    situations capables de les provoquer et des personnes l'gard desquelles on peut les prouver ; Heidegger considre ainsi ce livre comme la premire interprtation sys-

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    tmatique de ce que lui-mme appellera leMiteinandersein,l'tre en commun des hommes, dans sa quotidiennet. De

    fait, nous n'prouvons jamais de passions qu' l'gard desautres hommes (voir Kant, Anthropologie, p. 239-240),celles-ci sont donc une des modalits spcifiques du rapport intersubjectif : La passion est une logique de l'identit et de la diffrence, celle des tres qui ragissent les unsaux autres selon leurs spcificits ; les passions exprimentdonc diffrentes faons de manifester son identit par

    rapport aux autres (M. Meyer, introduction laRhtorique d'Aristote, p. 34-35), elles manifestent la diffrenceau sein mme d'une vie commune avec les autres et sont, ce titre, une apprhension de la relation autrui dans sondouble caractre d'union et de diffrenciation.

    Ot, certaines expriences de la vie passionnelle sem

    blent nous donner un accs privilgi autrui, ou encoreconstituer une exprience originairement altruiste opourra s'enraciner la relation morale : c'est le cas de lasympathie telle qu'elle apparat chez Hume (cf. texten 17), ou chez Smith (cf. texte n 18), et aussi de la pitichez Rousseau (cf. texte n 19), qui est cependant moinsune passion que le fruit d'une ducation du jugement et

    de certaines connaissances. La sympathie humienne sefonde sur une disposition prsente dans la naturehumaine reproduire l'motion de l'autre du seul fait queje la vois (de quoi se rapproche l'imitation des affectsdcrite par Spinoza, cf. texte n 16). Cette propagation oucontagion affective, certes, n'est jamais morale en elle-mme, elle doit tre dirige, largie, rgule ; elle est

    cependant la condition ncessaire, la susceptibilit originaire autrui qui fournira ensuite le fondement du rapport moral ou thique. Mais on peut concevoir l'exprience qui nous donne autrui de faon privilgie noncomme une transmission de la matire mme des affects,de leur contenu motionnel comme tel, mais pluttcomme unereproduction formelle en moi de la situationd'autrui qui prouve ces passions. Dans cette catgorieentrerait le changement idal de situation en quoi

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    consiste la sympathie formelle dcrite par Smith, et lapiti chez Rousseau dans la mesure o la souffrance de

    l'autre y demeure la sienne, ma piti tant moins fondesur une communion affective que sur un jugement.

    C'est que, dans l'exprience d'une communication formelle des motions (par opposition la pure etsimple contagion motionnelle), l'imagination joue unrle essentiel : comme pouvoir de me reprsenter ce qui

    n'est pas directement donn, elle permet l'ouverture l'altrit. Il faudrait tudier en dtail ce rle de l'imagination, afin notamment d'expliquer pourquoi littratureet thtre sont si riches en ce qui concerne l'lucidationde l'exprience d'autrui. On rappellera simplement ici lesanalyses de Derrida sur la piti chez Rousseau, qui mettent en vidence que l'imagination est le pouvoir d'intro

    duire une certaine non-prsence au cur de la prsence {De la grammatologie,p. 270), que ce soit dans lerapport au temps ou dans le rapport autrui : l'ouverturetemporelle du moi prsent aux moi futurs n'est pas distincte en son principe de l'ouverture prsente du moi d'autres moi. On comprend, ds lors, que s'il existequelque chose comme une exprience qui me donnerait

    de faon privilgie autrui la fois dans sasingularitetdans notre appartenancecommune l'humanit, l'imagination est susceptible d'y jouer un rle essentiel. Ellepermet, en effet, de ressentiren moi-mmela prsence del'autrecomme autre,ou comme une certaine absence, elleautorise donc l'ouverture du moi l'autre moi, sans qu'ily ait fusion (donc en conservant la possibilitdu jugementmoral). C'est ce qui a lieu dans l'exprience de la pitichez Rousseau, mais aussi dans le double mouvementsmithsien de la sympathie, conue comme la conjonctiondu dplacement idal du spectateur dans la situation del'acteur, et de l'imagination, chez l'acteur lui-mme, de lafaon dont le spectateur le voit.

    Mais si ce qui m'unit l'autre, ce en quoi je dcouvremon ouverture lui, est uneexprience,elle reste contingente et peut-tre non universalisable. Dans la mesure o

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    le lien humain, la susceptibilit originaire autrui reposesur l'exprience d'un certain rapport avec autrui, un pro

    blme de principe subsiste pour expliquer l'universalitde l'attitude morale : en effet, cette dernire s'adresse endroit tout autre, et pas seulement celui dont j'ai cetteexprience privilgie. Chez Kant (cf. texte n 20), ladiffrence des thoriciens du sentiment moral , et notamment de Hume, l'absolue universalit de la loi morale va depair avec une conception du lien humain fondamental

    commergne des fins,c'est--dire comme unit des trespossdant la raison en tant que celle-ci est capable de sedonner la loi morale ; ce qui lie essentiellement leshommes ne relve donc en aucun cas de l'ordre des passions.

    Du proche au prochain :

    le rapport moral entre le particulier et l'universelLe deuxime problme, ds lors, n'est plus celui de

    l'ouverture du moi autrui permettant l'apparition de lamorale, mais celui de l'extension universelle de l'ouverture tel autrui concret, ou encore celui du passage duproche au prochain. L'ordre de la moralit, dans son uni

    versalit, exige en effet qu'elle s'applique tout homme,en tant qu'il est homme : leprochain que je dois aimer(d'un amour pratique consistant en une bienveillanceactive) n'est pas celui qui est proche de moi dans l'espace,ou mme dans le cercle des affections, c'est plutt touthomme dont je peuxme rendre prochepar la considrationde la dignit de sa personne. Aimer le prochain, c'est

    s'loigner du cercle des proches, de ceux qui me sont lispar une affection plus ou moins grande, pour prendre enconsidration le bien de tout homme en tant qu'il estsimplement homme : Si quelqu'un vient moi sanshar son pre, sa mre, sa femme, ses enfants, ses frres, sessurs, et jusqu' sa propre vie, il ne peut tre mondisciple (Luc 14, 26). Ds lors, le problme du passagedu proche au prochain se pose diffremment selon quel'on fonde la morale sur un lien affectif ou motionnel, ou

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    qu'on la fait reposer sur la communaut des tres raisonnables en tant que tels. En effet, si l'on part d'un lien

    affectif originel avec les proches (famille, amis, connaissances), le problme de la morale est celui de l'extensionde cette sympathie l'homme comme tel, l'homme anonyme et universel avec qui je n'ai aucun lien particulier.Ainsi, chez Hume, o les hommes sont mus simultanment par l'intrt personnel et par une gnrositlimite qui les attache au cercle des hommes qu'ils

    connaissent, le problme moral et social consiste dansl'extension de la gnrosit l'humanit comme telle. Si,en revanche, on part, la manire kantienne, d'une communaut humaine de nature essentiellement rationnelle,le problme de la morale est alors de s'approcher du prochain, d'tablir un lien personnel avec l'anonyme. Eneffet, si tous les hommes sont mes prochains, ne deviennent-ils pas tous galement lointains ? Si le prochain estcelui qui s'adresse la moralit en tant que la seule chosequi nous unit est l'humanit et non un lien empirique,singulier, il est celui avec qui, prcisment, je n'airienencommun. Dans la parabole raconte par Jsus (Luc 10,29-37), le Samaritain qui prend soin de l'homme bless

    reprsente, aux yeux des auditeurs, l'tranger et l'hrtique ; mais plus que les compatriotes du bless, c'est leSamaritain qui a t le prochain de l'autre, ou plutt quis'est fait son prochain, en prtant attention cette chairsanglante dont tout l'loignait (cf. texten 27). Apparatdonc ici un double sens d'autrui : Autrui avec une majuscule, l'autre reprsentant de l'humanit, et autrui singu

    lier avec qui je suis concrtement en rapport le problme de la moralit consistant tablir avec l'autre unrapport qui rassemble ces deux significations, un rapportqui associe la distance du respect et l'union de l'amour.

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    La proximit

    S'adresser autrui dans la double dimension du rapprochement et de la distanciation, de la communaut etde la diffrence, c'est entrer avec lui dans une relation deproximit (prise ici en un sens extramoral ou, du moins,non ncessairement moral). La proximit ne se dfinit pasici comme une absolue rduction de la distance, qui merendrait l'autre le plus proche possible, ou qui nous uni

    rait dans un tout auquel nous appartiendrions tous deux.Elle dsigne bien plutt ce lger loignement toujoursmaintenu, cette distance quilibre qui me permet desaisir l'autre dans sasingularit la plus propre, en mmetemps qu'elle nous maintient en relation ; elle est cetterelation paradoxale o le lien est d'autant plus intense

    qu'il se fonde sur le maintien de la sparation de ses deuxtermes. La dernire partie de l'anthologie propose en cesens diverses approches de la relation de proximit, entant qu'elle maintient l'altrit au sein mme de la communaut. Le plus souvent, cette relation a t nommeamiti, o les deux tres ne cdent pas la tentationfusionnelle, mais se prservent l'un l'autre distance.

    Mais il s'agit moins ici d'opposer fusion amoureuse sparation dans l'amiti que d'essayer de cerner le rapporto pourrait s'annoncer la distance juste par rapport autrui, celle qui me donne l'autre dans sa singularit enmme temps qu'elle dvoile l'accointance de nos deuxessences bref, celle dont lepoint de vue(cf. texte n 24)unique me donne accs par excellence mon alter egodans sa double dimension. Son nom varie selon lesauteurs : politesse, amiti,rs,amour du prochain,philia pourtant, l'ide demeure de la proximit qui n'est pasl'abolition de la distance, mais le rapprochement de deuxtres dans et par la distance. Cette proximit pourraittout aussi bien tre pense sur le modle de l'amour dont

    Rilke souhaitait l'avnement, une relation comprisecomme celle d'un tre humain un tre humain, et nonplus comme celle d'un homme une femme , un

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    amour ne consistant en rien d'autre qu'en deux solitudesqui l'une l'autre se protgent, se circonscrivent et se

    saluent {Lettres un jeune pote et autres lettres, trad.C. Porcell, GF-Flammarion, 1994, p. 82-83). La proximit Levinas l'a mis en vidence estdsirde l'Autre,dont la condition mme est le maintien de Valtrit(cf. texte n 28), mais d'une altrit avec laquelle je suistout autanten relation.

    Il faut rserver une place spciale ici aux penses

    antiques de la philia (traduite un peu trop vite par amiti , comme l'tude des textes de la cinquimepartie le montrera). Si elle n'ignore pas le problmed'autrui, contrairement ce que l'on dit parfois, laphiliades Anciens le pose d'une faon toute diffrente de lantre. Sans doute devrait-on dire plutt, si l'on a en ttela formulation moderne du problme d'autrui commeproblme de l'accs une autre conscience, que ce problme est, dans laphilia, rsolu avant mme d'tre pos.En effet, les philosophies antiques ne sont pas des philo-sophies de la subjectivit : pour penser la relation avecautrui, elles ne partent donc pas de la conscience isole,mais plutt d'une communaut humaine toujours dj

    donne. Le problme n'est donc pas celui de la sortie desoi de la conscience vers une autre conscience, la questionn'est pas de savoir comment une autre conscience peutm'apparatre, moi qui ne me saisis comme conscienceque de l'intrieur, mais plutt de dterminer lanature dela proximit d'autruiavec qui je vis (cf. textes nos21 et 22).Dans la vie commune, les actions en commun et le

    dialogue, qui composent l'essentiel de l'amiti, l'intriorit de l'autre m'est directement accessible ; le thme del'amiti des sages comme amiti excellente montre que1 essentiel de l'amiti est bien la communication desmes, et des mes dans la forme la plus haute de leurhumanit. En mme temps, l'amiti ne se rduit pas un rapport entre deux purs esprits (dans ce cas, le pro

    blme de l'inconstance de l'amiti n'existerait pas), elles accompagne d'affection, de liens concrets tisss entre

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    les personnes, elle est un rapport la fois cognitif etaffectif. Elle s'adresse donc autrui dans sa totalit,

    l'universalit de l'humanit en lui aussi bien qu' son treindividuel, et, en ce sens, elle n'est pas autre chose que lerapport concret Yalter egopar excellence.

    Autrui et le Tout Autre

    Soulignons, pour finir, l'ambigut de l'importanceparticulire accorde au problme d'autrui par la philosophie contemporaine. Autrui semble, en effet, y porter unpoids autrefois dvolu Dieu, c'est--dire au Tout Autre.D'un ct, la prise en compte d'autrui comme problmephilosophique part entire n'a peut-tre t possiblequ'avec l'effacement de l'Autre absolu (ou la mort de

    Dieu ). Le dclin de la transcendance absolue a permissans doute de voir la transcendance relative d'autruicomme un problme digne d'intrt en soi, non plus uniquement par rfrence une altrit plus essentielle.Sartre prsente son tude du problme d'autrui, dansl'tre et le Nant, en disant qu'il a voulu tenter pourautrui, ce que Descartes a tent pour Dieu (p. 291),savoir trouver en moi-mme, dans l'intuition de la transcendance, la prsence indubitable de l'altrit. Mais, d'unautre ct, autrui, vu dsormais comme l'Autre par excellence, sesubstitued'une certaine manire au Tout Autredont l'effacement a permis son avnement philosophique.Chez Hegel dj, Dieu apparat au milieu des consciences

    qui se reconnaissent mutuellement, dans l'Esprit o lasingularit de chacune est porte l'universalit (cf. texten 11). Malgr l'opposition de fond, qu'il n'est pas question de nier ici, entre Hegel et Levinas, la volont manifeste par ce dernier de ne parler de Dieu quVpartant dela relation avec autruiva elle aussi dans le sens d'une substitution de la relation avec autrui la relation au Tout

    Autre : L'abstraction inadmissible, c'est Dieu ; c'est entermes de relation avec autrui que je parlerai de Dieu

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    (Libert et commandement, Fata Morgana, 1994, p. 94).tonnant renversement ou peut-tre parricide, par quoi

    autrui, n philosophiquement de l'effacement de la transcendance divine, tend en revtir les atours pour se prsenter comme l'Altrit mme.

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    LE CORPS D'AUTRUI

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    DESCARTES

    LE SIGNE DE LA PENSEE CACHEE DANS LE CORPS

    Descartes, Lettre au marquis de Newcastledu 23 novembre 1646 , inuvres philosophiques,

    t. III, Garnier, 1973, p. 694-696.

    Mon existence ne m'est connuede faon certaine, selon Descartes, qu' partir de l'exprience que je fais de ma proprepense(cogitatio), terme qui dsigne un ensemble de phnomnes perus de l'intrieur : Par le mot de penser, j'entends tout ce qui se fait en nousde telle sorte que nous l'apercevions immdiatement par nous-mmes ; c'est pourquoi nonseulement entendre ', vouloir,imaginer, mais aussi sentir, estla mme chose ici que penser (Principes de la philosophie,I, 9).Mais si l'vidence ducogiton'esttelle que parce que je suis enmme temps celui qui pense, etcelui qui pense qu'il pense, si laseule exprience qui garantissel'existence d'une conscience estl'exprience qu'elle fait d'elle-mme par elle-mme, commentpuis-je connatre l'existence

    d'autres sujets, comment puis-jem'assurer que tel corps en facede moi est corps ^'autrui, c'est--dire abrite , lui aussi, une conscience ? Ma conscience, ou chosepensante(res cogitans)m'est don

    ne sans intermdiaires dans l'vidence du cogito, mais entre laconscience de l'autre et lamienne s'interpose de la matire tendue en largeur, en longueur et en profondeur (resextensa). Comment, tant donnla distinction substantielle entrele corps et l'me, pourrais-je franchir toutes ces distances qui me sparent d'autrui commeautre sujet ? Telle est la question que l'on pourrait poser partir de la dfinition cartsienne de la pense, et de ladistinction entre chose pensante et chose tendue.

    Mais Descartes lui-mme ne lapose pas explicitement ainsi.Dans la seconde Mditation mtaphysique, le problme de laperception d'autrui n'est pasprsent de faon diffrente duproblme de la perception desobjets extrieurs. En effet, im

    mdiatement aprs avoir constat que la perception d'unmorceau de cire n'est pasl'uvre de nos sens, mais biend'une certaine inspectionde l'esprit (inspectio mentis),

    1. Comprendre.

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    c'est--dire d'unjugement. Descartes prend un autre exemplepour confirmer cette conclusion : lorsque des hommes passent dans la rue, je dis bien queje vois des hommes, mais quevois-je de cette fentre, sinondes chapeaux et des manteaux,qui peuvent couvrir des spectres ou des hommes feints quine se remuent que par res

    sorts ? Mais je juge que ce sontde vrais hommes, et ainsi jecomprends, par la seule puissance de juger qui rside enmon esprit, ce que je croyaisvoir de mes yeux (AT IX, 25,Garnier t. II, p. 427). Le problme est donc bien moins

    celui de la perception d'autruique celui de la nature de la perception en gnral, quel quesoit son objet.

    Cependant, il serait faux d'affirmer, comme on a pu le faire,que Descartes ignore le problme de la perception desautres sujets. Simplement, ilne le pose pas partir de la distinction entreres cogitanset resextensa, ou entre sujet et objet,mais dans les termes de la distinction entre l'humain, ce quiest capable de pense, et lenon-humain, animaux ou automates. Il s'agit donc de trouverune marque indniable de laprsence d'une me pensantedans ce corps en face de moi,marque qui sera en mmetemps le critre de l'humanit.Tmoignant extrieurementd'une intriorit dans tel corps,

    elle devra ressortir purement

    la pense. C'est le langage, caractris comme utilisationpertinented'un systme designes,endehors de tout rapport directaux mouvements du corps entant que tels (auxpassions), quifournira ce critre. Alors queles sons mis par les animauxsont produits de faon prdtermine en rponse tel stimulus, et rsultent unique

    ment de l'organisation de leursos, chairs, nerfs, etc., un moment prcis, le langage, en revanche, est l'unique signe etla seule marque assure de lapense cache et renfermedans le corps . En effet, il eststrictement du ct de la

    pense ou de la raison, pour ceque celle-ci est un instrument universel, qui peut serviren toutes sortes de rencontres (Discours de la mthode, V, Garnier t. I, p. 629) : je reconnaisl'autre homme en ce qu'il estcapable de s'adapter au sens de

    n'importe quelle conversation,et aussi S'inventer les moyens dese faire comprendre.Dans la mesure o son but estde mettre au jour l'intimeconnexion du langage et de lapense, Descartes cependant nerelve pas que le langage ne

    peut se faire entendre que parl'intetmdiaire d'une matire(sons ou gestes) avec laquelle iln'a pourtant aucun rapport paradoxe que Malebranche soulignera, en le liant au problmede la connaissance d'autrui,comme relevant des tonnantes

    lois de l'union de l'me avec

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    D E S C A R T E S

    le corps : Je remue l'air par la mtaphysique et la religion,inmes paroles. Cet air vous uvres compltes,Vrin, 1972,frappe l'oreille : et vous savez t. XII, p. 287).ce que je pense (Entretiens sur

    Enfin il n'y a aucune de nos actions extrieures, quipuisse assurer ceux qui les examinent, que notre corpsn'est pas seulement une machine qui se remue de soi-mme, mais qu'il y a aussi en lui une me qui a des pen

    ses, except les paroles, ou autres signes faits proposdes sujets qui se prsentent, sans se rapporter aucunepassion. Je dis les paroles ou autres signes, parce que lesmuets se servent de signes en mme faon que nous de lavoix ; et que ces signes soient propos, pour exclure leparler des perroquets, sans exclure celui des fous, qui nelaisse pas d'tre propos des sujets qui se prsentent,

    bien qu'il ne suive pas la raison ; et j'ajoute que cessignes ou paroles ne se doivent rapporter aucune passion, pour exclure non seulement les cris de joie ou detristesse, et semblables, mais aussi tout ce qui peut treenseign par artifice aux animaux ; car si on apprend une pie dire bonjour sa matresse, lorsqu'elle la voitarriver, ce ne peut tre qu'en faisant que la prolation de

    cette parole devienne le mouvement de quelqu'une de sespassions ; savoir, ce sera un mouvement de l'esprancequ'elle a de manger, si l'on a toujours accoutum de luidonner quelque friandise, lorsqu'elle l'a dit ; et ainsitoutes les choses qu'on fait faire aux chiens, aux chevauxet aux singes, ne sont que des mouvements de leurcrainte, de leur esprance, ou de leur joie, en sorte qu'ils

    les peuvent faire sans aucune pense. Or il est, ce mesemble, fort remarquable que la parole, tant ainsidfinie, ne convient qu' l'homme seul. Car, bien queMontaigne et Charron aient dit qu'il y a plus de diffrence d'homme homme, que d'homme bte, il ne s'esttoutefois jamais trouv aucune bte si parfaite, qu'elle aitus de quelque signe, pour faire entendre d'autres ani

    maux quelque chose qui n'et point de rapport ses

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    L E C O R P S D ' A U T R U I

    passions ; et il n'y a point d'homme si imparfait, qu'iln'en use ; en sorte que ceux qui sont sourds et muets,

    inventent des signes particuliers, par lesquels ils expriment leurs penses. Ce qui me semble un trs fort argument pour prouver que ce qui fait que les btes neparlent point comme nous, est qu'elles n'ont aucunepense, et non point que les organes leur manquent. Eton ne peut dire qu'elles parlent entre elles, mais que nousne les entendons pas ; car, comme les chiens et quelques

    autres animaux nous expriment leurs passions, ils nousexprimeraient tout aussi bien leurs penses, s'ils enavaient.

    Je sais bien que les btes font beaucoup de chosesmieux que nous, mais je ne m'en tonne pas ; car celamme sert prouver qu'elles agissent naturellement etpar ressorts, ainsi qu'une horloge, laquelle montre bien

    mieux l'heure qu'il est, que notre jugement ne nousl'enseigne. Et sans doute que, lorsque les hirondellesviennent au printemps, elles agissent en cela commedes horloges. Tout ce que font les mouches miel est demme nature, et l'ordre que tiennent les grues envolant, et celui qu'observent les singes en se battant,s'il est vrai qu'ils en observent quelqu'un, et enfin l'ins

    tinct d'ensevelir leurs morts, n'est pas plus trange quecelui des chiens et des chats, qui grattent la terre pourensevelir leurs excrments, bien qu'ils ne les ensevelissent presque jamais : ce qui montre qu'ils ne le fontque par instinct, et sans y penser. On peut seulementdire que, bien que les btes ne fassent aucune action quinous assure qu'elles pensent, toutefois, cause que les

    organes de leurs corps ne sont pas fort diffrents desntres, on peut conjecturer qu'il y a quelque pensejointe ces organes, ainsi que nous exprimentons ennous, bien que la leur soit beaucoup moins parfaite. quoi je n'ai rien rpondre, sinon que, si elles pensaientainsi que nous, elles auraient une me immortelle aussibien que nous ; ce qui n'est pas vraisemblable, cause

    qu'il n'y a point de raison pour le croire de quelques

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    animaux, sans le croire de tous, et qu'il y en a plusieurs

    trop imparfaits pour pouvoir croire cela d'eux, comme

    sont les hutres, les ponges, etc.

    II

    MALEBRANCHE

    INTERACTION DES CORPS ET CONNAISSANCE DES MES

    Malebranche,De la recherche de la vrit,III,II ,VII, V, inuvres compltes,Vrin, 1972 (2 ld.), t. I,

    p. 454-455 (A) ; etEntretiens sur la mtaphysique etsur la religion,inuvres compltes,Vrin, 1972

    (2'd.), t. XII, VI, p. 285-287 (B).

    Avec Malebranche, le pro- rieur imparfait , confus, uneblme de la perception d'au-trui par l'intermdiaire de soncorps est explicitement pos,mais, d'une certaine manire,il est tout aussitt dissous parla distinction entre l'ordre biologique de lamachine et l'ordrede la pense ou de la vrit -bien que Malebranche, s'ton-nant particulirement de l'union de l'me avec le corps, yaccorde grande attention. Lepremier texte suppose la distinction de plusieurs typesde connaissance. Je connaisles objets extrieurs par leursides et non par eux-mmes(un corps ne saurait, pour, uncartsien, agir sur un esprit).Quant l'me d'autrui, je nepuis la connatre par son ide,puisque de ma propre me jenai mme pas d 'ide, maisseulement un sentiment int-

    sorte decogitobrouill que Malebranche, se sparant ici deDescartes, appelleconscience.Jene peux pas non plus connatrel'me d'autrui par conscienceou par sentiment intrieur,comme mon me, car dans cecas je serais autrui lui-mme.Enfin, je ne peux la connatreen ou par elle-mme - du moinspas en cette vie o nos corpsnous sparent. Seul Dieu, eneffet, m'est connu par lui-mme,car lui seul est assez puissantpour clairer mon esprit par sapropre substance. Je connaisdonc l'me d'autrui sur le modersiduel et incertain de laconjecture : On connat par conjecture les choses qui sont diffrentes de soi, et de celles quel'on connat en elles-mmes etpar des ides, comme lorsqu'onpense que certaines choses sont

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    semblables quelques autresque l'on connat (De la recherche de la vrit, p. 449)- Si

    cette connaissance est conjecturale, c'est parce qu'il fautdistinguer deux contenus del'me d'autrui : d'une part, lesides ou vrits (par exemple,mathmatiques) et les lois (morales) ternelles, qu'autrui etmoi connaissons tous deux en

    Dieu comme le milieu commun o nos mes accdent lavrit ; d'autre part, les sentiments, ou modifications del'me qui accompagnent ennous les ides, pour ce quenotre me est, depuis le pchoriginel, jointe un corps par

    ticulier. Contrairement auxides, qui sont universelles, lessentiments sont ineffables, puisque des mots par nature communs ne sauraient communiquer aux autres mon idiosyn-crasie. Ainsi, c'est l'union demon me avec un corps, union

    dont Malebranche s'tonne etexplore les consquences bienplus avant que Descartes, quirend vaine toute tentative devouloir extrapoler les sentiments ou, la lettre, les tatsd'me des autres partir desmiens. C'est que l'motion des

    esprits animaux en autrui meparvient par l'interaction denos corps ou machines, qui relve de l'ordre strictement biologique de la conservation desoi, sans qu'intervienne icil'ordre de la vrit ou de lapense. En face de quelqu'un

    qui pleure, je necomprends pas,

    )'ivteragis : le mouvement demes esprits animaux rpondmachinalement aux traits sou

    dainement modifis du visagede l'autre et je viens son secours presque pour rtablirl'ordre en moi-mme. Il y aune union naturelle avec lesautres hommes ; fonde sur lebesoin, elle s'tablit, commesouvent chez les classiques (cf.

    Spinoza, texte n 16) par l'interaction irrflchie des passions. Tout le problme de laconnaissance des autres vientainsi de ce qu'on confondl'ordre biologique et l'ordre dela vrit, et de ce qu'on veutfaire servir la connaissance de

    l'me d'autrui des interactionsmotionnelles qui ont uniquement pour fin la conservationdu corps. Or, souligne Malebranche, la plupart des hommesse contentent de cette uniondes corps qui a tendance envahir toute l'me, et veulent

    tendre lapensecette disposition du cerveau l'imitation,qui permet aux hommes devivre ensemble.

    Alors que{'expression et lecomportement seront analyss respectivement par Scheler etMerleau-Ponty comme unitspsychophysiques me donnantdirectement accs autrui, ilsne relvent ici que de la machine et n'ont rien voir avecl'union de mon me l'med'autrui. Ce qui spare les deuxfaons de voir, c'est le passagedu rapport me/corps vu

    comme celui de deux subs-

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    tances intimement unies mais essence mme, et d'un corpsencore distinctes, l'ide d'une qui, symtriquement, prendra

    conscience lie au corps en son le statut de prsujet.

    (A) De tous les objets de notre connaissance, il ne nousreste plus que les mes des autres hommes, et que lespures intelligences ; et il est manifeste que nous ne lesconnaissons que par conjecture. Nous ne les connaissonsprsentement ni en elles-mmes, ni par leurs ides, et

    comme elles sont diffrentes de nous, il n'est pas possibleque nous les connaissions par conscience. Nous conjecturons que les mes des autres hommes sont de mmeespce que la ntre. Ce que nous sentons en nous-mmes,nous prtendons qu'ils le sentent ; et mme, lorsque cessentiments n'ont point de rapport au corps, nous sommesassurs que nous ne nous